« Now this is a song to celebrate/The conscious liberation of the female state » (Eurythmics & Aretha Franklin, « Sisters Are Doin’ It for Themselves »)

Le 22 octobre 1988, un petit groupe de catholiques énervés, pensant sans doute suivre ainsi les enseignements du Messie, avaient perpétré un attentat contre le cinéma Saint-Michel, place du même nom, afin d’empêcher la projection du film de Martin Scorsese La Dernière tentation du Christ. Œuvre remarquable, écrite par l’immense Paul Schrader d’après le roman de Nikos Kazantzakis et à la distribution exemplaire (Willem Dafoe, évidemment, mais aussi Harvey Keitel, Barbara Hershey, Verna Bloom, Tomas Arana et même David Bowie dans le rôle de Ponce Pilate), le film de Scorsese n’a rien d’une charge anticléricale et pose en revanche des questions respectueusement vertigineuses. La musique, exceptionnelle, de Peter Gabriel contribue naturellement à la grandeur de l’ensemble.

Rapidement arrêtés, jugés en 1990, les auteurs de l’attentat, croisés de pacotille, s’étaient justifiés avec des arguments qu’on entendit beaucoup dans les salles d’audience françaises dans les années 2010 dans la bouche d’autres fanatiques, qu’on a depuis pris l’habitude de qualifier de radicalisés.

Un an après l’attentat du cinéma Saint-Michel, la riante république islamique d’Iran diffusa une fatwah condamnant à mort Salman Rushdie pour un autre livre, Les Versets sataniques. Autrement sulfureux mais aussi d’une grande subtilité, le texte de l’écrivain britannique avait provoqué la fureur – soigneusement entretenue – de foules qui ne l’avaient pas lu et qui ne l’auraient de toute façon pas compris. En France, certains s’émurent un peu vite et y virent l’expression d’un racisme systémique à l’encontre des musulmans. Heureusement, ils n’assistèrent pas à la tragédie de l’attentat contre la rédaction de Charlie Hebdo, il y a déjà 10 ans, et c’est peut-être mieux pour tout le monde. Certains appellent au meurtre, d’autres les excusent, et d’autres, finalement, meurent.

En 1988 et 1989, il s’agissait pour des croyants enragés de punir des remises en question, forcément insupportables, du dogme ou des questionnements théorique. Souvenons-nous que pour ces gens, réfléchir, c’est commencer à désobéir.

Plus tard, l’interminable affaire des caricatures du Prophète reposa sur la vengeance, supposée légitime, de la non-moins supposée communauté musulmane après des dessins jugés blasphématoires (et certains, en effet, étaient assez raides, mais c’est le charme des démocraties : on n’est pas supposé s’entretuer quand on n’est pas d’accord). Il n’était plus question de dogme, de doutes métaphysiques ou d’histoire-fiction mais simplement de dessins plus ou moins subtils comme il s’en publie des milliers chaque jour. On sait comment ça a fini – et d’ailleurs, ce n’est pas fini.

Tignous, assassiné le 7 janvier 2015, dans ses admirables oeuvres.

Au début de cette année, une nouvelle génération de grands sensibles s’en est pris à des militants antifascistes qui avaient le front de projeter Z, le classique de Costa-Gavras sorti en 1969 et couvert de récompenses (dont l’Oscar du meilleur film étranger en 1970, le Prix du jury à Cannes et un Golden Globe).

Costa-Gavras, actuellement président de la Cinémathèque française, n’est pas loin d’être un maître du 7e art. Il n’a cessé de dénoncer les tyrannies et l’injustice, et tout le monde en a pris pour son grade : les démocraties populaires qui, comme chacun sait, n’étaient ni démocratiques ni populaires (L’Aveu, 1970) ; les dictatures sud-américaines (Etat de siège, 1972 ; Missing, 1982) ou européennes (Z, justement) ; Vichy (Section spéciale, 1975) ; le nazisme (Music Box, 1989 ; Amen, 2002) ; et l’argent fou (Le Capital, 2012). En 1988, il avait consacré un remarquable film d’espionnage aux futurs électeurs de Donald Trump, avec une clairvoyance qui fait encore frissonner.

Le cinéma de Costa-Gavras ne peut que hérisser le poil des partisans des régimes autoritaires. Film parfois un peu daté, Z – dont la distribution donne le tournis – n’est pas seulement le récit d’un assassinat politique et d’une enquête entravée. Il est aussi le tableau d’une junte d’incompétents, de vieilles badernes au front bas dont l’amateurisme et le conservatisme obtus rappellent cruellement la clique d’imbéciles à la tête de l’armée française pendant l’Affaire Dreyfus (et d’ailleurs, un général crie dans un couloir, à la fin du film, que « Dreyfus [était] coupable », et tout est dit).

Nous sommes donc passés en quelques décennies d’attentats justifiés par de prétendus blasphèmes à des attaques de nervis contre de jeunes gauchistes ayant le malheur de regarder un film défendant la démocratie et l’indépendance de la justice. Certains, cela dit, y voient sans doute un blasphème.

Et voilà que nous apprenons que la projection à Noisy-le-Sec de Barbie, le succès planétaire de Greta Gerwig sorti en 2023, a été annulée à la suite de pressions d’un groupe de jeunes hommes manifestement désœuvrés et surtout, eux aussi, bien sensibles :

Le film, qui n’est pas un chef d’œuvre, constitue une réjouissante et lumineuse charge contre le patriarcat, les stéréotypes de genre, et l’abaissement systémique des femmes dans nos sociétés.

Intelligent, drôle, évidemment engagé, il ne contient aucune obscénité, aucune violence – la seule gifle du film étant à la fois pleinement justifiée et exemplaire –, aucun blasphème et on se demande ce qui a pu gêner nos concitoyens (en fait, non, on ne se le demande parce qu’on le sait, hélas, et qu’on s’en fout). On l’a sans doute oublié tant l’actualité est dense, mais le film a été interdit dans nombre de pays pour des raisons naturellement débiles, dont une supposée promotion de l’homosexualité. Pourquoi ? Sans doute que parce que les nouveaux Ken de la 2e moitié du film sont des hommes des cavernes, sexistes, virilistes, et non des êtres humains sensibles nullement obsédés par le pouvoir ou la domination de leur moitié. L’obsession de certains hommes pour l’homosexualité, consternante, pose d’ailleurs quelques questions vertigineuses sur leurs angoisses et leur inconfort. #Jemecomprends

Le fait est que Barbie est un film réjouissant et la seule promotion qu’il fait est celle de l’égalité harmonieuse entre les genres. Ceux que ça troublent ou que ça dérangent révèlent leur archaïsme et leur vision infecte des femmes, réduites à des bonniches et à des objets sexuels. On pense alors à cette vidéo des Guignols, du temps où ils étaient drôles (ça ne dura pas longtemps) :

Cette fois-ci, ce n’est pas du blasphème, ce n’est pas une attaque contre les régimes militaires mais simplement une dénonciation brutale et enthousiasmante du patriarcat – qui est évidemment une forme d’oppression dont bien peu d’hommes ont conscience tant elle est ancrée dans notre monde. En 2009, le cinéaste égyptien, avec Les Femmes du bus 678, un excellent film autrement plus âpre et sombre, avait mis les pieds dans le plat et s’était attiré des ennuis.

Les pressions effectuées à Noisy ont, sans surprise, été récupérées et ont permis une polémique estivale dont notre pays raffole (il y a 9 ans, c’était au sujet du burkini).

Une Barbie, c’est une Barbie. Pas de Barbie, c’est les barbus.

