La Seconde Guerre mondiale, inépuisable sujet d’inspiration pour le cinéma, a été le prétexte de films géants dont la vocation était, à l’aide de moyens massifs et d’une distribution prestigieuse, de reconstituer de grandes batailles. Les exemples sont connus (Le Jour le plus long en 1962, La Bataille des Ardennes en 1965, Le Pont de Remagen et La Bataille d’Angleterre en 1969, Midway en 1976) et parfois peu convaincants ou datés. Relatant des faits d’armes devenus légendaires ou des engagements décisifs, ces productions ont souvent pêché par leur construction, trop segmentée en raison de l’ambition des scénaristes de montrer tous les protagonistes de la bataille, la lourdeur de leur propos (ces films ne montrent que des victoires alliées) et la volonté des producteurs de voir à l’écran les moyens mobilisés. La Bataille d’Angleterre, réalisé par Guy Hamilton, constitue à cet égard un échec cuisant malgré la présence de dizaines d’authentiques avions de combat britanniques ou allemands. Le film, qui aurait pu devenir une œuvre majeure du cinéma de guerre, se révèle sans intérêt, et même difficilement compréhensible. Bien malin qui, après l’avoir vu, peut décrire les grandes phases de l’affrontement entre la Royal Air Force et la Luftwaffe, et l’ensemble reste, en dépit des efforts des comédiens, d’un épouvantable ennui.
En 1977, le défi est pourtant relevé avec maestria par Richard Attenborough, acteur britannique de grand talent (vu notamment dans La canonnière du Yang-tsé, Robert Wise, 1966) devenu réalisateur et déjà auteur de deux films (Ah ! Dieu que la guerre était jolie, en 1969, et Les Griffes du lion, le récit des jeunes années de Winston Churchill, en 1972). Il s’agit, ni plus ni moins, de filmer la genèse puis le déroulement de Market Garden, une des plus importantes opérations aéroportées de la Seconde Guerre mondiale qui visait à saisir aux Pays-Bas plusieurs ponts sur le Rhin et qui s’acheva par un cruel demi-succès. Le projet, qui prend pour titre Un Pont trop loin, est particulièrement ambitieux, bénéficie de moyens considérables, d’une distribution incomparable, mais Attenborough n’accepte de le réaliser que pour pouvoir tourner son Gandhi (1982) – pour lequel il obtiendra deux Oscars.
Preuve de son talent, le cinéaste ne se laisse pas happer par les considérables moyens de sa production et parvient à filmer une gigantesque opération militaire de façon intelligible, en associant habilement considérations stratégiques, manœuvres de grandes unités, combats de rue et dimension humaine. Les combats sont filmés au plus près, mais on ne perd jamais de vue la logique de cette bataille : pour les Alliés, s’emparer des ponts et les tenir jusqu’à l’arrivée de la composante terrestre de leur offensive, et pour les Allemands reprendre les ponts ou les détruire. Sans doute le caractère tragique de la bataille contribue-t-il à rendre le film passionnant, la tragédie l’emportant sur les sempiternels accents cocardiers du genre. Tiré, comme Le Jour le plus long, d’un livre de Cornelius Ryan, Un Pont trop loin lui est infiniment supérieur. Il ne souffre pas, en particulier, des différences stylistiques dues à la présence de plusieurs réalisateurs, et les acteurs y sont réellement dirigés.
La distribution, à cet égard, relève de la gageure, tant il semble ne pas manquer une seule star des années ’70 – et des décennies suivantes. On trouve là, en effet, Dirk Bogarde, Gene Hackman, Sean Connery, Robert Redford, Ryan O’Neal, James Caan, Jeremy Kemp, Michael Caine, Edward Fox, Anthony Hopkins, Maximilian Shell, Hardy Krüger, Liv Ullmann, Elliott Gould, Ben Cross, sans parler du maître Laurence Olivier. A aucun moment ce casting phénoménal ne constitue cependant un poids, et il contribue, au contraire, à mettre en évidence l’importance des nombreux protagonistes. Là où certaines superproductions se fourvoyaient dans l’étalage vain de célébrités, le film d’Attenborough fait preuve de subtilité et aucune des stars présentes ne tente ainsi d’écraser les autres.
Un Pont trop loin, malgré sa volonté de reconstituer un engagement de cette importance, n’est cependant pas un documentaire. Il relaye une certaine vision de la bataille, et peut être vu comme un film engagé. Le maréchal Montgomery, qui n’apparaît pas, est comme une ombre qui plane sur le désastre final, tandis que le général Browning, interprété par Dirk Bogarde, est présenté comme son responsable, aveugle et sourd aux avertissements.
Le film, au-delà de son parti-pris et de ses omissions, n’en reste pas moins porteur de bien des leçons. Personne ne conteste ainsi la nécessité de combattre le Reich nazi jusqu’à sa capitulation, et personne n’épargne même ses efforts dans ce but, mais Market Garden est présentée comme un opération déclenchée au moins autant pour des raisons politiques (Eisenhower permettant aux Britanniques, et singulièrement à Montgomery, de se mettre en avant) que militaires. Ces enjeux, diplomatiques et personnels, conduisent à faire taire les remarques formulées par les commandants de terrain – dont le général polonais Sosabowski (Gene Hackman), à minimiser les inévitables difficultés nées d’une trop grande complexité, à surestimer la puissance des forces alliées engagées tout en ne retenant que les estimations les plus optimistes de celles de l’ennemi, à ne pas prendre en considération les inévitables frictions lors de la mise en œuvre du plan, lui-même établi à partir de constats volontairement biaisés et en oubliant, très opportunément que l’ennemi, ô surprise, manœuvre. Allez savoir pourquoi ça me rappelle quelque chose. Mais quoi ? #Onseledemande
Vous voulez de l’intelligence, de la culture, du travail, de la rigueur, de la profondeur, du talent, de la hauteur de vue, de l’indépendance d’esprit, de la solidité dans l’épreuve ? Vous allez être servis, je vous en donne.
Les amis, et pour certains mes maîtres, je ne vous ai pas tous rencontrés, mais je vous lis, vous m’inspirez, vous m’aidez, vous m’ouvrez des voies, vous me corrigez. Je vous aime comme des compagnons non combattants, malgré tout en première ligne, notre première ligne, celle des idées et du savoir contre l’ignorance, la leur comme la nôtre.
Le 25 mars 2001, Julia Roberts remporte l’Oscar du Meilleur premier rôle féminin pour son interprétation d’Erin Brockovich dans le film éponyme réalisé par Steven Soderbergh. Quelques minutes avant elle, Benicio Del Toro a remporté celui du Meilleur second rôle masculin pour la façon dont il a donné vie à un policier mexicain dans Traffic, un autre film de Soderbergh. Le cinéaste surdoué, Palme d’Or à Cannes à 26 ans pour Sexes, mensonges et vidéo (1989), est en effet en compétition, cette nuit-là, avec deux films, également virtuoses mais très différents – et très politiques. Il est lui-même nommé deux fois, ce jour-là, pour l’Oscar du meilleur réalisateur.
Erin Brockovich, à la mise en scène élégante et ludique, conte la lutte acharnée d’une femme contre une entreprise pollueuse – et pour sa dignité (un sujet qui sera à nouveau traité en 2007, avec plus de noirceur, par Tony Gilroy dans Michael Clayton, produit par le même Soderbergh et Clooney, via leur société Section Eight). Soderbergh y démontre sa maîtrise des codes hollywoodiens, mais y imprime sa marque et y glisse, une nouvelle fois, ses références aux années ’60 – comme dans L’Anglais (The Limey, avec Terence Stamp et Peter Fonda), l’année précédente.
