Le renseignement au cinéma : les chefs soumis à la pression (3)

La pression que l’on subit peut ne pas seulement provenir de sa hiérarchie mais, de façon plus diffuse, du contexte dans lequel on évolue. A la tête d’une unité prestigieuse, ayant peut-être accaparé les ressources de l’ensemble du système ou monopolisé l’attention du public, vous êtes comptable aux yeux de vos pairs d’un bilan que vous n’êtes pas nécessairement en mesure de fournir si rapidement. On attend de vous des résultats, et sans doute même des succès, alors que la peinture n’est pas sèche et que tous vos personnels ne sont pas encore formés.

Dans ces conditions, et pour peu, justement, que vous soyez d’un naturel fébrile ou simplement sensible au regard des autres, il est possible que vous vous donniez en spectacle en jouant les matamores. La réaction, infantile, peut aisément s’expliquer alors que vous rappelez que votre équipe est en mesure de tout faire et que le triomphe est à coup sûr au bout du couloir. Ne riez pas, car de tels comportements, essentiellement masculins, ne sont pas si rares. Ils sont la manifestation d’une angoisse profonde, d’une peur de l’échec conjurée, croit-on, par une attitude de fier-à-bras. Certaines réunions ressemblent alors, étonnamment (ou pas, d’ailleurs) à des cours de récréation de collèges.

La Guerre des étoiles, de George Lucas (1977)

Cela peut, ponctuellement, être distrayant, mais il peut aussi arriver que le grand chef qui passait par là s’émeuve de l’ambiance et rappelle tout le monde à l’ordre. La pression, alors, s’exprime de façon brutale et s’accompagne d’une humiliation plus ou moins douloureuse. Il est de bon ton, comme chacun le sait, de ne pas ridiculiser publiquement, mais la tentation est parfois forte… On est alors soumis à la pression du regard de ses subordonnées, et certains – les moins fins – rejouent les matamores pour un public captif. Croyez-moi, ça n’est pas plaisant.

Celles et ceux qui adoptent un tel comportement exposent leur faiblesse, et révèlent les biais par lesquels on peut les manipuler. Dans le monde délicieusement retors du renseignement, une telle attitude est porteuse de grand danger.

Les Tontons flingueurs, de Georges Lautner (1963)

Le renseignement au cinéma : les chefs soumis à la pression (2)

Sous la pression des événements et de ceux qui sont comptables de leur gestion devant le pays, certains responsables boivent les paroles de leurs chefs et imposent à leurs troupes des idées qui ne sont pas les leurs. La démarche n’est pas élégante, mais elle a au moins le mérite de rassurer les ministres ou les directeurs généraux. Et si la manœuvre rate, il sera toujours possible, sans garantie de succès, d’essayer de leur faire porter le chapeau (pro tip : mauvaise idée).

D’autres, ensevelis sous les questionnements, les reproches (parfois imbéciles, et je repense à ce très très important directeur d’un de nos fleurons industriels qui me dit un jour, sans doute par goût de taquiner, que les attentats du 11-Septembre étaient un échec de mon service) ou les suggestions, peuvent momentanément perdre leur calme. La colère, comme on le sait, est mauvaise conseillère, quand bien même elle peut n’être qu’un indispensable prélude à une gestion solide de la crise.

Dans d’autres cas, la colère est la manifestation de l’exaspération face à une succession d’erreurs, de boulettes, de comportements imbéciles ou d’initiatives malheureuses (« Comment ça, ils ont perdu ton vrai-faux passeport ? » ; « Il a dit QUOI à la police ? » ; « Pourquoi ce type a-t-il été recruté alors que la psy disait qu’il était cintré ? », etc..

Last Action Hero, de John McTiernan (1993)

Les chefs ne sont pas tous de marbre, et leur agacement doit d’autant plus s’exprimer que le silence total peut être inquiétant pour leurs subordonnés. On peut, bien sûr, commander comme un sphinx, mais cette attitude n’est pas nécessairement adaptée à tous les environnements. Mon premier chef, en 1996, n’avait pas sa langue dans sa poche et j’eus l’occasion d’assister à quelques coups de sang qui, finalement, rassuraient car ils le rendaient humain. Plus tard, je vis même un général bardé d’étoiles littéralement virer de son bureau un diplomate un peu trop maniéré. L’affaire y perdit en dignité ce qu’elle y gagna en clarté.

La colère, alors, n’a pas de cible et à peine d’objet. Elle ne sert qu’à évacuer un peu de stress avant de repartir d’un bon pied. J’avais tendance, pour ma part, à claquer des portes ou à donner des coups de poing sur mon bureau, quand d’autres passaient des soufflantes par téléphone, ou d’autres, encore, mais plus rares, fermaient les portes pour se frictionner. Certains, trop nombreux dans mes jeunes années, avaient même tendance à gérer le stress avec du whisky dont les bouteilles sortaient des tiroirs le vendredi à partir de 18h30.

