« You want a hot body? You want a Bugatti?/You want a Maserati? You better work, bitch/You want a Lamborghini? Sip martinis?/Look hot in a bikini? You better work, bitch » (« Work Bitch », Britney Spears)

Un ami très cher me disait il y a peu qu’on pouvait ne pas être d’accord avec la ligne de Mediapart sur de nombreux sujets, comme c’était son cas, mais qu’il fallait considérer sa rédaction comme un trésor national en raison des nombreuses affaires qu’elle exhumait, inlassablement, des profondeurs de la République.

A partir de 2016, sous la plume de Fabrice Arfi et de quelques autres esprits très affutés de Mediapart a donc été exposée en détails la complexe et faramineuse affaire dite de la taxe carbone. D’une ampleur inédite, cette escroquerie a ensuite été relatée par Arfi lui-même dans un livre remarquable, D’Argent et de sang, publié en 2018 au Seuil.

De prime abord, le texte peut dérouter en raison de son ton très personnel. L’auteur y expose les faits avec précision et clarté mais y mêle aussi des souvenirs plus intimes et le récit de ses entretiens avec certains des protagonistes. On a même la désagréable surprise d’y croiser un toutologue bien connu qui démontre qu’il avait peut-être des trucs intéressants à dire quand il se cantonnait à son sujet (mais ça c’était avant). Reste que le livre est passionnant et limpide et qu’on y mesure l’étendue du « fiasco d’État », selon l’expression d’un des acteurs de l’affaire qui y voit « une arrogance, un aveuglement, une inconséquence sidérante, une bêtise incommensurable ». Vous pouvez imaginer à quel point j’ai été sensible à cette description.

Fascinante, l’escroquerie a inspiré à Olivier Marchal un film, Carbone, sorti en 2017, avec Benoît Magimel, Gérard Depardieu, Laura Smet et Michaël Youn (étonnamment sobre et convaincant).

Le résultat, évidemment lourdingue, a été vite vu et vite oublié. L’histoire, de toute façon, méritait mieux et une ambitieuse série en 12 épisodes, réalisée par Xavier Giannoli, un cinéaste talentueux et expérimenté, et Frédéric Planchon, venu du monde du clip, et produite par Canal+, a été tournée entre octobre 2021 et octobre 2022. Saluée par la critique, qui a admiré les moyens, certes conséquents, déployés, et la performance de certains acteurs, elle s’est pourtant révélée décevante, et parfois même pénible.

Précisons ici que la série ne se veut pas une adaptation fidèle du livre de Fabrice Arfi. Elle y puise en revanche le matériau pour relater les origines et la mise en œuvre de l’escroquerie puis les péripéties de sa gestion par ses auteurs. Afin de donner un fil conducteur au récit, les scénaristes ont choisi de suivre un personnage fictif, Simon Weynachter, le chef de la Direction nationale des enquêtes fiscales (DNEF), fusion de plusieurs enquêteurs comme l’est Maya dans Zero Dark Thirty.

Weynachter livre donc son récit à l’occasion d’une audition devant une commission d’enquête à laquelle il est difficile de croire, et sa déposition devient la voix off qui accompagne le spectateur le long de 12 épisodes. L’idée est bonne, et on a vu de tels procédés à plusieurs reprises. Dans la remarquable série de Netflix (post à venir) Narcos (2015-2017), par exemple, ce que nous voyons est commenté par les voix de Steve Murphy et Javier Peña, les deux agents de la DEA au cœur de la traque de Pablo Escobar puis de celle des « gentilhommes de Cali ».

Martin Scorsese l’a également utilisée à plusieurs reprises, avec sa virtuosité habituelle, notamment dans Les Affranchis (1990),

puis dans un autre chef-d’œuvre, le monumental Le Loup de Wall Street (2013).

Et, évidemment, il faut garder en tête l’extraordinaire séquence d’ouverture d’Apocalypse Now (1979), un des plus grands films jamais tournés.

Dans ces exemples, si la voix off est bien celle d’un protagoniste, elle adopte une attitude distanciée, comme chez Coppola ; cynique ou ironique chez Scorsese ; ou froidement descriptive dans Narcos. Dans la série de Canal, au contraire, le narrateur nous sermonne, nous livre une leçon de morale très appuyée comme si nous étions incapables de comprendre sans l’aide d’un monologue lourdingue à quel point ces escrocs sont des criminels d’une particulière indécence, à quel point certains hauts fonctionnaires ont été des irresponsables, à quel point certaines banques ont été d’une telle indulgence qu’elles sont devenues des complices, et, in fine, à quel point ces méchants sont très méchants. Au moins, reconnaissons-le, chez Olivier Marchal, on nous épargne les leçons de morale pour esprits ralentis et on nous laisse seuls juges de ce que nous voyons.

Non, vraiment, ça n’a rien de magistral. Le texte est inutilement insistant et il est joué avec une emphase qui le dessert, comme un sermon dans un pensionnat religieux. Il est pourtant possible de dénoncer rien qu’en montrant, comme le firent les maîtres du Nouvel Hollywood dans les années 70, ou en 2011 J.C. Chandor dans Margin Call, critique d’une infinie cruauté du monde de la grande finance dépourvue de la moindre diatribe.

On pensait que la leçon avait été retenue depuis longtemps : plus vous expliquez ce que vous montrez, plus c’est pénible ; et partir du principe que vos spectateurs ont besoin qu’on leur dise ce qu’ils doivent penser révèle tout le mépris que vous avez pour eux, peut-être même sans en être conscient. Bref, la série, malgré les performances remarquables de Ramzy Bedia et de Niels Schneider, évoque une interminable soirée des défunts Dossiers de l’écran auxquels on aurait greffé quelques scènes d’orgie empruntées à Martin Scorsese.

Il faut dire que 12 épisodes, c’est long, très long, qui plus est alourdis par une intrigue parallèle (Vincent Lindon, sa fille toxicomane et son petit ami, parasite méprisable) supposée apporter de la profondeur au personnage principal mais qui n’est en fait qu’une touche de mièvrerie sans intérêt. Il faut, à un certain point, choisir entre le récit d’une enquête ou le portrait d’un personnage. Et, figurez-vous qu’il semble possible de se concentrer sur l’un tout en dessinant l’autre en creux (on pense encore une fois à Zero Dark Thirty, mais les exemples sont innombrables, comme dans L’Armée des ombres de Jean-Pierre Melville en 1969). L’ensemble n’est certes pas déplaisant mais n’a rien d’inoubliable et il est surtout conseillé de lire le livre de Fabrice Arfi.

Oppression is the mask of fear

Oppression is the mask of fear

C’est sans doute un mal pour un bien. La vente de l’univers Star Wars à Disney avait ainsi accouché de trois bouses (les épisodes VII, VIII et IX) et de nombreux fans, au premier rang desquels votre serviteur, avaient à la sortie des deux premiers sérieusement envisagé de faire dissidence et de se tenir le plus loin du gâchis qui serait désormais tourné. C’est alors que s’était produit le miracle Rogue One, remarquable film d’espionnage sauvé du désastre par Tony Gilroy, devenu en une vingtaine d’années le maître incontestable du genre à Hollywood.

La saga Star Wars nous a offert un univers d’une exceptionnelle richesse, et les deux trilogies écrites par George Lucas ont emprunté au cinéma d’aventure, au film d’aviation (cf. Top Gun: Maverick, qui lui a rendu en retour un hommage appuyé), au film de sabre, au film politique (« This is how liberty dies, with thunderous applause ») – quand bien même Lucas n’est pas Costa-Gavras – et, évidemment au film d’espionnage. Dès 1977, il était question des plans d’une installation militaire dérobés par une poignée de héros, et les autres films ne furent que traque de fugitifs, infiltration, sabotage, assassinats, manipulations, trahisons et lutte clandestine contre un régime tyrannique.

