“There will be no pictures of pigs shooting down/Brothers in the instant replay” (“The Television Will Not Be Televised”, Gil Scott-Heron)

Diplomate chevronné, ancien ambassadeur à Damas, Michel Duclos a récemment publié aux Éditions de l’Observatoire La Longue nuit syrienne. Ni véritablement essai ni livre de souvenirs, le texte se présente comme une suite de réflexions de l’auteur au sujet du régime syrien, de la révolution de 2011, des illusions de normalisation que nous avons entretenues à son sujet et des errements qui ont suivi.

Rédigé dans un style très personnel qui fait la part belle aux souvenirs de notre représentant en Syrie, le livre impressionne non par tant par la complexité de son analyse que par sa clarté. Mêlant une profonde connaissance du pays et du régime à une grande habitude du fonctionnement de notre propre administration et une fine compréhension des enjeux internationaux, Michel Duclos dresse un bilan sans faux-semblant de la tragédie syrienne.

La solidité du texte est complétée par sa profondeur morale, aux antipodes des foutaises de certains supposés réalistes omniprésents dans nos médias. En creux, on perçoit dans ce livre la véritable abdication des démocraties à l’égard de la crise syrienne. Face à des États lassés de décennies de guerres perdues au Moyen-Orient, les alliés de Damas ont su répandre un récit politique que nous savons tous éhontément mensonger. L’auteur, en décrivant la nature du régime de Damas, balaye méthodiquement les déclarations régulières au sujet de sa supposée laïcité et rappelle qu’il n’a cessé d’écraser son peuple, de favoriser des clans d’affairistes et de manier la violence terroriste, au Liban ou en Europe.

Documenté, limpide, le livre de Michel Duclos confirme tout le mal qu’il faut penser des propagandistes qui soutiennent bec et ongles Damas. Imbéciles, ignorants (ça avance, ce gazoduc, Jean-Luc ?) ou, au contraire, cyniques pataugeant dans le sang de la population syrienne, celles et ceux qui se commettent avec des officiels syriens et vantent leur politique ne sont, ni plus ni moins, que les apologistes de crimes contre l’humanité dont l’ampleur fait frémir. Michel Duclos, dont l’Institut Montaigne a publié en 2017 une étude sur le conflit syrien, n’a pas tort de voir dans cette crise un poison qui contamine lentement le monde. A l’instar des infatigables Marie Peltier ou Nicolas Tenzer, il rappelle la centralité morale et stratégique de la guerre civile syrienne, naufrage collectif dont les conséquences se feront sentir tout au long de ce siècle.

Soutenu par les extrémistes de droite comme par une certaine gauche dont l’anti-impérialisme nourrit les pires dérives, le régime syrien est devenu La Mecque des adversaires de la démocratie et des patriotes de pacotille fascinés par tout ce qui nuit à leur propre pays. On y croise aussi des journalistes sous influence et des défenseurs acharnés de la souveraineté des peuples qui, pas plus qu’ils ne condamnaient les interventions soviétiques régulières en Europe de l’Est au cours de la Guerre froide, approuvent désormais avec un merveilleux enthousiasme la mise en coupe réglée de la Syrie par la Rodina et la République islamique d’Iran – ce qui, dans ce dernier cas, ne manque pas de sel quand on connaît leurs orientations politiques personnelles…

Ce livre de Michel Duclos, sincère et accessible, constitue tout autant un réquisitoire dévastateur contre notre (absence de) politique qu’un constat accablé du monde qui s’annonce. Il faut le lire, donc, et l’offrir, le faire circuler ou le conseiller.

« Come aboard, we’re expecting you » (« Love Boat Theme », Jack Jones)

Sous-genre du cinéma de guerre, codifié à l’extrême, le film de sous-marin fonctionne autour de quelques ressorts narratifs liés à la nature même de son objet : espace clos au cœur d’une machine mortelle, puissante et excessivement fragile, relations entre le commandant et ses officiers (risque de mutinerie, présence éventuelle d’un traître dont les effets sont décuplés en raison du confinement, etc.) ; ennemi invisible, à l’affût, dans le cadre d’un affrontement entre deux adversaires aux moyens équivalents et dont l’habileté sera donc déterminante (comme lors d’un assaut d’escrime) ; angoisse du naufrage, de la noyade et d’une mort naturellement secrète et solitaire. Ajoutez à cela, depuis les années ’50, la possibilité d’une guerre nucléaire, et donc l’inévitable vertige qui saisit quand l’ordre tombe de lancer les missiles, qui plus est à l’aveugle, et vous disposez de quelques ingrédients qui, correctement associés, peuvent donner un récit passionnant.

