« The first of reciters/I saw eternal light/Best of vocal fighters/Beyond human sight/Where thorns are a teaser/I’ve played a double jeu » (« Crucified », Army of Lovers)

Taqīya.

C’est le mot magique, l’argument ultime, celui qui fait frissonner les spectateurs de MM. Calvi et Bourdin, celui qui vous transforme en grand professionnel en une poignée de secondes. Il suffit de correctement placer l’accent, et vous voilà de surcroît opérationnel capé, habitué au danger et aux rues poussiéreuses des villes en guerre (LE TERRAIN, LES GARS !).

Sur le terrain.

Mais de quoi s’agit-il, en réalité ? Le terme, dans l’esprit de beaucoup, est étroitement lié aux Frères musulmans et à leurs partisans. Il qualifie alors la façon dont le mouvement tente obstinément de se composer un visage avenant afin de dissimuler son radicalisme et la véritable nature de son idéologie et de son programme. Cette dissimulation est en effet une part essentielle de la stratégie de communication des Frères, et on a pu l’observer à l’œuvre dans de nombreux pays, aussi bien au Maghreb qu’au Moyen-Orient ou en Europe, avec un succès relatif, reconnaissons-le.

L’exemple le plus caricatural en est régulièrement offert par le toujours urbain Tarik Ramadan, capable de vous asséner avec tact et sourire ce qui semble être la plus implacable démonstration de bonne foi et de pacifisme. Les policiers français et suisses – auxquels j’adresse mes amitiés – détiennent pourtant quelques vidéos particulièrement gratinées qui montrent sans ambiguïté que ce brave garçon est à peu près aussi modéré que l’était le regretté Bernardo Gui, un autre homme de dialogue.

La taqīya consisterait donc à ne pas dire ce qu’on est véritablement, afin d’avancer vers un but politique de longue haleine. Cette stratégie implique évidemment que vous soyez un acteur de la vie publique, que l’on soupçonne du pire et qui essaye de convaincre que non, pas du tout mon ami, vous faîtes erreur, je suis venu en paix, reprenez donc un gâteau, ceux au miel sont délicieux. Le terme colle aux Frères depuis des décennies, de façon par ailleurs parfaitement fondée, mais il ne fait que donner une tonalité délicieusement levantine à une pratique aussi vieille que le monde. Timeo Danaos et dona ferentes, comme disait Machin. Ruser et ne pas montrer son jeu n’a pas été inventé en Egypte en 1928, quoi qu’on dise.

On oublie souvent, en effet, que cette taqīya, que le premier commentateur venu associe donc aux Frères, est non seulement condamnée par l’islam sunnite mais constitue d’abord une pratique chiite, théorisée au début du califat abbasside afin de permettre à cette communauté de se protéger de la majorité. Son incorporation dans la pratique du chiisme a même conduit les historiens à la nommer dissimulation canonique. Il s’agit alors d’une pratique collective, défensive, validée par le clergé.

Mais alors, me direz-vous, quel rapport avec le terrorisme, censé nous occuper ici ? Et bien, pour vous répondre franchement, aucun. Qu’on accuse une personnalité publique de double discours, soit. Qu’on soupçonne une communauté de dissimuler en son sein des pratiques interdites, pourquoi pas – même si on ne voit pas bien le problème tant que ces pratiques ne tombent pas sous le coup de loi. Accuser, en revanche, un terroriste de taqīya est une parfaite imbécillité. Celui-ci est, par essence, plus qu’un criminel, un clandestin, et il est pour cette raison bien obligé de dissimuler ses noirs desseins derrière un masque de respectabilité, ou en tout cas de normalité.

Va-t-on accuser Walter White de pratiquer la taqīya ? Ou le chef d’antenne de la CIA à Paris ? Ou son homologue du SVR ? Non, bien sûr. Leurs activités sont intrinsèquement clandestines et illégales, et il est dans l’ordre des choses qu’ils n’aillent pas clamer partout qu’ils ont recruté par la contrainte tel homme politique qui n’assume pas son homosexualité ou tel journaliste qui a de lourdes dettes de jeu ou qui boit comme un régiment de Cosaques de retour de campagne. De même est-il parfaitement naturel qu’un jihadiste, qui plus est repéré par les services de sécurité, n’aille pas expliquer sur Facebook qu’il est suivi mais qu’il se défait sans problème de l’équipe qui le surveille. Je note que d’autres n’ont pas cette délicatesse. Passons.

Dire ou écrire, ainsi, que Mohamed Merah ou les gars de son espèce pratiquent ou ont pratiqué la taqīya relève de la plus complète ineptie. Comme d’autres clandestins, ils mentent, pratiquent la ruse, la dissimulation, le double discours, dans un seul but opérationnel. Ils ne sont pas les leaders d’une communauté, ils ne sont pas les Gerry Adams du jihad, ils ne se lancent pas dans de subtiles argumentations afin de condamner tout en les justifiant les massacres ou les attentats. Existe-t-il d’ailleurs une traduction exactement identique en irlandais du concept de taqīya ? La réponse est dans la question.

Cessons donc de nous abreuver de termes employés à mauvais escient, et arrêtons de penser que seuls les jihadistes se cachent du monde quand ils préparent un attentat. Ne pas se bercer de fausses révélations est une façon comme une autre d’appréhender une menace dont certains esprits supérieurs écrivaient il y a quelques semaines qu’elle était largement surestimée. On les salue.

Just find an excuse to win.

Entre John Milius et Kathryn Bigelow, Peter Berg s’essaye à être le chroniqueur des guerres de l’Empire contre le jihad et reconnaissons-lui de le faire honnêtement. Dans The Kingdom (2007), il avait ainsi, et malgré quelques invraisemblances, troussé un très bon divertissement sur le contre-terrorisme, assorti d’une poignée de scènes remarquables – dont un des attentats les plus réalistes jamais tournés – et de quelques vérités brutalement assénées.

Six ans plus tard, et après le naufrage de Battleship (2012), le voilà qui revient en 2013 avec l’adaptation d’un livre de Marcus Luttrell, Lone Survivor: The Eyewitness Account of Operation Redwing and the Lost Heroes of Seal Team 10 (2007, Little Brown and Company, 390 pages) relatant, entre autres, une opération ratée des SEALs en Afghanistan en 2005.

Sobrement intitulé Lone survivor (encore une victime des distributeurs français qui l’ont rebaptisé Du sang et des larmes), le film jouit d’une réputation flatteuse chez les amateurs de films d’action, sans pour autant totalement convaincre.

Le désert, les montagnes arides et les treillis clairs ont remplacé, depuis longtemps, la jungle du sud-est asiatique sur nos écrans, mais il s’agit toujours de soldats occidentaux – et, le plus souvent, américains – engagés dans de lointains conflits contre un ennemi évidemment farouche. Lone survivor ne déroge pas à cette règle en mettant en scène un petit détachement de SEALs chargés d’éliminer un chef talêb, et on est pris d’un immense doute dès le générique d’ouverture, qui évoque furieusement G.I Jane (1997), un des plus affligeants films de Sir Ridley Scott, voire même Navy Seals (1990), de Lewis Teague, un authentique navet.

G.I Jane Navy Seals

Faite d’images d’archives commentées, cette scène inaugurale laisse craindre une nouvelle purge militariste, sans finesse, sans recul, juste bonne à faire fantasmer entre deux parties de Call of Duty, et on se surprend à penser aux reportages que diffusent certaines chaînes télévisées pour faire frémir dans les chaumières.

Ce n’est que plus tard qu’on réalise que ces quelques minutes étaient destinées, non pas à nous convaincre que l’entraînement des SEALs est immensément difficile (ce dont nous ne doutions pas), mais à nous présenter la fraternité d’armes des membres de cette unité d’élite. De fait, le film semble n’avoir que faire de la guerre en Afghanistan, et il se concentre à la fois sur les techniques des commandos de la Navy et sur les liens qui les unissent, à la base comme en opérations. On assiste ainsi à une impressionnante approche à travers les montagnes jusqu’aux abords de la cible, et on mesure une fois de plus, loin des zones de combat, à quel point certaines réflexions lues ou entendues peuvent être déconnectées de la réalité.

Promenons-nous dans les bois

Les hommes que nous montrent Peter Berg sont certes des combattants surentraînés et suréquipés, mais ils sont d’abord des professionnels venus accomplir les missions que leur a confiées leur pays. Le film, à aucun moment, ne s’essaye d’ailleurs à expliquer la situation (et on le comprend, la chose n’est pas si aisée), ni même à rendre compte de la guerre en cours. Il nous montre des soldats gérer une situation qui leur échappe et n’en tire, à première vue, aucune conclusion morale ou politique, loin, par exemple, de Lions et agneaux (2007), le très sentencieux film de Robert Redford consacré à l’intervention en Afghanistan. On perçoit cependant, entre salles de crise et moyens aériens, qu’on n’a pas à affaire à une petite escarmouche sans gravité.

Lions for lambs Lone survivor

Lone survivor raconte l’histoire vraie, même si modifiée à l’occasion de son passage au cinéma, d’un groupe de SEALs qui, envoyé en mission d’élimination, compromet toute l’opération en refusant d’abattre des civils croisés par hasard. Rien ne se passe, en effet, comme prévu, dans cette opération et un seul des commandos parvient finalement à s’en sortir, au prix d’une fuite particulièrement éprouvante.

Le film, en raison de son déroulement qui voit les personnages principaux progressivement éliminés par un adversaire puissant et maître du terrain, s’inscrit dans la longue tradition des films de traque, voire même des survival movies. Il évoque ainsi furieusement (forces spéciales, milieu hostile, absence de soutien, mission qui dérape) le chef d’oeuvre de John McTiernan Predator (1987), à la différence près qu’ici tout est vrai.

La grande force de Lone survivor, par delà le caractère spectaculaire de l’action qu’il met en scène, est en effet qu’il relate un épisode intervenu lors de l’opération Red Wings, lancée en 2005 contre les Taliban. Sachant cela, le spectateur, même conscient des libertés prises par le récit avec la vérité historique ou des inévitables erreurs de ce type de reconstitution, ne peut qu’être impressionné par le comportement de ces quatre soldats. Les scènes de chutes, tournées avec des cascadeurs qui s’y sont brisés quelques os, sont à cet égard particulièrement éprouvantes, et peu importe que tout ait été filmé au Nouveau Mexique (avec l’aide de l’Army qui a prêté des AH-64 et des MH-47, de l’Air Force qui a mis à disposition des HH-60, et des Marines, toujours disposés à rendre service) et non en Afghanistan.

