« Fell your Body falling to its Knees »  (« Behind the Wall of Sleep », Black Sabbath)

Il ne s’agit pas du thème le plus traité ici, mais figurez-vous que je suis un lecteur acharné de H.P. Lovecraft, un des maîtres de la littérature fantastique, créateur du mythe de Cthulhu, du Necronomicon et de son auteur, Abdul al-Hazred, dit l’Arabe fou, inspirateur des plus grands, au premier rang desquels Stephen King, dont l’influence reste immense, de Metallica à Indiana Jones, et qui, adaptée avec talent, a conservé toute sa force.

Bien sûr, Lovecraft était un xénophobe obsessionnel, antisémite répugnant comme ils le sont tous, et il était probablement complètement cintré, mais son œuvre reste passionnante, riche et par bien des aspects sans une ride. L’univers qu’il a créé, dans une Nouvelle Angleterre mystérieuse, faite de légendes inquiétantes, de villes louches et de ruines plus que suspectes, est de ceux dans lesquels on aime à se perdre en redoutant à chaque coin de ruelle une rencontre fatale et dans chaque bar de marins les confidences terrifiantes d’un vieux type qui en a trop vu.

Tout n’est évidemment pas immortel dans les dizaines de romans, nouvelles et autres récits qu’il a laissés. Au début des années 90, la publication dans la collection Bouquins d’une tentative d’intégrale en trois tomes avait donné une somme indigeste, impossible à lire mais d’une grande utilité pour les scénaristes de jeu de rôle. Il est plutôt recommandé de se procurer les éditions de poche ou, si vous voulez investir dans un bel objet, le volume que la Bibliothèque de la Pléiade vient de consacrer au cher homme.

La richesse de l’œuvre de Lovecraft, comme pour Tolkien ou Herbert, ne saurait cependant être cantonnée aux textes. Le foisonnement des lieux et des objets ne pouvait qu’inspirer des esprits aux doigts d’or et c’est ainsi qu’est né l’Atlas Lovecraft, publié il y a quelques jours aux éditions Bragelonne et que nous devons à Laurent Gontier et Alain T. Puysségur.

Livre magnifique, cet atlas rassemble des cartes de lieux fictifs, jaunies, annotées, comme si on les avait trouvées au cadastre de la mairie de Providence ou dans les travées de la bibliothèque de l’université de Miskatonic, à Arkham. On reconnaît là la patte de Laurent Gontier, spécialiste de la confection documents et objets graphiques narratifs dont on aimerait voir un jour le travail sur un plateau de tournage puis à l’écran.

L’ensemble est remarquablement agencé dans ce livre qui promet d’être indispensable aux admirateurs de Lovecraft comme à ceux qui aiment, comme votre serviteur, voir les textes prendre vie.

« Now this is a song to celebrate/The conscious liberation of the female state » (Eurythmics & Aretha Franklin, « Sisters Are Doin’ It for Themselves »)

Le 22 octobre 1988, un petit groupe de catholiques énervés, pensant sans doute suivre ainsi les enseignements du Messie, avaient perpétré un attentat contre le cinéma Saint-Michel, place du même nom, afin d’empêcher la projection du film de Martin Scorsese La Dernière tentation du Christ. Œuvre remarquable, écrite par l’immense Paul Schrader d’après le roman de Nikos Kazantzakis et à la distribution exemplaire (Willem Dafoe, évidemment, mais aussi Harvey Keitel, Barbara Hershey, Verna Bloom, Tomas Arana et même David Bowie dans le rôle de Ponce Pilate), le film de Scorsese n’a rien d’une charge anticléricale et pose en revanche des questions respectueusement vertigineuses. La musique, exceptionnelle, de Peter Gabriel contribue naturellement à la grandeur de l’ensemble.

Rapidement arrêtés, jugés en 1990, les auteurs de l’attentat, croisés de pacotille, s’étaient justifiés avec des arguments qu’on entendit beaucoup dans les salles d’audience françaises dans les années 2010 dans la bouche d’autres fanatiques, qu’on a depuis pris l’habitude de qualifier de radicalisés.

Un an après l’attentat du cinéma Saint-Michel, la riante république islamique d’Iran diffusa une fatwah condamnant à mort Salman Rushdie pour un autre livre, Les Versets sataniques. Autrement sulfureux mais aussi d’une grande subtilité, le texte de l’écrivain britannique avait provoqué la fureur – soigneusement entretenue – de foules qui ne l’avaient pas lu et qui ne l’auraient de toute façon pas compris. En France, certains s’émurent un peu vite et y virent l’expression d’un racisme systémique à l’encontre des musulmans. Heureusement, ils n’assistèrent pas à la tragédie de l’attentat contre la rédaction de Charlie Hebdo, il y a déjà 10 ans, et c’est peut-être mieux pour tout le monde. Certains appellent au meurtre, d’autres les excusent, et d’autres, finalement, meurent.

En 1988 et 1989, il s’agissait pour des croyants enragés de punir des remises en question, forcément insupportables, du dogme ou des questionnements théorique. Souvenons-nous que pour ces gens, réfléchir, c’est commencer à désobéir.

Plus tard, l’interminable affaire des caricatures du Prophète reposa sur la vengeance, supposée légitime, de la non-moins supposée communauté musulmane après des dessins jugés blasphématoires (et certains, en effet, étaient assez raides, mais c’est le charme des démocraties : on n’est pas supposé s’entretuer quand on n’est pas d’accord). Il n’était plus question de dogme, de doutes métaphysiques ou d’histoire-fiction mais simplement de dessins plus ou moins subtils comme il s’en publie des milliers chaque jour. On sait comment ça a fini – et d’ailleurs, ce n’est pas fini.