Les récits sous-marins ne manquent pas, mais rares sont ceux qui parviennent à sortir du classicisme. En 1989, James Cameron, dans Abyss, n’avait, par exemple, fait qu’adapter une mécanique bien connue (à côté de qui naviguons-nous au plus profond de l’océan ? Quelles sont ses intentions ? Ne faudrait-il pas l’attaquer en premier ?) à la science-fiction. On pourrait ajouter ici que les codes initialement développés par ce genre ont, en effet, été largement repris par la SF, toujours avide de monstres infiltrés dans des vaisseaux (« Entre les Jumeaux de Thor, personne ne vous entend crier »), comme Alien (1979, Ridley Scott), ou de navires devenu des pièges, comme dans 2001, l’odyssée de l’espace (1969, Stanley Kubrick).

Il est, bien sûr, possible d’échapper aux codes en utilisant intelligemment les contraintes du submersible, comme le fit Blake Edwards en 1959 dans Opération Jupons, une comédie hilarante. On peut également, si on en a le talent, se lancer dans le long récit d’une mission, de l’Atlantique à la Méditerranée d’un équipage de la Kriegsmarine, à la manière de Wolfgang Petersen. Das Boot (1981) reste à ce jour le chef-d’œuvre indépassable du genre, âpre, réaliste, complexe et cruel. Dans A la poursuite d’Octobre rouge (1990), John McTiernan avait parfaitement réussi à adapter un classique de Tom Clancy décrivant la traque d’un sous-marin en y associant une authentique intrigue de contre-espionnage sur fond de crise stratégique. Ce faisant, McTiernan – comme il le fit avec d’autres catégories du film d’action – créa d’ailleurs de nouveaux standards, encore en vigueur.

Toujours dans les bons coups, Tony Scott s’attaque, 5 ans après Octobre rouge, au sujet et réalise USS Alabama.

Auréolé du succès de ses précédentes productions, le réalisateur réunit une distribution mêlant stars (Gene Hackman, très à l’aise dès qu’il s’agit de jouer un salaud) ou Denzel Washington (dont la carrière est déjà à l’époque impressionnante), seconds rôles expérimentés (Matt Craven, George Dzundza, et même Ricky Schroder) et futures étoiles (Viggo Mortensen, James Gandolfini). Tourné comme un clip (avec l’amical soutien de la Marine nationale mais sans celui de la Navy en raison de la nature du scénario), le film se présente comme un thriller dont l’unique ambition est le divertissement, et son intrigue est, comme il se doit, parfaitement inepte.

Pour filmer des combats intéressants, il est préférable de faire s’affronter des adversaires puissants et capables. Quoi, en effet, de plus intéressant et effrayant que de voir se titiller les deux plus importantes flottes sous-marines de cette planète ? C’est ce que propose Tony Scott, à la suite du tandem Clancy/McTiernan. Cet impératif étant posé, comment l’écrire et le mettre en scène ? En inventant une guerre mondiale, comme dans Tempête rouge, le monumental techno-thriller stratégique (dont la traduction est tellement médiocre que je me demande régulièrement si je ne vais pas la reprendre pendant mes vacances) ? Non, car sa mise en scène demanderait trop de moyens. En montrant, alors, des entraînements tellement réalistes que le spectateur aurait sa dose de manœuvres dangereuses et d’héroïsme ? C’est tout l’idée de Top Gun – qui offre une bataille finale réelle, mais contre un ennemi fictif.

Les options, en réalité, ne sont pas si nombreuses : si vous souhaitez que le combat aille à son terme sans impliquer un État, et si vous désirez ne rien perdre des enjeux liés à la dissuasion nucléaire, il faut qu’un des protagonistes soit un non-étatique et que, d’une façon ou d’une autre, il dispose de moyens et de compétences. C’est là qu’interviennent les fameux dissidents russes, nationalistes intrinsèquement radicaux capables de puiser dans l’arsenal de la Rodina, menaçants et imprévisibles, et qu’il va peut-être falloir vitrifier au risque d’accélérer la fin du monde (qui, comme chacun le sait, est de toute façon pour demain).

