Entre les canines du petit rongeur

Après des années d’un silence pesant, le monde de l’édition s’attaque enfin au Sahel, et ses motivations relèvent, hélas, bien plus de la logique économique que de la volonté d’enfin exposer au public les enjeux et les crises d’une région fascinante à bien des points de vue.

Notre guerre secrète au Mali. Les nouvelles menaces contre la France d’Isabelle Lasserre et Thierry Oberlé, vient ainsi opportunément de paraître chez Fayard afin, soi disant, de nous éclairer.

Je ne m’attendais à rien de précis, et je ne suis donc pas déçu. Le livre est une honnête synthèse de sources ouvertes, comme aurait pu en rédiger un étudiant en licence. On n’y apprend rien, et il faut quand même déplorer que deux journalistes employés par un grand quotidien national, unissant leurs efforts, ne parviennent qu’à aligner des lieux communs. Il faut surtout regretter que deux professionnels de l’investigation se contentent de compiler, sans presque jamais nous donner des informations inédites. « Cet ouvrage, rédigé dans l’urgence, est le fruit d’un long et patient travail », nous dit-on dans l’avant-propos, et il faut saluer l’absurde beauté de la phrase.

Soyons juste, le livre ne contient aucune énormité, mais les approximations et les lieux communs qu’on y trouve, tout au long de ses 252 pages, sont bien décevants. S’agissant de la menace jihadiste, un de ses aspects essentiels, on se surprend même parfois à soupirer devant tant d’ignorance. Affirmer, ainsi, que la France est désignée ennemie principale d’AQMI en 2005 est plutôt surprenant. Le nom d’AQMI n’est apparu qu’en janvier 2007, tandis que la France a TOUJOURS été l’ennemie principale du jihad algérien. Du coup, on ne sait si les auteurs ne se sont pas relus ou si, et on le redoute, ils n’entendent rien à ces histoires de barbus.

De même, ne pas mentionner qu’AQMI et ses alliés locaux géraient, de facto, une partie du Nord Mali depuis 2009 révèle une mémoire bien courte, ou une cruelle méconnaissance des origines de cette guerre. Je n’aurais, évidemment, pas l’outrecuidance de renvoyer les auteurs à ce post

N’y voyez aucune malice de ma part, mais il ne me paraît pas inintéressant de citer quelques unes des perles pêchées dans cet ouvrage. Saviez-vous, par exemple, que le GIA est l’ancêtre d’Al Qaïda ? Ben voilà, vous voilà édifiés. Et aviez-vous noté qu’AQMI a revendiqué l’attentat de Benghazi au cours duquel le légat impérial est mort ? Cela vous avait manifestement échappé, comme à moi, mais la vérité est à présent rétablie – à moins qu’il soit possible de confondre un texte de soutien à des terroristes à un communiqué de revendication… Placiez-vous la Tanzanie et le Kenya en Afrique occidentale ? Non ? Vous aviez tort.

Manifestement mal renseignés, les auteurs ne se contentent pas de parsemer leur propos d’erreurs qui font désordre. Ils relaient aussi quelques banalités et autres idées reçues qui, à force de nous être serinées, pourraient presque devenir des vérités. Une étude attentive de la région aurait ainsi pu leur éviter d’écrire, comme d’autres avant eux, que la crise malienne est la conséquence directe de la guerre en Libye. Personne ne nie les conséquences de la chute du colonel Kadhafi, mais la lecture de quelques bons auteurs et la fréquentation du terrain auraient pu les déniaiser quand aux racines du mal – et nous épargner des phrases débutant par « Dès 2007, des prédicateurs venus du Pakistan ». Pas une seule fois dans le livre ne sont, par ailleurs, mentionnés le wahabbisme ou les ONG du Golfe…

De même faut-il regretter la confusion mentale qui fait écrire que les jihadistes sont « combattus au Mali, soutenus en Syrie et en Libye ». Il ne faut pas toujours croire la presse algérienne, ou certains retraités qui hantent les médias quand ils sortent de l’hospice. De même, citer Olivier Roy, un homme que l’on a connu si brillant mais que l’on a perdu en route, n’était sans doute pas indispensable. Au moins nous a-t-on épargné BHL et Michel Onfray…

S’agissant du narcotrafic, le panorama offert par les auteurs n’est guère plus convaincant, mais au moins n’est-il pas fait mention du narcojihad, cette imposture inventée par quelques uns. Mokhtar Belmokhtar y est, sans surprise, affublé de son surnom de Mr. Marlboro, et les auteurs ne peuvent s’empêcher de le comparer au regretté Abou Zeid, présenté comme un « prédateur et un assassin ». Belmokhtar, quant à lui, reste naturellement connu, comme Arthur de Bretagne, sous le nom de «Gentillet ».

On l’a compris, le livre ne pèche pas seulement par ses approximations, il souffre aussi des lieux communs et des banalités qu’il reprend, du rôle supposé des services algériens (« Le DRS est passé maître dans l’art de manipuler des groupes clandestins grâce à des taupes ») à l’amusante description de Philippe Verdon et Serge Lazarevic (« géologues ») en passant par les fulgurances de Marc Trévidic (« Nos schémas sont dépassés »). Evoquant les personnalités pour le moins intéressantes de Jean-Marc Gadoullet ou de Moustapha Limam Chaffi, le livre est, en revanche, bien plus prudent alors qu’il y avait là matière à bien des révélations. Ne comptez pas sur moi, je ne suis pas journaliste, moi.

Il faut également relever une certaine candeur dans le domaine militaire qui confine parfois au sublime (« Rarement une opération militaire aura été aussi bien préparée ») dès qu’on évoque le déroulement – par ailleurs admirable – de l’opération Serval. Pour une des toutes premières fois dans l’histoire de la guerre, une armée aurait donc préparé son coup. Ni César ni Napoléon ni Tamerlan ni Alexandre ni Eisenhower ni Foch n’y avaient pensé…

Livre express, au même titre que ceux parus après l’arrestation de DSK à New York, Notre guerre secrète au Mali ne tient donc pas ses promesses. Ceux qui connaissent le sujet en relèveront les faiblesses sans jamais rien apprendre de cette fameuse guerre secrète, bien mieux traitée par les blogs spécialisés (à commencer par celui-ci), et ceux qui le découvrent seront intoxiqués par de nombreuses erreurs, parfois bien gênantes. Il faut cependant saluer une conclusion qui met bien en évidence le caractère international de la mouvance jihadiste. De là à dire qu’il s’agit d’une découverte, il y a cependant un pas que je ne franchirai pas.

Vite écrit, vite lu, et hélas vite oublié.

 

Si la pluie continue, les fraisiers seront en retard.

A chaque attentat, c’est pareil. La même macabre et complexe routine se met en place. Les secours se ruent sur les lieux pour secourir ceux qui peuvent l’être, tandis que les services de police tentent, tant bien que mal, de préserver les indices de la scène de crime, de localiser les caméras de surveillance et d’identifier les témoins.

Dans les services de sécurité et de renseignement règne alors un étonnant mélange d’abattement (« Bon Dieu, on ne l’a pas vu venir, celui-là ») et d’excitation (« Bon Dieu, on va se les faire »), voire d’admiration (« Bon Dieu, ils sont forts, quand même »). Très vite, on met en place une cellule de crise, les meilleurs plumes sont chargées de rédiger des hypothèses, et on désigne quelques heureux que l’on dépêche sur place.

Si l’attentat a eu lieu en France, ils iront quémander aux policiers des bribes d’informations. S’il a eu lieu en Europe, ils auront sans doute plus de chance avec les policiers locaux qu’avec leurs cousins français. S’il a eu lieu dans une contrée plus lointaine, le charme vénéneux d’un service de renseignement devrait suffire à délier les langues. Et sinon, il y a toujours CNN ou les journaux utilisés par la place Beauvau, comme Le Figaro ou l’Est Républicain, pour apprendre deux ou trois choses. En dernier ressort, les plus capés pourront même jouer sur la fibre des promotions (INHESJ, IHEDN) ou des souvenirs communs (« Les volets rouges. Et la taulière, une blonde comaque, comment donc qu’elle s’appelait, nom de Dieu ? ») pour se faire narrer le dossier.

Et la presse s’en mêle – forcément. A la radio, à la télévision, des tables rondes s’organisent dans l’urgence, on invite de vieilles gloires ou d’authentiques escrocs, les rares universitaires pertinents, les spécialistes plus ou moins crédibles du monde du renseignement – avec le clin d’œil mystérieux de circonstance – ou les mythomanes aux CV bidonnés et aux placards emplis de cadavres.

Dans le même temps, les hommes politiques, sollicités ou désireux d’éclairer le monde de leurs puissantes analyses (« une attaque odieuse », « un acte particulièrement lâche », « des victimes innocentes », « une condamnation sans réserve ») inondent les rédactions de communiqués bien sentis. Parfois, sous le coup de l’émotion, le masque tombe et la bêtise apparaît dans sa cruelle nudité, comme en mars 2004 lorsqu’une ministre irlandaise avait appelé à des négociations avec Al Qaïda. Il n’y a rien de pire qu’un belliciste, si ce n’est un pacifiste bêlant.

Chez les hauts fonctionnaires dont le mandat s’arrête aux frontières de l’enquête, on rivalise d’idées : des réunions ad hoc à Bruxelles ? Ou à New York ? Un livre blanc ? Un article ambitieux dans Le Monde ? Ou, mieux, bien mieux, une réforme ambitieuse des services censée donner à la lutte contre le terrorisme un souffle nouveau ? C’est alors qu’interviennent les conseillers plus ou moins occultes, proches des ministres, de leurs prédécesseurs et de leurs successeurs, fidèlement liés à quelques nostalgiques de l’Occident chrétien disséminés dans quelques universités ou centres de recherche. Peu leur importe de craindre aujourd’hui ce qu’ils moquaient hier, car l’idée n’est pas tant de défendre le pays que leurs intérêts, leurs réseaux, leurs amitiés fraternelles et leur fraternité amicale.

Réformons donc les services. Après tout, notre histoire récente montre à quel point notre pays aime les réformes, avec quelle maestria il les conçoit, les met en œuvre et les mène à bien. Et s’agissant de la communauté du renseignement, le succès, salué par tous, de la création de la DCRI ne peut que nous inciter à ajouter encore un peu de désordre. Les menaces sont nombreuses, nous faisons la guerre au Mali et bientôt au Niger et en Libye, nous soutenons de toutes nos faiblesses la révolution syrienne, il est évidemment plus que temps de retourner la table et de secouer un peu plus une communauté dont on me dit que son moral n’est pas bien haut et qui tente de contrer des menaces dont la population et bon nombre de dirigeants n’ont pas idée – voire s’en moquent.

Réformons, réformons, c’est toujours plus facile que de simplement faire fonctionner des administrations qui, déjà soumises à des crises incessantes depuis plus de dix ans, ont plus besoin d’ajustements intelligents que de chocs technocratiques, qui plus est assénés avec la finesse et le doigté que l’on imagine.