Traffic, adapté de la série britannique Traffik, (1989, Alastair Reid, diffusée sur Channel 4), se présente, pour sa part, comme un film choral traitant, selon différents points de vue, de la réalité du narcotrafic entre le Mexique et les Etats-Unis. Comme toujours, Soderbergh y économise ses effets (pas une seule véritable scène d’action en près de deux heures et demie, sur un sujet qui a donné le récent Sicario, de Denis Villeneuve) et offre une remarquable direction d’acteurs, tous admirablement choisis, par ailleurs. On trouve là certains des membres de sa bande (Don Cheadle, Luis Guzman, Albert Finney), tandis que d’autres personnalités intègrent ici son univers (Michael Douglas, Catherine Zeta-Jones, Benicio Del Toro, Topher Grace).
Le projet, pour le moins ambitieux, vise à exposer les enjeux du narcotrafic, policiers, sécuritaires, sociaux, politiques, administratifs, sans jamais délaisser les hommes et les femmes qui l’animent ou le combattent. Le récit s’articule ainsi autour de personnages révélateurs d’un aspect particulier du trafic de drogue : Benicio Del Toro, policier à Tijuana ; Michael Douglas, devenu le drug czar de l’Administration américaine à Washington ; sa fille, Erika Christensen, lycéenne et junkie à Cincinnati ; et en Californie, Don Cheadle et Luis Guzman, policiers, et Catherine Zeta-Jones, épouse du chef d’un cartel (Steven Bauer, clin d’œil au Scarface de Brian De Palma, 1983 – avant son apparition dans un rôle similaire dans la 4e saison de Breaking Bad, en 2011).
Ces personnages permettent au cinéaste, grâce à Stephen Gaghan (Oscar du meilleur scénario, et plus tard nommé pour celui de Syriana) de faire œuvre de pédagogie sans jamais tomber dans la démonstration, et encore moins dans le moralisme. Les uns et les autres font ce qu’ils ont à faire, selon leurs logiques propres, se croisent et interagissent parfois comme dans une version criminelle de Short Cuts (1993, Robert Altman, d’après Raymon Carver). La froideur, apparente, de Soderbergh, ne vaut cependant pas approbation, et on voit bien, à suivre Michael Douglas à la recherche de sa fille, Benicio Del Toro manœuvrant entre l’armée de son pays et la DEA américaine, ou Catherine Zeta-Jones succédant à son époux, qui sont les criminels, qui sont les victimes et qui sont ceux qui luttent contre le trafic de drogue.
Usant de filtres de couleur, Soderbergh donne à chacun de ces points de vue une identité visuelle liée aux personnages et aux lieux. Benicio Del Toro, policier à Tijuana, est filmé dans des teintes jaunes, au grain très visible, suggérant la chaleur étouffante du pays. Michael Douglas, juge devenu le drug czar de l’Administration américaine, et sa fille se meuvent dans des images d’un bleu glacé à Washington et Cincinnati. Catherine Zeta-Jones et le duo Cheadle/Guzman sont, quant à eux, filmés dans une lumière éclatante, sous le ciel bleu, presque paradisiaque, de la Californie du Sud.
Aux côtés de ces têtes d’affiche peuvent être admirés de nombreux seconds rôles, tous impeccables : Jacob Vergas, Amy Irving, Miguel Ferrer, Viola Davis, Dennis Quaid, Benjamin Bratt, James Brolin, Jose Yenque, Enrique Murciano, Clifton Collins Jr., John Slattery, Jack Conley, autant de visages vus et revus à la télévision ou au cinéma depuis des années et qui donnent de la substance à leurs personnages. La qualité de la distribution confirme d’ailleurs l’exigence mise par Soderbergh dans la réalisation de son film, peut-être le plus grand de sa carrière, parfaite rencontre entre ses exigences artistiques (dans la narration, dans le montage, dans la musique) et celles d’un projet destiné au grand public. Il alternera ensuite la comédie de luxe (la série des Oceans’11, 12 et 13) et les films conceptuels (Full Frontal, The Bubble, The Girlfriend Experience) avant de revenir à des projets de genre (The Good German, The Informant, Haywire, Contagion ou Magic Mike, par exemple) mais sans retrouver le parfait équilibre qui caractérise Traffic.
A la différence de The Wire (2002-2008), qui étudiait le fonctionnement concret et les ravages du narcotrafic à Baltimore, Traffic se concentre sur la complexité du phénomène et les immenses difficultés auxquelles sont confrontés ceux qui le combattent. A mesure que le récit se développe, on voit ainsi le duo de policiers Guzman/Cheadle être la victime de la concurrence entre administrations, jusqu’à devenir la cible des trafiquants eux-mêmes. Les conversations avec Miguel Ferrer, devenu témoin protégé, au sujet de la logique du trafic et de la compétition entre organisations criminelles constituent de cruelles initiations pour les policiers, confrontés aux limites de leur action et à l’habileté de leurs adversaires.
C’est cependant pour Michael Douglas que l’initiation est la plus pénible. Nommé par le président à un poste très visible, il découvre rapidement qu’on va plus lui demander de faire bonne figure que d’obtenir des résultats. Son prédécesseur, un général (James Brolin, plus vieux baroudeur que jamais), l’accueille d’ailleurs sur le constat d’un échec comme il n’en avait sans doute jamais connu dans sa carrière : I’m not sure I made the slightest difference. I tried. I really did. Cet aveu n’est que la première étape d’un cheminement qui va conduire Michael Douglas a prendre la mesure de l’ampleur, proprement hors de contrôle, du trafic qu’on lui demande, au moins publiquement, de réduire.
Sans jamais être le moins du monde ambigu à l’égard des narcos, tous présentés comme des criminels froids et calculateurs, Soderbergh expose parfaitement les logiques infernales de la guerre contre la drogue. Impuissants à enrayer le trafic, les autorités américaines, piégées par leur discours martial, sont condamnées à alimenter sans cesse une machine répressive qui ne répond à presqu’aucune des questions posées par le phénomène. Devenue un enjeu politique dont le succès n’est mesuré qu’en nombre d’arrestations et de saisies, la politique antidrogue américaine que Michael Douglas est censée incarner et améliorer ne fonctionne pas, mais il est impensable de le reconnaître, en particulier après tant de morts, de milliards investis et d’années de discours binaire. L’inefficacité stratégique de la guerre contre la drogue ne doit cependant pas interrompre la nécessaire lutte, tactique, des services de police et des agences spécialisées contre les trafiquants, et le système, à la limite de la schizophrénie, devient tout autant incontrôlable que le trafic qu’il combat.
