Le renseignement au cinéma : oser

« Qui ose gagne » dit la devise du glorieux Special Air Service (SAS) britannique, devenue depuis la Seconde Guerre mondiale celle d’autres unités d’élite occidentales. Cette courte formule dit tout de l’ambition, de l’engagement et de l’exigence nécessaires à la réussite d’opérations militaires spéciales, parfois déterminantes, souvent essentielles à la conduite des guerres modernes.

L’audace dans l’exécution n’est évidemment rien sans l’audace dans la conception de telles actions, et il est ainsi vital que les autorités politiques et administratives soient conscientes des capacités de proposition des unités qu’elles entretiennent, parfois à grand frais. La technicité doit nourrir la conception des manœuvres, et permettre ainsi d’offrir aux décideurs le plus large éventail possible d’options. Ce qui vous semblait impossible devient ainsi possible lorsque l’exposition de vos besoins, voire la présentation de l’effet que vous voulez obtenir, rencontre les possibilités offertes par d’autres professionnels, opérationnels, maîtrisant à la perfection leurs moyens et leurs méthodes.

L’association dans l’audace des projets et des capacités peut (devrait ?) donc donner des résultats spectaculaires, sur le terrain (LE TERRAIN, LES GARS !). Dans certains services, cependant, des traumatismes anciens, le plus souvent dus à des échecs, conduisent parfois à des autocensures qui se manifestent jusque dans l’expression même des besoins. Il est alors interdit d’écrire, et même de dire, ce qu’on pense qu’il serait nécessaire de réaliser. A l’audace nécessaire répond ainsi la pusillanimité de ceux qui, oublieux de leur mandat, se concentrent sur la préservation de leurs postes.

De même que les Romains différenciaient le courage de la témérité, il ne faut pas transformer l’audace en irresponsabilité. Les projets les plus ambitieux doivent voir leur faisabilité évaluée finement, tant il est vrai que les services de renseignement, pour d’évidentes raisons, sont plus sensibles que d’autres structures aux échecs, jamais secrets très longtemps. Il faudra d’ailleurs, un jour, laisser les historiens se pencher sur quelques affaires récentes afin de déterminer si certaines actions entreprises n’étaient pas au-dessus de nos forces.

De l’audace, donc, mélange de rigueur et de courage, savant équilibre entre les besoins et les risques, née de la convergence heureuse des expertises des uns et des autres. Bon, évidemment, avec cinq séances de reporting quotidiennes, la hantise du ratage et la nécessité politique de s’agiter, ce n’est pas aussi simple.

The Dark Knight, de Christopher Nolan (2008)

I am Shiva, the god of death!

Après une déjà longue carrière de scénariste l’ayant vu alterner le très bon (la trilogie Bourne, de Doug Liman et Paul Greengrass) et le nettement moins bon (L’Associé du Diable, 1997, Taylor Hackford ; Armageddon, 1998, Michael Bay), Tony Gilroy passe derrière la caméra en 2007 et réalise Michael Clayton.

Truth can be adjusted

Thriller faussement classique, son premier film surprend d’abord par un rythme, lent, presque paresseux, et une ambiance bleutée dans laquelle se meuvent des personnages jamais sympathiques. Scénariste de récits haletants, habitué des intrigues manichéennes confrontant des héros solitaires à des forces supérieures, Tony Gilroy se détache ainsi des trames formatées que lui réclament les grands studios pour réaliser une œuvre personnelle, portrait d’un homme torturé mais lorgnant vers le cinéma politique.

La scène d’ouverture, monologue inquiétant dit par Tom Wilkinson tandis qu’un employé distribue des mémos dans les travées d’une grande entreprise, est déjà intrigante. La suite, qui nous montre un George Clooney tiré d’une partie de poker nocturne et clandestine pour épargner à un chauffard richissime la responsabilité de ses actes, s’achève par l’explosion d’une berline dans un petit matin brumeux, alors qu’il a traversé un champ pour s’approcher de chevaux immobiles. Il est, dès lors, manifeste qu’il nous manque tout un pan de l’histoire et que le film ne sera pas une banale affaire policière au déroulé linéaire comme Hollywood en produit des dizaines par an.

La bande-annonce, qui pour une fois ne trahit rien ou presque, constitue à cet égard une magnifique manipulation du spectateur. Ce qu’on nous a vendu comme étant un thriller à la progression classique, de la présentation de l’intrigue à son issue spectaculaire, est en réalité un récit bien plus riche, décrivant à la fois la calamiteuse gestion par la responsable d’un géant de l’agroalimentaire d’un scandale sanitaire, la lutte désespérée et tardive d’un avocat pour la vérité, et le long chemin d’un homme perdu vers la redécouverte de sa dignité.

Parfaitement écrit et mis en scène, Michael Clayton est également porté par sa distribution, remarquable. Aux côtés de George Clooney et de Tom Wilkinson apparaissent ainsi Tilda Swinton (Oscar du meilleur second rôle féminin en 2008 pour ce film), Sydney Pollack, et une équipe de rôles secondaires tous impeccablement dirigés. L’intrigue, qui renvoie aux plus belles heures du cinéma engagé américain, permet de dresser le portrait de personnages dont pas un ne sourit, tous bloqués dans des situations qui les dépassent et dont ils ne parviennent pas à s’extirper.

Michael s'épanouit pleinement dans son travail.
Michael s’épanouit pleinement dans son travail.

Le cœur de l’intrigue repose sur l’affrontement entre deux malheurs. D’un côté, Clooney campe un homme brisé par ses rêves perdus, ses projets avortés, et qui excelle dans une activité qu’il méprise. De l’autre, Tilda Swinton incarne une dirigeante dont l’attitude glaciale cache une maladive absence de confiance dans ses capacités et qui tente de reprendre le contrôle d’une crise qui lui échappe. L’un et l’autre détestent être à leur place et font pourtant ce qu’ils pensent devoir être fait. Mais, alors que Swinton s’enfonce dans l’illégalité et panique, Clooney s’échine à redevenir ce qu’il était au début de sa vie professionnelle. Ce chemin vers la rédemption n’a rien de mystique, et Clooney portera toute sa vie la trace des années à réparer les erreurs des autres. Le dernier plan du film, en taxi, laisse voir les pensées de Clayton se succéder alors qu’il vient de mettre un point final à un parcours qui avait fini par lui être insupportable.

L’affrontement final, enfin direct, s’il offre au spectateur un moment de catharsis bienvenu, permet au héros de vider son sac et d’humilier enfin un adversaire qui, au-delà des crimes qu’il a commis, incarne tous les puissants devant lesquels Michael Clayton s’est incliné si longtemps.

Si justice est faite, c’est d’abord d’un retour à la dignité dont il s’agit, après un long et tortueux chemin dont on préfère ne rien savoir. Michael Clayton n’a sans doute pas reçu, malgré ses récompenses, l’accueil qu’il méritait. Il deviendra pourtant, à coup sûr, un classique.

Pourquoi ils chantent la cucaracha

Décidément doté de tous les talents, Louis-Olivier de Saint-Clar, infatigable aventurier tout autant qu’homme de plume exigeant, marque cette rentrée littéraire par l’audace de son dernier livre Pourquoi ils chantent la cucaracha.

Sous ce titre, dont l’humour glacé et sophistiqué ne doit pas occulter la culture cosmopolite de son auteur, Louis-Olivier de Saint-Clar se livre à un éblouissant exercice d’autofiction que ne reniera sans doute pas Serge Doubrovsky. Délaissant son raffinement intellectuel et sa grande élégance personnelle, l’écrivain baroudeur se glisse ainsi dans la peau d’un abruti à la santé mentale fragile et à la syntaxe défaillante pour se moquer des faux experts qui polluent depuis trop longtemps la scène médiatique nationale.

Faisant montre d’un exceptionnel don comique, Saint-Clar livre en plusieurs centaines de pages un texte à l’incohérence parfaitement maîtrisée, alternant délires politiques, entretiens inventés et expériences opérationnelles fantasmées. Ce faisant, il produit une irrésistible parodie de plusieurs ouvrages publiés récemment à la faveur du naufrage éditorial de maisons pourtant réputées, et renvoie, l’air de rien, nombre de rédactions parisiennes à la faiblesse de leur travail documentaire.

