« I’ve been swimming in a sea of anarchy/I’ve been living on coffee and nicotine/I’ve been wondering if all the things I’ve seen/Were ever real, were ever really happening (were ever really happening) » (« Every Day Is A Winding Road », Sheryl Crow)

Allez savoir pourquoi je me souviens de ce type, Hocine de Verviers, un islamiste algérien qui grenouillait en Belgique avec des dizaines d’autres, à trafiquer on-ne-sait-quoi pour on-ne-sait-qui. Lui et ses copains s’agitaient, voyageaient, parlaient de la guerre que menaient les maquis de l’AIS et du GIA au régime et finalement ne semblaient pas faire grand-chose pour la cause. Il émanait pourtant d’eux une menace sourde, le sentiment que ces islamistes radicaux – nous ne disions pas encore jihadistes, ça viendrait plus tard – dont nous ne parvenions pas à déterminer la nature des activités n’étaient pas que d’aimables visiteurs de passage. L’Algérie était à feu et à sang, on y tuait des étrangers, et surtout des Français ; l’Égypte affrontait une vague de violences qui n’intéressait personne ; l’Afghanistan était aux mains d’un mouvement d’étudiants ultraconservateurs ; des imams très énervés prêchaient la guerre sainte depuis Londres, et au Sahel une poignée de types parcouraient le désert en tous sens et, croyez-moi, il ne s’agissait pas de guides touristiques ou de bluesmen touaregs.

Nous n’étions qu’une vingtaine d’analystes, à cette époque, fonctionnaires A et B, officiers et sous-officiers, hommes et femmes. Nous avions tous, ou presque, la certitude, que ce que nous observions et tentions d’affronter avec des moyens dérisoires ou bridés n’avait rien d’un phénomène ponctuel. Il s’agissait bel et bien d’une révolte, sur le point de devenir une révolution, et nous n’étions pas prêts. Certains de nos chefs avaient déjà compris – dont un, aux cravates bariolées, auquel j’adresse mes respects – mais d’autres n’y entendaient rien, voire ne voulaient rien savoir. On pense à eux en relisant Marc Bloch.

Les années passant, l’analyste acharné que j’étais, et que je suis toujours, tenta dans quelques notes d’embrasser la complexité du phénomène. Les crises, les attentats, les enquêtes, les renseignements de plus en plus nombreux que nous parvenions à recueillir – grâce aux efforts surhumains de quelques-uns comme à la croissance de la mouvance islamiste qui, forcément, laissait de plus en plus de prise aux SR -, tout me donnait envie d’écrire des papiers longs et fouillés, ceux que nos autorités ne veulent pas lire mais dont elles ont besoin parce qu’ils assoient connaissance et compréhension. Mais je comprenais aussi, évidemment, que ces mêmes autorités n’avaient pas besoin de papiers para universitaires ou de récits forcément touffus mais de notes courtes, opérationnelles, les informant et les aidant à prendre des décisions. J’aime autant vous dire que tout le monde n’a toujours pas compris la différence entre un mémoire et une note de renseignement.

Il devint rapidement clair à mes yeux que ce que j’aimais faire était, d’une part enquêter et analyser (seuls les amateurs pensent qu’il s’agit de la même chose), et d’autre part écrire des papiers aux ambitions sans doute déplacées afin de comprendre la nature de ce à quoi nous étions confrontés. En 2000 me vint même l’idée d’écrire un roman sur le jihad afin de raconter par la fiction ce que je croyais avoir compris. Fort heureusement, je n’en fis rien, notamment parce que je savais que je n’en savais pas assez pour concevoir un récit ayant un minimum de tenue, et aussi parce que je suis le pire raconteur d’histoire de cette partie du monde. Il est bon, parfois, de s’abstenir.

En 2005, le travail sur le Livre blanc me permit enfin de mener officiellement une réflexion un peu poussée au sujet du jihadisme, et il m’offrit aussi l’occasion d’écrire une note de doctrine dont je reste, 20 ans après, plutôt fier. Il ne saurait y avoir d’actions concrètes, y compris violentes, sans un travail sérieux d’analyse, et il ne peut y avoir d’analyse sans un travail exigeant sur le terrain. Le Livre blanc fut le résultat de ces années de travail conjoint, et de même qu’il faut mal juger les supposés spécialistes qui affirment connaître le monde simplement en pensant à lui, il faut mépriser les supposés seigneurs du terrain (LE TERRAIN, LES GARS !) qui nous régalent de leur expérience mais ne savent pas placer correctement le y de Libye ou qui s’inventent des succès. Eux n’hésitent pas à écrire des livres, mais ils pourraient sans doute nous épargner cette souffrance en faisant preuve d’un peu de dignité.

Mon long séjour dans le secteur privé, stimulant, parfois plus opérationnel que certaines administrations, fut décidé en raison de ma volonté d’écrire dans mon coin et de me confronter à la solitude du commentateur sans moyens. D’autres motifs, complexes et personnels, m’avaient conduit à vouloir quitter pour un temps l’administration, mais il est évident que la motivation la plus importante à mes yeux fut celle de disposer d’une totale liberté de recherche et d’écriture. Ça ne fut pas toujours facile, mais j’appris beaucoup et l’homme qui me recruta alors garde mon éternelle reconnaissance.