En avant

Malgré la performance des acteurs (dont Mark Wahlberg, Eric Bana et Ben Foster, qui a bien du mal à trouver des rôles à sa mesure depuis 3h10 pour Yuma, en 2007), et sans doute en raison de l’issue de l’opération, le film laisse une impression d’inachevé. On peut peut-être même lui reprocher un certain manque de cohérence.

Débutant comme un pur film de guerre, centré sur la fraternité d’armes et l’accomplissement de la mission, il se transforme en chasse à l’homme, marquée par le sanglant échec d’une opération de secours, et s’achève par une bataille rangée dans un village et l’apparition d’une nouvelle fraternité entre Américains et Afghans (comme dans The Kingdom, d’ailleurs, où on voyait Américains et Saoudiens se découvrir et s’apprécier au fil de l’enquête).

Lone Survivor

Si on ne sait presque rien des raisons qui font que ces SEALs se battent ici (à peine entrevoit-on un sweat du New York Fire Department), le cinéaste s’attache à ne pas trop caricaturer la population. Entraperçue au début, elle est au coeur de la dernière partie du film, et le personnage du chef de milice que les SEALs étaient venus tuer n’est pas plus ridicule que certains émirs jihadistes, bien réels, vus ces temps-ci au Nigeria ou en Irak. On est loin, en tout cas, des Vietnamiens grimaçants ou des Arabes vociférants qui ont peuplé un certain cinéma hollywoodien pendant vingt ans.

Des soldats américains sont morts aujourd’hui en Afghanistan, et cette guerre est bien un nouvel échec occidental. Peter Berg, qui ne se prend ni pour Terrence Malick ni pour Oliver Stone, évite tout dégagement politico-moral. Sa vision du combat, qui est celle, ici plus que jamais, d’un affrontement entre deux volontés (le chasseur devenu proie, et la cible devenue chasseur), n’a rien de révolutionnaire, et est même froide. Ces hommes-là se battent, voyons comment ils s’y prennent, semble-t-il nous dire. On peut cependant noter que, venus tuer un chef ennemi, les soldats de l’Empire n’ont pas voulu devenir des assassins d’enfants, aussi bien pour des raisons d’éthique personnelle que pour éviter les coûts juridiques et politiques d’un tel acte. Cette décision, aux conséquences décrites par le film, pourrait bien symboliser l’impossibilité des Occidentaux à se livrer à la même violence que leurs ennemis. Il ne s’agit certainement pas de déplorer cette posture, mais peut-être de la juger parfois difficilement compatible avec les buts affichés d’une intervention.

Lone survivor

Et on s’interroge, alors. Les trois bergers abattus froidement dans les sous-bois, et le chef de milice lui-même flingué proprement, l’issue de la guerre en aurait-elle été changée ? Les quatre soldats auraient-ils réussi à s’exfiltrer ? Mystère. Peter Berg nous dit peut-être, simplement, que quitte à perdre des guerres autant le faire sans renier les valeurs qui nous font les déclencher.

La Table ronde, c’est pas une fête de l’artisanat.

Le terrain.

Ils n’ont que ça à la bouche, ils vous le lancent au visage comme la preuve de leur supériorité, la confirmation de leur profonde compréhension du sujet – quel qu’il soit, jihad, narcotrafic, conflit communautaire dans les Balkans. Et ils ne savent rien de vous, ils ignorent tout de votre vie, de votre carrière (qu’ils imaginent moins brillante que la leur, évidemment).

Et ils arborent cette supposée connaissance du terrain comme le feraient les membres d’une caste supérieure, persuadés qu’un silence respectueux se fera désormais sur leur passage, que chacun se pliera (enfin ?) à leur volonté et à leur lecture du monde.

Et ils opposent le terrain, ce terme nimbé de mystère et d’aventure, à votre supposée ignorance, à ce qu’il suppose être votre sédentarité, et ils opposent leur flamboyante virilité, leur aisance opérationnelle, à votre lâcheté, au confort de vos bureaux, à vos journées tranquilles, routinières, moroses, avec un secrétariat, des imprimantes, des réunions ennuyeuses, des intrigues personnelles sans envergure.

Et c’est au moment même où ils vous lancent ça qu’ils se démasquent, plus sûrement que n’importe quelle enquête méticuleuse, qu’ils révèlent, au mieux un solide problème d’égo, au pire l’invention pure et simple de leur vie (ou l’inverse, faut voir).

En près de vingt ans, Dieu m’est témoin que j’en ai fréquenté, des opérationnels. Militaires, civils, officiers, sous-officiers, issus de nos meilleures unités ou de nos services, et parfois ayant combattu sous d’autres drapeaux que notre chère bannière tricolore. A leurs côtés, ou sous leur protection, j’ai fait quelques trucs amusants, pour la plus grande gloire de la République, et pas un seul, quelle qu’ait pu être sa formation initiale, n’a jamais considéré l’analyste que j’étais, débutant ou confirmé, simple fonctionnaire ou déjà haut dans la hiérarchie, comme un rebut. Entre professionnels, le respect naît rapidement, et j’ai rarement pris autant de plaisir à travailler dans mon domaine qu’en étant binômé avec des types aguerris, sur le terrain (LE TERRAIN, LES GARS !) ou en cellule de crise. Eux, de leur côté, ont écouté les explications, étudié les schémas, découvert parfois l’ampleur du foutoir que nous tentions de gérer, et nous avons partagé nos savoirs, issus de parcours différents mais complémentaires.

Aucun de ces professionnels expérimentés, aguerris, dont la vie donnerait matière à bien des livres passionnants, du Tchad au Kosovo, de Sarajevo à Kaboul, n’est jamais entré dans mon bureau en plastronnant, en hurlant son parcours depuis la sortie d’école. C’est au détour d’une conversation, dans un couloir, dans l’avion, qu’on apprend que tel officier a cherché pendant des mois la dépouille d’un soldat français assassiné au Tchad des années auparavant, que tel autre a débarqué sur les côtes somaliennes quand ça n’était pas la mode, ou que ce grand garçon modeste a commandé un navire dont la seule mention fait s’évanouir d’émotion les idiots habituels.  Jamais ils n’ont jugé utile de se présenter comme des super warriors, et la chose aurait été, en plus d’être impolie, parfaitement inutile. Et de même, car vous aussi vous avez gardé le sens commun, vous n’avancez pas dans les couloirs d’une base en racontant vos propres exploits. D’ailleurs, de la Bosnie à la traque de jihadistes, nos vies sont-elles racontables ? Et d’ailleurs, ça intéresse qui ? Quand on sait comment on en arrive là, chef d’équipe au SA, chef de cellule de crise à Paris, chef de poste à Niamey ou à Tripoli, étudier les CV n’est pas très important. Il arrive, en effet, que votre présence soit logique au sein de cette petite équipe à laquelle on a confié la libération d’un otage ou le ciblage d’un émir. Seuls ceux qui en sont exclus vocifèrent.

Confondre renseignement et action armée relève, à mon sens, de la pathologie mentale, et nous savons tous ce qu’il faut penser de ces gens qui s’exhibent avec des AK-47 ou des M4 et se répandent en ordures sur les ondes. L’action clandestine, qui ne doit évidemment jamais écarter d’entrée le recours à des moyens illégaux, y compris violents, ne saurait, en effet, se résumer à une poignée de membres des forces spéciales surentraînés et suréquipés, de même qu’elle ne correspond jamais à un bellâtre en smoking agitant un Walther PPK au milieu d’une assistance effrayée. Ceux qui ne pensent qu’au rata froid, aux armes qu’on monte et qu’on démonte, ou aux gaines de parachute qu’on vérifie ne sont d’ailleurs pas seulement fous, ils sont également idiots et ignorants.

Le terrain (LE TERRAIN, LES GARS !) peut prendre des aspects si différents, en fonction des missions. N’y aurait-il donc des jihadistes qu’en Syrie ? Et les banlieues des grandes villes occidentales ? Et les grands espaces canadiens, où la police a dû inventer de nouvelles façons de travailler ? Des centaines de fonctionnaires français, sur le territoire national ou à l’étranger, en mission ou lors d’affectations de longue durée, mènent en ce moment même des actions clandestines, traitent des sources, établissent des dossiers opérationnels. Combien d’entre eux portent une arme ? Et qu’est donc la réalité opérationnelle de ceux qui luttent contre le financement des programmes militaires illégaux ? A quoi peut bien ressembler la journée d’un policier français tentant de confondre un officier traitant russe approchant des cibles à Paris ? Croyez-moi, le port des bottes de saut est mal vu dans les couloirs du Quai.

Confondre le terrain (LE TERRAIN, LES GARS !) avec cet imaginaire d’adolescent complexé avide de mauvais films d’action est révélateur d’une profonde méconnaissance des métiers du renseignement, comme d’une distrayante fascination pour la force brute, la puissance sans cervelle, celle qui se met en scène, expose ses armes (factices) et ses exploits inventés, celle qui ne peut que hurler quand on la conteste.

Seuls des individus oscillant entre l’imposture et le délire peuvent ignorer que le terrain (LE TERRAIN, LES GARS !) et l’analyse sont les deux volets d’un même métier, et qu’ils ne sont rien l’un sans l’autre. Qui peut comprendre l’insurrection islamiste algérienne sans avoir parcouru les cités délabrées de la périphérie d’Alger ? Qui peut saisir les défis auxquelles sont confrontées les dirigeants égyptiens, élus ou pas, islamistes ou militaires, sans avoir marché dans les ruelles crasseuses de Muqattam ? Mais que peut donc faire une équipe déployée dans les environs de Kidal sans le soutien de spécialistes, à Paris, à Bamako ou N’Djamena, évaluant la situation à la lumière des éléments recueillis par ailleurs, par d’autres moyens ? Et si on a déployé des moyens armés, qui conçoit la manœuvre, qui vérifie les identités des suspects ou des prisonniers, qui étudie l’historique des appels passés par le Thuraya saisi dans le Grand sud algérien ou lors d’un raid au Pakistan ? Et surtout, surtout, les amis, qui sait qui il faut arrêter, qui il faut laisser filer, qui il faut désigner aux chasseurs qui rôdent, prêts à balancer quelques GBU ? D’ailleurs, tous les vrais opérationnels que j’ai pu connaître depuis des années lisaient, étudiaient, me posaient des questions (tout comme je leur en posais, évidemment), et certains m’ont même conseillé des lectures qui se sont révélées précieuses. Des rats de bibliothèque ayant lu Braudel…

Ces attitudes martiales, ridicules, et pour tout dire assez pitoyables, révèlent une totale incompréhension de ce qu’est le renseignement. Elles confirment également une complète imposture méthodologique, qui ne se défend que par l’invective, les rodomontades, mais se garde bien de répondre sur le fond. On retrouve, hélas, cette attitude, non seulement chez quelques évadés d’instituts spécialisés, mais également chez des personnes en apparence plus respectables, drapées dans des diplômes au rabais ou des fonctions de prestige sans guère de consistance.