Il serait cependant réducteur de n’attribuer ces pensées rétrogrades et indignes qu’à une poignée de jeunes musulmans angoissés. L’émergence en France de la mouvance incel, venue des États-Unis, porte une menace terroriste croissante nourrie par les boucles algorithmiques de Tiktok. Le refus de mettre fin aux injustices et la défense des clichés et comportements sexistes dans nos sociétés sont des signaux d’alerte à ne surtout pas négliger.

« Je crois entendre ton pas/Le vent m’apporte/Des bruits lointains/Guettant ma porte/J’écoute en vain/Hélas, plus rien/Plus rien ne vient » (« J’attendrai », Rina Ketty)

Il doit être admis, sans la moindre ambiguïté, que Das Boot, du réalisateur allemand Wolfgang Petersen, est un des plus grands films de guerre jamais tournés et le plus grand film de sous-marin de l’histoire du cinéma, littéralement indépassable. Plus de quarante ans après sa sortie, il n’a rien perdu de sa puissance, de son âpreté et de son réalisme.

Sorti en 1981 après presque une décennie de gestation, le film est l’adaptation du roman autobiographique éponyme de l’écrivain allemand Lothar-Günther Buchheim, ancien correspondant de guerre embarqué en 1941 à bord d’un U-Boot dans l’Atlantique. Il consacrera au total trois livres à l’univers des sous-marins de la Kriegsmarine, et au film a donc succédé en 2018 une série penchant désormais aussi vers l’espionnage. Comme il est impossible de s’attaquer au monument qu’est le film de 1981, on imagine que c’est par sagesse que les producteurs de la série ont préférer porter à l’écran les romans suivants.

Salué dès sa sortie, Das Boot est devenu un classique dont les qualités ne cessent de grandir aux yeux des critiques et du public, quand bien même quelques effets spéciaux ont un peu vieilli – mais ça ne dérange que les imbéciles capables de déplorer la mauvaise qualité de l’image du Nosferatu de Murnau.

Vu et revu dans ses différentes versions, Das Boot continue d’impressionner, aussi bien par les défis techniques de son tournage, dans des décors stupéfiants de réalisme, que par la qualité du scénario et surtout celle de son interprétation. Si les personnages sont caractérisés (dont un chef-mécanicien névrosé puis terrifié, un jeune officier aux convictions nazies inébranlables, et un pacha campant un des chefs les plus impressionnants qu’il ait été donné de voir au cinéma), on ne trouve dans le film rien de caricatural.

Jürgen Prochnow, inoubliable commandant de l’U-96.

Tous ces hommes sont pourtant des ennemis, marins du IIIe Reich dont la mission est de couler des navires de transport, et ainsi d’isoler le Royaume-Uni, alors seul face à l’Axe. Ennemis, certes, ils sont d’abord des combattants et leur lutte n’a, au moins en apparence, rien d’idéologique. Leur pays est en guerre, alors ils la font. La condamnation morale vient naturellement, mais elle est ici vaine, et même déplacée. Ce que montre le film est une communauté au fonctionnement très hiérarchisé, embarquée pour une mission dont bien peu de membres reviendront.

Dans l’obscurité, la promiscuité, la saleté, les odeurs des hommes et des machines, ces quelques dizaines de marins, jeunes sinon très jeunes, subissent un quotidien pénible dans l’attente du combat. A l’ennui succèdent quelques rares moments d’exaltation et d’autres, plus nombreux, de pure terreur. Leur survie, comme pour leurs camarades se battant en surface, dépend de leur courage mais plus encore de leur excellence technique. Le film commence donc par un exercice de mise en route :

Cette séquence, qui permet en quelques secondes de découvrir les entrailles du bâtiment et la vie de l’équipage, a été reprise par le grand Peter Weir dans Master and commander, autre chef-d’œuvre du genre :

Véritable choc, Das Boot ne nous cache rien de la crasse, de la sueur, des blagues idiotes, de la peur et aussi du courage de ces marins, dont l’humanité est exposée crument. On ne trouve nul romantisme dans le film, qui s’ouvre par une beuverie plus vraie que nature dans un cabaret près de La Rochelle et s’achève dans le tragique et l’absurde.

Son réalisme et sa dureté pourraient évoquer le cinéma de Sam Peckinpah, auteur en 1977 du remarquable Croix de fer, mais on ne trouve nulle trace de cynisme chez Petersen, simplement un groupe qui se bat et souffre. Jouet de forces supérieures, celui-ci se maintient en vie en chantant les chants de l’ennemi,

ou en s’accordant quelques minutes de nostalgie.

Sommet de la carrière de Petersen, Das Boot a révolutionné le genre, faisant entrer une vision jamais vue de la guerre sous-marine dans les salles de cinéma puis dans les salons. Réaliste mais jamais excessif, sobre, profondément humain, il se grave dans votre mémoire, en partie grâce à la remarquable partition de Klaus Doldinger, devenue mythique,

 

« The founding fathers gave the free press the protection it must have to fulfill its essential role in our democracy. The press was to serve the governed, not the governors. »

Géant parmi les géants, Steven Spielberg a réalisé depuis une cinquantaine d’années quelques-uns des films les plus marquants du cinéma américain et a touché à presque tous les genres. Jusqu’en 2017, il ne s’était pourtant pas attaqué au journalisme d’investigation, sujet qui a donné et continue de donner régulièrement des œuvres remarquables au cinéma (La Dame du vendredi, 1939 ; Citizen Kane, 1941 ; L’Homme qui tua Liberty Valance, 1962 ; Profession : reporter, 1975 ; Les Hommes du président et Network : main basse sur la TV en 1976 ; L’Année de tous les dangers en 1982 ; La Déchirure, 1984 ; Salvador, 1986 ; L’Affaire Pélican, 1993 ; Révélations, 1999 ; Presque célèbre, 2000 ; Good night, and good luck, 2005 ; Green Zone, 2010 ; Spotlight, 2015) comme à la télévision (la saison 5 de The Wire, 2002 – 2008 ;  The Newsroom, 2012 – 2014).

Auteur de classiques, Spielberg ne pouvait pas ne pas se mêler de journalisme et lui qui n’avait jamais traité de la Guerre du Vietnam s’est donc attaqué à la passionnante affaire des Pentagon Papers, cette gigantesque fuite de documents exposant au grand jour la réalité de la politique des Etats-Unis en Indochine puis au Vietnam et les mensonges l’ayant accompagnée.

La quintessence de ces documents fut publiée par le New York Times le 13 juin 1971 sous la plume de Neil Sheehan (qui écrira plus tard un livre indépassable sur le conflit, L’Innocence perdue) et provoqua une crise politique majeure. Steven Spielberg ne filme cependant pas l’affaire du point de vue du grand quotidien new-yorkais mais de celui de son concurrent malheureux et dépassé, le Washington Post. Le titre français est à cet égard trompeur (on ne compte plus les fois où des distributeurs français sans culture ou sans scrupules ont trahi un film en changeant son titre) : le film dans sa version originale se nomme The Post et ne cache pas son intention de traiter l’affaire depuis la capitale et non de décrire la façon dont le scoop a été géré par la rédaction du NYT.

Sans excès de mise en scène, le réalisateur s’attache à montrer comment la publication des Pentagon Papers força le Post à assumer son destin de grand titre national. L’affaire éclata en effet alors que le quotidien s’apprêtait à entrer en bourse, et le film montre comment s’opposent les tenants d’une presse audacieuse et consciente de ses responsabilités politiques (Tom Hanks, à la limite du cabotinage en Ben Bradlee, et l’immense Bob Odenkirk) et des gestionnaires et des juristes légitimement inquiets mais excessivement agaçants (Tracy Letts, Bradley Whitford ou Jesse Plemons).