C’est au cours de ce passage dans la consultance que je décidai de créer mon blog, et je choisis, en lecteur fidèle, d’utiliser la plate-forme du Monde. L’expérience fut d’abord frustrante (qu’écrire ? pour qui ? sous quelle forme ?) mais la discipline qu’exige la vie d’un blog me força à la rédaction de posts réguliers. Les premiers n’eurent rien de glorieux, personne ne les lisait et ils n’avaient de toute façon aucun intérêt. Mais de même que la Pythie vient en mangeant, le travail finit par payer et j’eus à nouveau le projet de rédiger un livre sur le jihadisme. La montagne me semblait cependant trop haute et je décidai de la contourner en livrant de longs textes qui, rassemblés, auraient l’ambition de porter ma compréhension du sujet. C’était un début.

Plus on travaille, plus on apprend ; et plus on apprend, plus on mesure l’immensité de ce qu’on ne sait pas encore. Il faut bien, pourtant, se lancer et c’est donc après 29 ans d’une carrière pour le moins étrange qu’est publié Et Tuez-les partout où vous les trouverez, ouvrage imparfait dont la seule ambition est d’éclairer ses lecteurs et de répondre aux foutaises que l’on subit encore trop souvent. Il a été écrit l’année dernière en se nourrissant de la colère qui caractérisa parfois le blog qu’il prolonge, en réponse à quelques figures si caractéristiques, comme ceux qui se pavanent sur les plateaux, apposent leur nom au bas de torchons qu’ils n’ont pas écrits et à peine relus, et ont réponse à tout sans même comprendre la question ; ou comme les chefs à plumes aux carrières en apparence époustouflantes qui en réalité ne comprennent rien à ce qu’ils font, travaillent à peine et nous conduisent dans le mur avec l’aveuglement que permet l’incompétence galonnée.

J’ai écrit ces pages en pensant à mes camarades, aux analystes que nous avons formés et à tous ceux qui nous ont succédé sur les remparts. J’espère que vous me lirez, les amis. Je les ai écrites en me disant que peut-être les citoyens et les citoyennes exigeants trouveraient de l’intérêt à regarder l’ennemi en face, en s’évitant les idioties habituelles (au choix : « voleurs de poule », « islamo-gangstérisme », « gna gna gna Call of Duty », « Toussa célafaute des Américains en Afghanistan », etc.). Je les ai écrites en pensant aux victimes, ici et là-bas : qui vous tue, qui vous ment, qui travaille. Nous ne baisserons jamais les bras et vous n’êtes pas seules.

Et je les ai écrites parce qu’un éditeur m’a fait l’honneur de me le proposer. Lui aussi a ma reconnaissance éternelle.

Le Traître du Haut-château

A l’heure où les pratiques de l’Administration Trump font passer le maccarthysme pour une aimable fête paroissiale, le besoin de comprendre les sources de cette violence et l’enchaînement qui a fait d’un milliardaire orange, délinquant sexuel condamné et déplorable homme d’affaires, le président des Etats-Unis est devenu impérieux.

La tâche semblait presque impossible tant le phénomène défie les caractérisations simples et se nourrit des bouleversements qui secouent la planète. Historienne, Maya Kandel, qui avait déjà signé en 2018 le remarquable « Les Etats-Unis et le monde », a choisi de répondre à ce besoin en livrant « Une Première histoire du trumpisme », le premier essai d’une nouvelle collection de Gallimard, afin de nous donner des clés de compréhension.

Dense, précis, sobre, ce nouveau livre brille par la clarté de son propos et se dévore comme un thriller de Tom Clancy ou de Philip Kerr. La situation qu’il décrit et explique n’est cependant pas une dystopie mais bien celle qui nous frappe quotidiennement de stupeur alors que toutes nos certitudes sont foulées aux pieds par le plus bel assemblement de débiles jamais observé, désormais au pouvoir à Washington.

Très documenté, ce premier récit de l’accession au pouvoir de Donald Trump bénéficie de l’excellente connaissance qu’a l’auteure de l’écosystème washingtonien et des contacts privilégiés qu’elle a pu y entretenir. Cet accès direct aux acteurs et aux témoins lui permet de relier les points entre eux, de commenter les faits ainsi assemblés et d’offrir un premier récit très éclairant de l’évolution du Parti républicain, de la classe politique et de la société américaines.

Les phénomènes décrits et mis en perspective dans ce livre, décidément essentiel, donnent le vertige. Placée dans les mains de milliardaires de la tech très loin des positions humanistes et progressistes d’un Bill Gates ou d’un Tim Cook, l’association de réseaux sociaux planétaires et d’algorithmes aux visées malignes produit des effets majeurs que seules l’intelligence et la conscience semblent capables de contrer, mais pour combien de temps encore ?

Le dévoiement de la puissance détenue par les géants de ce qu’on appela un jour les « nouvelles technologies » au profit d’ingérences politiques dont le but ultime est la destruction des démocraties a de quoi faire frissonner. Acquis aux intérêts stratégiques russes, ou partageant au moins avec Moscou la détestation de nos régimes, ces hommes dont les fortunes atteignent des montants inédits trahissent avec rage l’idée même d’une Amérique ouverte sur le monde et, certes avec beaucoup de lourdeur et d’hypocrisie, acharnée à promouvoir la liberté. Nous pouvons nous plaindre d’eux et critiquer les Etats-Unis, mais nous sommes leurs plus anciens alliés et nous leur devons la victoire sur le Reich nazi et la sauvegarde de l’Europe occidentale de l’insatiable impérialisme russe. On pourra d’ailleurs s’étonner de l’admiration de certains de ces supposés patriotes à la fois pour le nazisme et pour la génération qui contribua à l’abattre. Vous n’êtes pas quand même pas bien fûtés, les gars.