(spoiler alert!) USS Alabama raconte ainsi la façon dont, à bord d’un SNLE dont le commandant, guerrier né (et Gene Hackman emprunte ici beaucoup au Patton joué par George C. Scott), se joue une crise gravissime autour d’un ordre de tir dont on ignore s’il a été annulé.

Le film fait s’affronter un commandant, tyrannique, agressif – et dont le racisme, pourtant évident, n’est pas véritablement utilisé par le scénario – et son second, Afro-américain posé, cultivé, qui ose réfléchir à l’effarante responsabilité qui est à la leur à bord d’un tel bâtiment tandis que son chef l’assume brutalement. Tout le récit s’articule autour d’une querelle fondamentale liée à l’obéissance théoriquement absolue à une décision de lancer des missiles nucléaires sur des cibles en Russie : le commandant veut frapper, comme on le lui commande, tandis que son second estime qu’une confirmation pourrait être demandée en raison de la réception imparfaite d’un message qui pourrait contenir un contrordre.

Remarquablement joué par des acteurs dont les rôles sont des caricatures, mis en scène lourdement avec efficacité (et des filtres) par un vieux routier habitué aux blockbusters sans âme, USS Alabama s’achève par un naufrage narratif comme on en voit rarement : le commandant et son second sont absous, le drame qui s’est joué est enterré (et le film participe à sa façon, comme ce fut le cas à Hollywood dans les années ’90, à un récit complotiste et populiste du monde), et tout le monde se quitte bons amis. On retrouvera ces ressorts dans Hunter Killer (2018) et dans Le Chant du loup (2019) – y compris, dans ce dernier cas, les inévitables scènes autour du sonar – mais avec une efficacité bien moindre. Parce que, finalement, ce qui faisait le charme des films de Tony Scott, c’est qu’ils étaient le plus souvent parfaitement nuls mais qu’on les regardait quand même parce qu’ils étaient bien faits, un peu comme la pop des années ’80, sans la moindre prétention en matière de crédibilité ou de réalisme. Un tel savoir-faire s’est perdu, et on ne l’a jamais eu en France.

Fiez-vous aux Dieux, mais amassez du renseignement

L’enthousiasme ne me vient pas facilement, et il ne faut pas donc pas bouder son plaisir quand les éditions Taillandier publient enfin en poche un classique parmi les classiques de la littérature scientifique consacrée à l’histoire du renseignement. Tirée de sa thèse, soutenue en 1987, la somme de Mary Rose Sheldon, Renseignement et espionnage dans la Rome antique, s’est imposée dès sa publication en 2004 comme un ouvrage de référence, difficilement dépassable. L’auteure, officier supérieur dans l’armée américaine, enseigne désormais au Virginia Military Institute (VMI), et elle a consacré sa carrière à l’étude du renseignement dans l’Antiquité.

Rendu accessible au public francophone grâce aux Belles Lettres en 2009, le livre, dense et technique, constitue une étude exemplaire de l’utilisation par l’empire romain du renseignement. On y parle organisation, chefs de guerre, méthodes, succès et échecs, et de l’ensemble se nourrit d’une prodigieuse érudition. Le livre, en plus de ce qu’il nous apprend et nous explique, nous donne une remarquable leçon de méthodologie historique en mêlant les sources (textes, fouilles archéologiques, études d’autres chercheurs) et donc, de façon très révélatrice, une excellente leçon de renseignement. On y assemble en effet des indices disparates et des faits parfois imparfaitement connus pour donner du sens, on y pose des hypothèses, on en contredit d’autres, on y argumente avec rigueur et on admet son ignorance ou son impuissance.

Ouvrage indispensable, à lire et à consulter, Renseignement et espionnage dans la Rome antique doit être impérativement présent dans les bibliothèques de nos services et de nos forces armées. Il n’est jamais inutile de méditer sur les causes profondes de la défaite romaine de Teutobourg (en 9 après J.-C) et sur ses conséquences.

Through counter-intelligence it should be possible to pinpoint potential trouble-makers and neutralize them.

La guerre est la grande affaire des nations, et la guerre irrégulière est celle des puissances occidentales depuis, au moins, la fin de la Seconde Guerre mondiale. Dans un ouvrage passionnant, Partisans et centurions. Histoire de la guerre irrégulière au XXe siècle, paru il y a déjà presque un an, Elie Tenenbaum, chercheur à l’IFRI, retrace l’évolution de ces conflits au cours du siècle passé.

