Contrairement à un certain nombre d’imposteurs, mythomanes, escrocs et autres rigolos qui peuplent les studios de radio et de télévision dès qu’un barbu montre le bout de son nez, Robert Baer a réellement été membre d’un service de renseignement – et pas n’importe lequel. Quand d’autres ont transformé leurs séances de photocopieuse en vie haletante, Robert Baer a parcouru le vaste monde pour la défense de l’Empire, une cause qui ne me laisse évidemment pas indifférent, comme vous le savez.
Membre de la Direction des Opérations de la CIA, il a essentiellement travaillé au Moyen-Orient, ce qui l’a conduit à porter un regard critique sur la frilosité de sa hiérarchie alors que le danger islamiste, puis jihadiste, se faisait chaque année plus pressant. Mais laissez-moi vous parler de la Direction des Opérations de la CIA.
Pour faire simple, la CIA est un service de renseignement dont les deux principales directions sont 1/ la direction du renseignement (Directorate of Intelligence) et 2/ le service de l’action clandestine (National Clandestine Service), ancienne Direction des Opérations. Si on considère que la DGSE est l’équivalente française de la CIA, la DR américaine devrait trouver dans la DR française son homologue naturelle, et le NCS devrait pouvoir parler à la Direction des Opérations (DO).
En réalité, la DR française traite à la fois du renseignement humain (HUMINT) mais synthétise et analyse du renseignement « toutes sources », ce qui en fait, in fine, une direction du renseignement et de son analyse. La DR américaine se concentre quant à elle sur l’analyse, même s’il existe bien sûr des passerelles avec l’action clandestine. Le recrutement de sources et leur traitement relèvent ainsi du NCS, dans lequel on aurait tort de voir une DO. Les membres du NCS sont ainsi de véritables officiers traitants, aguerris et habitués aux terrains difficiles (un peu comme le Service Mission de la DO dont parlait un récent numéro du Monde du Renseignement), mais sans les capacités des forces spéciales réparties en France entre le Service Action et le COS. L’équivalence apparente des titres est donc trompeuse : un analyste français aura tout intérêt à parler à un membre du NCS, tandis qu’un membre du SA ne lui trouvera guère d’intérêt.
Robert Baer a ainsi été membre de l’ancienne Direction des Opérations de la CIA pendant de nombreuses années, et son expérience l’a conduit, après le fiasco historique du 11 septembre, à rédiger un ouvrage promis à un brillant avenir : la chute de la CIA. Dans ce récit mêlant réflexions opérationnelles et souvenirs personnels, Baer révélait crânement à quel point la frilosité de sa hiérarchie et d‘absurdes codes de bonne conduite avaient littéralement émasculé l’agence, la rendant impuissante, aveugle et sourde. A la décharge de la CIA, il faut bien avouer que ce penchant à l’autocensure et à une excessive prudence trouvait de nombreux échos de ce côté-ci de l’Atlantique.
Robert Baer a évidemment tapé dans le mille avec son premier essai, et sa colère a conquis une large audience. En 2003, il s’est à nouveau invité dans le féroce débat sur le renseignement de l’Empire en publiant un autre brulot, Or noir et maison blanche, un livre écrit à la hache mais dans lequel il décrivait par le menu tout ce que nous n’avions pas eu le droit de dire sur nos alliés du Golfe. Cet ouvrage, éclairant sur bien des points, doit évidemment être rangé parmi les récits et mémoires, et il ne s’agit aucunement d’un essai scientifique. Baer y démontre un sens de l’observation d’une rare acuité, qui n’épargne ni les pétromonarchies arabes ni les dirigeants occidentaux prêts à toutes les basses pour un contrat industriel. La démonstration, brutale, est implacable.
Elle a inspiré en 2005 à Stephen Gaghan, déjà scénariste de Traffic (2000, Steven Soderbergh), un remarquable film, Syriana, qui vaudra en 2006 à George Clooney un Oscar du meilleur second rôle.
Les spectateurs ont tendance à juger Syriana dense, voire confus. Je dirais, pour ma part, qu’il offre en deux heures une vision assez lucide des enjeux au Moyen-Orient. Ni Baer ni Gaghan ne sont des spécialistes de l’islam radical, mais ils ont largement dépassé le stade de l’amateurisme éclairé. De plus, leurs accusations sont autrement plus étayées que les approximations d’un Eric Laurent, voire des journalistes du Monde Diplomatique. Surtout, leur lucidité sur les errements de leurs dirigeants ne les mène pas à défendre les salafistes. Tout le monde ne peut pas en dire autant.
Enfin, et de façon moins convaicante, Baer se lancera dans une analyse de la puissance iranienne. On ne peut pas être bon tout le temps.
J’ajoute pour finir que Robert Baer a été conseiller technique sur le tournage du remarquable, et peu connu, Détention secrète (Gavin Hood, 2007)
et sur le très applaudi American jihadist (Mark Claywell, 2010).
Tout le monde n’a pas la chance de tourner Secret Défense (Philippe Haïm, 2008)…
Les jihadistes ont le sens de la fête et du partage. Après s’en être pris aux chrétiens d’Irak le 31 octobre dernier en attaquant la cathédrale de Bagdad (51 morts, plus de 60 blessés), nos turbulents barbus viennent de réaliser un nouveau carnage à Alexandrie. Un attentat-suicide, commis contre une église de la ville, le 1er janvier, a causé la mort de 23 coptes et en blessé près de 80.
Cette nouvelle horreur a suscité quelques commentaires que je vais tenter de contredire.
1/ Non, cet attentat n’est pas un échec opérationnel.
Loin, en effet d’atteindre les bilans ahurissants auxquels les jihadistes nous ont habitués en Irak ou au Pakistan, l’attaque d’Alexandrie constitue l’attentat le plus meurtrier jamais commis dans une grande ville égyptienne. Evidemment, les plus rigoureux d’entre vous gardent en mémoire les attentats de Louxor (17 novembre 1997 : 62 morts), du Taba et Ras Chetan (7 octobre 2004 : 32 morts) et surtout de Charm El Cheikh (23 juillet 2005 : 88 morts), et ils ont bien raison, mais ils notent également que ces opérations, réalisées par la Gama’a Islamiya ou par Al Qaïda, ont touché des sites touristiques, par essence vulnérables.
Quand on connaît la protection pointilleuse dont bénéficient, parfois à leur corps défendant, les coptes d’Egypte de la part du régime, on ne peut que souligner le macabre succès des planificateurs de l’attentat du 1er janvier dernier. Par ailleurs, juger de la qualité de cet attentat en rappelant qu’Al Qaïda utilise systématiquement une double charge est une ineptie. Les jihadistes font ce que leur permet l’environnement de l’objectif, et la méthode libanaise est loin d’être utilisée à chaque fois. Il suffit pour s’en convaincre d’observer ce qui se pratique au Pakistan ou au Maghreb.
2/ Non (mille fois non !), cet attentat n’est pas une aubaine pour le régime
Véritable maladie, la conspirationnite touche souvent les esprits faibles, prompts à avancer des explications simplistes à des événements complexes. Cette médiocrité, qui révèle le plus souvent une parfaite ignorance des ressorts historiques et une incompréhension manifeste des phénomènes observés, conduit à la diffusion de commentaires parfaitement idiots.
Comment, en effet, peut-on affirmer que le pouvoir égyptien va tirer profit du carnage du 1er janvier ? Listons ensemble les raisons.
Aucun Etat souverain, qui plus est soumis depuis 30 ans à l’activisme de radicaux religieux, ne peut tirer profit d’un tel échec de ses services de sécurité et d’un tel désaveu de ses annonces régulières (« il n’y a pas de menace », pour reprendre la forte pensée d’un colonel corse que j’ai beaucoup fréquenté). Loin de pouvoir profiter de cet attentat, Le Caire se trouve désormais soumis à une très forte pression de la part de ses partenaires occidentaux, et en particulier de l’Empire, un allié exigeant qui se sent, pour plusieurs raisons – dont au moins une est évidente – responsable du sort des chrétiens d’Orient.
Outre la révélation brutale des vulnérabilités égyptiennes, les terroristes ont réussi à démentir, et de quelle façon ! le dogme du régime qui veut que 1/ le pays n’abrite pas de terroristes 2/ qu’il est à l’abri du jihadisme qui frappe partout dans la région et surtout 3/ qu’il n’y a pas de lien entre le terrorisme et la religion.
Le grand trouble dans la Force que les autorités ont ressenti samedi soir a été dévoilé par les rapides déclarations du Raïs. Celui-ci n’a, comme d’habitude, pas hésité à évoquer une responsabilité étrangère, mais sans exclure l’implication d’un citoyen égyptien (nous allons y revenir). Les habitués de l’appareil sécuritaire égyptien, dont j’ai été dans une vie précédente, ne manqueront pas de souligner l’inflexion du discours officiel.
Avant, les terroristes de la Gama’a, du Jihad Islamique ou d’Al Qaïda étaient systématiquement qualifiés de « fous » et d’« extrémistes ». Extrémistes de quoi ? Mystère, car les autorités politiques et religieuses égyptiennes niaient farouchement les origines et/ou motivations religieuses des actes de terreur. Les conduire à reconnaître qu’il s’agissait peut-être, à la réflexion, de musulmans déviants mettant en pratique une interprétation erronée de l’islam relevait de l’exploit. Au pays de l’orthodoxie sunnite, incarnée par l’université Al Azhar, envisager qu’une lecture radicale de l’islam puisse conduire à de telles horreurs était impensable. Ce dogme était même repris par l’homme de la rue, prompt, lui aussi, à voir des complots – et non des nains – partout. En 2005, après les attentats dans le Sinaï, un brave homme interrogé par un journaliste avait affirmé avec l’aplomb des esprits faibles ou endormis que ces attaques ne pouvaient être que l’œuvre d’Israël, puisque « jamais un musulman ne ferait ça. » La belle excuse.
Désormais, l’Egypte, qui pensait comme l’Algérie avoir éradiqué la menace jihadiste sur son sol sans avoir réglé un seul de ses problèmes politiques, économiques, sociaux (Heureux les pauvres d’esprit car le Royaume des Cieux est à eux, Mathieu, 5.3) doit admettre que les attentats commis sur son sol, et il y en a eu plusieurs au Caire depuis quelques années, ne sont pas le fait de malades mentaux mais de terroristes censés. Car l’attaque d’Alexandrie n’est pas le fruit du hasard.
3/ Les coptes ont été frappés en raison de leur vulnérabilité, les objectifs occidentaux en Egypte sont trop bien défendus.
Une fois de plus, on touche au sublime. Comme je l’écrivais plus haut, l’attentat d’Alexandrie appuie là où ça fait mal. La communauté copte subit depuis des décennies des attaques de la part de jihadistes mais aussi de citoyens comme les autres, sensibles aux rumeurs les plus idiotes. Ainsi, les membres de l’Etat islamique d’Irak, plus connu sous le nom d’Al Qaïda en Irak, avaient réclamé, après la prise d’otages dans la cathédrale de Bagdad d’octobre dernier, la « libération de deux femmes converties à l’islam et retenues par des coptes » (il faudra penser à relire La rumeur d’Orléans, à l’occasion). Dans les années 90, les incidents étaient réguliers en Haute-Egypte et la tension n’a jamais vraiment disparu.