Poussant l’exercice au bout de sa logique, Saint-Clar n’a d’ailleurs pas publié sa dernière production n’importe où. Edité par les Editions du Pilon, une maison bien connue sise dans un paradis fiscal et dont l’actualité mondaine fait le bonheur des tribunaux et de la presse de qualité, il a su trouver dans Guillaume Saurin un complice amusé de cette supercherie littéraire. Ancien parachutiste, véritable légende de l’action clandestine, Saurin, qui est connu pour sa capacité à prendre le RER A sans ticket et dont on dit qu’il savait lacer seul ses bottes de saut à 19 ans, a immédiatement saisi l’intérêt du projet de Saint-Clar, et l’a même incité à forcer le trait d’un texte qu’il jugeait encore trop élégant. Les deux compères, avec Pourquoi ils chantent la cucaracha, ont ainsi produit un véritable monument du pastiche littéraire qui n’est pas sans rappeler, dans ses meilleures pages, les maîtres que sont Jorge Luis Borges ou Umberto Eco. Leur dénonciation de l’imposture intellectuelle de certains n’est pas passée inaperçue et on trouve parmi leurs admirateurs des esprits simples, sincèrement séduits par les élucubrations parodiques de Saint-Clar. L’expérience intellectuelle est ainsi en train de se transformer en phénomène, et il ne fait guère de doute que certains journalistes, peut-être sur M6, tomberont dans un piège si habilement tendu.

En attendant, avec gourmandise, la prochaine tournée de promotion, on ne peut que s’exclamer Chapeau, l’artiste !

« Trying to make some sense of it all/But I can see it makes no sense at all » (« Stuck In The Middle With You », Stealers Wheel)

Personne ne devrait contester le fait qu’il faille, systématiquement, affronter ceux qui pratiquent le terrorisme contre nous. Personne ne devrait non plus contester le fait qu’il faille parfois les affronter par la force armée, lorsque les groupes qui nous menacent se déploient sur des théâtres lointains, qu’ils sont manifestement inaccessibles aux menées de la justice et qu’ils rompent des équilibres stratégiques.

Pour autant, et si on évite de se laisser séduire par les cris de guerre des Guy de Lusignan du pauvres, avides de combats mais incapables d’exposer une stratégie, il est permis de s’interroger sur les buts de guerre de la République. Il n’y a, après tout, pas de honte à s’interroger sur les voies que nous empruntons contre le jihad, car on peut tous vouloir la victoire sans s’accorder sur les batailles qui nous y mèneront – si elles nous y mènent un jour.

De fait, et alors qu’il est manifeste que la France va s’engager en Syrie contre l’EI après avoir, il y a deux ans, voulu s’engager contre le régime que ce même EI combat, quelques questions méritent d’être posées. Commençons par celles-là : si nous intervenons demain contre l’EI en Syrie pour réduire la menace terroriste qui pèse sur notre territoire, à quoi ont donc servi les opérations lancées contre ce groupe il y a un an en Irak ? Doit-on penser que cette évolution a été dictée par les événements de cette année, pas encore achevée mais déjà mémorable ? Doit-on, alors, en conclure, que notre stratégie initiale n’était pas pertinente, voire qu’elle reposait sur une compréhension partielle de la réalité ? Ou faut-il en conclure que nos opérations en Irak ne relevaient pas de la lutte contre le terrorisme mais bien d’un combat mené contre une force politique régionale porteuse de déstabilisation et de dangers – et que nous avons su en profiter habilement pour nous imposer auprès des Etats-Unis ?

Evidemment, si nos actions en Irak n’avaient jusque là, en réalité, que peu à voir avec la défense du territoire national, il va falloir rependre les déclarations de nos gouvernants faites après les attentats du mois de janvier, et constater qu’on a vendu à nos concitoyens une belle histoire. Expliquer que nous affrontions alors l’EI pour des motifs stratégiques sans lien direct avec la sécurité de nos rues est donc si difficile ? Quelle différence y a-t-il, à cet égard, avec l’intervention au Mali ? Faudrait-il ne combattre les jihadistes que s’ils nous menacent directement sur notre sol ? La question n’est pas anodine.

Toujours est-il que l’heure est grave et que, invoquant l’article 51 de la Charte des Nations unies, la France s’apprête à frapper l’EI en Syrie en raison des menaces que le groupe fait peser sur nous. La France n’a pourtant pas été aussi ambitieuse, cet hiver, alors qu’Al Qaïda dans la Péninsule arabique (AQPA) revendiquait fièrement, depuis le Yémen, sa responsabilité dans les attentats de Paris. Il faut dire que dans ce beau pays la pression la plus intense contre les jihadistes est exercée par les Etats-Unis. A l’aide de drones, de missiles de croisière ou de chasseurs, les Américains y réalisent depuis des années des frappes aériennes dont le but est, non pas de détruire AQPA, mais de casser son ossature opérationnelle et ses centres de conception. Cette stratégie, qui ne crée pas de miracles, a le mérite – d’un strict point de vue opérationnel – de peser très lourdement sur les capacités de projection du groupe. Evidemment, le coût politique est une autre affaire…

On peut déjà commencer à tirer des enseignements de la vaste campagne (Pakistan, Afghanistan, Yémen, Irak, Syrie, Somalie, Libye) de frappes ciblées conduite par Washington. Pour qu’elle génère des résultats (militaires, sécuritaires, et donc politiques), une telle stratégie doit reposer sur des moyens solides, puissants, dont les cibles sont fournis par des renseignements exploités très rapidement. Au Sahel, dans un environnement pauvre en objectifs, et le plus souvent hors de toute zone habitée, l’armée française expérimente avec succès, depuis des mois, cette méthode d’élimination de chefs ennemis. En Syrie, en revanche, l’affaire ne va pas être aussi simple.

Ça n’est pas faire preuve de défaitisme, et cela ne relève pas de la trahison, que de noter que nos moyens sont de plus en plus contraints. Comme c’est implacablement rappelé ici, notre participation aux opérations de la coalition contre l’EI est d’abord politique (vis-à-vis de nos alliés comme de nos concitoyens) et il ne faudrait pas que nos dirigeants, grisés par tant de succès (#OhWait), en viennent à croire que nous avons les moyens de mener, seuls, une campagne de frappes ciblées en Syrie contre les responsables de l’EI qui nous visent. Nous sommes sans doute capables d’obtenir quelques résultats, mais il nous sera impossible de les obtenir seuls, et, surtout, qui peut croire qu’ils contribueront à réduire la menace terroriste en France ?

Pour que cela soit possible, il faudrait que notre campagne soit, comme l’a été celle des Etats-Unis entre 2011 et 2013, particulièrement intense. Or, nous n’en avons pas les moyens. Où sont nos drones armés ? Nos missiles de croisière ? Et nos escadrons complets de chasseurs ? Et quid de nos unités spécialisées au sol, confirmant la nature des cibles, voire les éclairant ? Y aura-t-il des membres du COS au sol ? Ou du SA ? S’agit-il, une fois de plus, d’une initiative de quelques uns pour obtenir à Paris des succès qu’ils savent ne pouvoir remporter sur le terrain ?

Posons une autre question : les enquêtes sur attentats commis ou déjoués en France depuis six mois ont-elles tous prouvé en Syrie l’existence d’une centre unique de conception et de projection de la menace terroriste ? On ne le dirait pas, et s’il est clair que nous n’avons pas affaire à des loups solitaires, il est plus que probable que toutes les attaques subies n’ont pas été lancées par une seule structure de commandement. A dire vrai, d’ailleurs, croire cela en 2015 après plus de vingt ans de jihad contre les Occidentaux, révèle une incompréhension très préoccupante du mode de fonctionnement de ces réseaux, complexes et en permanente mutation. Il va falloir dénicher au milieu d’une guerre civile, alors que des dizaines de groupes se déchirent, les petites cellules qui, au sein de l’EI, préparent des attentats. Il y a là de fascinantes perspectives pour un analyste, et un défi gigantesque pour le politique. Quelle sera la sanction des citoyens si des attentats ont lieu alors que nous nous sommes engagés dans une nouvelle guerre justement pour les éviter ?

Tout porte à croire, par ailleurs, que les cellules que nous allons viser sont composées de jihadistes français. Ce sont donc des Français que nous allons tuer – ce qui ne me pose aucun problème – mais il serait préférable que nos chefs aient préparé un argumentaire, car on me dit en régie que ça va quand même secouer un peu dans l’opinion. On verra, alors, quelle est la solidité des positions morales que nous présentaient les défenseurs de la loi sur le renseignement.

Il est d’ailleurs permis, une fois de plus, de s’interroger sur le bienfondé de ce texte. On nous l’a présenté comme la réponse à tous nos problèmes, comme la fondation indispensable à nos services, celle sur laquelle nous allions bâtir notre sécurité, et voilà qu’on nous explique que nous allons finalement faire la guerre en Syrie pour protéger nos villes. A quoi a donc servi le durcissement du mandat de nos administrations spécialisées si, en définitive, nous choisissons d’employer des moyens militaires – qui plus est insuffisants – après avoir reconnu, de surcroît, qu’aucun système n’était infaillible ?

