Longtemps les rayons que les librairies consacraient au terrorisme sont restés vides, ou presque. On y trouvait les élucubrations incohérentes de criminologues et de vieux néonazis sous pseudonyme, les récits de quelques vieilles gloires à la crédibilité discutable et un ou deux classiques charmants mais dépassés. Les attentats du 11-Septembre ont provoqué un afflux d’ouvrages souvent bâclés ou de compilations hâtives de lieux communs, textes de commandes recyclant quelques idées empruntées. Par miracle, une poignée de livres intelligents et sincères ont cependant été écrits par la suite.
Après une pause, les événements des dernières années dans notre pays, depuis la terrible affaire Merah, ont été ce qu’ils ont été, et les éditeurs ont recommencé à publier des ouvrages en quantité, parfois intéressants, parfois rédigés (ou en tout cas signés) par des escrocs patentés. Le fait est que parmi tous les titres encombrant les tables de présentation bien peu méritaient qu’on gaspillât autant d’encre et de papier pour les imprimer. Il en allait de même pour le renseignement, sujet longtemps mal aimé du public et trop souvent vu par la presse comme le prétexte à des articles putassiers, peu ou pas documentés, alternant les découvertes d’évidences et les émois faciles.
Le renseignement est cependant devenu un sujet sérieux (et vendeur), et il provoque depuis quelques années un afflux de témoignages, mémoires, essais et autres réflexions plus ou moins dispensables. La qualité, cependant, augmente de façon sensible et on commence à voir apparaître, sous l’impulsion de quelques-uns, admirables défricheurs, un champ de recherches mêlant histoire, science politique, sociologie et stratégie. Des ouvrages ambitieux sont publiés par des maisons sérieuses, et il faut citer ici le Dictionnaire de la guerre et de la paix (PUF, 2017) ou celui consacré au renseignement (Perrin, 2018). Il faut également mentionner le manuel de Jean-Claude Cousseran et Philippe Hayez Leçons sur le renseignement (Odile Jacob, 2017) et la nouvelle édition du livre de référence écrit par Oilvier Chopin et Benjamin Oudet Renseignement et sécurité (dont la 2nde édition vient de paraître chez Armand Colin). Ces quatre textes – le dernier d’entre eux constituant bien plus qu’une introduction remarquable – sont des alliés précieux, riches, dans lesquels il faut puiser et vers lesquels il faut revenir régulièrement.
Une fois de plus, en effet, le choix n’est pas si complexe. Le fait d’être un ancien ne vous qualifie pas automatiquement pour parler de renseignement. Il ne suffit pas d’exhiber un vieux badge et il faut travailler, réfléchir, essayer de comprendre, explorer de nouvelles pistes. Tout le monde n’a pas cette abnégation. Les auteurs des ouvrages cités plus haut, théoriciens ayant parfois eu la chance d’être des praticiens, doivent donc être lus et médités.
C’est sur les écrans comme ailleurs. On y différencie aisément les appliqués, élèves sages et consciencieux mais sans génie, et ceux dont le talent et le travail donnent des œuvres marquantes, dépassant leur cadre initial. Diffusée en 2014 par la BBC, la minisérie The Honourable Woman, créée, écrite et réalisée par Hugo Blick est ainsi bien plus qu’un récit d’espionnage entre Londres et la Palestine.
Servie par une distribution admirable (menée par une exceptionnelle Maggie Gyllenhaal), la série mêle avec virtuosité des thèmes lourds et complexes sans jamais lasser le spectateur. L’intrigue, qui se déploie avec virtuosité, évoque les plus grands romans que la littérature britannique a consacrés au renseignement. On est loin, pour être parfaitement clair sur ce point, d’une récente production française dont on dit qu’elle a été fortement influencée par certaines administrations et à laquelle il manque une âme et une ligne.
The Honourable Woman, au contraire, apparaît comme une œuvre engagée, âpre, tendue, qui ne cesse de mêler tragédies personnelles, drames collectifs, manœuvres stratégiques et renseignement technique. L’aisance avec laquelle l’auteur associe de nombreux thèmes en apparence sans rapport et crée des personnages inoubliables convainc rapidement que la série est une pépite. On y croise de fieffés salauds, mais même eux ont des raisons d’agir, et la pire des trahisons, à défaut de pouvoir être justifiée, peut être argumentée. Des vies se heurtent et échappent à tout contrôle tandis que des puissances se mentent, se manipulent et tentent de comprendre.