J’ai lu quelque part que les mythomanes ne riaient jamais, n’avaient pas d’anecdote à raconter (et pour cause), n’avaient pas le goût pour l’autoparodie, la dérision, tout ce qui montre qu’on peut prendre du recul, de la hauteur, et qu’on n’est pas dupe du pouvoir, infime, que l’Etat vous a donné pour accomplir votre mission. On conçoit aisément, en effet, que des individus rêvant leur vie soient incapables d’en livrer les détails, et ne supportent pas, en raison de la souffrance psychologique induite, le moindre questionnement. Ah, les passeports égarés à Abou Dhabi, les déjeuners interminables avec l’équipe du 13, les réunions improvisées dans une piscine d’hôtel à Sydney, les rigolades en écoutant les conversations d’une cellule de jihadistes de seconde division ou les confusions dans les fausses identités… Tout cela, nous l’avons vécu, et le reste, ce qui fait que les regards s’assombrissent à la fin du dîner, ou qu’on ne raconte pas à sa famille, et qu’on n’écrira que dans vingt ans, nous le gardons pour nous.

Nous avons fait venir un interprète albanais, mais il ne parle que le roumain. Alors, il nous a fallu trouver un Roumain, mais il ne parle que le serbe. Le Serbe ne parle que le russe, le Russe que le tchèque. Heureusement, moi, je parle tchèque.

Depuis vingt ans, combien de journalistes ayant réussi à s’approcher des principaux émirs d’Al Qaïda ? Pas un depuis 2001, si l’on exclut de cette liste le troublant Taysseer Allouni, dont on n’a pas fini de commenter les liens avec, et les SR syriens, et les chefs d’AQ. Et avant, une poignée de types capés, ne cessant d’écrire, de creuser, de travailler, entourés par des fixeurs, des guides, d’autres journalistes.

Depuis vingt ans, combien de sources humaines de haut niveau recrutées par les services occidentaux auprès de ces groupes terroristes ? Pas assez, car si c’est capital ça n’est pas si facile.

Depuis vingt ans, combien d’hommes seuls, sans aucune formation aux métiers du renseignement ou du journalisme – et ne parlant ni arabe ni pashto ni swahili, au hasard – parvenus au contact d’émirs importants – et sans être flingués ?

Depuis vingt ans, combien d’hommes seuls faisant montre, quotidiennement et publiquement, de leur racisme et de leur profonde ignorance du Moyen-Orient mais reçus par des idéologues surveillés par tous les services du monde – sans être détectés ?

Depuis vingt ans, d’ailleurs, combien d’hommes seuls ayant réussi à infiltrer des groupes clandestins violents, sans le soutien de structures étatiques, sans un échelon de contrôle et d’évaluation, sans aucune formation aux métiers du renseignement, sans aucune connexion personnelle initiale dans ces clans ou ces tribus ?

Depuis vingt ans, combien de commentateurs crédibles du jihad – faisant avancer le débat, ne confondant pas, par exemple, Frères musulmans, salafistes et jihadistes – sans la moindre formation, militaire ou civile, sans le moindre passage – opérationnel ou pas – dans les forces ou les services ou sans le moindre travail, scientifique ou non, publié ou non, sur le sujet ?

Depuis vingt ans, combien de donneurs de leçons n’ayant à leur actif aucun succès d’aucune sorte contre une menace qu’ils prétendent être les seuls à comprendre – et qu’ils pensent révéler alors que le monde ne les pas attendus pour se mobiliser ?

Depuis vingt ans, combien d’anonymes, surgis de nulle part, inconnus de toutes les autorités concernées et compétentes, capables de recevoir lors de conversations intimes les confidences de terroristes en phase de planification, quand les services de sécurité ne parviennent même pas à surveiller à distance leurs communications ?

Depuis vingt ans, combien d’amateurs sans passé partis seuls au cœur de plusieurs terres de jihad et que l’on a revus ensuite pimpants, jamais menacés, jamais enlevés, jamais blessés ?

Depuis vingt ans, combien d’experts dont la moindre des apparitions fait sangloter de rire au cœur des services spécialisés, et dont le moindre des écrits provoque une avalanche de questionnements sidérés entre fonctionnaires et militaires en activité ?

Aucun.

A l’heure du doute permanent érigé en fausse intelligence, au moment où le savoir est amèrement critiqué par ceux qui n’ont ni le courage ni les capacités de l’acquérir, et alors que le moindre ignare réjoui de sa propre médiocrité peut asséner sur Twitter ou Facebook les plus abjectes affirmations, on ne devrait pas s’étonner de l’audience de quelques uns.

Certains commentateurs affutés ont déjà, largement, identifié les failles psychologiques (mythomanie, frustrations diverses, soif éperdue de reconnaissance) et les biais intellectuels de nos nouveaux héros. Contrairement à ceux qui répondent aux critiques intellectuelles par des invectives et des attaques ad hominem, je ne vais pas me livrer ici à de telles bassesses – et ce d’autant plus qu’à la réflexion ces apprentis Langelot, hommes ou femmes, ont quelque chose de touchant, voire d’attachant, dans ce qu’ils révèlent de fragilité et de blessures récentes.

Je préfère conclure ce court billet, sans doute annonciateur d’une pause, par quelques questions aux mondes de la presse et de l’édition. Etes-vous conscients, les amis, du mal que vous nous faîtes ? Voyez-vous les ravages politiques et sociaux des tribunes que vous offrez aux escrocs, authentiques imposteurs ou idiots utiles utilisés par ceux que vous dénoncez par ailleurs à longueur d’éditoriaux ? Prenez-vous la mesure des dégâts provoqués par la reconnaissance que vous offrez à ce nouveau populisme, ravi de son ignorance, satisfait de sa médiocrité, persuadé que les analyses du monde qu’il assène avec force sont à même de nous protéger ?

C’est d’abord à vous, complices de la vacuité, associés in crime contre l’esprit et le travail, aveuglés par vos petits intérêts économiques, adeptes de la facilité et admirateurs de la médiocrité inventive, que je veux exprimer ici tout mon dédain. Il est bien solitaire, mais il est sincère, et ça n’est déjà pas si mal, ces temps-ci.

L’espion qui n’était pas là.

Je ne pensais pas voir un jour un numéro d’OT, cette prunelle de nos yeux, s’exhiber ainsi en couverture d’un livre. C’est désormais chose faite, et le livre de Stéphane Gillier, 65-84 (Phébus, 176 pages), paru au mois de mai dernier, est étonnant ne serait-ce que pour cette raison.

65-84

Je ne sais, à dire vrai, comment qualifier ce texte. Si on suit les pas d’un agent d’un service qu’on imagine sans mal être la DGSE, entre la caserne Mortier, le fort de Noisy ou Cercottes, il est plus délicat d’y voir un roman d’espionnage. On a beau y tuer un islamiste algérien en Pologne ou y faire du renseignement en Afghanistan sous couverture humanitaire, il ne s’agit pas d’un thriller et on est à mille lieux de la littérature de gare ayant trait au terrorisme, fut-elle publiée par de prestigieuses maisons parisiennes.

65-84 est, en réalité, le récit d’une dérive, celle d’un jeune homme qui se laisse porter par les événements et paraît ne jamais être vraiment concerné par son environnement. Détaché, presque lointain, il devient militaire, élève officier à Saint-Cyr avant d’être happé par un service de renseignement, d’y être formé puis envoyé en mission. A aucun moment on ne sent chez ce garçon le moindre goût pour ce qu’il fait, et sa lucidité, rapidement acquise, au sujet du système dans lequel il évolue ne contribue pas à développer son enthousiasme – ni à le rendre sympathique.

Tout au long de ces pages, écrites dans un style remarquable, et pour tout dire assez fascinant, on assiste à la vie d’un espion qui s’ennuie, erre dans sa vie comme il erre dans le monde. De Gênes à Istanbul, tout n’est que lassitude, fatigue, étreintes tarifées, grisaille. Pas d’enthousiasme, ici, pas de grandeur, pas d’excès. Quelques courtes bagarres, de l’alcool, un peu de came pas bien méchante, et cet homme qui fait ce qu’on lui dit de faire, sans vraiment discuter et paraît toujours se demander ce qu’il fait là. Au final, d’ailleurs, on ne sait pas si ce dégoût vient de ce que la République lui demande d’accomplir ou si le malaise est plus profond et plus ancien. Et on ne le saura pas.

Reste un livre talentueux, très original, portrait d’un militaire devenu espion, désenchanté, blasé, lassé, qui évoque parfois, par sa distance, certains polars de James Ellroy. Une lecture qu’on ne lâche pas, et qui laisse une impression durable, presque tenace, comme un rêve désagréable.

Le petit chien est sur la pente fatale.

Le 24 mai, dans l’indifférence quasi générale des médias français a été commis un attentat suicide à Djibouti contre un restaurant fréquenté par des Occidentaux. En plus des deux kamikazes – un homme et une femme – est mort un ressortissant turc. Une vingtaine de personnes ont été blessées, parmi lesquelles des marins néerlandais et des employés d’une société française de conseils. Une telle attaque dans ce petit Etat stratégique, dont le régime, malgré sa conception très particulière de la démocratie ou de la justice, bénéficie du soutien indéfectible des démocrates que nous sommes, est évidemment un événement majeur.

Il faut dire que Djibouti est une base opérationnelle occidentale depuis des décennies, utilisée par la France (qui y stationne des unités de la Légion, de la Colo, du COS, une unité de chasse de l’Armée de l’Air, des moyens de soutien et tout un tas de systèmes de renseignement technique) et par l’Empire depuis le début des années 90. Bien avant le 11 septembre 2001, on pouvait ainsi apercevoir au bout des pistes de l’aéroport des AC-130 employés pour faire le ménage en Somalie.