Tignous, assassiné le 7 janvier 2015, dans ses admirables oeuvres.

Au début de cette année, une nouvelle génération de grands sensibles s’en est pris à des militants antifascistes qui avaient le front de projeter Z, le classique de Costa-Gavras sorti en 1969 et couvert de récompenses (dont l’Oscar du meilleur film étranger en 1970, le Prix du jury à Cannes et un Golden Globe).

Costa-Gavras, actuellement président de la Cinémathèque française, n’est pas loin d’être un maître du 7e art. Il n’a cessé de dénoncer les tyrannies et l’injustice, et tout le monde en a pris pour son grade : les démocraties populaires qui, comme chacun sait, n’étaient ni démocratiques ni populaires (L’Aveu, 1970) ; les dictatures sud-américaines (Etat de siège, 1972 ; Missing, 1982) ou européennes (Z, justement) ; Vichy (Section spéciale, 1975) ; le nazisme (Music Box, 1989 ; Amen, 2002) ; et l’argent fou (Le Capital, 2012). En 1988, il avait consacré un remarquable film d’espionnage aux futurs électeurs de Donald Trump, avec une clairvoyance qui fait encore frissonner.

Le cinéma de Costa-Gavras ne peut que hérisser le poil des partisans des régimes autoritaires. Film parfois un peu daté, Z – dont la distribution donne le tournis – n’est pas seulement le récit d’un assassinat politique et d’une enquête entravée. Il est aussi le tableau d’une junte d’incompétents, de vieilles badernes au front bas dont l’amateurisme et le conservatisme obtus rappellent cruellement la clique d’imbéciles à la tête de l’armée française pendant l’Affaire Dreyfus (et d’ailleurs, un général crie dans un couloir, à la fin du film, que « Dreyfus [était] coupable », et tout est dit).

Nous sommes donc passés en quelques décennies d’attentats justifiés par de prétendus blasphèmes à des attaques de nervis contre de jeunes gauchistes ayant le malheur de regarder un film défendant la démocratie et l’indépendance de la justice. Certains, cela dit, y voient sans doute un blasphème.

Et voilà que nous apprenons que la projection à Noisy-le-Sec de Barbie, le succès planétaire de Greta Gerwig sorti en 2023, a été annulée à la suite de pressions d’un groupe de jeunes hommes manifestement désœuvrés et surtout, eux aussi, bien sensibles :

Le film, qui n’est pas un chef d’œuvre, constitue une réjouissante et lumineuse charge contre le patriarcat, les stéréotypes de genre, et l’abaissement systémique des femmes dans nos sociétés.

Intelligent, drôle, évidemment engagé, il ne contient aucune obscénité, aucune violence – la seule gifle du film étant à la fois pleinement justifiée et exemplaire –, aucun blasphème et on se demande ce qui a pu gêner nos concitoyens (en fait, non, on ne se le demande parce qu’on le sait, hélas, et qu’on s’en fout). On l’a sans doute oublié tant l’actualité est dense, mais le film a été interdit dans nombre de pays pour des raisons naturellement débiles, dont une supposée promotion de l’homosexualité. Pourquoi ? Sans doute que parce que les nouveaux Ken de la 2e moitié du film sont des hommes des cavernes, sexistes, virilistes, et non des êtres humains sensibles nullement obsédés par le pouvoir ou la domination de leur moitié. L’obsession de certains hommes pour l’homosexualité, consternante, pose d’ailleurs quelques questions vertigineuses sur leurs angoisses et leur inconfort. #Jemecomprends

Le fait est que Barbie est un film réjouissant et la seule promotion qu’il fait est celle de l’égalité harmonieuse entre les genres. Ceux que ça troublent ou que ça dérangent révèlent leur archaïsme et leur vision infecte des femmes, réduites à des bonniches et à des objets sexuels. On pense alors à cette vidéo des Guignols, du temps où ils étaient drôles (ça ne dura pas longtemps) :

Cette fois-ci, ce n’est pas du blasphème, ce n’est pas une attaque contre les régimes militaires mais simplement une dénonciation brutale et enthousiasmante du patriarcat – qui est évidemment une forme d’oppression dont bien peu d’hommes ont conscience tant elle est ancrée dans notre monde. En 2009, le cinéaste égyptien, avec Les Femmes du bus 678, un excellent film autrement plus âpre et sombre, avait mis les pieds dans le plat et s’était attiré des ennuis.

Les pressions effectuées à Noisy ont, sans surprise, été récupérées et ont permis une polémique estivale dont notre pays raffole (il y a 9 ans, c’était au sujet du burkini).

Une Barbie, c’est une Barbie. Pas de Barbie, c’est les barbus.

Il serait cependant réducteur de n’attribuer ces pensées rétrogrades et indignes qu’à une poignée de jeunes musulmans angoissés. L’émergence en France de la mouvance incel, venue des États-Unis, porte une menace terroriste croissante nourrie par les boucles algorithmiques de Tiktok. Le refus de mettre fin aux injustices et la défense des clichés et comportements sexistes dans nos sociétés sont des signaux d’alerte à ne surtout pas négliger.

Le Traître du Haut-château

A l’heure où les pratiques de l’Administration Trump font passer le maccarthysme pour une aimable fête paroissiale, le besoin de comprendre les sources de cette violence et l’enchaînement qui a fait d’un milliardaire orange, délinquant sexuel condamné et déplorable homme d’affaires, le président des Etats-Unis est devenu impérieux.

