« I’ve been swimming in a sea of anarchy/I’ve been living on coffee and nicotine/I’ve been wondering if all the things I’ve seen/Were ever real, were ever really happening (were ever really happening) » (« Every Day Is A Winding Road », Sheryl Crow)

Allez savoir pourquoi je me souviens de ce type, Hocine de Verviers, un islamiste algérien qui grenouillait en Belgique avec des dizaines d’autres, à trafiquer on-ne-sait-quoi pour on-ne-sait-qui. Lui et ses copains s’agitaient, voyageaient, parlaient de la guerre que menaient les maquis de l’AIS et du GIA au régime et finalement ne semblaient pas faire grand-chose pour la cause. Il émanait pourtant d’eux une menace sourde, le sentiment que ces islamistes radicaux – nous ne disions pas encore jihadistes, ça viendrait plus tard – dont nous ne parvenions pas à déterminer la nature des activités n’étaient pas que d’aimables visiteurs de passage. L’Algérie était à feu et à sang, on y tuait des étrangers, et surtout des Français ; l’Égypte affrontait une vague de violences qui n’intéressait personne ; l’Afghanistan était aux mains d’un mouvement d’étudiants ultraconservateurs ; des imams très énervés prêchaient la guerre sainte depuis Londres, et au Sahel une poignée de types parcouraient le désert en tous sens et, croyez-moi, il ne s’agissait pas de guides touristiques ou de bluesmen touaregs.

Nous n’étions qu’une vingtaine d’analystes, à cette époque, fonctionnaires A et B, officiers et sous-officiers, hommes et femmes. Nous avions tous, ou presque, la certitude, que ce que nous observions et tentions d’affronter avec des moyens dérisoires ou bridés n’avait rien d’un phénomène ponctuel. Il s’agissait bel et bien d’une révolte, sur le point de devenir une révolution, et nous n’étions pas prêts. Certains de nos chefs avaient déjà compris – dont un, aux cravates bariolées, auquel j’adresse mes respects – mais d’autres n’y entendaient rien, voire ne voulaient rien savoir. On pense à eux en relisant Marc Bloch.

Les années passant, l’analyste acharné que j’étais, et que je suis toujours, tenta dans quelques notes d’embrasser la complexité du phénomène. Les crises, les attentats, les enquêtes, les renseignements de plus en plus nombreux que nous parvenions à recueillir – grâce aux efforts surhumains de quelques-uns comme à la croissance de la mouvance islamiste qui, forcément, laissait de plus en plus de prise aux SR -, tout me donnait envie d’écrire des papiers longs et fouillés, ceux que nos autorités ne veulent pas lire mais dont elles ont besoin parce qu’ils assoient connaissance et compréhension. Mais je comprenais aussi, évidemment, que ces mêmes autorités n’avaient pas besoin de papiers para universitaires ou de récits forcément touffus mais de notes courtes, opérationnelles, les informant et les aidant à prendre des décisions. J’aime autant vous dire que tout le monde n’a toujours pas compris la différence entre un mémoire et une note de renseignement.

Il devint rapidement clair à mes yeux que ce que j’aimais faire était, d’une part enquêter et analyser (seuls les amateurs pensent qu’il s’agit de la même chose), et d’autre part écrire des papiers aux ambitions sans doute déplacées afin de comprendre la nature de ce à quoi nous étions confrontés. En 2000 me vint même l’idée d’écrire un roman sur le jihad afin de raconter par la fiction ce que je croyais avoir compris. Fort heureusement, je n’en fis rien, notamment parce que je savais que je n’en savais pas assez pour concevoir un récit ayant un minimum de tenue, et aussi parce que je suis le pire raconteur d’histoire de cette partie du monde. Il est bon, parfois, de s’abstenir.

En 2005, le travail sur le Livre blanc me permit enfin de mener officiellement une réflexion un peu poussée au sujet du jihadisme, et il m’offrit aussi l’occasion d’écrire une note de doctrine dont je reste, 20 ans après, plutôt fier. Il ne saurait y avoir d’actions concrètes, y compris violentes, sans un travail sérieux d’analyse, et il ne peut y avoir d’analyse sans un travail exigeant sur le terrain. Le Livre blanc fut le résultat de ces années de travail conjoint, et de même qu’il faut mal juger les supposés spécialistes qui affirment connaître le monde simplement en pensant à lui, il faut mépriser les supposés seigneurs du terrain (LE TERRAIN, LES GARS !) qui nous régalent de leur expérience mais ne savent pas placer correctement le y de Libye ou qui s’inventent des succès. Eux n’hésitent pas à écrire des livres, mais ils pourraient sans doute nous épargner cette souffrance en faisant preuve d’un peu de dignité.

Mon long séjour dans le secteur privé, stimulant, parfois plus opérationnel que certaines administrations, fut décidé en raison de ma volonté d’écrire dans mon coin et de me confronter à la solitude du commentateur sans moyens. D’autres motifs, complexes et personnels, m’avaient conduit à vouloir quitter pour un temps l’administration, mais il est évident que la motivation la plus importante à mes yeux fut celle de disposer d’une totale liberté de recherche et d’écriture. Ça ne fut pas toujours facile, mais j’appris beaucoup et l’homme qui me recruta alors garde mon éternelle reconnaissance.

C’est au cours de ce passage dans la consultance que je décidai de créer mon blog, et je choisis, en lecteur fidèle, d’utiliser la plate-forme du Monde. L’expérience fut d’abord frustrante (qu’écrire ? pour qui ? sous quelle forme ?) mais la discipline qu’exige la vie d’un blog me força à la rédaction de posts réguliers. Les premiers n’eurent rien de glorieux, personne ne les lisait et ils n’avaient de toute façon aucun intérêt. Mais de même que la Pythie vient en mangeant, le travail finit par payer et j’eus à nouveau le projet de rédiger un livre sur le jihadisme. La montagne me semblait cependant trop haute et je décidai de la contourner en livrant de longs textes qui, rassemblés, auraient l’ambition de porter ma compréhension du sujet. C’était un début.