AC-130U

Peu de temps après les attentats de 2001, les Etats-Unis ont établi une liste de terres de jihad, actives ou en devenir, qui nécessitaient à leurs yeux des actions politico-militaires. La Somalie, de cruel souvenir, figurait évidemment en bonne place dans cette liste, et Washington proposa même à Paris de prendre la tête, depuis Djibouti, d’une coalition régionale qui irait casser du jihadiste dans le pays. Sans surprise, et avec raison, la France refusa, et la guerre contre les Shebab fut finalement déclenchée en 2006 par l’Ethiopie. Mais ne nous égarons pas.

Djibouti est un poste avancé contre les Shebab, mais aussi une base utilisée intensivement contre AQPA (cf. ici) et la piraterie régionale. On y voit des F-15E ou des drones armés qui frappent au Yémen ou en Somalie, on y stationne des forces spéciales, (toujours plus, d’ailleurs), et on y prépare des actions plus ou moins clandestines, comme le raid français raté du mois de janvier 2013 qui visait à sauver un otage de la DGSE. Djibouti est donc une cible militaire naturelle pour les mouvements jihadistes régionaux, et chacun y redoutait une action terroriste, sans pouvoir évidemment la prédire.

Roland Marchal, qui est prompt à voir des échecs politiques américains derrière chaque évènement (y compris, sans doute, la récente panne de mon sèche-linge), devrait d’abord se concentrer sur les difficultés françaises avec ses anciennes possessions africaines. On aimerait également connaître les propositions de nos universitaires sur la façon dont on peut circonvenir par la seule politique une menace qui a juré notre perte.

Le fait est que cet attentat est un affront, et aussi un avertissement. Bien peu ont noté que la revendication des Shebab diffusée le 27 mai mettait nommément en cause la France pour ses actions militaires « contre les musulmans », en particulier en RCA. Il s’agit là d’une nouvelle et éclatante illustration du phénomène qui veut que les jihadistes non seulement inscrivent leurs actions locales dans un contexte global (glocal) mais soient également inspirés par les combats de leurs coreligionnaires, voire s’emparent de l’actualité pour justifier leurs actions. A cet égard, l’attentat du 24 mai est un cas d’école, qui voit un groupe somalien (qui a déjà frappé au Kenya, en Ouganda et en Tanzanie – et qui a formellement fusionné avec Al Qaïda en 2012) s’en prendre à la France dans son arrière-cour djiboutienne en prenant prétexte d’une guerre qui s’en déroule bien loin.

L’impression qui naît en observant une carte de l’Afrique, ces jours-ci, est celle d’une progressive perte de contrôle de la situation sécuritaire dans toute une partie du continent. Bien sûr, nombre d’Etats vivent en paix, et il faut se garder des généralisations, mais plusieurs régions sont bel et bien menacées par des groupes jihadistes que personne ne parvient réellement à dominer. Plus grave, et comme nous avions été quelques uns à le prévoir, toutes ces crises sécuritaires convergent et s’alimentent au point de défier nos capacités de réponse et d’analyse. Le jihadisme n’est évidemment pas le seul phénomène d’importance qui se déploie dans le continent, mais son impact politique, militaire, diplomatique, social et même économique le rend, comme le diraient les militaires, particulièrement dimensionnant.

Je ne vais pas revenir sur les révolutions arabes, qui génèrent sans surprise une instabilité à la hauteur de leur ampleur. Seule une poignée de garçons intellectuellement ralentis peut encore s’étonner d’un tel désordre, qui devrait nous renvoyer aux périodes agitées ayant suivi les révolutions européennes depuis quelques siècles. De même faut-il être d’une belle mauvaise foi pour voir dans les révoltes libyenne, tunisienne ou égyptienne le début ex nihilo du jihad, alors que ces trois pays sont confrontés depuis des années, sinon des décennies, au terrorisme d’inspiration religieuse.

Le fait est, cependant, que ces brutaux changements de régime ont été autant d’occasions que des forces longtemps étouffées ont su saisir, de même que les coups de force en Egypte ou en Libye ont parfaitement confirmé les analyses et prédictions de l’émir d’Al Qaïda, le bon docteur Ayman Al Zawahiry. Face à des Etats fragiles, fatigués ou en pleine recomposition, les jihadistes d’Afrique du Nord ou du Sahel ont su profiter de ce moment pour imposer, sinon leur domination, du moins leur présence dans le paysage régional.

La situation que je décrivais au mois d’octobre 2012 n’a donc fait qu’empirer et prend désormais des allures de conflit régional. Je ne vais pas me lancer dans une énumération exhaustive, mais il ne me semble pas inutile d’énoncer quelques faits, autour des principales organisations jihadistes actives dans une vaste partie Nord du continent africain.

AQMI, le plus ancien des groupes actifs, lointain descendant du GIA, héritier direct du GSPC, poursuit la lutte en Kabylie et ne cesse d’étendre ses réseaux dans la région. Conformément à une ambition déjà ancienne, le groupe, qui a rallié AQ en septembre 2006, continue d’implanter des cellules au Maroc tout en participant directement aux combats en Tunisie, où il est partie prenante à la réorganisation des réseaux. AQMI est également active en Libye. Elle y a obtenu quantité d’armes en 2011, et certains de ses membres étaient de l’attaque du consulat américain de Benghazi. On a appris récemment qu’Ansar Al Sharia – Libye comptait des Algériens dans ses rangs.

Après plus de 15 ans de présence au Sahel (une donnée qui échappe à certains et que j’avais tenté de présenter il y a deux ans), les jihadistes algériens ont réussi à susciter des vocations et à structurer une mouvance locale, constituée – schématiquement – autour d’Ansardine, un mouvement islamo-irrédentiste touareg qui ne cesse de muer, et du MUJAO. Ce dernier, qui mène la guérilla au Mali et a déjà frappé au Niger a fusionné avec le groupe de Mokhtar Belmokhtar au mois d’août 2013 pour créer Al Mourabitoun, officialisant ainsi une coopération porteuse de bien des dangers. Demandez donc aux types d’Arlit, qui ont eu chaud au printemps 2013.

Cette nouvelle entité, QUI N’EST PAS UNE DISSIDENCE D’AQMI, s’est directement mise aux ordres d’AQ (ce qui dément, une fois, de plus, les affirmations de certains qui voient en MBM un narcojihadiste), comme l’a confirmé l’arrivée à sa tête d’un vétéran du jihad, Abou Bakr Al Masri, récemment dézingué par nos petits gars. Al Mourabitoun est un mouvement en devenir, dont les ambitions, dans la bande sahélienne et en Libye, complètent celles d’AQMI, et ce n’est pas un hasard si le dispositif français s’emploie à le casser autant faire se peut. Comme toujours, ces mouvements coopèrent informellement, partageant les mêmes routes logistiques, adaptant leurs objectifs et choisissant leurs cibles en fonction des projets des autres groupes.

Plus au sud, Boko Haram (BH), secte devenue mouvement islamiste combattant aux accents jihadistes, a créé au Nord Nigeria et au Cameroun voisin un autre pôle de violence qui déstabilise lentement la région. Ansaru, son émanation purement internationaliste, est tellement silencieux depuis des mois qu’on ne peut exclure qu’il ait réintégré la maison mère. Ces deux groupes ont beaucoup appris au contact d’AQMI en 2012 et 2013, et il se murmure qu’ils auraient envoyé une poignée de combattants en RCA. Je n’en sais rien, pour ma part.

La bande saharo-sahélienne (BSS), comme on dit dans le kaki, est donc coincée entre la crise nigériane et la crise nord-africaine tout en abritant en son sein ses propres acteurs violents. Je ne vais pas revenir sur les liens entre tous ces braves gens, ils sont largement documentés pour peu qu’on prenne le soin de travailler un minimum et de poser les questions aux bonnes personnes. Mais il paraît que c’est de l’académisme que de vérifier ses sources.

A l’est du continent, l’insurrection islamiste somalienne, que je me garderai bien de comparer à celle du Nigeria, est un autre mélange, tout aussi complexe, de luttes locales, de rivalités, et de volonté d’en découdre avec le monde selon le crédo jihadiste bien connu. Le jihad en Afrique de l’Est est un phénomène ancien, et on ne dira jamais assez que le premier attentat attribué par AQ, à Aden le 29 décembre 1992, a été suscité par l’intervention impériale en Somalie. Et je ne me lasse pas de méditer sur la mort, le 23 mai 1996, du premier adjoint égyptien d’Oussama Ben Laden, Abu Ubaidah Al Banshiri, disparu dans le naufrage d’un ferry sur le lac Victoria. A quoi ça tient, quand même.

Je pourrais aussi bien vous parler du regretté Fazul, mais il suffit de préciser que la Corne de l’Afrique est une terre ancienne du jihad, alimenté par les réseaux yéménites et par des siècles d’influences mutuelles avec la Péninsule arabique. Il paraît même qu’il y a une traite négrière entre les deux régions, mais c’est sans doute mal de le rappeler. On trouve là, de Djibouti, et même du Soudan, jusqu’à la Tanzanie ou l’Ouganda, des réseaux et des cellules qui ne sont pas toutes directement liées aux Shebab. Il n’est pas inapproprié, quand on parle de certains, d’évoquer une sorte d’Al Qaïda en Afrique de l’Est, même si la chose est plus complexe.

Résumons-nous. Un premier foyer de violence en Algérie, rayonnant dans toutes les directions. Un deuxième au Sahel, entre le Nord Mali et le sud de la Libye, lui aussi multidirectionnel. Un troisième au Nord Nigeria, contaminant le Cameroun et le Niger, et peut-être la RCA. Un quatrième en Libye, essentiellement dans le grand Est, lié au premier et déjà connecté au jihad du Sinaï. Un cinquième en Somalie, lié au premier et au troisième, et menaçant une grande partie de l’Afrique orientale tout en se faisant l’écho des luttes menées ailleurs. Autant dire que tout va bien.

De même que le jihad syrien est inédit par l’ampleur des filières de volontaires qu’il suscite, la crise jihadiste en Afrique constitue en effet un défi unique par son étendue et sa complexité, et la France y est en première ligne.

Le colonel Goya a récemment analysé la posture française, et je ne vais évidemment pas revenir sur ce point. Je veux, en revanche, partager son inquiétude quant à nos capacités à faire face à un défi qui ne cesse d’évoluer et de gagner en ampleur, tandis que les budgets alloués à nos forces sont soumis à une incessante pression à la baisse.

Le redéploiement en cours de nos moyens dans la BSS, du Sénégal à Djibouti, avait été initialement pensé pour regarder vers le nord. Alors que s’esquisse enfin une certaine coopération avec l’Algérie, la menace vient des confins libyens mais également du Grand Sud algérien, sillonné en tous sens par de petits groupes de jihadistes faisant la navette entre les crises. Alger a bien du mal à sécuriser ses frontières orientales, et éprouve de naturelles réticences à laisser les Etats-Unis utiliser leurs drones de combat au-dessus de son territoire.