Comptable de la sécurité de TOUS ses citoyens, le régime égyptien n’a jamais compté ses efforts pour protéger les coptes, et ceux qui connaissent Le Caire pourront en témoigner. L’attaque d’Alexandrie a donc délibérément choisi de fragiliser le pouvoir en exacerbant les tensions entre les communautés. Rien de plus facile que de frapper au Caire, à Alexandrie ou sur les rivages de la Mer Rouge des sites touristiques, très fréquentés par les Occidentaux au moment de Noël. Le quartier copte du Vieux Caire, qui abrite la synagogue Ben Ezra et l’Eglise suspendue, deux lieux porteurs d’une histoire millénaire, est plus protégé que bien des ministères européens, et il se trouve à quelques pas de la mosquée Ibn Touloun, le plus ancien bâtiment islamique d’Egypte. Autant vous dire que la zone est assez fortement protégée et qu’à moins de disposer des effectifs des réseaux saoudiens ou yéménites (et de leurs moyens), les terroristes ne pouvaient que choisir Alexandrie.
Alors, qu’en conclure ? Les premiers éléments transmis par les autorités démentent la piste de la voiture piégée et accréditent la présence d’un kamikaze. Le Ministre de l’Intérieur a d’ailleurs, il y a quelques heures, révélé que ce-dernier pourrait bien être d’origine pakistanaise. Dans ce cas, cet attentat serait la première opération menée par des jihadistes étrangers en Egypte, et le coup serait encore plus rude pour le pouvoir et ses services. S’il devait être démontré que cette opération a été menée par les réseaux d’Al Qaïda en Irak, à la suite des appels lancés lors de l’attaque de la cathédrale de Bagdad, nous aurions la démonstration que le mouvement jihadiste irakien, qui a subi d’importantes pertes depuis 2006, a repris des forces et qu’il se montre à nouveau capable d’exporter sa violence (Istanbul les 15 et 10 novembre 2003 : 58 morts ; Amman le 9 décembre 2005 : 57 morts).
Il faut enfin se souvenir que l’ossature d’Al Qaïda est égyptienne et que les trois adjoints successifs d’Oussama Ben Laden étaient issus de la Gama’a ou du Jihad. La prise de contrôle par Ayman Al Zawahiry de l’organisation, après la disparition d’OBL, a naturellement pesé sur sa stratégie – comme je l’écrivais ici il y a près d’un an, ou même là en 2009. Après AQPA qui innove dans ses modes opératoires comme dans le choix de ses objectifs, après le TTP qui recrute aux Etats-Unis, après les Shebab qui frappent en Ouganda, voilà peut-être l’irruption d’AQI dans cette nouvelle dimension du jihad mondial. Intellectuellement, c’est fascinant. Opérationnellement, c’est un cauchemar.
Un mot, pour finir, de la polémique, si révélatrice, entre le Pape Benoît XVI et le grand imam d’Al Azhar, Ahmed Al Tayyeb. Appelant à la défense des chrétiens, le pape, qui s’exprimait avant l’attentat d’Alexandrie, a été violemment accusé d’ingérence dans les affaires intérieures égyptiennes par Ahmed Al Tayyeb. Plus curieux encore, la plus haute autorité intellectuelle de l’islam sunnite a répondu « Je ne suis pas d’accord avec le point de vue du pape, et je demande pourquoi il n’a pas appelé à la protection des musulmans quand ils se faisaient tuer en Irak ? ». Cette remarque est particulièrement intéressante, et prend un relief particulier alors que la tension monte en Europe sur l’échec, réel ou ressenti, de l’intégration des populations musulmanes dans la plupart des pays de l’UE (cf. le récent sondage sur la France et l’Allemagne, disponible ici).
Jusqu’à preuve du contraire, la communauté majoritaire dans un pays doit assurer la protection des communautés minoritaires, tandis que celles-ci doivent accepter les règles de vie de la majorité. Ce principe de tolérance réciproque étant établi, il convient ensuite, au cas par cas, de trouver des aménagements, mais sans jamais ni opprimer la minorité ni déshabiller la majorité. Si des excès sont commis, on en arrive rapidement à expulser les Roms (je dis ça, je dis rien) tandis que des institutions comme l’Union européenne en viennent à imprimer des agendas dans lesquels figurent toutes les fêtes religieuses possibles, à l’exception des fêtes chrétiennes. On pourrait également évoquer la dictature des plats hallal proposés à l’exception de tous les autres ou les demandes d’horaires aménagés pour que les femmes puissent aller à la piscine sans croiser d’hommes.
Réclamés par une minorité, ces compromis avec les us et coutumes du pays d’accueil sont douloureusement ressentis par des populations européennes déboussolées et de plus en plus persuadées – peut-être à raison – que l’Occident post-moderne a presque honte de son histoire et de son identité. Et ces petites faiblesses, ces renoncements, ces accommodements sont récupérés par l’extrême-droite, comme le soulignait récemment Caroline Fourest sur France-Culture, alors que nos dirigeants devraient être capables de présenter une amicale mais solide fermeté aux demandes d’exceptions. La situation devient franchement insupportable quand ceux qui réclament en Occident des passe-droits dénoncent avec force le supposé prosélytisme d’expatriés découverts en possession de deux exemplaires de la Bible. Le principe de réciprocité est, je l’ai déjà écrit, fondamental si l’on veut éviter les réactions brutales.
En se demandant pourquoi le pape n’avait pas appelé à la protection des musulmans d’Irak, Ahmed Al Tayyeb a oublié deux petits détails : en Irak, le Vatican a toujours condamné les violences, peu importe qui en étaient les auteurs. Et surtout, en Irak, les musulmans (en majorité chi’ites, puis sunnites) sont majoritaires…
Après les remarquables Seul le silence et Vendetta, les éditions Sonatine – belle référence au film de Takeshi Kitano – ont publié cet été Les anonymes, troisième roman traduit en français de R.J Ellory, la nouvelle star du polar.
Comme dans Vendetta, l’auteur britannique expose ici une énigme policière plus qu’intrigante avant d’introduire une dimension politique qui donne au roman une toute autre ampleur. Loin de Michael Connelly ou de Patricia Cornwell, Ellory fait la preuve, une fois de plus, d’un talent littéraire qui fait de lui un disciple doué de James Ellroy, James Grady ou Robert Littell.
Mais je dois confesser une vraie déception après la lecture de ce thriller. Car si Ellory démontre, à l’instar d’Henning Mankell, qu’il sait à merveille décrire les affres d’une enquête, il se montre plus approximatif dans l’art de créer un décor historico-stratégique. Ainsi, en intégrant son intrigue aux plus que sulfureuses relations de l’Empire – et de la CIA – avec l’Amérique latine, Ellory tombe dans le piège du complot et son récit perd rapidement toute crédibilité. Non pas que tout soit rose et que tout ait été parfaitement présentable entre les Etats-Unis et ses voisins du sud, au contraire, bien au contraire.
John Dinges (Les années Condor), Bob Woodward (CIA, guerres secrètes 1981-1987), Marie-Monique Robin (Escadrons de la mort, l’école française), Robert Littell (La Compagnie), John Prados (Les guerres secrètes de la CIA : la démocratie clandestine) ont tous, à leur façon, évoqué les errements criminels de l’Agence au Salvador, au Honduras, au Chili ou au Nicaragua. Le cinéma américain, bien plus courageux que celui de l’auto-proclamée patrie des Droits de l’Homme, a largement pris position et révélé l’inavouable.
Qu’il s’agisse de Missing (Costa-Gavras, 1982), Salvador (Oliver Stone, 1986), Under fire (Roger Spottiswoode, 1983), le grand public a été rapidement informé des alliances contre nature que l’Empire avait tissées avec les pires crapules du continent.
Mais au lieu de se contenter, si j’ose dire, de s’inspirer de l’Irangate et des activités du colonel Oliver North, Ellory s’engage dans un délire conspirationniste qui relègue les romans de James Grady au niveau des aventures de Langelot. En quelques pages, le roman devient un thriller paranoïaque digne du film de David Fincher The Game (1997). Autant dire qu’on n’y croit pas, et la dénonciation devient contre-productive. Ellory a-t-il trop regardé X Files ? Est-il un admirateur de Dan Brown ? (on en doute) Toujours est-il qu’il gâche son talent en ne maîtrisant pas les enjeux de son intrigue, et on se prend à redouter les conséquences sur le public d’une vision si caricaturale du passé. C’est d’autant plus regrettable que la dénonciation par le même, dans Vendetta, de la corruption du monde politique américain s’était révélée très convaincante.
Le texte reste très distrayant, mais un ton au-dessous de ce qu’on était en droit d’espérer. Attendons la suite des traductions pour nous faire une idée définitive.
Ainsi donc, voilà un an que Stéphane Taponier et Hervé Ghesquière, les fameux grands reporters de France Télévision, sont détenus en Afghanistan par les Taliban en compagnie de leurs trois malheureux fixeurs. D’expérience, je peux confirmer qu’il existe sur cette terre des endroits plus agréables où célébrer Noël puis la nouvelle année, et qu’il y a sans doute moyen de trouver des convives plus festifs que les Taliban. En même temps, un grand reporter qui ne dépasserait pas le périphérique parisien n’aurait de reporter que le nom.
A l’époque où il était Vice-Président, Claude Guéant – qui n’est même pas l’équivalent français de Leo McGarry (The West Wing, 1999-2006) – avait fait quelques déclarations toutes en finesse au sujet de l’imprudence de nos deux journalistes.
Et force est de reconnaître que MM. Taponier et Ghesquière, tout expérimentés qu’ils soient, ont fait preuve d’une certaine légèreté qui les a conduits où l’on sait. Mais là n’est pas la question. Tout le monde ne peut pas être Robert Capa.
Je suis plus troublé par les récentes déclarations des familles des deux otages, et il semble que la tyrannie de la transparence, érigée en dogme par Julian Assange et ses admirateurs, ait encore frappé. Que notre gouvernement communique trop, mal ou pas assez, personne ne peut le nier. Mais on ne voit pas pour quelle raison les familles de nos otages devraient être informées de l’évolution des négociations en cours avec les ravisseurs, tous de sympathiques et turbulents chefs de guerre et autres responsables taliban. Les choses secrètes ne sont pas secrètes par caprice, elles le sont par nécessité.
Les affaires d’otages sont parmi les plus complexes à gérer. Elles requièrent une immense patience, un savoir-faire – que le monde nous envie – et elles exigent une très grande discrétion ainsi que la mobilisation permanente, au sein de cellules de crise qui ne dorment jamais, des membres des services de renseignement et des diplomates du Quai d’Orsay. Car les familles doivent être convaincues d’une chose : quelles que soient les orientations politiques du gouvernement, quoi qu’il arrive, tout est fait pour sauver nos compatriotes, et tout a toujours été fait. Les Britanniques, qui ne perdent pas de temps en vaines palabres, se refusent quant à eux à la moindre négociation – et ne parlons même pas de rançon – et se réservent le droit, ô combien jouissif, de dézinguer les ravisseurs si l’irréparable est commis. J’ai ainsi souvenir, au printemps 2007, d’un raid du Special Boat Service (SBS) contre un groupe de Taliban qui venaient de libérer plusieurs otages occidentaux, dont deux Français. Evidemment, il faut être britannique pour faire ça. En 1940, certains choisissaient Churchill, d’autres Pétain. A quoi tiennent les choses…
Que dire aux familles ? Que tout est fait pour sauver leurs enfants ? Qu’on va payer ? Que les intermédiaires sont nombreux, qu’ils apparaissent et disparaissent sans raison apparente ? Que leurs exigences sont au mieux ridicules, au pire irréalistes ? Que là-bas c’est la guerre, et que nous négocions la libération de deux journalistes alors que nos soldats tuent des Taliban et que des Taliban tuent nos soldats ? Que c’est la guerre et qu’il n’est pas question – n’insistez pas, c’est inutile – que les administrations décrivent par le menu toutes les bassesses et toutes les contorsions que leur imposent les preneurs d’otages ? Et pourquoi ne pas leur dire que polémiquer, qui plus est publiquement, n’a jamais aidé les otages ? Pourquoi ne pas leur expliquer qu’affaiblir le camp des négociateurs ne constitue pas réellement une avancée méthodologique majeure ?