Conscient de l’immense importance de la fuite de ces documents secrets, et pas moins conscient de la nécessité absolue pour son journal de se mêler de l’affaire, d’abord en se procurant les 7.000 pages du rapport McNamara puis en en publiant sa propre analyse, le rédacteur en chef tente de convaincre la propriétaire du Post, Katharine Graham (Meryl Streep, comme toujours prodigieuse), de dépasser ses préventions et de se jeter dans l’arène.

Héritière de la fortune de son mari, mal à l’aise en public, entourée de mâles dominants la trouvant au mieux très mondaine au pire, pas bien fûtée, incompétente et illégitime, Katharine Graham est le vrai sujet du film, le cœur de l’intrigue, celle sans qui le Washington Post n’aurait pas publié à son tour le rapport, ne serait pas allé défier l’Administration Nixon aux côtés du New York Times et n’aurait pas gagné devant la Cour suprême le droit de révéler des secrets honteux. Il est d’ailleurs heureux que ce combat ait été mené alors, car il n’est pas certain qu’il serait gagné aujourd’hui.

The Post, comme dit plus haut, ne traite pas tant de l’affaire des Pentagon Papers que de la transformation d’un très chic quotidien local en un titre de référence dont les articles et les enquêtes ont une portée nationale, sinon internationale. Cette transformation n’est permise que par le cheminement personnel de Katharine Graham. Le film est d’abord le récit de l’émancipation d’une femme de la très bonne société, timide, complexée, prenant conscience de son pouvoir et de ses responsabilités sans tenir compte des pressions des hommes qui l’entourent. La scène où elle sort de la Cour suprême sous le regard admiratif de jeunes américaines est à cet égard remarquable.

Parfaitement mis en scène et reprenant tous les passages obligés des films sur le journalisme (les conférences de rédaction, le rédacteur en chef en mission divine, la gestion des sources, la concurrence avec les autres titres, les plans dans la salle des rotatives, la distribution des journaux dès potron-minet, les conciliabules nocturnes, le rappel des exigences éthiques du métier), The Post est d’un admirable classicisme. Ce parti-pris de la sobriété le place à des années-lumière des outrances dont est capable Spielberg quand il le faut. Il lui permet d’être un véritable préquel du chef-d’œuvre d’Alan J. Pakula, Les Hommes du président, consacré au Watergate, le scandale qui finit par avoir raison de la présidence Nixon. Le film s’achève d’ailleurs sur la découverte du cambriolage des locaux du Parti démocrate par un vigile et on sent que Steven Spielberg fait ici un passage de relais symbolique avec un des monuments du Nouvel Hollywood.

A la perfection formelle du film s’ajoute un message politique, que les cyniques jugeront évidemment naïfs mais qu’il n’est pas inutile de rappeler ces jours-ci, au sujet du respect du bien public, de la nécessaire dignité des dirigeants et du rôle essentiel dans une démocratie d’une presse courageuse, rigoureuse et indépendante. Disons que ça va mieux en le disant.

« Well, I’m running down the road/Tryin’ to loosen my load » (« Take it easy », Eagles)

On avait laissé Julien Leclercq il y a quelques mois sur Netflix, où était diffusée la deuxième saison de la série adaptée de Braqueurs (2015), son quasi remake de Heat (1995). L’efficacité de son travail avait presque réussi à faire oublier Sentinelle (2021), monumentale bouse, et on s’était dit que ce ratage n’était qu’un malheureux accident de parcours, comme il en arrive dans presque chaque carrière.

Seulement voilà. Errare humanum est sed perseverare diabolicum. Julien Leclercq, pour des motifs connus de lui seul, a choisi, désormais fidèle à Netflix, de réaliser une nouvelle version du chef-d’œuvre de Henri-Georges Clouzot, Le Salaire de la peur, tiré en 1953 du roman de Georges Arnaud et interprété par Yves Montand, Charles Vanel, Peter van Eyck et Folco Lulli.

Couronné la même année par la Palme d’Or et l’Ours d’Or, puis en 1955 par le prix du meilleur film aux BAFTA, Le Salaire de la peur est un authentique monument du cinéma mondial, sommet de mise en scène, d’écriture et d’interprétation. Montand et Vanel y sont prodigieux et le suspense fonctionne toujours parfaitement. 70 ans après sa sortie, le film n’a pas vraiment vieilli et constitue aussi le témoignage d’une époque, notamment avec le portrait de voyous, petits maquereaux et autres parasites désœuvrés au langage fleuri et à la gouaille typique.

Il fallut le culot de William Friedkin, auteur de French Connection (1971) et de L’Exorciste (1973), pour qu’en 1977 soit livrée une nouvelle interprétation du roman d’Arnaud, évidemment sulfureuse, coûteuse, moite et violente. Le film, d’abord mal reçu, figure désormais au panthéon des œuvres représentatives du génie et des excès du Nouvel Hollywood.

Il fallut donc le culot de l’immense Friedkin pour passer derrière l’immense Clouzot, et on se demande si c’est ce même culot ou plus certainement de l’inconscience qui ont conduit Leclercq à se risquer à son tour à réaliser une nouvelle adaptation du roman de Georges Arnaud, diffusée sur Netflix depuis quelques semaines.

Certaines œuvres sont intouchables, et on voit mal qui pourrait se risquer à réaliser des remakes des trois Parrain ou de Rio Bravo. Reste que certaines démarches ne manquent pas d’intérêt, comme la reconstitution par Gus Van Sant du Psychose d’Alfred Hitchcock ou l’adaptation futuriste du classique de Fred Zinnemann Le Train sifflera trois fois (1953) par Peter Hyams avec Outland (1981).

Hélas, Julien Leclercq n’est, au moins à ce stade de sa filmographie, ni un maître, comme Hitchcock ou Mann, ni un virtuose comme Coppola, ni un théoricien comme Gus Van Sant et son interprétation du Salaire est terriblement mauvaise. Elle est pourtant étonnement fidèle au scénario originel : afin d’éteindre l’incendie d’un puit de pétrole, une équipe de têtes brulées entreprend d’acheminer à travers une contrée très hostile une cargaison d’explosifs instables répartie à bord de deux camions.

L’intention ne suffit cependant pas, malgré les moyens mis en œuvre et un tournage au Maroc. Rien, en réalité, ou presque ne fonctionne dans cette relecture contemporaine du classique de Clouzot. Le prologue, qui présente les personnages et introduit l’intrigue, est certes plus tendu et animé que celui de 1953, mais il est aussi parfaitement ridicule (misérable embuscade et pitoyable scène d’amour). D’entrée, il est manifeste que le film, très mal dialogué, sera mal joué et que les personnages n’auront rien de l’humanité ou de la complexité de ceux de 1953 ou de 1977. L’idée de passer de la jungle guatémaltèque au désert marocain n’était pas bête, mais l’ajout d’insurgés, supposément islamistes, est ridiculement traitée, qu’il s’agisse de tirs de RPG chargés de gaz – une scène aussi ridicule qu’inutile qui rappelle Le Chant du loup – ou d’une embuscade dont nos héros se sortent avec une aisance insolente. De même, la multiplication des personnages secondaires dans les deux convois n’ajoute rien au récit, de même que les ralentis des explosions semblent n’avoir pour but que de montrer le montant du budget des effets spéciaux.