Il peut arriver, enfin, comme à l’occasion de naufrages, que de sévères explications de gravure entre services supposément partenaires permettent d’exprimer désaccords, contrariétés et même d’énoncer des vérités qui, comme dirait Al Gore, dérangent. Il ne s’agit plus seulement, dans ce cas, de contrariétés mais d’exaspération, et d’une gestion commune, par les cris et les remarques assassines, d’une pression qui pèse sur tous. J’ajoute ici que l’on peut à la fois être colérique et parfaitement maître de la situation…

La Guerre selon Charlie Wilson, de Mike Nichols (2007)

Le renseignement au cinéma : les chefs soumis à la pression (1)

Si on ne supporte pas la pression, autant ne pas choisir la voie du renseignement. Et si on est incapable de la gérer, mieux vaut ne pas postuler à des fonctions d’encadrement. Tout le monde n’aime pas l’urgence, la nécessité de prendre des décisions rapides, les enjeux importants, et il n’y a pas de honte à préférer le temps long de la réflexion ou le calme –  certes, relatif – des structures de soutien.

Dans certaines administrations, qui n’ont su ou n’ont pu mettre en place des circuits professionnels adaptés, le passage par un poste de commandement est pourtant une obligation, quand bien même tout le monde sait que le candidat retenu (et il le sait lui-même) n’est pas à la hauteur, voire qu’il est le pire des choix. La justice immanente frappe alors au pire des moments, lorsque la gestion de la crise échoit au pire des responsables. C’est arrivé dans certains services le 11-Septembre, ou lors des attentats de Madrid, Londres ou Toulouse-Montauban, et il n’y a pas de raison que cela n’arrive pas à nouveau.

De fait, parmi les nombreuses qualités qu’on attend d’un chef – et singulièrement du sien – figure la capacité à encaisser la pression des événements et à protéger ses équipes afin que celles-ci puissent se consacrer à la mission. Il ne s’agit pas de minimiser les actions à entreprendre ou de ne pas prendre en considération l’ampleur exacte de la crise mais, justement, de protéger ses subordonnés en transformant les directives, parfois impérieuses, de la haute hiérarchie en énergie positive.

Résister à la pression de l’autorité politique – seule autorité légitime, faut-il le rappeler – n’a rien de si évident. Il faut obéir sans se soumettre, sans se compromettre, sans renier les fondamentaux éthiques d’un métier qu’on a choisi de faire toute sa vie alors que le ministre qui vocifère sera peut-être parti demain, emporté par un remaniement, balayé par un scandale ou enseveli sous un désastre électoral. Votre chef joue à votre profit le double rôle d’un entraîneur qui fixe une stratégie et tire le meilleur de vous et d’un écran qui vous protège. Si vous ressentez plus de pression que votre chef, ou si, au contraire, vous ne savez pas pourquoi vous faites ce que vous faites, alors vous avez un problème. Et nous avons tous un problème.

Fantômas se déchaîne, d’André Hunebelle (1965)

Le renseignement au cinéma : rencontrer les missionnaires du SA

Pour des raisons que les mauvaises langues lient à de funestes événements intervenus en Nouvelle-Zélande en 1985, le Service action fut pendant plus de dix ans cantonné à des missions que l’on qualifiera pudiquement de secondaires. Les membres de cette glorieuse unité, à la fin des années ’90, expliquaient même dans les couloirs que les initiales SA signifiaient Service d’assistance tant le fer du lance du Service était limité à des missions de formation au profit de partenaires modestes ou à des actions sans risque et sans violence.

Les récriminations des opérationnels du SA, pour légitimes qu’elles étaient, faisaient réagir à plus d’un titre. Les officiers qui nous rejoignaient en provenance des unités régulières, alors que l’armée française poursuivait sa longue cure d’amaigrissement, faisaient ainsi remarquer le SA était, et de loin, le mieux doté en moyens et en budget. A Perpignan, nous disait-on, les séances de tir se succédaient à un rythme soutenu et à Cercottes les sauts étaient, au moins, hebdomadaires tandis que les régiments plus traditionnels, sans parler de la Marine ou de l’Armée de l’air, se débattaient dans d’insolubles difficultés budgétaires.