La seconde trilogie (1999 – 2005) avait permis à Star Wars de sortir, du moins en partie, des drames de la famille Skywalker et de nous montrer le vaste monde. C’était là le manque principal des premiers films, organisés autour d’une poignée de personnages dans des décors qui n’étaient souvent que des scènes de théâtre. Il manquait à l’ensemble une société, des enjeux dépassant la seule lutte entre une poignée de chevaliers et l’empereur en sa forteresse imprenable. Il manquait à l’univers de Lucas une profondeur dépassant le petit cercle des protagonistes principaux et donnant de la chair.

Avec Rogue One, qu’il avait réécrit, Tony Gilroy, scénariste des Bourne, réalisateur du remarquable Michael Clayton (2007), s’était affranchi des tragédies intimes secouant la dynastie Skywalker/Organa pour nous plonger dans la réalité d’un monde écrasé par l’Empire galactique et au sein duquel naissait une rébellion aux profondes divisions. Darth Vader y utilisait la Force, notamment contre ses subordonnés – une sale habitude, soit dit en passant –, tout comme certains rebelles, mais l’important n’était pas là. Il ne s’agissait pas d’un combat entre jedi et sith mais d’une insurrection menée par des gens du peuple. Enfin le monde de Lucas devenait complexe. Des rebelles pouvaient aussi être des fanatiques, l’oppression impériale n’avait rien de théorique et tous les insurgés n’étaient pas de beaux aventuriers.

Annoncé en 2017, le développement de la série Andor visait, selon ce qui est devenue une habitude, à combler les espaces temporels entre les films de la saga (cf., notamment, Solo: A Star Wars Story, en 2018, ou la minisérie Obi-Wan Kenobi, en 2022). Manifestement alarmé par la tournure que prenait le projet, Tony Gilroy se manifesta, fit des propositions et fut finalement imposé en 2020 comme le nouveau show runner de la série. Il a d’ailleurs raconté tout ça dans un passionnant entretien accordé au Monde en 2022.

Autant le dire clairement, le résultat est proprement exceptionnel et fait entrer, comme l’écrivit alors Thomas Sotinel, l’univers Star Wars dans l’âge adulte.

Cinq ans avant Rogue One, la série suit une série de personnages impliqués dans la rébellion ou dans sa répression : Cassian Andor, dont le rôle est à nouveau tenu par le remarquable Diego Luna, et que l’on voit rallier progressivement ceux qui luttent contre l’Empire ; Luthen Rael, qui tente d’organiser la révolte, et qui est interprété par le prodigieux Stellan Skarsgård, un acteur dont le talent ne cesse de sidérer ; la bien connue sénatrice Mon Mothma (Genevieve O’Reilly), qui finance la révolte et bâtit des réseaux ; Syril Karn (Kyle Soller), un ambitieux jeune milicien désireux de remporter des succès opérationnels ; Dedra Meero (Denise Gough), un officier des services de sécurité impériaux qui traque les rebelles ; et Bix Caleen (Adria Arjona), une amie d’Andor qui paye très cher cette proximité.

Tous ces personnages s’évitent, se fuient, s’affrontent, se capturent ou se cherchent sans répit alors que l’Empire, désormais instauré, impose sa domination partout où il le peut. Tony Gilroy décrit ce climat de façon glaçante dans un univers où plus aucun espoir ne subsiste, où l’arbitraire est la norme et où le pouvoir est aux mains d’un système à la puissance en apparence infinie. La charmante naïveté de la première trilogie est bien loin et Gilroy prolonge ici avec maestria l’entreprise d’assombrissement de la saga entreprise par Lucas en 1999 et dont le premier aboutissement avait été, en 2005, l’épisode III, La Revanche des Sith. Il parvient même à s’affranchir des références sempiternelles à la Force, étrangement absente ici.

A la différence de J.J. Abrams, imitateur sans talent et sans vision, Tony Gilroy sait exactement ce qu’il veut raconter. Sa maîtrise des codes du récit d’espionnage et sa compréhension des enjeux moraux et opérationnels de la clandestinité font d’Andor une authentique contribution au genre. Il y a plus de renseignement dans le premier volet de la série que dans la plupart des productions françaises – y compris (surtout ?), celles adoubées par les autorités – et les grandes logiques du métier y sont présentées bien plus clairement que dans de récents documentaires de commande. La complexité des personnages, la diversité de leurs parcours, de leurs motivations et de leurs ressorts intimes trouvent peu d’équivalent à la télévision, même dans la remarquable adaptation de John Le Carré The Night Manager (2016) ou dans la série True Detective (2014 – )

Gilroy, une fois de plus, vise juste et il a manifestement compris ce que bien des commentateurs n’ont pas vu (ou pas voulu voir) il y a quelques années au sujet de la violence politique. Une même cause peut être défendue pour un grand nombre de motifs issus d’itinéraires individuels variés (« Everyone has its own rebellion », entend-on notamment, ce qui fait un bien fou après les torrents de foutaises entendues il y a une dizaine d’années) et les généralisations hâtives, si elles rassurent les décideurs pressés, ne sont en réalité d’aucune pertinence, quand elles ne sont pas de pures escroqueries intellectuelles.

La série n’est pas seulement le récit des débuts d’une insurrection. Elle décrit aussi un système totalitaire, l’omniprésence des forces de sécurité, la peur constante dans les esprits, les camps de travail, l’extermination des opposants, et, preuve que Gilroy a décidément lu ses classiques au sujet du Reich ou de la Sainte Rodina, de la féroce concurrence au sein de l’appareil répressif pour monter en grade et s’assurer plus de pouvoir. Dans les rangs de l’Empire comme dans ceux de la Rébellion, les motivations sont complexes et ne se résument pas à une adhésion simpliste à l’idéologie défendue.

Cette compétition entre cadres ne génère pas seulement des tensions administratives, elle valorise aussi les esprits les plus affutés. Dedra Meero est l’un de ceux-là, et son approche du défi représenté par l’insurrection naissante révèle une démarche analytique méthodique, ambitieuse et originale. Son personnage nous rappelle, l’air de rien, que nos ennemis ne sont pas nécessairement idiots ou incompétents simplement parce qu’ils sont nos ennemis (n’en déplaise au regretté Pierre Desproges). Nous savons parfaitement en France ce qu’il en coûte de sous-évaluer l’adversaire.

Pour une fois à l’écran, et comme dans les romans de Tom Clancy, qui s’attachait toujours à montrer l’ensemble des protagonistes, leur stratégie, leurs objectifs et leurs actions (et aussi le poids du hasard), Gilroy met en scène deux camps irréductiblement ennemis mais également intelligents, compétents et absolument déterminés à l’emporter. Dans cette lutte à mort, la victoire ne pourra aller qu’au plus habile et au plus motivé. C’est ici que la série touche le cœur du contre-espionnage, lorsqu’il est question de réaliser contre le camp adverse des manœuvres complexes, de manipuler, d’intoxiquer, et de sacrifier des pions dans l’espoir de gains décisifs.

Contre un régime sans pitié, les chefs de la rébellion n’ont d’autre choix que de mettre en œuvre toutes les mesures offertes par le métier, comme le révèle le dilemme de Luthen Rael face aux excès d’Anto Kreegyr : faut-il sacrifier cet allié encombrant pour endormir les services impériaux et assurer ainsi la sécurité de l’agent infiltré en leur sein, eux-mêmes se demandant s’il ne faut pas l’éliminer pour plaire à l’Empereur ? Rael, chef de réseau courant des risques insensés, est aussi lucide qu’il est déterminé au sujet de sa mission et de ce qu’elle implique.