Leclercq et son scénariste, Hamid Hlioua, connaissent leurs classiques. Les combats à mains nues d’Alban Lenoir rappellent évidemment ceux de Matt Damon dans Jason Bourne (2016), tandis que les scènes de révolution évoquent, de loin, le très bon Le Caire confidentiel (2017), de Tarik Saleh. Les belles références, la reprise d’un film mythique et les moyens d’un studio puissant ne garantissent cependant pas la réalisation d’une œuvre convaincante. Cette 3e version du Salaire de la peur vaut à peine mieux que ces productions américaines sorties directement en DVD ou qui meublent les tréfonds des plateformes. Il était peut-être possible, à défaut de faire aussi bien que Clouzot ou Friedkin, de contribuer à la légende, par exemple en quittant le désert ou les tropiques et en gagnant le Grand nord. On ne peut s’empêcher de penser, finalement, que ce remake était inutile et qu’il ne faudra pas confondre son audience et sa qualité.

Oppression is the mask of fear

Oppression is the mask of fear

C’est sans doute un mal pour un bien. La vente de l’univers Star Wars à Disney avait ainsi accouché de trois bouses (les épisodes VII, VIII et IX) et de nombreux fans, au premier rang desquels votre serviteur, avaient à la sortie des deux premiers sérieusement envisagé de faire dissidence et de se tenir le plus loin du gâchis qui serait désormais tourné. C’est alors que s’était produit le miracle Rogue One, remarquable film d’espionnage sauvé du désastre par Tony Gilroy, devenu en une vingtaine d’années le maître incontestable du genre à Hollywood.

La saga Star Wars nous a offert un univers d’une exceptionnelle richesse, et les deux trilogies écrites par George Lucas ont emprunté au cinéma d’aventure, au film d’aviation (cf. Top Gun: Maverick, qui lui a rendu en retour un hommage appuyé), au film de sabre, au film politique (« This is how liberty dies, with thunderous applause ») – quand bien même Lucas n’est pas Costa-Gavras – et, évidemment au film d’espionnage. Dès 1977, il était question des plans d’une installation militaire dérobés par une poignée de héros, et les autres films ne furent que traque de fugitifs, infiltration, sabotage, assassinats, manipulations, trahisons et lutte clandestine contre un régime tyrannique.

La seconde trilogie (1999 – 2005) avait permis à Star Wars de sortir, du moins en partie, des drames de la famille Skywalker et de nous montrer le vaste monde. C’était là le manque principal des premiers films, organisés autour d’une poignée de personnages dans des décors qui n’étaient souvent que des scènes de théâtre. Il manquait à l’ensemble une société, des enjeux dépassant la seule lutte entre une poignée de chevaliers et l’empereur en sa forteresse imprenable. Il manquait à l’univers de Lucas une profondeur dépassant le petit cercle des protagonistes principaux et donnant de la chair.

Avec Rogue One, qu’il avait réécrit, Tony Gilroy, scénariste des Bourne, réalisateur du remarquable Michael Clayton (2007), s’était affranchi des tragédies intimes secouant la dynastie Skywalker/Organa pour nous plonger dans la réalité d’un monde écrasé par l’Empire galactique et au sein duquel naissait une rébellion aux profondes divisions. Darth Vader y utilisait la Force, notamment contre ses subordonnés – une sale habitude, soit dit en passant –, tout comme certains rebelles, mais l’important n’était pas là. Il ne s’agissait pas d’un combat entre jedi et sith mais d’une insurrection menée par des gens du peuple. Enfin le monde de Lucas devenait complexe. Des rebelles pouvaient aussi être des fanatiques, l’oppression impériale n’avait rien de théorique et tous les insurgés n’étaient pas de beaux aventuriers.

Annoncé en 2017, le développement de la série Andor visait, selon ce qui est devenue une habitude, à combler les espaces temporels entre les films de la saga (cf., notamment, Solo: A Star Wars Story, en 2018, ou la minisérie Obi-Wan Kenobi, en 2022). Manifestement alarmé par la tournure que prenait le projet, Tony Gilroy se manifesta, fit des propositions et fut finalement imposé en 2020 comme le nouveau show runner de la série. Il a d’ailleurs raconté tout ça dans un passionnant entretien accordé au Monde en 2022.

Autant le dire clairement, le résultat est proprement exceptionnel et fait entrer, comme l’écrivit alors Thomas Sotinel, l’univers Star Wars dans l’âge adulte.

Cinq ans avant Rogue One, la série suit une série de personnages impliqués dans la rébellion ou dans sa répression : Cassian Andor, dont le rôle est à nouveau tenu par le remarquable Diego Luna, et que l’on voit rallier progressivement ceux qui luttent contre l’Empire ; Luthen Rael, qui tente d’organiser la révolte, et qui est interprété par le prodigieux Stellan Skarsgård, un acteur dont le talent ne cesse de sidérer ; la bien connue sénatrice Mon Mothma (Genevieve O’Reilly), qui finance la révolte et bâtit des réseaux ; Syril Karn (Kyle Soller), un ambitieux jeune milicien désireux de remporter des succès opérationnels ; Dedra Meero (Denise Gough), un officier des services de sécurité impériaux qui traque les rebelles ; et Bix Caleen (Adria Arjona), une amie d’Andor qui paye très cher cette proximité.

Tous ces personnages s’évitent, se fuient, s’affrontent, se capturent ou se cherchent sans répit alors que l’Empire, désormais instauré, impose sa domination partout où il le peut. Tony Gilroy décrit ce climat de façon glaçante dans un univers où plus aucun espoir ne subsiste, où l’arbitraire est la norme et où le pouvoir est aux mains d’un système à la puissance en apparence infinie. La charmante naïveté de la première trilogie est bien loin et Gilroy prolonge ici avec maestria l’entreprise d’assombrissement de la saga entreprise par Lucas en 1999 et dont le premier aboutissement avait été, en 2005, l’épisode III, La Revanche des Sith. Il parvient même à s’affranchir des références sempiternelles à la Force, étrangement absente ici.

A la différence de J.J. Abrams, imitateur sans talent et sans vision, Tony Gilroy sait exactement ce qu’il veut raconter. Sa maîtrise des codes du récit d’espionnage et sa compréhension des enjeux moraux et opérationnels de la clandestinité font d’Andor une authentique contribution au genre. Il y a plus de renseignement dans le premier volet de la série que dans la plupart des productions françaises – y compris (surtout ?), celles adoubées par les autorités – et les grandes logiques du métier y sont présentées bien plus clairement que dans de récents documentaires de commande. La complexité des personnages, la diversité de leurs parcours, de leurs motivations et de leurs ressorts intimes trouvent peu d’équivalent à la télévision, même dans la remarquable adaptation de John Le Carré The Night Manager (2016) ou dans la série True Detective (2014 – )

Gilroy, une fois de plus, vise juste et il a manifestement compris ce que bien des commentateurs n’ont pas vu (ou pas voulu voir) il y a quelques années au sujet de la violence politique. Une même cause peut être défendue pour un grand nombre de motifs issus d’itinéraires individuels variés (« Everyone has its own rebellion », entend-on notamment, ce qui fait un bien fou après les torrents de foutaises entendues il y a une dizaine d’années) et les généralisations hâtives, si elles rassurent les décideurs pressés, ne sont en réalité d’aucune pertinence, quand elles ne sont pas de pures escroqueries intellectuelles.