On ne peut pas reprocher à nos dirigeants de ne pas se démener contre le jihadisme. Mais on peut déplorer que toute cette agitation soit manifestement vaine, voire porteuse de dangers plus grands encore que ceux qu’elle est supposée combattre.

Le bourreau des légendes

Quel service de renseignement intégrer quand on a soif d’aventure et que l’on veut servir les valeurs les plus élevées ? Vers quelle unité des forces spéciales se tourner ? Quelle organisation saura, mieux que les autres, répondre à votre ambition ? La réponse est simple : rejoignez Jack Crow et son équipe – si les jurons ne vous rebutent pas trop.

Jack Crow, il faut le dire, n’est pas le premier venu. Il ne planque pas des jours dans une vieille camionnette devant une mosquée londonienne vide, il n’invente pas des entretiens avec des diplomates américains, il n’écrit pas d’autofiction publiée ensuite comme une  enquête de terrain. Non, Jack Crow ne fait rien de tout ça, car lui, il tue des vampires pour le compte du Vatican. Avouez que ça claque.

Crow est un mercenaire en mission pour le Seigneur et, à la tête d’une bande de furieux, il écume le sud-ouest des Etats-Unis à la recherche de goules, de morts-vivants et de vampires qu’il extermine dans le cadre d’un ambitieux programme clandestin. Heureusement que M. Chamayou n’est pas au courant, il nous sortirait un livre. Ou pas, d’ailleurs, car nos héros ne sont pas vraiment éloignés du champ de bataille : au fusil, au pieu ou à l’arbalète, ils sont au plus près des combats contre les créatures qu’ils pourchassent. Et ensuite, ils boivent et fréquentent des tapineuses – ce qui correspond probablement à la vision qu’ont certains de nos commentateurs de la virilité guerrière.

C’est en 1998 que John Carpenter, maître du film d’épouvante, adapte à l’écran le roman de John Steakey Vampire$ (1991, Roc Box, 357 pages). Le scénario, en réalité, est très éloigné du récit original, et Carpenter fait de son film une série B réjouissante, jamais très éloignée de la parodie. Badass as ever, James Woods, qui incarne Jack Crow, fait de son personnage une réplique du policier de La Manière forte (The Hard way), la comédie policière de John Badham sortie en 1991 (avec Michael J. Fox, Stephen Lang et Luis Guzman), violent, grossier, impatient, ne cessant de toiser le monde avec arrogance et ironie, le genre de gars qui vous dit « c’est sale, mais il faut le faire, et c’est moi qui m’y colle, alors viens pas me gonfler ».

Vampires Vampire$

Le film de Carpenter mélange les ambiances, et on passe du western crépusculaire au film noir en passant par le road movie et même le survival movie. Comment, ainsi, ne pas penser à Alien (1979, Ridley Scott) et à ses dérivés lors de certaines séquences ? L’histoire, de toute façon, n’a ici guère d’importance, et les péripéties sont attendues. Les acteurs, manifestement en roue libre, semblent jouer sans retenue. Woods, on l’a vu, est un homme en colère, bien décidé à descendre à peu près tout ce qui se dressera sur son chemin, et à ses côtés Daniel Baldwin (le frère des autres) campe un adjoint un peu lourd mais touché par l’amour. Sheryl Lee, à peine vêtue, apporte quant à elle la tension érotique sans laquelle on ne saurait concevoir un film sur des vampires. Face à eux, Maximilian Schell, le grand acteur autrichien bien connu à Hollywood, donne un peu de classe à tout cela tandis que Thomas Ian Griffith cabotine en vampire en chef.

Les plus attentifs pourront, par ailleurs, noter que l’hôtel dans lequel se réfugient nos fuyards, le Plaza Hotel, à Las Vegas, au Nouveau Mexique, est celui dans lequel vient à son tour se cacher Josh Brolin dans le chef d’œuvre des frères Coen No country for old men (2008), d’après Cormac McCarthy. Et les plus attentifs des plus attentifs reconnaîtront dans l’automobiliste auquel on vole sa voiture Frank Darabont, le réalisateur de deux très grands films sur la prison, Les Evadés (The Shawshank Redemption, 1994) et La Ligne verte (The Green mile, 1999), tous les deux tirés de romans de Stephen King.

Jack Crow et sa bande
Jack Crow et sa bande

Vampires, mis en musique par Carpenter lui-même, est sans aucune prétention et se révèle très distrayant. Sa seule originalité réside dans le personnage de Jack Crow. A la différence de nombre de survival movies, le héros de Vampires est, en effet, le traqueur initial, qui doit à son tour se défendre contre sa proie. Le changement de perspective est assez amusant pour être souligné.

Bref, si vous vous ennuyez au bureau, rendez-vous à Monterey, où le père Guiteau vous présentera à Crow. Pas sérieux, s’abstenir.

« Caught up in a whirlwind, can’t catch my breath/Knee deep in hot water, broke out in cold sweat. » (« Tightrope », Stevie Ray Vaughan)

Morten Storm a, très tôt, fait le choix de l’action et de l’aventure, au mépris du danger et de tous les conformismes.

Adolescent difficile, délinquant juvénile, membre émérite du chapitre danois des Bandidos, notre homme mène pendant des années une vie de bâton de chaise, faites de matches de boxe, de bagarres, de came et de jeunes femmes pas spécialement farouches. Jusqu’à sa rencontre avec la foi. Sans doute convaincu par un chevalier Jedi de l’inanité de son existence, Morten Storm trouve dans l’islam toutes les réponses qui lui faisaient défaut et devient un fervent musulman.

Rapidement séduit par une pratique intransigeante de sa nouvelle religion, Storm dérive vers le salafisme et intègre progressivement des cercles radicaux, jusqu’à fréquenter d’authentiques jihadistes. Marié, il entreprend de se rendre au Yémen pour y suivre un enseignement conforme à ses croyances et, de fil en aiguille, s’approche des cellules d’Al Qaïda dans le pays. Il en vient à rencontrer le sheikh Zindani, honorablement connu, et même Anwar Al Awlaki, déjà considéré par ses pairs comme une étoile montante du jihad.

Storm, évidemment, ne passe pas inaperçu (un grand gaillard comme ça, vous pensez) et attire l’attention du PET, le service de sécurité intérieur danois, tout comme celle du Security Service britannique (ex-MI5). Approché, il rejette brutalement les démarches des policiers et s’enfonce un peu plus dans le jihad, en particulier dans le domaine du financement.

Puis vient le retournement de situation. Soudain ramené aux pénibles réalités de la cause qu’il a embrassée, Storm décide de céder aux sirènes des services de sécurité, qui s’intéressent de près à ses relations avec Al Awlaki, la « superstar du jihad ». Passé en quelques heures du statut de converti radical à celui d’infiltré de haut niveau, Storm entame une fascinante carrière d’agent, traité par les Danois, les Britanniques puis les Américains, dont l’objectif est l’élimination de l’idéologue d’AQPA.

Tout cela, et bien plus, Storm l’a raconté, avec l’aide de Paul Cruickshank et de Tim Lister, dans un ouvrage hors du commun, Agent Storm: My Life Inside al Qaeda and the CIA, paru en 2014 aux Etats-Unis (Atlantic Monthly Press, 320 pages) et publié en France par Le Cherche Midi (2015, 504 pages).

Agent Storm

Le récit du parcours de Storm au sein de la mouvance jihadiste en Europe constitue un témoignage véritablement exceptionnel, offrant à la fois une description dynamique des réalités les plus concrètes des réseaux islamistes radicaux et une plongée, parfois franchement hilarante, au cœur d’une complexe opération tripartite de renseignement au Yémen. Les services danois, en particulier, y sont décrits sans concession, et je dois avouer avoir jubilé en lisant les dérives en tous genres d’un partenaire européen particulièrement pénible lorsque j’avais encore un métier honorable.

Confirmant la vieille règle selon laquelle les mythomanes, affabulateurs et autres escrocs n’ont ni humour ni détails à raconter (et pour cause), le texte de Storm fourmille de petites remarques amusées, d’autodérision et de faits amusants. L’auteur, dont les affirmations ont été confirmées par Paul Cruickshank et Tim Lister (on ne dira jamais assez à quel point le travail d’éditeur est indispensable, #jemecomprends), n’est de toute façon pas un individu ordinaire.