Le livre de Maya Kandel permet d’ailleurs de percevoir le paradoxe du trumpisme. Protofascisme appelé de leurs voeux par des hordes de déclassés, il a été porté au pouvoir par des équipes d’un extrême professionnalisme dont le marketing électoral a été d’une terrible technicité. La politique est une peut-être une vocation, mais elle à coup sûr un métier et un business qui autorise à peu près tous les coups.

Défenseurs d’un retour à une vie simple (pro tip : toujours se méfier de celles et ceux qui affirment que « c’était mieux avant ») et méfiants à l’égard d’un monde trop technologique, certains des plus proches alliés de Donald Trump n’hésitent pas à recourir à des méthodes dont la grande sophistication était impensable il y a encore vingt ans. Comme les historiens du Reich, de l’URSS, de la Chine maoïste ou du Kampuchéa démocratique, Mme Kandel ne se risque cependant pas à expliquer comment des gens manifestement très intelligents, sinon brillants, peuvent énoncer des foutaises complotistes, antisémites, racistes ou sexistes délirantes. Par pur calcul, on pourrait au moins le comprendre, mais le refus de la raison et des faits par des esprits bien faits restera toujours à mes yeux un mystère.

Accessible au plus grand nombre, jamais jargonnant, le texte de Mme Kandel est un modèle de clarté et de pédagogie dont l’utilité est évidente alors que l’Administration Trump détruit méthodiquement la constitution américaine, supposément pour redonner sa grandeur à l’Amérique, même si de rares voix tiennent admirablement tête au satrape de Mar-a-Lago.

La mort il y a quelques heures du légendaire Brian Wilson, âme des Beach Boys, qui incarnait la Californie rêvée et l’Amérique qui nous inspirait et parfois nous aveuglait, marque très symboliquement la fin d’une époque. Comme le souligne Maya Kandel en conclusion, avec la trahison peut-être irréversible de l’arsenal de la démocratie, l’Europe est désormais seule ou presque à défendre la liberté contre les tyrans de ce monde. Notre défaite marquerait la fin de ce qui devrait être la norme mais qui n’aurait été qu’une parenthèse de quelques décennies. Son livre, à cet égard, ne nous éclaire pas seulement sur ce qui arrive mais nous incite à prendre la mesure des événements et à agir tant que nous le pouvons.

« And here I lay, lay, oh Lord/And here I lay, lay, now » (« A Life (1895 – 1915) », Mark Hollis)

Certains livres frappent particulièrement par la clarté de leur propos tout autant que par leur intérêt et leur pertinence. C’est le cas du Verdun – 1916 de Michaël Bourlet, publié chez Perrin dans la prestigieuse collection Champs de bataille.

Ancien officier de l’Armée de terre, notamment affecté au Service historique de la Défense, docteur et agrégé en histoire, Michaël Bourlet est un esprit éclairé qui travaille depuis une éternité ou pas loin sur la Première Guerre mondiale. Il a même tenu un blog, désormais en sommeil, qu’il est pourtant conseillé de fréquenter car on ne perd jamais son temps à lire ou à relire des textes intelligents.

Plus d’un siècle après la bataille, il pouvait sembler vain d’écrire à nouveau sur ce symbole ultime de la Der des der. L’affrontement a été étudié, disséqué, objet de controverses, et son empreinte dans la mémoire européenne, voire mondiale, reste immense. Michaël Bourlet relève pourtant le défi et offre ici une synthèse limpide, rappelant le contexte, décrivant les combats en conjuguant vision d’ensemble et situation tactique, expliquant les enjeux militaires mais aussi politiques en France comme en Allemagne avant de mesurer la force du symbole qu’est devenue la bataille de Verdun.

Le livre de Bourlet, jamais scolaire, relate précisément les phases de la bataille et décrit les pertes humaines colossales subies dans les deux camps. Les sacrifices des uns et des autres auront les conséquences que l’on sait après la guerre, et c’est un des mérites du travail de l’auteur de ne pas s’arrêter à la fin des combats mais de prolonger son étude et d’identifier encore les échos de Verdun en Europe.

On ne saurait trop conseiller la lecture de ce livre qui, malgré son sérieux et sa sobriété, fait régulièrement naître l’émotion en rapportant le courage et l’abnégation des soldats.

Le renseignement à l’écran : enquêteurs, exploitants et analystes (2)

Cinéaste discret nommé deux fois aux Oscars, Bennett Miller a réalisé une poignée de pépites depuis 1998 dont le brillant Moneyball (Le Stratège), sorti en 2011 et consacré à la mise en application par Billy Beane, le general manager des Oakland Athletics, de la sabermétrie, une approche analytique du baseball reposant sur l’étude statistique des performances des joueurs. Tiré du livre de Michael Lewis Moneyball – The Art of Winning an Unfair Game (2003), Le Stratège est sans aucun doute le plus grand film jamais tourné sur le baseball et un des plus grands films consacrés au sport contemporain.

Mais, à bien y regarder, Moneyball n’est pas seulement un film sur le sport de haut niveau et ses budgets colossaux, le pouvoir ou l’innovation. Il s’agit aussi d’un film sur l’analyse de faits et de données et sur la façon dont cette démarche de compréhension en profondeur de phénomènes complexes soutient une politique cherchant à peser sur le réel en identifiant les bons leviers. Bref, l’air de rien, c’est un film qui couvre en grande partie les étapes du cycle du renseignement, déjà admirablement montré dans Les Hommes du Président, le classique d’Alan J. Pakula, et qui a été encore mieux illustré dans Zero Dark Thirty, le monumental film de Kathryn Bigelow.