Plus on travaille, plus on apprend ; et plus on apprend, plus on mesure l’immensité de ce qu’on ne sait pas encore. Il faut bien, pourtant, se lancer et c’est donc après 29 ans d’une carrière pour le moins étrange qu’est publié Et Tuez-les partout où vous les trouverez, ouvrage imparfait dont la seule ambition est d’éclairer ses lecteurs et de répondre aux foutaises que l’on subit encore trop souvent. Il a été écrit l’année dernière en se nourrissant de la colère qui caractérisa parfois le blog qu’il prolonge, en réponse à quelques figures si caractéristiques, comme ceux qui se pavanent sur les plateaux, apposent leur nom au bas de torchons qu’ils n’ont pas écrits et à peine relus, et ont réponse à tout sans même comprendre la question ; ou comme les chefs à plumes aux carrières en apparence époustouflantes qui en réalité ne comprennent rien à ce qu’ils font, travaillent à peine et nous conduisent dans le mur avec l’aveuglement que permet l’incompétence galonnée.

J’ai écrit ces pages en pensant à mes camarades, aux analystes que nous avons formés et à tous ceux qui nous ont succédé sur les remparts. J’espère que vous me lirez, les amis. Je les ai écrites en me disant que peut-être les citoyens et les citoyennes exigeants trouveraient de l’intérêt à regarder l’ennemi en face, en s’évitant les idioties habituelles (au choix : « voleurs de poule », « islamo-gangstérisme », « gna gna gna Call of Duty », « Toussa célafaute des Américains en Afghanistan », etc.). Je les ai écrites en pensant aux victimes, ici et là-bas : qui vous tue, qui vous ment, qui travaille. Nous ne baisserons jamais les bras et vous n’êtes pas seules.

Et je les ai écrites parce qu’un éditeur m’a fait l’honneur de me le proposer. Lui aussi a ma reconnaissance éternelle.

« Je crois entendre ton pas/Le vent m’apporte/Des bruits lointains/Guettant ma porte/J’écoute en vain/Hélas, plus rien/Plus rien ne vient » (« J’attendrai », Rina Ketty)

Il doit être admis, sans la moindre ambiguïté, que Das Boot, du réalisateur allemand Wolfgang Petersen, est un des plus grands films de guerre jamais tournés et le plus grand film de sous-marin de l’histoire du cinéma, littéralement indépassable. Plus de quarante ans après sa sortie, il n’a rien perdu de sa puissance, de son âpreté et de son réalisme.

Sorti en 1981 après presque une décennie de gestation, le film est l’adaptation du roman autobiographique éponyme de l’écrivain allemand Lothar-Günther Buchheim, ancien correspondant de guerre embarqué en 1941 à bord d’un U-Boot dans l’Atlantique. Il consacrera au total trois livres à l’univers des sous-marins de la Kriegsmarine, et au film a donc succédé en 2018 une série penchant désormais aussi vers l’espionnage. Comme il est impossible de s’attaquer au monument qu’est le film de 1981, on imagine que c’est par sagesse que les producteurs de la série ont préférer porter à l’écran les romans suivants.

Salué dès sa sortie, Das Boot est devenu un classique dont les qualités ne cessent de grandir aux yeux des critiques et du public, quand bien même quelques effets spéciaux ont un peu vieilli – mais ça ne dérange que les imbéciles capables de déplorer la mauvaise qualité de l’image du Nosferatu de Murnau.

Vu et revu dans ses différentes versions, Das Boot continue d’impressionner, aussi bien par les défis techniques de son tournage, dans des décors stupéfiants de réalisme, que par la qualité du scénario et surtout celle de son interprétation. Si les personnages sont caractérisés (dont un chef-mécanicien névrosé puis terrifié, un jeune officier aux convictions nazies inébranlables, et un pacha campant un des chefs les plus impressionnants qu’il ait été donné de voir au cinéma), on ne trouve dans le film rien de caricatural.

Jürgen Prochnow, inoubliable commandant de l’U-96.

Tous ces hommes sont pourtant des ennemis, marins du IIIe Reich dont la mission est de couler des navires de transport, et ainsi d’isoler le Royaume-Uni, alors seul face à l’Axe. Ennemis, certes, ils sont d’abord des combattants et leur lutte n’a, au moins en apparence, rien d’idéologique. Leur pays est en guerre, alors ils la font. La condamnation morale vient naturellement, mais elle est ici vaine, et même déplacée. Ce que montre le film est une communauté au fonctionnement très hiérarchisé, embarquée pour une mission dont bien peu de membres reviendront.

Dans l’obscurité, la promiscuité, la saleté, les odeurs des hommes et des machines, ces quelques dizaines de marins, jeunes sinon très jeunes, subissent un quotidien pénible dans l’attente du combat. A l’ennui succèdent quelques rares moments d’exaltation et d’autres, plus nombreux, de pure terreur. Leur survie, comme pour leurs camarades se battant en surface, dépend de leur courage mais plus encore de leur excellence technique. Le film commence donc par un exercice de mise en route :

Cette séquence, qui permet en quelques secondes de découvrir les entrailles du bâtiment et la vie de l’équipage, a été reprise par le grand Peter Weir dans Master and commander, autre chef-d’œuvre du genre :

Véritable choc, Das Boot ne nous cache rien de la crasse, de la sueur, des blagues idiotes, de la peur et aussi du courage de ces marins, dont l’humanité est exposée crument. On ne trouve nul romantisme dans le film, qui s’ouvre par une beuverie plus vraie que nature dans un cabaret près de La Rochelle et s’achève dans le tragique et l’absurde.

Son réalisme et sa dureté pourraient évoquer le cinéma de Sam Peckinpah, auteur en 1977 du remarquable Croix de fer, mais on ne trouve nulle trace de cynisme chez Petersen, simplement un groupe qui se bat et souffre. Jouet de forces supérieures, celui-ci se maintient en vie en chantant les chants de l’ennemi,

ou en s’accordant quelques minutes de nostalgie.