La tâche semblait presque impossible tant le phénomène défie les caractérisations simples et se nourrit des bouleversements qui secouent la planète. Historienne, Maya Kandel, qui avait déjà signé en 2018 le remarquable « Les Etats-Unis et le monde », a choisi de répondre à ce besoin en livrant « Une Première histoire du trumpisme », le premier essai d’une nouvelle collection de Gallimard, afin de nous donner des clés de compréhension.

Dense, précis, sobre, ce nouveau livre brille par la clarté de son propos et se dévore comme un thriller de Tom Clancy ou de Philip Kerr. La situation qu’il décrit et explique n’est cependant pas une dystopie mais bien celle qui nous frappe quotidiennement de stupeur alors que toutes nos certitudes sont foulées aux pieds par le plus bel assemblement de débiles jamais observé, désormais au pouvoir à Washington.

Très documenté, ce premier récit de l’accession au pouvoir de Donald Trump bénéficie de l’excellente connaissance qu’a l’auteure de l’écosystème washingtonien et des contacts privilégiés qu’elle a pu y entretenir. Cet accès direct aux acteurs et aux témoins lui permet de relier les points entre eux, de commenter les faits ainsi assemblés et d’offrir un premier récit très éclairant de l’évolution du Parti républicain, de la classe politique et de la société américaines.

Les phénomènes décrits et mis en perspective dans ce livre, décidément essentiel, donnent le vertige. Placée dans les mains de milliardaires de la tech très loin des positions humanistes et progressistes d’un Bill Gates ou d’un Tim Cook, l’association de réseaux sociaux planétaires et d’algorithmes aux visées malignes produit des effets majeurs que seules l’intelligence et la conscience semblent capables de contrer, mais pour combien de temps encore ?

Le dévoiement de la puissance détenue par les géants de ce qu’on appela un jour les « nouvelles technologies » au profit d’ingérences politiques dont le but ultime est la destruction des démocraties a de quoi faire frissonner. Acquis aux intérêts stratégiques russes, ou partageant au moins avec Moscou la détestation de nos régimes, ces hommes dont les fortunes atteignent des montants inédits trahissent avec rage l’idée même d’une Amérique ouverte sur le monde et, certes avec beaucoup de lourdeur et d’hypocrisie, acharnée à promouvoir la liberté. Nous pouvons nous plaindre d’eux et critiquer les Etats-Unis, mais nous sommes leurs plus anciens alliés et nous leur devons la victoire sur le Reich nazi et la sauvegarde de l’Europe occidentale de l’insatiable impérialisme russe. On pourra d’ailleurs s’étonner de l’admiration de certains de ces supposés patriotes à la fois pour le nazisme et pour la génération qui contribua à l’abattre. Vous n’êtes pas quand même pas bien fûtés, les gars.

Le livre de Maya Kandel permet d’ailleurs de percevoir le paradoxe du trumpisme. Protofascisme appelé de leurs voeux par des hordes de déclassés, il a été porté au pouvoir par des équipes d’un extrême professionnalisme dont le marketing électoral a été d’une terrible technicité. La politique est une peut-être une vocation, mais elle à coup sûr un métier et un business qui autorise à peu près tous les coups.

Défenseurs d’un retour à une vie simple (pro tip : toujours se méfier de celles et ceux qui affirment que « c’était mieux avant ») et méfiants à l’égard d’un monde trop technologique, certains des plus proches alliés de Donald Trump n’hésitent pas à recourir à des méthodes dont la grande sophistication était impensable il y a encore vingt ans. Comme les historiens du Reich, de l’URSS, de la Chine maoïste ou du Kampuchéa démocratique, Mme Kandel ne se risque cependant pas à expliquer comment des gens manifestement très intelligents, sinon brillants, peuvent énoncer des foutaises complotistes, antisémites, racistes ou sexistes délirantes. Par pur calcul, on pourrait au moins le comprendre, mais le refus de la raison et des faits par des esprits bien faits restera toujours à mes yeux un mystère.

Accessible au plus grand nombre, jamais jargonnant, le texte de Mme Kandel est un modèle de clarté et de pédagogie dont l’utilité est évidente alors que l’Administration Trump détruit méthodiquement la constitution américaine, supposément pour redonner sa grandeur à l’Amérique, même si de rares voix tiennent admirablement tête au satrape de Mar-a-Lago.

La mort il y a quelques heures du légendaire Brian Wilson, âme des Beach Boys, qui incarnait la Californie rêvée et l’Amérique qui nous inspirait et parfois nous aveuglait, marque très symboliquement la fin d’une époque. Comme le souligne Maya Kandel en conclusion, avec la trahison peut-être irréversible de l’arsenal de la démocratie, l’Europe est désormais seule ou presque à défendre la liberté contre les tyrans de ce monde. Notre défaite marquerait la fin de ce qui devrait être la norme mais qui n’aurait été qu’une parenthèse de quelques décennies. Son livre, à cet égard, ne nous éclaire pas seulement sur ce qui arrive mais nous incite à prendre la mesure des événements et à agir tant que nous le pouvons.

Perdu pendant la translation

Nous sommes quelques-uns à envisager de retraduire le livre de Tom Clancy Tempête rouge tant sa traduction initiale est un scandale, farci de contre-sens et même d’idioties. Le fait est qu’on trouve encore au détour de pages d’essais ou de récits traduits de l’anglais des erreurs, ou a minima des anglicismes que nos professeurs n’auraient pas tolérés mais qui ne semble intéresser les éditeurs et autres relecteurs – s’il y en a encore.