En se référant aux grandes étapes du cycle (orientation/recueil/exploitation/analyse/diffusion), il est possible de comprendre différemment le récit que nous offre Bennett Miller et ses trois scénaristes (Steven Zaillian, lauréat en 1994 de l’Oscar du meilleur scénario pour La Liste de Schindler, et nommé 4 autres fois ; l’immense Aaron Sorkin, Oscar du meilleur scénario en 2011 pour The Social Network, et nommé 3 autres fois ; et Stan Chervin, nommé comme ses deux coscénaristes pour Le Stratège). Il n’est d’ailleurs pas inintéressant de glisser ici que Sorkin n’a pas été le scénariste originel mais a été  embauché pour réécrire le travail de Zaillian et que c’est donc sans doute à lui qu’on doit l’intérêt du récit). Mais revenons au cycle :

1/ Expression de besoins : afin de répondre aux ambitions d’une équipe sportive aux moyens limités, on recherche des données permettant de soutenir la stratégie innovante du general manager ;

2/ Orientation des capteurs : ici, il ne s’agit pas de recueillir du renseignement par des moyens clandestins mais bien de transformer les performances des joueurs, par essence publiques, en données mathématiques exploitables (phase mêlée de recueil et de mise en forme) ;

3/ et 4/ Exploitation et analyse des données : identification des tendances et analyse au profit du GM dans le cadre de sa politique de réforme du recrutement de l’équipe ;

5/ Diffusion et mise en œuvre : aucune diffusion écrite de l’analyse de ces données n’est évidemment réalisée, et les rapports ne sont mais on suit tout au long du film la façon dont l’utilisation de données complexes parfaitement analysées est au cœur de la stratégie mise en œuvre.

Sobre, admirablement réalisé et interprété, le film, nommé 6 fois aux Oscars, a l’immense intérêt de montrer les effets de la révolution culturelle initiée par Billy Beane au sein de son équipe. Le GM, puisqu’il innove, se heurte à deux oppositions, puissantes : d’une part, il doit affronter ses éclaireurs, les vétérans chargés d’identifier les joueurs à engager ; d’autre part, il doit composer avec l’hostilité de l’entraîneur de l’équipe. Dans les deux cas, ces oppositions sont le reflet d’un choc en apparence culturel mais qui est en réalité méthodologique.

Les éclaireurs, tous d’anciens joueurs, passent des heures et des heures à étudier les recrues disponibles et s’appuient sur leur longue expérience et les certitudes nées de celle-ci. Le choc avec les tenants d’un raisonnement construit sur des faits objectifs et des données solidement établies est inévitable et prend les allures d’une querelle des Anciens et des Modernes. Ici, les Anciens semblent incapables de comprendre que leur approche fondée sur l’expérience (d’autres, ailleurs, diraient « au flair » ou « à l’instinct ») n’est en fait qu’un raisonnement imparfait, bâti sur des croyances et non des faits, et donc inabouti et sans pertinence.

L’entraîneur, joué par l’immense et terriblement regretté Philip Seymour Hoffman, présente les mêmes biais et s’oppose frontalement au GM. Il le fait avec d’autant plus de force que son statut au sein de l’équipe lui permet de résister au changement, et même de ne tenir aucun compte des directives venues d’en haut. Le film montre parfaitement ce que peut être le refus d’obéir au sein d’organisations complexes : pas de cris, pas de violence, mais le choc entre une volonté de changement et un déni d’autorité construit sur des certitudes techniques et le refus de pouvoirs inférieurs de transiger. Il faut cependant savoir trancher pour imposer les réformes dont on pense qu’elles sont indispensables – et il n’est jamais inutile de rappeler qui commande vraiment.

Le film ne traite pas seulement de l’analyse et de son usage. Il montre aussi comment les commentateurs sans méthode et sans faits se trompent systématiquement. D’abord cruels à l’égard de l’équipe de Billy Beane, qui accumule les défaites au début de la saison, les journalistes sportifs accablent ainsi la nouvelle stratégie des A’s et son promoteur sans savoir que les échecs observés sur le terrain sont la conséquence non des erreurs conceptuelles du GM mais bien du sabotage systématique de l’entraîneur. Les mêmes continueront de se tromper quand la stratégie de Beane commencera à porter ses fruits et ils attribueront ces succès à l’entraîneur sans savoir que si ça marche, c’est justement parce que l’entraîneur a perdu la main.

Enfin, Le Stratège est aussi le récit d’une rencontre puis d’une association entre deux esprits remarquablement doués, l’un pour concevoir une stratégie et la mettre en œuvre, l’autre pour comprendre le monde et en tirer des analyses opérationnelles.

Du vestiaire aux bases en passant par bancs, Moneyball nous offre une illustration parfaite du couple analyste/décideur au cœur de n’importe quel service correctement organisé et surtout de toute politique publique de renseignement sérieusement réfléchie et un minimum rigoureuse et ambitieuse. (Très très) intelligent, solide, lucide, mais aussi inexpérimenté dès qu’il s’agit de prendre des décisions, le personnage qu’incarne Jonah Hill est un des jeunes analystes les plus convaincants qu’on ait vu au cinéma depuis qu’on tourne des films sur le renseignement.

C’est ce qu’on appelle, dans notre jargon de spectateur, une pépite et un instant classic.