Tandis que Dedra Meero fait le constat (cf. plus haut) de la fragilité du régime qu’elle sert, les rebelles réfléchissent aussi et théorisent.

La clairvoyance de Cassian Andor au sujet des failles impériales est à cet égard remarquable (« The arrogance is remarkable, isn’t it? They don’t even think about us. ») et elle va nourrir la stratégie des insurgés.

Le courage face aux risques de capture et de torture et les sacrifices consentis au nom d’une cause supérieure évoquent irrésistiblement le chef-d’œuvre de Jean-Pierre Melville L’Armée des ombres (1969), tiré du roman un poil verbeux de Joseph Kessel. Sa noirceur, son âpreté, la grandeur des personnages, jamais désespérés malgré les obstacles et la puissance de l’ennemi, en font un récit admirable. Sa parfaite imbrication dans le reste de l’univers Star Wars, qu’il enrichit au lieu de le dénaturer – à l’instar de la référence parfaitement amenée à THX 1138 (1971) – est par ailleurs exemplaire. Gilroy ne copie pas Lucas, il s’en inspire et le cite intelligemment, ajoutant une pièce essentielle à une saga qui, depuis 1977, ne cesse de nous faire vibrer.

« Your future is not safe at all/’Til this disease is dead/We gotta stop these stinking Nazis » (« Nazis 1994 », Roger Taylor)

Pendant qu’une tragédie dantesque se joue au Moyen-Orient, on trouve dans notre beau pays de fiers combattants et d’admirables résistants. Personne ne leur contestera le droit à s’invectiver, à se détester, à nier les droits historiques de leurs ennemis, mais il ne saurait être question de les laisser se vautrer dans les ordures racistes ou dans l’antisémitisme. Les mots ont non seulement un sens mais ils ont aussi un poids et ils tuent, parfois aussi sûrement qu’un kamikaze ou qu’un tir de roquette.

L’augmentation, terrifiante, du nombre d’actes antisémites dans notre pays en quelques semaines ne doit pas être prise à la légère, ou même considérée comme un épiphénomène. Nicolas Lebourg a d’ailleurs admirablement replacé le phénomène dans  notre histoire récente, et son propos n’avait rien de rassurant. Il ne pourrait, cependant, être question de s’incliner devant la persistance de cette abjection. A défaut de lire les grands auteurs ou les grands témoins, il est possible de se tourner vers quelques monuments du cinéma, à commencer par Shoah, le chef-d’œuvre indépassable de Claude Lanzmann, récemment rediffusé par France 2.

La Shoah n’est cependant pas survenue d’un coup, comme un coup de tonnerre dans un ciel pur. Elle est le produit d’un enchaînement complexe de causes, dont certaines très anciennes (relisez Ian Kershaw ou Raul Hilberg), mais elle n’aurait jamais eu lieu si certaines de ces causes avaient été combattues. Le processus aboutissant aux pires des crimes n’est jamais si rapide qu’il soit inarrêtable.

Le cinéma et la télévision offrent de temps en temps, avec la prudence qui sied – et parfois malgré les injonctions de Lanzmann –  des récits d’une clarté remarquable à ce sujet. En 2001, HBO et la BBC ont ainsi produit un téléfilm exceptionnel, Conspiracy, retraçant le déroulé de la conférence de Wannsee, le 20 janvier 1942, étape essentielle de la mise en œuvre de la « solution finale ».

Le scénario, tiré du seul exemplaire du compte-rendu de la conférence ayant survécu à la guerre, ne se perd pas en fioritures et évite le ton professoral d’autres reconstitutions. On discerne cependant sans mal, à travers des dialogues ciselés, quel désordre administratif était le Reich, dont la supposée excellence organisationnelle ne fascine jamais que les imbéciles ou les nostalgiques. Bien supérieur à une simple pièce de théâtre filmée, le téléfilm nous plonge au cœur d’un empire criminel, habillant son désir irrépressible de mort d’une apparente rationalité administrative, de planification soignée et de même de lois.

Ce qui se décide à Wannsee n’est pas un crime de guerre comme il y en avait déjà eu des centaines dans cette guerre. Ce qui se décide à Wannsee, par les plus hauts responsables du Reich ou leurs représentants, est le crime ultime, l’extermination industrielle d’une communauté, à travers un continent – et n’oublions pas les Tsiganes, qui furent eux aussi systématiquement assassinés par les nazis.

Le passage de la phase des exécutions de masse à celle de la déportation vers des camps de mise à mort est étudié par cet aéropage de fonctionnaires et de militaires avec un mélange sidérant de professionnalisme glacé et d’antisémitisme enragé. Autour de la table, qu’ils soient officiers SS glacés, cadres du parti fanatiques, ou hauts fonctionnaires, tous adhèrent à cette haine viscérale des Juifs, mais tout n’est cependant pas si simple. Face à l’ampleur du crime qui se décide dans cette élégante villa, quelques consciences, étonnamment, s’émeuvent. Chasser leurs concitoyens juifs de la société, leur interdire de travailler, leur arracher tous leurs droits, soit, mais les massacrer dans des camps – alors même que des tueries de masse ont déjà eu lieu dans les Pays baltes – secoue quelques participants, manifestement sincèrement émus. L’incohérence de leur posture est fascinante à observer alors qu’ils ont participé à la mise en place des conditions permettant justement le crime qu’ils rejettent désormais, comme s’ils reculaient, trop tard, devant l’abîme qui s’ouvre devant eux.

Le plus stupéfiant reste l’affrontement entre Heydrich et Stuckart au sujet des modalités juridiques de l’extermination qui s’annonce. Magistralement interprété par Kenneth Branagh, le chef du SD, dont l’extrême courtoisie ne cache pas la dangerosité et le goût pour la violence, propose une mise en œuvre sans délai et sans argutie. Stuckart, auquel Colin Firth, parfait en défenseur d’un antisémitisme légal, prête ses traits, lui oppose la nécessité de compléter les Lois de Nuremberg afin que les actions entreprises soient juridiquement inattaquables. On est là au cœur de l’absurde alors que le projet est débattu comme on débattrait du lancement d’un nouveau produit dans une entreprise.

La messe, de toute façon, est dite. La Shoah par balles a déjà commencé (le massacre de Babi Yar a eu lieu au mois de septembre précédent) et la volonté d’accélérer le processus d’extermination est là. Eichmann – joué par Stanley Tucci, comme toujours impeccable – exécute les ordres avec la minutie de l’officier zélé, terne et sans talent que nous savons qu’il fût et il a organisé la conférence avec une grande efficacité. On connaissait l’avocat de la terreur. Il en est, lui, le majordome.

Convaincus de la justesse et de la nécessité de leur mission, les planificateurs du génocide n’ont cependant pas la conscience si tranquille. Des précautions sont prises, les comptes-rendus sont numérotés et certaines des phrases prononcées n’y figurent pas. L’ensemble est de toute façon accablant et la qualité de la reconstitution permet de saisir la nature réelle de ce qui se trame, la froideur avec laquelle il sera commis et la responsabilité écrasante de l’Allemagne toute entière, et pas seulement celle de l’Etat nazi.