J’ai par exemple lu cet été le livre qu’a consacré Antony Beevor à la Seconde Guerre mondiale et j’ai eu à plusieurs reprises la nette impression que le traducteur avait fait le travail minimum, sans s’intéresser le moins du monde aux faits, aux grades, aux matériels ou aux batailles que décrivait le livre. Ça ne m’a pas empêché de le finir et ça a conforté mon admiration pour son auteur.

La patience n’est en revanche pas de mise face au massacre qu’est la traduction du livre de Ben Macintyre portant sur la fameuse opération Mincemeat. On a du mal à imaginer pire traduction, et on se demande si elle a été réalisée par une machine (en 2010, aux éditions Ixelles, il est permis d’en douter), si elle a été sabotée ou simplement bâclée. Reste que le texte publié en 2022 par Pocket n’a manifestement pas été relu, et on y apprend par exemple que dans l’armée britannique on peut être décoré pour galanterie. N’importe quel esprit un peu éveillé connaît le concept de faux ami, et un traducteur essayant de trouver un sens à ce qu’il lit aurait compris qu’il s’agissait de bravoure. De fait, au combat, il est plus courant d’être célébré pour son courage que parce qu’on a tenu la porte du restaurant à une amie. #débile

On attend également d’un traducteur qu’il se relise et – cela devrait couler de source mais ça va manifestement mieux en le disant – qu’il parle sa langue natale. A la page 170 de l’édition de poche, on lit pourtant cette phrase stupéfiante : « Le directeur des Plans pensait que l’opération était prématurée et qu’elle « ne devait pas être entreprise plus de deux mois avant la véritable opération », au cas où les vrais plans viendaient à changer ».

Alors, faute de frappe (la seule de livre) ou maîtrise imparfaite du français ? #Onseledemande

Dans d’autres circonstances, devant la copie d’un étudiant ou le texte d’un subordonné, on corrigerait et on accorderait le bénéfice du doute. Là, dans un récit d’espionnage traduit avec le même soin que la notice d’un fer-à-repasser nord-coréen, on est en droit de craindre un mélange de nullité et de je-m’en-foutisme. Les erreurs de traduction sont tellement nombreuses dans l’ensemble du livre qu’il est hélas manifeste qu’aucun travail de documentation n’a été effectué.

C’est bien joli de râler contre l’intelligence artificielle,  mais elle vaut mieux que l’incompétence naturelle. Les éditions Pocket n’aurait pas perdu au change à faire réaliser une lecture de contrôle. On n’est jamais trop prudent.

À la recherche de la panthère rose, de Blake Edwards (1982)

« The founding fathers gave the free press the protection it must have to fulfill its essential role in our democracy. The press was to serve the governed, not the governors. »

Géant parmi les géants, Steven Spielberg a réalisé depuis une cinquantaine d’années quelques-uns des films les plus marquants du cinéma américain et a touché à presque tous les genres. Jusqu’en 2017, il ne s’était pourtant pas attaqué au journalisme d’investigation, sujet qui a donné et continue de donner régulièrement des œuvres remarquables au cinéma (La Dame du vendredi, 1939 ; Citizen Kane, 1941 ; L’Homme qui tua Liberty Valance, 1962 ; Profession : reporter, 1975 ; Les Hommes du président et Network : main basse sur la TV en 1976 ; L’Année de tous les dangers en 1982 ; La Déchirure, 1984 ; Salvador, 1986 ; L’Affaire Pélican, 1993 ; Révélations, 1999 ; Presque célèbre, 2000 ; Good night, and good luck, 2005 ; Green Zone, 2010 ; Spotlight, 2015) comme à la télévision (la saison 5 de The Wire, 2002 – 2008 ;  The Newsroom, 2012 – 2014).

Auteur de classiques, Spielberg ne pouvait pas ne pas se mêler de journalisme et lui qui n’avait jamais traité de la Guerre du Vietnam s’est donc attaqué à la passionnante affaire des Pentagon Papers, cette gigantesque fuite de documents exposant au grand jour la réalité de la politique des Etats-Unis en Indochine puis au Vietnam et les mensonges l’ayant accompagnée.

La quintessence de ces documents fut publiée par le New York Times le 13 juin 1971 sous la plume de Neil Sheehan (qui écrira plus tard un livre indépassable sur le conflit, L’Innocence perdue) et provoqua une crise politique majeure. Steven Spielberg ne filme cependant pas l’affaire du point de vue du grand quotidien new-yorkais mais de celui de son concurrent malheureux et dépassé, le Washington Post. Le titre français est à cet égard trompeur (on ne compte plus les fois où des distributeurs français sans culture ou sans scrupules ont trahi un film en changeant son titre) : le film dans sa version originale se nomme The Post et ne cache pas son intention de traiter l’affaire depuis la capitale et non de décrire la façon dont le scoop a été géré par la rédaction du NYT.

Sans excès de mise en scène, le réalisateur s’attache à montrer comment la publication des Pentagon Papers força le Post à assumer son destin de grand titre national. L’affaire éclata en effet alors que le quotidien s’apprêtait à entrer en bourse, et le film montre comment s’opposent les tenants d’une presse audacieuse et consciente de ses responsabilités politiques (Tom Hanks, à la limite du cabotinage en Ben Bradlee, et l’immense Bob Odenkirk) et des gestionnaires et des juristes légitimement inquiets mais excessivement agaçants (Tracy Letts, Bradley Whitford ou Jesse Plemons).