En insistant sur les penseurs et théoriciens ayant nourri la réflexion des stratèges s’étant affrontés lors de certaines des guerres les plus importantes de l’Après-guerre, Elie Tenenbaum nous livre également une histoire de la pensée militaire occidentale et évoque très régulièrement l’action et l’organisation de grands services de renseignement comme le SDECE, qui deviendra la DGSE, et la CIA. Dense mais limpide, son ouvrage suit les parcours d’une poignée de personnalités hors-du-commun (pas nécessairement fréquentables, par ailleurs) dont la vie est émaillée de guérillas et d’opérations spéciales. On y croise des noms connus, comme celui de David Galula, l’officier français dont les écrits inspirèrent tant le général Petraeus. On y parle également de Fort Bragg ou de l’École des Amériques, de sanglante réputation, certains passages donnant furieusement envie de relire James Ellroy ou James Grady.

Rarement on aura lu des synthèses aussi claires et percutantes de la Bataille d’Alger ou de la Guerre du Vietnam, et le livre d’Elie Tenenbaum frappe par sa hauteur de vue, sa documentation, et surtout le constat d’échec qu’il établit après des décennies de contre-guérilla menées par les Occidentaux et leurs alliés. Au moment où l’État islamique, moins vaincu que jamais, poursuit son combat, que la défaite occidentale en Afghanistan est patente et que notre propre enlisement au Sahel n’est guère plus discuté, Partisans et centurions s’impose comme une lecture indispensable.

“The garrison sleeps in the citadel/With the ghosts and the ancient stones” (“What It Is”, Mark Knopfler)

Discipline reine, science des sciences, l’histoire est en perpétuel mouvement et échappe aux tentatives de confiscation régulièrement détectées, en particulier en France. Les réflexions incessantes, aux conclusions parfois contre-intuitives, des chercheurs constituent autant d’outils précieux à la compréhension du monde. Les sciences humaines n’échappent cependant pas aux difficultés de vulgarisation et transmission, et il faut donc du talent et de la volonté pour porter à la connaissance du public l’état du débat historique, les évolutions de notre appréhension du passé ou le démontage de mythes fondateurs.

Il faut donc particulièrement saluer l’initiative de Sylvain Venayre qui dirige la collection Histoire dessinée de la France aux Éditions La Découverte, associées à La Revue dessinée. Le projet, aussi simple qu’il est ambitieux, est de raconter notre histoire à l’aide des plus récentes découvertes et de dépasser la geste nationale. Le projet, naturellement, n’est pas seulement scientifique puisqu’il répond au besoin de s’affranchir des clichés.

Le premier volume, La Balade nationale : les origines, publié en 2017, frappe par la clarté et l’intelligence de son propos. Sans doute le texte peut-il agacer en raison de ce qui peut être perçu comme des partis-pris idéologiques, mais l’aisance avec laquelle se déploie l’argumentation devrait rassurer les esprits les plus sceptiques. Amusant, follement stimulant, le livre séduit progressivement par son humour, parfois mordant, parfois absurde. Les dialogues entre les personnages font souvent franchement sourire, comme lorsqu’un homme du paléolithique supérieur annonce à Jeanne d’Arc que les siens ont domestiqué le feu et qu’elle lui répond, goguenarde « Oui, bon, je ne vous félicite pas. »

Plaisir pour l’esprit, La Balade nationale l’est aussi pour les yeux grâce aux dessins d’Etienne Davodeau, réalistes mais attachants. L’ensemble est une réussite, qui rappelle que l’humilité, qualité des historiens, devrait être partagée par tous devant les millénaires de notre évolution.

“This is the way that life was given/The way we were made to stand” (“My People, My Land”, Pura Fé)

A-t-on jamais construit un empire sans tragédies ? La question ne cesse de hanter la littérature américaine depuis plus d’un siècle, et les plus grands cinéastes ont rapidement pris le relais des romans en explorant inlassablement le crime fondateur des États du Nouveau monde.

Le sort des Amérindiens a, en réalité, toujours suscité des débats très vifs aux États-Unis, sans que cela pèse, comme on le sait, sur leur destin, le respect des traités et le comportement des colons. On oublie trop souvent que le western, genre littéraire avant d’être un genre cinématographique, est une geste coloniale, d’exploration, de conquête, de guerres et de luttes des classes. Le génocide amérindien, initialement toile de fond, s’est progressivement imposé comme un sujet majeur au fur et à mesure que la société américaine mûrissait et admettait, péniblement, la véritable nature de la Conquête de l’Ouest.