Dans les états-majors, on rappelait avec fatalisme, et une pointe de perfidie, que le non-engagement du SA était étroitement lié à la timidité opérationnelle des autorités, qui ne voyaient dans les actions clandestines qu’une source potentielle d’infinis ennuis politiques, voire diplomatiques. « Une fois, ça suffit », aurait pu ajouter Hans en tapotant son cigarillo d’un air sceptique. De fait, des centaines d’opérationnels rongeaient leur frein dans les différentes bases du Service et s’occupaient avec une poignée de missions de reconnaissance – la plupart sans aucune réelle plus-value pour les analystes. Tout le monde avait bien conscience qu’il s’agissait de maintenir des capacités minimales en attendant que le vent tourne et que les affaires reprennent. Elles reprirent au Kosovo en 1999, avant le choc du 11-Septembre et le début, enfin, du combat contre la mouvance jihadiste.

S’agissant de la lutte antiterroriste, la timidité était plus que jamais de mise et nous dépendions de nos alliés dès que nous avions besoin d’éléments de contexte. Les terrains les plus hostiles étaient hors de portée, et il était acquis que les quelques détachements du SA qui y agissaient malgré tout y opéraient au profit des plus hautes autorités et que nous étions indignes d’être informés des renseignements qu’ils pouvaient recueillir. Il était inutile de protester, et nous travaillions comme si les bureaux de la DO n’étaient pas au-dessus de la cantine et comme si le SA appartenait à une autre administration.

Parfois, cependant, nous était fait l’insigne honneur de briefer une mission sur le point de partir par-delà les mers au cœur de conflits sauvages. Un après-midi de 1998, on nous annonça ainsi qu’une mission partait en Algérie et que nous devions recevoir les deux missionnaires. Décidée, comme toujours, dans l’urgence, la réunion fut préparée avec curiosité et nous étions impatients d’enfin rencontrer deux commandos partant en mission. Hélas…

Tout au long de ma carrière, j’eus l’occasion de côtoyer nombre de membres de SA, tous plus impressionnants les uns que les autres. J’appréciais leur professionnalisme, la conscience qu’ils avaient de leurs capacités mais aussi la reconnaissance qu’ils professaient du travail des analystes que nous étions. Certains devinrent même des amis. Cet après-midi de 1998, cependant, le binôme d’opérationnels qui pénétra dans mon bureau fit une autre impression, et il me rappela instantanément des personnages d’Astérix ou de Lucky Luke : un grand costaud bâti comme une armoire et un (relativement) petit qui avaient en commun de porter des chemises à fleurs et d’avoir des regards de pervers, sinon de sadiques. Le genre de types qui vous n’avez pas envie de croiser le soir, et je me souviens m’être dit qu’avec des têtes pareilles ils ne franchiraient sans doute pas les contrôles aéroportuaires, y compris à Orly. Je ne me souviens plus de la teneur du briefing lui-même, mais le fait est que nous ne reçûmes pas plus de renseignement en provenance d’Algérie.

J’espère que les occupants des bureaux 318B et C s’en souviennent, ce billet est pour eux.

La Bagarre, d’Elie Semoun (2003)

Le renseignement au cinéma : donner l’assaut

Libérer les otages, aussi bien dans un souci humanitaire que pour atténuer autant que possible les conséquences politiques de l’attentat ? Négocier coûte que coûte ou, au contraire, dézinguer tout le monde afin de rappeler la toute-puissance de l’État et la détermination de ses dirigeants ? Les pratiques et les doctrines – quand elles existent – diffèrent aussi bien en raison de la nature des régimes que de leur histoire ou de la menace à laquelle ils sont confrontés.

Les décisions, quoi qu’il en soit, ne sont jamais faciles à prendre. Il faut être correctement conseillé, si possible par des cadres expérimentés et des services ayant réfléchi ; il faut avoir les nerfs solides ; il faut être capable de peser les coûts et les avantages, les risques d’échec et les chances de succès ; il faut éventuellement écouter des avis extérieurs, mais il faut aussi pouvoir se décider rapidement et s’adapter aux évolutions d’une situation qui n’est pas, par nature, sous contrôle. A Beslan, par exemple, des parents fous d’inquiétude franchirent le cordon, très imparfait, établis par les forces russes pour tenter de libérer leurs enfants eux-mêmes, ce qui eut de graves conséquences sur la tragédie en cours.

Le décideur a surtout le besoin impératif d’être accompagné par des forces d’intervention d’autant plus capables d’agir qu’elles ont étudié l’adversaire, ses motivations, ses capacités et ses méthodes – tout étant lié – et qu’elles en tiré des conclusions opérationnelles afin de pouvoir proposer des options. Décortiquer l’adversaire n’est jamais une perte de temps, surtout quand il est quasiment certain qu’il frappera par surprise, et la force la mieux équipée sera sans réelle pertinence si elle ne sait pas qui elle combat.