On pourrait aussi leur dire que les Taliban se moquent des projections de portraits sur l’Arc de Triomphe, qu’ils se fichent des concerts de soutien, qu’ils se tamponnent le coquillard de voir d’anciens otages prendre la parole. Par essence, les Taliban n’ont que faire des manifestations de la « société civile » occidentale. Ces gars-là sont en guerre contre nous depuis près de dix ans – et quand je dis nous, je veux dire l’Empire et ses alliés ; leurs aînés étaient en guerre contre un autre empire, et leurs aïeux contre un autre encore. Autant dire que les rodomontades de RSF, les comités de soutien (ici et là), les chansons de Chimène Badi au Zénith ou les lâchers de ballons à Montreuil, ça les laisse de marbre. J’observe en revanche que les lâchers de drones ont plus d’effet, mais passons.
« Nous ne voulons plus que le gouvernement nous berce avec des propos optimistes », a dit Arlette Taponier, une maman dont on comprend l’inquiétude, mais qui est bien mal entourée et conseillée.
Plus de propos optimistes ? Ok, bien reçu, mais il ne faudra pas se plaindre si ça pique les yeux.
Xavier Raufer (dont on mesure la modestie ici) est un homme d’avant-garde, attaché au progrès social, à la compréhension fine des phénomènes sociaux qui l’entourent. Ancien membre du groupuscule humaniste Occident, il écrit désormais dans les revues de la révolution prolétarienne, comme Valeurs Actuelles et Le Nouvel Economiste. C’est là, comme sur le plateau de C dans l’air, qu’il nous fait l’honneur de nous livrer son interprétation de phénomènes auxquels, pauvres citoyens désarmés, nous n’entendons rien.
Initialement criminologue, Xavier Raufer, en observateur attentif du vaste monde, a vite compris quel intérêt il y avait à parler de terrorisme. Au lendemain du 11 septembre, il a ainsi publié avec Alain Bauer, un homme pourtant à gauche, un livre au titre sobre, La guerre ne fait que commencer. Autant dire que nous autres, hommes de peu de foi, qui faisions cette guerre depuis des années et dans l’indifférence générale, avons bien ri.
Fidèle à sa légendaire exigence intellectuelle, M. Raufer fait fi de ses rares préjugés – mais qui n’en a pas ? – pour décrypter les innombrables menaces qui pèsent sur nous et nous les rendre intelligibles. C’est à cet exercice citoyen que notre ami s’est généreusement livré dans Le Nouvel Economiste du 1er décembre dernier (ici) sous le titre, touchant de prudence et d’humilité : « Le jihad global en voie de disparition. »
Dans un style primesautier, il nous y explique que la menace jihadiste est derrière nous et que seuls quelques incidents de parcours vont encore la faire vivre une poignée d’années. Circulez, chers concitoyens, l’incendie est éteint. « Laissez la police faire son travail », aurait sans doute dit le commissaire Bialès – à la cravate rappelant les motifs de Calder. On ne peut que saluer ici la lucidité et la rigueur d’un homme qui saborde ainsi son fond de commerce en nous expliquant que nos dirigeants s’affolent pour rien.
En réalité, ça faisait des mois que je n’avais pas lu autant d’erreurs chez un « spécialiste » – Roland Jacquard, en raison de son talent dans le domaine, devant être traité comme Akira Kurosawa à Cannes en 1986 quand il y présenta Ran : hors compétition.
« Du 1er janvier au 31 octobre 2010, moins de 5% des attentats jihadistes ont été perpétrés ailleurs qu’en Irak, dans la zone pakistano-afghane ou en Somalie/Ouganda (…) Dès lors et dans les faits, il est clair que le terrorisme jihadiste n’existe plus, 95% de ce qu’on nomme ainsi relevant plutôt de la guérilla patriotique ou de la résistance à l’oppression – vouées pour l’essentiel à disparaître quand ces oppresseurs partiront. » C’est si simple, le monde vu de la rue d’Assas ! Les Ougandais, qui ont été frappés par les Shebab somaliens cette année, seront probablement ravis d’apprendre qu’on considère leur territoire comme relevant du même foutoir que celui de la Somalie. De même, les otages retenus au Mali et les civils tués en Kabylie seront probablement rassurés en réalisant qu’ils sont les victimes d’un phénomène marginal.
Xavier Raufer invoque également les fatwas hostiles à Al Qaïda diffusées par des prédicateurs jadis radicaux. et y voit la preuve du déclin. Il ne semble pas imaginer que ces changements de posture aient pu être provoqués par d’amicales pressions, et il ne fait même pas référence aux imams du Golfe qui se répandent sur Internet. Pour tout dire, il ne croit sans doute pas à cette vague histoire d’ordinateurs en réseau – encore un fantasme cosmopolite.
Et voilà que l’on apprend qu’Al Qaïda « accumule les échecs » – et l’on découvre en passant que notre grand spécialiste ignore qu’il y a eu 4 bombes à Londres le 7 juillet 2005, et non pas 3. Quel étourdi, quand même ! Et la démonstration progresse : « De loin en loin, de grossiers colis piégés sont expédiés de façon si inepte qu’ils sont neutralisés avant d’exploser – ou de foirer (sic) ». Là, disons-le tout net, on touche au sublime. Faut-il rappeler que les deux colis expédiés à Chicago par Al Qaïda dans la Péninsule Arabique (AQPA) n’ont pas foiré (j’aime le langage des hommes d’action) mais ont été interceptés de justesse grâce aux services saoudiens. Au Royaume-Uni, les services ont même dû s’y prendre à deux fois avant de détecter la bombe dans le colis, qui sinon s’envolait vers les rivages de l’Empire. Quand on a la prétention de traiter d’un sujet avec un tel aplomb, on ne se contente pas des articles de Paris-Turf ou de La Vieille Taupe pour se documenter.
Ce que Raufer ne voit pas – mais d’ailleurs que voit-il vraiment ? – c’est que la menace ne faiblit pas, et que seuls ses acteurs sont affaiblis – mais pour combien de temps ? Et ce que Raufer ne dit pas, c’est qu’il n’y jamais eu autant de home grown terrorists, poussés au jihad par leur rejet de la société dans laquelle ils ont été élevés. La multiplication des affaires internes à l’Europe, le développement des projets terroristes menés en Occident par des individus recrutés par des groupes jihadistes locaux (AQPA, AQMI, le TTP, les Shebab, peut-être même Al Qaïda en Irak si on regarde de près l’attentat de Stockholm du 11 décembre) sont une nouvelle évolution de ce phénomène. M. Raufer pense sans doute réaliser une percée conceptuelle majeure en nous parlant de guérilla, d’oppression, de résistance. Il n’a jamais que 10 ans de retard. Le jihadisme, malgré son vocabulaire et ses références, n’est pas tant religieux que politique et social. Et comme cela a déjà été écrit sur ce blog, la conjonction entre une lutte locale et un projet mondial ne fait qu’accroître la menace.
Enfin, pour couronner le tout, Xavier Raufer reprend à son compte la propagande algérienne qui veut que les éléments sahéliens d’Al Qaïda au Maghreb Islamique (AQMI) aient partie liée avec les trafiquants de drogue sud-américains – on voit ici Tony Montana (Scarface, Brian De Palma, 1983) lors d’une réunion à Bamako avec Abou Zaid, mais la photo a été mal cadrée.
La réalité est évidemment plus complexe, mais elle ne fait pas vendre. Et il faut bien vivre…
Ainsi donc Julian Assange, l’Australien blond platine, a encore frappé. Mais cette fois, pas de révélations sur les bavures des légions de l’Empire en Irak ou en Afghanistan, pas de secrets brûlants sur les contrats dont profitent certaines SMP. Non, rien de tout ça, simplement 250.000 télégrammes diplomatiques du Département d’Etat dévoilant le quotidien de la politique étrangère de l’Empire.
Dans les capitales des grandes puissances, le soulagement le dispute à l’agacement. Rien de grave, juste le sentiment que ce qui était secret aurait dû le rester. Dans les « petits » pays – sans mépris aucun, l’angoisse paraît plus palpable : ces Etats, plus faibles, sont intrinsèquement moins capables de regarder avec mépris les révélations de WikiLeaks. Ailleurs, on méprise ou on ricane. Et la presse de se justifier, plus ou moins habilement, comme Le Monde qui sur son site expliquait sans convaincre que, puisque les documents étaient disponibles partout, autant les diffuser. Mouais. Mais Monsieur l’agent, j’ai en effet pris des bijoux dans la devanture du bijoutier, mais la vitrine avait été cassée par d’autres. La belle excuse, courageuse et noble.
Soyons clair : je crois en la liberté de la presse, je crois en l’importance des enquêtes indépendantes menées par les médias au sujet du financement de nos partis politiques, des passe-droits accordés par le pouvoir à certains, du népotisme généralisé, etc. J’admire Bob Woodward et Carl Bernstein, j’admire Seymour Hersh, Stephen Smith, Benoît Collombat. Je lis religieusement le Canard Enchaîné, dernière preuve que nous vivons encore en démocratie. Mais à la différence de Julian Assange, les journalistes que je viens de citer n’agissent pas dans le but de nuire. Ils rétablissent le vérité, ils débusquent les mensonges, ils défendent un système politique auquel ils croient, dans lequel ils vivent, et qu’ils protègent de ses errements.
Au contraire, Julian Assange offre une tribune à quelques fonctionnaires ou militaires désœuvrés et se contente de livrer au monde, sans le moindre tri, ou si peu, des dizaines de milliers de documents dont il ne comprend ni la portée ni la façon dont ils ont été conçus. Comprenons-nous bien, l’important ne réside pas ici dans les faits dévoilés, mais dans ce qu’ils nous apprennent de la façon de travailler des diplomates, d’abord américains, mais aussi de tous les pays. Comme de bien entendu, la plupart des internautes qui ont commenté ces documents n’y ont rien compris et ont eu beau jeu de moquer les textes écrits par les fonctionnaires du Département d’Etat. Qu’il est donc facile, pour un Monsieur-je-sais-tout caché derrière son ordinateur, de railler le travail de fourmi des diplomates. Mais là où un quidam affirme péremptoirement, sur la foi de ses misérables certitudes, que Silvio Berlusconi est un vieillard lifté et libidineux, un diplomate l’écrira parce qu’un responsable italien lui aura dit sous le sceau du secret. La différence entre le chroniqueur du dimanche et le professionnel est là.