En 1930, dans La Piste des géants, Raoul Walsh avait déjà montré des tribus faite d’êtres humains et non de bêtes sauvages, mais la marche vers une reconnaissance à l’écran fut longue. Elle n’est pas achevée, d’ailleurs, mais le cinéma américain est désormais capable, près d’un demi-siècle après Little Big Man, le chef d’œuvre d’Arthur Penn, plus de 25 ans après Danse avec les loups, l’indépassable monument de Kevin Costner, ou Cœur de tonnerre, le brulot de Michael Apted, de produire des films comme Hostiles, de Scott Cooper, qui montre des guerriers fatigués, le vaincu et le conquérant, retrouver leur humanité après les carnages, la victoire étant ici presqu’aussi amère que la défaite.

 

Militant communiste, qui sera incarcéré trois mois en 1950 pendant l’hystérie maccarthyste, et écrira à cette occasion un roman publié à compte d’auteur, Spartacus (adapté au cinéma en 1960 par Stanley Kubrick, quand même), auteur sous plusieurs pseudonymes de remarquables romans policiers, dont le cultissime Sylvia (1960), Howard Fast publie en 1941 La Dernière frontière, exceptionnel récit d’une course-poursuite tragique entre une poignée de Cheyennes désireux de vivre sur leurs terres ancestrales et une armée américaine impitoyable et aveugle aux souffrances d’un peuple en voie d’anéantissement.

Inspiré de The Northern Cheyenne Escape, au cours de l’hiver 1878/1879, le roman retrace les évènements qui conduiront au massacre de Fort Robinson et à l’installation des Amérindiens survivants dans une réserve, dans le sud du Montana. D’une plume discrètement ironique, mais sans jamais verser dans la caricature ou le pamphlet, Howard Fast parvient à reconstituer l’enchaînement de décisions et d’aveuglements qui conduira à la fuite des Cheyennes de leur cantonnement en Oklahoma, au mois de septembre 1878, jusqu’à leur interception par la cavalerie américaine quelques mois plus tard.

Le roman est celui des derniers sursauts d’un monde qui sera bientôt balayé et dont la défaite est écrite. Face à des États-Unis à la puissance sans équivalent, les Cheyennes ne se battent plus que pour leur dignité et la survie de leur culture. A cette lutte vitale s’opposent les ambitions non moins vitales de Washington, qui unifie son territoire, installe son autorité et prépare la mise en valeur de ses conquêtes intérieures. Le choc ne peut être évité, et il est d’autant plus inéluctable que l’Administration impériale, comme les autres, souffre de ses propres incohérences. Les ambitions politiques s’y affrontent, tandis que les officiers chargés de gérer la crise cheyenne sont au choix incompétents et indécis ou au contraire désireux d’écraser un adversaire dont ils refusent même d’envisager qu’il puisse suivre sa propre rationalité. La Dernière frontière est aussi, en effet, un livre sur les machines infernales que rien ne peut arrêter, sur l’inertie des crises qui couvent et qui ne peuvent se résoudre que dans le sang et la destruction de l’ennemi. Il est à cet égard d’une actualité troublante, et il doit notamment être lu par celles et ceux qui étudient les prises de décision politico-militaires.

Texte d’une infinie tristesse, exprimant la nostalgie accablée d’un monde perdu à jamais, le roman servira de trame, aux côtés de celui de Mari Sandoz Les Cheyennes (1953), au testament crépusculaire de John Ford, sorti en 1963. On aura rarement filmé la défaite avec autant d’élégance et d’empathie.

Cheyenne Autumn sera projeté à la Cinémathèque le 28 juillet prochain.

“You can make me dance, you can make me sing/You can make me do just any old thing, and I love it” (“You Can Make Me Dance, Sing or Anything (Even Take the Dog for a Walk, Mend a Fuse, Fold Away the Ironing Board, or Any Other Domestic Shortcomings)”), The Faces)

On en connaît qui, tout en n’ayant rien écrit de sérieux depuis des années sinon des décennies, monopolisent l’attention des médias, font le siège des responsables politiques pour obtenir des postes dont ils ne sauraient quoi faire, font passer leurs magistrales erreurs pour des fulgurances incomprises, se battent comme des ivrognes dans les couloirs de colloques ou se commettent avec des cartographes défendant les avancées démocratiques du glorieux régime syrien.