L’enchaînement de crises, depuis 2012 et surtout depuis 2015, a conduit nos autorités à inclure la fonction essentielle du RETEX dans le plan d’action contre le terrorisme rendu public il y a un an, comme il me semble l’avoir déjà souligné. Cette indispensable évolution ne va cependant pas de soi et elle sera de toute façon longue à se concrétiser. Les habitudes, surtout dans les corps aux solides traditions, ont la vie dure et il faut parfois près de dix ans pour aboutir aux changements escomptés. Aux réticences habituelles, inévitables dès qu’il s’agit de changement, vont en effet s’ajouter les craintes de certains d’être mis en accusation, voire d’être confrontés à leur bilan réel. La démarche gouvernementale n’est pourtant pas de cet ordre et répond avant tout à un besoin essentiel, que les militaires ou les pompiers connaissent bien : être prêt requiert des efforts de chaque instant, et il faut partir du principe que l’ennemi, surtout quand il est irrégulier, a toujours un temps d’avance.

Il faudra ensuite trancher – c’est sans nul doute déjà fait, mais je n’en sais rien – au sujet des méthodes d’intervention choisies. Deux philosophies s’étaient en effet opposées au mois de novembre 2015 (entrer et encaisser le choc en acceptant d’être surpris par un adversaire pas encore totalement localisé et évalué, ou attendre que la situation soit stabilisée et bien documentée afin de concevoir une action adaptée). Ce choix n’est pas que tactique puisqu’il pèse inévitablement sur la durée de l’attentat et sur la planification des autorités. Il implique aussi d’être décliné dans les domaines, ô combien fondamentaux, de l’équipement et de l’entraînement. Une intervention réussie dépend de nombreux facteurs, complexes et entremêlés, mais au premier rang desquels on trouve le courage des opérateurs. Le 13 novembre 2015, un commissaire de la BAC et son chauffeur ont ainsi montré que le cinéma le plus spectaculaire n’est pas toujours si loin de la réalité. Qu’une gloire éternelle les accompagne.

A toute épreuve, de John Woo (1992)

(Aucun  chien n’a été tué ou blessé lors de l’écriture de ce billet)

« Son surnom, Samouraï du Soleil/En démantelant le gang de l’Archipel » (« L’Aventurier », Indochine)

Le succès d’une œuvre ne constitue nullement, comme chacun le sait, la démonstration de sa qualité. Nombre d’auteurs célébrés il y a des décennies sont désormais relégués au fond des bibliothèques, dans les boîtes à livres qui apparaissent ici et là ou même dans des malles au grenier. Certaines œuvres, trop vite oubliées, méritent cependant qu’on les exhume, et c’est la gloire de quelques-uns de nos éditeurs que de permettre au public d’avoir à nouveau accès à des romans ou à des films disparus. C’est sans doute cette démarche qui a conduit Gallmeister à rééditer les thrillers de l’écrivain américain Rodney William Whitaker, publiés sous le pseudonyme de Trevanian dans les années ’70 et ’80, dont le trop fameux Shibumi, en 1979.

Présenté comme un livre culte, salué par Télérama comme « un roman stupéfiant, parmi les plus grands de la littérature américaine », ce curieux récit d’espionnage – qu’il faudrait donc  placer aux côtés des texte de Mark Twain, Jim Harrison, Arthur Miller, John Steinbeck, Toni Morrison, Edgar Poe, Saul Bellow, etc. – n’est plus ni moins qu’une purge d’une sidérante prétention. On se prend même à penser à Michel Onfray tentant d’imiter Frederick Forsyth, et on prie pour que jamais ce cauchemar ne prenne corps.

Shibumi, dont le succès fut retentissant, se présente comme un roman étrange mêlant les clichés les plus éculés du roman d’espionnage de gare à des fulgurances littéraires, hélas insuffisantes. Manifestement aussi bien influencé par James Grady ou Robert Ludlum que par Jack Higgins ou Gérard de Villiers, Trevanian relate l’affrontement, forcément impitoyable, entre un « contre-terroriste solitaire » (le concept n’en finit pas de m’amuser), châtelain aux talents infinis et aux performances sexuelles presque surhumaines se vendant au plus offrant, et un mystérieux organisme connu sous le nom de Mother Company et qui réunit les intérêts de multinationales agissant derrière les États les plus puissants par l’intermédiaire de leurs services secrets. Le propos est tellement outrancier qu’on imagine d’abord lire un thriller parodique, comme Sur la route de Gandolfo, bien que certaines réflexions stratégiques évoquent plutôt la finesse d’analyse du Lider minimo, de responsables d’extrême-droite (attention à ne pas confondre) ou même de quelques blogs prorusses bien connus de nos lecteurs.