Conscient de l’immense importance de la fuite de ces documents secrets, et pas moins conscient de la nécessité absolue pour son journal de se mêler de l’affaire, d’abord en se procurant les 7.000 pages du rapport McNamara puis en en publiant sa propre analyse, le rédacteur en chef tente de convaincre la propriétaire du Post, Katharine Graham (Meryl Streep, comme toujours prodigieuse), de dépasser ses préventions et de se jeter dans l’arène.

Héritière de la fortune de son mari, mal à l’aise en public, entourée de mâles dominants la trouvant au mieux très mondaine au pire, pas bien fûtée, incompétente et illégitime, Katharine Graham est le vrai sujet du film, le cœur de l’intrigue, celle sans qui le Washington Post n’aurait pas publié à son tour le rapport, ne serait pas allé défier l’Administration Nixon aux côtés du New York Times et n’aurait pas gagné devant la Cour suprême le droit de révéler des secrets honteux. Il est d’ailleurs heureux que ce combat ait été mené alors, car il n’est pas certain qu’il serait gagné aujourd’hui.

The Post, comme dit plus haut, ne traite pas tant de l’affaire des Pentagon Papers que de la transformation d’un très chic quotidien local en un titre de référence dont les articles et les enquêtes ont une portée nationale, sinon internationale. Cette transformation n’est permise que par le cheminement personnel de Katharine Graham. Le film est d’abord le récit de l’émancipation d’une femme de la très bonne société, timide, complexée, prenant conscience de son pouvoir et de ses responsabilités sans tenir compte des pressions des hommes qui l’entourent. La scène où elle sort de la Cour suprême sous le regard admiratif de jeunes américaines est à cet égard remarquable.

Parfaitement mis en scène et reprenant tous les passages obligés des films sur le journalisme (les conférences de rédaction, le rédacteur en chef en mission divine, la gestion des sources, la concurrence avec les autres titres, les plans dans la salle des rotatives, la distribution des journaux dès potron-minet, les conciliabules nocturnes, le rappel des exigences éthiques du métier), The Post est d’un admirable classicisme. Ce parti-pris de la sobriété le place à des années-lumière des outrances dont est capable Spielberg quand il le faut. Il lui permet d’être un véritable préquel du chef-d’œuvre d’Alan J. Pakula, Les Hommes du président, consacré au Watergate, le scandale qui finit par avoir raison de la présidence Nixon. Le film s’achève d’ailleurs sur la découverte du cambriolage des locaux du Parti démocrate par un vigile et on sent que Steven Spielberg fait ici un passage de relais symbolique avec un des monuments du Nouvel Hollywood.

A la perfection formelle du film s’ajoute un message politique, que les cyniques jugeront évidemment naïfs mais qu’il n’est pas inutile de rappeler ces jours-ci, au sujet du respect du bien public, de la nécessaire dignité des dirigeants et du rôle essentiel dans une démocratie d’une presse courageuse, rigoureuse et indépendante. Disons que ça va mieux en le disant.

Scipio Africanus turpe esse aiebat in re militari dicere : « Non putaram. »

Avant d’être une franchise de blockbusters spectaculaires aux scenarii indigents, Top Gun fut la réponse de l’aéronavale américaine aux importantes difficultés qu’elle rencontrait au-dessus du Vietnam contre les MiG. Le rapport Ault, publié en 1968 (il est consultable ici), détailla ce constat douloureux et proposa la création d’une structure d’apprentissage au sein de laquelle les pilotes de chasse, soumis à des entraînements d’un extrême réalisme, seraient en mesure d’acquérir avant leurs premières missions de combat l’expérience qui découle justement de ces moments fondateurs et fait la différence ensuite.

Daniel A. Pedersen était à l’époque pilote de la Navy depuis 1957. Il avait commencé sa carrière sur F4D-1 Skyray au sein de la VF(AW)-3, avait ensuite volé sur F3H-2 Demon au sein de la VF-213 puis était passé sur F-4B Phantom II à la VF-92, ce qui le conduisit à Yankee Station, au large du Vietnam. C’est au retour de cette croisière qu’affecté alors à la VF-121, une importante flottille basée à Miramar, près de San Diego, il fut désigné fin 1968 pour bâtir, à partir de rien ou presque, un cycle de cours et d’entraînements qui allait devenir l’United States Navy Fighter Weapons School et devenir une référence mondiale – et pas seulement au cinéma.

Dans son livre, Top Gun. A American History (2019, Hachette), Dan Pedersen fait le récit d’une carrière d’une incroyable richesse, toute entière tournée vers le combat aérien et, dans un style vif et direct, décrit les réalités de la chasse embarquée américaine des années 50 et 60. On apprend ainsi qu’en 1959 des pilotes de toutes les armes venaient « s’enrouler » clandestinement au sud de l’île de San Clemente, au large de la Californie, afin d’entretenir l’esprit et les techniques du combat tournoyant. Affrontant des appareils d’un autre type que le sien, Pedersen y acquit la certitude que tout entraînement, si on le voulait utile, devait associer des chasseurs différents. Il appliqua cette idée à Top Gun et théorisa le dissimilar air combat training (DACT).

Le logo original de Top Gun, dessiné un soir sur une petite serviette à cocktail.