La visite de Michael Douglas à l’El Paso Intelligence Center (EPIC) le confirme dans ses (nos ?) craintes. La structure, méritoire tentative de l’administration de coordonner ses composantes et de produire des résultats, n’est en réalité qu’un montre impuissant face à un adversaire encore plus puissant que lui et, surtout, infiniment plus réactif et souple. Là, dans des locaux luxueux, avec des moyens particulièrement sophistiqués, les fonctionnaires de la première puissance militaire du monde ne peuvent que constater leur échec, sans jamais pouvoir admettre que leur pays est une partie du problème – si ce n’est son cœur. Le passage au sein de l’EPIC illustre, quelques mois avant la création du Department of Homeland Security (DHS), après les attentats du 11 septembre 2001, l’inanité de la création de nouvelles structures administratives massives, condamnées à passer plus de temps à gérer leur complexité interne qu’à affronter celle du monde, et d’autant plus inutiles que les constats à partir desquels elles ont été bâties sont faux, biaisés, incomplets. La leçon n’a toujours pas été apprise, d’ailleurs, et le cirque politico-médiatique autour de la lutte contre le narcotrafic n’a été que la répétition de celui qui s’est mis en branle autour de la lutte contre le jihad.
Les premières semaines de son mandat permettent à Michael Douglas de réaliser à quel point il est déconnecté, à Washington, de la réalité du terrain (LE TERRAIN, LES GARS), selon la règle bien connue qui dit que plus on est puissant et entouré, moins on voit vraiment les faits et les hommes. De fait, placé au sommet d’une pyramide administrative, scruté par la classe politique, entravé par les luttes entre structures et l’absence de consensus intellectuel autour du narcotrafic (la scène du cocktail à Georgetown est édifiante, à cet égard), le tsar antidrogue, qui vit au sein de sa famille la réalité la plus crue de l’addiction, finit par lâcher prise, non par renoncement mais par honnêteté intellectuelle face à une tâche impossible. La mission l’intéressait, mais pas le pouvoir. Tout le monde n’a pas de tels scrupules.
La sortie spectaculaire de Michael Douglas, que le film prend soin de ne pas nous montrer, est l’aboutissement d’un processus qui voit, au Mexique Benicio Del Toro avancer à petits pas (scène finale, pleine d’espoir) tandis que Catherine Zeta-Jones, impitoyable, reprend les rênes de l’empire. Dès sa visite à l’EPIC, Douglas a compris que toute la stratégie mise en œuvre, au mieux était sans effet, au pire aggravait le problème en suscitant plus de violence. De retour en avion, avec son équipe, il cherche de nouvelles idées et contemple l’impasse dans laquelle tous se trouvent.
Film magistral, Traffic, qui vaudra à Soderbergh l’Oscar du meilleur réalisateur, a eu, dès sa sortie, de terribles résonances au sein des services de contre-terrorisme. L’impuissance politique et intellectuelle des responsables américains, malgré leur puissance policière et technologique, ne pouvait, déjà en 2000, que nous frapper par sa cruelle pertinence et nous renvoyer à ce que nous vivions au bureau. Les enjeux multiples, croisés, d’un phénomène qui ne peut être réduit à sa simple dimension criminelle, évoquaient ceux que nous observions chaque jour. Si pas un des fonctionnaires ou militaires engagés contre le jihad n’a jamais remis en cause la nécessité de lutter, parfois violemment, parfois illégalement, aucun n’a jamais pensé que la répression était la seule solution et que la politique ou le travail social n’étaient pas pertinents. Encore faudrait-il, pour que nos dirigeants, s’en convainquent, qu’ils cessent de lire le monde avec des grilles qui, n’ayant jamais été pertinentes, ne le sont pas plus aujourd’hui qu’elles ne l’étaient hier.
Comme dans The Wire, le constat d’une guerre sans fin faute de solution est omniprésent dans le film et Traffic, malgré son sujet, est sans doute un des moyens les plus intelligents de comprendre pourquoi, dans un autre domaine, nous sommes encore et toujours tenus en échec – peut-être parce qu’il n’y a pas de solution à un phénomène historique intrinsèquement lié à ce que nous sommes.
« Qui ose gagne » dit la devise du glorieux Special Air Service (SAS) britannique, devenue depuis la Seconde Guerre mondiale celle d’autres unités d’élite occidentales. Cette courte formule dit tout de l’ambition, de l’engagement et de l’exigence nécessaires à la réussite d’opérations militaires spéciales, parfois déterminantes, souvent essentielles à la conduite des guerres modernes.
L’audace dans l’exécution n’est évidemment rien sans l’audace dans la conception de telles actions, et il est ainsi vital que les autorités politiques et administratives soient conscientes des capacités de proposition des unités qu’elles entretiennent, parfois à grand frais. La technicité doit nourrir la conception des manœuvres, et permettre ainsi d’offrir aux décideurs le plus large éventail possible d’options. Ce qui vous semblait impossible devient ainsi possible lorsque l’exposition de vos besoins, voire la présentation de l’effet que vous voulez obtenir, rencontre les possibilités offertes par d’autres professionnels, opérationnels, maîtrisant à la perfection leurs moyens et leurs méthodes.
L’association dans l’audace des projets et des capacités peut (devrait ?) donc donner des résultats spectaculaires, sur le terrain (LE TERRAIN, LES GARS !). Dans certains services, cependant, des traumatismes anciens, le plus souvent dus à des échecs, conduisent parfois à des autocensures qui se manifestent jusque dans l’expression même des besoins. Il est alors interdit d’écrire, et même de dire, ce qu’on pense qu’il serait nécessaire de réaliser. A l’audace nécessaire répond ainsi la pusillanimité de ceux qui, oublieux de leur mandat, se concentrent sur la préservation de leurs postes.
De même que les Romains différenciaient le courage de la témérité, il ne faut pas transformer l’audace en irresponsabilité. Les projets les plus ambitieux doivent voir leur faisabilité évaluée finement, tant il est vrai que les services de renseignement, pour d’évidentes raisons, sont plus sensibles que d’autres structures aux échecs, jamais secrets très longtemps. Il faudra d’ailleurs, un jour, laisser les historiens se pencher sur quelques affaires récentes afin de déterminer si certaines actions entreprises n’étaient pas au-dessus de nos forces.
De l’audace, donc, mélange de rigueur et de courage, savant équilibre entre les besoins et les risques, née de la convergence heureuse des expertises des uns et des autres. Bon, évidemment, avec cinq séances de reporting quotidiennes, la hantise du ratage et la nécessité politique de s’agiter, ce n’est pas aussi simple.
Après une déjà longue carrière de scénariste l’ayant vu alterner le très bon (la trilogie Bourne, de Doug Liman et Paul Greengrass) et le nettement moins bon (L’Associé du Diable, 1997, Taylor Hackford ; Armageddon, 1998, Michael Bay), Tony Gilroy passe derrière la caméra en 2007 et réalise Michael Clayton.
Thriller faussement classique, son premier film surprend d’abord par un rythme, lent, presque paresseux, et une ambiance bleutée dans laquelle se meuvent des personnages jamais sympathiques. Scénariste de récits haletants, habitué des intrigues manichéennes confrontant des héros solitaires à des forces supérieures, Tony Gilroy se détache ainsi des trames formatées que lui réclament les grands studios pour réaliser une œuvre personnelle, portrait d’un homme torturé mais lorgnant vers le cinéma politique.
La scène d’ouverture, monologue inquiétant dit par Tom Wilkinson tandis qu’un employé distribue des mémos dans les travées d’une grande entreprise, est déjà intrigante. La suite, qui nous montre un George Clooney tiré d’une partie de poker nocturne et clandestine pour épargner à un chauffard richissime la responsabilité de ses actes, s’achève par l’explosion d’une berline dans un petit matin brumeux, alors qu’il a traversé un champ pour s’approcher de chevaux immobiles. Il est, dès lors, manifeste qu’il nous manque tout un pan de l’histoire et que le film ne sera pas une banale affaire policière au déroulé linéaire comme Hollywood en produit des dizaines par an.