Contrairement à bien des idées reçues, complaisamment entretenues par quelques uns (qui se reconnaîtront), le renseignement (intérieur, extérieur, civil, militaire, policier ou clandestin) est un art délicat qui n’aime rien tant que les procédures, les codes, les processus rodés. L’improvisation opérationnelle existe, naturellement, mais elle est le fait d’individus expérimentés, très éloignés des fantasmes et sans doute bien plus fascinants, qui n’agissent que dans des contextes très particuliers. J’en parle d’autant plus librement que je ne suis pas le plus à l’aise des hommes sur le terrain…

Il n’a échappé à personne, si ce n’est à quelques esprits un peu lents que l’on peut désormais juger perdus pour la cause, que la nature de la menace terroriste évolue. Evitons le terme de rupture, qui fait toujours penser à Sedan. Evitons également de clamer partout que les terroristes isolés sont une terrible nouveauté, puisqu’il n’en est rien.

L’histoire du jihad regorge de ces individus agissant seuls, de l’assassinat du rabbin Meir Kahane aux meurtres commis par Mohamed Merah, en passant par la tuerie de Fort Hood ou le kamikaze de Stockholm. Le terrorisme, soit dit en passant, est une activité bien solitaire, toute la question étant de savoir combien de temps on va se retrouver coupé du groupe.

Ne nous voilons donc pas la face, nous ne sommes pas au bout de nos peines, car non seulement la menace évolue, mais elle mute. Il faut, en effet, non seulement lutter contre des groupes organisés actifs au Maghreb, en Afrique sub-saharienne, au Moyen-Orient et en Asie du Sud, mais il faut aussi compter avec des cellules auto-générées sur notre sol et des individus agissant seuls, qu’ils aient été envoyés ou recrutés par des mouvements structurés ou qu’ils se soient radicalisés dans leur coin.

Depuis des années, chacune des opérations menées par cette dernière catégorie est l’occasion de découvrir que le ou les jihadistes étaient connus, réperés, identifiés, dûment fichés, et même que les plus chanceux d’entre eux avaient été approchés par les services intérieurs, toujours à l’affût d’une source bien placée. De tels faillites ne sont, elles non plus, pas nouvelles, et le FBI a même battu tous les records d’impéritie au cours de l’été 2001, le siège de Washington ne tenant pas compte des alertes envoyées par les bureaux de Phoenix ou de Miami.

La question, plus que jamais, n’est donc pas celle du recueil du renseignement, mais bien son exploitation, son analyse et son intégration à une politique plus vaste – quand il y en a une, ce qui n’est pas trop notre genre, admettons-le. Le fait que des terroristes connus passent régulièrement à travers les mailles des filets tendus, avec des moyens toujours plus importants, démontre, à mes yeux, deux choses.

En premier lieu, après vingt ans de lutte contre l’islamisme radical armé, on ne sait toujours pas, ni ici ni ailleurs, lutter contre la radicalisation. Toutes les méthodes répressives ont été utilisées, des plus subtiles aux plus brutales, et elles ont donné d’authentiques résultats, mais elles n’ont pas eu, sur la durée, d’effet dissuasif et elles n’ont pas éteint l’épidémie. En attendant, donc, de concevoir une véritable stratégie, voire, pourquoi pas, une authentique politique, il faut s’interroger sur les raisons de ces échecs à répétition. Ceux-ci ne sont pas seulement tragiques en raison des pertes humaines, ils sont terribles, et c’est leur but, en raison des chocs politiques et sociaux qu’ils nous infligent. Surtout, ils sont effrayants par la vulnérabilité qu’ils mettent à nu.

Recrutés depuis le Pakistan ou le Yémen, radicalisés sur Internet ou par un imam du coin,  les jeunes hommes qui passent à l’action démontrent que nos milliards et nos cerveaux de plus en plus brillants sont faillibles. Je ne veux certainement pas dire qu’ils sont inutiles, quels que soient les services qui les emploient, mais ils sont loin d’être la muraille dont nous avons besoin, et que nos dirigeants nous vantent.

Ensuite, disons franchement que ça ne marche pas. L’histoire de la stratégie nous a, à maintes reprises, montré que les défenses fixes étaient inopérantes contre une menace évolutive. La croissance, incontrôlée, des administrations occidentales chargée de la lutte contre le terrorisme a donné naissance à des monstres technocratiques de plus en plus accaparés par leur propre gestion, engagés dans de complexes processus administratifs qui laissent de côté le coeur de leur mission. Nos services, malgré la bonne volonté de leurs membres, sont handicapés par leur immobilisme. Leurs capacités d’évaluation de la menace ont baissé, et la douloureuse affaire Merah a bien montré qu’il existait des faiblesses dans nos capacités d’analyse – et dans nos capacités à faire dialoguer les administrations, et dans nos capacités à adapter rapidement nos structures à la menace.

Le constat est peut-être brutal, il va sans doute sembler excessif, et même injuste, mais force est de reconnaître que nos services souffrent d’une inquiétante inadaptation à la menace jihadiste telle qu’elle se manifeste. Les manques sont, ainsi, nombreux.

Que dire de l’absence plus que regrettable de relations sérieuses et suivies entre la communauté des services de sécurité et de renseignement et les services sociaux qui sont témoins des dérives vers le jihadisme ? Que dire du fossé persistant entre l’Etat et le monde universitaire ? Que dire de cette organisation administrative qui a évacué toute analyse globale de la menace et gère des pays au lieu de gérer des réseaux, pourtant plus internationaux que jamais ? Que dire de cette obsession, absurde et irresponsable, pour la rentabilité (laquelle, d’ailleurs ?) immédiate qui conduit à gonfler les statistiques et néglige le travail de longue haleine, le seul qui vaille, le seul qui paie, mais le seul qui ne flatte ni les carrières ni les égos ?

Au lieu de vouloir réformer les services après les drames de Woolwich, de Boston ou de La Défense, il serait plutôt temps de regarder la menace en face, de l’évaluer enfin, et de la gérer sans chercher autre chose que l’accomplissement de la mission. Et tant pis pour les paillettes.

Et pour les survivants, ce sera le règne de la peur.

Je voudrais confier ici mon soulagement alors que nous venons de réaliser une percée conceptuelle majeure dans la lutte contre le terrorisme.

Depuis des années, en effet, des milliers de personnes perdaient leur temps en vaines recherches, aussi bien sur des thèmes secondaires que sur des sujets obscurs. Qui, en effet, peut bien s’intéresser à la lutte contre le radicalisme ? Quel peut bien être l’intérêt de longs travaux consacrés aux mécanismes du passage à l’acte ? Qui diable a envie de se pencher sur le réseau des réseaux et l’oumma virtuelle qui caractérisent la mouvance jihadiste ? Et que dire des recherches consacrées aux liens entre irrédentisme et jihad ? Non, croyez-moi, tout ça c’est dépassé.

Fort heureusement, les découvertes qui m’enchantent depuis plusieurs jours vont enfin nous remettre sur le droit chemin et nous éviter d’inutiles investissements. Il ne sera plus question de savoir pourquoi certains s’obstinent à défendre le régime syrien sous prétexte que la révolution a été confisquée par les jihadistes ou comment les mêmes nient l’évidence. Et il ne sera même plus amusant de noter que ceux qui louent la grandeur de Bachar El Assad ont oublié l’affrontement permanent entre Paris et Damas depuis plus de cinquante ans ou qu’ils sont les partisans d’idéologies extrémistes (de gauche comme de droite) qui, au siècle dernier, ont abouti aux sanglants naufrages que l’on sait. Abandonnons donc les réflexions qui pourraient nous faire comprendre pourquoi certains commentateurs – et même des journalistes, ou supposés tels – expliquent par des complots les mauvaises nouvelles qui accablent leurs tristes convictions.

Les interventions se sont en effet multipliées, ces derniers jours, au sujet des drones armés et de leur usage par l’Empire, permettant de mesurer l’ampleur, historique, de la rupture qu’ils incarnent. J’aime autant vous prévenir, les lignes qui vont suivre devraient constituer un choc :

– JAMAIS, jamais jamais, dans toute l’Histoire, des armées n’avaient essayé de tuer leurs adversaires à distance. Comme nous le savons tous, toutes les guerres se menaient jusque là avec des Opinel, voire – mais c’est mal – avec des couteaux suisses. Les Etats-Unis, en frappant leur ennemi à distance, ont donc révolutionné l’art de la guerre. J’en tremble encore.

– JAMAIS, jamais jamais auparavant on avait réussi à faire voler des avions avec des armes, et il serait bon, une fois pour toutes, d’arrêter de nous parler encore et encore du Blitz, des raids sur le Reich ou de la guerre du Vietnam. Their finest hour, qu’il disait, l’autre. N’importe quoi.

– JAMAIS, jamais jamais des opérations illégales n’avaient ainsi été menées par des forces clandestines dans des pays souverains. Par pitié, que l’on cesse enfin de nous rebattre les oreilles avec les équipes Jedburgh, ou pire, celles du Mossad. Tout ça, c’est rien qu’un insigne et du blabla.

– JAMAIS, jamais jamais aucun Etat n’avait tenté de disposer de chefs militaires ennemis à l’aide d’actions ciblées. Alors, la mort de l’amiral Yamamoto, en avril 1943, ça va bien, hein.

Depuis des mois et des mois, la réflexion sur les drones repose ainsi sur les travaux de philosophes en mal d’indignation ou de vagues observateurs de la vie internationale dont l’ignorance en matière d’histoire militaire ou d’actions clandestines se mêle à des présupposés idéologiques qui enlèvent à leurs remarques toute pertinence. Tous, unis dans une réjouissante indignation, s’émeuvent des développements de la guerre menée contre Al Qaïda par l’Empire mais évitent avec soin les sujets qui fâchent – et même ceux qui ne fâchent pas, d’ailleurs.

Pour ces commentateurs acérés, adeptes des recherches sur la version française de Wikipedia, la réponse militaire au terrorisme a commencé en Afghanistan en 2001. Combien d’entre eux se souviennent des frappes aériennes de l’Empire, le 20 août 1998 (Opération Infinite Reach) contre une usine au Soudan et, surtout, contre des sites d’Al Qaïda en Afghanistan ? Les opérateurs de ces raids, à bord de navire de la Navy dans l’Océan Indien, n’étaient guère plus exposés à l’époque que leurs collègues du Nevada ne le sont actuellement, soit dit en passant.

Et se souviennent-ils de l’Opération El Dorado Canyon lancée contre le regretté colonel Kadhafi en avril 1986 ? Ou de l’Opération Wooden Leg, effectuée en Tunisie par l’aviation israélienne en octobre 1985 ? Ou, tiens donc, du raid français réalisé sur Baalbek en 1983 par une poignée de Super Etendard, alors que le Président avait déclaré à l’époque, après l’attentat contre le Drakkar, qu’un « tel crime ne resterait pas impuni » ?

Manifestement, nombre de ceux qui invoquent, la voix tremblante d’indignation, le droit international, cette charmante utopie tenue loin du Tibet, du Caucase, de la Birmanie ou des Grands lacs, ne comprennent rien à la nature du terrorisme, et donc aux réponses qu’il faut parfois lui apporter, sans gaité de coeur mais en ayant conscience de la mission que la défense de l’Etat impose. Avec ses défauts, Steven Spielberg, dans Munich (2005, avec, notamment, Eric Bana, Daniel Craig et Ciaran Hinds) montre comment le Mossad décide d’éliminer systématiquement ceux qui ont assassiné les athlètes israéliens lors de JO d’été de 1972.

Le terrorisme est un choix tactique, comme chacun le sait ou devrait le savoir. Il est pratiqué par des acteurs politiques qui estiment ne pas avoir d’autre option pour se faire entendre et défendre leur cause du fait de leur infériorité (comme le FLN ou le Ku Klux Klan) ou par des Etats qui entendent ainsi (comme la Syrie de la grande époque) envoyer des messages ou tester la détermination de leurs adversaires.