« Il a fait chou-blanc/Ce grand-duc avec ses trucs/Ses astuces, ses ruses de Russe blanc/Ma tactique était toc/Dit Igor qui s’endort/Ivre mort au comptoir du bar » (« Ta Katie t’a quitté », Boby Lapointe)

Toute personne dotée de fonctions cérébrales basiques et ayant une appétence raisonnable pour la décence – concept il est vrai peu en vogue, ces temps-ci – ne peut que frémir d’horreur quand on évoque devant elle les « experts de plateau ». Défiant, en effet, les découvertes de Pavlov, les rédactions en chef des chaînes d’informations en continu ignorent à chaque crise les naufrages et les enseignements des crises précédentes et invitent, tel cuisinier omniscient capable de brailler des inepties sur n’importe quel thème, tel criminologue pouvant doctement énoncer des énormités sur la doctrine nucléaire russe, le jihadisme, la sécurité routière, les scandales sanitaires ou l’enseignement du burgonde, ou tel Bob Woodward du pauvre, spécialiste de l’islam radical, du crime organisé chinois ou des tueurs en série, sans jamais s’interroger sur les conséquences de leurs choix.

On trouve pourtant au cœur de cette fange satisfaite de véritables experts, professionnels aguerris dont les compétences, chèrement acquises, parfois au péril de leur vie, ont été validées par des travaux scientifiques qu’ils ont menés eux-mêmes et par des livres qu’ils ont écrits seuls. Leurs réflexions sont exposées publiquement, ils écrivent dans des revues prestigieuses et exigeantes, et ils admettent sans barguigner leurs erreurs quand il le faut. Ces esprits sont rares, et Michel Goya est l’un d’eux.

Auteur de plusieurs essais remarquables (dont certains ont été modestement chroniqués par votre serviteur ici, ici ou encore ) consacrés à la guerre du point de vue du combattant comme de celui du stratège, il assure depuis le début de l’invasion russe de l’Ukraine un suivi d’une rare qualité des opérations qu’il rend disponible à tous sur son blog. C’est à ce titre qu’il intervient régulièrement à la télé, où son sérieux et sa sobriété tranchent heureusement avec l’hystérie et l’incompétence des commentateurs habituels.

Son dernier livre, L’Ours et le renard (Perrin), qui prend la forme d’un dialogue avec Jean Lopez, le spécialiste bien connu de la guerre germano-soviétique, offre une « histoire immédiate de la guerre en Ukraine », en assumant parfaitement les limites de l’exercice, et le résultat est remarquable. Le récit des opérations fait par un authentique spécialiste, à la fois praticien, théoricien et historien, est d’une grande clarté. Il permet au néophyte de comprendre les manœuvres des belligérants et de s’initier à la conduite des guerres modernes. Aux questions longues et précises de Lopez répondent les développements clairs et argumentés du colonel Goya, et les deux hommes traitent ainsi de guerre aérienne, de manœuvres blindées, d’opérations dans le cyber espace ou de propagande sans jamais perdre le lecteur.

Sans surprise, le livre a immédiatement suscité la colère des admirateurs de Vlad le Défénestreur, et les trolls, la plupart du temps à peine alphabétisés, sont venus polluer de leurs commentaires – appelons les comme ça – la page du livre sur, notamment, Amazon. N’assumant ni l’échec de la Sainte Rodina ni leur statut de collaborateurs d’un ennemi de la France, des dizaines de partisans de l’agresseur diffusent et rediffusent les mêmes éléments de langage ineptes au sujet de l’OTAN, des Etats-Unis, des nazis ukrainiens et d’autres sujets de prédilection ressassés sans fin dans une syntaxe hésitante.

De fait, ce que démontre le livre du duo Lopez/Goya, c’est que la Russie a, pour l’instant, tout raté : destruction de ses meilleures unités, échec de son chantage nucléaire, légitimation durable de l’OTAN, etc. Vladimir Poutine, présenté par certains comiques (Xavier ? Régis ? Caroline ?) comme un stratège supérieurement doué, ne sait plus, en réalité, où il habite et où il va.

« On m’a dit de venir, pas de venir avec des bagages, pourquoi il fallait que j’en prende ? »

Le fameux art opératif russe, auquel il est d’usage de se référer avec crainte et respect, est devenu grâce aux hommes des cavernes au pouvoir à Moscou, une tragédie inutile : il consiste désormais à sacrifier le cœur de son armée contre un adversaire attaqué sans raison, que l’on a grossièrement sous-estimé parce qu’on a été assez idiot pour croire à ses propres mensonges, tout en commettant des crimes de guerre tous plus abjects les uns que les autres et en les faisant justifier par des hordes d’abrutis.

En s’essayant à l’exercice périlleux de l’histoire immédiate, Michel Goya et Jean Lopez ne font pas seulement œuvre d’historiens. Ils se comportent comme les analystes d’un service de renseignement, contraint de donner du sens à ce qu’ils voient avec les éléments dont ils disposent. L’Ours et le renard, en plus des éclairages indispensables qu’il procure, est ainsi un modèle de méthodologie dont il est urgent de s’inspirer.

Scipio Africanus turpe esse aiebat in re militari dicere : « Non putaram. »

Avant d’être une franchise de blockbusters spectaculaires aux scenarii indigents, Top Gun fut la réponse de l’aéronavale américaine aux importantes difficultés qu’elle rencontrait au-dessus du Vietnam contre les MiG. Le rapport Ault, publié en 1968 (il est consultable ici), détailla ce constat douloureux et proposa la création d’une structure d’apprentissage au sein de laquelle les pilotes de chasse, soumis à des entraînements d’un extrême réalisme, seraient en mesure d’acquérir avant leurs premières missions de combat l’expérience qui découle justement de ces moments fondateurs et fait la différence ensuite.