Comme tout projet réellement innovant, la mise en place de cette nouvelle école ne se fit pas sans difficulté. Avec 8 autres pilotes de la VF-121 et un officier-renseignement, (« 9 original bros »), sans moyen propre et confronté à l’hostilité des cadres de Miramar, Pedersen fut chargé de mettre sur pied « en 60 jours » un syllabus digne de ce nom. Observé depuis Washington par les plus autorités de la Marine, le projet fut soutenu avec prudence et tout le poids des efforts pesa sur les épaules de ces 10 officiers. Le dénuement initial de l’école était tel que son premier local fut un préfabriqué abandonné dans l’enceinte de Miramar et dont le déplacement fut payé à un entrepreneur local avec une caisse de whisky. Quant aux avions, il fallut utiliser ceux de la VF-121, ceux des stagiaires et une poignée de TA-4J Skyhawk de la VF-126 voisine.

Les débuts modestes du mythe.

D’un exceptionnel intérêt, ce livre de souvenirs, dans lequel on croise les MiG volés du programme Constant Peg et où on évoque le tournage de Top Gun, n’est pas seulement le récit, parfois très émouvant, d’une vie remarquable. Il s’agit aussi d’une série de leçons essentielles pour qui prétend former, entraîner et maintenir en condition opérationnelle des professionnels qui, en raison de leurs missions, ont charge d’âmes :

1/ On n’enseigne bien que ce qu’on connaît bien (voire très bien). Une pratique maîtrisée et réfléchit est indispensable (« dont on ne peut se passer ») à la transmission dans de bonnes conditions. Non seulement il faut être expérimenté pour comprendre le sens profond de ce que l’on fait, mais cette expérience est essentielle afin de contribuer à établir la crédibilité de l’instructeur aux yeux de ses élèves ;

2/ A cette connaissance réelle doivent s’ajouter des compétences pédagogiques, et surtout du charisme, sans lesquelles l’enseignement dispensé devient en quelques instants une interminable purge (que celles et ceux qui n’ont jamais somnolé dans un amphithéâtre de l’École militaire – ou ailleurs, dans des enceintes plus discrètes – se signalent à l’admiration de tous). Penser que ses seules compétences pédagogiques suffisent à transformer n’importe quel enseignant en un véritable instructeur est cependant une grave erreur. Votre instructeur a été, il n’y a peut-être pas si longtemps, à votre place, que ce soit à bord d’un F-4B au-dessus du Golfe du Tonkin ou de la campagne nord-vietnamienne comme Pedersen ou derrière des écrans à essayer de donner du sens aux renseignements que recueillent pour vous les capteurs de votre service. Il a connu le doute, les questions, les défis et il a su dominer des situations complexes. Le spécialiste de la pédagogie pourra sans doute vous aider à mieux transmettre vos connaissances, mais il ne pourra en aucune façon parler à votre place. Et s’il le faisait (ou si un esprit malade lui demandait de le faire), la catastrophe serait assurée ;

3/ Être instructeur ne doit pas être une rente de situation. Déconnecté des réalités intrinsèquement mouvantes du terrain (LE TERRAIN… oui, on sait merci), il risque d’être aussi has-been que Madame Carrère d’Encausse et de raconter, au mieux des trucs terriblement datés, au pire des foutaises (comme l’académicienne précédemment citée) qui, non seulement auront fait perdre leur temps aux stagiaires mais auront miné l’intégralité du cursus ;

4/ C’est aussi qu’être instructeur est un honneur, une affectation glorieuse qui vous rend en grande partie responsable du futur comportement en opération de vos jeunes collègues. Donner des cours se prépare, c’est un métier et une mission dont il faut être digne, et l’école où vous allez enseigner n’est pas une maison de repos pour vétéran brisé. Si tout a été fait correctement, vous n’avez pas été choisi par hasard, au détour d’une conversation de chefs débordés, mais bien sélectionné en tenant compte de vos réalisations, de votre goût pour la transmission et de l’importance que vous accordez à cette tâche ;

5/ Enfin, être instructeur vous donne l’opportunité de réfléchir à votre métier, à vos pratiques et ce que vous pourriez changer. Il ne s’agit pas d’une pause dans votre carrière mais de l’opportunité de faire un pas de côté (il faut savoir le faire) afin de vraiment réfléchir. Le centre de formation où vous allez exercer n’est pas hors-du-temps et il devrait être, pour peu qu’on ose lui en donner le mandat et les moyens, le générateur de nouvelles idées, et pas seulement en matière de pédagogie. La triade praticien-enseignant-chercheur devrait être encouragée afin de défier son organisation et l’empêcher de sombrer dans la routine. Là où on enseigne on devrait aussi réfléchir et produire une pensée audacieuse, tant il est vrai qu’on ne franchit utilement les limites que si on les connaît parfaitement. Pour le dire autrement, nous devrions tous être formés par les meilleurs membres de nos équipes dans ce qui ne saurait être que des centres d’excellence.

Au cœur des ténèbres

C’est un livre qui vous agrippe et vous gifle violemment. A plusieurs reprises, parfois de façons répétées, parfois après un long répit. Journaliste à la carrière jalonnée de nombreux prix, Jean-Paul Mari offre dans Oublier la nuit, publié il y a quelques mois, un texte d’une force stupéfiante.

Récit de son enfance, de sa carrière mais aussi de sa vie privée, Oublier la nuit est, bien plus qu’une autobiographie, une suite de souvenirs horrifiés, de scènes terribles et de portraits de victimes et de naufragés. Sans pathos mais avec effroi, l’auteur revient sur son enfance à Alger et les crimes des deux camps lors de la guerre d’Indépendance. Sa plume, précise, presque clinique, n’oublie pas un détail et nous place à ses côtés face à l’horreur.