Le recours au terrorisme n’est donc pas anodin, loin de là, et ne saurait être jugé sur le même plan que la criminalité classique. Il s’agit en effet, ni plus ni moins, d’exercer une pression sur un Etat souverain afin d’infléchir la politique qu’il conduit et qui, dans nos démocraties décadentes, est le reflet de la volonté populaire exprimée par des scrutins réguliers. Le terrorisme est donc, plus qu’un défi, une attaque contre la souveraineté nationale, comme je le rappelais récemment après l’affaire de Woolwich. C’est sans doute pour cette raison que c’est dans le pays occidental à la tradition étatique la plus ancienne et la plus forte, la France, que le code pénal a longtemps été le plus impitoyablement répressif – et ne cesse de se renforcer tandis que le choeur antique habituel ne cesse de critiquer, à raison, les excès impériaux dans le domaine.

Dans quel autre domaine couvert par le code pénal des Etats de droit envisagent-ils, parmi toutes leurs options, le traitement clandestin de la menace et l’élimination physique du criminel ? Une équipe de SEALS est-elle envoyée à la poursuite du Dr Lecter ? Neil McCauley est-il abattu par une sniper des forces spéciales ou par un policier lors d’une fusillade tout ce qu’il y a de classique ?

Seul le terrorisme, parmi toutes les infractions prévues par le code pénal, est le crime qui, même dans les pays ayant aboli la peine de mort, peut être traité par des actions légales (enquête/procès) ou des opérations clandestines. Et si c’est le cas, c’est tout simplement parce qu’une attaque armée contre la souveraineté d’un Etat, en raison de sa nature même et de sa violence, doit être considérée comme un acte de guerre. Il ne s’agit évidemment pas d’un acte de guerre au sens traditionnel (même si, dès qu’il est question de s’entretuer avec le voisin, l’imagination est au pouvoir) mais plutôt, comme je ne cesse de l’écrire depuis des années au sujet du jihadisme, d’une forme de guerre non conventionnelle, voire asymétrique. Je laisse aux spécialistes de la chose, et ils se reconnaîtront, le soin de traiter cette question. Je ne suis, pour ma part, qu’un analyste un peu sanguin.

Tant que la menace représentée par les terroristes est gérable selon les moyens habituellement dédiés à la lutte contre la criminalité et la défense de l’ordre public, rien ne change aux yeux du public. Mais quand la menace terroriste met à mal l’Etat ou la cohésion nationale, quand les risques qu’elle fait peser sur la population est intolérable, la réponse clandestine à des fins de neutralisation, à défaut d’être juridiquement défendable, est politiquement parfaitement explicable, et ce quel que soit l’Etat visé. Nous ne sommes plus, là, dans le domaine de la posture morale mais de l’analyse technique.

La riposte violente d’un Etat à l’action d’un groupe terroriste, au même titre que l’attentat initial, répond à une logique à la fois opérationnelle et politique. Opérationnelle, car il s’agit d’éliminer la menace, ou au moins de la réduire. La rhétorique guerrière entendue outre Atlantique évoque souvent la justice, alimentant en Europe les habituels ricanements quant au Far West. Il s’agit plus exactement de la contre-attaque d’un Etat qui se veut l’incarnation du Bien et qui n’entend pas, comme tout un chacun, tolérer des attaques directes contre lui ou les siens.

Mais la logique est aussi politique. Un Etat souverain qui veut conserver à la fois la confiance de sa population et le respect de ses partenaires ne peut rester inactif si les attaques, d’abord anecdotiques, deviennent sérieuses. Cette logique est la même pour la France, le Royaume-Uni, l’Empire, la Russie, la Chine ou le Japon. Passé un certain stade, variable selon les nations et les régimes qui le gouvernent, la riposte violente est inévitable, qu’elle vise à porter des coups réels ou qu’elle se contente d’exprimer une volonté.

A Beyrouth, en 1985, les petits gars du groupe Alpha, que j’ai eu l’occasion de côtoyer à Moscou vingt ans plus tard, ont ainsi réagi à l’enlèvement de diplomates soviétiques d’une façon qui fait encore frissonner d’effroi et d’admiration dans tous les services du monde. Le message de fermeté et la démonstration technique, évidemment indissociables, avaient, à l’époque, été parfaitement reçus. Le choc entre la mélancolie slave et l’exubérance levantine…

L’usage de drones armés relève exactement de la même logique : gestion de la menace, démonstration technique, illustration d’une volonté politique. Et même si ce dernier point fait sourire ceux qui pérorent sans jamais avoir fait l’expérience d’une prise de décision aux conséquences potentiellement mortelles, il est central. Personne n’envoie à la mort des civils, quoi qu’on pense, et surtout pas des enfants.

Mais la mort même de ses civils, horrible, indéfendable – et dont le nombre est grossièrement surévalué par les propagandistes ou les ignorants – est également l’incarnation de cette volonté politique. L’affrontement de volontés dans la lutte contre le terrorisme, qui fait parfois penser à concours de taille de pénis entre brutes avinées, ne se manifeste pas par un concours de poésie ou une partie acharnée main chaude. Il s’agit de tuer, après avoir enterré ses morts, et avant d’enterrer les prochains. Il s’agit de montrer qu’on peut prendre les décisions que l’homme de la rue, une fois sa colère retombée, ne pourrait pas prendre. Il s’agit de défendre son pays, quand bien même serait-il peuplé de sales types et gouverné par des ordures. Tout cela est tristement logique, et ce d’autant plus qu’on cherche toujours la solution de fond au jihad, de l’Espagne à l’Afghanistan.

Les raids de drones armés sont donc une des composantes de la guerre contre le jihadisme. Ils sont un outil, parmi bien d’autres, utilisés par les Etats-Unis, et ils sont sans doute un moindre mal. D’autres appareils, bien plus puissants et inquiétants, volent en Afrique, au Moyen-Orient ou en Asie du Sud.

Le célèbre blog The Aviationist décrivait justement ces jours-ci le MC-12W, un petit avion dont les missions durent près de six heures et qui est chargé de find, fix and finish...

Les Marines, qui ne sont pas les derniers dès qu’il s’agit de tuer son prochain, ont récemment modifié quelques ravitailleurs en vol KC-130 en gunships connus sous le nom délicat de KC-130J Harvest Hawk, d’aimables joujoux aux capacités de destruction bien plus élevées que celles d’un Reaper, et à l’autonomie conséquente.

Autant dire que les drones armés ne sont nullement une rupture, mais une simple évolution technique, nullement isolée, qui vise – et c’est sans doute une première aux yeux de certains – à être plus puissant et plus efficace.

Dans un discours très attendu, admirablement décrypté ici, Barack Obama a essayé de nous faire croire que la doctrine anti terroriste impériale allait changer. Il n’en est rien, et les annonces faites, si elles ne sont pas que cosmétiques, ne sauraient être vues comme des évolutions majeures. Jamais les Etats-Unis ne renonceront, pas plus que la Russie, par exemple (souvenez-vous de la mort de M. Yandarbiyev à Doha, en 2004), à disposer de leurs ennemis par la violence si aucune autre voie ne s’offre à eux. Le transfert de certaines compétences des forces spéciales à la CIA ne change rien à la doctrine anti terroriste américaine, et encore moins au constat partagé par tous au sujet de la menace jihadiste. Le 29 mai, la mort du numéro 2 du TTP dans un tir de missile au Waziristan a clairement indiqué que la logique des frappes n’avait pas changé.

C’est pourtant cette logique qui pourrait, le cas échéant, provoquer des débats, comme je le soulignais ici il y a quelques jours. Se concentrer sur les moyens en évitant soigneusement d’aborder les buts recherchés par les donneurs d’ordre en dit long sur les biais idéologiques et les impasses intellectuelles de la plupart des critiques. Pour ma part, il ne me semble pas que le fait de tuer son prochain, avec un drone ou un burin, soit moral, et la question est, évidemment, là.  Il reste que cela peut être, en revanche, bien utile – et ponctuellement plaisant, pas vrai Oussama ?

Il serait peut-être temps de comprendre que tuer un terroriste hors d’atteinte est d’abord un acte politique, peu importe les circonstances de sa mort.

« And though you came with sword held high/You did not conquer, only die » (« Conquistador », Procol Harum)

Vous la sentez, l’onde de choc ? Vous les voyez, les brasiers qui apparaissent ici et là ? Regardez-les bien, mais ne vous laissez pas distraire, car ça n’est que le début. Tout se passe comme prévu, oserait-on dire, même s’il n’y a pas lieu de se réjouir.

Le MUJAO, qui n’avait pas commis d’action en dehors du territoire malien depuis l’attentat commis à Ouargla en juin 2012, a revendiqué hier la spectaculaire opération menée au Niger contre une caserne (à Agadez) et un site d’Areva (à Arlit).

Pour tout dire, et je l’ai écrit au bureau hier après-midi, la chose m’étonnait. Pas les attentats, car tout le monde, à commencer par le président Issoufou, redoutait une action des jihadistes. Pas les attentats, donc, mais le rôle du MUJAO. Le mouvement, en effet, mène au Mali, « au nom de tous les moudjahiddine », une guérilla dans les villes du nord qui vise en priorité les troupes engagées dans la sécurisation de la région. On le voit mal, lui qui incarne donc la résistance des jihadistes à l’opération Serval, se projeter aussi aisément dans le Niger voisin alors qu’il est déjà engagé dans une guérilla sérieuse au Mali.

Mais alors, si le MUJAO ne peut réaliser, en tout cas seul, de tels attentats, qui ? Qui, en effet, sinon, le borgne le plus célèbre de la région, my man Mokhtar Belmokhtar ?

Plusieurs éléments m’ont fait, prudemment, écrire hier que l’ami Belmokhtar, le mort le plus vivant du jihad, pourrait bien être derrière les attaques d’Agadez et d’Arlit. Plusieurs points, en effet, me faisaient pencher vers son groupe plutôt que vers le MUJAO.

Le mode opératoire (voitures piégées dont l’explosion ouvre une séquence d’infiltration et de combats urbains) a, certes, déjà été observé au Mali, et les hommes du MUJAO le maîtrisent parfaitement. Le choix des cibles, en revanche, renvoyait, presque inévitablement, aux combattants de Belmokhtar. Il n’est pas question ici, en effet, de s’en prendre à un check point pauvrement défendu dans une ville malienne mais bien d’attaquer une caserne et la mine gérée par la SOMAÏR (Société des mines de l’Aïr), une filiale d’AREVA, où ont été enlevées sept personnes en septembre 2010 – dont quatre restent détenues. On pense à vous et à vos familles, les gars.

Dans le contexte sécuritaire régional, on peut, de plus, raisonnablement estimer que les deux cibles frappées hier matin étaient défendues – y compris par un petit détachement des forces spéciales françaises positionné peu après le début de Serval. Les terroristes n’ont pourtant pas hésité, et cette audace fait penser à la troupe de vétérans menée par Belmokhtar.

Le défi, la réjouissante arrogance, même, de l’assaut, doivent être soulignés. Voilà des hommes que quelques uns annonçaient vaincus, en fuite, et qui viennent pourtant s’en prendre à l’armée d’un pays qui a (modestement) contribué à leur prendre leur petite principauté. Ils viennent, surtout, attaquer une mine d’un métal qui représente les prunelles des yeux de la France, leur pire ennemie, un pays dont le président ne cesse de réclamer leur mort.