On en connaît d’autres qui s’inventent des CV, se commettent avec des traîtres jusqu’à en devenir eux-mêmes, écrivent des rapports sur commande et prennent des airs de vieux sages. On en connaît aussi qui, forts de leurs retentissants échecs passés, parviennent encore – car c’est un métier – à abuser une incompressible proportion de naïfs.

Et nous avons Henry Laurens. Désormais titulaire de la Chaire d’Histoire contemporaine du monde arabe au Collège de France, il a également, au cours de sa belle carrière, enseigné à Paris IV (Top Gun) et c’est là que j’ai eu la chance de l’y entendre, il y a bien longtemps. Dans un amphithéâtre défraichi comme dans une salle de TD bondée de Clignancourt, la clarté de son propos faisait de ses cours des séances de recueillement collectif. Il faut l’avoir écouté, de sa voix si particulière (qui, à l’écoute des podcasts de France Culture, n’a pas changé), si propice à une subtile ironie, expliquer, évidemment sans la moindre note, les enjeux stratégiques du contrôle des eaux du Jourdain ou les querelles idéologiques au sein du Baas syrien.

A bien des égards, ses cours ont confirmé à mes yeux, s’il en était alors encore besoin, que l’Histoire était la reine des matières pour qui voulait comprendre le monde, et que la méthodologie historique était littéralement indispensable à toute démarche stratégique. Quelques années plus tard, il fut de même évident pour moi que cette méthodologie était la seule qui valait en matière de renseignement.

Dans ses cours comme dans ses écrits, Henry Laurens parvient organiser clairement les événements les plus enchevêtrés grâce à son remarquable sens du récit. Là où la complexité des liens entre acteurs défie l’entendement, sa capacité à identifier les lignes de force et à rendre intelligibles les crises les plus affolantes est une leçon, et mieux, un modèle à tenter d’imiter. Aux côtés d’autres maîtres de la Sorbonne qui m’enchantèrent, dont Philippe Contamine, Jacques Bariéty, Michel Fabréguet ou de Jean-Paul Bled, Henry Laurens fut sans doute celui qui me confirma dans mes passions d’adolescence : monde arabe, diplomatie et renseignement.

Tous, en réalité, me convainquirent qu’il fallait creuser et creuser encore jusqu’à avoir assez de faits pour couvrir l’événement et commencer à réfléchir. On ne s’étonnera donc pas de ne pas croiser M. Laurens sur chaque plateau de télévision ni dans chaque studio. Ses recherches, riches et exigeantes, traitent désormais avant tout de la question palestinienne et de l’histoire du Moyen-Orient, mais il ne faudrait pas oublier le travail accompli au sujet de l’Expédition d’Égypte il y a plus de vingt ans. Enfin, à qui n’a pas fait l’expérience d’un livre d’entretien passionnant, il faut conseiller Orients, petit livre revigorant

Ce billet dormait dans un coin depuis le début de ce blog, et je n’ai que trop tardé à le publier. Qu’il soit l’expression, humble et sincère, de ma reconnaissance et de mon admiration.

Au service secret de sa majesté le Calife

Venu du fait divers et des pages police-justice, Matthieu Suc abat depuis plusieurs années un travail considérable dans les domaines, ô combien complexes, du jihadisme et du contre-terrorisme. Quand d’autres se contentent de recopier des notes des services ou relaient, parfois inconsciemment, la parole officielle, il multiplie les sources et accumule de la documentation. Mais, là où d’autres se noient dans les faits ou les alignent sans leur donner de sens, Matthieu Suc ne perd pas de vue la mission qui est la sienne et il raconte pour expliquer.

Son dernier livre, dont le titre, Les Espions de la terreur, probablement un peu trop accrocheur pour un type comme moi, a le mérite d’attirer l’œil, illustre cette méthode avec bonheur. Le journaliste y traite de l’amniyat, l’organe de renseignement et de sécurité de l’État islamique en s’attachant à suivre le destin des commanditaires, des planificateurs et des exécutants d’une série d’attentats commis en Europe depuis 2013, dont ceux perpétrés en France et en Belgique depuis 2014.