Ses motivations sont, en effet, complexes, et Storm, dans le jihad comme dans le contre-jihad, semble avoir cherché à donner un sens à sa vie, à être valorisé par des gens qui l’appréciaient, et même à avoir gagné de l’argent. Idéaliste et vénal, faible mais courageux, son profil et son parcours d’islamiste radical converti devraient faire réfléchir ceux qui parlent trop vite…

Son livre, qui a été largement promu dans les médias (ici, ici, ici ou , par exemple) va être prochainement adapté par le grand Paul Greengrass, dont on connaît l’appétence pour les affaires de renseignement. Nul doute que Morgen Storm, qui n’est pas connu pour son humilité, sera sensible à cet hommage.

Quoi qu’il en soit, il faut, d’ores et déjà, placer Agent Storm: My Life Inside al Qaeda and the CIA aux côtés du livre d’Omar Nasiri, Au cœur du jihad, qui traitait d’une génération précédente. Un document indispensable.

« And grizzly ghouls from every tomb/Are closing in to seal your doom/And though you fight to stay alive/Your body starts to shiver/For no mere mortal can resist/The evil of the thriller » (« Thriller », Michael Jackson)

La loi sur le renseignement a donc été votée par la Représentation nationale, puis validée par le Conseil constitutionnel – à quelques détails près qui ne nous intéressent pas ici. Elle répondait, nous a-t-on impatiemment expliqué, comme à des enfants un peu lents, à l’urgente nécessité d’améliorer les outils dont disposaient nos services face à la menace jihadiste. Présentée comme ça, la chose pouvait nous séduire, puisqu’une des missions d’un Etat est justement d’assurer la sécurité de ses citoyens. Qu’un gouvernement décidât d’améliorer le système avait même de quoi rassurer, mais la méthode a, en revanche, pu surprendre même les esprits les plus favorables à cette initiative.

Quelques semaines après les attentats de Paris, qui avaient vu nos services – certains plus que d’autres – pris en défaut, la nécessité de se pencher sur les moyens dévolus à la lutte contre le terrorisme n’était discutée par personne. Il existait, pourtant, d’autres nécessités qui ont été soigneusement ignorées, aussi bien par le législateur que par le gouvernement.

En 2012, l’affaire Merah avait ainsi donné lieu à quelques travaux, d’une qualité variable, de l’Assemblée (cf. ici – je vous laisse juge des qualités de certains des participants), ainsi qu’à un RETEX assez confondant de pudeur de l’Inspection générale de la Police national (IGPN). Au sein de la communauté du renseignement, les constats avaient été autrement plus sévères, aussi bien à l’UCLAT que boulevard Mortier, et la presse s’était même fait l’écho d’une sérieuse explication de gravure entre espions et policiers. Le fait est qu’au final rien n’avait été décidé si ce n’est d’être un peu moins mauvais la prochaine fois.

Les conséquences de cette audacieuse stratégie sont aujourd’hui visibles. Face à la croissance, hors de contrôle, de la menace jihadiste, rien ou presque de neuf n’a été entrepris dans les services pendant des années. Nulle réflexion ambitieuse n’a été menée, et si les raisons ne manquent pas à cet immobilisme (difficile, en effet, de modifier en profondeur le système des secours quand toute la ville brûle), qu’il soit permis de déplorer ici, une nouvelle fois, l’absence manifeste d’une vision du jihad qui ne serait pas que tactique. On me dit qu’un grand service serait en train de réfléchir à la façon dont elle pourrait voir les choses d’un peu plus haut. Il était temps, les gars, même si je suis le premier à reconnaître que le défi n’est pas si facile à relever.

L’incapacité de notre administration à secouer ses certitudes, certes aisément explicable, est porteuse de bien des dangers. Pour se donner l’illusion d’avancer, on nous amuse avec une hot line dédiée aux signalements des individus suspects et on se félicite d’un outil dont on tire avec enthousiasme des conclusions à la fois totalement biaisées et rigoureusement inutiles et dont le moindre des torts n’est pas de confirmer certains dans leurs pires erreurs d’appréciation.

Alerte percée conceptuelle

En lieu et place de toute réflexion de fond, on procède également, et comme toujours, à un renforcement des moyens. L’idée, en soi, n’est pas absurde, mais il est quand même conseillé de renforcer des structures qui fonctionnent. Or, et c’est assez révélateur des limites de leurs ambitions comme de la nature réelle de leurs motivations, ceux qui entendent contrôler les services se gardent bien de vouloir évaluer leurs résultats.

Le paradoxe, une nouvelle fois, est remarquable. Quand l’entraîneur d’une équipe sportive essuie une série de défaites, il est licencié – et il l’est d’autant plus sèchement que les moyens qui lui avaient été attribuées étaient conséquents. Quand un chef d’entreprise obtient des mauvais résultats, il est plus ou moins fermement remercié. En France, quand un service de renseignement enregistre une série d’échecs, dont certains particulièrement spectaculaires, on conforte sa hiérarchie, on lui attribue plus de moyens et on étend même le périmètre légal de ses activités sans le questionner plus avant sur le bienfondé de ses méthodes ou la pertinence de ses analyses. Vous n’y arrivez pas ? Surtout, ne changez rien et prenez ce chèque. Si si, ça nous fait plaisir.

L’obsession, mentionnée ici, pour les filières syriennes liées à l’EI au détriment des réseaux historiques du jihad inspirées par Al Qaïda ? Pas grave. Les cas répétés de surveillances interrompues ou, pire, déjouées ? Des détails. Le refus, contre toute évidence, de prendre en considération les véritables travaux scientifiques écrits par d’innombrables plumes, voire l’ONU, afin de cerner les motivations des terroristes et les ressorts du phénomène ? Broutilles. Les erreurs répétées d’appréciation de la dangerosité d’un suspect ? Bagatelle.

Sur le territoire national la stratégie adoptée semble donc être fidèle à nos plus grands principes : ne changeons rien puisque ça a l’air de tenir à peu près, et évitons de poser les questions qui agacent même quand ça ne se passe comme prévu. Après tout, et comme on ne le dira jamais assez, réfléchir, c’est commencer à désobéir. Quant à la fascination de quelques élus pour les services qu’ils sont supposés contrôler, elle pourrait faire sourire si elle ne s’accompagnait pas de remarques pour le moins révélatrices.

Ecoutez, mon général, je ne fais que mon devoir, mais je me demande si vous faites bien le vôtre

Au-delà des interrogations quant à l’organisation des services, ce qui a le plus frappé lors des débats sur cette loi a été l’attitude du gouvernement et de quelques élus de la majorité. Par charité, je ne mentionnerai pas ici les éditorialistes du Figaro ou du Point, deux organes de presse qui redonnent régulièrement tout son sens au mot naufrage.

Que n’a-t-on entendu, en effet, de la part de personnalités dont les fonctions et/ou les mandats appelaient une autre tenue ? Que nous étions, tous tant que nous étions, payés par l’étranger (une thèse dont l’imbécillité n’a d’égale que sa longévité dans le débat public dès qu’un idiot se trouve à court d’arguments – ce qui lui arrive vite puisque, justement, il est idiot), que nous étions des saboteurs, que nous profitions du débat pour régler quelques comptes personnels, que nous étions naïfs, voire, comble du ridicule, que nous manifestions une certaine ambiguïté à l’égard des jihadistes. Si nous n’étions pas avec eux, alors nous étions contre eux, semblaient nous reprocher des personnalités publiques qui, de toute évidence, se voyaient comme les seules détentrices de la vérité, les seules aptes à promouvoir le Bien et la Vérité.

La hargne des défenseurs de la loi, manifestement ulcérés qu’on puisse en discuter l’esprit ou telle ou telle disposition, a révélé l’étendue des certitudes derrière le masque du parlementaire accessible et souriant. Comme porteurs d’une mission sacrée, les promoteurs de la loi, parfois littéralement incapables d’argumenter, ont préféré les attaques personnelles au débat. Il faut dire que le ministre de la Défense avait l’air singulièrement dépassé tandis que celui de l’Intérieur, pourtant concerné au premier chef, déclarait avec conviction que tout le mal provenait de « l’Internet numérique ». Reconnaissons avec lui que ça irait quand même mieux si Internet était analogique. Oui, je sais, ne dîtes rien.

Ce débat, passionnant bien que brouillon – et qu’il soit dit ici que tous les arguments des opposants ne m’ont pas convaincu – a ainsi livré quelques grands moments. Fidèle à sa réputation, le Premier ministre a ainsi déploré le rôle de la société civile. C’est vrai, ça, de quoi nous mêlions-nous, à la fin ?