Sommet de la carrière de Petersen, Das Boot a révolutionné le genre, faisant entrer une vision jamais vue de la guerre sous-marine dans les salles de cinéma puis dans les salons. Réaliste mais jamais excessif, sobre, profondément humain, il se grave dans votre mémoire, en partie grâce à la remarquable partition de Klaus Doldinger, devenue mythique,

 

Perdu pendant la translation

Nous sommes quelques-uns à envisager de retraduire le livre de Tom Clancy Tempête rouge tant sa traduction initiale est un scandale, farci de contre-sens et même d’idioties. Le fait est qu’on trouve encore au détour de pages d’essais ou de récits traduits de l’anglais des erreurs, ou a minima des anglicismes que nos professeurs n’auraient pas tolérés mais qui ne semble intéresser les éditeurs et autres relecteurs – s’il y en a encore.

J’ai par exemple lu cet été le livre qu’a consacré Antony Beevor à la Seconde Guerre mondiale et j’ai eu à plusieurs reprises la nette impression que le traducteur avait fait le travail minimum, sans s’intéresser le moins du monde aux faits, aux grades, aux matériels ou aux batailles que décrivait le livre. Ça ne m’a pas empêché de le finir et ça a conforté mon admiration pour son auteur.

La patience n’est en revanche pas de mise face au massacre qu’est la traduction du livre de Ben Macintyre portant sur la fameuse opération Mincemeat. On a du mal à imaginer pire traduction, et on se demande si elle a été réalisée par une machine (en 2010, aux éditions Ixelles, il est permis d’en douter), si elle a été sabotée ou simplement bâclée. Reste que le texte publié en 2022 par Pocket n’a manifestement pas été relu, et on y apprend par exemple que dans l’armée britannique on peut être décoré pour galanterie. N’importe quel esprit un peu éveillé connaît le concept de faux ami, et un traducteur essayant de trouver un sens à ce qu’il lit aurait compris qu’il s’agissait de bravoure. De fait, au combat, il est plus courant d’être célébré pour son courage que parce qu’on a tenu la porte du restaurant à une amie. #débile

On attend également d’un traducteur qu’il se relise et – cela devrait couler de source mais ça va manifestement mieux en le disant – qu’il parle sa langue natale. A la page 170 de l’édition de poche, on lit pourtant cette phrase stupéfiante : « Le directeur des Plans pensait que l’opération était prématurée et qu’elle « ne devait pas être entreprise plus de deux mois avant la véritable opération », au cas où les vrais plans viendaient à changer ».

Alors, faute de frappe (la seule de livre) ou maîtrise imparfaite du français ? #Onseledemande

Dans d’autres circonstances, devant la copie d’un étudiant ou le texte d’un subordonné, on corrigerait et on accorderait le bénéfice du doute. Là, dans un récit d’espionnage traduit avec le même soin que la notice d’un fer-à-repasser nord-coréen, on est en droit de craindre un mélange de nullité et de je-m’en-foutisme. Les erreurs de traduction sont tellement nombreuses dans l’ensemble du livre qu’il est hélas manifeste qu’aucun travail de documentation n’a été effectué.

C’est bien joli de râler contre l’intelligence artificielle,  mais elle vaut mieux que l’incompétence naturelle. Les éditions Pocket n’aurait pas perdu au change à faire réaliser une lecture de contrôle. On n’est jamais trop prudent.

À la recherche de la panthère rose, de Blake Edwards (1982)

« The founding fathers gave the free press the protection it must have to fulfill its essential role in our democracy. The press was to serve the governed, not the governors. »

Géant parmi les géants, Steven Spielberg a réalisé depuis une cinquantaine d’années quelques-uns des films les plus marquants du cinéma américain et a touché à presque tous les genres. Jusqu’en 2017, il ne s’était pourtant pas attaqué au journalisme d’investigation, sujet qui a donné et continue de donner régulièrement des œuvres remarquables au cinéma (La Dame du vendredi, 1939 ; Citizen Kane, 1941 ; L’Homme qui tua Liberty Valance, 1962 ; Profession : reporter, 1975 ; Les Hommes du président et Network : main basse sur la TV en 1976 ; L’Année de tous les dangers en 1982 ; La Déchirure, 1984 ; Salvador, 1986 ; L’Affaire Pélican, 1993 ; Révélations, 1999 ; Presque célèbre, 2000 ; Good night, and good luck, 2005 ; Green Zone, 2010 ; Spotlight, 2015) comme à la télévision (la saison 5 de The Wire, 2002 – 2008 ;  The Newsroom, 2012 – 2014).

Auteur de classiques, Spielberg ne pouvait pas ne pas se mêler de journalisme et lui qui n’avait jamais traité de la Guerre du Vietnam s’est donc attaqué à la passionnante affaire des Pentagon Papers, cette gigantesque fuite de documents exposant au grand jour la réalité de la politique des Etats-Unis en Indochine puis au Vietnam et les mensonges l’ayant accompagnée.

La quintessence de ces documents fut publiée par le New York Times le 13 juin 1971 sous la plume de Neil Sheehan (qui écrira plus tard un livre indépassable sur le conflit, L’Innocence perdue) et provoqua une crise politique majeure. Steven Spielberg ne filme cependant pas l’affaire du point de vue du grand quotidien new-yorkais mais de celui de son concurrent malheureux et dépassé, le Washington Post. Le titre français est à cet égard trompeur (on ne compte plus les fois où des distributeurs français sans culture ou sans scrupules ont trahi un film en changeant son titre) : le film dans sa version originale se nomme The Post et ne cache pas son intention de traiter l’affaire depuis la capitale et non de décrire la façon dont le scoop a été géré par la rédaction du NYT.

Sans excès de mise en scène, le réalisateur s’attache à montrer comment la publication des Pentagon Papers força le Post à assumer son destin de grand titre national. L’affaire éclata en effet alors que le quotidien s’apprêtait à entrer en bourse, et le film montre comment s’opposent les tenants d’une presse audacieuse et consciente de ses responsabilités politiques (Tom Hanks, à la limite du cabotinage en Ben Bradlee, et l’immense Bob Odenkirk) et des gestionnaires et des juristes légitimement inquiets mais excessivement agaçants (Tracy Letts, Bradley Whitford ou Jesse Plemons).