Les diplomates sont précieux, leur travail est précieux. Alors que les leaders de notre monde peuvent désormais se parler et se voir à toute heure, rien n’a encore remplacé la démarche d’un diplomate vers un autre diplomate, pour confronter les points de vue, poser des questions, obtenir des réponses, jauger un gouvernement, évaluer une crise. En exposant les secrets de cuisine de la diplomatie américaine, Julian Assange outrepasse, et de loin, la mission de redresseur de torts qu’il semblait s’être attribuée. Il n’est désormais qu’un saboteur, un traître, un irresponsable, et ses motivations paraissent troubles. On ne trouve chez lui nulle trace de l’éthique d’un Woodward, nulle volonté d’un Hersh de sauver un système en dévoilant ses dérives. Il n’y a là qu’un voyeurisme imbécile et criminel, dont nous avions déjà eu un exemple au printemps lors de la publication de documents dont aucun nom n’avait été rayé.
Dans d’autres pays, à d’autres époques, on aurait retrouvé Julian Assange dans un fossé, ou on ne l’aurait pas retrouvé du tout. A cette heure, les Chinois, les Russes, les Zimbabwéens, les Nord-Coréens et les Taliban doivent bien rigoler. Chez eux, un tel événement n’aurait certes pas eu lieu. Peut-être faudra-t-il expliquer un jour à Julian Assange, s’il vit assez longtemps, que démocratie ne signifie pas transparence totale. Peut-être pourra-t-il entendre que seul un régime idéal peuplé d’individus parfaits dans un monde parfait pourrait se permettre de dévoiler son intimité. Mais dans notre monde, dans cette réalité que seuls les imbéciles et les idéologues psychorigides nient, même la démocratie la plus exigeante a sa part d’ombre. Pour garantir son approvisionnement en énergie, pour protéger ses intérêts vitaux, pour se prémunir de ses ennemis, pour défendre son peuple.
La transparence à tout prix n’est que le mélange le plus imbécile du voyeurisme et de l’inconséquence.
Le contre-terrorisme est une activité passionnante en raison de quelques caractéristiques bien connues : urgence de la menace, imagination et adaptabilité des terroristes, nature des revendications, pression politique. Mais posez la question dans tous les services de renseignement et de sécurité de notre petit monde : pour nous tous, le travail de seigneur, la mission la plus noble, la plus complexe, celle qui demande le plus de capacités et le plus d’efforts, celle qui vous laissera au soir de votre vie épuisé et paranoïaque, c’est le contre-espionnage.
Les plus grands écrivains se sont essayés à l’exercice ô combien difficile de restituer la vérité de cette activité : Somerset Maugham, Joseph Conrad, Graham Greene, John Le Carré, Vladimir Volkoff, Eric Ambler, et plus près de nous Robert Littell. Et au milieu des caisses de romans de gare, on trouve des pépites comme les premiers romans de Robert Ludlum, dont Osterman week-end, ou ceux de Frederick Forsyth (Le dossier Odessa, L’alternative du Diable, Le quatrième protocole).
En 1987, Roger Donaldson, un cinéaste néo-zélandais dont la production n’a jamais enthousiasmé la critique et les cinéphiles, adapte un roman de Kenneth Fearing (The big clock, déjà porté à l’écran en 1948 par John Farrow) dans l’univers du renseignement. No way out/Sens unique réunit quelques jeunes acteurs prometteurs (Kevin Costner, Sean Young, Will Patton) autour de Gene Hackman, comme toujours délicieusement à son aise dans un rôle de politicien répugnant, mais qui fera mieux dans Les pleins pouvoirs (1997, Clint Eastwood).
Le principal attrait du film réside dans sa description des affres d’un agent infiltré dont la couverture est brutalement mise en danger par un événement imprévu. Comme dans la réalité, l’aventure et le danger sont plus présents dans les couloirs des administrations et les antichambres des cabinets ministériels que dans certaines villes du Tiers-monde. Comme peu de films d’espionnage, No way out parvient à exposer au grand public toute la délicieuse complexité de l’infiltration et du maniement d’agents doubles, un travail réservé à l’élite et pour lequel nous autres Français avons toujours montré peu de talents – nous sommes probablement plus doués pour la trahison, mais je m’égare.
Donaldson livre sans doute là un de ses meilleurs films, au cours d’une carrière qui a surtout vu des produits de commandes. Il tournera à nouveau avec Kevin Costner en 2000, avec Treize jours, un autre film observant l’intimité du pouvoir et la dimension humaine des crises, même les plus graves.
Entendons-nous bien, je n’éprouve pas de tendresse débordante pour notre Président, un homme qui manie la langue française comme le plus illettré des maquisards algériens et qui a su s’entourer de l’élite culturelle (Didier Barbelivien, Jean-Marie Bigard) et politique (Patrick et Isabelle Balkany, Nadine Morano, Christian Estrosi, Eric Ciotti) de notre pays. Et je ne parle même pas de son sens de l’exemplarité (affaire de l’EPAD, « Casse-toi pauv’ con ») ou de son réalisme (comparaison permanente avec Barack Obama, faut oser quand même). Elu sur un programme de rupture avec les mauvaises habitudes de la monarchie républicaine, il a transformé en mode de gouvernement l’arrogance, le mépris, l’inculture, l’incompétence et le coup de menton.
Mais, dans le même temps, il me reste un peu de ce sens critique qui faisait de moi, il y a encore quelques années, un enquêteur rigoureux, un négociateur pointilleux et un citoyen impliqué dans la vie de la Cité. Ainsi, quand je lis les dizaines d’articles sur l’attentat de Karachi (8 mai 2002) et ses liens supposés avec la campagne électorale de 1995 ou le contrat Agosta avec le Pakistan en 1993, je m’interroge.
Deux enquêtes sont actuellement en cours, la première menée par le parquet anti terroriste (on se souviendra qu’en 2002 le juge Bruguière avait écarté d’un revers de la main le début de la procédure dirigée par Michel Debacq), la seconde par un magistrat instruisant une enquête entrainée par la plainte des familles des 11 victimes françaises. Pour ces familles et leurs avocats, qui s’appuient sur des notes saisies au sein de la DCNS, l’attentat du 8 mai contre les ingénieurs français serait une mesure de rétorsion de l’armée pakistanaise après la fin du versement des commissions issues du contrat des sous-marins Agosta.
Quelques réflexions de la part d’un observateur attentif :
– L’enquête menée à Karachi par les services de sécurité et de renseignement français, avec la coopération de l’Intelligence Bureau (IB, services intérieurs pakistanais), avait mis en évidence la responsabilité plus que probable d’un mouvement jihadiste, le Lashkar-e-Jhangvi (cf. ici), lié à Al Qaïda et, partant, à l’InterService Intelligence Service (ISI, services de renseignement de l’armée).
– Plusieurs sources avaient même évoqué, à l’époque, le rôle d’un artificier algérien d’Al Qaïda qui aurait pu être impliqué dans l’opération. Inutile de rappeler quels sont les rapports de fraternité entre la France et la mouvance islamiste radicale algérienne… Cette piste est probablement morte depuis.
– A force de pressions, le gouvernement français avait obtenu une coopération concrète, du moins officiellement, des autorités pakistanaises, même si celles-ci ne se sont pas toujours révélées être des partenaires fiables et de bonne volonté. Les enquêtes à venir le découvriront probablement, ainsi que les détails et causes de ces difficultés.
– Parlons à présent de commissions. Si leur versement ne fait guère de doute, comme dans la totalité des contrats d’armement passés en ce bas monde, il s’agit de prouver de quelle manière l’arrêt de leur versement aurait pu entraîner un attentat. Pour l’instant, les révélations de la presse et les déclarations plus ou moins claires et cohérentes des différents protagonistes français se concentrent sur le financement de la campagne électorale d’Edouard Balladur à l’occasion des présidentielles de 1995, via des rétro-commissions. Il y a sans doute à creuser de ce côté-là, pour les médias comme pour la justice, mais cette affaire de financement me semble, en l’état actuel des connaissances, singulièrement éloignées de notre attentat.
– Les défenseurs de la thèse d’une opération de représailles s’en prennent vivement à notre Président, arguant du fait qu’il ne pouvait qu’être au courant du financement de la campagne de M. Balladur. Sur ce point, force est de reconnaître qu’ils ont probablement raison – en attendant les résultats d’une hypothétique enquête judiciaire – mais là encore on ne parle que d’un problème politico-financier français, sans lien direct avec le Pakistan. Par ailleurs, la hargne des enquêteurs de salon épargne, comme par enchantement, Jacques Chirac, l’homme qui pourtant aurait suspendu le paiement des commissions, et qui pourrait donc être celui qui aurait provoqué la colère des généraux pakistanais. Sur ce point, les déclarations pour le moins confuses de Dominique de Villepin, le Napoléon d’opérette, laissent songeur.
– Ainsi donc, les généraux pakistanais auraient commandité l’attentat contre nos ingénieurs et leurs accompagnateurs pour nous signifier que nous étions des mauvais payeurs. Etrangement, il semble qu’un petit élément de contexte ait échappé à nos commentateurs : depuis octobre 2001, les forces occidentales, menées par les Etats-Unis et sous mandat de l’ONU, ont envahi l’Afghanistan et renversé l’émirat talêb. Faut-il rappeler que les Taliban sont des créatures de l’ISI, et que leur arrivée au pouvoir à Kaboul a répondu aux préoccupations, aussi bien ethniques que stratégiques, des services pakistanais ? Faut-il rappeler que la France a tenu un rôle de tout premier plan dans le renversement du régime du mollah Omar, d’abord en assistant depuis des années l’Alliance du Nord du regretté Commandant Massoud, ensuite en remontant le réseau des assassins du Lion du Panshir (ici) puis en fournissant aux Etats-Unis des centaines de numéros de téléphone de responsables d’Al Qaïda et du pouvoir talêb, puis les images satellites de camps (Darunta, Khalden), enfin en faisant le coup de feu grâce aux militaires du SA et du COS. Forcément, quand on est un général de l’ISI aux solides convictions islamistes, ça agace.
Et si, alors, la mort de nos compatriotes était bien une conséquence de la politique française, non pas intérieure, mais extérieure ? Et si nos ingénieurs et leurs accompagnateurs n’avaient pas été tués pour d’obscures raisons financières mais pour envoyer un signal à la France, militairement engagée en Afghanistan ? Souvenons-nous de Daniel Pearl, décapité en direct au Pakistan par Khaled Sheikh Mohamed – auquel je souhaite de bien profiter du climat cubain.
Pourquoi les généraux pakistanais, que l’on sait peu portés à la patience, auraient-ils attendu sept ans pour nous envoyer ce signal ? Et pourquoi auraient-ils envoyé ce signal sans avertissement préalable ? Tuer onze ingénieurs est-il le meilleur moyen de se garantir la coopération d’un Etat souverain doté de moyens de rétorsion ? (Et je ne parle pas de l’absurde théorie qui voit des types du SA casser les jambes d’amiraux pakistanais. J’en ai encore des larmes de rires, quand j’y pense). J’attends que les enquêtes nous confirment qu’il y avait bien eu des messages envoyés depuis des années aux autorités françaises, et que celles-ci avaient sciemment choisi de les ignorer ? Dans le cas contraire, je persiste à trouver cette histoire de commissions bien éloignée de nos malheureuses victimes. De plus, établir que les services pakistanais ont bien commandité cet attentat ne démontrera pas qu’il y a une relation avec la vente de ces sous-marins, quand on se souvient de l’étroitesse des liens, encore aujourd’hui, entre ces fringants militaires et les jihadistes cachemiris.