Il s’arrêta. Diamond était au service de la Mother Company, un valet de l’organisation. Hel pensa aux installations de forage sous-marin qui contaminaient les océans, aux mines à ciel ouvert qui dévastaient les terres vierges, aux pipelines dans la toundra, aux centrales nucléaires bâties malgré les protestations de ceux qu’elles allaient contaminer. Il se souvint de l’adage : « Qui doit se charger des choses cruelles ? Celui qui le peut. » Avec un grand soupir et une sensation de dégoût au fond de la gorge, il se retourna et leva son arme.

Médiocrement écrit, comme on le voit, mais parfaitement traduit par Anne Damour, le roman frappe par la virulence et la naïveté de son engagement politique. Les attaques contre les États-Unis, à défaut d’être originales, y sont amusantes, mais le livre est littéralement farci de remarques racistes et le caractère parodique de l’ensemble n’est pas si évident. Shibumi, en effet, aurait pu être un exercice de style – réussi, dans ce cas –, un pastiche enlevé de thriller politique paranoïaque (on dirait, aujourd’hui, qu’il est complotiste), mais la beauté de certains passages (les méditations du général Kishikawa, p.122 de l’édition de poche) laisse à penser que l’auteur avait d’autres ambitions. Les trop longs passages consacrés à la spéléologie alourdissent de surcroît le texte au lieu de l’enrichir. De même, le soin apporté par Trevanian au récit des premières années de son héros et la sympathie évidente qu’il éprouve pour lui rendent l’hypothèse d’une parodie plus difficile encore à défendre. Agrémenté d’un humour caustique plutôt efficace, le roman étonne enfin par sa tonalité politique, au-delà de posture antiaméricaine distrayante mais candide.

Le texte, en effet, est parsemé de remarques d’une profonde misanthropie. On y perçoit, en plus d’une arrogance assumée et d’un mépris profond pour le reste de l’humanité, un goût pour la violence purificatrice qui n’a rien d’anodin. Trevanian, hélas, n’est pas Ernst Jünger, et son obsession pour le dépassement de soi, l’ascèse et la beauté du sacrifice ultime est plus banalement suspecte que séduisante. Le livre mériterait sans doute d’être analysé sous ce seul angle.

“There’s a lot to learn for wasting time”, chanta Neil Young, et on retient de Shibumi quelques belles phrases et une poignée de situations intéressantes. Parodie inachevée ? Brulot pour révolutionnaires de salon (ceux-là mêmes que Trevanian critique d’ailleurs vigoureusement) ? Thriller terriblement daté ? Mystère. Le point le plus important du livre est cependant que son personnage central, Nicholaï Hel, est capable de se battre et de tuer « avec n’importe quel objet présent dans une pièce », ce qui fait de lui, à supposer que ce soit possible, le précurseur de Chuck Norris (qui, lui, peut en plus vous tuer avec la pièce elle-même). Bref, Shibumi a plus mal vieilli qu’un roman de Pierre Loti.

Le renseignement au cinéma : espionner, oui, mais en respectant le circuit administratif

J’ai rédigé ma première note à destination d’un service partenaire au mois d’octobre 1996. L’affaire, à défaut d’être urgente, était assez sérieuse et méritait à la fois qu’on saisisse des cousins et qu’on expose une de nos rares sources réellement pertinentes. Le format d’une note avait été retenu car il permettait d’exposer avec toute la subtilité nécessaire le dossier à la haute hiérarchie.

Conscient de l’importance de ma mission, j’avais rédigé une note synthétique qui, après validation par mon chef de section, avait été transmise au secrétariat de l’unité de contre-terrorisme pour validation puis diffusion. Plusieurs jours se passèrent et la note me revint. Sa forme, me fit-on savoir sans plus de précision, n’était pas conforme, et il me fallut plusieurs allers-retours avec l’état-major pour que le document, dont le fond ne fut jamais modifié, quittât enfin le 3e étage du bâtiment du Service de contre-espionnage et fut transmis à qui de droit.

Vingt-trois ans plus tard, je me souviens encore de la vieille dame, souriante mais ferme (ou le contraire), m’indiquant patiemment la liste des destinataires qui devaient être servis. Sur le moment, je cachais poliment mon exaspération alors que je me demandais – déjà – ce que j’étais venu faire dans cette administration lente, lourde, confuse, et inutilement (me semblait-il) tatillonne. Au fur et à mesure que les mois s’écoulaient, je compris cependant que la rigueur administrative, bien que pénible, était une condition indispensable au bon fonctionnement de la Boîte. Arroser plusieurs destinataires de copies d’une note, bien que coûteux en papier et en temps, permettait à plusieurs entités très distinctes chargées de la gestion ( et de la protection) de la source à l’origine du renseignement, ou des relations avec nos cousins, ou de supervision stratégique, d’être informées de ce que nous manigancions. Et l’alimentation d’au moins deux fonds d’archives nous garantissait de pouvoir revenir au document dans cinq ou dix ans.