Ces appareils sont devenus un des éléments indispensables de toute stratégie anti terroriste, et j’éprouve une intense satisfaction à voir la France enfin, après des années de déni, mettre en œuvre une campagne d’élimination de chefs ennemis afin d’empêcher la reconstitution des groupes au Sahel. Je suis bien conscient des limites à moyen terme des seules opérations de ciblage, mais on ne peut pas se contenter d’attendre que l’ennemi agisse sous prétexte que le tuer ne réglera pas la crise sociopolitique qui le pousse à nous combattre.

Il faut ici, d’ailleurs, saluer les succès de plus en plus impressionnants du dispositif français, qui semble avoir enfin réussi une intégration opérationnellement efficace des moyens et des capteurs. L’élimination d’Abou Bakr Al Masri, révélée par Le Monde, illustre ainsi la façon dont la force Serval (et toutes ses composantes) suit les méthodes américaines de ciblage et confirme que les difficultés de coordination entre services français ont été en grande partie surmontées.

Ces réussites opérationnelles, qui auraient peut-être pu intervenir plus tôt, ne doivent pas faire oublier le fait que Paris se débat dans un dangereux isolement dans la BSS. J’ai déjà écrit que les conflits en cours étaient la manifestation du naufrage de notre politique postcoloniale. Pas un des Etats sur lesquels nous sommes censés nous appuyer n’est réellement fiable. La Mauritanie ou le Burkina sont ainsi de bien ambigus partenaires, tandis que la persistance de la lamentable crise politique malienne fragilise nos positions. Au Niger, un Etat dont nous avons cruellement besoin, la situation politico-sécuritaire est plus que médiocre, et le Tchad n’est pas un allié de tout repos. Le Cameroun est au bord du gouffre, et la RCA y est tombée depuis longtemps.

Accusée d’être le gendarme de l’Afrique, la France donne surtout l’impression qu’elle en est le pompier, courant de fenêtre en fenêtre avec une bâche qui ne cesse de rétrécir pour sauver ce qui peut l’être. Le dispositif de la BSS sera-t-il capable de gérer des crises majeures simultanées au nord et au sud ? Les Etats-Unis, dont le président a clairement indiqué qu’ils nous soutiendraient, sont-ils prêts à faire autre chose que déployer des forces spéciales et des drones – il est vrai, dans de nombreux pays ? Et d’ailleurs, à eux deux, Paris et Washington sont-ils vraiment capables d’empêcher une région de basculer lentement mais sûrement ?

La question n’a rien de rhétorique, et elle pose de difficiles défis organisationnels. Il y a un monde entre gérer une dizaine de crises localisées, aussi délicates soient-elles, et mener une guerre semi clandestine à l’échelle d’un continent. Le 23 mai, à l’occasion de la grand-messe qu’il organisait à l’Ecole militaire pour célébrer le renseignement en opération, le général Gomart, patron de la DRM et ancien chef du COS, n’a pas caché ses ambitions en la matière. On y a parlé analyse, et aussi sources humaines, task forces, moyens techniques. J’ai même failli déposer mon CV aux pieds du grand homme, mais je me suis ressaisi à temps.

Le DRM n’a pas tort s’il pense que la perspective d’un engagement de longue durée en Afrique contre les groupes jihadistes va nécessiter une révolution culturelle au sein de son service, qui va devoir adapter les méthodes d’enquête et d’analyse qui font la force des deux grands services de renseignement de la République. Et la DGSE, qui a déjà accompli bien des révolutions, va peut-être devoir admettre qu’une partie du renseignement de terrain doit être le fait des militaires qui y sont déployés.

Plus de dix ans après le lancement de la campagne anti terroriste mondiale de l’Empire, la France, à son échelle, paraît confrontée aux mêmes défis : intégration opérationnelle du renseignement multi capteurs, chaîne de commandement raccourcie, coopération entre services et administrations, gestion d’une menace évolutive au profit d’alliés changeants, parfois parties du problème à résoudre. Mais à la différence de la France, les Etats-Unis, depuis le 11 septembre 2001, et malgré leurs erreurs ou leurs tâtonnements, n’ont jamais envisagé de réduire les moyens, matériels ou humains, alloués à la guerre qu’ils menaient, et les projets grandioses des différents services de renseignement français se heurtent, eux aussi, aux limites budgétaires.

Engagée au Mali et en RCA, visée à Djibouti ou au Niger, menacée depuis le Nigeria ou la Libye, la France s’expose à des déconvenues qui pourraient être d’autant plus cruelles qu’elles illustreraient la déconnexion croissante entre ses ambitions et ses moyens. Vient toujours un moment où la réalité reprend le dessus, et où les discours glorieux ne sont plus que des oraisons funèbres ampoulées.

Le renseignement au cinéma : gagner les coeurs et les esprits.

Non seulement massacrer ses ennemis est passé de mode (ce qu’on peut déplorer), mais il a en plus été démontré que ça pouvait, soit ne pas marcher, soit ne pas suffire. Du coup, les armées occidentales tentent depuis des décennies de convaincre les populations au milieu desquelles elles combattent du bienfondé de leur lutte et de leur mission. Une telle démarche est censée éviter la cruelle désillusion du centurion Mordicus Tullius, connu pour sa fameuse formule : « On se bat contre les gens, on les massacre, on les envahit, on les occupe, et après, sans raison, ils se retournent contre vous ».

Ceux que ça intéresse pourront d’ailleurs consulter avec profit les recensions d’ouvrages consacrés au sujet par War Studies Publications, les réflexions d’En Vérité ou les études de l’IRSEM, avant d’observer d’un œil neuf les actions de la France au Sahel ou en RCA.

Cette approche de la lutte contre une guérilla ou une insurrection  nécessite évidemment de déployer sur le terrain des unités qui ne soient pas composées de brutes avinées, de pillards patentés ou de suprématistes blancs dont on connaît la faible empathie pour la souffrance des populations du Sud. Il s’agit également de disposer d’un commandement adéquat, qui ne raisonne pas seulement à courte vue, a pris la mesure de l’environnement dans lequel doit s’accomplir la mission et n’attend des résultats immédiats. On peut ici rendre hommage à ceux qui ont envoyé en RCA pour y rétablir l’ordre l’équivalent d’un régiment renforcé en indiquant que l’opération prendrait fin au début du mois de juin 2014. Demain, donc. Mais nous savons bien, en France, à quel point l’Histoire est sans pitié pour ceux qui tentent de gouverner un pays comme on gère une petite épicerie.

On imagine sans mal à quel point il est difficile et dangereux de combattre un ennemi caché au sein d’une population dont on connaît peu ou pas les ressorts profonds, mais un observateur lointain ne peut ressentir la tension du terrain, ni subir la pression permanente d’un danger invisible. Ceux qui critiquent donc doivent donc garder en tête les aspects les plus concrets de telles opérations, et ne pas se tromper de cibles.

48 heures, de Walter Hill. 1982

Il lui sembla qu’il se trouvait parmi des hommes d’une autre race, sur une terre étrangère, dans un monde dur et ingrat.

Septembre 1996. Je suis arrivé au Service hier, fier, impressionné, intimidé. Toute la journée nous avons signé des papiers, écouté les consignes, et même perçu notre badge d’accès à la Centrale, un morceau de carton plastifié devenu plus précieux que toutes nos possessions. Le soir, dans un couloir pastel de la Direction de l’Administration, nous avons attendu notre affectation. Je lutte déjà pour ne pas me laisser aller à mon habituel mauvais esprit, et je refuse de m’étonner du temps qu’il faut pour déterminer le futur emploi de jeunes civils trois mois après leur réussite au concours. Mais je connais déjà assez l’administration, et surtout celle du ministère de la Défense, pour ne pas m’attarder à cette incongruité.

Enfin, la responsable qui supporte notre bruyante impatience dans le couloir depuis une heure nous convoque dans son bureau et met fin à l’attente. Pour moi, et un autre jeune homme, ce sera le Service du Contre-espionnage. On nous regarde avec envie. Mon rêve continue, même si l’angoisse de ne pas être à la hauteur est déjà là.

Le lendemain, nous voilà, lui et moi, dans le bureau d’un vieux lieutenant-colonel, dont on n’ose imaginer la longue carrière. Nous le regardons avec déférence, en attendant son verdict. Celui-ci tombe rapidement. Pour mon camarade, ce sera le secteur de contre-espionnage et de contre criminalité, car « vous avez fait des études de droit ». Pour moi, ce sera le contre-terrorisme, car « vous avez travaillé sur le Moyen-Orient ». Nous ne disons rien, saluons respectueusement, et attendons qu’on nous escorte à nos postes. C’est qu’il n’est pas question de se promener seul dans les couloirs du CE quand on est une nouvelle tête.

Après mon deuxième déjeuner à la cantine, on me conduit dans le bureau du responsable de l’analyse du secteur de contre-terrorisme. Les locaux sont horribles, vieux, bien différents de ceux où nous avons passé les oraux du concours, mais je ne m’étonne déjà plus de rien. « Nous ne vous attendions pas », me dit-on gentiment, et j’ai une nouvelle fois l’impression que mon sort va se décider entre deux portes, ou sur un coup de dé.

J’attends. Mon regard traîne sur les murs, où s’affichent des souvenirs exotiques, et sur le bureau, raisonnablement encombré de dossiers et de notes griffonnées. Rien ne différencie cette pièce de celles que j’ai connues ailleurs.

On parle dans mon dos, de moi. Je me retourne. Une jeune femme vient me chercher, elle m’accompagne dans le long couloir vers ce qu’elle décrit comme la section chargée de l’islamisme sunnisme. Un autre lieutenant-colonel, plus jeune, plus dynamique, m’accueille. On sent dans cette équipe une complicité bourrue. Je surprends des regards, des sourires en coin. Ils ont – presque – tous quelque chose de spécial. On m’affecte à l’équipe chargée des groupes terroristes algériens. Ça y est, j’y suis.

*

*        *

J’ai pu, très vite, mesurer la chance qu’il y avait à côtoyer des analystes et des agents de terrain qui, civils ou militaires, hommes ou femmes, luttaient dans une indifférence polie contre une menace aux contours flous, aux motivations et ressorts complexes, et aux menées parfois étonnantes.