Conscient de l’immense importance de la fuite de ces documents secrets, et pas moins conscient de la nécessité absolue pour son journal de se mêler de l’affaire, d’abord en se procurant les 7.000 pages du rapport McNamara puis en en publiant sa propre analyse, le rédacteur en chef tente de convaincre la propriétaire du Post, Katharine Graham (Meryl Streep, comme toujours prodigieuse), de dépasser ses préventions et de se jeter dans l’arène.

Héritière de la fortune de son mari, mal à l’aise en public, entourée de mâles dominants la trouvant au mieux très mondaine au pire, pas bien fûtée, incompétente et illégitime, Katharine Graham est le vrai sujet du film, le cœur de l’intrigue, celle sans qui le Washington Post n’aurait pas publié à son tour le rapport, ne serait pas allé défier l’Administration Nixon aux côtés du New York Times et n’aurait pas gagné devant la Cour suprême le droit de révéler des secrets honteux. Il est d’ailleurs heureux que ce combat ait été mené alors, car il n’est pas certain qu’il serait gagné aujourd’hui.

The Post, comme dit plus haut, ne traite pas tant de l’affaire des Pentagon Papers que de la transformation d’un très chic quotidien local en un titre de référence dont les articles et les enquêtes ont une portée nationale, sinon internationale. Cette transformation n’est permise que par le cheminement personnel de Katharine Graham. Le film est d’abord le récit de l’émancipation d’une femme de la très bonne société, timide, complexée, prenant conscience de son pouvoir et de ses responsabilités sans tenir compte des pressions des hommes qui l’entourent. La scène où elle sort de la Cour suprême sous le regard admiratif de jeunes américaines est à cet égard remarquable.

Parfaitement mis en scène et reprenant tous les passages obligés des films sur le journalisme (les conférences de rédaction, le rédacteur en chef en mission divine, la gestion des sources, la concurrence avec les autres titres, les plans dans la salle des rotatives, la distribution des journaux dès potron-minet, les conciliabules nocturnes, le rappel des exigences éthiques du métier), The Post est d’un admirable classicisme. Ce parti-pris de la sobriété le place à des années-lumière des outrances dont est capable Spielberg quand il le faut. Il lui permet d’être un véritable préquel du chef-d’œuvre d’Alan J. Pakula, Les Hommes du président, consacré au Watergate, le scandale qui finit par avoir raison de la présidence Nixon. Le film s’achève d’ailleurs sur la découverte du cambriolage des locaux du Parti démocrate par un vigile et on sent que Steven Spielberg fait ici un passage de relais symbolique avec un des monuments du Nouvel Hollywood.

A la perfection formelle du film s’ajoute un message politique, que les cyniques jugeront évidemment naïfs mais qu’il n’est pas inutile de rappeler ces jours-ci, au sujet du respect du bien public, de la nécessaire dignité des dirigeants et du rôle essentiel dans une démocratie d’une presse courageuse, rigoureuse et indépendante. Disons que ça va mieux en le disant.

« And here I lay, lay, oh Lord/And here I lay, lay, now » (« A Life (1895 – 1915) », Mark Hollis)

Certains livres frappent particulièrement par la clarté de leur propos tout autant que par leur intérêt et leur pertinence. C’est le cas du Verdun – 1916 de Michaël Bourlet, publié chez Perrin dans la prestigieuse collection Champs de bataille.

Ancien officier de l’Armée de terre, notamment affecté au Service historique de la Défense, docteur et agrégé en histoire, Michaël Bourlet est un esprit éclairé qui travaille depuis une éternité ou pas loin sur la Première Guerre mondiale. Il a même tenu un blog, désormais en sommeil, qu’il est pourtant conseillé de fréquenter car on ne perd jamais son temps à lire ou à relire des textes intelligents.

Plus d’un siècle après la bataille, il pouvait sembler vain d’écrire à nouveau sur ce symbole ultime de la Der des der. L’affrontement a été étudié, disséqué, objet de controverses, et son empreinte dans la mémoire européenne, voire mondiale, reste immense. Michaël Bourlet relève pourtant le défi et offre ici une synthèse limpide, rappelant le contexte, décrivant les combats en conjuguant vision d’ensemble et situation tactique, expliquant les enjeux militaires mais aussi politiques en France comme en Allemagne avant de mesurer la force du symbole qu’est devenue la bataille de Verdun.

Le livre de Bourlet, jamais scolaire, relate précisément les phases de la bataille et décrit les pertes humaines colossales subies dans les deux camps. Les sacrifices des uns et des autres auront les conséquences que l’on sait après la guerre, et c’est un des mérites du travail de l’auteur de ne pas s’arrêter à la fin des combats mais de prolonger son étude et d’identifier encore les échos de Verdun en Europe.

On ne saurait trop conseiller la lecture de ce livre qui, malgré son sérieux et sa sobriété, fait régulièrement naître l’émotion en rapportant le courage et l’abnégation des soldats.

« When you got a job to do you got to do it well You got to give the other fella hell » (« Live and Let Die », Paul McCartney & The Wings)

Il sera beaucoup pardonné à Doug Liman, réalisateur d’un récent remake calamiteux du déjà très moyen Road House (1989), notamment parce qu’il a initié en 2002 la saga Bourne et parce qu’il a ensuite tourné l’excellent Edge of Tomorrow (2014), réjouissant film de science-fiction ou les convaincants Fair Game (2010) et Barry Seal (2017).

A défaut d’être prolifique ou génial, Liman est un excellent faiseur, à l’aise avec les budgets pharaoniques comme avec les productions modeste. Alors que Barry Seal, l’histoire authentique d’un pilote américain travaillant pour les cartels mexicains (évoquée par ailleurs dans la remarquable série Narcos) était doté d’un budget de 50 millions de dollars, The Wall, sorti la même, ne coûta que 3 millions. Il faut dire que ses décors étaient spartiates (quelques ruines dans le désert) et sa distribution plus que resserrée, le film reposant sur les épaules d’Aaron Taylor-Johnson et la voix de Laith Nakli.