L’amniyat, dont l’existence a, un temps, été jugée fumeuse par certains services, y est décrit dans sa réalité la plus concrète, et donc la plus terrible. Au fil des pages, on croise ainsi des otages torturés et leurs bourreaux, des crimes de masse, et le texte donne à contempler la mécanique interne du service de sécurité d’un proto-État totalitaire. Le vrai sujet du livre, dont la précision du propos a été saluée jusque dans les services de la République, n’est cependant pas là, et Matthieu Suc y prolonge le travail que Kevin Jackson et Jean-Charles Brisard avaient consacré aux réseaux européens de l’EI. Ce faisant, il achève de ridiculiser celles et ceux qui, depuis parfois une vingtaine d’années, décrivent les jihadistes comme des idiots sans méthode, sans projet et sans stratégie.

L’aisance avec laquelle l’auteur enchaîne les séquences rend intelligible l’enchevêtrement de liens personnels qui unissent les tueurs. A ce titre, votre serviteur ne peut s’empêcher de noter que ce nouveau livre confirme, une fois de plus, des observations anciennes au sujet du fonctionnement des réseaux jihadistes. Le texte détaille également le nombre proprement ahurissant de projets terroristes déjoués en Europe et rappelle que la menace est d’une complexité qui défie les services de sécurité et les États. Sans minimiser les authentiques succès des administrations chargées de combattre le terrorisme, il ne peut cependant que constater la persistance de la menace jihadiste.

Dense mais nullement aride, grâce au recours – parfois désarçonnant d’une forme de mise en scène –, Les Espions de la terreur s’impose dès sa première lecture comme un texte fondamental, d’une très grande richesse. Stimulant, inquiétant, il s’adresse aussi bien aux spécialistes qu’à un public de non-initiés désirant s’extraire des idioties trop souvent dites ou écrites ces dernières années.

 

Il faut donc nous méfier de ceux qui cherchent à nous convaincre par d’autres voix que celle de la raison.

Je suis né en province – l’expression « en région » est une abomination – dans une ville moyenne et je passe mes vacances dans de petits villages. Les centres-villes ruinés, les interminables zones industrielles où se côtoient des magasins laids et sans âme, les petits commerces qui ferment à la campagne, les retraites qui n’augmentent pas, les chômeurs qui vivotent, les usines qui ferment et jamais ne rouvrent malgré les promesses des gouvernements successifs, l’observation de la consommation d’objets inutiles comme seule possibilité de se sentir citoyen à part entière font partie de ma vie. Ce sont des amis d’enfance, des parents ou des beaux-parents, des oncles et des tantes. Toute ma vie, débutée à la fin des fameuses Trente glorieuses, ce faux âge d’or, j’ai entendu cette colère. Et toute ma vie elle m’a semblé à la fois légitime et effrayante.

Mes études puis ma vie professionnelle m’ont conduit à étudier puis à combattre les extrémismes. J’en ai tiré quelques certitudes, dont la plupart n’ont guère d’intérêt ici, mais une au moins doit être exprimée clairement : la colère ne doit pas conduire à la haine, car elle devient alors à la fois indigne et improductive. La colère doit être écoutée, elle doit conduire au dialogue, car il n’existe pas de bien plus précieux que la paix. Une colère devenue ingérable est la manifestation d’un échec collectif, et ceux qui s’appuient sur elle pour abattre des systèmes démocratiques, qui plus est avec le soutien de tyrannies et d’idéologues de seconde zone, ne cherchent pas des solutions mais le pouvoir. Ils n’ont que faire du peuple, qu’ils ne connaissent pas, qu’ils fantasment et qu’ils méprisent, et qu’ils ne font que manipuler comme de misérables apprentis-sorciers.

Pire encore, ceux qui, renonçant publiquement à des convictions qu’on découvre factices, pactisent avec les extrémistes pour obtenir une parcelle de pouvoir sont des incendiaires, des irresponsables qui cachent leur vacuité derrière des discours de mauvais tribuns. Certaines lignes rouges ne doivent jamais être franchies, comme nous le rappelle chaque année de l’histoire humaine. S’associer à des théories complotistes, mentir et mentir encore, relayer la propagande d’ennemis déclarés de notre pays et de nos alliés, tolérer les propos racistes ou antisémites sous le prétexte qu’ils auraient été émis par le peuple – pro tip : le peuple n’a pas toujours raison, il n’est pas toujours progressiste, et c’est pour ça que les États démocratiques ont des parlements – constituent des naufrages moraux inexcusables. Il faut croire que certains n’apprennent rien, ou ne comprennent rien. Et s’ils agissent en connaissance de cause, ce sont des criminels.

