Y’a des impulsifs qui téléphonent, y’en a d’autres qui se déplacent

Le 5 octobre dernier, les forces spéciales impériales ont conduit sur les rivages africains deux raids spectaculaires contre deux responsables jihadistes. En Somalie, les petits gars de la SEAL Team 6 sont ainsi (re)venus défier sur leur terrain les Shebab, à Barawe, fief d’Ahmed Godane, pour y atteindre Abikadir Mohamed, dit Ikrima, l’homme des réseaux internationaux du mouvement, devenu après l’affaire de Nairobi (21-24 septembre 2013) une personnalité très en vue. En raison d’une très forte résistance, et alors qu’il aurait pu bénéficier d’un appui aérien rapide et sans doute décisif, le chef du détachement a choisi de renoncer afin d’éviter un carnage. On l’en remercie.

Pendant ce temps, à Tripoli et non à Vera-Cruz, un commando de la Delta Force a capturé en douceur Nazih Abdul Hamed al-Raghie dit Abou Anas Al Libi, une légende du jihad que quelques amateurs persistent à qualifier de « membre présumé d’Al Qaïda » – de même que Lucky Luciano était un membre présumé de la mafia, comme chacun sait. L’opération, exemplaire, a mis fin à une traque commencée aux lendemains des attentats fondateurs du 7 août 1998 à Nairobi et Dar-Es-Salam.

Aussitôt, comme si on annonçait enfin la venue du Sauveur, de nombreux commentateurs plus ou moins autorisés ont affirmé, d’une seule voix vibrant d’émotion, que la doctrine anti terroriste impériale venait, sans le moindre doute possible, de changer et qu’il s’agissait de la mise en application visible du discours prononcé par Barack Obama au mois de mai 2013.

Que n’entendit-on pas, en effet, dans les jours qui ont suivi ces deux opérations ? Que, par exemple, les raids de drones avaient diminué de 50% depuis mai. Que les forces spéciales se voyaient ainsi réhabilitées. Une vieille gloire dont l’occupation principale est de mentir dans le tout Paris au sujet de son bilan (et qui en vient même, ces jours-ci, à se contredire sur l’attentat de Karachi) se laissa même aller à quelques affirmations péremptoires sur Al Qaïda. Connaissant le bonhomme, on eut pu aussi bien interroger le chien de la voisine ou les entrailles d’un coyote mort – et tant pis pour ceux qui avalent les mensonges d’un vieil homme. Un professeur de langue, qui connaît depuis des mois une gloire nationale, et donc planétaire, affirma quant à lui qu’Abou Anas et Ikrima avaient conversé au téléphone et que cette manifeste faute de sécurité avait causé leur perte. Ben voyons.

Comme toujours, la réalité semble plus complexe, et au lieu d’écrire leurs articles AVANT d’avoir collecté et analysé les faits, certain(e)s pourraient faire les choses dans l’ordre, il paraît qu’on apprend ça à l’école. En premier lieu, il est ainsi possible d’affirmer qu’il n’existe aucun lien opérationnel entre les deux raids impériaux en Libye et en Somalie. Les coïncidences opérationnelles existent (souvenons-nous du raid en Somalie de la DGSE alors que débutait l’opération Serval) et on peut même penser que sans les communiqués des Shebab personne n’aurait entendu parler du raid manqué des SEALs à Barawe.

L’opération de Tripoli s’est mieux passée, et Abou Anas, qu’on nous présente comme un retraité du jihad, revenu au pays couler des jours heureux au calme (rires) pour y méditer sur l’impasse de la lutte, a été proprement intercepté, exfiltré vers un bâtiment de la Navy et finalement présenté à un tribunal fédéral, à New York, devant lequel il a évidemment plaidé non-coupable. Lui aussi a sans doute épousé une juriste.

Autant le raid de Barawe s’inscrit, sans la moindre ambiguïté, dans la campagne anti terroriste mondiale menée depuis 2001, autant la capture d’Abou Anas n’a rien à voir. Notre homme était, en effet, recherché par le FBI, compétent pour tout attentat commis aux Etats-Unis ou contre les Etats-Unis à l’étranger, et sa remise par les forces spéciales au Département de la Justice était prévisible. Elle relève d’une doctrine judiciaire impériale immuable, qui voit coopérer le FBI et les forces armées dès lors qu’il s’agit de se rendre maître d’un fâcheux en fuite. Les exemples ne manquent pas, et certaines affaires sont spectaculaires, comme celle de l’Achille Lauro – qui n’est pas un cirque à la mode ou un chanteur de variété italienne. Le FBI dispose ainsi d’une cellule concentrée sur la Corne de l’Afrique, et il bénéficie pour ce faire du soutien de l’ensemble de la communauté du renseignement, dont la mystérieuse NSA, par exemple. Dans certains cas, même, le hasard fait bien les choses, comme l’a prouvé la fin sans gloire de Fazul, mort à la suite d’une erreur de lecture de carte. Il ne faut pas sécher les cours de topo, ça sert toujours.

Pour ceux que la pratique dérange, je rappelle, en passant, que la France n’a pas toujours fait mieux, mais avec des moyens plus modestes. Le sympathique Illich Ramirez Sanchez, ravi à l’affection des siens au Soudan par la DST, en 1994, n’a pas vraiment été arrêté selon les meilleurs standards internationaux, et Djamel Beghal, intercepté à Dubaï au mois de juillet 2001 puis transféré en France le 30 septembre suivant à bord d’un avion de transport sans cocarde (oh, c’est mal), n’a pas vu tous ses droits scrupuleusement respectés. Je me comprends, et si je dis ça, c’est pour aider. L’opération de Tripoli n’a donc rien de révolutionnaire, et on ne peut que saluer sa réalisation, modèle du genre. Tant pis pour ceux qui pensent le contraire.

Posons à présent la question qui tue, ou qui vous blesse méchamment : les raids de Barawe et de Tripoli réhabilitent-ils les forces spéciales ? Je ne suis évidemment pas une référence, mais je n’avais pas compris que les forces spéciales impériales avaient besoin d’être réhabilitées. Après tout, Oussama Ben Laden ne s’est pas ouvert les veines dans un bain parfumé, il n’est pas mort affalé contre Bon Scott dans une Renault 5, n’est-ce pas ? Son élimination, au mois de mai 2011, a été un modèle du genre, et a confirmé que l’investissement américain dans le domaine, qui ne s’est jamais relâché depuis, disons, la Seconde Guerre mondiale, avait donné un outil unique dans l’Histoire. L’amiral McRaven, de passage en France en 2012, avait même déclaré que le Special Operations Command (USSOCOM) menait en Afghanistan et au Pakistan plusieurs centaines d’opérations par an. Pourquoi devrait-on réhabiliter un fer de lance qui remporte des succès et qui dont les exploits, réels ou supposés, sont régulièrement portés à l’écran ?

Tout le monde ne s’est pas posé la question en ces termes, et Le Figaro, plus prompt à gloser sur la Somalie que sur Corbeil-Essonnes, n’a pas hésité à faire sa une, dès le 7 octobre, sur la nouvelle doctrine anti terroriste d’Obama. Le fait est que cela soit sous la plume d’Isabelle Lasserre, co-auteur d’un récit bâclé de Serval, aurait dû inciter à la prudence. Après tout, on ne confond pas non plus M. Pokora avec Marlon Brando, et les avis à l’emporte-pièce sont surtout là pour faire bavarder à la cantine.

Le président américain, de toute façon, n’a jamais indiqué qu’il mettrait en oeuvre une nouvelle doctrine, et une lecture un tant soit peu rigoureuse du discours de mai dernier concluait à un simple infléchissement des pratiques de l’Empire contre Al Qaïda et ses alliés. Ni les drones ni les assassinats n’y étaient mis de côté, et tout juste pouvait-on percevoir une volonté non pas de moins, mais de mieux flinguer. Hélas, si les faits ne s’imposent pas à certains journalistes ou commentateurs, ils s’imposent en revanche aux décideurs politiques et militaires – même français, c’est dire.

La découverte d’une menace terroriste au Yémen, à la fin du mois de juillet, vit les raids de drones contre Al Qaïda dans la Péninsule Arabique (AQPA) s’intensifier, jusqu’à ne plus faire du discours de mai qu’un lointain souvenir. Grâce au travail des journalistes du Bureau of Investigative Journalism ou du Long War Journal (deux sites dont la fréquentation est indispensable), on dispose pourtant de données précises qui ne laissent que peu de place au doute sur la réalité des frappes, et leur réalisation en fonction des besoins.

Ainsi, au lieu de délirer sur les drones, on pourrait sans doute se demander pourquoi les frappes semblent diminuer. Infléchissement de la doctrine, ou manque de cibles ? Après avoir éliminé systématiquement, depuis des années, les émirs d’Al Qaïda qui mettaient le nez dehors ou passaient des commandes de sushis en ligne, l’heure n’est-elle pas venue de ne rien changer et de gérer la menace avec la même brutalité, en tant que de besoin ? Il m’apparaît inutile de rappeler à quel point la question des drones est accessoire et que le point essentiel réside dans la réalisation d’actions violentes clandestines partout où cela est nécessaire. Drones, frappes classiques, commandos, peu importe, et l’infographie du Monde sur ce point démontre à quel point il vaut mieux, puisque c’est décidé, descendre un nuisible avec un Reaper plutôt qu’avec un Lancer.

Changer de façon de tuer son ennemi, du moment qu’on a toujours choisi de le tuer, n’est qu’une évolution tactique, et non un changement de doctrine. Le dernier raid connu de drone a d’ailleurs eu lieu le de 29 septembre, il n’y a pas si longtemps. Attendons un peu, alors, avant d’énoncer des conclusions théâtrales, et continuons de relever les signaux, comme le retour des F-15E du 366th Fighter Wing à la maison après un détachement à Djibouti d’où ils devaient semer la mort au Yémen ou en Somalie – mais comme ce sont des chasseurs pilotés, c’est moins grave.

La rigueur intellectuelle la plus élémentaire devrait ainsi interdire de tirer des conclusions définitives des actions observées en quelques jours. En titrant une de ses dépêches Avec les raids, Obama renoue avec un usage limité du recours à la force, les gars de l’AFP ont, eux aussi, bien montré qu’ils se débattaient en pleine confusion mentale. A quel moment, en effet, les Etats-Unis ont-ils fait usage d’un usage illimité de la force contre Al Qaïda hors d’Afghanistan ou d’Irak, deux zones de guerre ?

Même la capture récente d’un leader du TTP (ici) par l’Empire ne doit pas être surinterprétée. Le contexte politique pakistanais mérite, en effet, qu’on envisage d’abord cette opération comme un petit coup de pouce politique donné à un allié. Et j’ajoute que pour certains le fait de laisser un ennemi en vie mais soumis à la torture semble bien plus satisfaisant que de le sécher proprement. Question de philosophie, j’imagine.