Naturellement, dans un service qui paraissait travailler de façon immuable depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la couche en place d’états-majors, de structures de coordination et autres cellules de suivi avait pris des proportions inquiétantes. Les chocs stratégiques et la numérisation du monde conduisirent à des réformes d’autant plus bienvenues qu’elles étaient vitales. Les tampons n’ont pas disparu, ils sont simplement devenus virtuels, ce qui ne change rien mais change tout.

Module IEPLTS – Agent Lechiot, (Saison 1 d’Au Service de la France), d’Alexandre Courtès (2015)

No Room for Ambiguity

Sans doute ne faudrait-il pas s’en étonner, s’agissant d’une profession supposée manier le mensonge avec aisance, mais trop rares sont les mémoires d’anciens des services qui valent le coup d’être lus. Souvenirs embellis d’opérationnels d’opérette transformant leurs rares missions en épopées légendaires, bilans grossièrement bidonnés de saboteurs dont les erreurs et les aveuglements ne cessent de se faire sentir, autobiographies sans relief de directeurs trop froids, les textes qui paraissent depuis des années ne présentent que rarement de l’intérêt. C’est donc avec impatience qu’était attendu le livre de Nada Bakos, ancienne analyste de la CIA spécialiste d’Al Qaïda en Irak puis chargée des opérations de ciblage de responsables jihadistes dans le pays après l’invasion anglo-américaine de 2003 et le début de l’insurrection.

Sobrement intitulé The Targeter, le livre de Nada Bakos, écrit avec Davin Coburn, offre une plongée fascinante au cœur de la CIA lors d’années essentielles marquées par le début du travail sur Al Qaïda, les attentats du 11-Septembre puis l’intervention en Afghanistan, le déclenchement de la Guerre contre le terrorisme, l’invasion de l’Irak et l’ingérable chaos qui en est né. Le texte, qui ne s’embarrasse pas de fioritures, prend d’abord la forme de la biographie d’une jeune femme originaire du Montana, venue travailler à Washington au sein du principal service de renseignement impérial.

Nada Bakos n’est pas une théoricienne, et elle n’en a d’ailleurs pas la prétention, mais elle est une professionnelle aguerrie, ayant même eu la chance de participer à une poignée d’opérations en Irak au cours de ses mois d’affectation à Bagdad. Le regard qu’elle porte sur son service, sur le renseignement, sur le contre-terrorisme et sur les impasses stratégiques dans lesquelles nous sommes tous est d’une remarquable acuité. Analyste chimiquement pure, elle livre une série de réflexions qui font chaud au cœur, dont celle-ci, parfaite à mes yeux :

Analysis is an ambiguous word; new analysts soon learn that analyzing is as much an art as a science”

Décrivant de façon limpide les missions et les devoirs d’un analyste, elle rappelle en particulier le sacerdoce du travail quotidien, la ténacité, l’humilité, l’engagement total de l’esprit, des insomnies aux cellules de crise, quand la concentration devient une obsession, quand on voit déjà les conséquences des erreurs en train d’être commises quand les responsables en sont encore à se congratuler. De façon assez troublante, j’ai retrouvé dans ce texte certaines des plaisanteries qui avaient cours boulevard Mortier à la fin des années ’90, quand nous sondions les murs à la recherche du « vrai Service » (« The real CIA must in the basement »), tout comme les questions posées par les psys à l’occasion des entretiens initiaux puis des contrôles réguliers.

Nada Bakos n’est pas une théoricienne, mais elle a observé son environnement, noté les détails, réfléchi à son métier et à ses pratiques, et on la surprend même à citer le grand John Boyd, légende de la chasse américaine et immense stratégiste. Ce qu’elle décrit du comportement de l’Administration Bush au sujet d’Al Qaïda comme de ses liens, jamais démontrés, évidemment, avec le régime de Saddam Hussein reste, près de vingt plus tard, proprement stupéfiant. Comme le raconte à sa façon Lawrence Wright dans The Looming Tower, l’aveuglement et l’incompréhension de ce qu’est le renseignement dont firent alors montre les plus hauts responsables de la diplomatie et de la défense à Washington sont vertigineux. La pression exercée sur la CIA afin de confirmer des hypothèses qui ne pouvaient pas l’être eut des conséquences terribles. Que des analystes appelés à briefer de hautes autorités politiques aient été soumis à une pression telle que leur hiérarchie ait décidé de recourir à des séances de media training pour les préparer en dit long sur l’ambiance qui a régné entre Langley et la Maison blanche en 2002 et 2003.