La série n’est pas seulement le récit des débuts d’une insurrection. Elle décrit aussi un système totalitaire, l’omniprésence des forces de sécurité, la peur constante dans les esprits, les camps de travail, l’extermination des opposants, et, preuve que Gilroy a décidément lu ses classiques au sujet du Reich ou de la Sainte Rodina, de la féroce concurrence au sein de l’appareil répressif pour monter en grade et s’assurer plus de pouvoir. Dans les rangs de l’Empire comme dans ceux de la Rébellion, les motivations sont complexes et ne se résument pas à une adhésion simpliste à l’idéologie défendue.

Cette compétition entre cadres ne génère pas seulement des tensions administratives, elle valorise aussi les esprits les plus affutés. Dedra Meero est l’un de ceux-là, et son approche du défi représenté par l’insurrection naissante révèle une démarche analytique méthodique, ambitieuse et originale. Son personnage nous rappelle, l’air de rien, que nos ennemis ne sont pas nécessairement idiots ou incompétents simplement parce qu’ils sont nos ennemis (n’en déplaise au regretté Pierre Desproges). Nous savons parfaitement en France ce qu’il en coûte de sous-évaluer l’adversaire.

Pour une fois à l’écran, et comme dans les romans de Tom Clancy, qui s’attachait toujours à montrer l’ensemble des protagonistes, leur stratégie, leurs objectifs et leurs actions (et aussi le poids du hasard), Gilroy met en scène deux camps irréductiblement ennemis mais également intelligents, compétents et absolument déterminés à l’emporter. Dans cette lutte à mort, la victoire ne pourra aller qu’au plus habile et au plus motivé. C’est ici que la série touche le cœur du contre-espionnage, lorsqu’il est question de réaliser contre le camp adverse des manœuvres complexes, de manipuler, d’intoxiquer, et de sacrifier des pions dans l’espoir de gains décisifs.

Contre un régime sans pitié, les chefs de la rébellion n’ont d’autre choix que de mettre en œuvre toutes les mesures offertes par le métier, comme le révèle le dilemme de Luthen Rael face aux excès d’Anto Kreegyr : faut-il sacrifier cet allié encombrant pour endormir les services impériaux et assurer ainsi la sécurité de l’agent infiltré en leur sein, eux-mêmes se demandant s’il ne faut pas l’éliminer pour plaire à l’Empereur ? Rael, chef de réseau courant des risques insensés, est aussi lucide qu’il est déterminé au sujet de sa mission et de ce qu’elle implique.

Tandis que Dedra Meero fait le constat (cf. plus haut) de la fragilité du régime qu’elle sert, les rebelles réfléchissent aussi et théorisent.

La clairvoyance de Cassian Andor au sujet des failles impériales est à cet égard remarquable (« The arrogance is remarkable, isn’t it? They don’t even think about us. ») et elle va nourrir la stratégie des insurgés.

Le courage face aux risques de capture et de torture et les sacrifices consentis au nom d’une cause supérieure évoquent irrésistiblement le chef-d’œuvre de Jean-Pierre Melville L’Armée des ombres (1969), tiré du roman un poil verbeux de Joseph Kessel. Sa noirceur, son âpreté, la grandeur des personnages, jamais désespérés malgré les obstacles et la puissance de l’ennemi, en font un récit admirable. Sa parfaite imbrication dans le reste de l’univers Star Wars, qu’il enrichit au lieu de le dénaturer – à l’instar de la référence parfaitement amenée à THX 1138 (1971) – est par ailleurs exemplaire. Gilroy ne copie pas Lucas, il s’en inspire et le cite intelligemment, ajoutant une pièce essentielle à une saga qui, depuis 1977, ne cesse de nous faire vibrer.

« When you got a job to do you got to do it well You got to give the other fella hell » (« Live and Let Die », Paul McCartney & The Wings)

Il sera beaucoup pardonné à Doug Liman, réalisateur d’un récent remake calamiteux du déjà très moyen Road House (1989), notamment parce qu’il a initié en 2002 la saga Bourne et parce qu’il a ensuite tourné l’excellent Edge of Tomorrow (2014), réjouissant film de science-fiction ou les convaincants Fair Game (2010) et Barry Seal (2017).

A défaut d’être prolifique ou génial, Liman est un excellent faiseur, à l’aise avec les budgets pharaoniques comme avec les productions modeste. Alors que Barry Seal, l’histoire authentique d’un pilote américain travaillant pour les cartels mexicains (évoquée par ailleurs dans la remarquable série Narcos) était doté d’un budget de 50 millions de dollars, The Wall, sorti la même, ne coûta que 3 millions. Il faut dire que ses décors étaient spartiates (quelques ruines dans le désert) et sa distribution plus que resserrée, le film reposant sur les épaules d’Aaron Taylor-Johnson et la voix de Laith Nakli.

L’intrigue, simple sinon minérale, met en scène en Irak un binôme de soldats US – un tireur d’élite et son observateur – venus reconnaître le chantier d’un oléoduc ayant été la cible d’une attaque d’insurgés. La situation dégénère bientôt et voilà nos deux héros piégés par un sniper, le premier, blessé, gisant à découvert, le second, également touché, réfugié derrière un mur plus fragile que l’analyse des écrits de Hannah Arendt par le Lider Minimo. Le film, dès lors, adopte les règles sacrées de la tragédie classique (unité de lieu : un coin perdu du désert irakien ; unité de temps : l’intrigue dure moins d’une journée et s’achève au crépuscule ; unité d’action : se sortir de ce guêpier pour les deux GI’s, et bientôt pour le seul survivant) et ne s’étire pas inutilement.

Sobre, The Wall évoque bien sûr La Patrouille perdue (1938), de John Ford, ou deux films d’Alfred Hitchcock (Lifeboat, sorti en 1944, et La Corde, en 1948) par son dispositif. On pense surtout aux survival movies des années 80 et 90, comme les classiques Alien (1979), Piège de cristal (1988) et, naturellement, Predator (1987) mettant en scène des femmes et des hommes isolés, parfois solitaires, luttant contre des forces invisibles ayant la maîtrise du terrain. Tout l’intérêt de l’intrigue réside dans le déséquilibre d’un affrontement dont l’issue semble déjà écrite, et le scénariste, Dwain Worrell, continuera d’explorer le thème du soldat piégé dans The Abandon (2022,  Jason Satterlund).

Dans The Wall, cette recette toujours efficace est adaptée au conflit irakien et à la figure mythique du sniper Juba, terreur des soldats de la Coalition et outil de propagande des groupes la combattant. Le tireur d’élite qui décime les rangs ennemis comme dans nombre de films consacrés de guerre n’est cependant pas seulement un technicien invisible. Il manœuvre et joue avec son adversaire. Profitant d’une compromission du réseau de communication, Juba parle en effet à son ennemi sur la fréquence tactique, opposant son calme et sa maîtrise du lieu à la panique qui monte chez son interlocuteur.

Sans être politiquement engagé, le film fait entendre au spectateur américain quelques remarques désagréables au sujet des interventions armées au Moyen-Orient, dont il faut cependant relativiser la portée morale puisqu’elles sont prononcées par un type qui vient d’abattre des ingénieurs. Il n’empêche, ça n’est pas inintéressant. L’ensemble, de toute façon, n’a aucune prétention particulière si ce n’est de divertir (on est ainsi à mille lieues de Dans la vallée d’Elah, le film monumental de Paul Haggis) mais il ne se présente pas non plus un quasi documentaire, à la différence de, parfaitement au hasard, Cœurs noirs (2023). Reste un récit tendu, sec, et une fin qui pourrait, si on en avait le temps, conduire à un long développement sur les contre-guérillas sans issue. Pour ne pas trahir l’esprit du film, on ne s’y risquera pas mais celles et ceux qui ont vu The Wall savent de quoi il s’agit.