Mais, au fait, dites-moi, un assaut combiné, un site énergétique stratégique, des otages, ça ne vous rappelle rien ? Ben oui, l’affaire d’In Amenas, en janvier 2013.

La pertinence politique et la maîtrise opérationnelle des attaques d’Arlit et d’Agadez sont la marque d’un groupe qui sait ce qu’il fait. Même dans un pays où les aventures de Frigide Barjot sont le summum du débat politique, les médias ont évoqué l’affaire, eux qui d’habitude n’abordent qu’avec réticence les soubresauts du vaste monde. Le sentiment qui domine désormais (enfin !) est celui d’un conflit qui nous échappe, dont nous ne maîtrisons pas les développements. On attend que Yann Galut invoque la responsabilité des militants de la #manifpourtous ou que Jean-François Copé demande la démission du préfet d’Arlit.

Dès janvier, j’écrivais que l’ennemi se dérobait. Sa retraite, bien menée après le choc des premières frappes, a conduit les Français et les Tchadiens à le poursuivre jusque dans les Ifoghas, où il a été durement éprouvé, perdant même un de ses chefs, Abou Zeid. Mais, bien qu’éprouvé, l’ennemi n’est pas défait, et encore moins éradiqué. Nous devrions le savoir, nous qui célébrons une victoire, le 8 mai, après avoir subi la plus ébouriffante tannée de l’histoire militaire du millénaire.

Loin d’avoir été mis en déroute, les jihadistes se sont donc réorganisés. Au MUJAO (et à Ansar Al Din), les combats sur les arrières, au Mali. Au groupe de Belmokhtar, les opérations dans la région grâce à ses relations dans toute la zone, et ses contacts au Pakistan. Il faut peut-être lire ainsi les attentats d’hier au Niger : commis au nom du MUJAO, ils auraient été réalisés par Belmokhtar et les siens dans ce qui semble être une belle illustration de l’organisation stratégique de l’ennemi.

Mais l’onde de choc ne touche par que le Niger. Déjà, moins de six mois après le début de la guerre, voilà que des jihadistes venus du Mali viennent encore aggraver la très inquiétante crise tunisienne, que les autorités égyptiennes démantèlent une cellule qui voulait s’en prendre à notre ambassade au Caire, tandis qu’un attentat, le 23 avril, dévste celle de Tripoli . Inutile de préciser qu’à Paris seul M. Heisbourg pense encore qu’il s’agit d’un message envoyé par les milices. Bon, il faut dire que le même affirmait qu’il y avait des ADM en Irak, et nous le laisserons donc à ses certitudes.

L’hypothèse de cellules jihadistes, a minima inspirées par AQMI et probablement liées à l’organisation algérienne, est d’autant plus crédible que l’étude de l’attentat (et de celui raté au même moment contre l’ambassade britannique) rend la thèse du message parfaitement indigente. La Libye est, décidément, une terre bien intéressante, comme semblent d’ailleurs le penser les autorités militaires impériales.

C’est justement du sud libyen, décidément bien mystérieux, que seraient venus les terroristes d’Arlit et d’Agadez. C’est même là qu’on évoque avec insistance la présence d’un noyau dur de combattants d’AQMI – et de certains des otages français – aux côtés de clans Toubous et là que Mokhtar Belmokhtar, le Keyzer Söze du jihad, aurait pris ses quartiers, presque en famille.

Les attentats d’Arlit et d’Agadez suivent par ailleurs, et ça ne vous aura pas échappé, le communiqué vengeur d’Abou Obeida Youssef Al Annabi appelant à des attaques contre les intérêts français « partout dans le monde ». Vous avez demandé un attentat contre la France ? Ne quittez pas, une opératrice va vous mettre en relation avec un de nos émirs. Pour un otage, tapez 1 sur votre Thuraya. Pour une voiture piégée, tapez 2. Pour un truc bien moisi, tapez #.

Employant une formule qu’on étudiera dans cent ans rue d’Ulm, le ministre français de la Défense, (un des seuls responsables de l’actuel gouvernement à tenir son rang, soit dit en passant), a récemment déclaré : « La guerre n’est pas terminée, mais l’après-guerre a commencé ». Vous avez quatre heures, je ramasse les copies. Cette phrase, pour sibylline qu’elle puisse paraître, résume merveilleusement nos impératifs : filer une fois que le gros œuvre est fait, et laisser les copains se débrouiller.

Nos chefs savent bien que le départ de nos troupes replongera le Sahel dans l’ombre, ne suscitant qu’un intérêt poli et les interventions ponctuelles des experts habituels chez M. Calvi. Déjà, la mort des otages nigériens, aujourd’hui, n’a guère été commentée, et nous savons bien que, malgré les beaux discours, tous les cadavres n’ont pas la même valeur. De même, personne ne semble s’émouvoir outre mesure que des hommes du COS aient participé aux combats du jour AU NIGER, et non au Mali.

Il va être difficile de nier que la crise s’étend, irrémédiablement, et qu’elle expose, et notre faiblesse, et celles, immenses, de nos alliés. Et il va être tout autant délicat de nier que c’est après avoir accéléré le processus de décomposition de la région que la France, fière – à raison – de ses soldats se retire. On aurait aimé, après avoir attendu tant d’années un peu de courage de nos chefs, les voir faire preuve d’un peu de clairvoyance. Au lieu de ça, on les voit paraphraser Perceval de Galles : « Merci, de rien, au revoir, messieurs-dames ».

Killing the enemy always works.

Autant le dire d’entrée, je me moque des drones. Evidemment, en tant que grand admirateur de la puissance aérienne et ancien membre d’un service de renseignement, j’apprécie les prouesses techniques qui permettent à des types assis dans le Nevada ou en Virginie occidentale de dézinguer des jihadistes au Pakistan ou au Yémen, mais il faut dire qu’un rien m’amuse.

Selon moi, le drone armé, fut-il aussi merveilleusement perfectionné qu’un MQ-9 Reaper, n’a pas la beauté racée d’un F-15E lancé à pleine puissance entre deux montagnes afghanes, ou d’un B-1B déboulant à fond de train pour pulvériser un réduit taleb. Le drone armé est cependant, malgré ce manque de panache, une évolution notable de l’art de la guerre aérienne, et il s’est imposé, sans la moindre ambigüité, comme un instrument indispensable de la lutte contre les réseaux jihadistes. Je n’ai pas dit qu’il était parfait, mais il est quand même bien utile.

Dans quelques heures, l’Empereur, un peu comme rabbi Jacob, va parler de sécurité nationale. Il va, nous dit-on, évoquer les drones et Guantanamo, deux sujets douloureux et sensibles. Pour ma part, je voudrais me livrer à quelques remarques acerbes et, disons-le, d’une insupportable et assumée arrogance au sujet des frappes de drones. Il faut dire que j’aime ça.

A lire les torrents de commentaires qui polluent les pages des quotidiens ou des forums, et qui encombrent Facebook, on pourrait avoir l’impression que les drones sont une invention récente. Ben non, pas de chance, on y pense depuis des décennies, et on s’en sert depuis presque aussi longtemps.

Tenez, par exemple, en 1946, la Navy utilisa des Grumman F-6F-5K modifiés comme avions cibles guidés par radio pour l’entraînement de ses pilotes. Et en 1952, des appareils identiques, chargés de bombes, furent lancés contre des ponts en Corée pendant la guerre. Ah la la, mon Dieu, quelle horreur, quelle abomination, quel recul civilisationnel ! On a développé des armes pour tuer des ennemis ! Oui, je sais, c’est épouvantable, je comprends votre émotion, et pour tout dire je la partage. Et je suis, évidemment, consterné par l’absence de débat éthiques, à l’époque, au sujet de l’emploi de ces drones contre des troupes nord-coréennes ou chinoises.

Le général Patton, trop tôt disparu, l’avait dit avec son rude langage d’homme d’action : L’objet de la guerre n’est pas de mourir pour son pays mais de faire en sorte que le salaud d’en face meure pour le sien.

Ça paraît évident, mais, manifestement, il n’est pas inutile d’enfoncer des portes ouvertes. Le port de cuirasse, de bouclier, de casque et l’emploi d’armes de jet s’expliqueraient même ainsi. Je dois dire que j’avais un doute, j’ai ma réponse. Merci, Uncle Tom.

Dans les années 50, les responsables de la Royal Air Force mirent un terme à leurs programmes de chasseurs pilotés car ils étaient persuadés que l’avenir était, déjà, aux avions de combat sans pilote. L’avenir, justement, leur donna tort, mais certaines évolutions récentes montrent que les choses évoluent enfin.

De même, en 1962, l’Air Force impériale se pencha, de son côté, sur un projet de drone de reconnaissance à grande vitesse, baptisé D-21 et qui devait être lancé depuis une version modifiée du A-12 (l’ancêtre du SR-71) connue sous le nom de M-21.

Bref. Il n’est sans doute pas utile de revenir sur les appareils sans pilote, terrestres ou navals, utilisés depuis des décennies pour explorer, remonter des épaves ou faire détonner des colis suspects. Et je ne parle même pas de la conquête spatiale, évidemment.

Déléguer à des machines des tâches trop difficiles ou trop dangereuses est une obsession humaine, intrinsèquement liée aux progrès de notre espèce. Faire la guerre, comme pratiquer la chirurgie ou peindre des bandes blanches sur les autoroutes ne se fait plus sans des machines qui nous remplacent ou nous aident. Oui, là aussi, quel choc pour ceux qui pensaient qu’on peint la coque des paquebots au pinceau ou que chaque personnage Playmobil est assemblé à la main. Un peu comme balayer toutes les demi-dalles jusqu’au cirque Maxime, à Rome – ça fait un paquet de demi-dalles.

Les drones militaires, d’abord d’entraînement, puis de reconnaissance, ne sont donc pas des nouveautés. S’ils ont offert de nouvelles possibilités aux forces armées, ils n’ont en rien révolutionné l’art de la guerre. L’Empire mobilisa des RF-8 au-dessus du Cuba ou du Vietnam quand il enverrait de nos jours des drones. Ceux-ci sont en effet moins coûteux, plus endurants, et leur perte, toujours gênante, n’est rien comparée à la capture d’un pilote. Imaginez une affaire Gary Powers sans Gary Powers. Oui, je suis d’accord, il n’y a plus d’affaire, ou alors toute toute petite.

Mais, forcément, (attention, nouveau choc conceptuel en approche), le but de la guerre est quand même d’exercer une violence insupportable sur l’ennemi. Soit il est accessible à la négociation, et c’est le premier qui se dégonfle qui perd, soit il n’est pas accessible à la raison, et sa mort est donc l’issue naturelle de l’affrontement. Je ne vais non plus vous faire perdre du temps en recensant les combats à mort au cours de notre riante histoire, mais sachez quand même que ça n’a pas commencé avec Al Qaïda. Oui, d’après des sources concordantes, bien que vendues, sans ambiguïté, à la finance mondialisée et à des élites apatrides à la solde du grand capital prédateur, il se serait passé des trucs avant, disons, 2001.

Tuer sans être tué, durer plus longtemps que l’ennemi, lui survivre, être plus puissant que lui, avoir le dernier mot. Tout est là, et les drones de combat ne sont pas plus une rupture que les armures de combat intelligentes.