Et tant que nous sommes à évoquer des affaires qui fâchent, nous pourrions demander à nos grands reporters et autres magistrats de se pencher sur les morts, ô combien suspectes (ici), qui entourent une autre vente d’armes, celle des frégates à Taïwan…
Ainsi donc, Oussama Ben Laden, comme jadis Rabbi Jacob, a parlé. Au menu de son communiqué, des menaces contre la France – évidemment la faute du Président si l’on en croit les distingués commentateurs qui se répandent sur les sites du Monde ou de Libération. Et sinon ? Une justification sans surprise de l’enlèvements au Niger des employés d’Areva et de Vinci, et la sempiternelle condamnation de notre présence en Afghanistan – voilà qui devrait satisfaire certains avocats ou stratèges invités sur Radio Courtoisie – ou le rejet de la loi républicaine sur l’interdiction de la burqa.
Une fois de plus, la réaction des autorités françaises est à la hauteur des qualités qu’on lui connaît. Le Quai d’Orsay, par la voix du très déconsidéré Bernard Kouchner, a qualifié ces menaces d’inacceptables. C’était bien le moins, et il faudra sans doute trouver ailleurs notre Clemenceau ou notre Churchill. Engourdie par une crise sociale et politique qui ressemble fort à une crise de régime, la France en fait trop ou trop peu, mais démontre comme à son habitude son infinie maladresse. Qu’on en juge :
Jugées, à raison, inacceptables, les menaces du vieux de la montagne ont été suivies par une déclaration d’Hervé Morin annonçant un probable retrait de nos troupes d’Afghanistan en 2011. Alors ? Alors tout ça pour ça ? Un coup de menton (« inacceptables », on vous dit) et puis un retrait précipité dans les bagages de l’Empire. Inutiles, ces morts, ces pertes civiles, ces milliers de drames humains pour dire que le combat continue mais que nous allons quitter le champ de bataille ? Je n’ai pourtant lu nulle part que nous avions enfin une doctrine cohérente face à ces menaces, les ponctuelles comme les stratégiques. Entre les imprécation des antiaméricains pathologiques et les pathétiques affirmations des obligés du pouvoir, on cherche une voix qui oserait dire la vérité sur une guerre que l’on a perdue – une de plus, me direz-vous – et que pourtant il fallait faire.
Nous aurions pu tenter d’expliquer, enfin, à nos concitoyens ce que nos soldats font si loin et ce que nos policiers font ici. Au lieu de cela, Hervé Morin, sans doute plus à l’aise dans un haras qu’au CPCO, justifie le silence des autorités par une remarque insultante que nos médias, décidément fort urbains, ont caché sous silence. On imagine la réaction du Washington Post si Robert Gates avait dit ça sur CNN… On a la démocratie qu’on mérite.
Et le vieux dans sa montagne ? Personne ne s’étonne, personne ne s’interroge. Yves Calvi, qui n’a probablement plus assez de temps de cerveau disponible entre les 14 émissions qu’il anime sur RTL ou France 5, persiste à accueillir sur son plateau Roland Jacquard, l’homme qui fait rire toute la communauté du renseignement à chacune de ses apparitions. J’ajoute qu’il invite également Yves Bonnet, un ancien DST, qui a autant pratiqué la lutte contre le jihadisme que moi la lutte gréco-romaine, et Mohamed Sifaoui, un journaliste algérien qui s’est découvert il y a quelques années une vive passion pour la laïcité après avoir, pourtant, fréquenté de près les dirigeants du FIS.
Parlons donc d’Oussama Ben Laden, un chef terroriste que personne n’a vu depuis plusieurs années, un homme dont la mort a été annoncée par les services saoudiens en 2006, un homme qui a de toute évidence passé la main à son adjoint Ayman Al Zawahiry, le bon docteur, le théoricien de l’empilement des jihads locaux dans le jihad global. Alors ? Mort ou pas mort ? A dire vrai, les prestigieux experts qui se succèdent dans les médias ne semblent pas avoir le courage d’envisager l’inenvisageable, sans doute par peur de se tromper.
Pour ma part, certains faits me semblent toujours incompréhensibles. S’il est vivant, pourquoi Oussama Ben Laden ne paraît-il pas à l’occasion d’une vidéo qui ferait taire les rumeurs ? Quel affront pour l’Empire que de voir le visage de l’ennemi mondial n°1, souriant et apaisé comme aux heures heureuses de l’exil afghan, menacer du pire l’Occident et les régimes arabes !
Après tout, Ayman Al Zawahiry ne se prive pas de diffuser des vidéos qui ne laissent aucun doute sur sa santé, et il n’a pas encore reçu les hellfire que distribuent pourtant généreusement les drones de l’US Air Force dans le ciel du Waziristân. On imagine l’effet qu’une brève apparition du chef d’Al Qaïda aurait sur les jihadistes du monde. Mais non, rien, simplement des enregistrements sonores.
Est-il malade ? Défiguré ? Souffre-t-il de la maladie de Parkinson au point de ne pouvoir tenir sa tête droite ? De la maladie d’Alzheimer ? (« Mais pourquoi n’ai-je pas le droit d’aller voir les New York Knicks ? »). Son apparition aurait évidemment des conséquences au Pakistan, dont le double-jeu est déjà manifeste. S’il devait être démontré qu’OBL coule des jours paisibles dans une résidence de l’ISI à Lahore ou dans la modeste demeure d’un chef tribal de la NWFP, les autorités d’Islamabad vivraient probablement quelques moments de solitude. Oussama Ben Laden est-il un mort-vivant ? A-t-il mangé de la sauce Worcestershire par inadvertance ?
Partons donc du principe qu’il est mort, mais que ce secret doit être gardé, et bien gardé. Personne, en effet, n’a vraiment intérêt à exhiber sa tête comme celle de Jean-Baptiste ou d’Alfredo Garcia. Mort, il deviendrait un martyr dont la fin serait imputée à l’Occident barbare et elle provoquerait quelques actions d’éclat de jihadistes terrassés par le chagrin. Mais sa mort délierait aussi bien des serments d’allégeance que de grands émirs ont prêté à l’homme, et non à son organisation. Dès lors, Zawahiry se trouverait bien seul pour tenir une boutique qui tire sa force de sa diversité unifiée par la vision d’un chef charismatique. OBL officiellement mort, qui empêchera le chef d’AQPA de se proclamer successeur ? Inutile d’ajouter de la complexité à un phénomène qui semble à la fois incontrôlable et surtout parti pour durer encore quelques décennies. D’ailleurs, et nous, pauvres impérialistes mus par la haine de l’islam et le désir pathologique de faire passer un pipe-line en Afghanistan, comment pourrions-nous justifier nos actions sans la présence à la tête d’Al Qaïda d’Oussama Ben Laden, même empaillé ?
Cause this is jihad, jihad night
And no one’s gonna save you from the beast about strike
You know it’s jihad, jihad night
You’re fighting for your life inside a killer, thriller tonight…
Plus de neuf ans après les attentats du 11 septembre, les services de renseignement et de sécurité restent confrontés à une série de défis organisationnels, opérationnels et juridiques majeurs. Les rapports des commissions d’enquêtes et les audits internes que les gouvernements occidentaux ont demandés – ou se sont vus imposer – après des attaques d’Al Qaïda ont permis d’identifier les écueils que les responsables de la lutte contre le terrorisme devaient éviter, sans qu’ils en soient d’ailleurs nécessairement capables.
De nombreuses réunions ont dû alors ressembler à ce que vit Michael Douglas dans Traffic (2000, Steven Soderbergh) lorsqu’il demande à ses collaborateurs de « nouvelles idées », « sans censure ». Le silence qui suit est éloquent et me rappelle quelques réunions auxquelles j’ai été convié après un certain mois de septembre, il y a neuf ans.
Défis organisationnels
La pression politique née des attentats du 11 septembre et du flagrant échec de l’appareil sécuritaire conduisit l’Administration Bush à créer le Department of Homeland Security (www.dhs.gov), un ministère censé prendre sous son aile les actions des agences gouvernementales impliquées dans la gestion des menaces internes. Cette décision, qui visait à montrer à la population que les autorités se saisissaient de la menace terroriste, ne fit en réalité que compliquer la tâche, déjà ardue, des services. Plusieurs difficultés majeures apparurent en effet rapidement :
– d’innombrables querelles de périmètre entre le DHS et les services intérieurs, à commencer par le FBI, coiffé par le Département de la Justice, les douanes, les gardes-côtes et les milliers de services de police municipaux ;
– les importants mouvements de fonctionnaires, mutés vers le DHS ou recrutés spécialement, et mal formés/mal commandés, dans un contexte de paranoïa généralisée ;
– les réticences à partager les bases de données et les renseignements recueillis ;
– l’impossibilité à coordonner efficacement les actions d’une nouvelle entité administrative convaincue que sa légitimité se fondait sur l’échec des services « historiques ».
A la recherche de l’impossible coordination
Le rapport rédigé en 2004 par une commission spéciale du Congrès au sujet des attentats du 11 septembre (http://govinfo.library.unt.edu/911/report/index.htm) prouva nettement que le fiasco n’était pas tant dû à un manque de renseignements ou de moyens qu’à un complet échec du travail entre agences – voire au sein des agences.
Cependant, au lieu de faire fonctionner ce qui était déjà en place, l’Administration décida de créer des structures de coordination, dont le National Counterterrorism Center (www.nctc.gov), directement rattaché au Président et au chef de la communauté américaine du renseignement, le DNI (www.dni.gov). Aujourd’hui, cette multiplication d’échelons ne donne toujours pas satisfaction, comme l’a prouvée la récente éviction de l’amiral Blair par le Président Obama. Le DNI a en effet payé cash les alertes qu’ont été les attentats ratés de décembre 2009 (vol Amsterdam-Detroit) et de mai dernier (Times Square à New York) qui ont révélé un défaut de communication entre les services consulaires et la CIA ou des lacunes du FBI. L’agitation politico-administrative qui suit les crises n’accouche hélas que rarement de bonnes idées.
Les difficultés organisationnelles au sein de la communauté américaine du renseignement, qui sont légendaires, sont à la mesure des moyens dont elle dispose. Ils sont surtout révélateurs du maintien en vigueur des anciennes règles de cloisonnement, alors que la principale caractéristique de la menace jihadiste est justement sa volatilité et l’extrême mobilité de ses membres. Au Royaume-Uni, cette donnée a été prise en compte il y a de nombreuses années, et les fonctionnaires français n’ont de cesse d’admirer le faible nombre d’acteurs institutionnels de la lutte contre Al Qaïda et surtout leur totale intégration au sein du JTAC, un organisme unique au monde chargé de la synthèse et de l’analyse des renseignements portant sur la menace terroriste.