Le renseignement à l’écran : enquêteurs, exploitants et analystes (2)

Cinéaste discret nommé deux fois aux Oscars, Bennett Miller a réalisé une poignée de pépites depuis 1998 dont le brillant Moneyball (Le Stratège), sorti en 2011 et consacré à la mise en application par Billy Beane, le general manager des Oakland Athletics, de la sabermétrie, une approche analytique du baseball reposant sur l’étude statistique des performances des joueurs. Tiré du livre de Michael Lewis Moneyball – The Art of Winning an Unfair Game (2003), Le Stratège est sans aucun doute le plus grand film jamais tourné sur le baseball et un des plus grands films consacrés au sport contemporain.

Mais, à bien y regarder, Moneyball n’est pas seulement un film sur le sport de haut niveau et ses budgets colossaux, le pouvoir ou l’innovation. Il s’agit aussi d’un film sur l’analyse de faits et de données et sur la façon dont cette démarche de compréhension en profondeur de phénomènes complexes soutient une politique cherchant à peser sur le réel en identifiant les bons leviers. Bref, l’air de rien, c’est un film qui couvre en grande partie les étapes du cycle du renseignement, déjà admirablement montré dans Les Hommes du Président, le classique d’Alan J. Pakula, et qui a été encore mieux illustré dans Zero Dark Thirty, le monumental film de Kathryn Bigelow.

En se référant aux grandes étapes du cycle (orientation/recueil/exploitation/analyse/diffusion), il est possible de comprendre différemment le récit que nous offre Bennett Miller et ses trois scénaristes (Steven Zaillian, lauréat en 1994 de l’Oscar du meilleur scénario pour La Liste de Schindler, et nommé 4 autres fois ; l’immense Aaron Sorkin, Oscar du meilleur scénario en 2011 pour The Social Network, et nommé 3 autres fois ; et Stan Chervin, nommé comme ses deux coscénaristes pour Le Stratège). Il n’est d’ailleurs pas inintéressant de glisser ici que Sorkin n’a pas été le scénariste originel mais a été  embauché pour réécrire le travail de Zaillian et que c’est donc sans doute à lui qu’on doit l’intérêt du récit). Mais revenons au cycle :

1/ Expression de besoins : afin de répondre aux ambitions d’une équipe sportive aux moyens limités, on recherche des données permettant de soutenir la stratégie innovante du general manager ;

2/ Orientation des capteurs : ici, il ne s’agit pas de recueillir du renseignement par des moyens clandestins mais bien de transformer les performances des joueurs, par essence publiques, en données mathématiques exploitables (phase mêlée de recueil et de mise en forme) ;

3/ et 4/ Exploitation et analyse des données : identification des tendances et analyse au profit du GM dans le cadre de sa politique de réforme du recrutement de l’équipe ;

5/ Diffusion et mise en œuvre : aucune diffusion écrite de l’analyse de ces données n’est évidemment réalisée, et les rapports ne sont mais on suit tout au long du film la façon dont l’utilisation de données complexes parfaitement analysées est au cœur de la stratégie mise en œuvre.

Sobre, admirablement réalisé et interprété, le film, nommé 6 fois aux Oscars, a l’immense intérêt de montrer les effets de la révolution culturelle initiée par Billy Beane au sein de son équipe. Le GM, puisqu’il innove, se heurte à deux oppositions, puissantes : d’une part, il doit affronter ses éclaireurs, les vétérans chargés d’identifier les joueurs à engager ; d’autre part, il doit composer avec l’hostilité de l’entraîneur de l’équipe. Dans les deux cas, ces oppositions sont le reflet d’un choc en apparence culturel mais qui est en réalité méthodologique.

Les éclaireurs, tous d’anciens joueurs, passent des heures et des heures à étudier les recrues disponibles et s’appuient sur leur longue expérience et les certitudes nées de celle-ci. Le choc avec les tenants d’un raisonnement construit sur des faits objectifs et des données solidement établies est inévitable et prend les allures d’une querelle des Anciens et des Modernes. Ici, les Anciens semblent incapables de comprendre que leur approche fondée sur l’expérience (d’autres, ailleurs, diraient « au flair » ou « à l’instinct ») n’est en fait qu’un raisonnement imparfait, bâti sur des croyances et non des faits, et donc inabouti et sans pertinence.

L’entraîneur, joué par l’immense et terriblement regretté Philip Seymour Hoffman, présente les mêmes biais et s’oppose frontalement au GM. Il le fait avec d’autant plus de force que son statut au sein de l’équipe lui permet de résister au changement, et même de ne tenir aucun compte des directives venues d’en haut. Le film montre parfaitement ce que peut être le refus d’obéir au sein d’organisations complexes : pas de cris, pas de violence, mais le choc entre une volonté de changement et un déni d’autorité construit sur des certitudes techniques et le refus de pouvoirs inférieurs de transiger. Il faut cependant savoir trancher pour imposer les réformes dont on pense qu’elles sont indispensables – et il n’est jamais inutile de rappeler qui commande vraiment.

Le film ne traite pas seulement de l’analyse et de son usage. Il montre aussi comment les commentateurs sans méthode et sans faits se trompent systématiquement. D’abord cruels à l’égard de l’équipe de Billy Beane, qui accumule les défaites au début de la saison, les journalistes sportifs accablent ainsi la nouvelle stratégie des A’s et son promoteur sans savoir que les échecs observés sur le terrain sont la conséquence non des erreurs conceptuelles du GM mais bien du sabotage systématique de l’entraîneur. Les mêmes continueront de se tromper quand la stratégie de Beane commencera à porter ses fruits et ils attribueront ces succès à l’entraîneur sans savoir que si ça marche, c’est justement parce que l’entraîneur a perdu la main.

Enfin, Le Stratège est aussi le récit d’une rencontre puis d’une association entre deux esprits remarquablement doués, l’un pour concevoir une stratégie et la mettre en œuvre, l’autre pour comprendre le monde et en tirer des analyses opérationnelles.

Du vestiaire aux bases en passant par bancs, Moneyball nous offre une illustration parfaite du couple analyste/décideur au cœur de n’importe quel service correctement organisé et surtout de toute politique publique de renseignement sérieusement réfléchie et un minimum rigoureuse et ambitieuse. (Très très) intelligent, solide, lucide, mais aussi inexpérimenté dès qu’il s’agit de prendre des décisions, le personnage qu’incarne Jonah Hill est un des jeunes analystes les plus convaincants qu’on ait vu au cinéma depuis qu’on tourne des films sur le renseignement.

C’est ce qu’on appelle, dans notre jargon de spectateur, une pépite et un instant classic.

« Et me voici à trois pas d’une sortie sur la rue/Quelle rue, je ne le savais plus mais tant pis/Je suis sorti et tout d’suite je les ai vus/Quatre flics au bout d’la rue/Pas d’panique, j’ai reconnu le bar du Living, j’y suis entré » (« A bout de souffle », Claude Nougaro)

La sortie en 1995 du monumental film de Michael Mann Heat fut une gifle donnée aux spectateurs et au monde du cinéma. Interprété par une distribution exceptionnelle, mis en scène avec brio, ce récit de la traque d’une équipe de braqueurs par des policiers d’élite devint instantanément un classique, sa première scène d’action, un modèle du genre, allant jusqu’à inspirer de véritables criminels – bien moins intéressants que leurs modèles – comme Rédoine Faïd.