On y mesure également, à entendre certaines formules haineuses, prononcées avec naturel, comme « Nous devons contenir le surplus de ce peuple parasite qui contamine nos professions et contrôle notre monnaie », à quel point les slogans, les clichés et les fantasmes, à nouveau à la mode ces temps-ci chez certains, n’ont rien d’anodin. On dit que l’enfer est pavé de bonnes intentions, mais la route qui y conduit est faite d’un enchaînement de petites lâchetés, de défaites de la conscience et d’abandon de la dignité. Aucune pitié ne doit être de mise à l’égard de ceux qui prêchent la haine ou la justifient au nom de causes qu’ils prétendent défendre mais qui ne les intéressent pas.

« Et me voici à trois pas d’une sortie sur la rue/Quelle rue, je ne le savais plus mais tant pis/Je suis sorti et tout d’suite je les ai vus/Quatre flics au bout d’la rue/Pas d’panique, j’ai reconnu le bar du Living, j’y suis entré » (« A bout de souffle », Claude Nougaro)

La sortie en 1995 du monumental film de Michael Mann Heat fut une gifle donnée aux spectateurs et au monde du cinéma. Interprété par une distribution exceptionnelle, mis en scène avec brio, ce récit de la traque d’une équipe de braqueurs par des policiers d’élite devint instantanément un classique, sa première scène d’action, un modèle du genre, allant jusqu’à inspirer de véritables criminels – bien moins intéressants que leurs modèles – comme Rédoine Faïd.

De nombreux cinéastes ont tenté de se hisser aux standards ainsi définis par Mann, le plus convainquant d’entre eux étant Christopher Nolan qui, dans ses trois Batman, parvint à reproduire la violence chorégraphiée et pourtant presque réaliste du maître. En France, le défi a été crânement relevé par Julien Leclercq, dont on n’attendait pourtant pas d’exploit particulier après son terne récit du détournement d’un appareil d’Air France à Alger, au mois de décembre 94. On avait tort, comme il l’a montré en 2015, 20 ans après Heat, dans Braqueurs.

Braqueurs, qui bénéficie de la présence toujours magnétique de Sami Bouajila, présente l’étonnante caractéristique d’être pratiquement un décalque de Heat tout en étant passionnant, haletant et étonnamment exotique, le spectateur français connaissant souvent mieux la géographie de Los Angeles que celle de la banlieue parisienne. Les points communs avec le film de Michael Mann ne peuvent cependant être accidentels :

On pourra objecter que, de même que Steven Spielberg a révolutionné la façon de filmer la guerre, Quentin Tarantino le polar ou Ridley Scott la science-fiction, Mann a réalisé avec Heat une œuvre non seulement indépassable mais surtout quasiment prescriptrice. Julien Leclercq lui rend ici un hommage très appuyé mais manifestement sincère, sans prétention. Sobre, rythmé, son film est un authentique film d’action, une série B réalisée avec sérieux, sans d’autre but que distraire. L’expérience a largement démontré que les films modestes bien faits ont plus d’intérêt que les expérimentations conceptuelles ratées. Leclercq évite les démonstrations techniques (n’est pas de toute façon Brian De Palma ou Johnny To qui veut), les effets visuels des clips musicaux et se contente de servir son récit

Étonnamment, pourtant, Leclerq, comme s’il avait oublié le savoir-faire qu’il venait de démontrer, a ensuite réalisé un des pires thrillers de ces dernières années, Sentinelle, film de vengeance plat, mal écrit, particulièrement mal joué (Olga Kurylenko étant aussi crédible en sous-officier de l’Armée de terre qu’Idriss Aberkane en chercheur ou Xavier Moreau en spécialiste des questions militaires) et sans grand intérêt sinon qu’on n’est jamais contre voir des violeurs se faire tabasser à mort. Le cinéaste s’est cependant repris lors de l’adaptation de Braqueurs pour Netflix, la première saison, de grande qualité, n’ayant rien à envier à ses contemporaines anglaises ou américaines et se montrant d’une pertinente actualité.

Braqueurs, un film et une série à voir, donc.

« Bien sûr qu’on a perdu la guerre/Bien sûr que je le reconnais/Bien sûr la vie nous met le compte/Bien sûr la vie c’est une enclume » (« Ne partons pas fâchés », Raphaël)

Avant de réaliser le décevant Novembre, récit terne de la traque des auteurs des attentats du 13-Novembre à Paris et Saint-Denis, Cédric Jimenez avait livré en 2020 une œuvre autrement plus dense et enlevée, BAC Nord, adaptée de façon très libre d’un douloureux scandale policier de 2012.

Le cinéaste s’était déjà frotté en 2014, déjà avec Gilles Lellouche, et déjà en prenant d’importantes libertés avec les faits, au narcotrafic marseillais dans La French, un thriller consacré aux enquêtes puis à l’assassinat en 1981 du juge Pierre Michel. BAC Nord n’est cependant pas un film d’enquête, comme les French Connexion 1 et 2 de William Friedkin et John Frankenheimer, et encore moins un film-dossier comme Traffic  la fresque de Steven Soderbergh. Il s’agit d’abord d’un polar rythmé, âpre, sombre, porté par une mise en scène sobre et nerveuse, des acteurs tous très crédibles et une reconstitution sans glamour de la réalité du narcotrafic dans les cités difficiles de Marseille et des difficultés insurmontables de la police à y intervenir.

La fascination du cinéaste pour les forces de l’ordre lui fait adopter le point de vue des policiers, assignés à une mission impossible, sans moyens, sans stratégie, sous la direction molle d’une hiérarchie qui brille, dans le film, par sa lâcheté et son hypocrisie. En 1992, Bertrand Tavernier avait lui aussi, avec L.627, décrit le quotidien désespérant des membres de la Brigade des Stups à Paris, déjà en butte au manque de moyens et à l’impéritie de chefs excessivement prudents n’éprouvant plus grand intérêt pour la mission.

BAC Nord, tourné près de 30 ans après le classique de Tavernier, fait les constats de son temps. On n’en est plus à ramasser des toxicos dans les rues, à faire des petites saisies et à chercher les points de vente. Les policiers de la BAC Nord affrontent des trafiquants qui défient l’autorité de l’Etat sur le territoire de la République. Les narcos, sans d’autre projet que le profit, contestent l’ordre théorique, la loi, et jusqu’à la raison. Ils règnent sur des quartiers échappant au contrôle des autorités, sans qu’on sache bien si cette sécession de fait a été provoquée par les trafics ou si ces derniers ont proliféré dans des zones laissées à l’abandon depuis des décennies. Les deux, sans doute.

Le film ne montre pas des policiers face à des criminels mais des représentants de l’Etat face à des insurgés. Les affrontements verbaux entre l’équipe de la BAC et les dealers ne laissent aucune place à l’imagination : les trafiquants non seulement ne se cachent plus mais assument le contrôle de cités, la gouvernance de portions de la ville et rejettent les lois communes. Elles ne les concernent plus, et ils n’éprouvent que mépris pour les cartes tricolores et les brassards de la Police. On a affaire à des clans affrontant d’autres sur des terres que les uns pensent pouvoir conquérir et les autres pensaient conquises et pacifiées de longue date. On comprend aisément le désarroi de policiers chargés d’une mission qui n’est plus la leur – rétablir l’autorité de l’Etat dans des zones tenues par des opposants lourdement armés – et auxquels on demande des succès, non pour lutter sérieusement contre les réseaux criminels mais pour alimenter la chronique de succès destinés à rassurer le bon peuple.