La France, qui présente elle aussi un excellent bilan contre les groupes jihadistes, est pourtant loin d’avoir atteint ce niveau d’intégration horizontale et verticale, et les réunions hebdomadaires dans les locaux de l’UCLAT ne sont, souvent, que l’occasion pour les « grands » services de briefer les « petits ». C’est ensuite dans les couloirs ou dans les cafés de la rue des Saussaies que se montent les véritables coopérations, lorsque les subordonnés font fi des rivalités de leurs chefs pour faire avancer, vaille que vaille, la machine. Evidemment, les succès de l’UCLAT tiennent aussi à la qualité de son chef, pas toujours choisi pour ses connaissances dans le domaine de la lutte contre le terrorisme…
Appréhender de façon rationnelle des réseaux en apparence irrationnels
Si le 11 septembre a constitué une cruelle révélation pour l’opinion publique, les spécialistes avaient dès les années 90s été frappés par les menaces véhiculées par la mouvance jihadiste, et surtout par son mode d’organisation. Pour exposer schématiquement un phénomène sur lequel je reviendrai longuement dans un autre billet, le fonctionnement de la mouvance islamiste radicale sunnite mêle deux types d’organisation, en apparence contradictoires.
Comme n’importe quel mouvement révolutionnaire clandestin, le groupe jihadiste classique, tel que conçu dans les années 70s et jusque dans les années 2000, est pensé comme un système militaire traditionnel. On y trouve une hiérarchie : chef, adjoints par fonction (action armée, finance, entrainement, communication/propagande, etc.), idéologues. On y trouve un système cloisonné, censé résister aux tentatives d’infiltration des services de sécurité, organisé selon les contingences géographiques ou opérationnelles. Cet organigramme est rarement totalement secret, et on parvient à le reconstituer en partie grâce aux signatures apposées au bas des communiqués de menaces ou de revendications. Ce type d’organisation, connue sous le nom de râteau, a longtemps été considéré comme le système le plus satisfaisant, aussi bien dans le monde administratif que dans celui du privé. Un exemple particulièrement parlant : le Département d’Etat de l’Empire (ici, son organigramme en 2006) :
Très vite, les responsables des SR chargés de surveiller, voire de démanteler, les réseaux jihadistes se sont trouvés dans l’incapacité de déchiffrer les organigrammes adverses avec la seule grille de lecture du râteau. Cette incapacité initiale, outre qu’elle révélait la déconnection entre certains organismes sécuritaires et le monde extérieur, présentait évidemment de grands dangers. Si on ne comprend pas une organisation, comment lutter contre elle ? Comment savoir quelle source recruter ? Quels téléphones écouter ? Quelles cellules démanteler ? Quelles autres infiltrer ? Il faut ici reconnaître et saluer le pragmatisme des services de police, qui furent beaucoup plus rapides à s’adapter, sans cependant s’abaisser à théoriser – pénible et universel mépris des opérationnels pour les « intellectuels ».
La grande nouveauté, qui va donc longtemps échapper à des responsables sécuritaires habitués à lutter contre des organisations paramilitaires classiques, comme le Hezbollah ou l’ETA, réside dans l’importance d’un système d’organisation complémentaire, reposant en grande partie sur la famille, l’origine régionale et le passage par les mêmes points nodaux du jihadisme : maquis, camps d’entraînement (Afghanistan, Pakistan, Soudan, Philippines), centres religieux (Pakistan, Arabie saoudite, Egypte, Royaume-Uni, Belgique), cellules principales (Royaume-Uni, Suède, Italie, Allemagne, Espagne), voire prisons – occidentales, cela va sans dire, car un jihadiste ressort rarement d’une prison du sud de la planète.
La mouvance islamiste radicale est en effet un petit monde disposant de ses codes, de ses signes de reconnaissance, de ses rites initiatiques, de ses passages obligés et de ses personnages ou faits légendaires. Elle est ainsi assez proche de ce que les criminologues ont pu observer au 20e siècle au sein des gangs actifs en Europe occidentale et surtout en Amérique du Nord (cf. www.cops.usdoj.gov/Default.asp?Item=1593) ou en Amérique centrale. Lorsque j’avais exposé à des policiers algériens, dans les années 90s, cette vision des réseaux jihadistes, ils n’avaient pu que cacher leurs sourires en m’expliquant que ce que nous avions mis au jour – et qui fut moqué en leur temps par quelques uns de nos anciens – était pour eux une réalité concrète qui leur servait quotidiennement pour remonter des cellules et les neutraliser. Certains groupes, que nous suivions d’Europe en nous basant sur l’étude de leur structure hiérarchique, étaient d’abord vus à Alger comme de véritables systèmes familiaux construits sur une identité initialement fondée autour d’une ville, d’un quartier ou d’une cité HLM.
Dès le début de la guerre civile, les services algériens identifièrent ainsi de véritables foyers islamistes, à Alger (Kouba, Cité de la Montagne) ou, par exemple, à Oran (Cité Emile Petit) et parvinrent à comprendre le fonctionnement de certaines cellules sur cette seule base. Le démantèlement du GIA, dans les années 97-99, s’explique de cette façon : regroupé au sud de Blida autour d’Antar Zouabri, le dernier carré du GIA fut finalement réduit au silence en raison de la structure familiale de son réseau de soutien. Une fois identifiée, cette vulnérabilité – que je décrirai dans mon post sur le jihad algérien dans quelques mois – permit aux services de sécurité algériens d’entreprendre un démantèlement méthodique du GIA tout en apportant des clés de compréhension indispensables aux services occidentaux.
Le succès de cette méthode nous conduisit à appliquer à l’échelle européenne cette grille de lecture, avec d’appréciables résultats – qu’il ne m’appartient pas de révéler ici – mais qui nous menèrent de la Bosnie à l’Irlande en passant par la Suède ou la Belgique et nous donnèrent surtout de précieuses indications, encore valables si on étudie le groupe de Hofstad (assassinat de Theo Van Gogh en novembre 2004) ou celui de Tooting (attentats de Londres en juillet 2005), sur le fonctionnement de la mouvance jihadiste.
Ce système international de solidarité jihadiste, au sein duquel les compétences de chacun sont mises à profit d’une opération ponctuelle, semble avoir été un exemple exceptionnel d’instauration intuitive d’une organisation matricielle. D’ailleurs, les récentes menaces terroristes en Europe, attribuées à Al Qaïda, pourraient bien illustrer cette mise en commun des moyens et des compétences : bloqué en Algérie, sans moyen d’action, l’état-major d’Al Qaïda au Maghreb Islamique (AQMI) aurait demandé de l’aide aux chefs d’Al Qaïda au Pakistan pour que ceux-ci mobilisent des réseaux mieux implantés. L’Union du Jihad Islamique (UJI), mouvement jihadiste turcophone, et Al Qaïda dans la Péninsule Arabique (AQPA), souvent cités depuis un mois, sont à même de réaliser des attentats au profit d’AQMI, mais finalement, au profit de l’ensemble de la mouvance.
Les exemples sont innombrables. Ils n’ont jamais cessé d’impressionner les services chargés de la lutte contre le terrorisme et ont contribué à populariser l’idée d’un « réseau des réseaux » jihadiste, copie islamiste radicale de l’architecture du Net. Ici, un exemple simplifié d’un réseau qui illustre le modèle des interconnexions multiples :
Les travaux que nous conduisîmes à nos rares heures perdues furent également, comme je l’écrivais plus haut, grandement facilités par les analyses des services de police nord-américains. En 2008, la Gendarmerie royale canadienne, un service particulièrement performant, diffusa une analyse qui résume bien ce que nous tentions d’expliquer sans les outils,méprisés par le monde de la sécurité, de la sociologie et de la gestion des ressources humaines. Parmi les paragraphes les plus parlants de l’étude de Michael C. Chettleburgh (cf. www.rcmp-grc.gc.ca/gazette/vol70n2/gang-bande-canada-fra.htm) figurent ces quelques phrases, lumineuses :
Nous assistons par ailleurs à une hybridation accrue des gangs de rue caractérisée par une composition multiethnique, une utilisation réduite de signes communicatifs comme les couleurs et le code vestimentaire, le passage de la protection des secteurs géographiques à la protection des marchés économiques, une collaboration accrue avec des groupes traditionnels du crime organisé et une perméabilité nouvelle permettant à des gangs ou des membres de gangs de s’associer pour une courte période afin de commettre des crimes opportunistes avant de se séparer.
Le terme d’hybridation, qui provient du vocabulaire de la chimie, a été utilisé pour la première fois par les services français en 2005, suscitant un intérêt poli. Il décrit pourtant parfaitement le phénomène auquel nous assistons au sein de la mouvance islamiste radicale depuis plus d’une décennie. Cette mobilité permanente, cette capacité à changer de cellule, voire de groupe – ce que les militaires de l’Empire ou les ingénieurs appellent adaptabilité opérationnelle – constituent des difficultés majeures pour des administrations régaliennes intrinsèquement rétives au(x) changement(s). La tentative, en 2004, de réorganiser un grand service français selon un schéma matriciel afin de l’adapter aux « nouvelles menaces » (jihadisme, criminalité internationale, prolifération) s’est conclue par un retentissant échec. Les auteurs de cette réforme, s’ils avaient parfaitement perçu le besoin d’adapter la structure aux menaces, avaient oublié quelques points fondamentaux. Une organisation matricielle ne peut en effet fonctionner que si ses membres :
– partagent tous la même formation et/ou possèdent tous la même culture opérationnelle/opérative ;
– comprennent dans quelle organisation ils évoluent, et quel est le but poursuivi ;
– adhèrent au projet global.
Ces caractéristiques sont manifestement celles des jihadistes, et elles autorisent une remarquable souplesse opérationnelle. Qui se souvient de Farid Hillali, alias Choukri, jihadiste marocain représentant en Europe du Front Islamique de Libération Moro philippin ? Ou des cellules iraniennes de la Gama’a Islamiya égyptienne qui favorisaient le passage de l’Iran vers l’Afghanistan des volontaires maghrébins ? Ou encore de cet émir suédois d’origine marocaine, Mohamed Moummou, tué au Kurdistan irakien alors qu’il dirigeait l’ancien groupe d’Abou Moussab Al Zarqawi ? Ou bien de ce Djamel aperçu dans le Londonistan et reparu à la tête de la cellule des attentats de Madrid quelques années plus tard ?
Une des principales forces de la mouvance jihadiste réside également dans la capacité de ses membres à agir de façon autonome s’ils pensent que cette action sera bénéfique. Ce goût pour l’initiative, même de la part d’individus étroitement liés au cœur d’Al Qaïda, offre à la mouvance d’immenses capacités opérationnelles. De même, l’adhésion préalable de ses membres au projet politico-religieux poursuivi par les groupes islamistes radicaux limite les risques de défection, en effet peu nombreuses, tout en garantissant une émulation dépourvue des compétitions individuelles qui minent souvent les groupes ou les organisations militaires. Certains émirs d’Al Qaïda ont ainsi choisi, alors que leur progression au sein de l’appareil aurait séduit plus d’un jeune diplômé occidental, de réaliser un attentat-suicide pour le bien de leur cause. L’arrestation en août 2005 en Turquie de Luay Sakka, un chef de réseau syrien impliqué dans l’envoi de volontaires en Irak et dans le financement des attentats d’Istanbul, en novembre 2005, confirma qu’une figure majeure de la mouvance pouvait décider de se sacrifier seule pour la cause, et pour le panache. (cf. www.state.gov/documents/organization/65465.pdf).