L’intrigue, simple sinon minérale, met en scène en Irak un binôme de soldats US – un tireur d’élite et son observateur – venus reconnaître le chantier d’un oléoduc ayant été la cible d’une attaque d’insurgés. La situation dégénère bientôt et voilà nos deux héros piégés par un sniper, le premier, blessé, gisant à découvert, le second, également touché, réfugié derrière un mur plus fragile que l’analyse des écrits de Hannah Arendt par le Lider Minimo. Le film, dès lors, adopte les règles sacrées de la tragédie classique (unité de lieu : un coin perdu du désert irakien ; unité de temps : l’intrigue dure moins d’une journée et s’achève au crépuscule ; unité d’action : se sortir de ce guêpier pour les deux GI’s, et bientôt pour le seul survivant) et ne s’étire pas inutilement.

Sobre, The Wall évoque bien sûr La Patrouille perdue (1938), de John Ford, ou deux films d’Alfred Hitchcock (Lifeboat, sorti en 1944, et La Corde, en 1948) par son dispositif. On pense surtout aux survival movies des années 80 et 90, comme les classiques Alien (1979), Piège de cristal (1988) et, naturellement, Predator (1987) mettant en scène des femmes et des hommes isolés, parfois solitaires, luttant contre des forces invisibles ayant la maîtrise du terrain. Tout l’intérêt de l’intrigue réside dans le déséquilibre d’un affrontement dont l’issue semble déjà écrite, et le scénariste, Dwain Worrell, continuera d’explorer le thème du soldat piégé dans The Abandon (2022,  Jason Satterlund).

Dans The Wall, cette recette toujours efficace est adaptée au conflit irakien et à la figure mythique du sniper Juba, terreur des soldats de la Coalition et outil de propagande des groupes la combattant. Le tireur d’élite qui décime les rangs ennemis comme dans nombre de films consacrés de guerre n’est cependant pas seulement un technicien invisible. Il manœuvre et joue avec son adversaire. Profitant d’une compromission du réseau de communication, Juba parle en effet à son ennemi sur la fréquence tactique, opposant son calme et sa maîtrise du lieu à la panique qui monte chez son interlocuteur.

Sans être politiquement engagé, le film fait entendre au spectateur américain quelques remarques désagréables au sujet des interventions armées au Moyen-Orient, dont il faut cependant relativiser la portée morale puisqu’elles sont prononcées par un type qui vient d’abattre des ingénieurs. Il n’empêche, ça n’est pas inintéressant. L’ensemble, de toute façon, n’a aucune prétention particulière si ce n’est de divertir (on est ainsi à mille lieues de Dans la vallée d’Elah, le film monumental de Paul Haggis) mais il ne se présente pas non plus un quasi documentaire, à la différence de, parfaitement au hasard, Cœurs noirs (2023). Reste un récit tendu, sec, et une fin qui pourrait, si on en avait le temps, conduire à un long développement sur les contre-guérillas sans issue. Pour ne pas trahir l’esprit du film, on ne s’y risquera pas mais celles et ceux qui ont vu The Wall savent de quoi il s’agit.

« Your future is not safe at all/’Til this disease is dead/We gotta stop these stinking Nazis » (« Nazis 1994 », Roger Taylor)

Pendant qu’une tragédie dantesque se joue au Moyen-Orient, on trouve dans notre beau pays de fiers combattants et d’admirables résistants. Personne ne leur contestera le droit à s’invectiver, à se détester, à nier les droits historiques de leurs ennemis, mais il ne saurait être question de les laisser se vautrer dans les ordures racistes ou dans l’antisémitisme. Les mots ont non seulement un sens mais ils ont aussi un poids et ils tuent, parfois aussi sûrement qu’un kamikaze ou qu’un tir de roquette.

L’augmentation, terrifiante, du nombre d’actes antisémites dans notre pays en quelques semaines ne doit pas être prise à la légère, ou même considérée comme un épiphénomène. Nicolas Lebourg a d’ailleurs admirablement replacé le phénomène dans  notre histoire récente, et son propos n’avait rien de rassurant. Il ne pourrait, cependant, être question de s’incliner devant la persistance de cette abjection. A défaut de lire les grands auteurs ou les grands témoins, il est possible de se tourner vers quelques monuments du cinéma, à commencer par Shoah, le chef-d’œuvre indépassable de Claude Lanzmann, récemment rediffusé par France 2.

La Shoah n’est cependant pas survenue d’un coup, comme un coup de tonnerre dans un ciel pur. Elle est le produit d’un enchaînement complexe de causes, dont certaines très anciennes (relisez Ian Kershaw ou Raul Hilberg), mais elle n’aurait jamais eu lieu si certaines de ces causes avaient été combattues. Le processus aboutissant aux pires des crimes n’est jamais si rapide qu’il soit inarrêtable.

Le cinéma et la télévision offrent de temps en temps, avec la prudence qui sied – et parfois malgré les injonctions de Lanzmann –  des récits d’une clarté remarquable à ce sujet. En 2001, HBO et la BBC ont ainsi produit un téléfilm exceptionnel, Conspiracy, retraçant le déroulé de la conférence de Wannsee, le 20 janvier 1942, étape essentielle de la mise en œuvre de la « solution finale ».

Le scénario, tiré du seul exemplaire du compte-rendu de la conférence ayant survécu à la guerre, ne se perd pas en fioritures et évite le ton professoral d’autres reconstitutions. On discerne cependant sans mal, à travers des dialogues ciselés, quel désordre administratif était le Reich, dont la supposée excellence organisationnelle ne fascine jamais que les imbéciles ou les nostalgiques. Bien supérieur à une simple pièce de théâtre filmée, le téléfilm nous plonge au cœur d’un empire criminel, habillant son désir irrépressible de mort d’une apparente rationalité administrative, de planification soignée et de même de lois.

Ce qui se décide à Wannsee n’est pas un crime de guerre comme il y en avait déjà eu des centaines dans cette guerre. Ce qui se décide à Wannsee, par les plus hauts responsables du Reich ou leurs représentants, est le crime ultime, l’extermination industrielle d’une communauté, à travers un continent – et n’oublions pas les Tsiganes, qui furent eux aussi systématiquement assassinés par les nazis.

