Au coeur du djihad

Je vais être franc, il me semble que nous écrivons tous beaucoup trop sur le jihadisme, ce phénomène encore jeune sur lequel nous ne disposons que de peu de sources. Ma démarche d’historien pourrait me conduire à faire mienne cette maxime d’un de mes professeurs de la Sorbonne qui affirmait en cours qu’on « ne fait de l’Histoire que quand les témoins sont morts »…

Evidemment, cette approche est plutôt radicale, et elle a été combattue par toute une génération de brillants universitaires. Ceux qui écrivent sur le jihadisme, comme ceux qui écrivaient sur le KGB il y a 30 ans ou qui tentent encore, comme les journalistes du Monde, de comprendre les mécanismes du génocide rwandais, s’exposent donc à des erreurs, à des approximations, à des désavoeux. L’absence d’archives et de sources fiables handicape les chercheurs, et chaque témoignage doit donc être accueilli comme une bénédiction divine.

C’est sans doute ainsi qu’il faut considérer le récit d’Omar Nasiri, « Au coeur du djihad », publié en France en 2006. Dans cet ouvrage, un homme prétendant avoir été un « espion infiltré dans les filières d’Al Qaïda » y relate sa vie dans les réseaux du GIA en Europe, son départ en Afghanistan dans les camps d’entraînement jihadistes puis son retour à Londres.

Disons le tout de suite, un tel récit est unique et constitue une mine d’or. Bien sûr, l’auteur s’y présente sous un jour avantageux, mais sa description des réseaux islamistes maghrébins en Belgique ou au Royaume-Uni et sa vision des camps afghans ou pakistanais est remarquable. On pourra simplement remarquer qu’en France un espion est un fonctionnaire rémunéré, et qu’une source humaine est qualifiée dans les rapports d’agent (cf. à ce titre « L’agent secret » de Joseph Conrad).

Evidemment, plusieurs observateurs ont profité de la publication de ce livre pour livrer leur propre vision de la mouvance jihadiste. En Algérie, un certain Adel Taos, journaliste au quotidien Liberté, s’est laissé aller aux pires penchants de certains plumitifs et a affirmé, à la lecture d' »Au coeur du djihad », que la DGSE « aurait couvert un trafic d’armes et d’explosifs au profit du GIA ». Ce raccourci a permis à notre journaliste d’impliquer la France dans la tragédie algérienne, voire de la considérer comme la complice des terroristes. M. Taos n’avait sans doute du renseignement qu’une connaissance lointaine, et il ne pouvait envisager qu’un service qui avait infiltré un groupe terroriste n’en était pas nécessairement le commanditaire. Il oubliait par ailleurs de préciser que les maigres cargaisons d’armes dont parle Nasiri n’avaient pas pesé lourd dans la guerre civile, surtout comparées aux stocks dont les terroristes s’étaient emparés facilement en Algérie dès 1992. Enfin, affirmer sans rire en 2006 que la France n’a pas aidé l’Algérie contre les terroristes islamistes relève de la plus pure mauvaise foi. Les services du Ministère français de l’Intérieur n’ont pas cessé de soutenir leurs homologues algériens, et la France a même livré, discrètement du matériel « à double usage » à l’Armée Nationale Populaire. Mais à quoi bon ?

Il faut par ailleurs saluer ici la performance de Claude Moniquet qui, en novembre 2006, osait écrire un article sobrement intitulé « Omar Nasiri, ou les dessous d’une manipulation antifrançaise » et dans lequel on pouvait lire « Nous sommes en mesure d’être catégoriques, [Nasiri] n’a jamais été un agent français ». (J’ai choisi ici de conserver le pseudonyme de Nasiri plutôt que sa véritable identité, que M. Moniquet livre aux quatre vents, le pauvre garçon a déjà assez d’ennuis)

Pas de chance, M. Moniquet, Omar Nasiri a bien été un agent français, et il a fait à peu près tout ce qu’il raconte. En l’espèce, Claude Moniquet s’est montré aussi imprudent qu’un lieutenant-colonel de la DAS (Délégations aux Affaires Stratégiques) qui avait affirmé doctement que jamais les services français n’auraient recruté un délinquant…

Mais loin de ces polémiques, il faut lire « Au coeur du djihad », puiser dans ses pages des détails fascinants sur le Londonistan, les camps afghans, les filières de volontaires, les méthodes des services.

A lire.