Sans plus attendre, les esprits les plus acérés se lancent même dans de complexes prévisions, vantant ici les bénéfices d’une coopération anti terroriste renforcée entre l’Empire et ses alliés, et annonçant une baisse régulière des frappes de drones. Est-il besoin de ricaner, alors que la coopération entre les agences américaines et leurs homologues atteint déjà une ampleur inédite, et qu’il existe même des cellules communes où se mêlent renseignements, y compris techniques (frisson), et analystes ? Faut-il préciser que ce métier nécessite un haut degré de confiance, et que la volonté de coopérer se heurte immanquablement aux faiblesses du partenaire local, yéménite, philippin, nigérien, ouzbèque ? L’affaire du camp Chapman a été, à cet égard, un sérieux avertissement. Doit-on, dès lors, comme un mauvais ministre ou un pitoyable technocrate, se féliciter d’un nombre élevé de coopérations plutôt que de l’efficacité maximale d’une poignée d’entre elles, bien conçues et bien menées ?

Pour faire simple, s’agit-il de combattre une menace pour la réduire ou de donner des gages de morale ?

My chemical romance

Exceptionnellement, le café stratégique du jeudi se tiendra, en ce début de saison, un mercredi, preuve s’il en est de l’extrême souplesse d’AGS. Cette entorse à la règle nous permettra d’accueillir, le 9 octobre, Olivier Lepick qui nous fera l’honneur de nous entretenir d’armes chimiques et des conséquences de la crise syrienne dans ce domaine, ô combien attachant.

Ivan le fou entre le quart et moins-le-quart

La mort prématurée de Tom Clancy, à 66 ans, met fin à la carrière exceptionnelle d’un écrivain qui, toute sa vie, aura été passionné par la chose militaire et aura eu à cœur de transmettre au public ses immenses connaissances en matière de défense.

Plus qu’un romancier, plus qu’un écrivain, Tom Clancy était, avant tout, un authentique conteur, un scénariste capable de décrire une guerre en Europe, la conduite d’opérations secrètes anticartels en Colombie ou la traque d’un SNLE soviétique à travers l’Atlantique Nord. Son style, lapidaire, descriptif, presque sec, ne s’embarrassait pas de raffinements littéraires ou de considérations psychologiques et se concentrait sur l’essentiel, sur l’action. Il était à ce titre, l’exact opposé d’un Jack Higgins qui se concentrait avant tout sur les tourments de ses personnages, tueurs à gages, mercenaires, aventuriers.

Les livres de Clancy, couramment qualifiés de romans d’espionnage, étaient, en réalité, des romans sur le renseignement, le pouvoir, les opérations clandestines et tout ce que les puissances gèrent loin des caméras. On y côtoyait des membres des forces spéciales, des analystes de la CIA ou des conseillers de l’ombre, dans le cadre d’intrigues linéaires prétextes à d’incroyables scènes d’action ou de grandioses batailles.

Son premier roman, devenu proprement mythique, The Hunt for Red October, paru en 1984, stupéfia les observateurs par sa précision technique et sa connaissance tactique. Premier ouvrage de fiction édité par la Naval Institute Press, le livre valut même à son auteur d’enseigner à Annapolis, l’école navale impériale, et devint instantanément à la fois un classique du genre et un nouveau standard du roman militaire.

En pleine seconde Guerre froide, Tom Clancy met ainsi en scène l’affrontement de deux superpuissances aux capacités inédites dans toute l’histoire. La poursuite d’un sous-marin nucléaire par la flotte soviétique, alors que la Navy tente de s’en emparer, permet de décrire la puissance et la complexité des moyens des deux adversaires et immerge le lecteur dans le monde inconnu du renseignement militaire contemporain. Entre les satellites, les avions de patrouille maritime, les porte-avions et les sous-marins d’attaque et leurs équipements, c’est toute la complexité de la guerre navale moderne qui est ainsi dévoilée aux néophytes. Les combattants sont devenus des techniciens, et à leurs compétences, à la complexité à peine concevable pour le lecteur, s’ajoutent le courage et le patriotisme.

En 1990, John McTiernan, devenu en trois films un des plus grands spécialistes hollywoodiens du film d’action (Nomads en 1986, Predator en 1987, Die Hard en 1988), adapte The Hunt for Red October. Doté de moyens colossaux, porté par une distribution rarement vue depuis les grandes fresques sur la Seconde Guerre mondiale des années ’60 ou ’70 (Sean Connery, Alec Baldwin, Scott Glenn, Sam Neill, James Earl Jones, Tim Curry, Courtney B. Vance, Fred Dalton Thompson), le film est un monument du genre, un classique, toujours aussi efficace plus de vingt ans après sa sortie.

 

Le film, au-delà de ses qualités, illustre également une des composantes principales des récits de Clancy. Les adversaires y sont, ainsi, toujours des professionnels quasiment irréprochables, et l’issue de leur affrontement dépend plus de l’habileté du vainqueur que des erreurs du perdant. « Pas de faute directe », dirait-on pendant un match de tennis.

Ce respect pour les professionnels de la guerre et du renseignement, inévitable de la part d’un homme qui voulait rejoindre l’armée impériale mais en a été empêché par son physique, est encore plus évident dans le chef d’oeuvre qu’est Red Storm Rising, publié en 1986. Ecrit avec la complicité de Larry Bond, le génial concepteur du jeu de plateau Harpoon, Red Storm Rising est la description, fascinante, d’un affrontement en Europe entre l’OTAN et le Pacte de Varsovie.

 

Nombreux sont ceux qui ont découvert dans ce livre, devenu témoignage d’un conflit qui n’a finalement pas eu lieu, l’incroyable intensité du choc entre deux blocs surarmés. Malgré une édition française terriblement médiocre, (certains passages ayant été manifestement traduits par des experts de la trempe de Pierre Bergé ou Xavier Cantat), le livre reste incroyablement captivant, et je confesse sans honte le relire régulièrement, par pure gourmandise, tout comme d’autres (ici).

Comme dans The Hunt for Red October, les combattants américains et soviétiques qui s’affrontent, qui en Islande, qui en Allemagne, qui sur mer ou dans les cieux de l’Atlantique, sont de grands professionnels, plutôt attachants, accomplissant leur mission avec rigueur. Tom Clancy, comme bon nombre des ses pairs, y exprime toute sa confiance dans l’institution militaire, seule capable de défendre l’Etat et la nation. A Moscou, les généraux font leur métier alors que les politiques conspirent et conduisent le monde à sa ruine. Et à Washington, il n’y a manifestement que le Pentagone. Dans ses livres suivants, Clancy ridiculisera d’ailleurs le président américain et décrira des technocrates cyniques, englués dans des intrigues qu’ils ne maîtrisent pas. Seuls ceux qui ont connu le feu, seuls ceux qui maitrisent leurs outils ont donc la légitimité pour décider des conflits, et les considérations politiques ne pèsent pas lourd. A bien des égards, Clancy est resté un adolescent qui connaît par coeur les caractéristiques du Kirov ou du M1 Abrams, et ce savoir encyclopédique doit permettre de vaincre.

Ce n’est que bien plus tard que j’ai réalisé qu’un des points communs les plus intéressants entre les deux premiers romans de Tom Clancy était, en effet, l’importance accordée au renseignement et à son analyse. Dans ses deux premiers livres, en effet, c’est grâce à des analystes patients et rigoureux, attentifs aux détails et opiniâtres, que les Etats-Unis parviennent à dominer leurs ennemis. Il en sera toujours de même par la suite, mais les forces spéciales deviendront progressivement tout aussi indispensables. Espions et commandos, analystes et raids secrets, la chose, avouons-le, ne manque pas de charme…

Devenu, plus que tout autre, le personnage récurrent de Tom Clancy par excellence, Jack Ryan incarne cet analyste modèle – et il constitue sans nul doute le double de l’auteur. Ancien officier des marines réformé à la suite du crash de son hélicoptère, universitaire reconnu, spécialiste de la marine soviétique, le Dr Ryan est la quintessence des valeurs américaines. Père de famille rangé mais connaissant le terrain, respectueux mais capable de s’opposer à ses chefs afin de faire connaître son point de vue dans le seul but de faire avancer le système, homme de principes, courageux, intellectuellement structuré mais aucunement dogmatique, cultivé mais pas arrogant, Jack Ryan s’impose dès le premier roman de Clancy comme un être d’exception. Sans jamais apparaître dans Red Storm Rising, on retrouve même ses qualités dans plusieurs des personnages du roman.

Avec une telle stature, il était naturel qu’il devienne un héros de cinéma, et c’est donc Alec Baldwin, étoile montante à Hollywood, qui lui donne chair en 1990. La jeunesse et la fougue de Baldwin, illustrées dans la fameuse scène au NSC au cours de laquelle Ryan remet sèchement à sa place un général (ici), font merveille à l’écran. Voir l’audace l’emporter sur les certitudes est toujours agréable, à défaut d’être crédible.

Deux ans plus tard, c’est à un cinéaste déjà expérimenté, Philip Noyce, qui vient de remporter un joli succès avec un thriller éprouvant, Calme Blanc(1989, avec Nicole Kidman, Sam Neill et Billy Zane) qu’est confiée l’adaptation suivante des aventures de Jack Ryan. Celui, plus âgé, est désormais joué par Harrison Ford, dans un film plaisant, classique et réalisé au cordeau, Patriot games (1992), dans lequel James Earl Jones retrouve le rôle de James Greer.

Patriot games est le troisième livre de Tom Clancy. Publié en 1987, le roman introduit un nouveau personnage récurrent de l’univers de Ryan, Robby Jackson – ici joué par Samuel L. Jackson.

Le romancier a alors quitté les intrigues militaires pour s’aventurer dans les affaires de terrorisme et de renseignement. Ce faisant, il a aussi perdu de son originalité, même si ses connaissances techniques et politiques donnent à l’ensemble une allure que n’atteignent pas ses concurrents. Jack Higgins et Robert Ludlum, à la même époque, en sont déjà à se répéter et à sombrer lentement dans l’autoparodie.

Jack Ryan, dans ce deuxième chapitre de ses aventures au cinéma, se voit un peu plus physiquement impliqué, plus près du terrain, plus loin des archives. Sa famille est visée, il se bat à plusieurs reprises, manque même mourir, et endosse les habits si classiques de l’Américain moyen forcé d’agir pour les siens. Heureusement, Harrison Ford nous refait le coup de l’index, et le tour est joué.

On ne le sait pas encore, mais Tom Clancy, avec le personnage de Ryan, va progressivement perdre pied. Emporté par son élan, sans doute grisé par le succès de son double, il commence à créer autour de lui un univers de personnages secondaires tandis qu’il le fait gravir les échelons. Sans doute une telle évolution était-elle inévitable, mais Tom Clancy, attaché à son personnage/double, en fait trop et perd de vue ce qui faisait le charme de ses premiers textes. Le terme, épouvantablement laid, de techno thriller, devient dès lors adapté.