Ce que décrit également Nada Bakos des opérations anti terroristes en Irak nous fait toucher du doigt la complexité administrative et opérationnelle de la puissance US en campagne : moyens apparemment sans limite, difficulté à coordonner les actions de différentes branches, nécessité politique d’obtenir des résultats tactiques à défaut de stratégiques. The Targeter expose une culture du renseignement très différente de la nôtre, parfois déroutante en raison de son goût pour la théorisation. Le livre frappe aussi par sa lucidité quand il rappelle que la lutte contre le jihadisme a désormais pris un tour purement militaire alors que le défi mérite bien plus que cela. L’absence de réflexion quant à la nature de la menace constitue sans doute le seul défaut d’un texte par ailleurs remarquable et, finalement, attachant.

« But I’m gonna live a life like I should » (« Take a look around – Theme from Mi: 2 », Limp Bizkit)

Référence de la série de B de qualité, notamment réalisateur de classiques comme Un Crime dans la tête (1962), Le Prisonnier d’Alcatraz (1962), Le Train (1964), Sept jours en mai (1964, tous les trois avec Burt Lancaster), French Connection II (1975) ou Black Sunday (1977), John Frankenheimer, dont la carrière s’achève doucement dans les années ’90, revient soudainement sur le devant de la scène avec Ronin, un thriller de facture très et sans doute trop classique.

Sur un scénario de J.D. Zeik et du grand David Mamet, le film raconte la lutte plus ou moins discrète entre des barbouzes, des membres de l’IRA et des malfrats pour la possession d’une mallette dont on ne saura finalement jamais le contenu – ce qui nous renvoie évidemment au « procédé » de La Prisonnière espagnole.

Porté par une distribution remarquable (Robert De Niro, Jean Reno quand il était encore acteur, Stellan Skarsgård, Natascha McElhone, Sean « Boromir » Bean, Michael Lonsdale ou encore Féodor Atkine), Ronin ambitionne, comme son nom l’indique, de dépasser le simple film d’action pour montrer dans leur élément de purs combattants. Le titre du film évoque en effet une fameuse légende japonaise, formalisée en 1928 par Jirô Osaragi, mettant en scène 47 samouraïs vengeant leur maître. Comme le dit le personnage de Lonsdale :

The warrior code. The delight in the battle, you understand that, yes? But also something more. You understand there is something outside yourself that has to be served. And when that need is gone, when belief has died, what are you? A man without a master.

L’ambition était cependant manifestement trop grande. Dépourvu de lyrisme, Ronin souffre d’une intrigue à la fois trop touffue et trop naïve. Loin de restituer à l’écran la complexité et la dureté de ses personnages, comme le fit remarquablement Michael Mann en 1995 dans Heat – une référence omniprésente et écrasante – , il ne fait que laisser se dérouler une intrigue classique qui évoque les romans de Jack Higgins ou de Robert Ludlum sans les dépasser. Non pas que les officines privées soient passées de mode, mais le monde a changé et on ne pouvait déjà plus, en 1998, réaliser des films aussi naïfs rappelant certaines productions des années ’60. Tony Gilroy, en 2007, montrera d’ailleurs avec Michael Clayton comment il est possible d’exposer certaines pratiques.

Ronin, cependant, n’est pas l’œuvre du premier venu. Tourné en France, à Paris, Arles, Nice, Cannes ou La Turbie, le film aligne des poursuites jamais vraiment dépassées et qui inspireront Doug Liman dans le premier volet de la série des Jason Bourne.

Le film, témoignage d’un cinéma aujourd’hui disparu, se laisse en réalité revoir avec plaisir, aussi bien pour sa réalisation que pour ses acteurs. Nombre de cinéastes aujourd’hui portés aux nues n’auront, après tout, jamais la carrière de John Frankheimer.

Patrick Topaloff entre le quart et moins le quart

Succès public de l’hiver, lourdement soutenu par la Marine nationale, qui a prêté d’imposants moyens lors de son tournage et a activement participé à sa promotion, parfois de façon tellement lourde que ça a en était gênant, Le Chant du loup, réalisé par Antonin Baudry, est un naufrage complet. Et cette admirable cohérence est sans doute une de ses principales qualités.

Évidemment, vous diront ceux qui ont aimé, c’est beau. Mais c’était aussi le cas de Top Gun. Évidemment, vous diront ceux qui ont navigué, on voit des bateaux, des marins, des sous-marins et même des sous-mariniers. C’est dire. Et pourtant, que sauver de ce film ?