Saloperie de société civile

Le ministre de l’Intérieur – en pointe, toujours ! – y alla quant à lui d’une de ces formules qui font une carrière, si ce n’est un destin, en suggérant que la vie privée n’était pas une liberté (cf. à ce sujet Numerama, toujours incisif sur ce sujet). Certains jours, on se prit même à penser à Louis-Antoine de Saint-Just, l’homme qui voulait nous sauver malgré nous. La virulence des échanges, à défaut de leur pertinence, montra bien que le sujet était d’importance, et qu’il n’était pas question de conserver le droit, finalement très bourgeois, d’avoir des secrets, ou, pire encore, celui de simplement de ne pas exposer sa vie à des services froids. Ceux des élus qui nous affirmaient que nous n’avions rien à cacher étaient parfois les mêmes qui avaient traîné des pieds lorsqu’il avait été question de révéler à la nation quel était leur patrimoine, mais passons.

Capitaine, les chances de traverser un champ d’astéroïdes avec succès sont approximativement de 1 sur 3720.

En renforçant un peu plus les moyens de nos services – qui figurent déjà parmi les plus puissants d’Europe, sinon du monde occidental, les autorités ont indiqué sans ambiguïté qu’elles croyaient en une approche du jihadisme fondée quasi exclusivement sur l’usage de la coercition, puisqu’il est admis par tous que les soi-disant projets de déradicalisation, déjà intellectuellement vacillants, ne sauraient apporter la sécurité qui reste la finalité de cet ensemble. Mieux, par cette loi, par les augmentations de budget et les recrutements, nos dirigeants tentent de se rapprocher du fameux risque zéro qui guide nos sociétés. La démarche est noble, et il faut se féliciter de l’ambition ainsi manifestée. L’objectif, cependant, est-il réaliste ?

Il y a un peu plus de dix ans, mon sous-directeur au Quai, recevant un journaliste, lui avait dit, en off : « Le terrorisme, il faudra apprendre à vivre avec ». Le propos, à l’époque incompatible avec l’hostilité de principe que la France manifestait officiellement à l’égard des analyses américaines, n’a, depuis, cessé de gagner en pertinence jusqu’à devenir une évidence. Les décennies passées nous montrent qu’il ne saurait, hélas, y avoir de démocratie sans terrorisme, pratiqué par des groupes minoritaires ayant choisi ou auxquelles on aurait imposé ce mode opératoire. De même, il est désormais admis que le jihad est une révolte, et même bien plus. Face à un phénomène qui s’obstine à échapper aux analyses caricaturales qui en sont faites, face à une menace terroriste d’une rare complexité, qui se nourrit de ce que nous sommes et de ce que nous faisons, il a donc été décidé d’en faire encore plus.

Ce choix, qui donne à nos services et à l’Etat des pouvoirs que d’aucuns jugent dangereux pour notre démocratie, repose sur la croyance que plus de moyens permettront d’empêcher TOUS les attentats. Plus que jamais, et à la différence des administrations qui luttent contre les crimes graves que sont la pédopornographie, le grand banditisme, le narcotrafic ou la délinquance financière, les organismes chargés de lutter contre le terrorisme sont donc soumis à l’obligation de l’efficacité absolue : zéro faute pour zéro risque :

Sur les 4 000 individus suivis pour radicalisation ou terrorisme, il ne doit plus y avoir de loupé. Nous devons savoir, sur chaque suspect, ce qui a été fait à son sujet dans le passé et quel service travaille désormais sur lui. (in Le Monde du 30 juin dernier)

Sans doute cette pression, la plus intense qui puisse s’appliquer sur un service de sécurité, est-elle directement liée à la nature du terrorisme, qui s’en prend à l’Etat et à la souveraineté nationale à travers les cibles qu’il frappe. Cela étant dit, faut-il être aveuglé à ce point par la gravité de la menace pour ne concevoir que des instruments tactiques dans lesquels on place un fol espoir d’infaillibilité opérationnelle et donc politique ?

Réagissant aux critiques qui se faisaient, certes timidement, jour après le drame de Villejuif, le Premier ministre – qui entendait également, et c’était bien naturel, défendre la nécessité de la loi sur le renseignement – avait affirmé que plusieurs projets d’attentats avaient été déjoués depuis des mois. Combien ? Les chiffres varient, mais le chef du gouvernement nous révélait ainsi, en toute confiance, que les gars d’en face ne renonçaient pas à vouloir nous frapper (pourquoi, d’ailleurs, l’auraient-ils fait ?) et que nos hommes sur les remparts ne déméritaient pas.

Ce faisant, il ajoutait sa voix à ceux qui disaient que les services de sécurité étaient efficaces, mais que cette efficacité reposait sur des pratiques illégales (ou alégales, pour reprendre un épouvantable néologisme abondamment utilisé ces derniers mois) qu’il convenait de légaliser afin de donner une solidité juridique accrue à notre dispositif. En somme, on nous disait qu’il fallait légaliser d’un seul coup d’un seul des méthodes que la loi avait longtemps jugée illégales, et qu’il fallait le faire en raison de leur éclatante efficacité. Personne ne sembla s’émouvoir que nos services, défenseurs de l’Etat de droit, aient pu recourir pendant des années à des pratiques violant les lois votées par les élus du peuple. Puisqu’on vous dit que c’était pour notre bien. De toute façon, toutes nos critiques prouvaient que nous n’étions tous que des bisounours, l’expression favorite d’Eric Ciotti, le Vic Mackey niçois, et il fallait impérativement poursuivre sur la voie de cette efficacité. Mais, au fait, quelle efficacité ?

Parlons-nous ici de l’affaire Merah ? Ou de l’affaire Nemmouche ? Ou du réseau de Sarcelles ? Ou de l’agression de La Défense ? Ou de l’affaire Salhi ? Ou de l’affaire Ghlam ? Ou de l’affaire Nzohabonayo ? Ces fameuses méthodes ont-elles montré, depuis trois ans, qu’elles nous offraient la sécurité absolue qu’on nous promet à chaque campagne électorale, ou ont-elles révélé, au contraire, au mieux les inévitables limites de la lutte contre le terrorisme, au pire des failles plus profondes dans notre système ? On pourrait même, avec un peu de temps devant soi, s’interroger sur les résultats qu’on nous présente. Les arrestations régulières sont-elles la preuve que les services sont de plus en plus performants, ou démontrent-elles que la menace est de plus en plus prégnante et que les objectifs à traiter sont de plus en plus nombreux ?

Fallait-il, donc, légaliser des pratiques qui sont loin de constituer les murailles infranchissables qu’on nous a pourtant vantées ? Fallait-il, pareillement, donner aux services de sécurité et de renseignement un accès à peine contrôlé à des masses de données alors qu’il est évident que nos difficultés actuelles ne proviennent pas tant du recueil de renseignements mais bien de leur exploitation puis de leur analyse ? Fallait-il prendre le risque de renforcer brutalement en personnels des administrations déjà fragilisées par le chaos général et sans doute incapables d’intégrer et de former correctement ces nouvelles recrues ?

Il est évidemment éminemment ironique que ceux qui nous avaient affirmé, au mépris le plus éhonté des faits, que la DGSE – chère à mon cœur – ne pouvait être comparée à la vilaine NSA et que le parlement n’allait certainement pas adopter un « Patriot act à la française » aient ensuite avancé les mêmes arguments que les différentes administrations américaines quant aux affaires de renseignement. Et comme ceux qui font des erreurs de cette nature les font toutes, les mêmes esprits éclairés ont choisi d’ajouter une couche de complexité administrative à la lutte anti terroriste en créant un état-major opérationnel de prévention du terrorisme directement aux ordres du ministre. Personne ne semble avoir entendu parler de l’UCLAT, dans ces hautes sphères… Comme aux Etats-Unis après le 11 septembre, on complique un système qui a d’abord besoin d’uniformiser ses compétences et de fluidifier ses échanges, et on en vient à se demander si l’important est de lutter efficacement ou simplement de donner l’impression qu’on lutte.

– Bob St Clar ? C’est donc si grave ?

– L’avenir du monde libre en dépend.

Nul ne saurait reprocher à nos gouvernants de se mobiliser contre la menace jihadiste, mais leur prise de conscience semble bien tardive. En 2008, le Parti socialiste, alors dans l’opposition, n’avait pas eu de mots assez sévères pour qualifier l’approche du Président Sarkozy. Dans un document savoureux, signé par Martine Aubry, le parti, désormais au pouvoir, avait ainsi durement critiqué les dispositions sécuritaires du gouvernement d’alors et en avait pointé les dangers.

Sept ans plus tard, on s’interroge. Si un gouvernement socialiste en 2015 adopte dans l’urgence des mesures qu’il pourfendait en 2008, c’est qu’il s’est passé quelque chose entre temps. Et si l’actuel Président endosse des méthodes qu’il fustigeait en 2008, c’est que quelque chose a changé. La question se pose alors, cruelle mais réjouissante : si les socialistes ont ainsi changé d’avis, faut-il en conclure que les mesures proposées sous la présidence Sarkozy étaient justifiées ? Voire que certains des constats réalisés alors n’étaient pas si absurdes ? Je vous laisse méditer ça.