Daniel A. Pedersen était à l’époque pilote de la Navy depuis 1957. Il avait commencé sa carrière sur F4D-1 Skyray au sein de la VF(AW)-3, avait ensuite volé sur F3H-2 Demon au sein de la VF-213 puis était passé sur F-4B Phantom II à la VF-92, ce qui le conduisit à Yankee Station, au large du Vietnam. C’est au retour de cette croisière qu’affecté alors à la VF-121, une importante flottille basée à Miramar, près de San Diego, il fut désigné fin 1968 pour bâtir, à partir de rien ou presque, un cycle de cours et d’entraînements qui allait devenir l’United States Navy Fighter Weapons School et devenir une référence mondiale – et pas seulement au cinéma.

Dans son livre, Top Gun. A American History (2019, Hachette), Dan Pedersen fait le récit d’une carrière d’une incroyable richesse, toute entière tournée vers le combat aérien et, dans un style vif et direct, décrit les réalités de la chasse embarquée américaine des années 50 et 60. On apprend ainsi qu’en 1959 des pilotes de toutes les armes venaient « s’enrouler » clandestinement au sud de l’île de San Clemente, au large de la Californie, afin d’entretenir l’esprit et les techniques du combat tournoyant. Affrontant des appareils d’un autre type que le sien, Pedersen y acquit la certitude que tout entraînement, si on le voulait utile, devait associer des chasseurs différents. Il appliqua cette idée à Top Gun et théorisa le dissimilar air combat training (DACT).

Le logo original de Top Gun, dessiné un soir sur une petite serviette à cocktail.

Comme tout projet réellement innovant, la mise en place de cette nouvelle école ne se fit pas sans difficulté. Avec 8 autres pilotes de la VF-121 et un officier-renseignement, (« 9 original bros »), sans moyen propre et confronté à l’hostilité des cadres de Miramar, Pedersen fut chargé de mettre sur pied « en 60 jours » un syllabus digne de ce nom. Observé depuis Washington par les plus autorités de la Marine, le projet fut soutenu avec prudence et tout le poids des efforts pesa sur les épaules de ces 10 officiers. Le dénuement initial de l’école était tel que son premier local fut un préfabriqué abandonné dans l’enceinte de Miramar et dont le déplacement fut payé à un entrepreneur local avec une caisse de whisky. Quant aux avions, il fallut utiliser ceux de la VF-121, ceux des stagiaires et une poignée de TA-4J Skyhawk de la VF-126 voisine.

Les débuts modestes du mythe.

D’un exceptionnel intérêt, ce livre de souvenirs, dans lequel on croise les MiG volés du programme Constant Peg et où on évoque le tournage de Top Gun, n’est pas seulement le récit, parfois très émouvant, d’une vie remarquable. Il s’agit aussi d’une série de leçons essentielles pour qui prétend former, entraîner et maintenir en condition opérationnelle des professionnels qui, en raison de leurs missions, ont charge d’âmes :

1/ On n’enseigne bien que ce qu’on connaît bien (voire très bien). Une pratique maîtrisée et réfléchit est indispensable (« dont on ne peut se passer ») à la transmission dans de bonnes conditions. Non seulement il faut être expérimenté pour comprendre le sens profond de ce que l’on fait, mais cette expérience est essentielle afin de contribuer à établir la crédibilité de l’instructeur aux yeux de ses élèves ;

2/ A cette connaissance réelle doivent s’ajouter des compétences pédagogiques, et surtout du charisme, sans lesquelles l’enseignement dispensé devient en quelques instants une interminable purge (que celles et ceux qui n’ont jamais somnolé dans un amphithéâtre de l’École militaire – ou ailleurs, dans des enceintes plus discrètes – se signalent à l’admiration de tous). Penser que ses seules compétences pédagogiques suffisent à transformer n’importe quel enseignant en un véritable instructeur est cependant une grave erreur. Votre instructeur a été, il n’y a peut-être pas si longtemps, à votre place, que ce soit à bord d’un F-4B au-dessus du Golfe du Tonkin ou de la campagne nord-vietnamienne comme Pedersen ou derrière des écrans à essayer de donner du sens aux renseignements que recueillent pour vous les capteurs de votre service. Il a connu le doute, les questions, les défis et il a su dominer des situations complexes. Le spécialiste de la pédagogie pourra sans doute vous aider à mieux transmettre vos connaissances, mais il ne pourra en aucune façon parler à votre place. Et s’il le faisait (ou si un esprit malade lui demandait de le faire), la catastrophe serait assurée ;

3/ Être instructeur ne doit pas être une rente de situation. Déconnecté des réalités intrinsèquement mouvantes du terrain (LE TERRAIN… oui, on sait merci), il risque d’être aussi has-been que Madame Carrère d’Encausse et de raconter, au mieux des trucs terriblement datés, au pire des foutaises (comme l’académicienne précédemment citée) qui, non seulement auront fait perdre leur temps aux stagiaires mais auront miné l’intégralité du cursus ;

4/ C’est aussi qu’être instructeur est un honneur, une affectation glorieuse qui vous rend en grande partie responsable du futur comportement en opération de vos jeunes collègues. Donner des cours se prépare, c’est un métier et une mission dont il faut être digne, et l’école où vous allez enseigner n’est pas une maison de repos pour vétéran brisé. Si tout a été fait correctement, vous n’avez pas été choisi par hasard, au détour d’une conversation de chefs débordés, mais bien sélectionné en tenant compte de vos réalisations, de votre goût pour la transmission et de l’importance que vous accordez à cette tâche ;