Face à Maggie Gyllenhaal, impressionnant mélange de douceur brisée et de volonté invincible, l’immense Stephen Rea interprète un maître-espion fatigué, désireux d’achever sa carrière sur une bonne action. Son homologue français, aux cravates criardes et au style de petit comptable, apparaît bien moins convaincant que ce dandy hirsute, douce mécanique intellectuelle qui en a vu d’autres et aimerait se retirer avec dignité.
Sir Hugh Hayden-Hoyle, parfait héritier de Smiley.
La minisérie, qui s’étend sur 9 épisodes à la mise en scène élégante et discrète, laisse une impression durable de grande maîtrise artistique. Elle ne prend pas parti, ne dénonce pas ou ne se prétend pas excessivement réaliste mais impressionne par sa puissance et sa subtilité. On attend toujours une œuvre d’une telle qualité dans notre langue.
Un pilote de l’aéronavale impériale racontait il ya quelques années qu’au temps béni des groupes aériens embarqués complexes, lorsqu’on trouvait pas loin de dix modèles d’aéronefs différents sur les ponts des porte-avions, les pilotes des différentes unités déployées ne cessaient de d’expliquer à quel point leur mission était primordiale et leur appareil le meilleur qui soit. Chacun y allait de son couplet au sujet des chasseurs, des chasseurs-bombardiers, des avions d’appui moyens ou lourds, des ravitailleurs, des avions de veille aérienne avancée, ceux de guerre électronique, sans parler des cargos volants, des hélicoptères de transport et des Pedro.
Ils avaient tous raison, évidemment, de mettre en avant le caractère essentiel de leur mission, sans laquelle le groupe embarqué aurait été incapable d’accomplir les tâches qui lui avaient été confiées. Il en va de même pour les services de renseignement où, comme dans toute organisation regroupant des professionnels venus là par vocation et dont la modestie n’est pas la qualité première, on entend régulièrement les opérationnels critiquer les analystes, les techniciens s’en prendre aux administratifs, tout le monde étant convaincu que sans lui la machine ne tournerait pas.
La machine, en réalité, tourne parce que tout le monde travaille et a conscience de faire partie d’un tout dont il n’a d’ailleurs pas nécessairement à connaître le périmètre exact. On sait d’ailleurs ce qu’il faut penser des baroudeurs qui méprisent les analystes, des analystes qui moquent les baroudeurs, et des spécialistes du renseignement technique qui estiment qu’ils peuvent tout faire et que les deux catégories de collègues précédemment citées pourraient bien disparaître que ça ne dérangerait personne. Le meilleur moyen de mettre fin aux querelles de clocher puériles et épuisantes est de faire travailler, dès que l’occasion se présente, les uns et les autres, soit à la Centrale, soit sur le terrain (LE TERRAIN, LES GARS !).
L’état du monde n’est pas avare d’opportunités, et on trouve toujours le moyen de déployer des équipes pluridisciplinaires. Le format de ces petits détachements permet, par la force de la promiscuité, de se découvrir (au risque de se taper sur les nerfs) et de comprendre les enjeux en observant les pratiques. Moi qui vous parle, qui suis incapable de changer une ampoule électrique, je garde un souvenir très fort des missions, voyages, conférences et autres réunions au cours desquels des spécialistes du renseignement technique m’ont expliqué pourquoi et comment ils faisaient ci et ça. Et j’ai la naïveté de penser qu’avoir tenté de leur transmettre en retour la complexité du renseignement humain ou la difficulté qu’il y a à évaluer la dangerosité d’un réseau n’a pas été inutile. J’ajoute que ce dialogue, nécessairement informel, ne peut qu’être porteur d’améliorations, voire d’innovations utiles à la collectivité. Il est si facile de perdre le sens de la mission en se focalisant sur les taches quotidiennes.
Les bonnes relations entre équipes ne doivent cependant pas conduire à un mélange des genres ou une confusion des missions. Des opérationnels qui se prennent pour des analystes, on en connaît (et on le regrette). Des techniciens qui se prennent pour des stratèges, on en connaît aussi (et il n’y a pas de quoi se vanter). Quant aux analystes qui se piquent de technique ou d’opérations, on ne peut que leur conseiller de ne toucher à rien et de laisser faire les professionnels.