Je n’ai, comme les lecteurs de ce blog le savent, aucune prévention particulière à l’égard du renseignement technique. Je suis même fier d’avoir, modestement, contribué à la mise en place de certaines méthodes dans une précédente vie, mais je reste lucide. Essentiel, le renseignement technique n’a pas réponse à tout en matière de contre-terrorisme. Dans une écrasante majorité des cas, les éléments recueillis par des moyens techniques viennent s’ajouter à d’autres, obtenus différemment, et c’est aux analystes de trouver dans leur association une logique, une cohérence, qui conduiront à des succès opérationnels. Croire que le renseignement technique seul est la garantie de notre sécurité est une idiotie aussi dangereuse que celle qui consisterait à croire qu’on peut s’en passer totalement.

A quoi vont donc servir les renforcements annoncés dans ce domaine ? S’il est manifeste qu’aucun de nos échecs récents n’a été analysé, il est permis de penser que certains de nos succès n’ont pas plus été étudiés. Dans le cas contraire, il aurait été, sans nul doute, établi que nos services ont d’abord besoin d’une organisation interne qui ne soit pas faite d’un empilement de cellules de crise et d’analystes épuisés courant après des priorités changeantes, et que le travail de fond devrait être privilégié.

Face à des professionnels de la clandestinité, ou même face à des amateurs conscients d’être des cibles, le processus de détection et d’analyse de la menace doit associer toutes les composantes disponibles. Les moyens techniques et les sources humaines (HUMINT) doivent ainsi être étroitement associées tandis que la chaine analytique doit être à la fois renforcée et valorisée. C’est elle, en effet, qui voit l’ennemi manœuvrer et qui, ce faisant, est capable d’anticiper ses actions et de concevoir les ripostes. J’en profite pour présenter ici mes respectueuses salutations à l’analyste isolé qui, cet hiver, et malgré sa hiérarchie, a sauvé un allié. Il se reconnaîtra s’il lit ces lignes, et dans le cas contraire, merci de lui transmettre. Je ne suis pas certain que la loi votée au printemps l’aurait beaucoup aidé. D’ailleurs, je ne suis pas non plus certain qu’elle aurait empêché les attentats de Paris – et c’est bien le problème.

En adoptant une loi quelques semaines après cette tragédie, et dans un contexte marqué par une menace sans cesse croissante, le gouvernement, qui affirmait adapter rationnellement notre posture face à l’adversaire, a montré sa fébrilité. Balayant avec mépris les arguments qui lui étaient opposés, il a clairement prouvé qu’il agissait sous la pression des événements. La résilience, si importante quand il s’agit de lutte contre le terrorisme, semble être au-dessus des forces de nos dirigeants, comme on a pu le constater lors du piratage dont a été victime TV5 au printemps.

Les dispositions de la loi sur le renseignement viennent s’ajouter à la stupéfiante Opération Sentinelle, qui voit nos troupes, déjà massivement sollicitées par les théâtres extérieurs, se déployer en France, pour une durée indéterminée, afin de dissuader les terroristes et rassurer la population. Je ne sais pas si cela rassure qui que ce soit, mais il est en revanche certain que cette opération, qui pèse sur la disponibilité et l’efficacité de nos unités, est une victoire de plus pour les mouvements jihadistes. Ceux-ci parviennent ainsi à immobiliser des milliers de soldats et à grever notre budget grâce aux actions, certes réelles, d’une poignée d’individus. Je ne nie pas leur dangerosité, mais je constate que l’extrême solidité de la République lui fait engager précipitamment, aux côtés des milliers de policiers, de gendarmes, de douaniers et d’espions des milliers de soldats dont ce n’est pas la mission.

La logique de tout cela a été parfaitement résumée cet été par Le Figaro, le 17 juillet dernier : Le ministère de l’Intérieur a demandé aux préfets de prendre des mesures de surveillance renforcée autour des lieux susceptibles d’être visés.

Un para derrière chaque parcmètre

Et là on dit bravo, parce que des lieux susceptibles d’être visés dans une démocratie économiquement très développée, il y en a un paquet. Alors, encore plus de soldats ? Des lois rendant les services encore plus puissants ? On se le demande.

En l’absence d’une véritable stratégie contre le jihad, bâtie sur un état de l’art qui aurait été établi par les administrations spécialisées et le monde scientifique, la politique suivie est celle d’un renforcement des mesures de sécurité. Il est permis de se demander ce qu’on nous proposera lors du prochain attentat – en souhaitant de tout cœur qu’il n’y en ait pas et que les autorités voient leurs efforts couronnés de succès.

A dire vrai, la réussite de cette politique est devenue un véritable impératif. Nos dirigeants l’ont ainsi conçue à partir d’un marché avec les citoyens : nous vous offrons la sécurité en échange d’une extension du mandat des services de sécurité. Les terroristes, qui tuent des civils justement pour nous faire changer et nous faire renoncer à ce que nous sommes, s’en sont réjouis. Le marché a semblé séduire, comme l’ont montré les sondages – qui ont aussi largement montré que la majorité du pays se foutait de toutes nos histoires et attendait les soldes.

Votre sécurité contre vos libertés, pourrait-on dire en forçant un peu le trait. Cela serait exagéré, sans nul doute, mais il faut avoir conscience ici que le gouvernement s’est fixé l’objectif inatteignable d’une absence totale d’attentats et qu’il a décidé pour ce faire de rompre avec le discours que ses membres tenaient il n’y a pas si longtemps comme avec certains de nos principes fondamentaux. Le pari est risqué car la menace terroriste s’en trouve paradoxalement renforcée.

Après toutes ces affirmations définitives, ces nouveaux budgets, ces opérations de guerre en Irak et en Syrie, ces patrouilles dans nos gares, ces coups de menton ministériels nous assurant que désormais tout irait bien, nous nous exposons à un choc terrible. Plus les mesures de sécurité sont lourdes et coûteuses, plus elles s’affranchissent de la normalité d’une démocratie en paix pour tendre vers un état d’urgence qui ne dit pas son nom, et plus le choc d’un attentat présenté comme impossible à réaliser sera important. La surenchère sécuritaire des gouvernants, qui repose de surcroît sur une incompréhension de ce qu’est le jihadisme (Une loi pour réprimer un phénomène politique et social ? Bien joué !) accroît les exigences de la population, et donc sa sensibilité à une attaque. Du coup, plus nous affirmons être invulnérables, plus nous sommes vulnérables.

La loi votée au printemps, comme les mesures de sécurité physiques ou nos opérations militaires, si elles peuvent avoir une efficacité ponctuelle, ne répond à aucun des défis posés par le jihad. Elle tente de donner aux services une plus grande puissance, jugée nécessaire contre les terroristes, mais elle ne s’articule à aucune politique d’ensemble. Elle reprend des pratiques imparfaites, s’appuie sur des constats faux, et n’offre aucune solution durable. Il faudrait d’abord réfléchir afin de cerner l’ensemble du phénomène, puis décliner les conclusions en actions à entreprendre et en politiques à mener. Mais il est plus facile et plus rapide de faire le contraire, en priant pour qu’il ne se passe rien et en attendant la quille – ou les élections.

Le renseignement au cinéma : entraînement difficile, guerre difficile

On nous l’a dit lors de notre affectation, et nous l’avons répété avec la même gourmandise arrogante : quand vous intégrez un service de renseignement, vous ne savez pas travailler. C’est ainsi, et ce n’est finalement pas si grave. Il n’en va évidemment pas de même pour ceux qui parviennent aux plus hautes fonctions et qui ne savent pourtant toujours pas travailler, mais il paraît que ce phénomène a pour nom Principe de Peter. Réjouissons-nous, cependant, car l’association du temps et du darwinisme contribue à la disparition de ce phénomène.

Toujours est-il que vous voilà au cœur d’une structure à la complexité byzantine, théâtre de multiples intrigues croisées, de vieilles rancœurs nées on ne sait quand – une histoire d’âne boiteux vendu à un cousin d’Ange-Gabriel, le frère du maire – et de missions aussi variées que délicates. Tout y a un nom de code, même la cantine (qui ne méritait peut-être pas tant d’honneur) et vous avez l’impression, les premiers temps, que vous n’allez jamais vous en sortir. Et, comme si ça ne suffisait pas, en plus d’appendre votre métier d’analyste, vous devez vous initier à l’art complexe et délicat du terrain (LE TERRAIN, LES GARS !).