Jean-Paul Mari, correspondant de guerre, a couvert l’enfer à de multiples reprises. De façon admirable et presque incompréhensible, il ne désespère toujours pas de l’humanité alors même que, toute sa vie, il n’a fait que côtoyer des assassins, des génocidaires et des violeurs. Ce qu’il raconte du Rwanda du printemps 1994, avec ces crocodiles repus de cadavres ou cette école transformée en fosse commune, ou des camps de Sabra et Chatila en 1982, vous marque à jamais.

Jamais lyrique mais toujours profondément empathique, Mari nous entraîne de souvenirs en souvenirs, de tragédie en crime de masse, sans juger mais avec une souffrance insondable. Admirablement, pourtant, son humanité, malgré tout ce à quoi il a assisté, paraît intacte. On reste pétrifié à la lecture de certains épisodes, et la façon dont le journaliste se perd dans certaines quêtes évoque la fascination pour les crises extrêmes que révélait l’immense Michael Herr dans Putain de mort.

D’une rare lucidité, et aussi d’une grande franchise quant à sa propre vie, Jean-Paul Mari signe, plus qu’une suite de « choses vues » à la Hugo, un livre poignant, en colère, qui reste longtemps en tête. Son honnêteté, ses indignations, sa souffrance et son courage font qu’on lui pardonnera, très respectueusement, quelques pages trop lyriques ou des analyses stratégiques un peu légères. On n’oubliera jamais ce soldat israélien défiguré, les raids de B-52 sur les lignes irakiennes, les pédophiles européens en Thaïlande, les migrants en Méditerranée ou, au cours de cette plongée hallucinée parmi les SDF parisiens, cette jeune fille violée, assise en larmes sur un trottoir à côté de son caddie renversé.

« There’s no spark/No light in the dark » (« Analyse », Thom Yorke)

On ne sort pas d’une confortable retraite et d’un silence moelleux sans raison. Il était cependant impossible de ne pas saluer le deuxième livre (et premier roman) de Jean Michelin, Ceux qui restent, paru il y a quelques semaines et qui connaît depuis un succès public et critique plus que mérité. L’auteur lui-même, avec les doutes et la fraicheur qui le rendent si attachant, ne revient toujours pas de voir ce récit, qu’il a porté si longtemps, sur la liste des finalistes du Grand prix du roman de l’Académie française. Ses lecteurs savent que ce choix est plus que mérité et ils espèrent même plus, bien que la sélection de la vénérable institution soit d’une remarquable qualité.

En 2017, Jean-Michelin avait publié chez Gallimard Jonquille, récit sobre et émouvant d’un séjour en Afghanistan à la tête d’une compagnie de l’Armée de terre marqué par la perte de quatre hommes lors d’une embuscade. Son texte, maîtrisé, humain, émouvant, avait déjà fait forte impression. 5 ans plus tard, ce premier roman, qu’il avait annoncé très rapidement après la publication de Jonquille, vient confirmer que Jean Michelin n’est pas seulement un soldat mais qu’il est aussi un écrivain.

Délaissant les reconstitutions de combats et les longues réflexions sur l’injustice de l’Histoire ou la violence du monde, il s’attache dans ce roman à nous faire connaître l’intimité d’une poignée de soldats, vétérans de toutes les interventions que la France mène depuis des décennies au nom de ses valeurs, de ses intérêts et d’un mélange subtil des unes et des autres. Ceux qui restent n’est pas un roman guerrier mais un roman sur des guerriers, décrits par petites touches dans leur intimité, chez eux, à la caserne ou sur le terrain (Le terrain, les gars !), dans des tentes, des villages ou des blindés.

Sans juger, sans expliquer, Jean Michelin met en scène dans ce roman, impressionnant de maîtrise et retenue, des personnages bien trop réels pour qu’on n’y devine pas l’auteur, avec ses doutes, ses questions, son regard à la fois acéré et distant sur son environnement. Certains passages, certaines remarques sont bien trop parfaitement vus pour ne pas avoir été vécus par l’auteur. On retrouve même dans quelques phrases les accents du chef-d’œuvre de Roland Dorgelès Les Croix de bois, publié en 1919. On pense surtout au film de Hal Ashby, Retour (1978), récemment réédité par Carlotta, et à toutes les œuvres tentant de faire comprendre la fraternité d’armes, l’incommunicabilité du combat et les traces indélébiles que laisse la guerre sur les corps et les esprits.

Texte court, attachant, personnel et universel, Ceux qui restent est nimbé d’une mélancolie qui dure chez le lecteur et qui révèle les complexités du soldat : l’amour de la paix, le goût du combat, le plaisir de revenir pour pouvoir repartir. Un roman qu’on ne lâche pas, qui émeut, saisit et secoue et confirme que Jean Michelin, soldat devenu écrivain, est à présent un écrivain qui a été soldat.

“But she said ‘There’s something in the woodshed/I know because I saw it/I can’t simply ignore it, darling’” (“Something For The Weekend”, The Divine Comedy)

Dans Faire un film (1995), son manuel du parfait réalisateur, l’immense Sidney Lumet écrit : Car la vérité, c’est que personne ne connaît la combinaison magique qui fait qu’un film sera une réussite (…). Il existe des raisons qui font que certains réalisateurs sont capables de faire des films de qualité et que certains autres ne le seront jamais. Mais tout ce qu’on peut faire, c’est préparer un terrain propice aux « heureux accidents » qui permettent la réalisation d’un film de premier ordre. (P. 20)

De fait, un film est le produit, sous la houlette du metteur en scène, de l’alchimie infiniment complexe entre de multiples facteurs, et tout dépend, in fine, de la réception du public. Certains projets, séduisants sur le papier en raison de leur sujet, de leur budget et de leurs acteurs, aboutissent ainsi à des navets que rien ou presque ne peut sauver.