Alors que la rédaction du Monde vient, de haute lutte, d’arracher son indépendance, une autre, plus modeste mais pas moins méritante, est en grève depuis un mois. Les quatre journalistes qui composent la désormais modeste équipe du mythique France-Soir protestent ainsi contre la dérive de leur quotidien, possédé par des actionnaires sans stratégie et dont le seul horizon est sans doute comptable.
Cette crise intervient alors que les médias français se débattent dans une crise de légitimité née d’une longue dérive, manifestement sans fin. Sur nos écrans, par exemple, aux tables rondes pour retraités et escrocs organisées chaque soir sur tous les sujets possibles ont désormais succédé les tribunes accordées à des idéologues condamnés et récidivistes et les émissions confiées à des présentateurs dont l’indécence le dispute à la bêtise.
Engagée dans une course obscène, certaines chaînes de télévision n’ont plus rien à voir avec le journalisme ou même le simple relais d’informations recueillies par d’autres et ne sont plus que des versions modernes du comptoir à épaves. Des cuistots hystériques et omniscients y côtoient de jeunes aristocrates dont on ne sait si elles sont idiotes ou folles sous le regard de grandes gueules à la beauferie fièrement arborée en bandoulière et dont les propos seraient indignes d’être imprimé sur du papier-toilette. On y énonce dans une ambiance de complète déliquescence morale des théories racistes, des réflexions complotistes et des raisonnements qui feraient honte à une tenancière de claque.
A l’heure où les démagogues se posent en victimes et les propagandistes stipendiés se présentent comme d’intransigeants libres penseurs, nous avons, non seulement l’obligation d’éviter ces médias mais aussi le devoir de soutenir les vraies rédactions. Celle de France-Soir, qui effectue un travail remarquable sur le terrorisme grâce à Pierre Plottu et Maxime Macè, et aux contributions de l’ami Historicoblog, mérite que nous nous engagions. Je me permets donc de signaler ici l’initiative de Jérémy Felkowski, à l’origine d’une (trop) modeste cagnotte ouverte au profit des grévistes de ce bien mal-en-point quotidien.
Au printemps 2007, à l’occasion d’une de mes dernières missions pour le Service, je partis en Égypte, un portrait du Président René Coty au fond de ma valise. Mon binôme du moment, qui n’était pas en reste dès qu’il s’agissait de ricaner, avait eu cette idée, et nous envisagions cette démarche comme un hommage, humble mais sincère, au prodigieux film de Michel Hazanavicius, OSS 117 : Le Caire, nid d’espions, sorti en 2006 et devenu instantanément culte dans les couloirs de la caserne Mortier. Il faudrait préciser ici, en effet, que les espions français, s’ils peuvent apprécier les fictions supposées reproduire fidèlement leurs activités, sont extrêmement sensibles aux parodies quand celles-ci sont de qualité. Il faut y voir un goût prononcé pour le mauvais esprit, sans doute né de la fréquentation quotidienne de la réalité du monde et du pouvoir.
Trois ans plus tard, OSS 117 : Rio ne répond plus, toujours réalisé par Michel Hazanavicius, toujours sur un remarquable scénario de Jean-François Halin, prolongea de la plus remarquable des façons le premier opus, les deux films s’imposant alors comme des parodies difficilement dépassables, à l’efficacité comique jamais atteinte depuis les grandes comédies de Louis de Funès, de Jean-Paul Belmondo ou de Pierre Richard, à la fin des années ’60 et dans les années ’70. S’emparant du genre, typique du cinéma français, qui consiste à tourner en dérision les services de renseignement et leurs membres, Hazanivicius et Halin n’ont pas seulement écrit et réalisé deux films déjà cultes, ils ont aussi livré deux récits très politiques, puissamment subversifs et terriblement ironiques.