La bande-annonce, qui pour une fois ne trahit rien ou presque, constitue à cet égard une magnifique manipulation du spectateur. Ce qu’on nous a vendu comme étant un thriller à la progression classique, de la présentation de l’intrigue à son issue spectaculaire, est en réalité un récit bien plus riche, décrivant à la fois la calamiteuse gestion par la responsable d’un géant de l’agroalimentaire d’un scandale sanitaire, la lutte désespérée et tardive d’un avocat pour la vérité, et le long chemin d’un homme perdu vers la redécouverte de sa dignité.
Parfaitement écrit et mis en scène, Michael Clayton est également porté par sa distribution, remarquable. Aux côtés de George Clooney et de Tom Wilkinson apparaissent ainsi Tilda Swinton (Oscar du meilleur second rôle féminin en 2008 pour ce film), Sydney Pollack, et une équipe de rôles secondaires tous impeccablement dirigés. L’intrigue, qui renvoie aux plus belles heures du cinéma engagé américain, permet de dresser le portrait de personnages dont pas un ne sourit, tous bloqués dans des situations qui les dépassent et dont ils ne parviennent pas à s’extirper.
Michael s’épanouit pleinement dans son travail.
Le cœur de l’intrigue repose sur l’affrontement entre deux malheurs. D’un côté, Clooney campe un homme brisé par ses rêves perdus, ses projets avortés, et qui excelle dans une activité qu’il méprise. De l’autre, Tilda Swinton incarne une dirigeante dont l’attitude glaciale cache une maladive absence de confiance dans ses capacités et qui tente de reprendre le contrôle d’une crise qui lui échappe. L’un et l’autre détestent être à leur place et font pourtant ce qu’ils pensent devoir être fait. Mais, alors que Swinton s’enfonce dans l’illégalité et panique, Clooney s’échine à redevenir ce qu’il était au début de sa vie professionnelle. Ce chemin vers la rédemption n’a rien de mystique, et Clooney portera toute sa vie la trace des années à réparer les erreurs des autres. Le dernier plan du film, en taxi, laisse voir les pensées de Clayton se succéder alors qu’il vient de mettre un point final à un parcours qui avait fini par lui être insupportable.
L’affrontement final, enfin direct, s’il offre au spectateur un moment de catharsis bienvenu, permet au héros de vider son sac et d’humilier enfin un adversaire qui, au-delà des crimes qu’il a commis, incarne tous les puissants devant lesquels Michael Clayton s’est incliné si longtemps.
Si justice est faite, c’est d’abord d’un retour à la dignité dont il s’agit, après un long et tortueux chemin dont on préfère ne rien savoir. Michael Clayton n’a sans doute pas reçu, malgré ses récompenses, l’accueil qu’il méritait. Il deviendra pourtant, à coup sûr, un classique.
Quel service de renseignement intégrer quand on a soif d’aventure et que l’on veut servir les valeurs les plus élevées ? Vers quelle unité des forces spéciales se tourner ? Quelle organisation saura, mieux que les autres, répondre à votre ambition ? La réponse est simple : rejoignez Jack Crow et son équipe – si les jurons ne vous rebutent pas trop.
Jack Crow, il faut le dire, n’est pas le premier venu. Il ne planque pas des jours dans une vieille camionnette devant une mosquée londonienne vide, il n’invente pas des entretiens avec des diplomates américains, il n’écrit pas d’autofiction publiée ensuite comme une enquête de terrain. Non, Jack Crow ne fait rien de tout ça, car lui, il tue des vampires pour le compte du Vatican. Avouez que ça claque.
Crow est un mercenaire en mission pour le Seigneur et, à la tête d’une bande de furieux, il écume le sud-ouest des Etats-Unis à la recherche de goules, de morts-vivants et de vampires qu’il extermine dans le cadre d’un ambitieux programme clandestin. Heureusement que M. Chamayou n’est pas au courant, il nous sortirait un livre. Ou pas, d’ailleurs, car nos héros ne sont pas vraiment éloignés du champ de bataille : au fusil, au pieu ou à l’arbalète, ils sont au plus près des combats contre les créatures qu’ils pourchassent. Et ensuite, ils boivent et fréquentent des tapineuses – ce qui correspond probablement à la vision qu’ont certains de nos commentateurs de la virilité guerrière.
C’est en 1998 que John Carpenter, maître du film d’épouvante, adapte à l’écran le roman de John Steakey Vampire$ (1991, Roc Box, 357 pages). Le scénario, en réalité, est très éloigné du récit original, et Carpenter fait de son film une série B réjouissante, jamais très éloignée de la parodie. Badass as ever, James Woods, qui incarne Jack Crow, fait de son personnage une réplique du policier de La Manière forte (The Hard way), la comédie policière de John Badham sortie en 1991 (avec Michael J. Fox, Stephen Lang et Luis Guzman), violent, grossier, impatient, ne cessant de toiser le monde avec arrogance et ironie, le genre de gars qui vous dit « c’est sale, mais il faut le faire, et c’est moi qui m’y colle, alors viens pas me gonfler ».
Le film de Carpenter mélange les ambiances, et on passe du western crépusculaire au film noir en passant par le road movie et même le survival movie. Comment, ainsi, ne pas penser à Alien (1979, Ridley Scott) et à ses dérivés lors de certaines séquences ? L’histoire, de toute façon, n’a ici guère d’importance, et les péripéties sont attendues. Les acteurs, manifestement en roue libre, semblent jouer sans retenue. Woods, on l’a vu, est un homme en colère, bien décidé à descendre à peu près tout ce qui se dressera sur son chemin, et à ses côtés Daniel Baldwin (le frère des autres) campe un adjoint un peu lourd mais touché par l’amour. Sheryl Lee, à peine vêtue, apporte quant à elle la tension érotique sans laquelle on ne saurait concevoir un film sur des vampires. Face à eux, Maximilian Schell, le grand acteur autrichien bien connu à Hollywood, donne un peu de classe à tout cela tandis que Thomas Ian Griffith cabotine en vampire en chef.
Les plus attentifs pourront, par ailleurs, noter que l’hôtel dans lequel se réfugient nos fuyards, le Plaza Hotel, à Las Vegas, au Nouveau Mexique, est celui dans lequel vient à son tour se cacher Josh Brolin dans le chef d’œuvre des frères Coen No country for old men (2008), d’après Cormac McCarthy. Et les plus attentifs des plus attentifs reconnaîtront dans l’automobiliste auquel on vole sa voiture Frank Darabont, le réalisateur de deux très grands films sur la prison, Les Evadés (The Shawshank Redemption, 1994) et La Ligne verte (The Green mile, 1999), tous les deux tirés de romans de Stephen King.
Jack Crow et sa bande
Vampires, mis en musique par Carpenter lui-même, est sans aucune prétention et se révèle très distrayant. Sa seule originalité réside dans le personnage de Jack Crow. A la différence de nombre de survival movies, le héros de Vampires est, en effet, le traqueur initial, qui doit à son tour se défendre contre sa proie. Le changement de perspective est assez amusant pour être souligné.