Petite et modeste leçon de journalisme

Soyons clairs, la mode est à l’escroquerie et aux prophètes autoproclamés. Omniprésente dans les commentaires que laissent les internautes sur les sites du Monde, du Figaro, de Libé ou d’autres, cette tendance a trouvé ses hérauts avec les « médias citoyens ». Ces derniers, que n’étouffe pas la modestie, affirment que leur ligne éditoriale s’affranchit des intérêts défendus par l’Etat, les grandes entreprises et en fait n’importe qui. Il va de soi que cette posture de « père-la-vertu » prête à rire tant elle est naïve et arrogante. Cette morale inflexible semble ne pas souffrir de la présence sur la page d’accueil de publicités pour le jeu en ligne, pour un programme de détection du cholestérol ou pour un site de rencontres. Faîtes ce que je dis, pas ce que je fais.

L’article posté le 12 février par AgoraVox au sujet d’Al Qaïda (cf. ici) laisse ainsi pantois tant il combine les défauts de notre époque : racoleur, inexact, mensonger, faussement objectif, inutilement péremptoire.

Essayons de lister ensemble les menus problèmes de cet interminable article, à commencer par son titre : « Al Qaïda n’existe plus selon la DGSE ». Pour illustrer ce titre, pour le moins provocateur, AgoraVox fait appel à une vieille gloire du renseignement français, Alain Chouet, ancien chef du Service de Renseignement de Sécurité (SRS) à la DGSE, qui intervenait en janvier dernier au Sénat dans le cadre d’un colloque – et non des travaux d’une commission – portant sur « Le Moyen-Orient à l’heure nucléaire ».

Pour ceux qui l’ignorent, précisons ici qu’Alain Chouet, après une longue carrière au sein du SDECE puis de la DGSE, a quitté cette prestigieuse administration pendant l’été 2002 en raison de divergences politiques. A la retraite depuis, Alain Chouet n’est aucunement en position de parler au nom de la DSGE, et l’article d’AgoraVox est à cet égard d’une fascinante malhonnêteté intellectuelle. Il faut préciser de surcroît qu’Alain Chouet, excellent connaisseur du monde arabe, a fait ses armes au Liban et en Syrie et qu’il a, tout au long de sa carrière, combattu des mouvements terroristes classiques organisés à la mode occidentale. Il n’a ainsi jamais vraiment compris le fonctionnement intime de la mouvance jihadiste, et il a même, en août 1998, nié la responsabilité d’Al Qaïda  dans les attentats commis contre les ambassades américaines au Kenya et en Tanzanie… Obsédé par les Frères Musulmans égyptiens, Alain Chouet a longtemps refusé d’envisager l’existence d’une mouvance terroriste échappant au contrôle d’un Etat ou d’une organisation religieuse.

Le léger problème de chronologie – mais il s’agit sans doute là d’un concept bourgeois rétrograde – soulevé plus haut ayant été méprisé par les auteurs de cet article, la place est donc libre pour les révélations fracassantes d’Alain Chouet : « Comme bon nombre de mes collègues professionnels à travers le monde, j’estime, sur la base d’informations sérieuses, d’informations recoupées, que la Qaïda est morte sur le plan opérationnel dans les trous à rats de Tora Bora en 2002. Les services secrets pakistanais ensuite se sont contentés, de 2003 à 2008, à nous en revendre les restes par appartements, contre quelques générosités et quelques indulgences diverses. Sur les quelque 400 membres actifs de l’organisation qui existait en 2001 (…), il en reste moins d’une cinquantaine, essentiellement des seconds couteaux, à l’exception de Ben Laden lui-même et de Ayman al-Zawahiri, mais qui n’ont aucune aptitude sur le plan opérationnel. Donc moins d’une cinquantaine ont pu s’échapper dans des zones reculées, dans des conditions de vie précaires, et avec des moyens de communication rustiques ou incertains. Ce n’est pas avec un tel dispositif qu’on peut animer à l’échelle planétaire un réseau coordonné de violence politique. D’ailleurs il apparaît clairement qu’aucun des terroristes post 11/9, qui ont agi à Londres, Madrid, Casablanca, Djerba, Charm-el-Cheikh, Bali, Bombay, etc., ou ailleurs, n’a eu de contact avec l’organisation. Et quant aux revendications plus ou moins décalées qui sont formulées de temps en temps par Ben Laden ou Ayman al-Zawahiri, à supposer d’ailleurs qu’on puisse réellement les authentifier, elles n’impliquent aucune liaison opérationnelle, organisationnelle, fonctionnelle entre ces terroristes et les vestiges de l’organisation ».