La comparaison va probablement vous sembler osée, et je tiens donc par avance à récuser toute comparaison, en l’état, entre le jihadisme et le nazisme. Pour autant, la lecture, il y a quelques années, de l’extraordinaire biographie de Hitler par Ian Kershaw ou de son essai Hitler : Essai sur le charisme en politique m’a fait découvrir ce que le grand historien britannique a résumé par la formule : « Le devoir de tout un chacun est d’essayer, dans l’esprit du Führer, de travailler dans sa direction », i. e vers le but que l’on pense qu’il aurait voulu atteindre, sans avoir à lui demander des instructions. Soit dit en passant, c’est par l’application de ce schéma mental de complète soumission intellectuelle que Kershaw explique l’absence de Hitler lors de la funeste conférence de Wannsee, le 20 janvier 1942.
Si on laisse de côté la comparaison sans objet – le débat aura lieu entre historiens quand nous serons tous morts – entre nazisme et jihadisme, il faut admettre que le mode de fonctionnement de la mouvance jihadisme obéit en grande partie à ce schéma, en particulier en ce qui concerne le fameux 3e cercle – que j’ai déjà décrit ici – que les services de sécurité considèrent comme une menace très sérieuse en raison de sa quasi invisibilité.
Je m’en voudrais enfin de ne pas évoquer, même brièvement, la nature féodale des liens qui unissent les deux premiers cercles constitués autour d’Oussama Ben Laden par les éléments les plus organisés de la mouvance jihadiste. Sa manifestation la plus connue est le serment d’allégeance (bay’a / بَيْعَة) que doivent prêter à OBL les candidats à l’intégration dans Al Qaïda. Cette allégeance implique une fidélité sans faille au chef terroriste, à son organisation et à ses desseins, et elle a été illustrée à de nombreuses reprises depuis plus de 15 ans. L’exemple le plus récent a été donné par le Groupe Salafiste pour la Prédication et le Combat (GSPC) en 2006 lorsque, après des échanges de lettres et de compliments entre son émir et les chefs d’AQ au Pakistan, le mouvement algérien a été littéralement adoubé avant de devenir, en janvier 2007, Al Qaïda au Maghreb Islamique (AQMI).
Cette organisation féodale, avec son système de vassalités croisées mêlé à un mode de fonctionnement clanique, continue d’échapper aux nouveaux venus du contre-terrorisme. Son étude est surtout interdite, par respect pour le Secret Défense, aux universitaires, dont les compétences nous seraient si précieuses pour comprendre les phénomènes émergents (jihadisme africain, basculement de certains jeunes musulmans européens dans le radicalisme) et tenter de les limiter.
Il ne nous reste donc qu’à reprendre nos vieux manuels d’histoire médiévale ou, de façon plus ludique, qu’à visionner l’intégrale des Sopranos. Après tout, le fonctionnement de la mafia a beaucoup à voir avec la féodalité. Il s’agit enfin d’adapter notre système répressif à ces réalités qui le mettent en partie en échec. Les dernières années nous ont ainsi enseigné que les peines de prison classiques ne venaient pas à bout des certitudes idéologiques des jihadistes (cf. la récente implication de Djamel Beghal dans un projet d’évasion d’islamistes radicaux). Les programmes de réhabilitation religieuse lancés par les riantes démocraties que sont l’Arabie saoudite – coeur du radicalisme sunnite – et du Yémén – Etat en voie d’effondrement aux relations plus que troubles avec l’islam radical – ont de leur côté montré très vite leurs limites, et on ne compte plus les jihadistes réhabilités retournés au terrorisme après quelques semaines. Finalement, comme pour les violeurs récidivistes aux perversions incurables, nos jihadistes paraissent incapables de changer tant leur adhésion à la cause est viscérale mélange de foi religieuse, de colère politique et de rage sociale. Donald Rumsfeld, qui n’était pas le dernier dès qu’il s’agissait de raconter des sottises, affirma un jour qu’il était particulièrement en verve, que la solution consistait à liquider tous les étudiants sortant des écoles coraniques du Pakistan – et du Golfe, aurait-il pu ajouter. Comme toujours chez les néoconservateurs, le constat était bon, et suivi d’une mauvaise solution. Mais la question demeure : comment lutter contre l’islam radical sans casser son moteur idéologique ?
La question des bases de données : pas de traque sans fichier.
L’extrême mobilité des jihadistes, décrite par Peter Bergen dans son classique Jihad, Inc et observée dès les premiers attentats d’Al Qaïda au début des années 90s, a naturellement renforcé l’importance des bases de données.
Elle a surtout mis en avant la nécessité de leur interconnexion – sans parler de la cohérence du fichage et du travail fondamental de criblage, cette dernière activité demandant ténacité, imagination et un minimum de compréhension de ce qu’on apprend des ensembles lors des cours de mathématiques au lycée. On peut également avoir un don, mais je préfère ne pas évoquer mon cas personnel.
La majorité des correspondances entre services est constituée par des interrogations de fichiers, qu’il s’agisse de classiques demandes de renseignement ou de criblages réalisés dans l’urgence, lors de crises sécuritaires (attentats, démantèlements de réseaux, etc.).
L’intervention en Afghanistan puis l’invasion de l’Irak ont conduit la CIA à conduire un ambitieux projet de gestions des centaines de milliers de pages saisies dans les fiefs des Taliban ou dans les locaux de l’appareil d’Etat irakien.
A l’occasion de la présidence américaine du G8, en 2004, l’agence proposa à ses partenaires de se connecter à cette gigantesque base de données afin de mettre en commun, en temps réel, les connaissances acquises sur le terrain ou lors des enquêtes. Le projet, mené par la CIA et auquel était associée la DIA, impliquait la présence dans toutes les unités de combat américaines d’un spécialiste chargé de scanner et d’indexer les documents saisis. Des résumés traduits de ces archives devaient permettre aux services associés d’aller à l’essentiel. Plusieurs obstacles mirent fin prématurément à la dimension internationale du projet :
Juridiques : les services intérieurs européens et japonais firent valoir qu’il leur était impossible de laisser un libre accès aux données intégrées à des procédures judicaires. De la même façon, ils se refusaient à laisser les services judiciaires américains construire des procédures sur les renseignements recueillis en dehors d’une commission rogatoire. Il n’était en effet pas question de laisser des policiers européens apparaître dans des procédures américaines sur lesquelles il n’y aurait aucun contrôle. Enfin, même si cet argument n’a évidemment jamais été mentionné officiellement, aucun des pays du G7 ne comptait autoriser les services russes à puiser dans ses fichiers des données permettant de mener des opérations illégales – même si ce n’est pas leur genre.
Certains responsables estimaient par ailleurs que l’accès à des bases de données « étrangères » provoquerait d’innombrables viols de la règle dite « du tiers service » et aboutirait à de graves confusions. Pour eux, trop de renseignements tueraient inévitablement le renseignement
Opérationnels : Un accès libre aux bases de données des services aurait exposé les sources à l’origine des renseignements, et aucun des partenaires sollicités par la CIA n’était prêt à un tel risque.
Techniques : Plus prosaïquement, les systèmes d’exploitation des fichiers des services du G8 étaient incompatibles et les relier entre eux auraient demandé un temps et des moyens considérables, sans même parler des infinies difficultés liées aux droits d’accès.
Près de neuf ans après les attentats du 11 septembre, la question des bases de données est donc loin d’être réglée, et les accords signés entre les Etats-Unis et l’Union européenne sur les fichiers de passagers n’ont pas d’utilité opérationnelle immédiate.
Plus que jamais, les échanges ad hoc sur tel ou tel individu vont donc rester la norme entre services. Rien n’indique, de toute façon, que l’accès aux fichiers français ou allemands aurait permis à la CIA ou au FBI d’éviter les attentats du 11 septembre. La cellule de Hambourg avait été signalée à la CIA en 2000, celle-ci avait interrogé la DST française en août 2001 au sujet de Zaccarias Moussaoui, et le QG de FBI n’avait prêté aucune attention aux rapports rédigés par des bureaux de Miami et Phoenix. Les services américains disposaient de tous les éléments nécessaires, il ne leur manquait qu’un minimum d’organisation…
Le besoin de bâtir de nouvelles bases n’a cependant pas disparu. Ainsi, conscients depuis le début des années 2000 de la dangerosité des réseaux pakistanais présents au Royaume-Uni, les services britanniques ont mis en place, après les attentats de juillet 2005 à Londres, un système de fichage de tous les voyageurs entre le Royaume-Uni et le Pakistan.
Défis opérationnels et juridiques
Des difficultés autrement plus importantes ont fait leur apparition dès les débuts de l’intervention occidentale en Afghanistan. Jusqu’en octobre 2001, les pays occidentaux, qui connaissaient les liens entre les Taliban et Al Qaïda, géraient la menace grâce à leurs services judiciaires. Seuls les Etats-Unis, qui avaient bombardé des camps en août 98, le Royaume-Uni et la France disposaient sur le terrain d’une poignée de membres de leurs services de renseignement ou des forces spéciales. La priorité avait été donnée à la judiciarisation des affaires impliquant des individus ayant séjourné en Afghanistan, qui étaient systématiquement entendus à leur arrivée en Europe.
Dès 1997, la justice française avait émis une commission rogatoire internationale (CRI) portant sur les filières afghanes placée sous la responsabilité du pôle antiterroriste du parquet de Paris et de la DST. Et en 1999, le Conseil de sécurité des Nations unies créa, par la Résolution 1267, un comité spécial (cf. www.un.org/sc/committees/1267/) chargé de sanctionner l’émirat talêb, Al Qaïda et leurs soutiens. Sans conséquence opérationnelle, ce dispositif eut en revanche un réel poids diplomatique contre les Etats qui accueillaient, voire soutenaient, les fameuses ONG islamiques impliquées dans une réislamisation radicale de pays musulmans du Sud. Allez donc demander à un responsable saoudien des nouvelles de l’ONG Al Haramein, vous verrez sa tête.
La décision américaine d’intervenir militairement en Afghanistan, à partir du 7 octobre 2001, introduisit une nouvelle dimension dans la gestion des terroristes, ou supposés tels, présents dans le pays. Nul n’avait en effet pris le temps d’établir des règles régissant leur sort. Deux options se présentaient aux Etats de la coalition : considérer les prisonniers, Taliban ou membres d’Al Qaïda, comme des prisonniers de guerre et les traiter ainsi, ou intégrer aux forces combattantes des policiers qui les auraient formellement interpellés. Dans les deux cas, les prisonniers auraient ainsi bénéficié d’un statut juridique. En créant, contre toute logique, le statut d’ennemi combattant, l’Administration Bush commit une lourde erreur juridique puis politique qui aboutit à l’impasse de Guantanamo (cf. www.jtfgtmo.southcom.mil/) et d’autres prisons. La leçon a d’ailleurs été retenue puisque les pirates somaliens capturés par les marines européennes dans l’Océan Indien sont transférés en Europe afin d’y être mis en examen, puis jugés. Les malheureux seront de toute façon mieux traités dans les prisons danoises que sur les bateaux-mères.
Peut-on judiciariser une guerre ? Evidemment non. Doit-on nier les droits fondamentaux des terroristes ? Pas plus. Mais alors, comment fait-on ?