Bref, si vous vous ennuyez au bureau, rendez-vous à Monterey, où le père Guiteau vous présentera à Crow. Pas sérieux, s’abstenir.
En 1986, quand sort Platoon, Oliver Stone, son réalisateur, est loin d’être un inconnu. Son précédent film, Salvador, charge frontale contre la politique américaine en Amérique centrale, avec James Woods et James Belushi, n’est pas passé inaperçu, mais Stone est suivi avec attention par l’ensemble de la critique depuis longtemps. En quelques années, il est ainsi apparu en tant que scénariste au générique de Midnight Express (Alan Parker, 1978, pour lequel il a remporté le premier des ses trois Oscars), de Conan le Barbare (John Milius, 1982), de Scarface (Brian De Palma, 1983), ou de L’Année du Dragon (Michael Cimino, 1985). Fasciné par la force brute et par les dérives de la puissance, Oliver Stone est un auteur respecté, et un cinéaste qui intéresse. Sa capacité à décrire les injustices et à saisir les moments de profonde détresse fait de lui un héritier du Nouvel Hollywood, et on pense parfois à Sam Peckinpah.
Platoon, à sa sortie, alors que l’Amérique reaganienne est au faîte de sa puissance, est un choc. La légende veut que Stone ait écrit le scénario à son retour du Vietnam, afin de contester la vision pour le moins enfantine qu’en offrait John Wayne dans son western vietnamien Les Bérets verts (1968). Le film, en effet, tranche sèchement avec les films tournés jusqu’à alors. Il y a bien eu Le Merdier (Go tell the Spartans), de Ted Post (1978) mais Hollywood s’est surtout intéressé aux conséquences du conflit. Coming home, de Hal Ashby, avec Jane Fonda et Jon Voight, ou The Deer Hunter, de Michael Cimino, également sortis en 1978, s’attachent d’abord aux séquelles des combats sur les vétérans américains et les difficultés de leur réinsertion. Même le chef d’œuvre de Francis Ford Coppola, Apocalypse Now (1979), mettra en scène un officier des forces spéciales que les ténèbres de la guerre ont happé. En 1982, First Blood, de Ted Kotcheff, poussera la logique de ces réflexions à son paroxysme en créant le personnage de John Rambo, ancien combattant marginalisé par une société oublieuse et hostile qu’il finit par affronter.
Entre les portraits de vétérans et les récits de bataille, le cinéma américain ne montre rien du quotidien des soldats engagés au Vietnam. Le début des années ’80 voit même l’émergence du film de sauvetage de prisonniers (Retour vers l’enfer, de Ted Kotcheff, en 1983, avec Gene Hackhman et Patrick Swayze ; Portés disparus, de Joseph Zito, en 1984, avec Chuck Norris), et tout cela vire à la farce militariste. On a peine à croire, à voir ces titres, que l’armée américaine ait pu perdre dans la jungle contre une telle bande de va-nu-pieds incompétents. Et pourtant.
Engagé idéaliste revenu écœuré du Vietnam, Oliver Stone décide, avec Platoon, de livrer sa vérité sur la guerre. Son héros, Chris, sorte de Fabrice qui serait passé de Waterloo à la frontière cambodgienne, lui permet de retracer l’itinéraire d’un jeune engagé dans ce que Tobias Wolff appellera plus tard l’armée de Pharaon (In Pharaoh’s Army, 221 pages, chez Alfed A. Knopf, publié en France chez Plon).
Des body bags aperçus à l’aéroport militaire où il vient de se poser à ceux qu’il laisse sur le champ de bataille dont il est évacué, Chris ne trouve rien qui puisse combler sa soif de noblesse. Plongé dans l’absurdité d’une guerre qui ne correspond en rien à ses ambitions morales et héroïques, il va de désillusions en désillusions. Oliver Stone, à cet égard, dresse un portrait apocalyptique – et pourtant assez proche des travaux scientifiques – de l’armée américaine. Le jeune lieutenant y est, comme de juste, inexpérimenté et gauche, et ses tentatives de rapprochement avec la troupe montrent tout le mépris dans lequel celle-ci le tient. Face à lui, ses sous-officiers sont plus compétents, plus aguerris, et il ne fait guère de doute qu’ils sont les vrais chefs de l’unité. Les soldats eux-mêmes, sans aucune motivation, à peine commandés, comptent les jours avant la quille et ne savent pas ni pourquoi ni pour qui ils se battent. Stone montre bien, d’ailleurs, la (dé)composition sociale de l’infanterie, très largement constituée de jeunes hommes issus de milieux très simples, noirs ou blancs. Chris, le narrateur, avec ses diplômes et sa capacité à verbaliser les enjeux de la guerre, détonne au milieu de ses camarades.
Les missions dans la jungle sont l’occasion de montrer l’apparente inutilité des opérations, à la recherche d’un ennemi qui connaît mieux le terrain et qui le piège. Filmé à hauteur d’homme, Platoon ne cache rien de la chaleur, des moustiques, de l’humidité, de l’hostilité de la jungle. L’inexpérience des jeunes recrues, considérées avec méfiance par les plus anciens, est ici parfaitement rendue. Le système de rotation individuelle des soldats (un an de tour of duty), qui a fait l’objet de travaux passionnants, n’a pas peu contribué au manque de cohésion des unités de l’armée de terre lors du conflit.
Stone livre en deux heures une vision extrêmement sévère de l’engagement américain au Vietnam. Indisciplinée, peu efficace, démotivée, la troupe se comporte comme une armée d’occupation, combattant un ennemi au profit d’un allié qu’on ne voit quasiment pas. Dix ans avant la fresque de Steven Spielberg, il met en scène des combats d’infanterie intenses, violents, sans en dissimuler les blessures ou les cris. Sa guerre est décrite au niveau des rangers : on n’y comprend rien, personne n’y comprend rien, personne ne maîtrise rien. Le commandement supérieur, pour lequel Stone semble presque montrer du respect, fait ce qu’il peut avec ce qu’il a. On a parfois l’impression que le cinéaste nous dit « cette guerre n’aura pas été ce qu’elle a été si nous n’avions pas été si mauvais, y compris individuellement ». Oliver Stone, après tout, est un idéaliste à la profonde conscience politique – du l’était-il à l’époque – et on voit bien ce que le personnage de Chris lui emprunte.
Cinéaste et scénariste surdoué, Oliver Stone se laisse parfois emporter par ses facilités. Certaines scènes souffrent d’une trop grande emphase, et la mort d’Elias, par exemple, devenue véritablement iconique jusqu’à être parodiée (voir Tonnerre sous les tropiques, de Ben Stiller, en 2008), aurait mérité d’être allégée. De même, la voix de Chris/Charlie Sheen méditant à voix haute sur fond de l’adagio pour cordes de Samuel Barber manque de la sobriété qui aurait fait du film un véritable chef d’œuvre.
Ces quelques bémols ne doivent pas occulter le fait que Platoon est un des films les plus importants jamais consacrés à la guerre du Vietnam. L’affrontement entre Barnes et Elias, s’il peut manquer de crédibilité, est l’occasion de faire jouer une pléiade d’acteurs qui feront ensuite carrière : Tom Berenger, Willem Dafoe, Charlie Sheen (succédant à son père dans un film de guerre majeur), Forest Whitaker, Keith David, Johnny Depp, Kevin Dillon ou John C. McGinley – l’acteur fétiche de Stone).