Les drones de l’Empire, et bientôt des armées russe et chinoise, ont pour but de traquer et frapper un ennemi inaccessible. Cette mission n’est pas nouvelle, et elle était, avant, menée par des appareils spécialisés comme les gunships, canonnières volantes orbitant pendant des heures et vous expédiant délicatement ad patres grâce à leur Gatling de 20mm, leurs canons de 40 ou leur obusier de 105.

Ces appareils, dont la genèse remonte aux années 40, sont utilisés par l’Air Force depuis la guerre du Vietnam. On les a vus en Irak, en Afghanistan, en Amérique centrale, en Somalie, autour des Grands lacs, même, et ça n’a jamais gêné personne. Pourtant, croyez-moi, une bavure avec un Spectre, ça a une autre gueule qu’un tir de drone qui tape la mauvaise maison.

Alors, quel est le problème ? Mystère. Je ne m’explique toujours pas les réflexions au sujet de la deshumanisation de la guerre de la part de citoyens qui n’y connaissent rien, ont peur chez le dentiste et ne lèvent pas un sourcil quand les Birmans s’entretuent. Il y aurait donc une façon acceptable de faire la guerre, quand on regarde dans les yeux l’ennemi que l’on tue, quand on sent son sang sur la lame de son couteau ou qu’on respire l’odeur de sa transpiration ? Tout cela relève du pur fantasme, et de la plus parfaite ignorance fascinée pour la violence.

Quelle différence, en effet, entre un opérateur de drone dans le Nevada et un équipage de B-2, à 8.000 mètres d’altitude, invisible et quasi invulnérable ? Pour tuer son ennemi, il faudrait donc le voir ? Mon bon Monsieur, ça fait longtemps qu’on ne fait plus ça – un peu comme les Sundaes à la fraise chez McDo, soit dit en passant.

Alors bon, pas de drones armés, mais des vrais raids, avec de vrais avions qui ravagent tout, c’est ça ?

En réalité, la vraie question posée par l’emploi de drones armés est, comme depuis des siècles, celle de l’emploi de la violence clandestine dans un pays souverain. J’en profite pour ajouter, car j’aime bien, à l’occasion, rabaisser mes contradicteurs, que les drones, même autonomes, ne sont évidemment pas sans lien avec les hommes. Qui identifient les cibles ? Qui choisit de les frapper ou de les introduire dans les logiciels de combat ? Que font les hommes de l’amiral McRaven toute l’année dans les riantes vallées pakistanaises ? Le relevé des compteurs d’eau ?

Le débat se poursuit sans fin quant à l’utilité de nos armes si onéreuses et sophistiquées contre un ennemi irrégulier qui refuse sa défaite. Il est celui de toutes guerres coloniales et postcoloniales menées par les Occidentaux depuis près de six siècles. Je suis le premier à écrire que les frappes de drones ne règlent rien – mais qu’est-ce qu’on rigole…

Parlons donc, pour finir, de cette violence illégale. Qu’il s’agisse des Américains, des Russes, des Israéliens, des Britanniques, et même de nous, éclaireurs du monde qui donnons discrètement à l’Empire, depuis des années, la liste des fâcheux à virer de cette planète, tout le monde pratique ou rêve de pratiquer ce genre d’opérations. L’assassinat d’un opposant russe à Londres fait, curieusement, moins tousser que l’élimination d’un émir d’Al Qaïda. Chacun ses goûts, m’objecterez-vous.

Le hic, avec cette histoire de frappe illégale, c’est qu’elle n’est jamais évoquée complètement. Ainsi, au Pakistan, où les frappes se concentrent dans les zones tribales, la population du reste du pays se moque assez allègrement des morts chez ces malheureux Taliban. Peut-être faut-il y voir une conséquence du fait que le TTP commet des attentats toutes les semaines et que le régime est impuissant ? Allez savoir. Et au Yémen, vous dit-on que les cibles frappées par l’Empire sont désignées par les autorités yéménites elles-mêmes ? Vous dit-on que des raids conventionnels, conduits par l’aviation saoudienne ou l’aéronavale américaine, ont également lieu ? Et savez-vous que les opposants aux frappes dans ce beau pays se demandent surtout s’il est bien normal de flinguer ainsi, à la surprise, des citoyens impériaux, même passés à l’ennemi ? (ma réponse est oui) je vous épargnerai le cas somalien, une belle zone grise, dont le territoire était contrôlé par les Shebab et des chefs de guerre et qui faisaient l’objet d’une intervention militaire internationale sous couvert des Nations unies.

Comme je vous le disais en commençant, je me moque des drones. Ils sont une évolution de l’art de la guerre, bien moins fondamentale à ce stade que la découverte du bronze, de la poudre ou de la guerre mobile. Il s’agit, encore et toujours, de tuer des ennemis et puisque ça ne marche pas en leur jetant des poèmes de Verlaine, on leur envoie des missiles. Que les grandes puissances, et même les petites, s’équipent, expérimentent (vous avez vu le drone du Hamas ? et ceux du Hezbollah ?), rien de plus normal. Les drones armés n’ont pas de couleur politique ou de parti-pris idéologique, ils servent leurs maîtres, et c’est tout. Que le plupart de leurs opposants soient des ignorants aux exaspérations partisanes est une autre chose.

Pour ma part, tant que l’ennemi meurt et qu’on a épargné les villes voisines, ça va. D’ailleurs, je vais vous confier un secret, moi, je préfère les bons vieux raids qui font du bruit et font tomber la vaisselle. Et s’ils sont illégaux, c’est encore mieux.

Voulons-nous rester en Algérie ? Si la réponse est oui, alors il faut en tirer toutes les conséquences.

Au mois d’août 2003, sur le conseil des services de renseignement algériens, le film de Gillo Pontecorvo, La Bataille d’Alger (La Battaglia di Algeri, 1966) fut projeté au Pentagone alors que l’Empire se débattait dans le foutoir irakien.

 

Nombre d’officiers impériaux ignoraient tout de la guerre d’Algérie et de la guérilla urbaine qui avait opposé dans la casbah, en 1957, la 10e Division parachutiste (DP) aux membres de la zone autonome d’Alger créée par le FLN. L’affrontement, remporté par les Français, ne ralentit qu’à peine l’inexorable marche de l’Algérie vers son indépendance, finalement acquise en 1962.

A bien des égards, la guerre d’Algérie a laissé de durables traces dans l’art de la guerre occidental, des hélicoptères armés aux méthodes de contre-insurrection urbaine en passant par de terribles débats sur l’usage de la torture et l’inadéquation, douloureusement inévitable, entre les impératifs moraux et les objectifs militaro-politiques.

En 1966, le cinéaste italien Gillo Pontecorvo tourne, à Alger, avec le total soutien des autorités, le film, devenu mythique, relatant la fameuse bataille. Couvert de récompenses, dont le Lion d’or de la Mostra de Venise, il participe même à la course aux Oscars en 1967.

A bien des égards, La Bataille d’Alger est un film qui a vieilli, tant par sa mise en scène, parfois théâtrale, que par ses dialogues, trop écrits. Mais c’est un film qui bien vieilli, comme Le Faucon Maltais (1941, John Huston). Le parti-pris du cinéaste est sans ambiguïté, et il n’a jamais caché son attachement au communisme. Son film est ainsi ouvertement favorable aux indépendantistes algériens, mais qui le blâmerait ?

Joué par une majorité d’acteurs amateurs, mettant en scène Youssef Saadi lui-même, dans son propre rôle de chef de la région autonome d’Alger, le film de Pontecorvo ne doit pas être vu comme le récit scrupuleux de ces mois de guérilla urbaine mais plutôt comme une œuvre engagée, presque de propagande, d’une rare qualité.

La violence y est montrée d’emblée, à la fin d’une séance de torture – une entrée en matière que reprendra Kathryn Bigelow dans son chef d’œuvre Zero Dark Thirty (2012), et qui tendrait à faire penser que torture et contre-terrorisme sont étroitement liés.

Mais la torture, dans ces deux films, est d’abord exposée comme une méthode, un recours technique à une situation précise, pratiquée sans haine par des professionnels froids, finalement bien plus odieux et méprisables que la population qu’ils défendent.

Rafles et attentats sont ici exposés sans fioriture, comme les deux versants d’une guerre asymétrique et du choc de volontés auquel se livrent une puissance coloniale vieillissante et un mouvement indépendantiste porté par le vent de l’Histoire. Interrogé par un journaliste lors d’une conférence presse organisée par le colonel Mathieu, un chef du FLN justifie le recours au terrorisme avec une froide logique : « Donnez-nous vos bombardiers, et nous vous donnerons nos couffins ». Le terrorisme serait donc justifié par la disproportion des moyens et la justesse de la cause qu’il entend servir.

Car La Bataille d’Alger n’est pas tant un film sur l’héroïsme des indépendantistes algériens ou l’extrême violence de la campagne de contre-insurrection française qu’un  plaidoyer pro domo justifiant le terrorisme. On peut d’ailleurs noter que le terme, en 1966, est parfaitement assumé par les personnages algériens du film, tels Ben M’Hidi qui dit :

La violence ne fait pas gagner les guerres. Ni les guerres ni les révolutions. Le terrorisme est utile pour commencer (la lutte).

En présentant les parachutistes de la 10e DP comme des professionnels obéissant aux ordres, en faisant du colonel Mathieu un officier presque sympathique qui met en œuvre une politique décidée à Paris par ses chefs, Gillo Pontecorvo s’en prend, certes, au colonialisme. Cependant, en faisant des soldats français qui raflent, torturent et détruisent les maisons des techniciens sans haine agissant selon une option tactico-politique, le cinéaste ne fait que justifier la propre option terroriste choisie par le FLN.

Du coup, l’affrontement est présenté à l’écran selon un schéma typiquement marxiste délaissant la réalité humaine pour ne s’intéresser qu’à la lutte entre deux forces intrinsèquement hostiles : une armée coloniale de professionnels contre un mouvement irrégulier composé d’hommes et de femmes du peuple, comme Ali La Pointe, prenant tous les risques pour leur cause. L’absence de psychologie des personnages, troublante au début du film, s’estompe ainsi rapidement tandis que se mettent en place les protagonistes.

On entend d’ailleurs peu d’envolées anticoloniales ou révolutionnaires de la part des cadres du FLN, et il faudra, pour ce faire, plutôt regarder L’Avocat de la Terreur (2007), le documentaire consacré à Jacques Vergès par Barbet Schroeder.

La guerre d’Indépendance ne cesse de ternir les relations entre la France et l’Algérie, posant de lancinantes questions au sujet de la violence des belligérants, du sort de la population européenne et des Harkis. A l’autre bout du monde, le Vietnam et l’Empire reprennent des relations plus ou moins apaisées fondées sur la volonté commune d’avancer, de dépasser les horreurs d’une guerre qui a ravagé la péninsule indochinoise de 1945 à 1975. Rien de tel entre Paris et Alger. Dans les deux pays, le refus de poser froidement et presque définitivement les termes de la querelle est alimenté par les nostalgiques d’une France impériale presque disparue des mémoires ou par un pouvoir que le naufrage, presque complet, conduit à ressasser sans cesse une guerre de libération nationale qui s’est achevée il y a un demi-siècle.