Le cinéma américain s’est récemment intéressé aux zones de non droit marseillaises dans Stillwater, de Tom McCarthy (2021, avec Matt Damon et Camille Cottin). Les violences urbaines liées au narcotrafic sont cependant un sujet ancien à Hollywood et chez les producteurs de série, et on compte depuis une quarantaine d’années quelques œuvres marquantes, voire fondatrices, les récits liés au trafic de drogue ne pouvant être décorrélés des crises économiques et sociales qui ravagent quartiers, villes, et parfois régions. On pourrait notamment citer Fort Apache the Bronx (1981, Daniel Petrie, avec Paul Newman et Pam Grier), Colors (1988, Dennis Hopper, avec Robert Duvall et Sean Penn), Boyz’n the Hood (1991, John Singleton, avec Cuba Gooding Jr. et Ice Cube), Training Day (2001, Antoine Fuqua, avec Denzel Washington et Ethan Hawke) ou End of Watch (2012, David Ayer, avec Jake Gyllenhaal et Michael Peña). A la télévision, The Shield (2002-2008), la série créée par Shan Ryan a traité à la fois de narcotrafic et de policiers corrompus, membres d’une unité expérimentale antidrogue dans un quartier de Los Angeles et piégés par un crime qui les conduira, finalement, à leur perte.

Le film de Jimenez, complément indispensable des Misérables (2019, Ladj Ly), fait cependant surtout écho à la série mythique de l’immense David Simon The Wire (2002-2008, exactement contemporaine de The Shield, donc). Véritable chef-d’œuvre de la fiction télévisuelle, création d’une richesse telle qu’on l’étudie à l’université et qu’on écrit sur elle, The Wire vaut par l’extraordinaire description qu’elle offre des conséquences du narcotrafic à Baltimore : taux de criminalité délirant, homicides par centaines, quartiers hors de contrôle, luttes sanglantes entre réseaux, police et justice débordées, services sociaux ravagés, tissu social en lambeaux, le tout sous le regard de responsables policiers et d’élus conscients de l’absence de solutions de court terme et obsédés par des indicateurs chiffrés et des coups politiques ponctuels.

Jimenez connaît ses classiques et son film, qui décrit assez fidèlement la réalité, doit sans doute beaucoup à ses devanciers. Il est cependant d’abord la description d’une situation qui commence à rappeler ce que les États-Unis ont connu depuis des décennies. Ce que les policiers héros de Bac Nord réalisent en intervenant dans la cité n’est d’ailleurs pas une opération de PJ, c’est un raid en territoire indien, une véritable opération spéciale conduite contre une forteresse ennemie (le titre américain du film est d’ailleurs The Stronghold : le bastion – sans lien avec la PJ, je me comprends), qui plus est financée de façon illégale avec l’assentiment de chefs qui auront la mémoire sélective quand viendra le temps de l’enquête (conseil de pro : toujours avoir un ordre écrit). A cet égard, ce que font Greg, Antoine et Yass à Marseille n’est pas si éloigné de ce qu’accomplit Matt au Mexique dans Sicario (2015, Denis Villeneuve), à une légère différence près : ici, la ligne rouge n’a pas été déplacée et leur défaite administrative est inéluctable.

Film d’action, presque film de guérilla, film d’espionnage où l’on traite et rémunère une source avant de la lâcher, Bac Nord est enfin une tragédie. Se croyant victorieux, notre trio de policiers qui pensaient accomplir leur devoir et remplir leur mission est finalement rattrapé par la loi. Trahis, abandonnés, incarcérés aux Baumettes (où Gilles Lellouche rend hommage aux scènes légendaires de Gene Hackman dans French Connexion 2), les voilà brisés pour avoir franchi des limites, et leur source est emportée dans la tourmente. Si leur courage n’est pas discutable, si leur volonté de servir est admirable, leur exaspération les a conduits au pire, à un sacrifice qu’on ne leur demandait et qui, en toute logique, ne sera pas reconnu à sa juste valeur.

BAC Nord, à sa façon, fait aussi le constat d’un trafic devenu tellement puissant, tellement rémunérateur qu’il conteste sans même le vouloir les fondements de la souveraineté de l’État sur le territoire national. Cette puissance, ne tombe pas du ciel et les dealers sont riches parce qu’ils ont des clients. Le narcotrafic est en effet aussi un garant d’une forme de stabilité sociale : la police affronte des narcos qui vendent à la population, et celle-ci veut de l’ordre, mais pas partout. On comprend, dans ces conditions, qu’être policier, combattant un crime dont tout le monde se satisfait tant qu’il est sous contrôle, soit si désespérant.

Le renseignement à l’écran : enquêteurs, exploitants et analystes (1)

Breaking Bad (2008-2013) n’est peut-être pas – même si c’est bien possible – la plus grande série télévisée jamais réalisée, mais elle figure sans nul doute parmi les œuvres les plus remarquables du nouvel âge d’or des séries. Sa réalisation, parfaite, rend ainsi justice à la fascinante galerie de psychopathes sanguinaires qui, durant ses 5 saisons, s’affrontent. Outre Walter « I am in the empire business » White, magistralement interprété par Bryan Cranston, un des plus grands acteurs de notre temps, on trouve à l’écran des barons de la drogue mexicains, un génie du mal déguisé en vendeur de poulet pané, un prodigieux avocat marron et un tueur sans merci devenu instantanément iconique. Tous ces criminels, tous ces professionnels chevronnés du Mal se combattent ou coopèrent mais tous, remarquablement construits par Vince Gilligan et son équipe de scénaristes, composent une faune exotique et dangereuse.

Ce marécage hostile n’est cependant pas abandonné par la loi et un agent de l’antenne de la DEA à Albuquerque, « Hank » Schrader, s’y montre particulièrement actif contre le trafic de méthamphétamine qui, allez savoir pourquoi, prend une ampleur inquiétante dans le Sud-est des États-Unis. La DEA, comme le FBI, est à la fois un service répressif et un service de renseignement intérieur, notamment connu pour son expertise dans le domaine des infiltrations de longue durée dans les réseaux criminels (je vous invite d’ailleurs à visiter son musée, passionnant et édifiant). Plus que la police locale, cette agence est en première ligne pour combattre des organisations mafieuses transfrontalières aux ambitions – et à la violence – sans limite.

Hank Schrader n’est cependant ni un espion ni un opérationnel infiltré ni un analyste tentant de prendre de la hauteur et de concevoir des recommandations. C’est un pur enquêteur, acharné à identifier les responsables des différents groupes de narcotrafiquants actifs dans sa région et à les faire tomber. Admirablement incarné par Dean Morris, il est sans doute un des policiers les plus redoutables et les plus crédibles que la télévision ait montrés depuis des décennies. Méthodique, tenace, gouailleur, sûr de son fait, d’un extrême courage physique, Hank est un professionnel capé, reconnu par ses équipes et par ses chefs, dont le seul défaut est qu’il préfère, plus que tout, la réalité opérationnelle. Mal à l’aise dans les postes statiques, malheureux dans les enceintes administratives complexes, il retrouve ses couleurs dès qu’il reprend contact avec les affaires.

Comme bon nombre d’entre eux, sa ténacité peut aisément prendre une forme obsessionnelle, chaque dossier étant perçu comme un défi, une énigme à résoudre, la paix ne venant qu’avec la solution. De fait, face au mystérieux chimiste de génie qui irrigue le Nouveau-Mexique en meth bleue et qui sera bientôt connu sous le nom de Heisenberg, Hank ne s’accorde aucun répit. Tout à sa traque, il fait preuve d’imagination et, même quand il est accaparé par d’autres tâches, son esprit continue de malaxer sans cesse faits et hypothèses. Contrairement à ce que certains voudraient nous faire croire, le supposé « flair policier » n’est pas tout et les intuitions – des raisonnements qu’on ne parvient pas encore à verbaliser – doivent s’appuyer sur du travail. Hank, malgré son expérience, n’a pas peur de replonger dans les cartons pour en tirer des connexions qu’il n’aurait pas vues avant. A ce titre, sa rigueur est ici révélatrice à la fois de sa modestie (« Qu’ai-je donc raté ? ») et de son orgueil (« Il n’y a pas de raison que je ne trouve de réponse si je travaille assez et correctement »).