Platoon est également le film de la maturité pour Oliver Stone, qui entame avec lui la période qui le verra tourner ses plus grandes œuvres. Lauréat de l’Oscar du meilleur réalisateur pour Platoon, Stone enchaîne avec Wall Street (1987, avec les Sheen père et fils et Michael Douglas, qui y remporte l’Oscar du meilleur premier rôle masculin), Né un quatre juillet (1989, premier rôle sérieux de Tom Cruise, qui vaudra à Stone un second Oscar de meilleurs réalisateur), Les Doors (1991, avec Val Kilmer) et JFK, fascinante fresque sur l’assassinat de Kennedy (1991, avec Kevin Costner, Joe Pesci, Tommy Lee Jones, Sissy Spacek, Donald Sutherland, Gary Oldman, Vincent D’Onofrio, et j’en passe).
Il y aura ensuite Entre ciel et terre (1993, avec Tommy Lee Jones), Tueur nés (1994, avec Woody Harrelson et Juliette Lewis), Nixon (1995, avec Anthony Hopkins), U Turn (1996, avec Sean Penn), L’Enfer du dimanche (1999, avec Al Pacino, Cameron Diaz, James Woods et Dennis Quaid). Au fur et à mesure de ses films, Oliver Stone se radicalisera politiquement, oscillant entre la dénonciation du pouvoir de l’argent dans le sport et une certaine fascination pour les maudits de l’histoire américaine.
Souvent piégé par sa virtuosité et ses indignations, à la manière d’un Victor Hugo qui ne se relisait pas, Oliver Stone est le cinéaste de l’anti impérialisme. Son rapprochement avec Poutine et son prochain film, consacré à Edward Snowden (sortie prévu à la fin de l’année) disent tout du parcours politique et artistique d’un homme enivré par son talent.
On nous l’a dit lors de notre affectation, et nous l’avons répété avec la même gourmandise arrogante : quand vous intégrez un service de renseignement, vous ne savez pas travailler. C’est ainsi, et ce n’est finalement pas si grave. Il n’en va évidemment pas de même pour ceux qui parviennent aux plus hautes fonctions et qui ne savent pourtant toujours pas travailler, mais il paraît que ce phénomène a pour nom Principe de Peter. Réjouissons-nous, cependant, car l’association du temps et du darwinisme contribue à la disparition de ce phénomène.
Toujours est-il que vous voilà au cœur d’une structure à la complexité byzantine, théâtre de multiples intrigues croisées, de vieilles rancœurs nées on ne sait quand – une histoire d’âne boiteux vendu à un cousin d’Ange-Gabriel, le frère du maire – et de missions aussi variées que délicates. Tout y a un nom de code, même la cantine (qui ne méritait peut-être pas tant d’honneur) et vous avez l’impression, les premiers temps, que vous n’allez jamais vous en sortir. Et, comme si ça ne suffisait pas, en plus d’appendre votre métier d’analyste, vous devez vous initier à l’art complexe et délicat du terrain (LE TERRAIN, LES GARS !).
Contrairement, en effet, à une légende tenace, tout le monde va sur le terrain, même parfois ceux qu’il faudrait en tenir éloignés. Il y a, évidemment, des zones où il est déconseillé d’expédier des bibelots gaffeurs de mon espèce, mais, tout le monde étant censé pouvoir traiter une source, tout le monde se voit inculquer les compétences requises. Les meilleurs finissent à Bagdad, Islamabad, ou Mogadiscio, les autres, non moins glorieux et non moins attachés à la défense de la République, exercent leur art ailleurs. Quoi qu’en disent certains mythomanes, certaines des opérations les plus délicates se mènent dans les rues de métropoles occidentales et non dans d’exotiques contrées.
Etre initié aux réalités les plus concrètes du traitement de sources humaines ne vous rend pas seulement plus opérationnel et plus polyvalent. Cela vous donne également une compréhension des contraintes auxquelles sont soumis les officiers traitants avec lesquels vous dialoguez lorsque vous gérez des dossiers ou que vous enquêtez depuis Paris et que vous pouvez actionner les nombreux moyens de votre service, dont les postes et les missions. Avoir cavalé dans Paris, une équipe de surveillance aux trousses, vous permet de mieux appréhender l’environnement dans lequel doivent évoluer vos collègues à l’étranger, déclarés aux autorités locales et donc pas supposés faire leur métier, ou clandestinement présents et encore plus exposés.
Même si, comme moi, vous n’avez guère d’appétence pour l’exercice et/ou que vous n’avez pas démontré de dispositions hors du commun pour la chose, ce passage par le terrain (LE TERRAIN, LES GARS !) est une étape importante. J’ai quitté l’administration alors que les stages et entraînements proposés avaient considérablement gagné en technicité et en difficulté. Le récit de quelques exercices m’avait, à l’époque, favorablement impressionné – ce qui, convenons-en, n’arrive pas souvent – et m’avait convaincu que mon service, après des années de routine et de torpeur, avait pris son destin en main et donnait à ses jeunes personnels les outils dont ils avaient besoin. Je n’ai, d’ailleurs, jamais caché mon admiration pour ceux qui, après des stages particulièrement relevés, incarnaient à la fois la relève et de nouvelles capacités. Comme de juste, ces jeunes OT si à l’aise sur le terrain montraient la même modestie que leurs aînés, se concentrant sur le bilan de la mission sans s’attarder sur les prouesses ou les risques nécessaires à son accomplissement. Comme dans d’autres domaines, plus intimes, ce sont qui en parlent le plus qui en font le moins.
Tout, évidemment, ne se passe pas comme prévu lors de ces stages, et quelques anecdotes, aimablement diffusées par les instructeurs ou les élèves, faisaient rire pendant des semaines. Quelques unes participaient même de la légende générale du service. Tel jeune analyste avait ainsi décroché d’un exercice de filature à 17h30 pétantes ; tels autres, lors d’un exercice de restitution dans un pays d’Europe, en avaient tant fait qu’ils avaient rameuté les services locaux et les avaient même rabattus sur leur instructeur. Les histoires sont nombreuses et se transmettent autour du feu de camp virtuel que constituent la cantine et le bar.
J’imagine que nous gardons tous quelques souvenirs, parfois émerveillés, parfois cuisants, de ces jours passés à marcher, à échanger des mots de passe idiots pour obtenir des enveloppes vides, à tracer des croix à la craie sur des murs ou à coller des vignettes de couleur sur des poteaux. C’était dans une autre vie.
Près de quinze ans après les attentats du 11 septembre, près de trente après la fondation d’Al Qaïda, on attend toujours LE film sur le jihad. On aurait pu penser que le phénomène aurait inspiré les cinéastes comme il a inspiré les romanciers et les essayistes, mais il n’en a rien été et le bilan, s’il n’est pas maigre, laisse quand même sur sa faim.