A cette époque, l’Algérie fut grande, victorieuse, porteuse d’espoirs. Elle tint fièrement sa place au côtés de l’Egypte de Nasser comme authentique nation tiers-mondiste libérée au prix de sacrifices insensés. Mais la victoire est devenue, plus qu’une glorieuse page, un dogme qui sclérose et bloque un pays qui est, contre toute attente, le principal adversaire des révoltes arabes de 2011. Les libérateurs d’hier sont ainsi, désormais, les alliés des tyrans, engoncés dans de terribles certitudes et confrontés à leurs échecs et leurs ambiguïtés.

La Bataille d’Alger vante, à raison, la geste d’une poignée de combattants inexpérimentés défiant les troupes d’élite d’une vieille puissance refusant son déclin et cherchant à venger  Sedan et Dien Biên Phu. Mais elle ne parvient pas, malgré les efforts de Gillo Pontecorvo, à sortir d’une terrible ambiguïté. Que devient, en effet, la posture morale quand la fin justifie à ce point les moyens ? Peut-on tout faire quand on entend incarner un nouvel espoir pour les peuples soumis ?

Au procès de Nuremberg, Hermann Goëring déclara que l’Histoire est écrite par les vainqueurs. Si la France avait vaincu en Algérie, nul doute que la cause des indépendantistes aurait été cruellement dépeinte dans les manuels scolaires. La libération de l’Algérie a eu, comme prévu, l’effet inverse, plaçant sur le même plan les attentats du FLN et ses actions de guérilla. Le terrorisme est ainsi devenu juste car sa cause était juste.

La Bataille d’Alger signe, en quelque sorte, un chèque en blanc aux terroristes des années 60 et 70, engagés dans la lutte du Sud contre le Nord. Mais, que penser alors du jihadisme, des partisans du GIA, d’AQMI, du Jabhat Al Nusra ? Au nom de quoi le pouvoir algérien peut-il les condamner puisqu’il a fait sien le dogme de la révolution par la terreur ?

C’est que le terrorisme, quelle que soit la cause qu’il défend, est une tache morale, et une erreur politique – même si la guerre est finalement gagnée. Et son usage ternit la cause qu’il défend, de l’Irlande au Cachemire, du Caucase au pays basque. Le fait que les services algériens aient conseillé aux officiers de l’Empire d’étudier un film qui montrait leur défaite militaire et leur succès politique est d’une cruelle ironie, alors qu’en Algérie le GIA a, dès le début, organisé son combat comme le FLN le fit trente ans avant lui, les wilayas ayant les mêmes numéros et Alger étant une région autonome. Peut-être les généraux milliardaires au pouvoir refusent-ils de voir que les jihadistes sont les enfants perdus de la révolution qu’ils ont confisquée et de l’indépendance qu’ils ont gâchée ?

London calling

Figurez-vous qu’il existe des gens sérieux qui, loin des caméras, travaillent en profondeur les questions liées au terrorisme et au contre terrorisme. C’est ainsi avec joie que nous accueillerons, le jeudi 16 mai, lors du prochain café stratégique d’AGS, Claire Arenes. Elle nous parlera de l’approche britannique de la lutte contre le jihadisme entre renseignement et community policing.

Un  sujet d’une tragique actualité…

« You wanna play rough, motherfucker? » (« Another victory », Cypress Hill)

Un idéologue d’AQMI, Abou Obeida Youssef Al Annabi, a diffusé le 7 mai un communiqué qui, dénonçant une fois de plus l’intervention militaire de Paris au Mali, appelait à frapper les « intérêts français partout dans le monde ».

Pour cause de célébration d’une victoire qui ne nous doit pas grand chose, et afin de commenter ce nouveau message de paix, les médias ont raclé les fonds de tiroir, offrant à quelques mythomanes à l’éducation imparfaite l’occasion de vendre leurs guides (« Bien manger à Syrte ») ou leurs conseils (« Je ne sais rien mais je peux tout expliquer »), et extirpant de l’Hospice des Vieux glands cher à Albert Algoud de vieilles badernes pour leur faire réciter leurs habituelles analyses.

Si je ne compte pas, ici, me laisser entraîner à reprendre les innombrables erreurs lues et entendues depuis mardi, c’est plus par manque de temps que par charité chrétienne. Il faut s’habituer – mais c’est difficile et douloureux – à ce que les plus mauvais aient pignon sur rue dans un pays qui ne célèbre pas seulement le panache dans la défaite et la grandeur dans la déroute, mais qui met aussi en avant ceux dont les échecs sont les plus retentissants et dont l’imposture a été maintes fois dénoncée. J’ai ainsi tenté, par deux fois en quelques heures, d’expliquer à une charmante journaliste que l’audience n’était pas tout et que la crédibilité avait son importance, mais mes malheureux arguments n’ont pas porté. Oui, je suis snob, parfaitement, et je préfère décidément l’ombre au sein d’une compagnie choisie à la lumière entouré de médiocres.

Inutile, disais-je, de revenir sur ceux qui, en juin 2001, jugeaient Al Qaïda comme une aimable bande d’originaux engagés dans un retour à la nature en Afghanistan. Ce sont les mêmes qui pensaient que le Vietminh n’avait pas d’artillerie, que les Ardennes étaient infranchissables ou que l’aviation n’aurait jamais d’influence sur l’art de la guerre. Il y a mieux à faire, en effet, et on peut simplement souhaiter que leurs performantes analyses, nourries par leurs nombreux échecs, n’aient pas trop d’audience.

Que penser, donc, de ce communiqué d’AQMI, le groupe jihadiste qui, et ça n’est pas rien, a tout de même conduit la France à envoyer au Mali près de 5.000 hommes ?  D’abord, et même si ça doit conduire à contredire les certitudes de quelques retraités, que la menace représentée par ce groupe est plus que crédible.

AQMI, un groupe jihadiste héritier de plus de vingt ans de guérilla islamiste en Algérie, tient encore tête à l’armée algérienne en Kabylie et est loin d’être le ramassis de voleurs de poules que nous décrivent des esprits aussi éclairés que Michel Onfray ou Xavier Raufer. Adoubée en 2006 par Al Qaïda, vous savez, cette mystérieuse organisation qui n’existe pas mais qui mène, pourtant, le jihad en Syrie, AQMI développe depuis des années des réseaux dans l’ensemble du Maghreb et du Sahel, installant ou intégrant des cellules, coopérant avec Boko Haram, Ansaru ou les Shebab, et faisant, à l’occasion, le coup de feu avec les jihadistes libyens. Est-il besoin de préciser, d’ailleurs, que l’attentat récemment commis contre l’ambassade de France à Tripoli – un autre ayant été déjoué contre la représentation britannique – fait bien plus penser aux jihadistes algériens ou à leurs alliés locaux qu’à une action des milices, voire à des anciens du régime du regretté colonel Kadhafi ?

Les autorités tunisiennes, ou ce qu’il en reste, ont même récemment avoué qu’elles luttaient contre deux petits groupes près de la frontière algérienne animés par des vétérans du jihad au Mali. On sait par ailleurs, depuis le printemps 2011, que des hommes d’AQMI se sont battus en Libye lors de la révolution et que Mokhtar Belmokhtar a été tenu étroitement informé du déroulement de l’attentat contre le consulat de Benghazi, le 11 septembre 2012. Le même Belmokhtar, que plus personne n’ose encore traiter de petit trafiquant sans idéologie, est quand même l’auteur de l’attaque d’In Amenas, en janvier dernier, un chef d’oeuvre du genre. Question crédibilité, donc, il n’y a donc pas photo, quoi qu’en disent nos chers experts, dont l’ignorance le dispute au racisme le plus primaire.

Les menaces d’AQMI contre la France ne sont, certes, pas nouvelles, elles sont même constitutives de la mouvance jihadiste algérienne, dont le combat a repris, pour partie, les fondamentaux idéologiques du FLN et d’autres mouvements de libération. Abou Obeida Youssef Al Annabi, cependant, ne nous dit pas que son groupe va s’en prendre à nos intérêts, parce que ça, merci bien, on est au courant. Et vu ce que l’opération Serval a infligé aux jihadistes depuis janvier, on les voit mal – tout le monde n’est pas le maréchal Pétain – capituler en rase campagne.

Non, ce que lance Abou Obeida n’est pas une nouvelle bordée d’injures et de menaces directes mais un appel aux alliés. Or, et avouons que c’est bien embêtant, AQMI en a, des alliés. Le 28 avril, les malheureux services maliens (ne riez pas) ont ainsi démantelé à Bamako une cellule du MUJAO qui prévoyait des attentats. En Tunisie, donc, mais aussi au Maroc, dans l’ouest de l’Algérie, on casse de petits groupes liés à AQMI. Et dans l’ensemble de la région, on essaye d’empêcher tout ce petit monde de se structurer.

Comme le rappelait récemment dans Modes et Travaux un ancien du gaz, AQMI ne dispose pas de réseaux en Europe, et encore moins en France. Mais la question n’est pas là, et la comparaison avec la situation qui prévalait en 1995 est aussi pertinente que la démarche qui consisterait à évaluer l’armée chinoise en fonction de ses stocks de bandes molletières. Les services de sécurité et les terroristes s’adaptent, et il me semble avoir écrit, comme quelques autres, dont mes amis du GCTAT, que la tendance des jihadistes était à l’envoi d’individus isolés ou de petits groupes (ici ou ), comme on l’a récemment vu à Birmingham, par exemple.

La question n’est donc pas de savoir si AQMI va essayer de nous frapper comme son ancêtre le GIA le fit en 1995, mais de mesurer son influence sur ses alliés et disciples dans le monde. Le groupe algérien a l’honneur de mener un combat direct contre une puissance occidentale qui a TOUJOURS figuré dans le Top 5 des ennemis du jihad et son audience est bien supérieure en 2013 à ce qu’elle était du temps du GSPC – sans même parler du GIA, dont les réseaux internationaux ne se relevèrent jamais des tueries de 1997-1998 et dont les cadres furent, un temps, chassés des camps d’Al Qaïda pour ces crimes.

On l’a vu cet automne lors de l’affaire de Sarcelles, le 4e cercle des jihadistes – dont votre serviteur avait prévu l’émergence en 2005 – est devenu une réalité tangible que certains décrivent sous le terme, parfaitement impropre, de néo-jihadisme. De Birmingham à Boston, de Casablanca à Stockholm se structure donc, depuis des années, une menace dont les évolutions sont plus rapides que celles de nos services, sans parler de celles de nos observateurs. C’est à ces forces qu’AQMI fait appel et il n’y a guère de lieu de ricaner ou d’invoquer les déséquilibres psychologiques supposés des terroristes.

Alors que la crainte, parmi les gens sérieux, d’un attentat en France, ne cesse de croître, on sait ce qu’il faut penser de ceux qui vous disent, avec l’aplomb des médiocres, que l’ennemi ne passera pas. Puisque nous sommes en France, d’ailleurs, il est même permis de juger cette posture comme l’indice le plus inquiétant d’une frappe à venir.

 

« Papa, get the rifle from its place above the French doors!/They’re comin’ from the woods! » (« The Rifle », Alela Diane)

On se bat en Tunisie, ce soir, à quelques dizaines de kilomètres de la frontière algérienne.