L’association d’un esprit jamais vraiment au repos, d’une hyper vigilance et d’une mémoire remarquable fait de Hank, un homme certes particulièrement intelligent mais nullement génial, un modèle professionnel. La qualité d’écriture de la série le montre avec ses manies, son humour lourdingue, son dynamisme parfois épuisant, ses fragilités, son sens de la famille, son sale caractère, son indéniable courage et permet aux 5 saisons de dresser le portrait d’un enquêteur admirable et d’un type qu’on aurait aimé rencontrer.

(Spoiler alert)

Gliding over all (8e épisode de la 5e saison de Breaking Bad, créée par Vince Gilligan)

« Just because you’re paranoid/Don’t mean they’re not after you » » (« Territorial Pissings », Nirvana)

On me pardonnera peut-être de ne pas avoir pu dépasser le premier épisode de Totems, la série d’espionnage d’Amazon supposée se dérouler pendant la Guerre froide et dont pas un dialogue ne sonnait juste – sans parler de l’intrigue, aussi convaincante qu’un essai de Michel Onfray ou qu’une analyse militaire de Xavier Moreau. La même mésaventure a bien failli se reproduire lorsque j’ai regardé Cœurs noirs, une autre production française consacrée au monde du renseignement et de l’action clandestine, diffusée elle aussi par Amazon.

On comprend aisément la lassitude de certains face à l’obsession du public, des scénaristes et des décideurs politiques pour les forces spéciales, certes diablement séduisantes mais destinées à des missions très précises et dont on ne sait pas comment elles sont devenues l’alpha et l’oméga de l’art de la guerre occidental. Ici, cependant (et pour une fois), les auteurs ont bien perçu les contours généraux de leur sujet en mettant en scène un groupe d’opérateurs français engagés en Irak contre des éléments de l’État islamique. Là, au moins, on est dans cœur des missions des FS. Hélas, une fois ce contexte posé, la série ne va nulle part et on ne croit pas un instant à la traque par ces commandos de la famille d’un émir dont la coopération permettrait d’éviter un nouvel attentat de masse en France.

Non seulement on n’y croit pas, mais, en réalité, dès les premières phrases du briefing réalisé par Adèle, et surtout dès l’interrogatoire de cet émir capturé dans des conditions bien saumâtres, on se dit que tout ça va très mal se finir. Les scénaristes se sont peut-être documentés, et ils ont beau avoir bénéficié du soutien de l’Armée française, ils ne comprennent manifestement rien au traitement de source et l’intrigue laisse de côté des points essentiels (contrôle de la dite source, exploitation des données recueillies, et – bon Dieu de bon Dieu, c’est quand même la base -, analyse critique de la manœuvre, recherche des motivations du gars qui s’est mis à table et identification des risques). De fait, cette lacune permet à l’intrigue de se déployer, sans qu’il soit acquis que ses auteurs aient sciemment généré une telle faille chez les Français. L’hypothèse d’une intoxication menée par le responsable jihadiste (qui rappellera l’affaire Beghal à celles et ceux qui bossent) s’impose pourtant d’entrée au spectateur alors qu’elle n’est même pas envisagée sur le terrain (LE TERRAIN, LES GARS !) et on se demande s’ils ne sont pas tous complètement nuls (hypothèse : c’est bien possible, comme le suggère le personnage d’Adèle, mal écrit, épouvantablement mal joué par Marie Dompnier, aussi crédible en analyste déployée sur zone que votre serviteur le serait en danseuse-étoile sur la scène de l’Opéra Garnier.

Les acteurs peuvent certes se réjouir, avec une candeur charmante, d’avoir été vaguement entraînés (comme ici, dans cette interview qui évoque Oui-Oui prend cher à Collioure), mais la série, contrairement à ce qui en est dit, n’est pas seulement un concentré d’action mais bien le récit d’une opération de contre-terrorisme. La série atteint ses limites exactement sur ce point, d’abord en faisant montre d’une ignorance troublante des réalités de la communauté française du renseignement (mais que vient donc faire l’UCLAT dans une visioconférence opérationnelle ? On se le demande), ensuite en faisant de l’équipe au centre de l’intrigue une entité parfaitement autonome, recueillant du renseignement, l’exploitant, l’analysant et en tirant des conclusions rapidement transformées en opérations. C’est peu de dire qu’on est loin du compte.

Vous me rétorquerez, et vous n’aurez pas tort, que l’essentiel est que l’objet soit distrayant. De fait, il l’est, pour peu que la faible ampleur des personnages vous satisfasse et que vous vous contentiez de la reconstitution timorée de Mossoul, loin du réalisme terrible de Mosul (2019), une récente production de Netflix. Manifestement bien conseillés par la Mission cinéma et industries créatives du ministère des Armées (à laquelle on doit notamment le navrant Cri du caniche), les auteurs de Cœurs noirs connaissent leurs classiques. La longue et tragique scène d’embuscade dans le village – une authentique réussite – qui marque la fin de la première saison mêle habilement des éléments tirés d’un échec américain en Afghanistan et d’un terrible échec français en Somalie.

A défaut d’être convaincante (évitons ici le débat inepte sur le réalisme, qu’on nous sert à chaque fois, y compris dans Télérama, amère déception), la série n’est pas déplaisante. Peu de personnages sont vraiment attachants, à part ceux du colonel (admirable Thierry Godard) et de Nina (remarquable Nina Meurisse), et quelques-uns auraient même mérité de rentrer en France (Spit, pour commencer, comme le faisait remarquer Marko Ramius, mais aussi Martin, dont le séjour est inexplicablement prolongé, et Adèle, qui rate à peu près tout ce qu’elle entreprend et est, in fine, responsable de l’ensemble du merdier jusqu’à devenir l’exacte contraire de Maya).

Bien supérieure à Forces spéciales, la série n’apporte pourtant pas grand-chose (tout au plus des soldats qui pleurent un camarade tombé, ce qui n’est pas si courant) et pique parfois les yeux (les Huey avec des cocardes tricolores, c’est non et ça n’est pas négociable), mais elle a le mérite d’être ambitieuse. Elle confirme également que des producteurs, parfois à la limite de la fascination, n’hésitent plus à s’emparer de sujets récents. Un des points les plus problématiques reste le titre lui-même : les Cœurs noirs sont ces jihadistes francophones après lequel courent nos héros, mais on ne les voit jamais et jamais on ne sent véritablement la menace qu’ils représentent. C’est, sans nul doute, le plus grand échec de la mise en scène.

On déplorera, enfin, que tout le monde se félicite d’une scène au cours de laquelle on entend une épouvantable chanson de Pierre Bachelet, comme si c’était ça, la France. Jean Michelin, dans sa vallée, écoutait Radiohead et tous les commandos que je connais sont plus des adeptes de hard rock ou de musique électronique que de variété indigente. Non mais sans blague.

« Someday everything is gonna sound like a rhapsody/When I paint my masterpiece » (« When I Paint My Masterpiece », The Band)

La sortie au cœur de l’été 2021 du premier film tiré de la série d’Alexandre Astier Kaamelott (2004-2009) fut saluée comme l’événement culturel de l’année, sinon de la décennie, et provoqua des scènes de liesse devant les cinémas. Des records de fréquentation furent battus et on observa même les excès d’admirateurs ayant perdu tout sens commun, comme le jeune Arnaud Klein, qui vit le film 204 fois (et y claqua donc un salaire) et eut même l’honneur de le voir (à l’occasion de la 202e séance) avec le maître lui-même.