Laissant de côté Le Cardinal du Kremlin, publié en 1988, première véritable tentative de construire un récit d’espionnage, le cinéma américain, profitant de l’intérêt du public pour le narcotrafic colombien (Pablo Escobar, déjà parvenu au rang de légende, sera assassiné en 1993), porte à l’écran, en 1994, un nouvel épisode des aventures de Jack Ryan. Une nouvelle fois à la manoeuvre, Philip Noyce – sur un scénario en partie écrit par John Milius – adapte cette fois Clear and present danger (un roman de 1989).

Le résultat est en tous points remarquable. Là encore, il ne manque pas un chargeur ou un bouton de treillis, et la distribution (James Earl Jones, Donald Moffat, Willem Dafoe, Miguel Sandoval, Joaquim de Almeida, Benjamin Bratt, Raymond Cruz) fait du film une série de B de grand prestige. Certaines scènes sont particulièrement réussies (l’embuscade à Bogota, le raid aérien, les échanges entre le chef du cartel et son mystérieux conseiller) et on voit le Dr Ryan, devenu un des directeurs adjoints de la CIA, étudier des dossiers dans son bureau – et tendre un index vengeur. Harrison Ford campe d’ailleurs un Ryan sombre, tendu, détestant le pouvoir et les intrigues de couloir et ne rêvant que de redevenir analyste. Le pauvre ne sait pas ce qui l’attend…

Développant à chaque nouvel opus l’univers de Ryan, Tom Clancy crée par ailleurs dans Clear and present Danger le personnage de Domingo Ding Chavez. Ce membre des forces spéciales va connaître une carrière exceptionnelle, dans des romans comme dans les jeux vidéos.

Dès 1987, Clancy a accepté qu’Octobre Rouge serve de trame à un jeu. Le passage de l’écrit à l’écran, y compris d’ordinateur, était logique et l’influence de l’univers de Clancy ne se démentira jamais, malgré quelques ratés. On trouve, bien sûr, des wargames ou des simulations tirés des romans, mais c’est dans le domaine du jeu d’action (FPS, TPS) que les récits de Tom Clancy vont donner toute leur mesure.

En 1998, Rainbow Six, une unité d’élite internationale, est ainsi créée à la fois sous forme d’une série de romans et d’un jeu vidéo qui deviendra une franchise à succès (17 épisodes). L’idée même que le jeu video puisse participer au développement d’un univers romanesque, même fruste, est d’ailleurs fascinante, et largement exploitée par George Lucas dans le cadre de Star Wars. La comparaison entre Lucas et Clancy, malgré les différences, bien connues (ampleur des univers, supports, talents, etc.) ne semble pas totalement déplacée tant il paraît évident que Tom Clancy a cherché à développer un monde parallèle dans lequel ses personnages évoluent, prennent de l’importance et accomplissent des exploits chaque fois plus spectaculaires.

  

Hélas pour Clancy, et malgré son imagination, son absence d’ambition littéraire le conduit à bien des errements. Enchaînant les crises les plus dramatiques (terrorisme nucléaire, guerre entre la Russie et la Chine, etc.), se laissant parfois aller aux plus échevelés des délires géopolitiques, il hisse Jack Ryan jusqu’ à la présidence des Etats-Unis, entouré des personnages récurrents apparus au fil des ans (dont son fils). Parti de la carrière d’un analyste confronté au tumulte du monde, Clancy a fini par créer une saga dans laquelle les aspects militaires ont définitivement pris le dessus. La série Op-center, malgré son abondance de détails, est, à mes yeux, parfaitement illisible, et à peine digne d’être vendue dans les gares. Elle a pourtant inspiré nombre d’auteurs soucieux de bien différencier un F-15A d’un F-15C et que la chute d’un étui sur le ciment met en émoi.

En 2002, The Sum of all Fears, la quatrième apparition de Jack Ryan au cinéma, sous la direction cette fois de Phil Alden Robinson, est une très mauvaise surprise. Ryan y a rajeuni de dix ans, son épouse de quinze, et les acteurs (Morgan Freeman, Ben Affleck dans ses pires années et Ciaran Hinds) ne parviennent pas à sauver le film.

Le choc est rude, et on sent bien là une rupture dans l’oeuvre de Tom Clancy, passé du statut de romancier à celui d’entrepreneur, gérant ses droits, investissant dans le jeu vidéo, laissant des franchises se développer. L’auteur à succès est devenu un homme d’affaires, délégant à d’autres le soin d’écrire, autorisant des suites de jeux vidéos. La machine semble hors de contrôle, et malgré quelques bonnes idées, comme la série des Net Force Explorers (évoquée ici par Yannick Harrel), on sent bien que la machine tourne à vide. Si les jeux vidéos sont souvent très bons (Rainbow Six, Ghot Recon, Splinter Cell), il arrive que des titres médiocres (Endwar, H.A.W.X) sortent également, et donnent le sentiment d’une imagination à bout de souffle vivant sur son passé, et faisant fructifier un nom.

De tout ce que j’ai lu de Tom Clancy, depuis trente ans, je retiens donc la virtuosité narrative des raids de l’aéronavale soviétique contre le groupe de l’USS Nimitz, et les intuitions des grosses têtes de la CIA ou de la NSA (frisson) découvrant que l’URSS mobilise. Plutôt que de voir le personnage de Ryan trahi par le film qui s’annonce, Jack Ryan: Shadow Recruit, de Kenneth Branag (avec Chris Pine, Keira Knightley, et Kevin Costner),

je préfère penser que Mokhtar Belmokhtar, avant d’attaquer In Amenas, le 16 janvier dernier, avait lu attentivement le début de Red Storm Rising, peut-être dans une guest house de Peshawar. Et peut-être a-t-il trouvé, par la suite, que l’index vengeur de Harrison Ford ne manquait décidément pas d’allure.

Quoi qu’il en soit, Tom Clancy laisse derrière lui une oeuvre riche, monomaniaque, faite de fulgurances géniales et de délires lassants. Il est, par ailleurs, sans doute responsable, à travers ses romans et ses jeux, du goût de plus en plus prononcé du public pour les forces spéciales. Mais pour les hommes de l’ombre, il est surtout celui qui a permis à un analyste de donner sa carte de visite au chef d’un cartel de colombien. Et ça, ça n’a pas de prix.

Nous, c’est le goût.

Je ne sais pas pour vous, mais pour moi ça a été une délivrance, un authentique soulagement, comme si on avait enlevé un poids de mes épaules, après des années de questionnements fébriles, d’interrogations anxieuses, et de larmes rapidement ravalées dans les toilettes des aéroports les plus improbables, ou des bases les plus secrètes.

A l’issue d’un long et manifestement laborieux processus de consultation interne, notre principal service de renseignement extérieur a, en effet, rendu publique, dans un document de synthèse dont la gestation a été relatée par Jean Guisnel dans les colonnes du Point, une énumération de ses valeurs, plaisamment rassemblées au sein d’un système baptisé LEDA.

La chose n’est pas commune, et si les valeurs ainsi dévoilées au grand jour sont toutes d’une haute tenue morale, il est permis de se demander pour quelle raison il a ainsi été décidé de procéder à une telle protestation de moralité, de droiture et d’engagement républicain.

Pourquoi, en réalité, éprouve-t-on, soudainement, l’irrépressible besoin de sortir de l’ombre pour assurer le vaste monde de toutes ses qualités ? Quelqu’un a-t-il exprimé des doutes ? A-t-on, en haut lieu, qualifié l’honorable maison de repaire de tapins, d’antre de dépravation ? Mystère.

La page présentant ces valeurs débute par ce paragraphe :

Pour forger son identité, donner un sens à son action, mobiliser l’ensemble du personnel et disposer d’un outil de management, la DGSE s’est lancée dans une démarche de détermination de ses propres valeurs.

Le questionnement est donc interne, intérieur même, et on apprend que ce service, héritier direct d’un demi-siècle d’action clandestine et de renseignement, doit forger son identité. S’il s’agit de s’étouffer ici, on se demande si ce doit être de rire ou d’indignation alors même que la Boîte a une réelle identité, faite de mauvais esprit gaulois, de loyauté républicaine, d’incompétence managériale et d’acharnement à remplir les missions, même sans moyens, même sans chefs – ou malgré eux.

Loyauté. Discrétion. Exigence. Adaptabilité. LEDA. Faut avouer que ça en jette, mieux, par exemple, que Foutoir. Bordel. Incompétence pour le FBI. Les valeurs du Service sont téléchargeables ici et elles ne sont pas sans rappeler le crédo qu’imposa en son temps, si mes souvenirs sont bons, l’amiral Turner à la CIA sous la forme d’une série d’affirmations quand même moins ridicules.

En 2005, Porter Goss, alors directeur de la CIA s’adressa à son service en avançant à son tour, quatre ans après le 11 septembre, quelques remarques fermes abandonnant derrière elles le concours d’auréoles, dont celle-ci : The CIA credo is that the US must always have the place of primacy among our interests. C’est un peu brutal, mais ça peut être efficace.

En 2013, après une consultation interne à peu près aussi spontanée que l’élection du Secrétaire général du Parti, la Boîte s’est donc dotée d’une série de valeurs qui, en plus d’être d’une confondante naïveté, sont contredites par le quotidien de l’administration qu’elles sont censées incarner. Ce décalage, reconnaissons-le, n’est pourtant pas si surprenant. Saviez-vous que Léda, reine de Sparte, fut violée par ruse par Zeus, déguisé pour l’occasion en cygne ? Et que parmi les enfants de Léda figurait Hélène, la chère Hélène de Troie à l’origine de bien des tourments ? Une sacrée référence pour un service de renseignement, dont on attend qu’il évente les ruses et qu’il nettoie le cirque…

(Ar)go fuck yourself

La liste des nominés dans la catégorie du meilleur film, lors de la cérémonie des Oscars 2013, comprenait huit titres : Amour (Michael Haneke), Life of Pi (Ang Lee), Beasts of the Southern Wild (Benh Zentlin), Django Unchained (Quentin Tarantino), Les Misérables (Tom Hopper), Argo (Ben Affleck), Lincoln (Steven Spielberg), Silver Linings Playbook (David O. Rusell) et Zero Dark Thirty (Kathryn Bigelow). La sélection était donc de qualité, mettant en compétition drames, comédies, fresques, et pas moins de deux films d’espionnage.