Contrairement, en effet, à une légende tenace, tout le monde va sur le terrain, même parfois ceux qu’il faudrait en tenir éloignés. Il y a, évidemment, des zones où il est déconseillé d’expédier des bibelots gaffeurs de mon espèce, mais, tout le monde étant censé pouvoir traiter une source, tout le monde se voit inculquer les compétences requises. Les meilleurs finissent à Bagdad, Islamabad, ou Mogadiscio, les autres, non moins glorieux et non moins attachés à la défense de la République, exercent leur art ailleurs. Quoi qu’en disent certains mythomanes, certaines des opérations les plus délicates se mènent dans les rues de métropoles occidentales et non dans d’exotiques contrées.

Etre initié aux réalités les plus concrètes du traitement de sources humaines ne vous rend pas seulement plus opérationnel et plus polyvalent. Cela vous donne également une compréhension des contraintes auxquelles sont soumis les officiers traitants avec lesquels vous dialoguez lorsque vous gérez des dossiers ou que vous enquêtez depuis Paris et que vous pouvez actionner les nombreux moyens de votre service, dont les postes et les missions. Avoir cavalé dans Paris, une équipe de surveillance aux trousses, vous permet de mieux appréhender l’environnement dans lequel doivent évoluer vos collègues à l’étranger, déclarés aux autorités locales et donc pas supposés faire leur métier, ou clandestinement présents et encore plus exposés.

Même si, comme moi, vous n’avez guère d’appétence pour l’exercice et/ou que vous n’avez pas démontré de dispositions hors du commun pour la chose, ce passage par le terrain (LE TERRAIN, LES GARS !) est une étape importante. J’ai quitté l’administration alors que les stages et entraînements proposés avaient considérablement gagné en technicité et en difficulté. Le récit de quelques exercices m’avait, à l’époque, favorablement impressionné – ce qui, convenons-en, n’arrive pas souvent – et m’avait convaincu que mon service, après des années de routine et de torpeur, avait pris son destin en main et donnait à ses jeunes personnels les outils dont ils avaient besoin. Je n’ai, d’ailleurs, jamais caché mon admiration pour ceux qui, après des stages particulièrement relevés, incarnaient à la fois la relève et de nouvelles capacités. Comme de juste, ces jeunes OT si à l’aise sur le terrain montraient la même modestie que leurs aînés, se concentrant sur le bilan de la mission sans s’attarder sur les prouesses ou les risques nécessaires à son accomplissement. Comme dans d’autres domaines, plus intimes, ce sont qui en parlent le plus qui en font le moins.

Spy game

Tout, évidemment, ne se passe pas comme prévu lors de ces stages, et quelques anecdotes, aimablement diffusées par les instructeurs ou les élèves, faisaient rire pendant des semaines. Quelques unes participaient même de la légende générale du service. Tel jeune analyste avait ainsi décroché d’un exercice de filature à 17h30 pétantes ; tels autres, lors d’un exercice de restitution dans un pays d’Europe, en avaient tant fait qu’ils avaient rameuté les services locaux et les avaient même rabattus sur leur instructeur. Les histoires sont nombreuses et se transmettent autour du feu de camp virtuel que constituent la cantine et le bar.

J’imagine que nous gardons tous quelques souvenirs, parfois émerveillés, parfois cuisants, de ces jours passés à marcher, à échanger des mots de passe idiots pour obtenir des enveloppes vides, à tracer des croix à la craie sur des murs ou à coller des vignettes de couleur sur des poteaux. C’était dans une autre vie.

Bowfinger, de Frank Oz (1999)

Guerre, stratégie, et autres complications.

Tout vient à point à qui sait attendre, comme disait le capitaine Willard. Il faut donc saluer comme il se doit la naissance de l’AEGES, l’Association pour les Etudes sur la Guerre et la Stratégie, dont le lancement officiel aura lieu le 9 juin dans les prestigieux locaux du SGDSN (Réservation obligatoire auprès d’Armelle Ceglec).

Réunissant la fine fleur de la chevalerie, l’AEGES s’est formée à la suite de la rédaction de l’ouvrage collectif Guerre et stratégie. Approches et concepts, une somme dirigée par Joseph Henrotin, Stéphane Taillat et Olivier Schmitt (PUF, 2015, 528 pages).

Guerre et stratégie.

Placée sous de hauts patronages, l’association s’est fixée une noble tâche, résumée dans une court texte présent sur son site et que je me permets de reproduire ici :

Les études sur la guerre s’intéressent au phénomène guerrier considéré comme un fait social total (politique, économique, culturel, etc.). Le monde académique anglo-américain a admis de longue date la légitimité et l’importance de ce champ d’études, comme en témoigne par exemple la création du département des War Studies du King’s College London. Par ailleurs, au sein des études sur la guerre, les études stratégiques, qui se concentrent sur la conduite de la guerre, occupent une place particulièrement importante dans le monde académique outre-Atlantique et outre-Manche.

En France, en dépit d’une réflexion ancienne, d’initiatives nombreuses et d’un potentiel croissant, le champ reste fragmenté. D’une part, la recherche institutionnelle est éclatée dans une profusion d’instituts dont les publications souffrent d’un manque de visibilité, de crédibilité scientifique et d’influence. D’autre part, la recherche à l’université est divisée dans des silos disciplinaires (histoire, science politique, droit, sociologie, etc.) qui pourraient dialoguer davantage.

Aujourd’hui, un nombre croissant de jeunes chercheurs formés en France comme à l’international se consacrent aux questions stratégiques dans un contexte où les war studies sont de plus en plus vigoureuses et prises au sérieux, grâce notamment au soutien de l’IRSEM et de l’IHEDN.

L’Association pour les Etudes sur la Guerre et la Stratégie (AEGES, ou Egée, en référence à la reine mythique des Amazones) se veut une plateforme indépendante et transdisciplinaire, et a pour objectif de renforcer le mouvement amorcé en contribuant à la structuration de ce champ d’études.

Elle cherche à approfondir le lien entre le monde académique qui travaille sur la guerre et la stratégie (notamment la nouvelle génération de chercheurs) et l’ensemble des acteurs civils et militaires concernés. Son activité est centrée sur l’organisation d’événements scientifiques (colloques, journées d’études, séminaires).

L’association est résolument interdisciplinaire, car les études sur la guerre et sur la stratégie supposent un regard transversal. Non paradigmatique, ses activités intègrent l’ensemble des sciences humaines et sociales.

Souhaitons donc tous les succès possibles à l’AEGES, déjà critiquée par quelques théoriciens de comptoirs et autres aventuriers virtuels, et attendons avec gourmandise ses premières productions. En avant, les amis !

Mais, vous le saviez, pour votre joint de culasse ? Mais, vous le saviez, qu’il était pété ? Mais, vous le saviez qu’il était pété ?

Evaluer rigoureusement, sans effet de manche ou soupirs blasés, la menace terroriste permet de l’anticiper, de dimensionner la réponse, de se préparer au choc. Mais il ne faut pas seulement évaluer avant, il faut aussi évaluer après, réévaluer, en réalité, et peser les conséquences de ce qui est arrivé. La lutte contre le terrorisme, comme le terrorisme, est en effet, et fort logiquement, une démarche aussi politique qu’opérationnelle et il appartient aux autorités de peser leurs réactions à un événement. Nos gouvernants, quoi qu’on pense d’eux, donnent le ton ou, au moins, expriment une position qui nous influence, que nous l’approuvions ou que nous la déplorions, et peser leurs actions relèvent pleinement de leur responsabilité.

Qu’un chef d’Etat puisse ainsi être choqué ou en colère après les attentats de New York ou Beslan est très naturel. Qu’il ait envie de transformer une région du monde en une vaste étendue désertique (« Ici, pour vous, ouverture d’un nouveau parking de 870.000 places ») afin de passer ses nerfs, ou qu’il ait envie, simplement, de pleurer ou d’aller marcher dans les allées du Jardin des Plantes n’a rien de bien choquant. Mais, à son poste, alors que le monde le regarde, il doit encaisser, gérer et concevoir une réponse. S’il n’en est pas capable, en raison des événements eux-mêmes ou de sa faiblesse passagère, la mission d’apaiser, d’expliquer et de préparer cette réponse peut alors revenir aux conseillers et aux administrations spécialisées, et parmi toutes les décisions à prendre dans l’urgence figure celle de livrer à la population une évaluation de l’événement. Que s’est-il passé ? Qu’en dit l’Etat ? Que va-t-il faire ? Allons-nous tous mourir, et si possible pas un soir de départ en vacances ?