De nombreux cinéastes ont tenté de se hisser aux standards ainsi définis par Mann, le plus convainquant d’entre eux étant Christopher Nolan qui, dans ses trois Batman, parvint à reproduire la violence chorégraphiée et pourtant presque réaliste du maître. En France, le défi a été crânement relevé par Julien Leclercq, dont on n’attendait pourtant pas d’exploit particulier après son terne récit du détournement d’un appareil d’Air France à Alger, au mois de décembre 94. On avait tort, comme il l’a montré en 2015, 20 ans après Heat, dans Braqueurs.

Braqueurs, qui bénéficie de la présence toujours magnétique de Sami Bouajila, présente l’étonnante caractéristique d’être pratiquement un décalque de Heat tout en étant passionnant, haletant et étonnamment exotique, le spectateur français connaissant souvent mieux la géographie de Los Angeles que celle de la banlieue parisienne. Les points communs avec le film de Michael Mann ne peuvent cependant être accidentels :

On pourra objecter que, de même que Steven Spielberg a révolutionné la façon de filmer la guerre, Quentin Tarantino le polar ou Ridley Scott la science-fiction, Mann a réalisé avec Heat une œuvre non seulement indépassable mais surtout quasiment prescriptrice. Julien Leclercq lui rend ici un hommage très appuyé mais manifestement sincère, sans prétention. Sobre, rythmé, son film est un authentique film d’action, une série B réalisée avec sérieux, sans d’autre but que distraire. L’expérience a largement démontré que les films modestes bien faits ont plus d’intérêt que les expérimentations conceptuelles ratées. Leclercq évite les démonstrations techniques (n’est pas de toute façon Brian De Palma ou Johnny To qui veut), les effets visuels des clips musicaux et se contente de servir son récit

Étonnamment, pourtant, Leclerq, comme s’il avait oublié le savoir-faire qu’il venait de démontrer, a ensuite réalisé un des pires thrillers de ces dernières années, Sentinelle, film de vengeance plat, mal écrit, particulièrement mal joué (Olga Kurylenko étant aussi crédible en sous-officier de l’Armée de terre qu’Idriss Aberkane en chercheur ou Xavier Moreau en spécialiste des questions militaires) et sans grand intérêt sinon qu’on n’est jamais contre voir des violeurs se faire tabasser à mort. Le cinéaste s’est cependant repris lors de l’adaptation de Braqueurs pour Netflix, la première saison, de grande qualité, n’ayant rien à envier à ses contemporaines anglaises ou américaines et se montrant d’une pertinente actualité.

Braqueurs, un film et une série à voir, donc.

« Bien sûr qu’on a perdu la guerre/Bien sûr que je le reconnais/Bien sûr la vie nous met le compte/Bien sûr la vie c’est une enclume » (« Ne partons pas fâchés », Raphaël)

Avant de réaliser le décevant Novembre, récit terne de la traque des auteurs des attentats du 13-Novembre à Paris et Saint-Denis, Cédric Jimenez avait livré en 2020 une œuvre autrement plus dense et enlevée, BAC Nord, adaptée de façon très libre d’un douloureux scandale policier de 2012.

Le cinéaste s’était déjà frotté en 2014, déjà avec Gilles Lellouche, et déjà en prenant d’importantes libertés avec les faits, au narcotrafic marseillais dans La French, un thriller consacré aux enquêtes puis à l’assassinat en 1981 du juge Pierre Michel. BAC Nord n’est cependant pas un film d’enquête, comme les French Connexion 1 et 2 de William Friedkin et John Frankenheimer, et encore moins un film-dossier comme Traffic  la fresque de Steven Soderbergh. Il s’agit d’abord d’un polar rythmé, âpre, sombre, porté par une mise en scène sobre et nerveuse, des acteurs tous très crédibles et une reconstitution sans glamour de la réalité du narcotrafic dans les cités difficiles de Marseille et des difficultés insurmontables de la police à y intervenir.

La fascination du cinéaste pour les forces de l’ordre lui fait adopter le point de vue des policiers, assignés à une mission impossible, sans moyens, sans stratégie, sous la direction molle d’une hiérarchie qui brille, dans le film, par sa lâcheté et son hypocrisie. En 1992, Bertrand Tavernier avait lui aussi, avec L.627, décrit le quotidien désespérant des membres de la Brigade des Stups à Paris, déjà en butte au manque de moyens et à l’impéritie de chefs excessivement prudents n’éprouvant plus grand intérêt pour la mission.

BAC Nord, tourné près de 30 ans après le classique de Tavernier, fait les constats de son temps. On n’en est plus à ramasser des toxicos dans les rues, à faire des petites saisies et à chercher les points de vente. Les policiers de la BAC Nord affrontent des trafiquants qui défient l’autorité de l’Etat sur le territoire de la République. Les narcos, sans d’autre projet que le profit, contestent l’ordre théorique, la loi, et jusqu’à la raison. Ils règnent sur des quartiers échappant au contrôle des autorités, sans qu’on sache bien si cette sécession de fait a été provoquée par les trafics ou si ces derniers ont proliféré dans des zones laissées à l’abandon depuis des décennies. Les deux, sans doute.

Le film ne montre pas des policiers face à des criminels mais des représentants de l’Etat face à des insurgés. Les affrontements verbaux entre l’équipe de la BAC et les dealers ne laissent aucune place à l’imagination : les trafiquants non seulement ne se cachent plus mais assument le contrôle de cités, la gouvernance de portions de la ville et rejettent les lois communes. Elles ne les concernent plus, et ils n’éprouvent que mépris pour les cartes tricolores et les brassards de la Police. On a affaire à des clans affrontant d’autres sur des terres que les uns pensent pouvoir conquérir et les autres pensaient conquises et pacifiées de longue date. On comprend aisément le désarroi de policiers chargés d’une mission qui n’est plus la leur – rétablir l’autorité de l’Etat dans des zones tenues par des opposants lourdement armés – et auxquels on demande des succès, non pour lutter sérieusement contre les réseaux criminels mais pour alimenter la chronique de succès destinés à rassurer le bon peuple.

Le cinéma américain s’est récemment intéressé aux zones de non droit marseillaises dans Stillwater, de Tom McCarthy (2021, avec Matt Damon et Camille Cottin). Les violences urbaines liées au narcotrafic sont cependant un sujet ancien à Hollywood et chez les producteurs de série, et on compte depuis une quarantaine d’années quelques œuvres marquantes, voire fondatrices, les récits liés au trafic de drogue ne pouvant être décorrélés des crises économiques et sociales qui ravagent quartiers, villes, et parfois régions. On pourrait notamment citer Fort Apache the Bronx (1981, Daniel Petrie, avec Paul Newman et Pam Grier), Colors (1988, Dennis Hopper, avec Robert Duvall et Sean Penn), Boyz’n the Hood (1991, John Singleton, avec Cuba Gooding Jr. et Ice Cube), Training Day (2001, Antoine Fuqua, avec Denzel Washington et Ethan Hawke) ou End of Watch (2012, David Ayer, avec Jake Gyllenhaal et Michael Peña). A la télévision, The Shield (2002-2008), la série créée par Shan Ryan a traité à la fois de narcotrafic et de policiers corrompus, membres d’une unité expérimentale antidrogue dans un quartier de Los Angeles et piégés par un crime qui les conduira, finalement, à leur perte.