Comme vous l’imaginez, j’ai trouvé évidemment d’une forte valeur symbolique la présence parmi les nominés de deux films consacrés à la CIA et à des opérations clandestines impériales conduites dans des pays musulmans pour le moins complexes. Il y avait là un témoignage des décennies agitées que vivait la région, de la révolution iranienne de 1979 à l’élimination d’Oussama Ben Laden au mois de mai 2011 et aussi l’illustration, plus que du retour du renseignement à l’écran, de son poids dans les affaires du monde.

J’ai déjà dit ici toute mon admiration pour le film de Kathryn Bigelow, véritable monument de mise en scène, audacieux, engagé, violent, commençant par une séance de torture, s’achevant par une des plus magistrales opérations spéciales de l’histoire du cinéma, loin des délires pyrotechniques auxquels le cinéma américain nous a habitué. Contre toute attente, c’est pourtant Argo qui a remporté l’Oscar du meilleur film, consacrant le talent d’un cinéaste et d’un acteur, Ben Affleck, véritable miraculé du star system.

Je ne vous ferai pas l’injure de rappeler ici que Ben Affleck avait déjà remporté une statuette en 1998, avec Matt Damon, pour le scénario de Will Hunting (1997), le le très attachant film de Gus Van Sant. Mais alors que Damon s’était engagé par la suite dans une carrière exigeante, tournant avec les plus grands (Coppola, Soderbergh, Greengrass, Eastwood, Scorsese, De Niro, Spielberg), Affleck avait entamé une série de blockbusters (ArmaggedonPearl Harbor, Daredevil, etc.), au mieux distrayants, au pire affligeants, le tout au bras de jeunes femmes plus vues dans les pages des magazines pour salons de coiffure que dans les musées ou les lectures de Keats.

Et voilà qu’en 2007 Ben Affleck réalise une adaptation, remarquable, d’un des plus terribles romans de Dennis Lehane, Gone, baby gone.

 

Son film, évidemment porté par l’histoire de Lehane, vaut d’abord par sa distribution, (Casey Affleck, Michelle Monaghan, Morgan Freeman, Ed Harris, Michael K. Williams), et une remarquable direction d’acteurs. La mise en scène, classique, est élégante mais jamais virtuose, et elle s’efface derrière le propos.

Ayant suscité bien plus que de la curiosité, Ben Affleck récidive en 2010 avec The Town, un polar également situé à Boston. Abusivement comparé à Heat (1995) en raison de son intrigue à base de braquages de banque, le film n’a pourtant pas grand chose à voir avec le chef d’oeuvre de Michael Mann.

Le jeune cinéaste y confirme son talent pour diriger de grands acteurs (Jeremy Renner, John Hamm, Chris Cooper et Pete Postlethwaite, dont c’est l’avant-dernière apparition à l’écran), et une vraie capacité à faire naître la tension. On sent bien qu’il s’attache aux personnages, aux détails vestimentaires, aux décors dans un véritable souci d’authenticité.

On retrouve toutes ses qualités dans Argo, très bon film de facture classique, excellent travail d’artisan, mais sans génie.

 

 

Le film retrace, de façon romancée, l’exfiltration par la CIA de six diplomates américains réfugiés à l’ambassade du Canada à Téhéran après la capture de leur propre ambassade par des manifestants iraniens. Il s’inspire du livre de souvenirs de Tony Mendez The Master of Disguise, qui  n’est pas un livre d’histoire, faut-il le préciser.

Le sujet, dramatique, permettait de traiter quantité de thèmes. On pouvait y évoquer la solitude de l’opérationnel en mission, le poids de la prise de décision, la complexité de la création d’une couverture crédible, la peur des diplomates en fuite, les difficultés de la position canadienne, la mise en place d’une dictature religieuse. Ben Affleck ne choisit pas et raconte son histoire, sans rien négliger, mais sans rien approfondir.

Sans jamais innover en matière de mise en scène, il utilise à merveille ses acteurs, tous excellents (Bryan Cranston, John Goodman, Victor Garber, Alan Arkin, et Kyle Chandler – qui joue aussi dans ZDT), et n’oublie aucun détail. Les moustaches sont fournies, les cheveux longs, les costumes horribles, et le film est aussi vintage que possible, jusqu’à sa musique qui aligne les classiques (Van Halen, The Specials, Led Zeppelin, The Rolling Stones, Dire Straits, et même Aerosmith pour la bande-annonce). Dans un esprit typiquement hollywoodien, les personnages font assaut de répliques bien senties (If we wanted applause, we would have joined the circus, ou If I’m doing a fake movie, it’s gonna be a fake hit ou encore If you wanna sell a lie… You get the press to sell it for you).

Quoi qu’on ait pu dire, Argo n’est pas un hommage à la CIA. L’agence y est critiquée pour son soutien au Shah, pour son aveuglement, et on y voit ses lourdeurs internes. Il s’agirait d’ailleurs de ne pas oublier que toute l’opération ne réussit que grâce à l’acharnement de quelques uns et on ne ne peut s’empêcher de penser au personnage de Philip Seymour Hoffman dans Charlie Wilson’s war (2007, Mike Nichols).

Dès la séquence d’ouverture, qui m’a rappelé celle de The Kingdom (2007, Peter Berg), la responsabilité des Etats-Unis dans la crise iranienne est rappelée sans détour, et elle fait évidemment écho aux aveuglements ayant conduit aux révoltes arabes.

Ben Affleck ne se risque cependant pas à donner des leçons de morale ou des cours de géopolitique. Comme toujours, il s’attache aux personnages, à la dimension humaine. Il confirme, par ailleurs, sa capacité à saisir ces instants où tout peut basculer, dans une foule, à un guichet d’embarquement. Ces scènes sont particulièrement réussies, et on se sent incroyablement tendu alors même que chacun connaît la fin de l’histoire.

Argo contre Zero Dark Thirty. Une mise en scène classique contre une série de directs à l’estomac. La CIA qui exfiltre et sauve contre celle qui traque et tue. La mission d’un opérationnel solitaire contre celle d’une analyste obsessionnelle. Et ces deux scènes finales : Ben Affleck, réconcilié avec son épouse, allongé dans la chambre de son fils, là où tout a commencé (je n’en dis pas plus) contre Jessica Chastain, prédatrice épuisée, analyste vidée, en larmes sur un tarmac.

Hollywood, ce soir-là, a récompensé un authentique talent consensuel et a soigneusement évité de célébrer l’audace et la violence assumées de Kathryn Bigelow. L’Amérique qui se défend sans coup de feu et se joue de ses adversaires grâce au cinéma et à la ruse plutôt que l’Amérique qui frappe ses ennemis sans pitié. Le cinéma américain, en réalité, a salué sa propre contribution à l’histoire, présentant une image rassurante du monde, où tout pourrait donc bien finir, et des services de renseignement, imaginatifs, originaux, peuplés de bons pères de famille, équilibrés et aimants. A Hollywood, donc, comme dans certains bureaux parisiens, on croit – ou on feint de croire – que le monde du secret n’est peuplé que de gentils. Il va y avoir des réveils sévères.

« I watched you suffer a dull aching pain » (« Wild Horses », The Flying Burrito Brothers)

Aux dernières nouvelles, il restait près de 3.000 soldats français au Mali, et il paraît que nos avions y réalisent encore des missions de combat. Pour une guerre déclarée gagnée il y a déjà quelques mois, avouons que ça fait quand même un peu désordre. Je n’aurais pas ici l’indécente cruauté de rappeler que c’est un Président et un gouvernement qui opèrent des coupes sombres dans nos forces armées qui ont engagé le pays dans une courageuse intervention au Mali, qui envisageaient de frapper le régime syrien et qui envoient ces jours-ci quelques centaines de nos fiers guerriers en Afrique centrale. Profitons en, tant qu’il y a encore des munitions, on ne sait pas de quoi l’avenir sera fait.

L’équation, à dire vrai, est infernale. Il s’agit, tout à la fois, de faire des économies sans provoquer de naufrage industriel, et de réduire nos forces sans réduire notre puissance. Inutile de dire que ça ne marchera pas, et que ça ne marche déjà pas, d’ailleurs. Notre impuissance en Syrie est navrante, et notre faiblesse est d’autant plus criante que la situation internationale est plus menaçante que jamais. Comme toujours, les faits vont se charger, sans pitié, de démontrer l’inanité de certains choix et l’incompétence – ou de l’aveuglement – de nos dirigeants successifs.

A bien des égards, l’intervention au Mali a pourtant été exemplaire. On y a vu une armée française aguerrie, combattive, se déployer dans l’urgence et mettre en œuvre, très rapidement et avec une dose d’improvisation so French, des plans mûris depuis des mois. On y a vu des soldats engager le combat contre des jihadistes bien plus expérimentés que les Taliban auxquels ils avaient été confrontés pendant des années. On y a vu des moyens aériens, modestes mais puissants, ravager des colonnes de terroristes et frapper avec une admirable précision des cibles jusqu’au cœur des villes.

Mais on y a vu aussi une armée aux matériels vieillissants, parfois inadaptés au théâtre, aux incroyables manques capacitaires, contrainte, malgré le dogme de l’indépendance nationale, de demander l’aide de l’Empire et d’autres alliés, en théorie plus modestes. Une fois de plus, le monde a admiré le panache gaulois, mais le roi est nu.

Par-delà certaines scènes émouvantes et des élections qui se sont remarquablement passées, en réalité, qu’avons-nous réglé au Mali ? La mort de plusieurs centaines de combattants d’AQMI et de ses alliés n’a nullement conduit à l’anéantissement de la mouvance jihadiste. Au contraire, serait-on même tenté d’écrire.

Passé le choc initial de l’intervention française, les jihadistes, harcelés, repoussés vers le Nord Est, ont reculé en bon ordre, manœuvrant, démontrant un réel sens tactique. Comme prévu, ils se sont dispersés, parvenant parfois à refuser le combat imposé par les Français et les Tchadiens, mais s’accrochant ailleurs durement au terrain. Selon les premières estimations disponibles, plus de deux tiers des jihadistes tués par les forces françaises l’ont été lors de combats terrestres rapprochés, ce qui en dit long sur la dureté des affrontements. Malgré les avertissements, nombreux, il semble bien que la chose ait surpris à Paris, jusqu’ à un niveau incroyablement élevé, mais cette surprise ne me surprend pas. Je me comprends.

Les jihadistes visés au Mali ont certes perdu leur fief, mais il ne s’agissait là que de la première vraie bataille après des mois d’actions clandestines, parfois avortées, et de travail préparatoire. La menace terroriste à l’origine de notre intervention a à peine diminué au Mali même, et il n’est pas absurde de penser que la guerre a même accéléré l’intégration des mouvements jihadistes au sein d’une mouvance régionale en recomposition accélérée.