La surprise semble de taille pour bon nombre d’observateurs (le terme m’amuse, ne nous le cachons pas) qui ont oublié qu’en décembre 2006 l’armée tunisienne a déjà affronté des jihadistes. Il faut dire que l’islamisme radical tunisien n’est pas un phénomène récent, ni même importé comme a récemment tenté de me le démontrer une candidate tunisienne qui n’aura donc pas l’avantage de travailler à mes côtés. Et tant que j’y suis, le Qatar n’y est pour rien, faut-il le préciser ?

Dans les années 90, le président Ben Ali, dont l’amitié pour Jacques Chirac ne faisait pas sursauter d’effroi Dominique de Villepin, le bien connu défenseur de l’opprimé et du droit, a fait arrêter par dizaines les militants d’Ennahda, le parti islamiste local, raisonnablement radical mais pas réellement violent. Je me souviens même avoir reçu dans mon bureau, il y a au moins dix ans, une note donnée par le président tunisien à notre bien aimé leader dans laquelle il demandait l’arrestation en France d’intellectuels exilés infiniment moins violents que moi. Et manifestement, personne ne disait à notre grand ami de se calmer un peu avec les arrestations arbitraires ou les demandes extravagantes. N’oublions pas que le premier des droits de l’Homme est de manger à sa faim, comme le dit un jour si aimablement notre gaulliste en chef. Mais je m’agace, ça n’est pas raisonnable.

Comme dans tous les pays de la région, il existe depuis les années 70 une mouvance islamiste radicale tunisienne, militant pour l’instauration d’un régime islamiste, inspirée par la révolution iranienne, toujours prompte à défendre un Etat musulman odieusement agressé par l’Occident impérialiste et décadent. Et les militants tunisiens ne sont pas les derniers à vouloir faire le coup de feu. On les a vus en Afghanistan, à la grande époque – non, pas du temps du Mexicain – et quelques uns ont même fondé le Front islamique tunisien (FIT).

Je ne vais pas vous assommer avec l’histoire du jihad en Tunisie, mais les choses sérieuses ont vraiment commencé, à mon sens, avec la création du Groupe combattant tunisien (GCT), véritable mouvement violent fondé en Afghanistan en 2000 dans l’ombre bienveillante d’Al Qaïda. Le GCT, jihadiste, a, dès ses origines, lié ses ambitions nationales au jihad mondial, et ses membres n’ont pas démérité.

Le 9 septembre 2001, ce sont ainsi deux militants du GCT, Dahmane Abdel Sattar et Rachid Bouraoui El Ouaer, qui ont assassiné le commandant Massoud, lors d’une fascinante opération qu’il faudrait enseigner dans les écoles tant elle révèle le caractère international du jihad.

Le GCT avait été fondé par Tarek Maaroufi, un ancien d’Ennahda passé au jihad devant l’échec des menées non violentes de son mouvement, et par Seif Allah Ben Hassine, alias Abou Iyadh, un idéologue d’abord réfugié à Londres puis en Afghanistan. Abou Iyadh n’est pas un demi-sel, et si Maaroufi a connu la prison en Europe (et a même été déchu de sa nationalité belge), lui a connu les geôles tunisiennes, dont on connaît le raffinement.

L’un et l’autre ont été liés à des attentats ou des opérations de guérilla et sont de véritables dangers publics, que le temps n’a pas apaisés. Amnistié en 2011 après la révolution de Jasmin, Abou Iyadh a fondé Ansar Al Sharia – Tunisie , un mouvement pudiquement qualifié de salafiste mais qui est, en réalité, authentiquement jihadiste.

Le 14 septembre 2012, trois jours après l’attaque du consulat impérial à Benghazi, ce sont les garnements d’AAS qui s’en sont pris à l’ambassade américaine à Tunis. Et dans la capitale tunisienne comme dans la capitale égyptienne le 11 septembre précédent, les services n’ont pas manqué de reconnaître, parmi les assaillants, des sympathisants d’Al Qaïda. Seulement voilà, comment faire pression sur des gouvernements islamistes, à Tunis ou au Caire, dont les membres considèrent les salafistes et les jihadistes comme de sympathiques, bien qu’un peu turbulents, jeunes hommes ?

Il y a donc des islamistes radicaux en Tunisie, depuis longtemps, et ils sont liés à tous nos autres amis, du Caucase au Pakistan en passant par le Sahel, et bien sûr l’Algérie. Le GSPC, bien avant de devenir AQMI, n’a jamais caché ses ambitions régionales et s’est toujours vu comme l’élément de pointe qui devait lancer le jihad régional. Bien avant les révoltes arabes et l’onde de choc qu’elles ont déclenchées, les terroristes algériens – qui ont intégré très tardivement la mouvance incarnée par Al Qaïda – ont essayé de susciter des vocations ou de rallier des vocations. Pour sa part, l’attentat contre la synagogue de la Ghriba, à Djerba, en avril 2002, directement réalisé par l’organisation d’Oussama Ben Laden, ne nous apprit rien sur la mouvance jihadiste tunisienne.

Les incidents de décembre 2006 et janvier 2007 en Tunisie ont ainsi été le fait de volontaires venus des maquis algériens qui avaient implanté des camps dans le djebel Chaambi, celui-là même où on se bat depuis des jours. Ce massif montagneux n’est en effet qu’à une trentaine de kilomètres de la wilaya de Khenchela, à l’extrême est de l’Algérie, dans une zone où AQMI tient depuis des années la dragée haute à l’ANP. Autant dire que si l’armée algérienne ne parvient toujours pas à marquer des points décisifs contre AQMI en Kabylie, ce ne sont pas les troupes tunisiennes, malgré tout leur courage, qui vont éradiquer les maquis jihadistes en quelques journées de combat. Il va de soi que j’espère me tromper, mais ça m’arrive hélas assez rarement.

L’affaire, pour tout dire, est assez délicate. En Tunisie même, les salafistes, menés par Abou Iyadh, un homme qui fait l’objet de sanctions internationales (Comité 1267 contre Al Qaïda et les Taliban, la classe), exercent sur le gouvernement une pression terrible, de chaque instant, dont le but, parfaitement assumé, est d’aboutir à un régime islamiste. Face à cette force que rien ne semble arrêter, les autorités sont d’autant plus inefficaces qu’elles sont ambigües.

Mais, même si elles le voulaient, que pourraient-elles contre le foutoir régional que j’évoquais en octobre dernier ? Oui, je sais, des mois avant qu’il n’apparaisse vraiment, c’est un don.

Et que pourraient-elles faire contre un phénomène vieux de dizaines d’années que la répression idiote, en Tunisie comme en Egypte, n’a fait que radicaliser au lieu d’éradiquer ?

On compte désormais des dizaines de volontaires tunisiens en Syrie au sein des groupes jihadistes combattant le régime, comme on en a compté des dizaines en Irak il y a dix ans. A In Amenas, en janvier dernier, il y avait des Tunisiens (et aussi des Egyptiens) aux côtés des hommes de Belmokhtar, l’émir légendaire que le jihadiste égyptien qui a organisé l’attentat de Benghazi (avec le soutien financier d’AQPA au Yémen, faut-il le rappeler ? et peut-même sa participation physique), en septembre 2012, a appelé pour échanger avec lui des cris de joie.

Et, justement, dans le djebel Chaambi, l’armée tunisienne tente de détruire des camps créés au profit d’AQMI, un groupe algérien, afin d’envoyer des combattants au Mali… D’ailleurs, puisqu’on parle du Sahel, chacun soupçonne fortement l’ami Belmokhtar, qui, comme le pédoncle garou, n’abandonne jamais, d’avoir ravagé notre ambassade à Tripoli, la semaine dernière, peut-être avec l’aide de ses contacts locaux, voire de leurs sponsors yéménites. Laissons la police faire son enquête, mais notons que les crises locales, obstinément, alimentent le combat planétaire.

Le jihad mondial n’est donc pas un fantasme, il est au contraire une réalité que l’on ne peut appréhender que lentement et avec patience. Les évènements de ces derniers jours sont, en tout point, fascinants à ce sujet, de la Tunisie au Cameroun, des Etats-Unis à la Tunisie, de la Libye à la Syrie. Il ne reste plus qu’à redouter le prochain attentat en France, suite logique et peut-être inévitable du processus.

Y a des impulsifs qui téléphonent, y en a d’autres qui se déplacent.

« You are now about to witness the strength of street knowledge » (« Straight outta Compton », N.W.A)

Je ne devrais pas être surpris, mais c’est plus fort que moi, l’ignorance assumée de certains m’agace. Voyez-y la preuve de ma propre arrogance, vous n’aurez pas tort. Mais ça n’enlèvera rien à la médiocrité des torrents de commentaires lus, ici ou là, de la part de gens qui ne pensent même pas à consulter Wikipedia.

Il y a quelques jours, les services de sécurité canadiens ont déjoué un attentat contre un train reliant Toronto à New York. Je passe sur le fait que personne, ou presque, n’a pensé à relier ces arrestations à l’affaire de Boston, alors qu’on peut raisonnablement estimer que les autorités, à Ottawa et Washington, ont d’abord choisi de ne pas prendre de risques et de ramasser tout ce petit monde avant qu’il ne soit trop tard, une nouvelle fois. Je passe également sur le fait que les commentateurs, qui débattent aujourd’hui du terrorisme avec les mêmes certitudes que celles qui les faisaient gloser sur les ADM irakiennes, n’ont manifestement jamais entendu parler de Fatah Kamel, de la cellule de Montréal, ni peut-être même d’Ahmed Ressam. Je vais cependant vous épargner une ou deux pages sur les réseaux jihadistes nord-américains.

Il me semble, en revanche, impossible de ne pas revenir sur les mines étonnées de ceux qui ont découvert la présence d’Al Qaïda en Iran. Il se trouve, en effet, que les services canadiens ont indiqué dans leurs différents briefings que les jihadistes interpellés recevaient leurs ordres d’une cellule basée dans ce beau pays. Comment, comment, se sont exclamés les beaux esprits qui dissertent quotidiennement sur le calibre des catapultes, la diagonale du match nul ou l’implication du mariage pour tous sur les anges qui n’ont pas de sexe, comment, disais-je, il y aurait des terroristes sunnites radicaux dans l’Iran chiite ? Ah ben ça, les gars, quelle surprise, et quelle innovation.

Jamais, en effet, dans l’histoire déjà longue, jamais auparavant aucune puissance n’a fait preuve de pragmatisme ou même de cynisme. Tenez, en France même, jamais un Président de gauche n’a joué avec l’extrême droite pour nuire à la droite parlementaire. Et au Moyen-Orient, une fascinante région où les alliances sont, comme chacun le sait, gravées dans le marbre, jamais la Syrie alaouite n’a favorisé les jihadistes combattant en Irak contre l’Empire. Ben non, c’est pas le genre. De même, jamais certains partis chrétiens libanais ne se sont récemment alliés à la même Syrie, qu’ils combattaient il y a trente ans. Oh non, ça serait mal.

On pourrait en rire si une telle ignorance n’était pas si inquiétante. Personne n’a pensé à souligner que le Hamas, à Gaza, recevait des armes et de l’argent de l’Iran ET du Qatar ? Ah ben oui, voilà, ça change tout. On pourrait donc s’allier avec un partenaire stratégique sans tenir compte de sa religion pourvu que les buts soient communs ?

Je vous laisse digérer la portée proprement historique de la percée conceptuelle à laquelle vous venez d’assister, car je suis conscient du choc presque mystique qu’il y a à me voir casser ainsi les codes ancestraux avec cette déconcertante facilité. Il faut dire que de telles alliances, en apparence contre nature, n’ont jamais été observées en Europe, et on peut donc comprendre l’effroi des esprits les plus affutés devant cette évolution.