Le film de Jimenez, complément indispensable des Misérables (2019, Ladj Ly), fait cependant surtout écho à la série mythique de l’immense David Simon The Wire (2002-2008, exactement contemporaine de The Shield, donc). Véritable chef-d’œuvre de la fiction télévisuelle, création d’une richesse telle qu’on l’étudie à l’université et qu’on écrit sur elle, The Wire vaut par l’extraordinaire description qu’elle offre des conséquences du narcotrafic à Baltimore : taux de criminalité délirant, homicides par centaines, quartiers hors de contrôle, luttes sanglantes entre réseaux, police et justice débordées, services sociaux ravagés, tissu social en lambeaux, le tout sous le regard de responsables policiers et d’élus conscients de l’absence de solutions de court terme et obsédés par des indicateurs chiffrés et des coups politiques ponctuels.

Jimenez connaît ses classiques et son film, qui décrit assez fidèlement la réalité, doit sans doute beaucoup à ses devanciers. Il est cependant d’abord la description d’une situation qui commence à rappeler ce que les États-Unis ont connu depuis des décennies. Ce que les policiers héros de Bac Nord réalisent en intervenant dans la cité n’est d’ailleurs pas une opération de PJ, c’est un raid en territoire indien, une véritable opération spéciale conduite contre une forteresse ennemie (le titre américain du film est d’ailleurs The Stronghold : le bastion – sans lien avec la PJ, je me comprends), qui plus est financée de façon illégale avec l’assentiment de chefs qui auront la mémoire sélective quand viendra le temps de l’enquête (conseil de pro : toujours avoir un ordre écrit). A cet égard, ce que font Greg, Antoine et Yass à Marseille n’est pas si éloigné de ce qu’accomplit Matt au Mexique dans Sicario (2015, Denis Villeneuve), à une légère différence près : ici, la ligne rouge n’a pas été déplacée et leur défaite administrative est inéluctable.

Film d’action, presque film de guérilla, film d’espionnage où l’on traite et rémunère une source avant de la lâcher, Bac Nord est enfin une tragédie. Se croyant victorieux, notre trio de policiers qui pensaient accomplir leur devoir et remplir leur mission est finalement rattrapé par la loi. Trahis, abandonnés, incarcérés aux Baumettes (où Gilles Lellouche rend hommage aux scènes légendaires de Gene Hackman dans French Connexion 2), les voilà brisés pour avoir franchi des limites, et leur source est emportée dans la tourmente. Si leur courage n’est pas discutable, si leur volonté de servir est admirable, leur exaspération les a conduits au pire, à un sacrifice qu’on ne leur demandait et qui, en toute logique, ne sera pas reconnu à sa juste valeur.

BAC Nord, à sa façon, fait aussi le constat d’un trafic devenu tellement puissant, tellement rémunérateur qu’il conteste sans même le vouloir les fondements de la souveraineté de l’État sur le territoire national. Cette puissance, ne tombe pas du ciel et les dealers sont riches parce qu’ils ont des clients. Le narcotrafic est en effet aussi un garant d’une forme de stabilité sociale : la police affronte des narcos qui vendent à la population, et celle-ci veut de l’ordre, mais pas partout. On comprend, dans ces conditions, qu’être policier, combattant un crime dont tout le monde se satisfait tant qu’il est sous contrôle, soit si désespérant.

Le renseignement à l’écran : enquêteurs, exploitants et analystes (1)

Breaking Bad (2008-2013) n’est peut-être pas – même si c’est bien possible – la plus grande série télévisée jamais réalisée, mais elle figure sans nul doute parmi les œuvres les plus remarquables du nouvel âge d’or des séries. Sa réalisation, parfaite, rend ainsi justice à la fascinante galerie de psychopathes sanguinaires qui, durant ses 5 saisons, s’affrontent. Outre Walter « I am in the empire business » White, magistralement interprété par Bryan Cranston, un des plus grands acteurs de notre temps, on trouve à l’écran des barons de la drogue mexicains, un génie du mal déguisé en vendeur de poulet pané, un prodigieux avocat marron et un tueur sans merci devenu instantanément iconique. Tous ces criminels, tous ces professionnels chevronnés du Mal se combattent ou coopèrent mais tous, remarquablement construits par Vince Gilligan et son équipe de scénaristes, composent une faune exotique et dangereuse.

Ce marécage hostile n’est cependant pas abandonné par la loi et un agent de l’antenne de la DEA à Albuquerque, « Hank » Schrader, s’y montre particulièrement actif contre le trafic de méthamphétamine qui, allez savoir pourquoi, prend une ampleur inquiétante dans le Sud-est des États-Unis. La DEA, comme le FBI, est à la fois un service répressif et un service de renseignement intérieur, notamment connu pour son expertise dans le domaine des infiltrations de longue durée dans les réseaux criminels (je vous invite d’ailleurs à visiter son musée, passionnant et édifiant). Plus que la police locale, cette agence est en première ligne pour combattre des organisations mafieuses transfrontalières aux ambitions – et à la violence – sans limite.

Hank Schrader n’est cependant ni un espion ni un opérationnel infiltré ni un analyste tentant de prendre de la hauteur et de concevoir des recommandations. C’est un pur enquêteur, acharné à identifier les responsables des différents groupes de narcotrafiquants actifs dans sa région et à les faire tomber. Admirablement incarné par Dean Morris, il est sans doute un des policiers les plus redoutables et les plus crédibles que la télévision ait montrés depuis des décennies. Méthodique, tenace, gouailleur, sûr de son fait, d’un extrême courage physique, Hank est un professionnel capé, reconnu par ses équipes et par ses chefs, dont le seul défaut est qu’il préfère, plus que tout, la réalité opérationnelle. Mal à l’aise dans les postes statiques, malheureux dans les enceintes administratives complexes, il retrouve ses couleurs dès qu’il reprend contact avec les affaires.

Comme bon nombre d’entre eux, sa ténacité peut aisément prendre une forme obsessionnelle, chaque dossier étant perçu comme un défi, une énigme à résoudre, la paix ne venant qu’avec la solution. De fait, face au mystérieux chimiste de génie qui irrigue le Nouveau-Mexique en meth bleue et qui sera bientôt connu sous le nom de Heisenberg, Hank ne s’accorde aucun répit. Tout à sa traque, il fait preuve d’imagination et, même quand il est accaparé par d’autres tâches, son esprit continue de malaxer sans cesse faits et hypothèses. Contrairement à ce que certains voudraient nous faire croire, le supposé « flair policier » n’est pas tout et les intuitions – des raisonnements qu’on ne parvient pas encore à verbaliser – doivent s’appuyer sur du travail. Hank, malgré son expérience, n’a pas peur de replonger dans les cartons pour en tirer des connexions qu’il n’aurait pas vues avant. A ce titre, sa rigueur est ici révélatrice à la fois de sa modestie (« Qu’ai-je donc raté ? ») et de son orgueil (« Il n’y a pas de raison que je ne trouve de réponse si je travaille assez et correctement »).

L’association d’un esprit jamais vraiment au repos, d’une hyper vigilance et d’une mémoire remarquable fait de Hank, un homme certes particulièrement intelligent mais nullement génial, un modèle professionnel. La qualité d’écriture de la série le montre avec ses manies, son humour lourdingue, son dynamisme parfois épuisant, ses fragilités, son sens de la famille, son sale caractère, son indéniable courage et permet aux 5 saisons de dresser le portrait d’un enquêteur admirable et d’un type qu’on aurait aimé rencontrer.

(Spoiler alert)

Gliding over all (8e épisode de la 5e saison de Breaking Bad, créée par Vince Gilligan)