Il y eut, bien sûr, dans les premiers jours, l’angoisse de ne pas y arriver, la peur de briser un rêve que je caressais depuis mon enfance, et aussi le poids des enjeux, loin, très loin, des propos de mythomanes. Mais, très vite, peut-être en moins d’une semaine, vint la fascination pour ce que nous appelions alors doctement, dans nos notes, l’islamisme radical.

L’historien que j’avais failli devenir, et dont je tente, tant bien que mal, de conserver la rigueur et la méthode, n’était pas perdu dans ces centaines de cartons d’archives, débordant de télégrammes, de communications interceptées, de débriefings ou de notes de synthèse. Je fus pourtant, dès mes premiers pas dans ces travées, comme saisi de vertige tant la masse de données me sembla – et me semble encore – étouffante, comme la grande bibliothèque de Borges. Du monde entier arrivaient chaque jour des bribes d’informations, des renseignements incomplets, et à mesure que nous nous attachions à comprendre la menace elle nous paraissait plus complexe, plus diffuse, parfois presque impalpable.

Balustrade

Depuis des années, le Service, ou du moins ce que nous en percevions, prenait soin de ne pas s’engager dans des processus opérationnels dont il ne maîtriserait pas tous les ressorts. Plus de dix ans après le catastrophique sabotage du Rainbow Warrior, le traumatisme était palpable, même chez les cadres qui ne l’avaient pas connu, et chacun était attentif aux risques de dérapage, ou de nouvel échec. Cette prudence, louable dans les affaires si subtiles de contre-espionnage, était un handicap dès lors qu’il s’agit de combattre des groupes terroristes dont il était évident, sauf pour quelques esprits dépassés, qu’ils n’obéissaient à aucune influence étatique.

Confronté aux nécessités contradictoires de tenir son rang de grand service étatique et de ne pas se faire remarquer par un nouveau fiasco, le Service ne s’engageait qu’avec une extrême prudence. Au fond de la soute, comme nous appelions les bureaux où pas un chef ne venait nous voir, il nous revenait la mission d’accomplir des merveilles avec peu afin de permettre au système de ne pas être ridicule. C’est, paradoxalement, dans ces conditions, avec une poignée de sources humaines clandestines – toutes traitées en commun avec un service intérieur allié, des sources techniques et la coopération de grands partenaires, que nous essayions de donner du sens au chaos que nous scrutions.

Un des critères d’excellence des analystes était alors la capacité à « cribler », un verbe qui recouvrait la capacité à interroger les bases de données alimentées avec plus ou moins de rigueur par les analystes à partir des sources qui leur fournissaient renseignements ou informations. Ces données, souvent incomplètes, par le désordre qu’elles figuraient, étaient une source presque infinie de découvertes si on se donnait la peine de les étudier selon des méthodes un tant soit peu sérieuses.

Parmi les nombreux et passionnants défis intellectuels qu’il nous fallait relever, le plus impressionnant était, en effet, celui de la restitution de l’abyssale complexité de ce que nous appelions, de façon hermétique, la « matière » – un peu comme on dit « le procédé » dans La prisonnière espagnole (David Mamet, 1997).

The Spanish prisoner

Pas un de nos chefs n’y comprenait vraiment quelque chose, mais certains, témoins privilégiés de la guerre civile en Algérie et des attentats à Paris ou Lyon, admettaient quand même que tous ces islamistes radicaux (même s’il le concept d’islamisme modéré demeure assez obscur à mes yeux) étaient décidément bien turbulents. Pour d’autres, en revanche, nous perdions notre temps à courir après de jeunes hommes dont nous ignorions parfois jusqu’au nom de famille et qui, à l’instar de philosophes grecs ou d’artistes médiévaux, se faisaient appeler Hocine de Verviers ou Khaled d’Istanbul. Ces surnoms, lus ou dans les courriers interceptés entendus, provoquaient même parfois l’ironie imbécile d’une poignée de commentateurs mêlant à leur ignorance du sujet un racisme à peine dissimulé.

Pour des raisons très françaises, il nous était, par ailleurs, impossible de travailler avec le monde universitaire, qui nous considérait avec d’autant plus de méfiance que nos activités contredisaient, faits et preuves à l’appui, toutes ses affirmations. Entendre au Quai, invitées par le cabinet du ministre, des personnalités bien connues pérorer et placer leurs certitudes idéologiques au-dessus des faits que nous avions, nous comme d’autres services, minutieusement recueillis et analysés a toujours été une expérience pour le moins éclairante. Nous ne détenions évidemment pas la vérité, mais au moins nous donnions-nous la peine de la chercher. En 1997 et 1998, lors des épouvantables massacres de villageois dans la Mitidja, il ne fit jamais le moindre doute qu’une écrasante majorité d’entre eux étaient le fait des soldats perdus du GIA, tandis que quelques autres étaient perpétrés par des villages rivaux.

Comme de juste, plusieurs commentateurs relayaient plus ou moins consciemment la propagande d’opposants plus qu’ambigus, officiers exclus du système politique algérien, militants du FIS refusant coûte que coûte d’admettre la dérive idéologique du GIA, et une poignée d’escrocs au renseignement. Fidèles à de vieilles pratiques intellectuelles qui ont encore cours, ils écartaient avec mépris toutes les données contraires à leurs croyances. J’aurais parfois tellement voulu les placer auprès des techniciens qui interceptaient les communications de l’armée algérienne ou celles du GIA avec ses réseaux européens, afin de les confronter à une réalité qui leur échappait, mais travailler dans un service de renseignement vous apprend à savoir et à ne rien dire.

Bien peu de chercheurs, en réalité, allaient encore sur le terrain, et aucun, évidemment, ne disposait des renseignements qui nous parvenaient quotidiennement. La loi académique bien connue (« Plus on est célèbre, moins on travaille ») trouvait ici une nouvelle illustration. Pour ceux-là, l’idée que notre démarche puisse être à la fois intègre et rigoureuse était inconcevable, et leur colère ne cessa jamais de grandir à mesure que leurs certitudes croulaient sous les faits.

Ce mépris pour la façon dont nous enquêtions et analysions nous touchaient d’autant plus durement que nous étions tous largement diplômés, et que certains de ceux dont nous lisions les livres ou les articles avaient été nos professeurs. Peut-être exprimaient-ils aussi, inconsciemment, leur dépit de ne pas disposer des éléments que nous malaxions toute la journée afin de comprendre et, mission principale et sans doute bien nauséabonde pour de si purs esprits, défendre la République.

Pour moi, qui avais couru, comme étudiant en histoire, après les archives inédites, disposer d’une telle masse de données à exploiter et à faire vivre était comme un rêve éveillé. La force d’un service de renseignement réside tout autant dans sa mémoire et son esprit de synthèse que dans ses sources. Il s’agit évidemment de recueillir des faits mais aussi de les trier, de les évaluer, de les classer sans les enterrer pour pouvoir, au claquement de doigt, faire remonter le bon élément qui fera la différence.

La rigueur, qui était le mot d’ordre de nos chefs, nous faisait emplir nos fichiers de noms et de surnoms, de numéros de téléphone, d’adresses, et nous découvrions sans cesse des liens entre des individus ou des groupes que rien n’aurait dû associer, tel ce terroriste marocain devenu le représentant en Europe du Front islamique de libération moro (FILM), un groupe islamo irrédentiste philippin, ou ce jihadiste algérien arrêté à Amman et dont l’oncle, un temps actif à Niamey pour le GIA, alimentait en 2000, depuis Bangkok, les réseaux d’Al Qaïda en faux passeports français.

Au contact plus ou moins direct des réseaux jihadistes, nos différents capteurs faisaient remonter des centaines de faits et de noms de formes différentes qu’il était vital d’archiver correctement. Comme on le dit à un enfant qui a perdu un jouet d’une voix sentencieuse, « ce qui n’est pas rangé ne se retrouve pas aisément », et c’était ici, d’une certaine façon, le même défi. Ce que nous appelions alors le fichage, et qui fut plus tard rebaptisé « exploitation du renseignement », était l’objet de vifs débats internes. Pour les membres du contre-espionnage, il s’agissait d’un travail fondamental, puisqu’il nous obligeait à nous plonger au cœur de la matière. Je ne pense pas avoir jamais autant appris qu’en criblant, fichant, créant des liens entre des individus, et, pour dire les choses simplement, en surfant dans cette immense de base de données à la recherche de clés de compréhension. Et je ne pouvais cacher mon scepticisme devant ces analystes qui lisaient des rapports ou des débriefings, écran d’ordinateur éteint, un simple feutre à la main, soulignant des noms comme ils le faisaient avant dans les travées de la bibliothèque Sainte Geneviève. Que retenaient-ils de leur lecture ? Comment vérifiaient-ils les adresses, les dates de naissance, les numéros de téléphone ou de passeport ? Et que laissaient-ils aux autres, dans tout le Service, de leurs travaux ? Qui pourrait profiter de leurs éventuelles découvertes ? La base de données était en effet commune à l’ensemble des membres du Contre-espionnage, et elle fut ensuite étendue au reste des analystes de la Centrale, afin – après des années de querelles internes – de créer des passerelles entre les thèmes. On me dit, d’ailleurs, que cet art délicat n’est plus guère pratiqué, et je n’ose en tirer de conclusions.

La chose aurait dû être évidente, mais elle ne l’était pas. Le Service était traversé par une profonde et ancienne fracture entre l’analyse politique, pratiquée au SR, et le contre-espionnage. Les analystes du SR nous considéraient avec mépris, nous traitant à l’occasion de flics, comme si ce terme pouvait être une insulte. Il en disait surtout long sur ceux qui le lançaient. Ils n’hésitaient pas à affirmer qu’ils faisaient, eux, LE vrai métier. Il est vrai que les notes politiques étaient bien plus immédiatement opérationnelles pour leurs lecteurs, en particulier au Quai, que nos propres papiers, trop techniques, pâles reflets d’une folle complexité qu’une poignée d’imposteurs prétendent saisir lors de fumeux voyages. Leur refus d’utiliser les bases de données relevait pourtant d’une profonde incompréhension du métier, et il suffisait de recenser les bases personnelles, conçues sous Excel, pour se rendre compte que la nécessité d’archiver était réelle. Avant même le débat contemporain sur les métadonnées et leur stockage se posait déjà pour nous la question fondamentale de l’archivage numérique commun, trésor sans lequel il ne peut y avoir de véritable analyse contre terroriste.