Le passage de la phase des exécutions de masse à celle de la déportation vers des camps de mise à mort est étudié par cet aéropage de fonctionnaires et de militaires avec un mélange sidérant de professionnalisme glacé et d’antisémitisme enragé. Autour de la table, qu’ils soient officiers SS glacés, cadres du parti fanatiques, ou hauts fonctionnaires, tous adhèrent à cette haine viscérale des Juifs, mais tout n’est cependant pas si simple. Face à l’ampleur du crime qui se décide dans cette élégante villa, quelques consciences, étonnamment, s’émeuvent. Chasser leurs concitoyens juifs de la société, leur interdire de travailler, leur arracher tous leurs droits, soit, mais les massacrer dans des camps – alors même que des tueries de masse ont déjà eu lieu dans les Pays baltes – secoue quelques participants, manifestement sincèrement émus. L’incohérence de leur posture est fascinante à observer alors qu’ils ont participé à la mise en place des conditions permettant justement le crime qu’ils rejettent désormais, comme s’ils reculaient, trop tard, devant l’abîme qui s’ouvre devant eux.

Le plus stupéfiant reste l’affrontement entre Heydrich et Stuckart au sujet des modalités juridiques de l’extermination qui s’annonce. Magistralement interprété par Kenneth Branagh, le chef du SD, dont l’extrême courtoisie ne cache pas la dangerosité et le goût pour la violence, propose une mise en œuvre sans délai et sans argutie. Stuckart, auquel Colin Firth, parfait en défenseur d’un antisémitisme légal, prête ses traits, lui oppose la nécessité de compléter les Lois de Nuremberg afin que les actions entreprises soient juridiquement inattaquables. On est là au cœur de l’absurde alors que le projet est débattu comme on débattrait du lancement d’un nouveau produit dans une entreprise.

La messe, de toute façon, est dite. La Shoah par balles a déjà commencé (le massacre de Babi Yar a eu lieu au mois de septembre précédent) et la volonté d’accélérer le processus d’extermination est là. Eichmann – joué par Stanley Tucci, comme toujours impeccable – exécute les ordres avec la minutie de l’officier zélé, terne et sans talent que nous savons qu’il fût et il a organisé la conférence avec une grande efficacité. On connaissait l’avocat de la terreur. Il en est, lui, le majordome.

Convaincus de la justesse et de la nécessité de leur mission, les planificateurs du génocide n’ont cependant pas la conscience si tranquille. Des précautions sont prises, les comptes-rendus sont numérotés et certaines des phrases prononcées n’y figurent pas. L’ensemble est de toute façon accablant et la qualité de la reconstitution permet de saisir la nature réelle de ce qui se trame, la froideur avec laquelle il sera commis et la responsabilité écrasante de l’Allemagne toute entière, et pas seulement celle de l’Etat nazi.

On y mesure également, à entendre certaines formules haineuses, prononcées avec naturel, comme « Nous devons contenir le surplus de ce peuple parasite qui contamine nos professions et contrôle notre monnaie », à quel point les slogans, les clichés et les fantasmes, à nouveau à la mode ces temps-ci chez certains, n’ont rien d’anodin. On dit que l’enfer est pavé de bonnes intentions, mais la route qui y conduit est faite d’un enchaînement de petites lâchetés, de défaites de la conscience et d’abandon de la dignité. Aucune pitié ne doit être de mise à l’égard de ceux qui prêchent la haine ou la justifient au nom de causes qu’ils prétendent défendre mais qui ne les intéressent pas.

« I’ve been a long lost soul for a long long time » (« Luxury Liner », International Submarine Band)

On se surprend parfois – rarement, reconnaissons-le – à ressentir une particulière forme de proximité, voire de complicité, en lisant certains textes. Il ne s’agit pas, évidemment, de se sentir l’égal de l’auteur mais simplement de percevoir une forme subtile de connexion, systématiquement mêlée à de l’admiration et du respect. C’est exactement ce que j’ai ressenti en lisant le remarquable livre de Samuel Forey, Les Aurores incertaines, sorti il y a quelques semaines.

Lauréat du Prix Albert-Londres et du Prix Bayeux-Calvados des correspondants de guerre en 2017 pour sa couverture de la bataille de Mossoul, Samuel Forey n’est plus un débutant et il a déjà tout des plus grands. Ce premier livre, en effet, n’est pas tant un premier recueil de souvenirs que le récit d’un itinéraire personnel, celui de la véritable quête de soi d’un journaliste que fascinent les révolutions et les guerres et qui n’hésite pas à s’en approcher près, très près, en Egypte et en Irak.

Écrit d’une plume sensible et belle, ce premier livre révèle un véritable auteur et pas seulement un de ces écrivaillons qui pondent au kilomètre des romans policiers risibles, des souvenirs de guerre bidonnés, des essais sur la géopolitique du football ou la Russie porteuse de valeurs, ou qui racontent l’évacuation de Kiev en omettant quelques détails peu glorieux. Samuel Forey, pour sa part, livre des pages parfois très intimes et parle de lui, non par nombrilisme mais par honnêteté. La lucidité dont il fait montre n’est ainsi jamais impudique, et il expose sans fard son goût pour la guerre, à l’image d’un Michael Herr ou d’un Tim Hetherington.

Mon émotion est née de quelques détails, comme cette rue Jean-Jacques Rousseau, dans le 1er, où je vécus quelques années avant lui, ou la découverte que nous nous étions peut-être croisés place Tahrir, dans Le Caire révolutionnaire. Bien moins courageux que lui, je n’y passai cependant que quelques fois et je n’y dormis évidemment jamais parmi les jeunes activistes, mais savoir qu’il était dans le coin m’apporte aujourd’hui une étrange satisfaction. Et que dire de ces mentions d’Ernst Jünger ou de Joseph Conrad, géants de la littérature mondiale habitués à fréquenter le pire de l’humanité ?

Samuel Forey remportera, je l’espère, d’autres prix et son livre mérite d’être lu et commenté. On y apprend plus sur la réalité de la guerre contre l’Etat islamique en lisant ses passages sur Mossoul qu’en subissant certaines séries récentes et on peut que s’incliner devant son courage. Témoignage, confession, ce long texte n’est jamais laborieux et il constitue aussi une admirable leçon de journalisme engagé, de celui dont on a besoin quand la télévision se vautre dans l’abjection. Ce livre est une leçon.