Des films ont évidemment été réalisés, et certains se sont même révélés être de réjouissants naufrages (Secret défense, de Philippe Haïm, 2008). Si l’on excepte, cependant, une poignée de navets, depuis 2001 ont été traité par le cinéma américain les dérives de la campagne anti terroriste des Etats-Unis (Rendition, de Gavin Hood, 2007 ; The Bourne Ultimatum, de Paul Greengrass, 2007 ; Good Kill, d’Andrew Niccol, 2014), le rôle des monarchies du Golfe (Syriana, de Stephen Gaghan, 2005 ;The Kingdom, de Peter Berg, 2007), les attentats du 11 septembre (United 93, de Paul Greengrass, 2006 ; World Trade Center, d’Oliver Stone, 2006), la guerre en Afghanistan (Lions for lambs, de Robert Redford, 2007 ; Lone survivor, de Peter Berg, 2013), et, bien sûr, le renseignement (Body of Lies, de Ridley Scott, 2007 ; Zero Dark Thirty, de Kathryn Bigelow, 2012). Les nombreux films consacrés à l’Irak n’ont, pour leur part, jamais réellement abordé la question des réseaux jihadistes, et je les laisse donc de côté. On voudra bien me le pardonner.
Il manque dans cette liste, qui va du mauvais (World Trade Center) à l’excellent (Zero Dark Thirty), un film qui essaierait de décrire le jihad, de le présenter dans sa complexité, qui décrirait les difficultés rencontrées par ceux qui le combattent, et qui accomplirait ainsi le nécessaire travail de pédagogie que permet la fiction. Cette perle rare existe, en réalité, et si elle a été tournée en 1998, il y a donc une éternité, elle n’en reste pas moins une remarquable introduction à notre sujet. Et de toute façon, nous n’avons qu’elle, alors…
The Siege, (Couvre-feu), sorti au mois de novembre 1998, quelques mois après les attentats commis par Al Qaïda contre les ambassades américaines de Nairobi et Dar Es Salam, reste en effet à ce jour un film qui frappe par sa précognition et la pertinence de ses descriptions. Partant d’une idée à la fois simple et – à l’époque – originale, (un réseau terroriste islamiste radical lance une campagne d’attentats à New York afin d’obtenir la libération de son guide spirituel, capturé par les forces spéciales américaines au Moyen-Orient et détenu clandestinement), il déploie une histoire aux multiples aspects et aux résonances encore très actuelles.
Il faut dire que The Siege n’est pas un film dont l’ambition est d’impressionner par sa virtuosité. Son réalisateur, Edward Zwick, est un conteur, et il met tout son art au service d’un scénario. Celui-ci n’a rien d’anodin puisqu’il est tiré d’une histoire de Lawrence Wright, un grand journaliste américain qui publiera en 2006 un remarquable récit des premières années d’Al Qaïda The Looming Tower: Al-Qaeda and the Road to 9/11 (chez Alfred A. Knopf, 480 pages).
En adaptant Wright, Edward Zwick s’inscrit, certes modestement, dans la lignée du cinéma politique américain des années ’70 et ne raconte une histoire que pour aborder une situation en y faisant évoluer des personnages. Sa filmographie, à cet égard, ne laisse guère de doutes quant à sa conscience politique. On y trouve, avec quelques comédies, un film remarquable consacré aux soldats afro-américains de la Guerre de Sécession (Glory, 1989, 3 Oscars, dont le premier de la carrière de Denzel Washington), un autre, très distrayant, sur une femme pilote d’hélico pendant la Deuxième guerre du Golfe (Courage under fire, 1996, encore avec Denzel Washington), un suivant, décrivant les aventures d’un soldat américain devenu un guerrier traditionnel japonais (Le dernier samouraï, 2003, avec Tom Cruise), un autre, remarquable, sur les diamants de sang (Blood diamond, 2006, avec Leonard DiCaprio, Jennifer Connelly, Djimoun Hounsou et Arnold Vosloo, 5 nominations aux Oscars), un sur les maquis juifs en Biélorussie combattant l’armée allemande (Les Insurgés, 2008, avec Daniel Craig) et enfin un dernier, consacré à la rencontre Fischer/Spassky de 1972 (Pawn sacrifice, 2014, pas encore sorti en France).
Zwick est un cinéaste classique, évitant les effets de manche, les filtres ou les ralentis. Ses récits sont linéaires, et il laisse l’intrigue se développer sans se précipiter – ce qui ne veut pas dire qu’on s’ennuie à sa vision. The Siege lui permet de décrire, comme aucun autre film ne l’a fait depuis, (alors que le besoin est pourtant pressant), la complexité d’une véritable politique sécuritaire anti terroriste. Les rapports entre le FBI (service de sécurité intérieure dont la seule mission est d’empêcher les attentats), la CIA (qui voit les choses de plus haut mais est prisonnière des évolutions brutales et parfois irréfléchies de la diplomatie et doit, à la différence de la police, frayer avec tout le monde), l’armée (qui ne veut pas de la mission mais qui l’accomplira à sa façon), le pouvoir politique (qui ne peut tolérer ni les attaques terroristes ni la peur grandissante de la population), et la presse, (témoin et actrice du bras de fer) sont très bien décrits et renvoient à des situations que nous connaissons bien, désormais.
Une collaboration entre le FBI et la CIA qui ne va pas de soi.
Comme un cours magistral projeté sur un écran de cinéma, Zwick présente progressivement les défis (Négocier avec les terroristes, mais négocier quoi, et au nom de qui ? Qu’y a-t-il, d’ailleurs, à négocier ? Empêcher les attentats, mais qui arrêter et comment prévoir ? Accepter le danger, et le faire accepter au pays) et les enjeux (Quelle réponse globale ? Quelle prévention ? Quel degré de violence exercer sur l’adversaire ? Comment éviter le recours indiscriminé à la force ? Quelles concessions faire à la vie quotidienne de la démocratie ?). Jamais l’affaire n’est simple, et les motivations des terroristes ne doivent rien à la pauvreté ou à de quelconques pathologies mentales. Ils parlent de revanche, d’injustice, et les islamistes que nous voyons à l’écran sont palestiniens, égyptiens ou irakiens. Leurs revendications ne peuvent avoir de réponse, puisqu’ils sont venus frapper pour punir. La réponse militaire dans les rues américaines, en plus d’être intrinsèquement inappropriée et porteuse de dérives, constitue ainsi une victoire symbolique forte, résumée par Denzel Washington lors d’une de ses nombreux affrontements avec Bruce Willis (qui joue, admettons-le, comme un pied).
Ce film de 1998 en dit plus que bien des experts de plateaux abondamment consultés par nos parlementaires et nos ministres. Il n’est, naturellement, pas exempt de défauts (on ne connaît pas de désert au Liban, du moins pas aux dernières nouvelles, et la scène finale est inutilement pompière) mais il faut lui reconnaître de belles séquences consacrées à l’organisation d’une cellule de crise ou à la conduite d’une enquête.
De même faut-il saluer l’ambiguïté des personnages. D’autres cinéastes auraient montré des policiers ou des militaires hystériques, mais Zwick tourne avec sobriété et évite presque tous les écueils de l’emphase. Les scènes d’attentats sont d’un grand réalisme et contribuent à faire du film une remarquable tentative de vulgarisation. Certains de mes chefs, quand j’étais fonctionnaire, n’ont jamais possédé le début de compréhension du jihad contenue dans The Siege, et on est en droit de penser que pas mal de nos dirigeants et parlementaires, au vu des lois et autres rapports débattus ces temps-ci, n’ont guère progressé. Ce film pourrait constituer pour eux une efficace initiation à nombre de questions centrales. Certains de nos ministres avouent ne pas lire, mais peut-être d’autres regardent-ils des films. On peut toujours rêver.