A ce mépris répondait le nôtre, en particulier devant les archives personnelles, les plans de classement inspirés d’on ne savait quel manuel civil. A nos yeux, arrogants, emplis de certitudes, nombre d’analystes politiques n’étaient que des diplomates de seconde zone, exploitant les télégrammes du Quai comme s’ils avaient été émis par une équipe d’opérationnels agissant derrière la ligne de front. Certains d’entre eux étaient pourtant d’authentiques spécialistes, mais la masse de ces analystes politiques était pleine de morgue, incapable de gérer des sources clandestines, ignorante des contraintes opérationnelles réelles, et plaçait côte à côte dans leurs dossiers suspendus des interceptions et des dépêches de presse. Lors des stages de traitement de source, les instructeurs issus du SR exigeaient des hommes qu’ils soient en costume. A leurs yeux, nos contacts ne pouvaient être que des fonctionnaires ou des hommes d’affaires, à la rigueur des diplomates étrangers, et certainement pas de jeunes gars en jeans ou survêtement vus dans un café interlope loin du centre-ville.

Nous étions des flics ? Ils étaient des plumitifs.

Sans doute sincèrement passionnés par leur sujet, comme des thésards, bien peu présentaient ce goût pour la chasse, cet amour de la traque, cet acharnement presque obsessionnel qui conduit à explorer chaque recoin, à inventer de nouvelles méthodes, de nouveaux modèles, afin de débusquer l’ennemi – et l’éliminer. Les analystes politiques tentaient d’expliquer le monde – à des lecteurs qui en savaient parfois plus qu’eux. Nous essayions d’y vaincre un ennemi comme personne n’en avait jamais affronté, habile, évolutif, insaisissable. Nous aurions dû travailler ensemble, nous ne nous parlions pas.

C’est alors que je vis le pendule

Une fois n’est pas coutume, je voudrais manifester ici toute mon admiration à M. Laurent pour son travail. Après des années, presque des décennies de tâtonnements et de lutte brouillonne contre le jihad, voilà qu’un professionnel capé sort de l’ombre et prend le temps d’exposer au public la fascinante complexité d’une menace dont personne n’a manifestement pris la mesure.

Déjà, en 2013, vous aviez, dans l’admirable Sahelistan (Seuil, 382 pages), décrit avec force détails ce qui attendait le monde dans le désert brûlant et hostile des confins libyens. Quelques esprits chagrins, sans doute tout autant mus par la jalousie que par la frustration, avaient bien trouvé à redire à votre texte, ergotant ici sur des frappes de drones qui n’ont jamais eu lieu, relevant là que votre propos ne concernait qu’une partie seulement de la région. Ils avaient tort, et votre succès en librairie est là, comme toujours, pour démontrer la justesse de vos vues et la pertinence, ô combien courageuse, de votre analyse. J’en profite, d’ailleurs, pour saluer ici les éditions du Seuil, qui persévèrent dans leur recherche de l’excellence littéraire et scientifique. Votre lectorat en sait, grâce à vous, bien plus qu’on voulait bien lui en dire, et vous faîtes ainsi, sans jamais vous en vanter, œuvre de salubrité publique.

Sahelistan

Après des mois passés au coeur des combats, de la Syrie à la Somalie, au plus près d’un terrain bien éloigné des salons parisiens que vous avez décidément raison de mépriser, vous voilà de retour avec un opus dont le titre, Al Qaïda en France (Seuil, 425 pages), dit tout de sa volonté de nous alerter.

Al Qaïda en France

Loin des plateaux de télévision dont vous vous méfiez avec sagesse, bien décidé à observer par vous-même une réalité qui échappe à la compréhension du commun, vous avez parcouru le Moyen-Orient et la Corne de l’Afrique, multipliant les contacts directs et personnels avec des hommes que les grands services ont, depuis longtemps, renoncé à atteindre. Si vous n’êtes pas homme à vous pousser du col, vous n’hésitez pas, en revanche, à vous exposer pour mener à bien votre mission, quitte à balayer sans pitié les certitudes.

Cette abnégation est naturellement typique d’une modestie qui vous a tenu, trop longtemps, loin des projecteurs. Cette discrétion, qui est la marque des plus grands, fait que même au sein de la petite communauté nationale des contre-terroristes vous étiez inconnu il y a encore deux ans. Je respecte cette rude pudeur, celle de ceux qui ont connu le feu et ne voient guère d’intérêt à se mêler aux mignons qui hantent les couloirs des palais de la République, et j’admire que la conscience que vous avez de votre responsabilité vous ait conduit à surmonter votre dégoût pour les bavardages inutiles et les débats oiseux. Votre sévérité sur les réseaux sociaux doit ainsi être mise sur le compte de cet intransigeant professionnalisme qui vous place un cran au-dessus des Pseudos experts autoproclamés (PEAP) que nous subissons tous à longueur de journée.

Samuel Laurent

A la lecture de votre dernier ouvrage, rares ont été les pages où je n’ai pas souri de plaisir ou retenu un frémissement de satisfaction devant telle ou telle réflexion, fruit d’un authentique travail de terrain et d’une connaissance remarquablement profonde des ressorts du jihadisme. Il se trouvera, évidemment, toujours quelque pinailleur pour objecter que la présence de réseaux jihadistes en France n’est pas nécessairement liée à l’organisation Al Qaïda, mais qu’importe, après tout. Ce qui compte, en effet, est de se mobiliser sans plus attendre et on veut croire, à la lecture de ce futur classique, que nos gouvernants agiront enfin. Nous n’avons que trop tardé et je peux avouer ici que votre livre est celui que j’aurais aimé écrire pour éveiller nos concitoyens. C’est désormais chose faite.

Bravo, donc, et merci.

L’Afrique, c’est chic.

Un mois après l’enlèvement de plus de deux cents jeunes filles à Chibok par les poètes incompris de Boko Haram, la secte islamiste radicale qui sévit dans le nord du Nigeria depuis 2000, le monde paraît prendre conscience de l’existence dans ce pays d’une menace terroriste particulièrement virulente. Elle n’a pourtant rien de nouveau et fait l’objet, depuis des années, du suivi attentif de nombre de services et d’universitaires. On pourra ainsi consulter avec profit les travaux de Marc-Antoine Pérouse de Montclos ou, par exemple, les études régulières du Combating Terrorism Center (CTC) de West Point.

Je ne vais évidemment pas revenir sur l’émergence déjà ancienne d’un islamisme combattant au Nord Nigeria. J’avais d’ailleurs, il y a déjà deux ans, rapidement évoqué ceux qui, un temps, se présentèrent comme des Taliban nigérians, provoquant à Paris quelques moqueries méprisantes (« Ah la la, ces Africains, quand même ») associées aux habituelles invocations (« L’islam africain est pacifique »). Pour beaucoup d’observateurs, ces sanglantes turbulences dans une région déjà frappée par bien des maux (pauvreté, corruption, défaillance de l’Etat, tensions ethniques) étaient localisées et ne devaient être vues que comme les vicissitudes de la vie d’un Etat complexe et instable au cœur d’une région souvent observée avec paternalisme.

Comme souvent se heurtèrent là l’approche transversale et volontiers pessimiste d’une génération de contre-terroristes qui poursuivaient leur mission (et leurs cibles) comme ils le pouvaient et les réflexes d’analystes politiques excellents dans le suivi de leurs dossiers géographiques mais parfois incapables de saisir l’ampleur des interconnexions. Alors que nos enquêtes nous conduisaient d’un bout à l’autre de la carte, ceux qui auraient pu nous éclairer nous percevaient d’abord comme une bande d’hystériques capables de dévaster la planète pour s’opposer à une menace dont ils ne percevaient pas l’originalité.

Je ne vais donc pas me risquer à expliquer ou décrire dans le détail la vie et l’œuvre de Boko Haram – même si certains articles récemment parus en France pourraient rendre ce projet nécessaire. Il ne me semble, en revanche, pas inutile d’aligner quelques réflexions, comme toujours de bon sens.

Commençons donc par la campagne d’indignation, probablement sincère à ses débuts, lancée sur les réseaux sociaux. Devenu un phénomène mondial grâce à l’Impératrice, qui l’a relayé, le fameux slogan #bringbackourgirls, inventé au Nigeria, n’en finit pas de s’afficher sur nos écrans, dans les mains de personnalités qu’on n’imaginait pas si sensibles à la violence au Nigeria. On y brûle pourtant des écoles et églises depuis plus de dix ans, et les attaques contre les enfants ou les adolescents y sont monnaie courante. Pas plus tard que le 25 février dernier, 42 adolescents ont été massacrés dans le dortoir de leur lycée à Buni Yadi, dans l’Etat de Yobe, sans que leur mort provoque autre chose qu’une poignée d’articles. De même, le jour où étaient enlevées les jeunes filles de Chibok était commis à Abuja un attentat dans une gare routière dont le bilan a atteint le score très honorable de 75 morts. J’ajoute qu’un suspect de cet attentat a été arrêté au Soudan le 14 mai.

#bringbackourgirls

Gare routière d'Abuja le 14 avril

De tous les Etats confrontés à la violence islamiste radicale, le Nigeria, aux côtés du Yémen ou de l’Irak, est un des plus durement touchés, sans autrement attirer l’attention des grands médias. Comme en Algérie, où seule la violence commise dans la capitale provoque un vague intérêt par chez nous, le Nigeria ne fait la une qu’en cas d’authentique carnage ou de frappes symboliques. Le reste du temps, les attentats réguliers à Maiduguri ont bien moins d’écho ici que les déclarations ordurières d’un tapin espagnol exprimant avec élégance son dépit de ne pas voir son petit ami s’envoler au Brésil avec l’équipe de France de balle aux prisonniers. Qui sait, par exemple, que la capitale fédérale nigériane a été touchée par des attentats en 2010, 2011, 2012, avant ceux de ce début d’année, et qu’ils ont visé des bâtiments de la police, le siège des agences des Nations unies ou un quotidien ?

Personne ne déplore évidemment la mobilisation initiale en faveur des jeunes filles de Chibok. Nombreux, en revanche, sont les observateurs du pays, sur place ou à Paris, qui s’agacent de son incohérence, de son caractère tardif et partiel, et de sa totale inefficacité – comme dans cet intéressant article de L’Express. Certains, et je peux entendre leurs arguments, estiment même que cette soudaine furie sert les intérêts de Boko Haram en lui donnant une audience mondiale.