5/ Enfin, être instructeur vous donne l’opportunité de réfléchir à votre métier, à vos pratiques et ce que vous pourriez changer. Il ne s’agit pas d’une pause dans votre carrière mais de l’opportunité de faire un pas de côté (il faut savoir le faire) afin de vraiment réfléchir. Le centre de formation où vous allez exercer n’est pas hors-du-temps et il devrait être, pour peu qu’on ose lui en donner le mandat et les moyens, le générateur de nouvelles idées, et pas seulement en matière de pédagogie. La triade praticien-enseignant-chercheur devrait être encouragée afin de défier son organisation et l’empêcher de sombrer dans la routine. Là où on enseigne on devrait aussi réfléchir et produire une pensée audacieuse, tant il est vrai qu’on ne franchit utilement les limites que si on les connaît parfaitement. Pour le dire autrement, nous devrions tous être formés par les meilleurs membres de nos équipes dans ce qui ne saurait être que des centres d’excellence.

« Emancipate yourself from the mental slavery/None but ourselves can free our minds » (« Redemption Song », Bob Marley & The Wailers)

L’amphithéâtre Desvallières, lundi soir, était plein comme une morgue de campagne de l’armée russe car il accueillait Sonia Le Gouriellec (@MorningAfrika) venue présenter, à l’invitation de l’IHEDN, son dernier livre, Pourquoi l’Afrique est entrée dans l’Histoire (sans nous) ?, publié chez Hikari il y a quelques mois.

Dans cet ouvrage, vif et parfaitement argumenté, la chercheuse décrit et tente d’expliquer les biais qui nous empêchent d’appréhender un continent complexe et nous font retomber encore et encore, dans l’usage de clichés, au mieux paternalistes, au pire ouvertement racistes. A cet égard, la conférence de lundi soir a permis de mesurer l’ampleur du défi à relever pour celles et ceux qui veulent ôter les œillères qui obscurcissent la vue de nos compatriotes.

Dans un premier temps, l’auteure a répondu aux questions ciselées de Guillaume Lasconjarias, le directeur des études et de la recherche de l’IHEDN, et a pu exposer son propos de façon limpide et très vivante. C’est ensuite que l’ambiance a changé et que l’amphithéâtre de l’IH s’est transformé en une sorte de vivarium à l’intérieur duquel les spectateurs de la conférence ont entrepris, avec un enthousiasme et une candeur qu’il faut saluer, de démontrer à quel point Mme Le Gouriellec avait porté le fer exactement au centre de la plaie.

Alors que les 45 minutes qui venaient de s’écouler n’avaient été que recherche de la nuance, affirmation de la complexité d’un continent aux 54 États et refus de considérer que la vie à Tanger est la même qu’au Cap, les premières questions ont durement rappelé la réalité, sous le regard discrètement affligé du général Durieux (https://twitter.com/DIRIHEDN) et de quelques autres responsables. En quelques instants et une poignée de questions, tous les clichés dénoncés auparavant ont été repris comme une vieille rengaine. Du très classique « Je connais l’Afrique » d’un retraité qui ne cessait de maugréer à une intervention très sèche (« l’analyse n’est pas bonne ») d’une dame qui aurait pu éviter de se donner ainsi en spectacle, il a été rapidement acquis que bon nombre des membres du public n’avaient rien écouté et, surtout, ne voulaient rien entendre, leurs certitudes anciennes étant bien plus convaincantes que des raisonnements complexes et riches de nombreux exemples.

Comme dans un vertige, tout ce que Sonia Le Gouriellec venait de présenter a pris corps dans cet amphithéâtre de l’École militaire : racisme latent, nostalgie à peine déguisée pour le bon temps des colonies (mais sans le charme suave de Frank Buck – je me comprends), accusation à peine voilée d’angélisme, et sans aucun doute une pointe de misogynie envers une chercheuse, nécessairement moins consciente du terrain (LE TERRAIN, LES GARS !) que tous ces messieurs aux yeux desquels la fréquentation du BMC du coin ou des hôtels pour touristes suffit largement à comprendre un pays. On retiendra également la question parfaitement hors-sujet d’une journaliste au sujet du Rwanda et sa mauvaise humeur, plus que déplacée, quand la conférencière, surprise, eut achevé une réponse improvisée.

Bref, lundi soir, le spectacle était aussi dans la salle mais ceux venus réfléchir n’ont pas perdu leur temps. Et si vous n’y étiez pas, il ne vous reste plus qu’à lire ce petit ouvrage, au format idéal pour les doudounes et les manteaux.

“Self-preservation is what’s really going on today” (“Young Hearts Run Free”, Candi Staton)

Enseignant, historien versé dans l’étude des conflits contemporains, le taulier d’Historicoblog nous observait avec curiosité lorsque, en 2013, l’évolution de la crise syrienne et l’intervention française au Sahel, venus confirmer notre inquiétude, le convainquirent que nous n’étions peut-être pas que des esprits dérangés. Appliquant des méthodes d’analyse éprouvées, il entreprit alors de décrypter l’abondante propagande que les groupes jihadistes consacraient à leurs opérations de combat. Il fut ainsi un des premiers à évoquer en France les Inghimasi avant d’acquérir, l’air de rien, une connaissance du théâtre syro-irakien que très peu, dans notre pays, peuvent concurrencer.

Esprit méthodique à l’extrême rigueur, il a largement partagé ses réflexions au profit de tous ceux qui voulaient comprendre et anticiper les projets opérationnels  des jihadistes. Menacé par les jihadistes, qui lui reprochaient la pertinence de ses travaux, il a également subi les injures, forcément misérables, des admirateurs de la bienveillante social-démocratie syrienne, à commencer par les queues de promo et autres petits télégraphistes de l’axe Damas-Moscou-Téhéran.