Avoir libéré le territoire malien n’a évidemment pas apaisé les tensions qui avaient facilité l’intrusion jihdiste, mais je ne connais vraiment pas la scène  politique locale, et je ne vais donc pas m’y aventurer. Je ne vais, en revanche, avoir aucun scrupule à rappeler ici que les groupes présents au Nord Mali avaient d’abord été présents au Nord Niger et étaient composés de combattants venus de toute la région, du Maghreb comme des Etats sahéliens. Les chasser du Mali n’a donc, en rien, réglé la dimension internationale du problème, et le recrutement de volontaires, du Maroc à l’Egypte, de la Mauritanie au Soudan, et de l’Algérie au Nigeria n’a pas faibli. L’opération Serval, pour magistrale qu’elle ait pu être dans ses aspects opérationnels, a, de surcroît, constitué une véritable reconnaissance internationale pour AQMI et ses alliés. La déjà longue geste jihadiste algérienne s’est ainsi vu enrichie d’un affrontement direct avec la France honnie, responsable de tout, soupçonnée du reste.

Si Serval n’a pas sensiblement modifié la menace terroriste qui pèse sur notre pays, dans le Top 3 des cibles depuis 20 ans, elle donné au jihad sahélien une visibilité qui a fait réagir les plus grands groupes de la mouvance. AQMI en a tiré un bénéfice immédiat, alors même que les suites chaotiques des révoltes en Tunisie ou en Libye – en attendant l’Egypte – libéraient des forces qui, étouffées plus qu’éteintes, attendaient leur heure. On trouve désormais des vétérans du Mali en Tunisie, des dizaines de jihadistes tunisiens dans le Sud libyen, et l’enchevêtrement des réseaux dans toute la zone n’a jamais été aussi dense, de mémoire d’analyste.

Le ministre de la Défense, M. Le Drian, a confirmé hier matin qu’un millier de nos soldats resteraient au Mali en soutien de Bamako, dont les forces sont pour le moins convalescentes, et en appui du contingent international qui n’apporte rien – ce qui tombe bien puisqu’on n’espérait rien de lui. Combien de temps cette présence peut-elle durer ? Pour quel mandat exact ? Quelle articulation avec les autres forces actives sur place ? Quelle coordination avec, au hasard, l’Algérie ? Et quelles capacités de projection ?

Ce dernier point est loin d’être anodin, tant la naissance d’Al Mourabitoun, le 22 août dernier, issue de la fusion du MUJAO des Mouthalimin de Mokhtar Belmokhtar, le Keyzer Söze du jihad, représente une menace qui dépasse de loin le seul Mali. Allez donc jeter un coup d’œil au Niger, où la situation sécuritaire se dégrade presque à vue d’œil, où certains coopérants européens portent désormais des armes (attention à ne pas vous blesser, les gars) et où il est manifeste que les forces de sécurité sont largement inopérantes. Et je laisse ici le soin à d’autres de détailler les immenses failles révélées par les attaques d’Arlit et Agadez, le 23 mai dernier.

Si la France est intervenue au Mali pour affronter des groupes qui la défiait, que fera-t-elle quand les mêmes, remis de leurs émotions, s’en prendront sérieusement au Niger, hautement stratégique pour elle ? L’armée française, à supposer qu’elle en ait le mandat, pourra-t-elle intervenir dans le sud de la Libye, contre Belmokhtar, ses amis et ses alliés ? Le fait de ne pas avoir éliminé plus de chefs jihadistes n’a pas fini de peser, et force est de reconnaître que la mission, ici, n’a pas été remplie.

Mokhtar Belmokhtar a-t-il échappé aux bombes grâce à son habileté – ce que je pense, ou a-t-il été épargné afin de préserver un canal de négociations dans le cadre de la douloureuse affaire de nos otages – ce dont je doute ? Le changement de doctrine en matière de kidnappings, que j’avais modestement salué, visait à inverser les rôles. Moyens de pression des terroristes contre nous, ils devaient devenir des moyens de pression contre eux : la survie de nos otages est la garantie de votre survie. Leur mort impliquera votre élimination. Et au fait, on ne casque plus. Las, las, c’était compter sans l’affaire du Cameroun, et sa rançon payée à Boko Haram.

Les incohérences françaises ont, une fois de plus, fait des dégâts. Au Nigeria même, les autorités, manifestement agacées par ce dénouement inespéré, ont intensifié leur lutte – avec le succès que l’on sait – contre BH. Les carnages s’y succèdent d’ailleurs avec une admirable régularité. Plus au nord, on est en droit de penser que les terroristes d’AQMI qui détiennent les otages ont été attentifs à cette notable évolution de la situation. Devenus les assurances des terroristes, les otages sont soumis à un cruel paradoxe qui les voit destinés à survivre, mais en captivité.

La diffusion, le 16 septembre, pour le 3e anniversaire des enlèvements d’Arlit, d’une longue vidéo d’AQMI a cruellement rappelé aux autorités françaises leur échec dans cette affaire. Elle a, surtout, été un nouveau crève-cœur pour les familles, partagées entre la peur, l’impuissance et la colère.

Samedi dernier, comme l’année dernière, j’ai donc arraché ma vieille carcasse au confort feutré de ma grotte pour aller me mêler, l’air de rien, aux quelques dizaines de proches qui s’étaient rassemblés à Meudon pour soutenir les otages et leurs familles. Sans surprise, les discours, sincères, modestes, maladroits, naïfs, ont été émouvants. Plus que par la faible couverture médiatique – puisque la mobilisation, malgré les efforts des uns et des autres, ne prend pas – j’ai été frappé la violence de certains propos, et l’ignorance qu’ils révélaient.

Alors que les jihadistes d’AQMI, terroristes, kidnappeurs, assassins, n’étaient pas mentionnés, il n’y en avait que pour les autorités françaises, coupables, incompétentes, voire complices. Comme d’habitude, un quelconque ami de la famille se laissait aller à une vague théorie conspirationniste tandis qu’un autre dénonçait le désintérêt manifeste de la France pour ses otages. Un autre, inconscient, menaçait même de demander à des acteurs privés de prendre les choses en main afin de réussir là où les services de renseignement échouaient si lamentablement depuis trois ans. Mon Dieu, cher ami, quelle bonne idée ! D’ailleurs, nous pourrions demander aux familles de MM. Verdon (RIP) et Lazarevic – qu’AQMI n’évoque pas dans sa vidéo du 16 septembre – ce qu’elles pensent des opérations clandestines conduites par des amateurs. Qu’en pensez-vous ?

Si on ne peut nier l’échec, pour l’heure, de nos services, il ne serait sans doute pas inutile de rappeler aux familles des otages que leurs parents ont été enlevés par des terroristes. Il y a des coupables, assumés, revendiqués, dans cette affaire, et nier tout à la fois leur responsabilité initiale dans cette tragédie et le fait que ces gens-là sont durs en affaire ne va pas vous conduire bien loin. Faut-il s’attendre, l’année prochaine, à ce que vous dédouaniez les jihadistes, romantiques révolutionnaires, fiers défenseurs d’un Sud outragé – par les employeurs de vos maris, pères, frères, oncles ? Cela serait d’une infinie tristesse.

Monsieur le Président, Monsieur le Ministre des Affaires étrangères, Monsieur le Directeur général, permettez-moi ici, très humblement, de vous faire une suggestion. Pourquoi ne pas convier les proches familles de nos otages à une journée spéciale boulevard Mortier ? Pourquoi ne pas exposer à la maman de Thierry Dol, si admirablement digne, la situation ? Pourquoi ne pas leur montrer l’ampleur du dispositif que la France mobilise depuis trois ans ? Pourquoi leur expliquer qu’Alain Legrand se trompe quand il affirme que la dernière vidéo est la preuve qu’AQMI veut négocier ? Pourquoi ne pas leur faire rencontrer quelques membres, choisis, des cellules de crise ? Personne ne vous demande, évidemment, de dévoiler de secrets ou de mettre en danger les otages ou ceux qui tentent de les libérer, et on pourrait même envisager de leur faire signer un engagement de confidentialité.

Il me semble que ces familles, comme à l’hôpital, par exemple, ont le droit d’en savoir plus sur l’état du patient. Elles n’en peuvent plus, de ces briefings compassés, de ces réponses fuyantes. Ah, et si vous pouviez éviter de faire pleurer Madame Larribe, je vous en serais reconnaissant.

Au lieu de laisser des députés aux égos d’empereurs romains se mêler de renseignement au nom d’une fausse transparence, je crois bien que traiter une dizaine de Français en adultes responsables ne serait pas une mauvaise idée. Enfin, je dis ça, il paraît que ça se fait.

« Strange things are happening everyday » (« Sister Rosetta goes before us », Alison Krauss & Robert Plant)

C’est ce qu’on appelle un gros week-end.

Au Nigeria, après un raid des poètes de Boko Haram à Benisheik (Etat de Borno) le 17 septembre, on découvre encore aujourd’hui des cadavres, au moins 140 selon les autorités. Vendredi, un commando a même poussé l’audace jusqu’à attaquer les forces de sécurité à Abuja, la capitale.

Ce même vendredi, au Yémen, les petits gars d’AQPA, les esthètes du jihad, ont lancé une ambitieuse opération simultanée contre des bases militaires du sud du pays, entraînant la mort d’au moins 50 soldats et policiers (pas mal, pour une menace inventée – je me comprends).

Hier, à Bagdad, un triple attentat a dévasté une cérémonie funéraire dans le quartier chiite de Nasr City, emportant plus de 60 victimes, et en blessant près de 130.

Ce matin, un jihadiste s’est fait exploser dans une église de Peshawar, tuant au moins 75 personnes.

Et depuis hier, un commando des Shebab somaliens retient des otages à Nairobi, dans ce qui apparaît déjà comme la plus grosse opération Bombay like jamais réalisée en Afrique de l’Est, et la plus ambitieuse action jamais menée par les Shebab hors de Somalie. En 2010, un double attentat avait bien tué plus de 70 personnes à Kampala, mais l’affaire était d’une facture classique. L’attaque du centre commercial Westgate, hier après-midi, révèle en revanche un véritable saut qualitatif et le passage à une autre dimension opérationnelle.

Les premiers témoignages, obtenus parfois de l’intérieur même du mall via les réseaux sociaux, montrent une nouvelle fois des terroristes – dont peut-être des femmes – très professionnels, bien armés, en contact direct avec leurs chefs à l’extérieur. Quelques heures après le début de l’opération, certains twittos jihadistes commençaient à diffuser des photos de victimes, tandis que les Shebab eux-mêmes revendiquaient l’action – avant que leur compte (@HSM_Press) ne soit, encore, suspendu.

Le bilan est déjà très élevé (59 morts, dont deux Françaises et trois Britanniques, une majorité écrasante de civils, africains et occidentaux, musulmans et chrétiens, adultes et enfants) et les autorités kenyanes, déjà confrontées à de réelles et dangereuses tensions intérieures, doivent à présent relever un défi opérationnel et politique.