Il me semble, en réalité, que le groupe, certes peu ou pas connu du grand public occidental, était depuis longtemps l’objet de toutes les attentions des Etats que la situation sécuritaire en Afrique de l’Ouest préoccupe. Responsable de plusieurs enlèvements d’Occidentaux, lié à AQMI et aux Shebab somaliens avec lesquels il entretient d’étroites relations (y compris financières), maison mère d’Ansaru, un autre groupe de charmants bambins, le mouvement inquiète et mobilise. On a vu des membres de Boko Haram au Mali, et les recrutements au Niger, parmi les réfugiés sont nombreux et aisés. Plusieurs services ont même longtemps cherché le coordinateur algérien présent au Nord Nigeria qui œuvrait pour tout ce petit monde.

Dans le nord du Cameroun voisin, BH est très à son aise et défie les autorités de Yaoundé, décidément bien impuissantes. Il y bénéficie du développement, déjà ancien, de l’islam radical, selon un schéma bien connu que j’ai rapidement exposé ici. L’armée nigériane, qui ne fait pas dans la dentelle, effectue d’ailleurs de régulières incursions chez son voisin afin d’y poursuivre les opérations de combat qu’elle mène depuis des mois contre le mouvement. Je rappelle d’ailleurs que les récentes libérations d’otages français détenus au Nord Nigeria se sont faites grâce à d’obligeantes décisions de la justice camerounaise relâchant des membres de BH. Et à Niamey, le 1er juin 2013, une audacieuse attaque de la prison de la ville a permis à plusieurs jihadistes de se faire la belle, dont des petits gars de Boko Haram. Autant dire que ça va, merci, le mouvement est plutôt observé de près.

La mobilisation médiatique qui se développe en Occident exaspère, à dire vrai, les spécialistes du Nigeria. Je n’en suis pas un, mais j’en côtoie plusieurs de (très) près et je partage leur agacement devant cet emballement qui semble découvrir la violence qui ensanglante le pays depuis si longtemps, dans l’indifférence générale. Même la récente visite du Président, il n’y a pas si longtemps, n’a manifestement conduit nos compatriotes ou notre chère presse à s’intéresser intelligemment à notre premier partenaire économique en Afrique sub-saharienne. N’y avait-il pas moyen de s’émouvoir, avant la tragédie de Chibok, du terrorisme qui ravage le nord du pays, jette des milliers de civils sur les routes et déstabilise toute une région ?

On en vient alors à contempler avec consternation, non pas tant les #bringbackourgirls qui fleurissent sur Internet que le rassemblement mondain tardif et indécent, au Trocadéro, de personnalités aux indignations sélectives et à l’ignorance quasi complète. Mesdames, si la situation des populations au Nigeria, en particulier dans les Etats où est appliquée la charia, vous choque tant, pourquoi ne pas avoir réagi après les combats du 19 et du 20 avril 2013 dans le village de Baga, sur les rives du lac Tchad, au cours desquels 185 personnes sont mortes ? Ou après l’attaque d’une résidence universitaire, le 2 octobre 2012, qui a vu près de 30 étudiants égorgés ou abattus par les terroristes de Boko Haram ? Il faut sans doute conclure, après vous avoir entendues aligner les truismes au sujet d’un pays que vous ne placiez pas sur une carte il y a une semaine, que vous êtes là, au mieux parce que vous êtes des ignorantes repenties, au pire par que c’est follement trendy d’aller manifester contre des jihadistes avant d’aller passer un casting et que ça renforce votre image de people responsable. Celles qui ont un peu de temps pourraient d’ailleurs se mobiliser pour sauver cette jeune Soudanaise condamnée à la pendaison pour apostasie.

Se pose alors la question des conséquences pour Boko Haram de cette bruyante mobilisation. Comme souvent, on nous dit qu’il ne s’agit pas de donner trop de visibilité à un groupe terroriste, qui, et c’est vrai, fait ce qu’il fait pour créer un effet médiatique qui se transformera en pression politique. C’est vrai, mais c’est impossible à réaliser, et sans doute pas totalement pertinent.

Boko Haram, qui n’est plus une secte, n’est pas non plus un véritable mouvement jihadiste. Les racines communautaires de son combat en font un groupe véritablement à part au sein de la mouvance islamiste combattante mondiale (il faudrait regarder de près le TTP pakistanais, pour essayer de modéliser tout ça, puisque l’Armée islamique de l’Ogaden n’est plus qu’un souvenir romantique). Par ailleurs, la puissance des coups qu’il porte aux autorités, comparable à ce qu’on observe au Yémen de la part d’AQPA, lui garantit une notoriété régionale et toute l’attention des autorités, directement et violemment défiées dans leur existence même. Considérer, ainsi, qu’en se mobilisant ici on fait le jeu de groupe là-bas révèle une profonde méconnaissance du contexte nigérian, et néglige les circonstances de cette mobilisation.

Les caractéristiques de Boko Haram, que j’ai évoquées plus haut (ancienne secte, lutte communautaire, attaques répétées contre les populations), font donc du mouvement un groupe singulier. L’enlèvement de Chibok – une ville où devait se rendre le président Jonathan avant de se rendre à Paris et où il n’ira finalement pas – doit être vue comme une nouvelle déclinaison de la Prise d’otages de masse (POM). Ces opérations, lourdes et complexes (Boudennovsk, Moscou, Beslan, Bombay, In Amenas, Arlit, Nairobi) visent à obtenir un impact politique majeur en faisant durer l’événement le plus longtemps possible (jusqu’à trois jours, pour l’instant) et en révélant les faiblesses des autorités. La capture de plus de deux cents jeunes filles par un groupe de terroristes, leur déplacement, les affirmations selon lesquelles elles seraient vendues une par une à des jihadistes esseulés, et les rumeurs qui en voient certaines en RCA, sont autant de facteurs qui ne pouvaient que provoquer un retentissement maximal, sans que les exclamations occidentales y soient pour quelque chose.

Dès l’enlèvement connu, l’émotion a été très vive et a placé les autorités sous un flot ininterrompu de critiques. Initiées par les familles des captives, elles ont été relayées par la presse et les observateurs, dans le pays comme ailleurs. Imaginer que le phénomène relayé sur Internet ait pu être déterminant relève d’une forme sournoise de paternalisme, comme si les Nigérians avaient besoin des Occidentaux pour se révolter quand un groupe terroriste s’en prend à leurs enfants. De même, penser que toute l’affaire serait restée dans l’ombre sans ce fameux hashtag révèle un regard bien lointain sur le pays et la région.

A dire vrai, au lieu de se lamenter ou d’aligner les lieux communs, il ne serait pas inutile de mesurer les conséquences négatives pour le groupe de cette opération. L’émir de Boko Haram, Abubakar Shekau, n’est certes pas l’homme des demi-mesures et il mène depuis des années une stratégie particulièrement violente, associant attentats, guérilla et massacres. Il a cependant manifestement franchi un palier avec cette affaire, qui lui échappe désormais et qui lui offre une notoriété qui lui dessert. Condamnés par Al Azhar, la plus haute autorité de l’islam sunnite, les enlèvements de Chibok et les déclarations incendiaires qui ont suivi peuvent éloigner Boko Haram du reste de la mouvance islamiste combattante.

Au lieu d’affirmer, par pure ignorance, que le mouvement n’a pas de lien avec les autres groupes de la région (alors que, par exemple, la montée en gamme des opérations conduites depuis des mois tient d’abord aux formations reçues au Mali en 2012 des instructeurs du MUJAO et d’AQMI), il serait bon de s’interroger sur l’effet de l’affaire de Chibok sur ses relations régionales. A ce sujet, il n’est sans doute pas inutile de se rappeler des lourdes conséquences pour le GIA des massacres de 1997 et 1998, à commencer par la perte de ses idéologues londoniens, de ses réseaux européens et son expulsion des camps des afghans et pakistanais.

Outre que l’affaire de Chibok pourrait donc isoler Boko Haram, et peut-être même fragiliser son émir, il faut constater que la mobilisation internationale n’est pas que médiatique. La France, qui suit la situation au Nord Nigeria depuis des années et ne voit pas d’un bon œil s’étendre ce foutoir vers le nord ou l’est, tente de développer avec le pays une coopération sécuritaire sérieuse. La chose n’est pas aisée, tant les services nigérians sont attachés à leur indépendance. Jusqu’aux attentats d’Abuja en 2011, les autorités refusaient toute aide extérieure, mais elle leur a été aimablement imposée par l’Empire, qui a ouvert une légation du FBI dans le pays. Les Britanniques, également fort mal considérés dans ce domaine, ont réussi à convaincre leur ancienne possession qu’elle ne pouvait pas poursuivre seule dans cette voie.

Pour autant, la stratégie nigériane contre Boko Haram est d’abord militaire, et donc, quand on connaît l’armée nigériane, sans grande finesse. On est loin de la COIN préconisée dans les pays occidentaux, sans même parler du fait que certaines unités se comportent au moins aussi mal sur le terrain que l’ennemi qu’elles pourchassent. Enfin, les deux principales agences de renseignement nigérianes, le SSS et le NIA, si elles sont compétentes, se livrent une terrible guerre de périmètre et n’entendaient pas, jusqu’à il y a peu, réellement coopérer avec les services occidentaux.

Le fait est que le sommet de Paris pour la sécurité au Nigeria, prévu le 17 mai, signe un terrible désaveu pour la plus grande puissance d’Afrique de l’Ouest. Voilà, en effet, qu’un Etat européen convoque abruptement une conférence internationale au cours de laquelle doit être évoquée une situation de crise intérieure dont les conséquences menacent toute la région. Il y a là une terrible perte de souveraineté, même symbolique, et si on voit mal comment les services français ou britanniques vont aider en si peu de temps à retrouver les captives (on leur souhaite évidemment tout le succès possible) il est désormais publiquement admis que le Nigeria ne maîtrise pas le nord de son territoire. On a déjà vu meilleur signal.

Alors que la France réorganise en profondeur son dispositif sahélien en le tournant vers le nord, il va falloir s’interroger sur nos capacités à gérer une crise nigériane qui pourrait fusionner avec d’autres, ou pour le moins interagir avec elle. Le Cameroun, dont la radicalisation du Nord est documentée depuis des années sans qu’aucune action n’ait été entreprise, fait figure de maillon faible. Je suis, pour ma part, extrêmement préoccupé par la situation au Niger, au cœur de la région. Une crise majeure dans ce pays aurait d’immenses conséquences, pour tout le monde, et nous forcerait à mener une guerre dont nous n’avons, malgré nos succès, peut-être plus les moyens. L’Empire ne s’y trompe pas, étudie la question et renforce à la fois ses positions et ses moyens.

Autant dire que si ça a commencé il y a déjà longtemps ce n’est pas près de finir.