Il faut dire que ce premier volet d’une trilogie adaptée de l’exceptionnelle série, dont votre serviteur est un admirateur éperdu, était attendu depuis des années comme le furent, en leur temps, les épisodes I, II et III de la Guerre des étoiles (étant bien entendu que les VII, VIII et IX sont des bouses boursouflées). Tous les fans, qui avaient vu et revu les 6 saisons de la saga arthurienne d’Astier, espéraient savoir si Arthur allait enfin se décider à assumer son destin, retirer l’épée et corriger Lancelot, parvenu au pouvoir dans les circonstances que l’on sait. Las, la déception fut à la hauteur des attentes, et l’outrance de certaines critiques (Xavier Leherpeur, par exemple, fidèle à lui-même, y alla même de sa petite touche de mépris lors d’une émission du Masque et la plume) ne doit pas occulter le fait que le film est complètement raté et constitue une amère déception, quand bien même elle était prévisible.

Au risque d’énoncer une évidence, le passage d’un format de narration à un autre n’est pas chose aisée, et la démarche est même singulièrement risquée quand il s’agit de passer de vignettes enlevées au premier volet d’une saga médiévale-fantastique. En décidant de revisiter la Matière de Bretagne sous forme de dizaines de scènes courtes puis d’une ultime saison aux épisodes plus long, Astier avait choisi le pointillisme pour décrire les chevaliers de la Table ronde. Les innombrables moments humoristiques, parfois burlesques, de la série dressaient le tableau, bien plus nuancé qu’il n’y paraissait, d’une communauté complexe faite d’individualités diverses aux ambitions et aux personnalités parfois antagonistes. Derrière l’humour et les rafales de grossièretés se dessinaient des destins bouleversants (Arthur, écrasé par son destin ; Guenièvre, prisonnière de sa fonction, solitaire et malheureuse ; Perceval, dont la bêtise en apparence insondable cache des merveilles de sensibilité et des talents mathématiques et conceptuels rares ; Mevanwi, mariée à un sanglier et prête à toutes les bassesses pour s’extraire de ce piège, etc.) et une description de l’exercice du pouvoir (quand on fait ce qu’on peut et pas ce qu’on veut, et avec ce qu’on a) d’une remarquable misanthropie à la lassitude à peine déguisée.

Porté par son immense succès commercial et par la ferveur de millions de fans, Alexandre Astier a donc tenté le franchir le gouffre qui sépare les formats télévisuels courts des épopées cinématographiques, et son échec est patent. On aimerait croire qu’une autre issue était possible mais, à bien y réfléchir, pouvait-il réellement en être autrement alors que le succès de Kaamelott reposait d’abord sur le sens de la formule de son créateur et les situations absurdes dans lesquelles se débattaient les personnages ?

Le choix était simple à poser : poursuivre dans la veine comique et irrévérencieuse des premières saisons de la série, ou prolonger la gravité de la saison V et le sérieux de la saison VI. Coincé entre le souhait de contenter les fans de la première heure et l’ambition de se hisser au niveau de John Boorman, John Steinbeck ou Michel Rio grâce à des moyens lui permettant d’exalter la quête du Graal, Astier ne fait ni l’un ni l’autre. Comme un trop grand nombre de superproductions françaises, son film croûle sous les acteurs connus, auxquels il faut bien accorder quelques lignes, mais ne parvient pas à articuler un récit. Les enjeux sont mal exposés, et aucun rythme n’émerge tant l’ensemble est d’abord une suite de saynètes dont certaines ne sont que de poussifs exercices de fan service pour des hordes d’admirateurs répétant à l’envi des « C’est pas faux » ou des « le gras, c’est la vie » sans avoir rien saisi de la grandeur et de la finesse du projet. La présence à l’écran de Sting est par ailleurs incongrue – le pauvre homme est bien plus à l’aise Only Murders in the Building (2021 – ) – et confirme que le film souffre aussi de problèmes lourds de construction et d’articulation de l’intrigue. On passe, par exemple, trop ou pas assez de temps avec les pirates, tandis que l’intervention du duc d’Aquitaine est bâclée. Tout le film souffre de cette absence de choix de mise-en-scène.

Dans une série faite de dizaines d’épisodes courts, le récit général émerge progressivement et le spectateur se fait sans à-coups à l’univers qui se déploie devant lui. Dans un film, il ne saurait être question d’une telle méthode et tout doit s’enchaîner harmonieusement. Seuls les maîtres comme Robert Altman, Woody Allen, Paul Thomas Anderson, Lawrence Kasdan ou Agnès Jaoui savent construire des films-choraux, et Astier, immense dialoguiste et immense créateur, n’est pas capable d’une telle prouesse.

Son premier film, mal conçu, mal monté, n’est rien de plus qu’un œuvre de télévision réalisée sans la fantaisie et les fulgurances qui font de Kaamelott une série d’une richesse stupéfiante. La déception est sévère, mais il n’est pas trop tard pour sauver la suite. C’est, en tout cas, tout ce qu’on souhaite, à Alexandre Astier et à ceux qui l’admirent.

« You piled up the corpses/Exhausted your sources » (« Strange Game », Mick Jagger)

Les Français ont ri pendant des décennies de leurs services de renseignement tandis que leurs dirigeants leur accordaient peu de crédit. Les Britanniques, pour leur part, ont littéralement inventé la littérature d’espionnage (Joseph Conrad, William Somerset Maugham, Arthur Conan Doyle, etc.), jusqu’à faire à la fois du métier lui-même et de leurs propres services des mythes planétaires qu’il est aujourd’hui impossible de distinguer de la réalité.

Les rôles s’inversent, cependant, et alors que la France commence à produire des films et des séries hésitant entre le respect scolaire pour la fonction et la fascination candide pour celles et ceux qui l’exercent, le Royaume-Uni secoue depuis longtemps ses vieilles idoles et regarde ses légendaires MI5 (British Security Service) et MI6 (Secret Intelligence Service) avec ironie ou suspicion – ou les deux.

Diffusée en 2018 par Netlfix, la série Bodyguard, par exemple, raconte un complot politique impliquant des responsables des services de sécurité intérieure sur fond de menace jihadiste, de montée des populismes et d’âpre compétition politique.

De même, également diffusée par Netflix, Anatomy of a Scandal (2022) jette-t-elle un regard sans complaisance sur les élites sociales et politiques britanniques en faisant le récit du procès pour viol d’un ministre de l’Intérieur et en décrivant la crise politique et le drame intime qui en découlent.

Loin de l’élégance charmante et surannée de Downton Abbey (2010-2015), ces séries montrent des dirigeants et leurs conseillers vulgaires, agressifs, hypocrites, dépourvus de la moindre morale et aveuglés par la défense de leurs propres intérêts, évidemment à courte vue. La violence des rapports sociaux montrés dans ces séries tranche avec les clichés trop souvent lus et entendus au sujet de la supposée politesse insubmersible des Britanniques, de leur flegme et de leur courtoisie distante. A cet égard, les rapports entre services intérieurs, armée et police locales décrits dans Vigil (2021) sont bien loin de l’ambiance idyllique censée régner dans la communauté britannique du renseignement, du moins à en croire certains commentateurs.

Cette entreprise de démystification ne date pas d’hier, et on pourrait revoir avec profit le réjouissant In The Loop (2009,  Armando Iannucci) et son cortège de responsables hystériques ou incompétents et leurs bordées d’injures. Le romancier britannique Mick Herron, avec sa série de romans consacrés à la Slough House, s’est quant à lui attaqué à l’efficacité fantasmée des services secrets britanniques en créant le personnage de Jackson Lamb, infect cadre du MI5 placardisé et placé à la tête d’une équipe d’agents mauvais ou punis. Trois romans ont déjà été publiés en français et Apple TV+ a commencé à les adapter pour sa plate-forme.