Nairobi est une ville symbole du jihad, on y a célébré dans le sang, le 7 août 1998, la naissance d’Al Qaïda en tant que puissance terroriste internationale. Le Kenya, pour quantité de motifs, est lui-même une cible ancienne du jihad, et ses services, portés à bout de bras par leurs alliés américains, israéliens et britanniques, tentent de juguler une menace qui ne cesse de croître, quoi qu’en disent certains.

Depuis le succès des offensives de l’AMISOM contre les Shebab, et la perte de plusieurs de leurs fiefs, nous étions quelques uns à redouter un retour du terrorisme régional, au Kenya, mais aussi en Ouganda, et pourquoi pas au Rwanda. Jamais, pourtant, je n’aurais imaginé que les Shebab, malgré leur fusion – au moins formelle – avec Al Qaïda aient pu atteindre un tel niveau.

Les relations entre les islamistes radicaux somaliens et Al Qaïda sont anciennes et étroites. Je les ai rapidement évoquées ici, et le sujet mériterait un traitement plus poussé, peut-être dans un livre un de ces jours. Le fait est que l’attaque de Westgate est une opération qui démontre que les Shebab ont parfaitement retenu les enseignements de l’attaque de Bombay (26-29 novembre 2008) et qu’ils sont capables de pratiquer le jihad comme les meilleurs. Je ne vais, par ailleurs, pas revenir sur les opérations de ce type, devenues le must (cf. ici, ici et ) et qui sont la hantise de toutes les forces de sécurité du monde.

De telles actions, en effet, combinent tous les défis : prise d’otages de masse, forte présence des médias, guérilla urbaine, explosifs disséminés, kamikazes. Les autorités sont contraintes de mener un siège contre des terroristes qu’elles savent décidés à mourir, quoi qu’il arrive, et dont le seul but est de tenir le plus longtemps possible. Au drame humain s’ajoutent ensuite, rapidement, la crise politique et les questionnements.

Il faut ainsi éviter les tensions communautaires (celles-là mêmes que recherchent les terroristes au Kenya), il faut comprendre comment des membres des Shebab ont pu s’infiltrer et frapper, il faut réévaluer la menace, il faut encaisser les regards critiques des pays dont des ressortissants sont morts, et il faut d’abord accepter le coût d’un assaut. S’agissant de l’attaque du Wesgate, il faudra aussi que les autorités kenyanes assument le fait d’avoir fait appel aux forces spéciales israéliennes. L’alliance, ancienne et fructueuse, entre les deux Etats, a déjà valu au Kenya des attentats spectaculaires (double attentat du 28 novembre 2002 à Mombasa, notamment) et le pays reste perçu comme le plus occidentalisé de la région, une étiquette bien lourde à porter.

Au moment où un nouvel assaut, peut-être final, est donné, je ne peux que constater à quel point les groupes jihadistes s’inspirent entre eux, s’imitent, innovent ou inventent. Le jihadisme, fusion de luttes locales ou régionales et de combats globaux, ne laisse pas de surprendre par sa réactivité et ses multiples visages. Par delà la fascination pour cet adversaire contre lesquels nous ne remportons presque jamais de véritable victoire, il convient de penser d’abord aux victimes, à ceux qui vont intervenir, et aux cruelles crises politiques qui s’annoncent dans le sillage de ces tueries.

Le renseignement à l’écran : aller sur le terrain

Peut-on faire du renseignement à distance ? Oui, évidemment, ou au moins peut-on essayer si on ne parle que de recueil sans risque et d’analyse plus ou moins stratégique. Les moyens techniques sont là pour ça, écoutes, satellites, avions spécialisés, programmes informatiques dédiés, etc.

Mais peut-on VRAIMENT faire du renseignement sans remontées du terrain ? Non, évidemment. La fréquentation du terrain est indispensable dès lors que vous voulez comprendre une situation en profondeur, et que vous devez, en fonction de votre mandat, être prêt à agir, voire être en mesure de peser sur le cours des évènements. « Prêt à / en mesure de » me disaient mes collègues militaires, dont l’art de la planification était précieux, et qui inculquaient aux jeunes civils que nous étions quelques règles fondamentales.

Le terrain, je l’ai déjà écrit à maintes reprises, n’est rien sans l’analyse, tandis que cette dernière est vaine sans le terrain. Cette articulation est indispensable, et elle a fait l’objet de nombreuses modélisations dans le cadre de ce qu’on appelle communément le cycle du renseignement.

Comme toujours, il ne s’agit que de bon sens : vous posez des questions au terrain, le terrain vous répond, vous étudiez ses réponses (et les conditions dans lesquelles elles ont été obtenues) et vous en déduisez de nouvelles questions que vous transmettez au terrain qui adapte son dispositif en fonction de l’évaluation que vous avez réalisée, le produit de tout cela étant régulièrement évalué par les échelons de coordination et de commandement puis par vos lecteurs/clients dans les ministères.  Il n’y a rien de bien sorcier là-dedans, il ne faut que de la rigueur, de l’imagination, le goût de la synthèse, et une capacité à remettre éventuellement en cause vos opinions en fonction des nouveaux faits qui vous sont rapportés. Bref.

Quand le dispositif fonctionne, sa production peut être d’une utilité inégalable pour les autorités politiques – à supposer qu’elles lui accordent plus de valeur qu’aux élucubrations des visiteurs du soir, gourous, frères, philosophes populaires et/ou dépoitraillés. Nos dirigeants attendent donc de leurs services spécialisés la fourniture de renseignements puisés aux meilleures sources, au plus près du terrain, sans trop s’embarrasser de scrupules (frisson d’effroi chez certains de nos législateurs), et elles attendent également de ne pas être embarquées dans des scandales.

La mission est connue, et la complexité de sa réalisation selon cies impératifs antagonistes participe de son intérêt. Qu’on vous demande de connaître les secrets les plus intimes de votre voisin en vous reprochant d’employer les moyens nécessaires pour vous les procurer fait partie des caractéristiques les moins attachants de notre classe politique. Comme le dit la formule bien connue, si vous ou l’un des membres de votre équipe devait être capturé, le ministère nierait avoir eu connaissance de vos vagissements.

A la suite de quelques malencontreuses aventures, le recueil de renseignement par des moyen humains clandestins a longtemps été dans notre pays un art menacé. Si la question du courage des fonctionnaires ne se posa jamais (à défaut de celle de la compétence de certains), celle du pouvoir politico-administratif fut, en revanche, un enjeu central. Dans le domaine de l’espionnage comme dans celui de l’alimentation ou de la médecine, la règle du risque zéro s’imposa peu à peu. « Faîtes-y bien, qu’on soit pas emmerdés », comme on dit dans le kaki, et la norme devint le renseignement dans les cocktails. Je me souviens même avoir entendu le chef de mon cours terrain, il y a très très longtemps (mais dans cette galaxie), affirmer qu’en mission il fallait toujours porter une cravate. Je me voyais bien débarquer dans une mosquée radicale en smoking… Le pauvre homme était révélateur de sa génération, qui ne concevait le renseignement humain (HUMINT) que comme une activité péri-diplomatique.

Comme souvent en France, le pouvoir, quelle que soit sa couleur, voulait que notre pays conservât son rang, sa puissance et son autonomie, mais sans s’en donner les moyens. Puissance militaire sans budget, services de renseignement sans source, la recette est la même et on connaît la musique. Tout au long des années ’90, la règle fut donc de coopérer le plus possible, de ne rien faire seul, de ne surtout pas prendre de risques. Une source humaine quelque part ? Ne la traitons pas seuls, faisons ça avec les services intérieurs, après tout c’est chez eux. Nous leur apportons une source, nous l’implantons ensemble, nous la co-finançons, ils assurent la sécurité de l’opération et tout le monde est content. Ou fera mine de l’être. La manoeuvre a été jouée régulièrement, dans nombre de domaines, et le destin de ces sources était, évidemment, de nous échapper pour finir dans la seule main des services intérieurs, pour des raisons évidentes qu’il serait insultant de dévoiler. Pour ceux que cela intéresse, je ne peux que conseiller la lecture d’Au cœur du jihad, d’Omar Nasiri, un des exemples les plus frappants de ce choix.

Au regard des résultats attendus à cette époque, et de l’intérêt très relatif de nos dirigeants d’alors pour le renseignement, la méthode a semblé payer. Pas de scandales, peu ou pas de crises secrètes entre services alliés mais néanmoins concurrents, aucun accident bête. Dans le même temps, forcément, pas de scoop vertigineux, pas d’opération d’anthologie, et jamais la France n’a donc été en mesure de déjouer le complot du Millenium en infiltrant des sources humaines dans des cellules jihadistes (comme la CIA et le GID jordanien ou le SIS britannique en Afghanistan, ou le DRS algérien à Montréal). Et vous ne savez pas tout. Cette prudence opérationnelle valut même à Jacques Dewatre, lors de son départ en 1999, une phrase faussement admirative du ministre de la Défense, Alain Richard : « Sous votre direction, on n’a pas entendu parler du Service ». Ah ben ça, c’est sûr.

Pour des raisons qui m’échappent encore, tout changea, mais forcément lentement, après le mois de septembre 2001. Je me demande bien ce qui a pu arriver. Si la coopération internationale s’intensifia, il devint dans le même temps évident qu’il fallait revenir au terrain et tenter des choses qui ne se pratiquaient plus depuis des lustres. Les stages terrain changèrent de nature, les exercices devinrent plus difficiles, plus sélectifs, les missions à l’étranger se multiplièrent, avec des objectifs enfin ambitieux (« Trouvez-moi les horaires des marées à Pleumeur Bodou ») et les jeunes gens et jeunes filles qui arrivèrent à partir de 2002 ou 2003 trouvèrent une administration toujours aussi mal gérée mais dont l’imagination opérationnelle se libérait doucement. Douuuuucement, très doucement, mais quand même. Je ne vais évidemment pas vous détailler ça,  puisque je suis farouchement convaincu que le public n’a pas le droit de tout savoir et qu’il est hors de question de fragiliser un édifice dont on me dit qu’il ne cesse de trembler – mais qui ne vacille, étonnamment, jamais.

Depuis dix ans, on assiste donc à un retour sur le terrain, à des prises de risques, à des vols bleus épisodiques, à des opérations complexes et même parfois audacieuses. Je ne vais pas vous cacher que ceux qui bloquaient le système et dont on me prédisait avec espoir le départ il y a dix ans sont encore là, rayonnants de suffisance et de médiocrité (j’ai les noms) et on ne peut que souhaiter, enfin, leur mise à l’écart progressive par les générations montantes, si elles durent assez longtemps et ne filent pas à l’ENA ou dans le privé pour échapper au cirque.