« Suite Punta del Este: Introducción (Allegro pesante) » (Astor Piazzolla)

Je me souviens que, jeune analyste dans un service du 20e arrondissement, je commençai à écouter Rendez-vous avec X au printemps 1997 après avoir découvert l’émission par hasard. Tous les samedis, dans ma cuisine, je sirotais mon café tandis que les voix de Patrick Pesnot et de son mystérieux invité, Monsieur X, dialoguaient et bâtissaient le récit d’affaires mystérieuses ou de crises complexes.

Tout y passait ou presque, et les émissions revenaient sur de faits d’armes anciens comme sur des opérations récentes, traitant de contre-espionnage, de crime organisé comme de coups d’État ou de guerres. Pesnot, d’une voix posée, mais dans laquelle on pouvait discerner une infime note de gourmandise, faisait la synthèse de ce qui lui racontait son invité. Ce-dernier, d’une arrogance sans limite – une caractéristique que je possédais déjà -, levait le voile sur des évènements qu’on n’avait pas compris, exposait des liens, révélait des accointances et rappelait les intérêts communs de puissances que l’on pensait seulement antagonistes mais qui coopéraient dans l’ombre.

Volontiers théâtral, Monsieur X se montrait parfois impatient devant l’ignorance feinte de son interlocuteur mais il réclamait aussi du temps pour mieux exposer les différents fils des complots qu’il évoquait. Son fameux « Mais n’allons pas trop vite » devint ainsi une véritable signature, celle d’un vétéran ayant beaucoup vécu, de la Résistance à la Guerre froide en passant par les conflits coloniaux et les barbouzeries de la France du Général.

L’autre signature de l’émission était le tango d’Astor Piazzolla, « Suite Punta del Este », rendu fameux par le générique du monumental film de Terry Gilliam L’Armée des 12 singes (1995).

La qualité de l’émission rendit presque crédible l’idée que Monsieur X était un véritable ancien des SR, vieux policier de la DST, vénérable baderne du SDECE ou de la DGSE, voire un conseiller de l’ombre comme notre pays les aime tant, malgré leur inutilité manifeste. Patrick Pesnot lui-même entretint la légende, jusqu’à une fameuse émission :

Dans le milieu, les mois passant, il ne fit rapidement plus guère de doute que Monsieur X était un acteur, aux textes superbement écrits et à la remarquable diction, mais sans lien avec le monde du renseignement. Ce que racontaient les émissions que nous écoutions religieusement le samedi de 13h20 à 14h était passionnant, mais trop de petits détails clochaient : des faits que Monsieur X aurait dû connaître manquaient, des explications trop rapides révélaient une méconnaissance de l’administration et du fonctionnement des services. Enfin, on sentait parfois poindre comme un parti-pris idéologique, un goût subtil pour les complots, pour les explications trop intellectuellement satisfaisantes. L’émission n’avait pas de ligne, mais elle avait un ton et l’objectif de distraire. Elle l’atteignait superbement.

Une très grande partie de ces rendez-vous reposait sur le travail remarquable de la documentariste de Patrick, Rebecca Denantes. A eux deux, elle accumulant les textes, les références, les faits, et lui composant ses récits, agençant les relances et rédigeant des conclusions en forme de morale, ils apportaient aux auditeurs de France Inter – décidément la meilleure radio de ce pays, et depuis des décennies – de la complexité, des questions, des doutes et un regard sur ces zones grises où nous sommes quelques-uns à tant nous plaire.

J’eus la chance et l’honneur de rencontrer Patrick Pesnot à plusieurs reprises, de répondre à quelques questions et de le guider sur une poignée de sujets. Je ne suis pas certain que Rebecca et lui avaient vraiment besoin de moi, mais j’étais pour ma part très heureux de bavarder avec de véritables influenceurs, de ceux qui font naître les vocations (et pas les débris analphabètes exilés à Dubaï qui promeuvent des produits ineptes auprès de gens encore plus bêtes qu’eux). Il faudrait, en effet, poser la question autour de nous, mais je ne serais pas étonné d’apprendre que ces rendez-vous avec X ont créé autant de carrières qu’en leur temps les aventures trépidantes de Langelot écrites par un autre X, lieutenant.

Le décès de Patrick Pesnot clôt donc ce chapitre de nos vies et c’est une nouvelle bouffée de nostalgie qui nous gagne alors que disparaissent nos icônes. C’est avec une grande émotion que je présente à nouveau mes condoléances à la famille de Patrick et que j’assure Rebecca de toute mon affection.

“Success is my only motherfuckin’ option, failure’s not” (“Lose Yourself”, Eminem)

Autant le dire d’entrée, ça n’arrive pas tous les jours. La ministre des Armées a annoncé vendredi dernier, dans un tweet nonchalamment glissé dans un fil consacré aux tentatives diplomatiques  françaises de rendre les alliés de Paris enfin efficaces au Sahel, que nos forces avaient tué le 3 juin Abdelmalek Droukdel, l’émir d’Al Qaïda au Maghreb islamique (AQMI).

L’événement, d’une grande importance opérationnelle et d’une immense portée symbolique, n’est naturellement pas passé inaperçu. Il a même permis à certains organes de presse de donner la parole à quelques escrocs échevelés (« La petite Mouzin a été assassinée par Ravaillac, et sa dépouille est sur l’Île de Pâques ») et autres propagandistes pro-syriens (« Bachar al-Assad est le digne successeur de l’Abbé Pierre »). Les esprits éclairés leur préféreront des spécialistes qui bossent, comme Yvan Guichaoua, Marc Mémier, Marc Hecker ou Wassim Nasr. Laissons d’ailleurs les vrais professionnels évaluer les conséquences de cette opération et essayons, plus modestement, de procéder à une poignée de rappels.