Venu du court-métrage, le réalisateur irlandais John Moore tourne ainsi en 2001 Behind Enemy Lines, une production ambitieuse bénéficiant du soutien de l’US Navy (qui prête deux porte-avions) et de la présence au générique de Gene Hackman, d’Owen Wilson et de Joaquim de Almeida. Inspiré de la perte, le 2 juin 1995, d’un F-16C de l’Air Force, détruit par les Serbes de Bosnie, et des six jours passés au sol par le capitaine O’Grady, le film raconte la façon dont le survivant d’un équipage de la Navy, abattu alors qu’il venait de découvrir un crime de guerre, parvient à échapper à des miliciens et à rapporter les preuves de leurs exactions.

John Moore et ses scénaristes passent hélas à côté de leur film et de ce qu’il aurait pu être. Avec un tel sujet, de nombreuses voies s’offraient pourtant : réaliser un survival movie tendu et violent, montrer la gestion d’une crise militaro-diplomatique, ou dresser un réquisitoire impitoyable contre les violences ethniques. Behind Enemy Lines n’est rien de tout ça, et il n’est même pas un clip correctement réalisé. Comme écrasé par ses références, le réalisateur, qui n’a certes pas de manqué de soutien, ne parvient, dans les premières séquences, qu’à mal copier Top Gun (1986, Tony Scott).

Les quelques scènes aériennes du film, bien que filmées comme une publicité pour lessive, sauvent l’ensemble du désastre complet. La destruction du F/A-18F Super Hornet (qui n’était d’ailleurs pas encore en service en 1995) du héros, au début, n’est pas si mal – si on accepte de fermer les yeux sur l’étonnante autonomie du missile sol-air lancé par les Serbes – mais le reste est abominablement mauvais.

Incapable de filmer la moindre scène dramatique, et semblant tout ignorer des Nations unies, John Moore se révèle également un déplorable directeur d’acteurs. Gene Hackman accomplit le minimum syndical, tandis qu’Owen Wilson est aussi crédible en pilote de la Navy que Nelson Monfort dans le rôle de Stephen Hawking. Il y avait pourtant matière à réaliser un film âpre et sombre autour du personnage d’Owen Wilson, pilote idéaliste plongé au cœur d’une guerre dans laquelle il voulait voir son pays s’impliquer, mais on n’a au bout du compte qu’un film raté, parfois franchement ridicule.

A défaut d’un nouveau Warriors (1991), on pouvait espérer un nouveau BAT*21 (1988, Peter Markle), mais non, oh non.

En 2003, Antoine Fuqua, avec Les Larmes du soleil, livrera une réalisation un peu plus sérieuse sur un thème voisin. On pourra toujours se consoler, sinon, en relisant le 46e tome des aventures de Buck Danny, L’Escadrille fantôme, ou en pensant que le séjour bosniaque du capitaine O’Grady a permis de nourrir le personnage du général Naird dans Space Force (2020, Steve Carell et Greg Daniels).

“Goodbye baby/Yes I’m going” (“Down the Road”, C2C)

Osons écrire que les livres que Thomas Hegghammer consacre régulièrement au jihadisme sont tous indispensables. Et osons écrire qu’à chaque nouvelle parution il place la barre un peu plus haut.

Après avoir ainsi publié en 2010 un livre remarquable au sujet de la mouvance jihadiste saoudienne (rappelons qu’en 2016 un ancien haut fonctionnaire habitué des sites complotistes affirmait sans rire avoir été le premier à traiter le sujet – qui plus est dans un ouvrage risible), M. Hegghammer a dirigé un travail collectif abordant la passionnante question de la culture jihadiste. Publié en 2017, il s’agit d’un livre d’une grande richesse que chaque service de renseignement devrait posséder et qu’il convient de consulter régulièrement.

C’est cependant avec sa récente biographie d’Abdallah Azzam, The Caravan, que Thomas Hegghammer a fait le plus fort. Des innombrables figures ayant marqué le jihad mondial depuis un demi-siècle, celle, littéralement fondatrice, d’Abdallah Azzam méritait à coup sûr un travail d’historien sérieux. L’auteur s’était déjà attaché, en 2005, dans Al Qaïda dans le texte, à présenter les contributions les plus importantes du mentor d’Oussama Ben Laden. 15 ans plus tard, et à l’issue d’un travail dont l’ampleur et la qualité ne peuvent qu’impressionner, il a cette fois retracé le parcours d’un instituteur palestinien devenu un guérillero puis le théoricien d’une insurrection jihadiste qu’il ne verra pas éclater mais qui lui doit beaucoup.

Thomas Hegghammer s’était livré en 2011, en compagnie de Stéphane Lacroix, au délicat exercice de la biographie d’un responsable jihadiste. Le travail qu’il publie au sujet d’Azzam est cependant d’une autre importance puisqu’à travers la vie de l’idéologue on assiste à la macération d’une colère aux causes complexes et anciennes qui aboutira à ce que l’on sait. Sans la moindre ambiguïté idéologique, mais avec finesse et précision, Hegghammer fait le récit de ces années fondamentales et prolonge avec brio une réflexion ancienne. Un livre réellement indispensable, et un instant classic.