La démarche, réalisée avec un très grand talent, s’est avérée d’autant plus séduisante qu’elle a puisé aux meilleures sources. Interrogé sur France Inter en 2006 (ou était-ce en 2005 ? On me pardonnera de ne pas avoir retrouvé le podcast), Jean Dujardin avait confié son admiration pour Jean-Paul Belmondo (qu’il imite d’ailleurs remarquablement). Les références au chef-d’œuvre de Philippe de Broca Le Magnifique (1973) sont ainsi nombreuses, aussi bien au Caire
qu’à Rio,
et elles sont d’une magnifique cohérence. Le choix pour interpréter OSS 117 d’un acteur fan de Jean-Paul Belmondo, immortel visage de Bob Saint-Clar, s’imposait. Le film de Philippe de Broca n’était, en effet, qu’une charge frontale contre les romans et les adaptations cinématographiques des histoires créées bien avant Ian Fleming par Jean Bruce. Cet auteur, dès 1949, avait écrit des dizaines de thrillers de gare mettant en scène OSS 117, super espion, caricature bondissante du héros français. De 1963 à 1971, une série d’improbables navets – OSS 117 se déchaîne (1963) ; Banco à Bangkok (1964) ; Furia à Bahia pour OSS 117 (1965) ; Pas de roses pour OSS 117 (1968) ;; OSS 117 prend des vacances (1970) ; A tout cœur à Tokyo pour OSS 117 (1966) ; OSS 117 tue le taon (1971) – était venue affliger les critiques et lasser le public sans réellement contribuer au mythe du superhéros en smoking.
A la différence, cependant, des autres films tournant en dérision les services français (y compris les hilarantes aventures de l’inspecteur-chef Clouseau, de la Sûreté), les deux réalisations de Michel Hazanivicius consacrées à OSS sont cruelles et dressent le portrait d’un homme médiocre, qui ne peut être encensé que par d’autres médiocres.
Mauvais analyste, mauvais opérationnel
Dès les premières minutes du Caire, le spectateur est fixé. OSS 117 est un parfait ignorant, auquel son chef (impeccable Bernard Fresson, pas moins ignorant) prête des qualités d’analyste et de diplomate que manifestement il ne possède pas. Il faut préciser ici que cette scène est donc très réaliste.
Déplorable analyste, donc, Hubert Bonisseur de La Bath est aussi un pitoyable opérationnel – on s’étonne qu’il n’ait pas écrit ses mémoires, d’ailleurs – incapable d’appliquer les règles élémentaires du RVPI et faisant fi des plus élémentaires règles de discrétion en tordant les signaux de reconnaissance.
Mauvais analyste, mauvais opérationnel, OSS 117 est, en réalité d’une ignorance crasse, comme les deux films ne cessent de le montrer. Il semble tout ignorer, par exemple, de l’ingérence permanente des États-Unis en Amérique latine, ce qui ne peut qu’affliger son collègue de la CIA.
Le moment est d’autant plus délicieux que l’action de Rio ne répond plus se déroule alors que des instructeurs et théoriciens français, comme le relate Elie Tenenbaum dans son récent livre, sont à la manœuvre aux côtés des forces américaines en matière de contre-insurrection dans nombre de pays du continent. OSS 117 n’est au courant de rien, et c’est l’histoire de sa vie.
Son manque total de culture, associé à une arrogance qui semble sans limite, offre au cinéaste l’occasion de tourner des scènes d’une réjouissante méchanceté.
L’espion français, légende vivante du SDECE, y expose toute sa vacuité, ses certitudes idiotes et sa misogynie.
Je ne vois pas trop l’intérêt de ressembler à une femme
Comme Bond et d’autres espions de fiction sauvant le monde quotidiennement, Hubert Bonisseur de La Bath est un phallocrate, consommateur de femmes sans sentiment, guidé par ses seules pulsions. Sa misogynie, qui le conduit souvent à des remarques, sinon des gestes, parfaitement déplacées, est omniprésente, et elle est filmée avec gourmandise par Michel Hazanavicius.
Face à un butor jamais avare de mansplaining, les personnages féminins resplendissent de qualités. Brillantes, courageuses, fortes, intègres, subtilement ironiques et mues par d’authentiques idéaux, les héroïnes des deux films sont les parfaits contraires de l’officier du SDECE, qu’elles démasquent en tour de main mais qu’elles finissent par trouver attachant, comme on peut se surprendre à aimer un sale gamin mal élevé et pas bien malin.
Ce personnage de mâle dominateur, fier et sûr de sa virilité, est d’autant plus risible qu’il refoule manifestement une homosexualité qu’il ne peut que trouver honteuse et qu’il n’assume donc pas. Il faut dire que les superhéros gays ne courent pas les rues, et ces deux films pointent ici du doigt un manque assez criant du cinéma de genre. On ne voit pas pourquoi, en effet, il faudrait nécessairement être hétérosexuel pour accomplir des prouesses au profit de la sécurité nationale.