Je vais donc profiter de l’occasion pour rendre hommage, ici, à celles et ceux qui, dans le vaste monde, au sein d’équipes minuscules (quand il y en a) tentent dans une même journée, pour la plus grande gloire de la République, de gérer leur ambassadeur, abuser les services locaux, manipuler leurs sources, établir leur comptabilité, rédiger leurs télégrammes et se rendre sur le terrain pour y faire ce pour quoi on les a envoyés là : du renseignement. Et pour ce faire, quoi de mieux qu’une séquence du film mythique de John Landis ¡Three Amigos! (1986) pour illustrer l’aisance opérationnelle en milieu hostile, entre professionnalisme et élégance.

Three Amigos!, de John Landis (1986)

Le renseignement à l’écran : traiter clandestinement une cible.

La délicate affaire syrienne nous renvoie à ces années où les services français menaient des actions violentes et clandestines pour rendre à Damas la monnaie de sa pièce. Je ne vais pas m’appesantir sur des détails qui ne sont pas nécessairement glorieux, mais le fait est que l’objectif prioritaire des services de la République n’a pas toujours été de recruter des jeunes gens surdiplômés. Je me comprends.

Conserver une capacité d’action clandestine, qu’il s’agisse de pratiquer le recueil de renseignement dans des zones où on prend soin de ne jamais envoyer de bibelots de ma trempe, de soustraire un adversaire à l’affection des siens ou d’éliminer un fâcheux, devrait être une priorité. La logique de ces manoeuvres ne relève pas de la chose militaire mais bien du renseignement, et il est inapproprié de ne voir dans tout cela que des opérations que pourraient mener les unités d’élite de notre armée, ou de ce qu’il en reste.

Trop souvent, en effet, on confond forces spéciales et actions clandestines, alors que les missions des uns et des autres sont différentes – bien que parfois voisines, et même conjointes, comme on a pu le voir ces derniers mois au Mali ou en Somalie. A contexte exceptionnel, mesures exceptionnelles.

En France, seul le Service action de la DO est ainsi censé conduire ces missions clandestines, en grande majorité non violentes, mais dangereuses et d’une grande technicité – quand on ne se fait pas ramasser par des villageois bulgares, évidemment. A la différence des membres des Forces spéciales, les hommes du SA ne portent ainsi pas d’insigne de nationalité sur leurs tenues, et ils ne sont pas censés systématiquement combattre. La plus grande discrétion est plutôt de mise, du début à la fin de la mission. Inutile, donc, d’appeler le numéro des missionnaires de la Tour en cas de pépin à Auckland.

Je ne vais évidemment pas vous narrer les exploits du SA, puisque je ne suis pas de la partie, que je n’en sais rien et que tout cela est secret, mais il faut savoir qu’il existe, depuis des années, un débat entre défenseurs du maintien d’une capacité d’action clandestine autonome et partisans d’une intégration de cette force au sein du Commandement des Opérations Spéciales (COS), pour un tas de bonnes et de mauvaises raisons.

L’essentiel est que notre pays conserve à terme, quelle que soit sa forme, cette capacité d’opération illégale permettant d’aller là où personne d’autre ne va, d’observer ce que personne d’autre ne voit, et de frapper, le cas échéant, là où personne d’autre ne frappe. J’ajoute que nombre de grands services disposent, en leur sein, d’unités paramilitaires spéciales, à commencer par la CIA ou le SVR, dont je garde un souvenir émerveillé. Le monde qui s’annonce devrait rendre automatique la sauvegarde d’une telle culture, mais on peut redouter que les tentatives actuelles de moralisation des services – rires – ne portent des coups fatals à ces moyens.

Les exemples d’actions clandestines violentes conduites par des services de renseignement abondent au cinéma, et le choix d’une scène rendant justice aux hommes et femmes qui agissent dans l’ombre a été difficile. Comme toujours, la plus belle illustration de notre savoir-faire a finalement été trouvée dans le cinéma français, et il faut saluer la belle démonstration technique donnée ici par Raoul Volfoni, ancien combattant d’Indochine, et son frère Paul.

Les Tontons flingueurs, de Georges Lautner (1963)

Vous êtes charmante, mais vous voyez déjà ce que ça fait, un million, Larmina ?

Ne boudons pas notre plaisir alors que le débat national qui s’est engagé autour de la douloureuse question syrienne tient toutes ses promesses d’excellence intellectuelle. Les arguments les plus raffinés s’opposent ainsi dans une enivrante joute qui confirme que notre pays, décidément et quoi qu’il arrive, est bien le phare qui éclaire le monde.

Subtilité, finesse, pondération, détachement, aucune de nos habituelles qualités gauloises n’a manqué depuis plusieurs jours, aussi bien au sein de la classe politique que sur Internet, où la fine fleur des observateurs de la vie internationale et les meilleurs connaisseurs de la chose militaire ont rivalisé d’intelligence afin d’offrir à nos décideurs une compréhension précieuse de la guerre civile qui déchire la Syrie et fait vaciller le Moyen-Orient.

Chacun y a fait honneur aux meilleurs principes d’une démocratie à la fois fière et apaisée, et personne, ainsi, ne s’est laissé aller à des attaques caricaturales. On n’a, ainsi, pas entendu une seule fois un esprit éclairé vous accuser de faire le jeu d’Al Qaïda – accusation proprement réjouissante me concernant, soit dit en passant – ou un responsable, parfois ayant exercé de hautes fonctions gouvernementales, accusant avec naturel nos services de renseignement et nos dirigeants de mentir et de manipuler les faits. On ne peut que s’en féliciter, d’ailleurs, car une telle démarche n’aurait pu que fragiliser, un peu plus, notre démocratie, déjà attaquée de toutes parts par les démagogues et les extrémistes.

De même faut-il saluer les toujours pertinentes interventions d’analystes spécialisés dans les photocopies sous les combles des Invalides et auteurs, par le passé, de rapports d’une rare indigence. Ne nous moquons pas, cependant, car, en France, l’ironie et la rhétorique ne sont permises qu’à vos contradicteurs. On attend de vous un attitude de soumission polie, seule garante de votre attachement aux valeurs républicaines de tolérance et d’écoute.

Force est de reconnaître que la publication d’une synthèse nationale de renseignement déclassifiée a donné lieu à une avalanche d’interventions, toutes plus affligeantes les unes que les autres, et on ne s’étonnera pas que ceux qui professent un nationalisme sans concession ou un amour immodéré pour l’uniforme se révèlent être les premiers pourfendeurs d’administrations régaliennes qui les ont toujours tenus à distance – où quand le dépit fait figure de raisonnement.

A la différence de nombre de mes concitoyens, je ne suis ni entraineur de football ni spécialiste des armes chimiques, et de même que je n’ai pas un avis définitif sur les matchs de l’équipe de France, je me garderai bien de me livrer à une analyse précise et argumentée des éléments contenus dans le rapport rendu public le 2 septembre dernier.

D’autres faits, cependant, méritent d’être signalés. Evacuons, d’entrée, le fait que le conseiller Com’ du ministre de la Défense, Sacha Mandel, ait mis sa touche à ce document comme cela apparaissait initialement dans les caractéristiques du PDF (première version). Le fait de déclassifier une telle synthèse, fait unique dans l’histoire de la République, relève évidemment, d’une opération de communication, et il n’y a rien de choquant dans le fait que le conseiller du ministre ait jeté un œil dessus, voire ait lissé une ou deux phrases. Le contraire, à dire vrai, eut été surprenant, et, comme l’aurait dit Léodagan, là, aux cuisines, ils étaient sur le repas du soir, alors on a confié la chose au conseiller. A quoi ça tient, quand même.

Le fait est que l’apparition du nom de Sacha Mandel a été une erreur, alimentant la suspicion et nourrissant les habituelles moqueries de sites de qualité, comme le bien nommé Aux infos du nain, qui ferait passer Closer pour les cours du Collège de France. Inutile, évidemment, de faire entendre raison à la meute, obnubilée comme une milice médiévale débusquant les sorcières, par la recherche des cabinets de conseils (ici, Euro RSCG) ou les banques.

Comme je le disais plus haut, je ne suis pas un spécialiste du programme non conventionnel syrien. J’ai cependant eu l’honneur, lors de l’invasion de l’Irak par l’Empire, au mois de mars 2003, de diriger une cellule de crise – et je ne le referai jamais, Dieu m’en préserve – et j’ai pu observer de près l’excellence française en matière d’ADM. Le fait est qu’il y a là un paradoxe qui n’effraie pas certains de nos députés et autres commentateurs patentés, et que je vais me faire un plaisir d’exposer.

Jusqu’au mois de novembre 2002 (Ou était-ce décembre ? Je ne m’en souviens pas), la France avait prévu de participer à l’invasion de l’Irak. Pas la peine de brailler, j’étais là, près du Seigneur, j’ai tout vu, tout entendu – et tout noté, car on ne se refait pas. La décision de ne pas y aller, salutaire, est tombée un jour, brutalement, et elle a rassuré tout le monde tant il était évident qu’il n’y avait pas le début d’un programme non conventionnel en Irak.

Déjà pilote national, à l’époque, en matière de contre-prolifération, le service auquel j’avais l’honneur d’appartenir maniait de façon remarquable toutes les facettes du recueil de renseignement dans ce domaine. Tout y passait, grâce à des analystes et des opérationnels de grande qualité, spécialistes de tel ou tel aspect, chimistes, ingénieurs, vétérans du contre-espionnage, etc. Bénéficiant de toutes les ressources d’une grande administration – de celles qui font gémir d’indignation certains élus de la République, ils étaient la brillante illustration de l’apport majeur du renseignement à la conduite d’une politique. C’est ainsi grâce à eux que la France fut capable, contre vents et marées, de s’opposer aux mensonges de l’Administration Bush Jr. en contrant chaque affirmation erronée ou incomplète. Je me souviens d’ailleurs de la fameuse séance au Conseil de Sécurité des Nations unies comme si c’était hier, car nous étions à la manœuvre, en coulisse, à alimenter le ministre en arguments démontant le discours de Colin Powell. Bref, je ne vais pas non plus vous raconter ma vie, hein.

Saluée à l’époque, l’excellence de la communauté française du renseignement, garante de notre indépendance, se serait donc dissoute dans les limbes, aurait été emportée par on ne sait quel vent mauvais, et nos services ne seraient donc plus capables que de produire de poussives synthèses de presse… Le fait est, pourtant, que jamais les moyens de nos services n’ont été aussi importants, et s’il y aurait beaucoup à dire, on ne peut que constater que la contre-prolifération reste LE domaine dans lequel la France fait figure de leader au sein des nations occidentales. Mais peu importe pour nos grands spécialistes de comptoir. Comme d’habitude, quand les positions officielles confortent leurs croyances, elles sont admirables. Lorsqu’elles les contredisent, elles sont mensongères, médiocres, dictées par l’étranger, cette mystérieuse anti-France, cette funeste ploutocratie apatride aux menées décidément bien noires.