Le 9 avril au matin, les communiqués officiels, les déclarations martiales de nos ministres et la mobilisation de nos médias pouvaient laisser penser que la France venait à nouveau d’être frappée, et durement, par des tueurs de l’Etat islamique ou d’Al Qaïda. La patrie était-elle en danger ? L’ennemi était-il à nos portes, prêt à égorger nos fils, nos compagnes ? On était tenté de le croire, et pourtant la réalité était bien plus terre à terre : TV5, la fameuse chaîne francophone avait dans la nuit été la cible d’une spectaculaire attaque informatique. Site Internet et comptes Twitter et Facebook piratés, diffusion des programmes interrompue, l’offensive du Cybercaliphate n’était, en effet, pas anodine.

Oups

Quelques heures plus tard, pourtant, tout était redevenu normal et, évidemment, aucune perte humaine n’était à déplorer. Le coût financier était en revanche notable, mais sans qu’il remette en cause la survie de la chaîne. Symboliquement, l’affaire n’était pas non plus à traiter à la légère et chacun comprenait bien que les petits plaisantins du Cybercaliphate avaient franchi un pallier. Fallait-il, pour autant, sombrer dans le ridicule qui a marqué cette journée ? La réponse est dans la question.

Dès potron-minet, trois ministres de la République (Intérieur, Affaires étrangères, Culture) étaient au chevet de la chaîne blessée, rivalisant d’indignation, de colère digne et contenue, de déclarations de fermeté. Bernard Cazeneuve, dont la connaissance profonde du sujet a été clairement démontrée lors du récent débat autour de la loi sur le renseignement, promettait ainsi des centaines de nouveaux postes pour la sécurité informatique, et on s’attendait presque à entendre le tocsin résonner sur les ondes et dans les rues. De la part d’un gouvernement qui n’hésite pas à parler d’Internet numérique, il fallait s’y attendre. Ils ne passeront pas ! Mais qui ? T’occupe.

Rapidement, le concours de qualificatifs a commencé et les plateaux se sont emplis de spécialistes du cyber, ce sujet à la mode qui attire les escrocs comme les gagnants du loto. On n’avait jamais vu ça, une nouvelle ère commençait, on allait tous mourir, les ennemis étaient trop trop méchants. La rengaine habituelle.

Mais pourquoi sont-ils si mauvais ? Parce que.
Mais pourquoi sont-ils si mauvais ? Parce que.

Il était pourtant manifeste, dès la nouvelle connue, que l’attaque subie par TV5 ne pouvait être comparée aux scenarii sur lesquels planchent les agences spécialisées, ici ou ailleurs, et qui, dans certains cas, évoquent furieusement l’apocalypse. Il n’était pas moins évident que cette action était infiniment moins grave que des actes passés (cf. ici, par exemple), connus ou inconnus, et qu’il s’agissait d’une action bien plus symbolique que concrète, malgré les réels désagréments causés. De fait, face aux commentateurs hystériques se sont bientôt manifestés les vrais spécialistes du sujet, et ils n’ont pas été moins décevants.

Comme lors des attentats du mois de janvier dernier à Paris, lorsque certains avaient longuement glosé sur les capacités opérationnelles des terroristes, des commentaires voisins ont été entendus après le piratage du 9 avril au sujet des compétences techniques des membres du Cybercaliphate. Le fait que l’attaque n’ait pas été pas très sophistiquée a fait ricaner, mais pour les mauvaises raisons.

Comme en football, ce qui compte en matière de terrorisme est le résultat, et pas la manière. Peu importe que le sieur Coulibaly ait été un pauvre gars ou que Sid Ahmed Ghlam ait été assez débile pour se blesser avec sa propre arme. L’un et l’autre ont tué, et leurs crimes ont produit un effet politique. J’invite d’aileurs les ricaneurs à expliquer à la famille d’Aurélie Châtelain qu’elle a été assassinée par une tanche, ça lui sera sans doute d’un grand secours. Comme je l’écrivais avant les attentats de janvier, ce n’est pas parce que ce ne sont pas des terroristes qu’il ne s’agit pas de terrorisme.

Le fait est que l’attaque informatique du 9 avril, pour spectaculaire qu’elle ait été, n’a pas nécessité un investissement majeur de la part de ses auteurs, mais simplement une planification sérieuse et une réalisation efficace. Se posent alors de pénibles questions au sujet des défenses de la cible et des réactions de l’Etat.

A l’occasion de la douloureuse affaire Gourdel (ici puis ), j’avais rappelé que la victime individuelle ne doit JAMAIS être blâmée pour ce qu’elle a subi. Seul l’agresseur est responsable, et la contextualisation ne doit pas générer une nauséabonde confusion mentale (poke Emmanuel Todd). Il en va différemment de la structure ou de l’entreprise attaquées car celles-ci sont responsables de leurs employés, de leurs biens, et qu’elles sont également comptables du coût politique infligé à l’Etat.

En l’occurrence, l’attaque de TV5 par le Cybercaliphate a conduit les autorités françaises à faire ce qu’elles font de mieux : des erreurs. Celles-ci auraient pu être évitées si nos ministres n’étaient pas ce qu’ils sont, mais elles auraient surtout pu nous être épargnées si les défenses de TV5 avaient fonctionné, voire avaient tout simplement été mises en œuvre. On a ainsi rapidement appris que les serveurs de la chaîne avaient été piratés deux semaines AVANT et qu’aucune action particulière n’avait été entreprise. On a aussi entendu qu’au moins trois courriels infectés (hameçonnage) avaient été ouverts et avaient permis aux pirates de mettre leur plan en application. Comme à chaque fois, l’attentat réussit grâce à des défaillances humaines. (Et d’ailleurs, il est où, le RETEX de janvier ?)

Les terroristes déterminés passent toujours, mais est-il bien nécessaire de les aider en commettant de tels erreurs ? Il paraît que la sécurité est l’affaire de tous, mais ici c’est plutôt l’inconséquence qui a été notre affaire. Le fait que ce sujet soit désormais tabou, que plus personne ne l’évoque dans la presse m’incite à penser que quelques uns savent que tout n’a pas été fait dans les règles. On m’a même glissé que le sujet était qualifié de « secret défense » dans certains couloirs. On rigole.

Comme dirait Little John, « des attaques informatiques ont lieu tous les jours ». Quand on s’y prépare, elles échouent. Quand on ignore le danger, elles réussissent et il ne reste plus qu’à évaluer les dégâts. Le 9 avril au matin, et plus encore le 10 avril, la réponse des autorités auraient dû être sobre, digne, responsable. Oui, TV5 avait été piratée, on allait la soutenir dans cette épreuve, ne rien lâcher et la vie allait continuer. C’est toujours plus facile quand personne ne s’est blessé. Puis, on aurait demandé, dans le secret des salles de réunion, aux responsables concernés comment un tel merdier avait été rendu possible, au sein d’un média aussi symbolique, dans un contexte aussi particulier. Il paraît que ça ne se fait plus trop, de chercher des responsables et de leur passer une soufflante. Dommage.

Mais, au lieu de cela, le classique concours de gémissements a éclaté, alors qu’une semaine plus tôt 142 étudiants avaient été massacrés à Garissa dans l’indifférence polie de nos belles âmes. Il faut dire que l’Afrique c’est loin, c’est compliqué, tout ça quoi. Personne n’est allé faire le pitre au Trocadéro, cette année, d’ailleurs. C’est probablement trop dangereux, avec Vigipirate Rouge Super Foncé De La Mort.

Pour qu’un attentat réussisse, il faut qu’il y ait des dégâts et/ou des victimes, et qu’on en parle. Quand l’affaire est majeure, historique, il est naturel de l’évoquer et ceux qui appellent régulièrement à une forme de censure n’ont rien compris. Mais quand l’affaire est mineure, voire anodine, on peut parfaitement la traiter comme elle le mérite : une poignée de phrases avant la météo. En réalité, pour faire un attentat, il faut être deux : un terroriste et une cible. Si la cible ne bronche pas, y a-t-il eu attentat ?

Ceux qui ont des enfants savent que lorsque votre bébé tombe lors de ses premiers pas il faut le regarder en riant car il cherche dans vos yeux une réponse, une explication, une évaluation. Vous riez et il rit, vous le relevez, vous le rassurez, vous le complimentez et il se lance à nouveau. S’il vous voit rouler des yeux ou s’il lit de l’inquiétude sur votre visage, il y a de forte chance qu’il pleure, quand bien même sa chute aurait été sans gravité. Evidemment, s’il tombe sur la hallebarde de votre grand-père ou sur le piège à loup de votre garde-chasse, c’est une autre affaire. Le 9 avril, nous étions comme des enfants tombés dans le sable, et nos ministres nous ont fait croire qu’il était mouvant.

A l’inquiétude face à la menace terroriste se mêle depuis trop longtemps un sentiment qui s’apparente de plus en plus à de la honte. Et dire qu’ils font des lois.