Je lisais récemment dans un catalogue de bricolage quelques amusantes remarques sur l’islam révolutionnaire, assorties d’une réjouissante confusion entre islamisme et islamique. Il faudrait quand même penser à (re)lire Henry Laurens et Gilles Kepel, un de ces jours, les gars, parce que ça va devenir gênant, à la longue. On a assez d’un Michel Onfray, n’est-ce pas ?

Reprenons lentement. Le 6 octobre 1981, un commando composé de membres de la Gama’a Islamya et du Jihad Islamique Egyptien (JIE) assassina le président Sadate lors du défilé de la Guerre d’Octobre, en 1981. Cette action d’éclat, la plus importante de la mouvance jihadiste naissante depuis l’affaire de La Mecque, en 1979, déclencha une répression terrible en Egypte – alors même que les Etats arabes, dont l’Egypte, commençaient à encourager leurs islamistes radicaux à partir combattre en Afghanistan contre les Soviétiques.

Une partie des islamistes radicaux égyptiens partit, en effet, mener le premier des jihads contemporains, trouvant refuge au Pakistan, tandis que quelques uns se réfugiaient en Iran. La jeune république islamique, au-delà des antagonismes religieux traditionnels, voyait en effet avec sympathie ces révolutionnaires musulmans engagés dans une lutte à mort avec le principal allié de l’Empire dans la région, qui plus est en paix avec Israël, et hôte d’Al Azhar, source de l’orthodoxie. D’ailleurs, le JIE du bon docteur Zawahiry avait dès 1978 soutenu l’ayatollah Khomeiny, comme le rappellent quelques bons auteurs que certains, à défaut d’avoir eu la chance de pratiquer un métier de seigneur, pourraient au moins lire pour se documenter un peu.

Des membres de la Gama’a, sunnites radicaux, s’installèrent donc en Iran, sans que personne ne monte de bûchers comme on eut coutume de le faire dans le comté de Toulouse au début du 13e siècle, et je me permets de rappeler ici, car je suis sans pitié, que les attentats commis en France en 1986, commandités par les services iraniens, ont été perpétrés par quelques radicaux sunnites. Oui, je suis bien d’accord, ces gens n’ont décidément aucune morale. Pfff.

Tant que j’y suis, je pourrais aussi glisser qu’en 1991 le même régime iranien, plus chiite que jamais, a essayé d’aider le FIS en Algérie, ainsi que les Bosniaques contre les Serbes et les Croates. Terrible, hein, le pragmatisme ? Isolé, cerné d’ennemis, bordé de zones de crise, le régime iranien sait, évidemment, faire passer ses intérêts supérieurs avant sa religion d’Etat surtout quand, comme je le disais plus haut, les buts à atteindre sont identiques.

En 1998, les services suédois me parlèrent des relations avec l’ambassade iranienne de quelques uns des jihadistes présents à Stockholm. Je dois avouer, à ma grande honte, que je n’y prêtai pas, sur le moment, une grande attention, alors que les cellules du GIA dans le pays, méprisant le GSPC, se tournaient déjà vers Al Qaïda. Quelques mois plus tard, début 1999, les services norvégiens, qui tentaient de contrôler les activités du leader islamiste kurde Najmuddin Faraj Ahmad, plus connu sous le nom du mollah Krekar, me transmirent, lors d’une réunion à Paris, plusieurs dizaines de pages de numéros de téléphone écoutés et interceptés par leurs soins. N’étant pas homme à résister à des friandises, je passai alors des jours à tenter d’identifier les centaines de numéros que la ligne de Krekar contactait sans se soucier du prix des communications.

Comme toujours en pareil cas, le travail – vous savez, ce truc indispensable sans lequel vous n’êtes, au mieux, qu’un attachant dilettante, au pire qu’un insupportable branleur – paya, et en quelques semaines nous découvrîmes, sans surprise mais avec ravissement, que ce bon monsieur Krekar était lié à l’élite du jihad mondial, du Londonistan à l’Afghanistan talêb en passant par quelques pointures éparpillées en Europe occidentale, dont Imad Eddine Barakat Yarkas, un des grands idéologues syriens d’Al Qaïda, réfugié en Espagne, impliqué dans les attentats du 11 septembre 2001 et directement lié au chef de la cellule des attentats de Madrid, le 11 mars 2004. Mais ne nous égarons pas.

Plus intéressant encore, Krekar appelait régulièrement des numéros en Iran, et les services norvégiens nous avaient bien précisé que chez eux le problème n’était pas tant les menées des ambassades saoudiennes ou koweitiennes que celles de l’ambassade d’Iran. Ne comprenant rien à cette affaire, je me tournai alors, tout naturellement, vers ceux de mes collègues qui travaillaient sur le cœur d’Al Qaïda et les réseaux que nous qualifiions d’exotiques, du Cachemire à l’Ogaden, de Mindanao au Kurdistan irakien. « C’est logique et c’est très simple », me dirent-ils avec l’aisance naturelle qui sied à ceux qui connaissent leurs dossiers mieux que leurs propres poches. « Les Iraniens soutiennent dans une petite partie du Kurdistan irakien un groupe irrédentiste islamiste radical appelé Ansar Al Islam, fondé et dirigé par le mollah Krekar, qui mène des actions contre le régime de Saddam Hussein et dont quelques volontaires s’entraînent dans les camps jihadistes en Afghanistan ». C’était là une merveilleuse illustration de ce qui devint ensuite le glocal, mais passons.

Au printemps 2000 eut lieu en Europe une grande transhumance de jihadistes, un grand nombre de militants et de responsables décidant de rejoindre les Taliban dans leur émirat afin d’y recevoir la bonne parole d’Al Qaïda. Ce déplacement de compétences se fit, bien sûr, par le Pakistan, mais aussi par l’Iran. Les jihadistes, en provenance de Londres, Stockholm ou Francfort, passant parfois par la Turquie, étaient, en effet, pris en compte à Téhéran par les cadres de la Gama’a Islamiya que les services iraniens toléraient depuis des années. Vous noterez, car on ne vous la fait pas, que le fait d’avoir renoncé à la violence et d’avoir signé un trêve avec le régime égyptien, n’empêchait pas les petits gars de la Gama’a d’aider leurs frères moins débonnaires.

Je pourrais ajouter que la même Gama’a a récemment créé un parti politique légal dans l’Egypte postrévolutionnaire, mais ça n’a rien à voir et ça nous entrainerait trop loin. Revenons donc à nos barbus.

Parvenus en Iran, nos volontaires du jihad mondial, grâce à un petit réseau de taxis ad hoc, cheminaient jusqu’à la frontière avec l’Afghanistan où les gardes-frontières taliban les remettaient aux rabatteurs d’Al Qaïda, qui les répartissaient dans les camps. Le tout puissant Ministère du Renseignement ignorait-il ces activités ? Evidemment, non. Les soutenait-il ? Pas plus. Donner des armes et de l’argent aux quelques centaines de combattants d’Ansar Al Islam au Kurdistan irakien était une chose, soutenir des groupes qui étaient dans le viseur de l’Empire une autre, et les radicaux, quoi qu’on nous dise, ne sont pas fous, et rarement idiots s’ils sont arrivés au pouvoir.

L’ambiance changea, là aussi, après le 11 septembre 2001. Un certain nombre d’Etats qui avaient aimablement toléré les réseaux d’Al Qaïda, comme la riante Syrie ou l’accueillant Yémen, se firent d’un coup très coopératifs avec l’Empire et ses alliés alors que s’ourdissait leur vengeance. L’Iran se montra, comme à son habitude, plus circonspect.

A partir de décembre 2001, plusieurs cadres de l’organisation, dont Saïf El Adel – qui fut en 2011 émir intérimaire d’Al Qaïda, Souleiman Abou Gaith (récemment arrêté en Jordanie après avoir quitté l’Iran pour la Turquie en janvier dernier) – ou Mohamed Moummou, un ancien des cellules suédoises qui connaîtra lui aussi un destin épique, trouvèrent refuge en Iran. Les services occidentaux, qui traquaient tout ce petit monde, firent pression sur Téhéran, qui instaura alors des régimes de liberté plus ou moins surveillée pour ses invités. Malgré les menées des Israéliens, l’Empire résista à la tentation et se contenta de violentes joutes diplomatiques secrètes avec l’Iran au sujet du sort des dizaines de jihadistes présents dans le pays. En 2003, l’affaire se mêla même aux délicates négociations sur le programme nucléaire, occasionnant quelques échanges virils entre les ambassadeurs occidentaux et les responsables iraniens, mais chut, car ça, c’est vraiment secret.

Par ailleurs, ceux qui nous parlent doctement de l’Iran, forcément perse et chiite, oublient – ou ne savent pas – que le pays n’est pas – pas plus que les autres, en tout cas – épargné par les crises communautaires. Ainsi, à l’est, au Balouchistan existent de vives tensions entre une minorité sunnite, évidemment travaillée par l’islamisme radical, et le pouvoir central, intrinsèquement peu enclin au dialogue.

Il existe ainsi au Balouchistan iranien un groupe terroriste sunnite, généralement connu sous le nom de Jund Allah, qui mène contre le régime une guérilla mêlée de terrorisme. Certain attentats, ces dernières années, ont été particulièrement meurtriers, visant les symboles du pouvoir, les Gardiens de la Révolution ou même des mosquées – selon un mode opératoire qui rappelle les actions du TTP pakistanais contre la communauté chiite  de l’autre côté de la frontière. Comparaison n’est pas raison, mais les ennemis sont communs, et il se trouve que le Jund Allah est, selon bon nombre d’observateurs sérieux, lié à Al Qaïda.

Seulement voilà, c’est encore plus compliqué. Car d’un côté nous avons un régime iranien qui accueille en toute connaissance de cause des dirigeants d’Al Qaïda tout en leur demandant de ne pas concevoir d’opérations depuis son territoire, mais qui combat sur une partie de son territoire un groupe qui est leur allié. Et De l’autre côté nous avons un mouvement jihadiste que ces mêmes observateurs jugent soutenus par, au moins, le Pakistan – voire le Royaume-Uni, les Etats-Unis ou Israël. Je n’ai, pour ma part, pas d’information sur ce dernier point, mais on a déjà vu les Occidentaux soutenir de petits ennemis contre de grands adversaires. Ah la la, vraiment, je vous jure…

A ce stade, il est difficile de savoir, surtout quand on est un observateur civil désormais bien déconnecté du terrain, si une partie de l’appareil d’Etat iranien a laissé faire une cellule d’Al Qaïda en toute connaissance de cause, ou si, là comme ailleurs, les services ne sont pas omniscients et ont pu se laisser abuser. Il est également possible que les relations entre les petits gars arrêtés au Canada et leurs amis en Iran n’ait jamais eu de caractère véritablement opérationnel. En tout état de cause, à l’exception de quelques commentateurs hystériques, personne ne songe sérieusement à une implication directe du régime iranien dans cette affaire. Pour autant, ceux qui ont cru bon de s’esclaffer à la simple mention de la présence de jihadistes en Iran ont, une fois de plus, montré qu’il ne faut pas confondre l’observation et l’analyse de la mouvance jihadiste et commentaires de la presse de la veille au comptoir du café du Stade.