Portées au pinacle en 2003, les compétences françaises en matière de compréhension des programmes militaires non conventionnels sont donc, désormais, sujettes à caution. Mieux, on ne compte plus les commentaires affirmant que le document publié le 2 septembre dernier n’est rien d’autre qu’une compilation de faits connus et largement relatés dans la presse. Félicitons-nous de la qualité des lecteurs de cette synthèse, vivants exemples des succès de notre système éducatif, pourtant si décrié, qui peuvent d’un regard, d’un seul, déceler dans ces pages mensonges, erreurs, faits publics connus de longue date, et approximations. Bravo, les gars, bravo, et merci pour vos éclairages.

Sans sourciller, les mêmes qui n’auraient pas manqué ce pénalty, auraient vaincu la Luftwaffe au-dessus de la Manche en quelques jours, ou ont la solution pour juguler le chômage de masse, pointent donc les faiblesses de la synthèse.

La chose n’est, finalement, pas autrement surprenante, et outre qu’elle illustre les dérives de nos opinions publiques, passées de l’exigence démocratique au doute permanent, elle confirme qu’il ne fallait pas déclassifier toutes ces données. Je ne veux même pas parler des difficultés techniques de l’exercice, conduisant à des impasses afin de ne pas compromettre certaines sources particulièrement sensibles, mais bien de l’inutilité absolue qu’il y a à essayer de convaincre des esprits qui doutent de tout, tout le temps, sauf de leur omniscience. Et moins ils en savent, plus ils pensent tout savoir.

« Où sont les preuves ? » ont ainsi demandé, en chœur, ceux qui confondent analyse du renseignement et procédures judiciaires. « Ça ne prouve rien », ont décrété ceux qui, mine de rien, accusent les services et le gouvernement de mentir au pays et de servir les intérêts de l’Empire. Dans le climat actuel, nauséabond et médiocre, personne ne s’est ému de tels propos, comme s’ils étaient anodins, banals, comme si on pouvait décidément tout dire.

La faiblesse des critiques n’a pas surpris, à dire vrai, mais on peut, en revanche, ricaner de celle des défenseurs de l’armée syrienne. Voilà un régime, en effet, qui combat avec détermination une insurrection armée depuis plus de deux ans, et qui la réduit doucement. On est en droit de penser que les redoutables services syriens, que personne ne qualifiera d’amateurs, ont une vision assez claire de leurs ennemis.

Pourtant, depuis le 21 août, pas une seule fois je n’ai entendu les partisans de Bachar El Assad accuser tel ou tel groupe de la rébellion. On pouvait penser que les autorités syriennes auraient une connaissance précise de ceux qu’elles affrontent dans les proches environs de la capitale. On attendait des noms de chefs rebelles ou de katibats, des numéros d’unités, mais non, rien. Simplement, de pitoyables jérémiades, une défense d’enfant surpris le visage de barbouillé de Nutella mais niant contre toute évidence en avoir mangé.

« Non, c’est pas nous », disent donc tous les défenseurs du régime syrien. Mais alors, c’est qui ? « Eux, pas nous. ». Le photocopieur des Invalides, que j’évoquais plus haut, pense effectuer une percée dans l’argumentation en rappelant que les jihadistes présents en Syrie, et venus de Syrie, sont des habitués des opérations sales, faisant, par exemple, exploser des camions de chlore. La chose est largement connue, et il est également avéré, depuis dix ans, que jamais les réseaux jihadistes n’ont eu la capacité de se doter d’un arsenal non conventionnel. J’ajoute, mais pour le savoir il faudrait faire autre chose que se pâmer à la télévision et travailler un minimum, que les laboratoires d’Al Qaïda en Afghanistan n’étaient rien de plus que des abris de jardin. Croyez-moi, j’ai eu la chance, si je puis dire, de trier d’étranges bocaux découverts à Darounta, et on était loin des stocks de VX maniés avec prudence dans The Rock (1996, Michael Bay).

Il en va de même en Irak, et il n’échappera à personne que faire sauter des camions de produits chimiques sur un marché de Bagdad, s’il s’agit de l’œuvre de types dont la mort par drones est éminemment souhaitable, ne demande pas la même technicité que l’emploi de munitions chimiques.

Le rapport officiel français ne dit pas autre chose, aboutissement d’un raisonnement d’analyste, mais certes pas de procureur :

Nos renseignements confirment que le régime redoutait une attaque d’ampleur de l’opposition sur Damas dans cette période. Notre évaluation est que le régime a cherché par cette attaque à desserrer l’étau et à sécuriser des sites stratégiques pour le contrôle de la capitale. A titre d’exemple, le quartier de Moadamiyé est localisé à proximité de l’aéroport militaire de Mezzeh, emprise des services de renseignement de l’Armée de l’Air.

Au demeurant, il est clair, à l’étude des points d’application de l’attaque, que nul autre que le régime ne pouvait s’en prendre ainsi à des positions stratégiques pour l’opposition. Nous estimons enfin que l’opposition syrienne n’a pas les capacités de conduire une opération d’une telle ampleur avec des agents chimiques. Aucun groupe appartenant à l’insurrection syrienne ne détient, à ce stade, la capacité de stocker et d’utiliser ces agents, a fortiori dans une proportion similaire à celle employée dans la nuit du 21 août 2013 à Damas. Ces groupes n’ont ni l’expérience ni le savoir-faire pour les mettre en œuvre, en particulier par des vecteurs tels que ceux utilisés lors de l’attaque du 21 août.

Ça me semble être clair, et on n’a pas assez pris la mesure de la fermeté de cette conclusion. De quel poids peut-elle être, cependant, face à un négationnisme du pauvre ?

Il existe, pourtant, quantité d’arguments permettant de contester la pertinence d’une opération contre la Syrie. Je précise d’ailleurs, et à nouveau, puisque la calomnie et la caricature font figure d’arguments pour certains, que je n’ai jamais caché mes préventions à l’égard d’une intervention armée, comme je l’ai indiqué ici puis . J’avais, en 2011, déjà exprimé des réserves quant à l’intervention contre le débonnaire colonel Kadhafi (tac, tac et tac). En Syrie, la chose est encore plus délicate : si nous intervenons, ce sera de toute façon trop tard, sans autre objectif politique que punir le régime pour son comportement alors que, selon ce raisonnement, il aurait fallu le frapper il y a bien – trop – longtemps. Nous n’avons, par ailleurs, nullement les reins pour tenir le choc en retour, qui pourrait toucher la région et même la dépasser, et nous ne sommes sans doute pas capables, nains militaires et politiques, de tenir la dragée haute à Moscou. Intervenir militairement nous exposera également à la colère d’une partie de la mouvance jihadiste, qui y verra, à raison, une nouvelle démonstration de notre ingérence, tout en faisant le jeu des plus radicaux d’une insurrection qui n’a guère de chance de l’emporter, faute de leadership, de projet politique et de moyens.

Les doutes quant à la faisabilité de frappes aériennes, que l’on peut lire ici, ne m’ont pas réellement convaincu. La chasse israélienne démontre ainsi égulièrement qu’il est possible de réaliser des raids aériens en Syrie, y compris sur Damas, et les moyens de l’Empire sur zone sont largement suffisants pour toucher QG, bases aériennes, sites de lancement et centres de stockage. La question, une fois de plus, est celle de la logique de ces raids : punir, détruire (ou entamer) l’arsenal non conventionnel, couper quelques têtes, voire donner une gifle assez sévère pour précipiter une pause dans les combats, dans le cadre de ce délicieux concept – dont je ne me lasse pas – nommé diplomatie coercitive ?

Faut-il rappeler que des frappes aériennes bien pensées peuvent avoir d’heureuses conséquences, qu’il s’agisse de la Libye en 1986 ou des Serbes de Bosnie en 1995, sans même parler de la guerre au Kosovo en 1999, qui a conduit, quoi qu’on dise, Belgrade sur la voie de la raison ? La diplomatie de la canonnière ne fait tousser que ceux contre lesquelles elle est employée, et il serait peut-être temps de se demander s’il y a la moindre grandeur à systématiquement défendre des fumiers.

Je ne vais pas revenir sur les biais de ceux qui vantent les positions de Moscou ou Téhéran et saluent la pertinence de leur raisonnement stratégique, tout en niant aux Occidentaux la simple possibilité de voir dans un régime du Sud un adversaire, un ennemi, voire une menace. Le fait que les Occidentaux aient colonisé nombre de peuples et leurs aient fait subir des horreurs n’excuse pas le fait que certains Etats ont des comportements inacceptables. L’histoire coloniale ne devrait pas être une excuse pour les tyrans, le plus souvent au moins aussi sanguinaires que les colonisateurs. Le mélange permanent entre le discours de victime et le rappel des crimes passés sert trop souvent à passer sous silence les douloureux échecs de certains, quant il n’est pas employé comme une justification à tous les crimes, le tout assorti de réflexions conspirationnistes aux relents racistes, du genre « Les Européens veulent soumettre les Arabes ». Mais oui, bien sûr.

On pourrait aussi s’étonner qu’il soit donc interdit d’intervenir au Moyen-Orient, mais que tuer des insurgés au Congo ou en RCI ne soit vraiment pas grave. Relativité de la valeur de la vie humaine, indignation tiers-mondiste à géométrie variable… On étouffe, enfin, difficilement un ricanement quand ceux qui défendent la clairvoyance et la grandeur de tyrans réclament à cor et à cri un débat au parlement. Quand le processus démocratique sert à défendre les dictatures…

Et pendant ce temps-là, il y a deux millions de Syriens réfugiés hors de leur pays. A la catastrophe humanitaire s’ajoute désormais une catastrophe stratégique pour les Occidentaux, et singulièrement les Européens. Nous voilà incapables de frapper le seul régime de la région qui soit un véritable adversaire, nous voilà coincés entre le maintien au pouvoir d’un système qui nous a toujours menacés, et parfois frappés, et qui, s’il se tire de cette épreuve, nous fera payer l’addition, et une insurrection qui se radicalise et dont la composante jihadiste entend bien utiliser le territoire syrien pour nous frapper, elle aussi. Nous voilà nus, exposant nos faiblesses, nos hésitations, notre incapacité à peser sur le cours des événements.

Faut-il, pour autant, tolérer le comportement de Damas ? Je veux croire que des actions limitées et parfaitement pensées – on peut toujours rêver – pourraient initier avec le régime syrien une forme, certes martiale, de dialogue politique lui fixant les limites qu’on ne franchit pas. Et tant pis si l’Empire se substitue à nous, puisqu’il faut bien faire le boulot. Notre éventuelle inaction, liée à celle de Washington, sera une nouvelle illustration, non pas de notre inféodation, mais simplement de notre faiblesse. Doit-on s’en réjouir ?