Et que je te trimballe des poules, que je te trimballe des pastèques
Ignorant, arrogant, misogyne, Hubert Bonisseur de La Bath est aussi, sans surprise, un raciste de la pire espèce, assénant des propos de comptoir sans réaliser leur portée, aussi bien à de hauts responsables gouvernementaux,
qu’aux plus humbles, qu’il tutoie sans vergogne et qu’il considère avec tout le mépris paternaliste du petit Blanc qu’il est.
Fort logiquement, d’ailleurs, OSS n’est pas seulement raciste, il est aussi antisémite, relayant les clichés les plus abjects, toujours sans réaliser la portée de ses propos.
Tout au long des deux films de Michel Hazanavicius, on découvre en réalité que l’agent d’élite des services français, que l’on a vu en action contre des nazis, n’est qu’un naufrage idéologique. Son ambiguïté à l’égard du nazisme, qu’il ne combat que par goût de la castagne, sans en mesurer l’horreur, est omniprésente. Loin de mesurer la nature et l’ampleur des crimes commis, il ne fait qu’affronter sans les comprendre des adversaires avec lesquels on imagine qu’il pourrait coopérer demain si l’ordre lui en était donné. Cette incompréhension le conduit à commettre les pires impairs, au cours desquels, d’ailleurs, il expose la vide de sa conscience politique (« Un mémorial, peut-être ? »)
Confronté à un ancien officier de la Wehrmacht (qui cite le Ramirez de Papy fait de la résistance), OSS se montre, comme à son habitude, d’une totale inconscience idéologique (« Le 3e Reich et l’idéologie nazie m’ont toujours rendu dubitatif »). Le dialogue entre le Français et le nazi, ennemis supposément jurés, tourne même à la querelle d’adolescentes, toujours sur fond d’homosexualité cachée. L’espion français en profite pour révéler une autre de ses croyances, cette fois au sujet de certaines caractéristiques physiques de ses adversaires. Sa bêtise semble sans limite.
Rappelant souvent le beauf de Renaud et de Cabu, OSS 117 porte sur le monde un regard fait de certitudes imbéciles qui, mêlées, offrent au réalisateur l’occasion de scènes exceptionnelles :
Comme un lundi
Comme bien d’autres héros, y compris le personnage central d’une récente série à succès, Hubert Bonisseur de La Bath représente exactement ce que ne doit pas être le membre d’un service de renseignement. Il faut dire que le réalisateur et son scénariste s’attaquent férocement à cet univers, montrant des administrations rivales sans imagination, toutes présentes en Égypte sous la même couverture inepte de ventes de poulets. Et certains des membres (supposément) les plus talentueux de ces services se prennent même de passion pour cette activité.
On retrouve là, et plus encore là,
les origines de la série-documentaire qu’Arte a consacrée au SDECE en 2015.
You’re so French
Hilarants, burlesques, ces deux films de Michel Hazanavicius sont proches de la perfection. Conformes au goût national pour les dialogues ciselés et les répliques instantanément cultes dignes de figurer aux côtés des formules d’Audiard ou d’Astier, ils sont aussi la synthèse brillante de décennies d’humour anglais ou hollywoodien que le cinéaste cite avec malice. Qu’on en juge. En 2006, dans Le Caire, nid d’espions,
Et en 1986, dans Three Amigos, de John Landis :
Les auteurs connaissent leurs classiques, et comme le diraient les critiques du Masque, leur grammaire cinématographique. Pas un seul instant de répit n’est laissé au spectateur, forcément repu de tant de mots savoureux et de moments absurdes. Certains d’entre eux, sans parole, donnent la mesure de l’abyssale vacuité du personnage principal, délaissant sa mission pour faire du ménage et jouer avec un poulailler industriel.
Il est cependant permis de se demander si la nature profondément subversive de ces deux films a bien été saisie. Au-delà de leurs remarquables indéniables qualités, ces récits montrent un espion français raciste, antisémite, misogyne, idiot, sans la moindre culture et dont les manières aristocratiques ne résistent pas à une simple bouffée de chicha. Esprit sans élévation, butor capable de mettre les pieds sur un bureau dans une ambassade ou de faire des remarques plus que déplacées à des jeunes femmes, OSS est une imposture au raffinement de façade, que ses alliés méprisent. Il évoque d’ailleurs quelques vieilles badernes que l’on croise parfois sur des plateaux de télévision et qui se présentent comme de grands stratèges. Profondément vulgaire, il n’est qu’un aventurier sans ossature idéologique, sans éthique, aveuglé par la ligne officielle des autorités et convaincu par la geste nationale. Sa découverte, dans le bureau de son chef – dont on devine qu’il n’a pas vécu la Seconde Guerre mondiale conformément aux canons de la morale – de la complexité de la réalité est un moment exceptionnel.