La présence hier sur les Champs et ailleurs de nostalgiques du Reich ou de la Terreur rouge en dit long sur la façon dont une colère ancienne et profonde est littéralement confisquée par des responsables politiques indignes de notre pays, et irresponsables. Face à eux, contre eux, à supposer que cela soit encore possible, il faut parler, dialoguer, lire et réfléchir, et se souvenir que nous ne sommes forts qu’ensemble. Aucune dérive raciste ou antisémite, aucune attaque contre les personnes ne peut être tolérée, car il en va de la décence, de la dignité, du respect des lois de la République et de notre Constitution, de tout ce qui fait que la France n’est pas la Rodina, un État confédéré ou l’Afrique du Sud de l’apartheid.

Les mots sont parfois de peu de force face à la violence délirante, mais ils ont le mérite, après avoir été pesés, de rester. Il n’est donc pas trop tard, tandis que convergent non pas les luttes mais les haines, de garder en poche un (littéralement) petit ouvrage de Ferdinand Mélin-Soucramanien et Frédéric Potier, Contre le racisme et l’antisémitisme (Dalloz).

Ce livre compile des textes juridiques nationaux et internationaux traitant de la peste raciste et antisémite, traitant de l’esclavage, traitant des Droits fondamentaux, et il doit être mis entre toutes les mains. Le droit est la marque des sociétés civilisées, et il nous protège – y compris de nous-mêmes. Celles et ceux qui ne sont pas sujets au vertige pourront ensuite (re)lire le classique indépassable de Léon Poliakov, Bréviaire de la haine, publié en 1951, et en méditer le contenu tant qu’il n’est pas trop tard.

Ceux de 18

On reconnaît les bons historiens non seulement à la qualité de leur travail mais aussi au talent avec lequel ils en rendent compte aux simples lecteurs que nous sommes. Dans son dernier livre, Les Vainqueurs. Comment la France a gagné la Grande guerre, paru à la fin de l’été, Michel Goya parvient ainsi à restituer la complexité et l’ampleur des combats de la dernière année de la Première Guerre mondiale, en se concentrant sur le front occidental.

Poursuivant une réflexion notamment accessible sur son blog, l’auteur décrit et explique la façon dont l’armée française, mais aussi son alliée britannique et son adversaire allemande, ont appris des combats des années écoulées. Après avoir fait le bilan de 17, il relate les évolutions techniques et tactiques réalisées par les Français dans tous les domaines et raconte avec clarté les offensives qui vont se succéder en 1918 jusqu’à la prise de conscience par l’état-major allemand de sa défaite.

Le texte, sobre et accompagné d’une imposante bibliographie, parvient parfaitement à restituer l’ampleur des combats. Les belligérants, après trois années de combats acharnés au bilan humain et matériel ahurissant, sont comme des boxeurs poids-lourds, ensanglantés, fatigués, mais à la volonté de vaincre intacte. Mettant en avant les qualités de « l’insubordination créatrice » – un concept qui lui est cher –, Michel Goya détaille les innovations de l’armée française, la prise en compte par le commandement et les industriels des leçons du terrain, et la souplesse d’esprit d’une armée et d’un pays tout entiers tournés vers la victoire.

Ce livre, abondamment documenté et parfois technique, n’est, en effet, pas seulement un travail historique de réflexion et de synthèse. Il s’agit aussi, sous ses abords presque austères, d’un texte personnel. L’auteur y rend hommage, dans l’avant-propos, « à son grand-père et à ses camarades » et y expose son intention de rappeler à tous l’importance des sacrifices consentis et la grandeur de la victoire de 1918. Le livre lui permet surtout, et c’est sans doute un de ses principaux objectifs, de décrire le naufrage intellectuel de la plus puissante armée du monde en quelques années de paix, malgré l’étude faite des combats et l’expérience accumulée. Michel Goya ne livre ici pas seulement une étude d’histoire militaire mais un texte politique. On y parle de grandeur, de courage et d’abnégation, d’échecs et d’erreurs, de défaites et de victoires, et de responsabilité face à l’avenir. Autant dire que ce livre doit être lu et médité.