Il serait donc possible, avec du talent et du travail, de réaliser des documentaires passionnants sur le monde du renseignement, sans caricaturer et sans pour autant renoncer à ses convictions personnelles. A la différence de William Karel, dont le film sur la CIA est avant tout une charge lourdingue et un brin confuse, le cinéaste israélien Dror Moreh a ainsi livré en 2012, avec The Gatekeepers, un travail d’une rare profondeur sur le Shin Beth (ou Shabak, devrait-on dire, le service de sécurité intérieure israélien), et les logiques du contre-terrorisme.
Salué par la critique, récompensé à plusieurs reprises, le film frappe d’abord par sa sobriété et l’audace de son dispositif. Pour la première fois, en effet, six chefs du Shin Beth, (Ami Ayalon, Avi Dichter, Yuval Diskin, Carmi Gillon, Yaakov Peri et Avraham Shalom), répondent, parfois vivement, à un intervieweur et évoquent à la fois l’histoire d’Israël, l’évolution du conflit avec les Palestiniens et la lutte contre le terrorisme.
Entendre ces responsables parler si librement de leur métier, de leurs missions, de leurs échecs comme de leurs succès est évidemment un choc pour le spectateur français, habitué aux productions télévisuelles de commande, aux livres mal documentés et aux articles pris sous la dictée. Il ne faut cependant pas s’arrêter au charme de ce parfum d’inédit et écouter ce que ces professionnels, parmi les plus expérimentés qui soient, ont à dire.
S’il est, naturellement, possible de compléter sa connaissance de l’interminable et tragique affrontement entre Israéliens et Palestiniens grâce à ce documentaire, on peut aussi y trouver une magistrale leçon de choses traitant du renseignement, du terrorisme, et des rapports entre les services de sécurité et le pouvoir politique dont ils dépendent et dont ils sont un outil. Tous différents, les six hauts responsables qui parlent et répondent aux questions énoncent une série de vérités et de constats fondamentaux, qu’il ne serait pas inutile de méditer dans certains ministères, états-majors et services occidentaux.
Sans jamais rejeter l’usage de la violence clandestine, indispensable à l’accomplissement de leur mission, les personnalités interrogées ici constatent que la répression seule, dépourvue de toute réponse politique, accroît in fine la menace combattue. Il ne s’agit évidemment pas d’encaisser les coups sans répondre, bien au contraire. On comprend aisément, d’ailleurs, que les autorités politiques israéliennes, comme d’autres autorités dans d’autres pays, soient obligées de réagir puisque la pratique du terrorisme choisie par les groupes palestiniens, laïcs ou religieux, est une façon d’ouvrir un dialogue. La nature et l’intensité de la répression en retour participent de ce dialogue, certes sanglant, mais aucunement inédit, et les belligérants se parlent donc par-dessus des amoncellements de cadavres et de gravats, testant leur volonté, mettant à l’épreuve leur détermination.
Il existe, évidemment, des façons de sortir de ces échanges de violences, et on a déjà vu deux adversaires, convaincus l’un et l’autre de la nécessité de mettre fin aux tueries, dépasser le cycle action/répression pour se parler, parfois dans le secret de grands hôtels occidentaux, parfois officiellement au cœur de prestigieuses résidences officielles. Rien de tel ici, et aucun de ces maitres espions ne cache son immense frustration devant l’évolution du conflit, succession de d’attentats, d’opérations plus ou moins ciblées sur fond de dérive politique des deux camps.
Il n’est pas possible de comparer le conflit israélo-palestinien à la lutte mondiale contre le jihadisme, mais il est en revanche plus que pertinent de comparer certaines de leurs évolutions. Entendre, ainsi, les chefs du Shin Beth déplorer que l’excellence opérationnelle de leurs méthodes ait éteint toute velléité de réflexion politique renvoie à une réalité que nous connaissons bien, dans les pays occidentaux. La situation est même cruellement résumée par une formule, vertigineuse : gagner toutes les batailles, mais pas la guerre.
L’extrême technicité des moyens mis en œuvre par les services de sécurité et l’armée permet aux autorités de ne jamais se pencher sur le fond de la question : frappes ciblées, opérations secrètes, écoutes, etc. La capacité des Israéliens – et des Occidentaux – à traiter la menace enivre littéralement certains dirigeants, qui se contentent de la gestion de l’incendie mais ne se préoccupent jamais des façons de l’éteindre – à supposer, évidemment que cela soit possible.
Exécutants loyaux d’une stratégie qu’ils peuvent d’ailleurs désapprouver, les responsables qui se confient dans ce documentaire sont d’une terrible lucidité, sur eux, sur leur métier, sur le conflit qui n’en finit pas. Confronté aux phrases terribles de Yeshayahu Leibowitz écrites en 1968,
A state ruling over a hostile population of one million people will necessarily become a Shin Bet state, with all that this implies for education, freedom of speech and thought and democracy. The corruption found in any colonial regime will affix itself to the State of Israel. The administration will have to suppress an uprising on the one hand and acquire Quislings, or Arab traitors, on the other.
Yuval Diskin répond froidement qu’il est d’accord avec chacun des mots. Le passage, très puissant, n’est évidemment pas passé inaperçu et a été largement commenté (par exemple ici et là). L’onde de choc espérée ne s’est cependant pas produite.
Le portrait de groupe qui émerge du film est celui de professionnels fidèles mais lucides, conscients que le pouvoir est exercé par des hommes qui attendent des actes plus que des raisonnements, qui réclament des décisions simples et qui refusent la complexité du monde. Les chefs du Shin Beth, professionnels habitués aux infinies nuances de l’humanité, exécutent les ordres mais n’en pensent pas moins. La défense immédiate du pays en passe par là, mais personne ne s’abuse sur le résultat final et le coût moral de cette posture.
L’impasse dans laquelle se trouve le conflit fait terriblement écho aux échecs des Occidentaux contre les jihadistes. La multiplication des cibles à traiter par les services israéliens pour répondre à l’obsession de sécurité (légitime, mais qui ne fait pas une politique) des gouvernements successifs a conduit à une militarisation excessive du contre-terrorisme. La réponse militaire n’est écartée par principe que par des idéologues dépassés, mais elle ne doit pas être tout. Elle est, surtout, censée produire des effets autres que simplement tactiques.
Comme le rappelle un des interviewés, il s’agit de faire la guerre pour créer une réalité politique meilleure, mais on en est loin. Les opérations incessantes visant à éliminer les terroristes et à casser leurs réseaux n’apportent qu’une réponse ponctuelle à un affrontement qui a plus d’un demi-siècle. Elles ont même leur vie propre, et semblent sans lien réel avec la crise à laquelle elles répondent. Paradoxalement, même, leur efficacité opérationnelle a accru la menace en ôtant tout espoir à l’adversaire, alors que des solutions ont été en vue. La faute n’en revient évidemment pas aux seuls Israéliens, et la campagne d’attentats du Hamas au printemps 1996 est, par exemple, évoquée. Le fait est que, vaincus militairement, politiquement inaudibles, certains Palestiniens ne pratiquent pas le terrorisme pour obtenir un effet politique mais bien pour simplement agir et prouver qu’ils sont encore debout. Le sentiment d’échec et d’impuissance qui imprègne tout le film est résumé, dans une formule qui fait frémir et que l’on peut aisément appliquer au jihad, par un Palestinien expliquant le terrorisme : votre souffrance est notre victoire.
Cette phrase, terrible de détermination et de désespoir, mériterait d’être méditée.