A travers le portrait d’Hubert Bonisseur de La Bath, crétin suffisant caché derrière son métier et sa particule, Michel Hazanavicius et Jean-François Halin dynamitent le roman national et dénoncent une série d’impostures et de mensonges. Leurs films sont, à cet égard, d’une terrible actualité, et on est bien obligé de ricaner en pensant à la projection sur les Champs-Élysées des aventures cairotes d’OSS 117.
La rumeur court que lors d’entretiens réalisés avec de jeunes gens désirant intégrer nos services, les responsables à la manœuvre demanderaient aux candidats s’ils avaient déjà fréquenté des établissements interlopes. La question, qui rappelle la fameuse et imbécile question posée par certains enseignants à la Sorbonne il y quelques décennies (« Mademoiselle, parlez-moi de l’Amour ») lors des oraux de géographie, vise aussi bien à tester le vocabulaire de l’impétrant qu’à observer sa réaction si, le cas échéant, il a effectivement fréquenté des bars à marins, des brasseries à policiers, des BMC djiboutiens et autres clubs privés du 8e arrondissement.
L’interrogation, aussi intrusive et déplacée soit-elle, n’est donc pas inutile puisqu’elle participe de la sélection du personnel du Service. La fréquentation de clubs louches, de bars glauques et autres assemblées étonnantes peut être au cœur de votre mission, comme le fait Al Pacino chez Friedkin,
Cruising, de William Friedkin (1980)
Mais elle peut aussi intervenir sans prévenir. Un soir d’octobre 2000, à Stockholm, nos camarades de la Säpo nous entraînèrent dans un pub irlandais du centre. Le silence s’y fit dès que nous entrâmes – il faut rappeler ici que 4 types en costumes sombres, cravates club et gabardines mastic créent rarement une ambiance de feu –, et nos camarades, Guinness en main, finirent par nous avouer que le bar était farci de sympathisants de l’IRA et qu’il avait même fait l’objet d’une descente sur une suspicion de de trafic d’armes. Humour viking.
D’autres fois, comme à Manama il y a quelques années, votre binôme vous invite à boire dans le bar situé sous l’hôtel. Et il se trouve qu’il ne s’agit, ni plus ni moins, que d’un bar à tapins où les marins de la base américaine voisine, des Saoudiens soudainement moins rigoristes et une poignée de civils occidentaux égarés (ou pas) viennent chercher une forme précise de réconfort. L’ambiance y est donc particulière, et vous admirez la sérénité amusée de la jeune collègue qui vous rejoint au comptoir du claque. Je pourrais aussi vous parler de mon adjoint qui, il y a très longtemps, faillit achever sa soirée dans un bordel indonésien en compagnie d’un criminel de guerre étoilé, de surprenantes soirées au Caire ou à Moscou, et même de rencontres étonnantes à Paris.
Le plus sage est toujours de s’exfiltrer en douceur, mais ça n’est pas toujours possible et il faut alors composer. Dans ces cas-là (comme dans tous les autres), pensez au compte-rendu à l’issue.
Comment expliquer une promotion ? La personne qui vient de se voir attribuer un nouveau poste, plus prestigieux que celui qu’elle occupe actuellement, est naturellement persuadée qu’elle constitue le choix idéal et que toute sa carrière et son parcours la conduisaient à ce nouvel accomplissement. Après tout, se dit-elle, l’Empereur nommait des généraux sur le champ de bataille, et il ne fait pas de doute que je suis l’homme/la femme de la situation.
Les motifs qui expliquent une promotion sont, en réalité, plus variés. On trouve, bien sûr, dans les forces et les services quantité d’éléments méritants ayant fait plus que leur devoir et qu’il importe de valoriser, de mettre en avant, voire de présenter comme des exemples. Trop souvent, hélas, leurs chefs, selon une pratique typiquement française, invoquent des arguments ineptes pour ne pas les récompenser et se réservent les honneurs, même les plus simples. Mes anciens camarades se souviendront ainsi du modeste pot de fin de cellule crise après le 11-Septembre où se rendit seul notre boss. Il faut dire, comme me le glissa alors avec malice un lieutenant-colonel qui en avait vu d’autres, qu’on est « récompensé dans la personne de ses chefs » et que nous aurions dû être honorés. Nous ne le fûmes pas.