La Russie a réglé à sa façon ce débat juridique – et celui, exposé plus haut, de l’incapacité des jihadistes à se réformer – en ne faisant pas de prisonnier, mais la méthode, si elle peut donner des résultats ponctuellement acceptables d’un strict point de vue opérationnel, est inacceptable dans une démocratie. La mise en œuvre de juridictions d’exception, nous le savons bien, est le prélude à des accommodements de plus en plus grands avec la loi, sa lettre et son esprit. Le cinéma a choisi de dénoncer ses dérives dans plusieurs films, dont Rendition (2007, Gavin Hood) et surtout The road to Guantanamo (2006, Michael Winterbottom et Mat Whitecross) tandis que la découverte des sévices infligés à Abou Ghraïb relança le débat sans fin sur la torture.
Par delà l’action violente : la guerre des mots
Ce n’est pas pour entrainer le Pakistan dans la guerre que les dirigeants d’Al Qaïda ont choisi de se réfugier au Waziristân. Traqués par les forces de la Coalition, ils n’ont eu d’autre choix que de suivre leurs protecteurs taliban dans les zones tribales. Ce calcul, initialement tactique, a eu d’importantes conséquences stratégiques, d’abord en fragilisant le pouvoir pakistanais face à son opposition islamique, ensuite en radicalisant cette dernière et en entraînant l’apparition des Taliban pakistanais, enfin aux yeux du monde musulman que l’Amérique était bien en guerre contre lui.
Cette croyance, qui oublie la grande liberté religieuse offerte aux Etats-Unis et les interventions américaines en Bosnie contre les Serbes ou en Somalie pour tenter de stopper la guerre civile et la famine, n’a fait que croître depuis. La succession de crises diplomatico-religieuses d’importances inégales (dossier nucléaire iranien, caricatures du Prophète, loi sur la laïcité en France puis interdiction de la burqa, dégradation – si cela est encore possible – de la situation dans les Territoires palestiniens, scandale d’Abou Ghraïb, menaces d’autodafé du Coran, etc.) semble avoir durablement enraciné cette perception dans la vision du monde qu’ont certains dans les pays musulmans.
Fondée par Oussama Ben Laden à partir du Bureau des Services de Peshawar, dont la mission était d’attirer des volontaires au jihad contre les Soviétiques, Al Qaïda est l’incarnation d’un radicalisme islamiste émergent, qualifié de jihadisme depuis les attentats du 11 septembre malgré les protestations de plusieurs autorités religieuses musulmanes. Minoritaires au sein de la communauté des croyants, les jihadistes ont su habilement reprendre à leur compte plusieurs thèmes primordiaux et devenir le fer de lance de l’exaspération des populations du Sud. Ce véritable hold-up a été largement facilité par les dictatures arabes, incapables de renoncer à leur mode si particulier de gouvernance (cf. www.unesco.org/most/globalisation/govarab.htm) et comme paralysés par la poussée islamiste. Il faut d’ailleurs noter, et s’émouvoir, de l’incapacité de la totalité des régimes musulmans à condamner le terrorisme jihadiste, soit parce qu’ils le soutiennent, soit parce qu’ils redoutent de passer pour des vassaux de l’Occident.
Cette autocensure donne ses plus spectaculaires résultats à l’occasion des régulières polémiques religieuses que quelques humoristes plus ou moins talentueux déclenchent en Europe du Nord, ou récemment en Floride. Une caricature, une remarque déplacée, un projet insensé d’autodafé de Corans, et nous voilà au bord de l’embrasement. Restons sérieux : quelle devrait être la portée de ce genre de provocations ? Pourquoi les autorités temporelles et spirituelles du monde musulman se révèlent-elles incapables de dire « Voyons, tout cela n’a aucune importance, ce pasteur est un fou, ce cinéaste est un imbécile, cette journaliste est une idiote, ne prêtez aucune attention à ces fauteurs de troubles ». Au lieu de cela, au lieu de ce que l’on est en droit d’attendre d’un pouvoir responsable, on entend la grande litanie de l’innocence outragée, de la vertu bafouée. Pas une voix, pas une voix audible en tout cas, pour dénoncer la mascarade.
Et les responsables occidentaux, comme pris d’un néfaste syndrome munichois, d’appeler à la raison les auteurs isolés de ces actes absurdes et non les responsables religieux qui osent comparer l’incendie de 200 livres de poche un « acte de terrorisme ». Je ne vais pas nier que ces provocations sont odieuses et qu’elles méritent autant d’être condamnées que d’être méprisées, mais comment croire qu’elles soient plus conspuées que les attentats contre les restaurants au Maroc ou les hôtels à Amman ? Les médias ont bien sûr leur part de responsabilité, et il y a une forme de jeu pervers entre les provocateurs et les caméras, mais nous sommes au 21e siècle et nos dirigeants ne découvrent pas, comme le fit Nixon face à Kennedy, que le pouvoir de l’image dépasse parfois celui des mots.
L’Occident judéo-chrétien a connu bien des ténèbres et certains siècles sont là pour nous rappeler que la tolérance religieuse n’a pas toujours été au nord de la Méditerranée. Cet héritage sanglant, qui va jusqu’au cataclysme unique de la Shoah en passant par le massacre des populations d’Amérique, les procès en sorcellerie ou en hérésie et les guerres civilo-religieuses, lui permettent de tolérer aujourd’hui les blagues sur les prêtres pédophiles, les films sur les pensionnats de jeunes filles en Irlande ou celui, absolument remarquable, de Scorsese sur le Christ. Et quand une bande de jeunes crétins incendie un cinéma place St Michel parce qu’il projette La dernière tentation du Christ, la réprobation est, à juste titre générale.
Quand le grand Milos Forman (Vol au-dessus d’un nid de coucou, 1975 ; Hair, 1979 ; Amadeus, 1984 ; Valmont, 1989) diffuse une affiche provocante pour son génial Larry Flynt (1996), il est certes attaqué par les religieux, mais il est défendu par la majorité.
On aurait aimé que le non moins génial Salman Rushdie soit défendu de la même manière dans le monde musulman lorsque le régime iranien publia une fatwa appelant à son meurtre, en 1989, après la publication des Versets sataniques.
La lutte contre le jihadisme et l’islam radical devrait emprunter, à mon sens, trois voies au sein d’une stratégie globale qui manque cruellement.
Nous devons d’abord, plus que jamais, poursuivre la conduite d’actions judiciaires publiques selon le fameux triptyque enquête+arrestations+procès afin de renforcer notre démocratie et surtout profiter de l’exposition publique des jihadistes pour faire l’éducation des foules.
Il nous faut ensuite, comme je l’ai écrit ici en août dernier, assumer la nouvelle donne sécuritaire internationale et donc admettre, qu’on le veuille ou non, qu’une guerre d’un nouveau genre est en cours. Nous ne l’avons peut-être pas voulue, nous ne l’avons peut-être pas déclenchée, mais l’évidence s’impose, et elle est d’autant plus cruelle que pour faire une guerre, s’il faut bien deux belligérants, il ne faut qu’un agresseur. Il me semble que nous l’avons identifié, et la capacité du jihadisme à accélérer la destabilisation d’Etats ou de régions constitue un défi assez grand pour que nous ne refusions plus l’évidence.
Enfin, et c’est ce à quoi s’oblige le Président Obama, il faut conduire la guerre des idées. Contrairement à quelques populistes européens, il ne s’agit pas de jeter le bébé avec l’eau du bain et condamner en bloc 14 siècles de civilisation musulmane. Il faut cependant poser les questions qui fâchent au sujet de la capacité d’une société donnée à incorporer trop vite une masse, même pacifique, de migrants d’une autre culture, et il faut se montrer intransigeant quant à nos valeurs. Elles ne sont peut-être pas universelles, mais ce sont les nôtres, et le respect que nous entendons pratiquer à l’égard d’autres systèmes moraux mondiaux doivent également s’appliquer à nous-mêmes. Dans ce cadre, la guerre des mots fait rage : démocratie, égalité, laïcité, justice. Curieusement, personne, à part les partis d’extrême-droite auxquels nous abandonnons une fois de plus une sorte d’exclusivité, ne tente de mener cette guerre du langage. Assez curieusement, des services engagés de longue date dans la lutte contre le jihadisme font encore l’impasse sur les méthodes d’agit-prop. Dieu sait pourtant que ces agences pourraient aisément faire pression sur quelques idéologues radicaux tout en soutenant avec doigté des réformateurs. Mais il faudrait que les Etats concernés aient établi des plans d’action, aient conçu une doctrine. Pour l’heure, en France, les livres blancs s’accumulent sans que les conclusions opérationnelles en découlent – et de toute façon, avec quel argent pourrait-on les mettre en application ? Les Etats anglo-saxons semblent progressivement abandonner la community policy qui a montré ses limites lors des récentes crises diplomatico-religieuses. Quant à l’Empire, il conduit depuis 2001 une diplomatie globale faite d’actions armées assumées et de démarches plus positives. Il suffit pour s’en convaincre de fréquenter le site Internet du Central Command, mais il me paraît pour le moins prématuré d’évoquer une régression de la menace. Le très beau discours du Caire n’a, comme le redoutaient certains, décidément servi à rien.
J’ai pour ma part la conviction, déjà exposée ici comme dans une précédente vie au sein de l’administration, que nous sommes engagés dans une guérilla mondiale qu’il nous appartient de mener avec subtilité mais sans faiblesse. En laissant aux jihadistes, et derrière eux aux fondamentalistes, le monopole de la parole publique, nous exposons l’écrasante majorité du monde musulman à l’influence néfaste de quelques dizaines de milliers d’imposteurs. Cette lâcheté n’est pas seulement indigne, elle est suicidaire. Il faut donner la parole aux musulmans modernes, ceux à qui on ne demande aucunement de renoncer à leur foi, mais à qui nous sommes bien obligés de dire que nous, chrétiens ou juifs, nous avons su surmonter la tentation obscurantiste si bien décrite par Caroline Fourest. Il faut soutenir les intellectuels comme Malek Chebel qui osent écrire sur l’esclavage ou la sexualité en terre d’islam, ceux qui réfutent la légende dorée du salafisme. Il faut répondre point par point, ne rien laisser passer en Europe au sujet des horaires aménagés dans les piscines ou des des exigences dans les hôpitaux, il faut rappeler à certains Etats que le principe de réciprocité est un fondamental. Pourquoi laisser des musulmans radicaux – mais peu importe, après tout, leur religion – réclamer des exceptions au droit commun pour la pratique de leur culte, alors que des chrétiens – les juifs, hélas, ont été chassés depuis bien longtemps – ne peuvent même pas posséder plus d’une seule bible en Algérie, soi-disant « république démocratique et populaire ».
Il ne s’agit pas d’exercer d’insupportables pressions sur des populations, il s’agit de ne pas nier son propre héritage. En osant qualifier le multiculturalisme allemand d’échec, Angela Merkel a été accusée de dérive populiste. L’attaque était si prévisible qu’elle n’a même pas porté. Le constat, terrible, infiniment triste, devrait désormais provoquer un sursaut, susciter des questions (qu’est-ce qui a raté ? quand ? pourquoi ? l’échec était-il inévitable ?). Sans questionnement, pas de réponse, et sans réponse, pas de salut. Il n’est pas trop tard pour accompagner, si cela est possible, la modernisation d’un islam que trop d’Occidentaux méconnaissent. Et si une entente est impossible, alors il faudra monter sur les remparts et tenir la position.