1/ C’est la première fois que la France élimine un responsable jihadiste de cette importance. Même Mokhtar Belmokhtar, dont la mort n’a jamais été ni démentie ni confirmée, aussi bien par la France que par ses adversaires (mais qui semble bien réelle), n’était pas de ce calibre. C’est également la première fois que l’émir national d’une organisation jihadiste algérienne est tué à la fois par des forces autres qu’algériennes et hors du pays. C’est, enfin, la première fois, que l’émir d’une filiale d’Al Qaïda est tué par des forces autres qu’américaines. Et, disons-le, c’est une immense fierté.

2/ Abdelmalek Droukdel n’était pas un lapin de six semaines : vétéran du Groupe islamique armé (GIA), passé au Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC), il y avait succédé en 2004 à Hassan Hattab, son fondateur. Aidé par des premiers revenants du jihad irakien (n’en déplaise à certains, il y avait déjà des anciens combattants du jihad irakien en 2005), il avait alors littéralement révolutionné l’organisation terroriste algérienne. Rallié à Al Qaïda en 2006, transformé en AQMI en 2007, le groupe s’était montré capable de frapper dans Alger à deux reprises (en avril et en décembre de cette même année 2007), avait commencé à pratiquer l’attentat-suicide et les attaques simultanées. Il avait également commencé à filmer les embuscades tendues à l’armée algérienne en Kabylie, et je peux vous dire que les années 2007-2010 ont été particulièrement rudes pour l’Armée nationale populaire dans la zone. Évitant les massacres de civils qui avaient tant nui au GIA, AQMI, reprenant les méthodes de l’insurrection jihadiste irakienne, s’était ainsi montrée une filiale particulièrement orthodoxe d’Al Qaïda.

AQMI avait intensifié ses contacts avec les groupes voisins, les soutenant, les encourageant, les encadrant et combattant parfois à leurs côtés. Dès cette époque, on disait du côté du boulevard Mortier qu’AQMI était une université régionale du jihad (souvenez-vous des combats en Tunisie en 2006), et c’est au Sahel que cet effort obtint les résultats les plus spectaculaires. Prolongeant une stratégie ancienne et jouant sur les profondes fragilités de la zone, l’organisation, appliquant la doctrine de ses maîtres, y développa les compétences locales et accompagna l’émergence de groupes indigènes derrière elle s’abrita et qu’elle laissa manœuvrer. Dès 2008, la première prise d’otages (dans le sud tunisien) illustra la dangerosité d’AQMI et de ses alliés, après l’assassinat de Français en Mauritanie en 2007, et le phénomène prit l’importance que l’on sait.

Connectée à Boko Haram au Nigeria, aux Shebab somaliens et à Al Qaïda dans la Péninsule arabique (AQPA), AQMI soutint les jihadistes de l’est libyen après la révolution de 2011. Des membres du groupe, «  à titre personnel », participèrent même à l’assaut contre le consulat américain de Benghazi.

3/ Droukdel, fidèle à la méthode OBL, a dirigé de loin, donnant des impulsions, laissant faire les commandant locaux, évitant de s’impliquer directement dès que des groupes étaient capables d’agir seuls. Malgré l’intervention la France, ou grâce à elle, AQMI a transformé le Sahel en terre de jihad alors qu’il n’était qu’une terre de prédication. Sept ans après le lancement de Serval, le bilan stratégique de Paris et de ses partenaires est catastrophique, sans qu’il soit pourtant possible de déterminer quelle autre solution que militaire on pouvait proposer au mois de janvier 2013.

En ce printemps 2020, alors que les forces du G5 Sahel restent d’une édifiante inefficacité et que la MINUSMA continue de prendre des coups sans jamais pouvoir les rendre, la scène jihadiste sahélienne est un cauchemar éveillé : l’État islamique, absent en 2013, est désormais bien en place. AQMI s’est effacée au profit du Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM) qui agrège des groupes communautaires. Le centre du Mali est en quasi guerre civile, et le Burkina n’est pas loin d’être perdu. La Mauritanie est d’une rare ambiguïté, tandis que le Niger n’est plus épargné. La menace est ressentie jusqu’au Sénégal, et chacun médite la leçon de l’attentat en Côte d’Ivoire, en 2016.

4/ L’importance du succès français a conduit certains observateurs, faisant preuve d’un enthousiasme charmant, à faire référence à la mort d’Oussama Ben Laden, en 2011 et invoquer le chef-d’œuvre de Kathryn Bigelow Zero Dark Thirty (2012). Sauf que rien n’est véritablement comparable. AQMI n’a jamais menacé le territoire français – même si le GSIM ou elle ont déjà frappé nos ambassades (au Mali et au Burkina) ou essayé de le faire (en Mauritanie), AQMI a tué moins de nos concitoyens que l’Etat islamique et ne nous jamais infligé de pertes qui auraient pu rappeler les tragédies de New York, Washington, Nairobi, Dar es-Salaam ou Riyad. L’opération elle-même (un raid complexe au Nord-Mali, en zone de guerre) n’a rien à voir avec l’attaque d’une villa dans la ville abritant l’école des officiers de l’armée d’un pays (supposément) allié. Enfin, il n’est pas inutile de préciser ici qu’AQMI, organisation jihadiste ayant commis ou soutenu des centaines d’actes de violence en Algérie et au Sahel, n’a jamais même envisagé d’agir en Europe. Il n’y a donc pas lieu de comparer la mort de son émir avec celle du chef d’Al Qaïda. Le seul point commun, hélas, entre ces deux faits est que là encore ce succès opérationnel, réel, va sans doute être sans effet sur la menace jihadiste.

5/ A défaut d’attirer des volontaires venant de loin, le jihad sahélien est devenu un point de convergence où se rencontrent des vétérans, que la France tue régulièrement, parfois sans l’avoir planifié. On se souviendra ainsi de la fin brutale de Seif Allah ben Hassine, figure essentielle de la scène jihadiste tunisienne et proche d’OBL. On ne pourra d’ailleurs que saluer l’admirable discrétion des autorités algériennes en matière de contre-terrorisme régional.

Je laisse désormais aux commentateurs cités plus haut le soin de réfléchir à l’avenir.

Et un grand merci à Mars attaque pour son patch…