La première saison, disponible depuis le printemps, met à l’écran La Maison des tocards, roman fondateur de la série et ne lésine pas sur les moyens. Sir Mick Jagger lui-même chante le générique :

Quant à la distribution, menée par l’immense Gary Oldman figurant un George Smiley qui aurait mal vieilli et Kristin Scott Thomas, plus glaciale que jamais, elle est impeccable et offre un divertissement de grande qualité.

Toujours sur fond de menace terroriste mais cette fois d’extrême-droite, une audacieuse opération (un montage, aurait dit Vladimir Volkoff) d’une responsable du MI5 dérape jusqu’à échapper à tout contrôle et créer une situation sauvée de justesse par les tocards de la Slough House. Ironique, violente, admirablement interprétée et efficacement mise en scène (à défaut d’être crédible), cette première saison est d’abord sombre, cynique, et dépourvue de la moindre morale. Les uns et les autres ne pensent qu’à leurs intérêts et à leur carrière au détriment de leur mission et commettent, pour cacher leurs erreurs, des crimes pires que ceux qu’ils étaient censés éviter. On ressort des six épisodes ravi et impatient de déguster les trois prochaines séries qu’Apple TV+ a commandées.

La légende des bureaux

« Sweet confusion under the moonlight » (« Such a Night », Dr. John)

Que raconter d’une bataille ? Quel point de vue adopter ? Faut-il commencer par une longue séquence de mise en place, présentant les belligérants, exposant leurs objectifs et plaçant des visages sur quelques acteurs essentiels (les chefs, les responsables politiques, des commandants d’unité ?) ou symboliques (des combattants anonymes ? des héros ? des civils perdus dans la tourmente ?) ? Faut-il, au contraire, plonger au cœur de l’action, comme le fit Steven Spielberg dans Saving Private Ryan (1998) ? Dans deux des plus grands films de guerre jamais réalisés, Un Pont trop loin (1977) et Black Hawk Down (2001), Richard Attenborough et Ridley Scott firent le choix d’une reconstitution pointilleuse des combats après avoir très habilement présenté le contexte général. Une telle approche cependant exige un scénario d’une grande qualité et une mise en scène fluide afin de ne pas transformer le récit en un cours magistral, mais le résultat peut être remarquable. Quand il ne l’est pas, ça donne des purges académiques et démonstratives, comme Le Jour le plus long (1962), une superproduction lourdingue écrasée par ses moyens et sa distribution.

De quelle bataille parle-t-on, au fait ? Du choc attendu entre des belligérants, comme au début de Gladiator (2000) ou dans Austerlitz (1960), la magistrale fresque d’Abel Gance ? D’un engagement secondaire devenu un affrontement majeur, comme à Verdun ou Guadalcanal ? D’une embuscade ? D’un raid raté ? D’une attaque surprise ? Je dois avouer, mais cela ne vous surprendra pas, que ce dernier cas de figure a ma préférence puisqu’il permet, pour peu que tout le monde y mette du sien lors de l’écriture du scénario puis de sa mise en scène, de montrer le renseignement à l’œuvre, dans ses succès comme dans ses échecs. Il s’agit même parfois de la partie la plus intéressante du récit, et voir tâtonner les analystes militaires, par exemple dans Pearl Harbor (2001) rappelle à quel point ce métier est important, complexe et mal compris – en particulier de certains responsables.

Cette phase initiale de montée des périls rappelle d’ailleurs le début des films catastrophe, lorsqu’un spécialiste, évidemment talentueux et évidemment difficilement contrôlable, pressent qu’un événement désagréable est sur le point de se produire ou qu’une menace émerge rapidement mais qu’il ne parvient pas à mobiliser les responsables concernés et encore moins à simplement se faire entendre. C’est toute l’histoire de The Looming Tower (2018), et on voit cette mécanique narrative à l’œuvre dans Les Dents de la mer (1975), le classique de Steven Spielberg, ou dans des séries B convenables, comme Le Pic de Dante (1997, Roger Donaldson). Ces œuvres sont également l’occasion d’observer les mécanismes habituels de déni de leaders incapables de prendre la mesure des situations auxquelles ils sont confrontés.

La ressemblance entre les films catastrophe et les récits d’attaques surprises ne se limite cependant pas à leurs premières séquences. Les personnages, face à un tremblement de terre, une éruption volcanique, une catastrophe industrielle ou une offensive ennemie, essayent de survivre au milieu du chaos puis de reprendre l’initiative. La Bataille des Ardennes, qui débuta le 16 décembre 1944, constitue le sujet idéal pour qui voudrait montrer l’aveuglement d’une force armée trop certaine de sa prochaine victoire. Le monumental échec des services de renseignement alliés et des chefs militaires qui les supervisaient, malgré les signaux d’alerte émis par quelques-uns, offre en effet l’occasion parfaite de mettre en scène un scénario catastrophe. Qui plus est, l’héroïsme des défenseurs, montré à l’écran dans la remarquable minisérie Band of Brothers (2001), adaptée du livre de Stephen E. Ambrose (1992), est de l’or pour scénariste, tout comme le déroulement des combats ou l’aveuglement une fois de plus absurde de Hitler.

En 1965, alors qu’une longue série d’ambitieuses reconstitutions cinématographiques de grandes batailles de la Seconde Guerre mondiale a débuté, le réalisateur britannique Ken Annakin apporte donc sa contribution à la mémoire collective avec La Bataille des Ardennes. Il n’aurait pas dû.

Tourné en Espagne avec le soutien, manifestement sans limite, de l’armée du Caudillo, et porté par une distribution de grande qualité (Henry Fonda, Robert Shaw, Charles Bronson, Dana Andrews, Telly Savalas), le film est un ratage absolu. Long, lourdingue, le récit n’a aucun rythme et échoue à créer le moindre suspense. Alors que l’armée américaine court au-devant d’une catastrophe, aucune des discussions, pourtant supposément tendues, entre le personnage de Fonda, qui pressent l’offensive allemande, et ses supérieurs ne suscite le moindre intérêt. Même le massacre de Malmedy est filmé sans relief, tandis que les scènes de combat évoquent plus un mauvais western qu’une des batailles les plus acharnées du front occidental. L’épisode le plus connu de la bataille, le fameux Nuts! du général MacAuliffe, est pour sa part expédié sans le moindre panache.

Qui plus est, s’agissant des Ardennes au mois de décembre, on ne peut que noter la quasi absence de neige et un relief qui n’a rien à voir avec la réalité. Certaines scènes vues d’avion font plus penser à la Campagne de Pologne ou à Koursk qu’au massif ardennais, et on se demande, à contempler ces longues étendues de champs cultivés labourés par des chars allemands, si le réalisateur a bien conscience de ce qu’il tourne. Enfin, les erreurs ou les omissions historiques (où est le clair de lune artificiel de la Wehrmacht ?) sont si nombreuses qu’il est difficile de les expliquer par la seule licence poétique. L’incendie du dépôt de carburant de Stavelot n’est déclenché que par des soldats US sans que jamais apparaissent les fusiliers belges à l’origine de cette action essentielle, et les noms des principaux protagonistes sont modifiés. Les acteurs font ce qu’ils peuvent avec ce qu’on leur donne, mais ça ne suffit pas à sauver cette interminable reconstitution du désastre. Un film à éviter, sauf si on veut montrer à des étudiants ce qu’il ne faut pas faire.