Sans doute certaines des pratiques professionnelles observées à l’écran sont-elles réalistes, voire parfaitement reproduites, mais il se trouve que j’aime au cinéma qu’on me raconte des histoires, pas qu’on me fasse l’article. Il existe, d’ailleurs, un genre spécialement dédié à la découverte et qui est connu, me dit-on, sous le nom de documentaire. Bref, il ne manque pas un rivet ou un pompon, et les images sont toutes de grande qualité, mais l’ensemble est parfaitement idiot et lourdingue.

Le premier malaise naît des dialogues, horriblement mal écrits, et c’est sans doute pour cette raison que le grand Reda Kateb semble ici jouer si mal. La musique, de surcroît, est de médiocre facture et très mal utilisée. Antonin Baudry, que l’on a connu fin observateur il y quelques années, se montre piètre réalisateur, sans finesse et sans réelle vision. Au moins sa scène d’ouverture est-elle supérieure à celle de Forces spéciales, mais cette première impression favorable s’estompe rapidement au profit d’une consternation croissante.

Spoiler alert

La recherche d’un sous-marin soviétique dans les archives, si elle a pu séduire l’analyste acharné que je suis, constitue un des rares moments vraiment intéressants du récit. L’identification du Timour III, qui nous conduisait vers un scénario très classique à la Buck Danny ou à la Hunter Killer, n’est cependant qu’une première étape vers la catastrophe finale. Les scènes consacrées à la mobilisation alors que le monde semble au bord de l’embrasement sont d’une parfaite platitude, et on a du mal à lire de l’angoisse sur les visages des militaires ou des civils. Ce n’est qu’après la mise en alerte générale, à la suite d’un départ de missile nucléaire, que la conscience du cours des événements commence à naître, et c’est même là que le film parvient – enfin – à rendre à l’écran un peu de la responsabilité qui pèse sur les servants de notre force de frappe.

Cette histoire de départ de missile, justement, est très embêtante. A aucun moment, en effet, on n’a le sentiment que quelqu’un s’interroge sérieusement au sujet de la zone de lancement – la mer de Béring, vraiment ? A l’autre extrémité de la plaque eurasiatique ? – et alors même que les Russes nient avoir tiré il est quand même question de les vitrifier. C’est à ce moment qu’on pense être en présence d’un scénario mettant en scène des putschistes. Ça n’aurait pas été original, mais ça pouvait passer, sur un malentendu.

L’intrigue qu’on nous propose est cependant infiniment plus médiocre puisqu’on apprend (« Les Américains ont oublié de nous le dire ») que le sous-marin qui tire des missiles depuis des zones improbables est aux mains de jihadistes – qui, donc, sont capables de le manœuvrer à travers les mers du Globe et même utiliser des SLBM. Là, pour le coup, c’est ce qu’on appelle, dans notre jargon de spécialistes, une évolution dimensionnante, et on se prend à ricaner malgré la chaleur.

Faut-il comprendre que nos services de renseignement n’ont pas été capables de détecter une transaction de 120 millions de dollars (sic) dont l’objet a fini dans les mains d’un groupe terroriste sunnite radical ? Faut-il en conclure que nos forces et nos services, pourtant mobilisés par le chaos syrien (comme le montre le début du film), ne sont pas capables de détecter un sous-marin jihadiste (la formule est merveilleuse) qui navigue dans les eaux très peuplées de la Méditerranée orientale et qui ne dispose d’aucun système de propulsion secret ? On peut bien râler après la CIA, la NSA ou n’importe quelle agence, mais le scénario postule ici, en creux, que nous sommes tellement mauvais qu’il nous faut le soutien d’un allié pour regarder par-dessus notre épaule. Quand on est capable de faire des opérations ciblées au Mali contre des convois de véhicules, on est supposément capable de détecter la création de la flotte de haute-mer de l’État islamique…

Mais, non content de présenter l’ensemble de la communauté française du renseignement comme une bande de rigolos, le film, pourtant tourné à la gloire du drapeau et de ceux qui le défendent, s’achève par la perte de deux de nos plus belles unités à l’occasion d’un échange fratricide de torpilles. La présence à l’écran de Mathieu Kassovitz, dont le personnage semble fidèle à la réalité (« C’est un acte d’une incroyable bravoure, j’aurais fait pareil »), permet d’évoquer un éventuel syndrome Malotru : réaliser une fiction à la gloire d’un groupe de combattants en ne montrant d’eux qu’une longue suite d’échecs et de bévues.

Le film, bien que plastiquement très séduisant, est finalement sans grand intérêt. Fourmillant d’emprunts, à Tom Clancy comme à Top Gun ou Abyss (1989), et ne parvenant pas à se hisser au niveau d’un téléfilm comme Le 5e missile (1986), il confirme que les œuvres de commande sont rarement des réussites artistiques, quoi qu’en pense ou dise le réalisateur.