Il est donc possible de promouvoir sur la foi d’évaluations mensongères, de rapports biaisés et de recommandations intéressées. Dans les services, peut-être plus qu’ailleurs, certains ne peuvent s’empêcher de manœuvrer, d’intriguer, de monter des coups, autant par goût que par désœuvrement. Vous vous retrouvez alors avec un chef ou un subordonné dont, manifestement, les compétences ont été survendues, selon le bien connu principe de Peter. Il faut alors prendre son mal en patience, attendre le bon moment, ou, comme me le confia un jour un jeune officier qui ne cachait rien de son agacement, provoquer l’explosion du système. Puisque Machin ou Truc sont si bons, pourquoi ne pas les envoyer en mission ou leur confier des dossiers vraiment sensibles ? Personne ne pourra nier l’évidence quand le naufrage sera complet (pro tip : si, on pourra).
La promotion d’incompétents ou de nuisibles permet de régler, sur le plan tactique, un problème en le déplaçant et en le confiant à d’autres. On ment, alors, en vantant les mérites d’un fonctionnaire ou d’un officier dont le bilan réel est médiocre mais qu’on n’a jamais, pour de complexes raisons, évincé comme il le méritait. C’est tout le charme des mobilités externes, réservées à la fois à des éléments remarquables dont il faut accompagner la montée en puissance et à des tanches qu’on préfère voir le plus loin possible de la Centrale, au moins pour deux ou trois ans. Cette gestion à court terme a naturellement de lourdes conséquences puisqu’elle génère au sein de l’unité ou du service frustration et perte de confiance. Les gestionnaires vous répondent en invoquant, parfois à raison, la nécessité d’éloigner un membre néfaste de l’organisation et en exposant une subtile équation entre les dégâts faits à Paris et ceux faits sur le terrain (LE TERRAIN, LES GARS !). Dans certains cas, vous réalisez même que vos chefs, comme votre camarade officier, jouent sciemment la carte du pire et espèrent que le darwinisme appliqué au renseignement aura raison du sujet.
Cette régulation de la médiocrité par l’ascension professionnelle n’est cependant pas la seule hypothèse pouvant expliquer une promotion. Dans quelques cas, et la manœuvre est alors délicieusement perverse, on mute avec les honneurs un mauvais vers une organisation qu’on espère freiner, à défaut de la saboter véritablement. A l’inverse, d’autres, faisant montre d’un authentique sens du service public, choisissent de nommer à de tels postes des éléments à fort potentiel afin de compléter leur formation et de soutenir un partenaire en tissant avec lui, dans le même temps, des liens de confiance. Il s’agit là de décisions qu’il faut saluer, bénéfiques à tous, et il faut se résoudre à voir partir d’excellents collègues. Il savent qu’on les attendra.
L’enthousiasme ne me vient pas facilement, et il ne faut pas donc pas bouder son plaisir quand les éditions Taillandier publient enfin en poche un classique parmi les classiques de la littérature scientifique consacrée à l’histoire du renseignement. Tirée de sa thèse, soutenue en 1987, la somme de Mary Rose Sheldon, Renseignement et espionnage dans la Rome antique, s’est imposée dès sa publication en 2004 comme un ouvrage de référence, difficilement dépassable. L’auteure, officier supérieur dans l’armée américaine, enseigne désormais au Virginia Military Institute (VMI), et elle a consacré sa carrière à l’étude du renseignement dans l’Antiquité.
Rendu accessible au public francophone grâce aux Belles Lettres en 2009, le livre, dense et technique, constitue une étude exemplaire de l’utilisation par l’empire romain du renseignement. On y parle organisation, chefs de guerre, méthodes, succès et échecs, et de l’ensemble se nourrit d’une prodigieuse érudition. Le livre, en plus de ce qu’il nous apprend et nous explique, nous donne une remarquable leçon de méthodologie historique en mêlant les sources (textes, fouilles archéologiques, études d’autres chercheurs) et donc, de façon très révélatrice, une excellente leçon de renseignement. On y assemble en effet des indices disparates et des faits parfois imparfaitement connus pour donner du sens, on y pose des hypothèses, on en contredit d’autres, on y argumente avec rigueur et on admet son ignorance ou son impuissance.