Convaincu du danger mortel que représentent les jihadistes, notre homme sait aussi que le régime syrien n’est pas moins abject et criminel. Spécialiste froid, il n’a jamais oublié les grands principes moraux qui font qu’on peut étudier un sujet avec rigueur sans s’aveugler. Explorer un tel sujet, cependant, use, et il a récemment annoncé mettre un terme à ses analyses.

Compréhensible, cette décision n’en est pas moins terrible. Lu par les services comme par les forces armées, abondamment cité par les journalistes comme par les chercheurs et les étudiants, il n’aura jamais eu au sein de l’État la place qu’il méritait afin de produire ce dont nous avons tous besoin, alors que le calme que nous vivons est trompeur. Il faut désormais souhaiter que la masse proprement ahurissante de travail qu’il a accomplie depuis toutes ces années se transforme en livre, ou en cours dans une école militaire ou une université courageuse. Imaginer qu’une telle connaissance des méthodes de combat jihadistes puisse disparaître constitue en effet un crève-cœur.

D’ici là, qu’il me soit permis de le remercier pour tout, pour ses réflexions, nos échanges, son acharnement à comprendre et à transmettre. La fin de ses travaux doit être vue comme la fin, glorieuse, d’une période incroyable de sa vie et de sa carrière, et nous lui souhaitons, avec toute notre amitié, le meilleur pour la suite.

“Goodbye baby/Yes I’m going” (“Down the Road”, C2C)

Osons écrire que les livres que Thomas Hegghammer consacre régulièrement au jihadisme sont tous indispensables. Et osons écrire qu’à chaque nouvelle parution il place la barre un peu plus haut.

Après avoir ainsi publié en 2010 un livre remarquable au sujet de la mouvance jihadiste saoudienne (rappelons qu’en 2016 un ancien haut fonctionnaire habitué des sites complotistes affirmait sans rire avoir été le premier à traiter le sujet – qui plus est dans un ouvrage risible), M. Hegghammer a dirigé un travail collectif abordant la passionnante question de la culture jihadiste. Publié en 2017, il s’agit d’un livre d’une grande richesse que chaque service de renseignement devrait posséder et qu’il convient de consulter régulièrement.

C’est cependant avec sa récente biographie d’Abdallah Azzam, The Caravan, que Thomas Hegghammer a fait le plus fort. Des innombrables figures ayant marqué le jihad mondial depuis un demi-siècle, celle, littéralement fondatrice, d’Abdallah Azzam méritait à coup sûr un travail d’historien sérieux. L’auteur s’était déjà attaché, en 2005, dans Al Qaïda dans le texte, à présenter les contributions les plus importantes du mentor d’Oussama Ben Laden. 15 ans plus tard, et à l’issue d’un travail dont l’ampleur et la qualité ne peuvent qu’impressionner, il a cette fois retracé le parcours d’un instituteur palestinien devenu un guérillero puis le théoricien d’une insurrection jihadiste qu’il ne verra pas éclater mais qui lui doit beaucoup.

Thomas Hegghammer s’était livré en 2011, en compagnie de Stéphane Lacroix, au délicat exercice de la biographie d’un responsable jihadiste. Le travail qu’il publie au sujet d’Azzam est cependant d’une autre importance puisqu’à travers la vie de l’idéologue on assiste à la macération d’une colère aux causes complexes et anciennes qui aboutira à ce que l’on sait. Sans la moindre ambiguïté idéologique, mais avec finesse et précision, Hegghammer fait le récit de ces années fondamentales et prolonge avec brio une réflexion ancienne. Un livre réellement indispensable, et un instant classic.

« She’s done things I never expected » (« She’s Electric », Oasis)

Bénédicte Chéron n’est pas docteure en tout ou agrégée en omnipotence. Elle ne hante pas les plateaux comme un cuistot sous ecstasy, un criminologue-épidémiologiste ou un consultant à la diction de confesseur pervers. Non, Bénédicte Chéron travaille. Elle réfléchit, elle écrit, elle enseigne, et elle ne dédaigne pas, à l’occasion, donner son avis quand on le lui demande. C’est ainsi qu’elle a été très récemment invitée par l’IRSEM, avec d’autres, à commenter la rhétorique guerrière qui ne cesse de s’immiscer dans le discours public occidental depuis des décennies.

Il faut dire que Mme Chéron a la tête froide et qu’elle construit tranquillement et fermement un parcours qui ne peut que la tenir éloignée des cafés du stade télévisuels ou des émissions de radio pour anciens de l’OAS. Auteure, en 2012 d’un livre très remarqué consacré à Pierre Schoendoerffer, elle a, en 2018 publié un essai revigorant consacré aux relations entre notre armée et nous. A l’heure où à chaque difficulté sociale, économique ou sécuritaire on invoque le recours à nos soldats et la réinstauration d’un service militaire largement fantasmé – surtout par ceux qui ont su s’y soustraire –, Le Soldat méconnu permet de réfléchir et de prendre un peu de hauteur.

Cet ouvrage, dense et stimulant, offre aussi l’occasion de mettre un peu d’ordre dans nos idées, soumises à l’actuelle logorrhée martiale. La clarté de son propos et son absence d’emphase font un bien fou et confirment que ceux qui travaillent écrivent beaucoup et parlent peu, alors que les autres, à l’inverse, sont en permanence sur vos écrans, y compris (surtout ?) sur ceux du service public.