Ouvrage indispensable, à lire et à consulter, Renseignement et espionnage dans la Rome antique doit être impérativement présent dans les bibliothèques de nos services et de nos forces armées. Il n’est jamais inutile de méditer sur les causes profondes de la défaite romaine de Teutobourg (en 9 après J.-C) et sur ses conséquences.
La guerre est la grande affaire des nations, et la guerre irrégulière est celle des puissances occidentales depuis, au moins, la fin de la Seconde Guerre mondiale. Dans un ouvrage passionnant, Partisans et centurions. Histoire de la guerre irrégulière au XXe siècle, paru il y a déjà presque un an, Elie Tenenbaum, chercheur à l’IFRI, retrace l’évolution de ces conflits au cours du siècle passé.
En insistant sur les penseurs et théoriciens ayant nourri la réflexion des stratèges s’étant affrontés lors de certaines des guerres les plus importantes de l’Après-guerre, Elie Tenenbaum nous livre également une histoire de la pensée militaire occidentale et évoque très régulièrement l’action et l’organisation de grands services de renseignement comme le SDECE, qui deviendra la DGSE, et la CIA. Dense mais limpide, son ouvrage suit les parcours d’une poignée de personnalités hors-du-commun (pas nécessairement fréquentables, par ailleurs) dont la vie est émaillée de guérillas et d’opérations spéciales. On y croise des noms connus, comme celui de David Galula, l’officier français dont les écrits inspirèrent tant le général Petraeus. On y parle également de Fort Bragg ou de l’École des Amériques, de sanglante réputation, certains passages donnant furieusement envie de relire James Ellroy ou James Grady.
Rarement on aura lu des synthèses aussi claires et percutantes de la Bataille d’Alger ou de la Guerre du Vietnam, et le livre d’Elie Tenenbaum frappe par sa hauteur de vue, sa documentation, et surtout le constat d’échec qu’il établit après des décennies de contre-guérilla menées par les Occidentaux et leurs alliés. Au moment où l’État islamique, moins vaincu que jamais, poursuit son combat, que la défaite occidentale en Afghanistan est patente et que notre propre enlisement au Sahel n’est guère plus discuté, Partisans et centurions s’impose comme une lecture indispensable.
La plus insupportable pression vient cependant des faits, quand ils contredisent les certitudes. Le Groupe islamique armé ? Un complot des SR algériens. Les attentats de 1998 au Kenya et en Tanzanie ? Un complot des SR soudanais. Les attentats du 11-Septembre ? Un complot des Palestiniens – et peu importe lesquels, évidemment. Les attentats de Madrid ? Un coup de l’ETA. Mohamed Merah ? Un loup solitaire. Les attentats à Paris en 2015 ? Une belle série de succès pour les services français. L’assaut du 18 novembre à Saint-Denis ? Un coup de maître. L’État islamique ? Un groupe mafieux. Les jihadistes ? Des fous, sans projet politique et sans réelle compétence opérationnelle.
Le nombre de carrières construites sur du vent et l’utilisation habile de réseaux ne cesse de m’impressionner. Jusqu’à un certain degré, les impostures sont tolérées, pour de complexes raisons d’équilibre intérieur aux structures. Comme on le dit parfois dans certains cercles, mieux vaut une petite injustice qu’un grand désordre et les pires saboteurs peuvent être maintenus malgré l’étendue de leur échec. Il arrive même que les plus habiles soient promus. L’Empereur nommait des maréchaux sur le champ de bataille. Nous nommons parfois des maréchaux sur des champs de ruines.
Viennent donc, le plus souvent tragiquement, des moments qui révèlent les escroqueries au grand jour, quand les événements contredisent sèchement les affirmations de la veille. La pression, alors, se fait intense, et parfois insupportable. Il faut sauver ce qui peut l’être, à commencer par son poste. Comment, alors, réduire la pression ? En détruisant des documents compromettants, évidemment. En faisant comprendre aux témoins que le silence est d’or. En mentant aux commissions d’enquête, en tordant les faits ou, plus habilement, en les présentant sous un angle plus favorable. Les plus talentueux se voient offrir des tribunes, on les invite dans de prestigieuses enceintes, et les plumes les plus réputées les aident à accoucher de souvenirs bidonnés.
Restent, pour les subordonnés, le constat de tragédies évitables et le spectacle, affligeant entre tous, de hauts responsables fuyant leurs responsabilités, évacuant la pression vers d’autres, niant l’évidence et devenant, à la longue, les otages de leurs mensonges. Ceux qui se taisent deviennent des complices.