Par où commencer ? Allons au plus simple et listons ensemble les arguments avancés :

–  « J’estime, sur la base d’informations sérieuses, d’informations recoupées, que la Qaïda est morte sur le plan opérationnel dans les trous à rats de Tora Bora en 2002 ». Informations sérieuses, recoupées ? On ignorait, mais on se réjouit de l’apprendre, qu’Alain Chouet avait poursuivi sa carrière dans l’ombre d’une retraite bien méritée. Il aurait donc reçu de ses « collègues professionnels » des éléments que n’auraient pas reçus les services officiellement en charge de ces questions ? Vite, un poste officiel pour Alain Chouet, le vieux sage des montagnes descendu révéler la vérité au monde. Il faut souligner ici le mépris, sans doute générationnel, d’Alain Chouet pour les terroristes d’Al Qaïda, et on retrouve dans sa bouche les propos déjà évoqués ici d’un Chaliand.

– « Les services secrets pakistanais ensuite se sont contentés, de 2003 à 2008, à nous en revendre les restes par appartements, contre quelques générosités et quelques indulgences diverses. » Encore et toujours cette obsession de la main invisible des services. Il faut confesser ici une réelle déception devant la fragilité de cet argument, et surtout les innombrables erreurs qu’il avance. Bien sûr, les services pakistanais jouent, et depuis le début, un rôle étrange dans ces affaires, mais nombre d’opérations contre Al Qaïda conduites en Afghanistan, au Pakistan, au Moyen-Orient ont abouti à des succès opérationnels majeurs MALGRE les services pakistanais. La mort ou la capture de nombre de cadres dirigeants d’Al Qaïda depuis 2001 contredisent par ailleurs le mépris de Chouet.

–  « Sur les quelque 400 membres actifs de l’organisation qui existait en 2001 (…), il en reste moins d’une cinquantaine, essentiellement des seconds couteaux, à l’exception de Ben Laden lui-même et de Ayman al-Zawahiri, mais qui n’ont aucune aptitude sur le plan opérationnel. Donc moins d’une cinquantaine ont pu s’échapper dans des zones reculées, dans des conditions de vie précaires, et avec des moyens de communication rustiques ou incertains. Ce n’est pas avec un tel dispositif qu’on peut animer à l’échelle planétaire un réseau coordonné de violence politique. »  Chouet semble considérer qu’Al Qaïda s’est révélée incapable de recruter de nouveaux cadres depuis le 11 septembre. Quant au « manque d’aptitude », on préfère en rire, malgré les milliers de morts…

– « D’ailleurs il apparaît clairement qu’aucun des terroristes post 11/9, qui ont agi à Londres, Madrid, Casablanca, Djerba, Charm-el-Cheikh, Bali, Bombay, etc., ou ailleurs, n’a eu de contact avec l’organisation. » Alain Chouet semble oublier que c’est sous ses ordres que l’enquête concernant l’attentat de Djerba (avril 2002) a été menée. Il ne se souvient sans doute pas des preuves irréfutables (appels téléphoniques, e-mails) qui liaient Nizar Nawar, le kamikaze, à l’état-major d’Al Qaïda. Je précise ici qu’on aurait aimé que l’immense sagacité d’Alain Chouet se déploie au sujet de l’attentat de Karachi de mai 2002… Et donc, il n’y aurait pas de lien entre Al Qaïda et les attentats de Londres, de Madrid, de Bali, de Bombay ? Qu’il me soit permis de rappeler ici que ces attentats ont tous eu lieu après la démission de Chouet, et qu’il n’a sans doute eu accès qu’aux éléments publiés par la presse. Il est un peu décevant de voir un tel professionnel analyser aussi piètrement des données publiques. Mais si on veut « en connaître », il ne faut pas démissionner sur un coup de tête. Les enquêtes nationales et internationales menées sur ces opérations ont en effet démontré sans la moindre ambiguïté qu’Al Qaïda avait, au minimum, apporté sa caution aux terroristes. Il a même été enfin dit, le 11 février dernier, aux premières journées européennes sur le terrorisme organisées par la Fondation pour la Recherche Stratégique (FRS), que les attentats de Madrid, en mars 2004, sont liés à d’importants membres d’Al Qaïda. Mais voilà, on ne peut pas parler du nucléaire au Sénat et être invité à un colloque professionnel… 

Je ne peux en revanche qu’approuver la remarque de Chouet sur les revendications des attentats. Certaines, en particulier celles signées par les Brigades d’Abou Hafs al Masri, se sont en effet rapidement révélées fantaisistes. Quant à Oussama Ben Laden, qu’Alain Chouet évoque étrangement comme un vivant, il me semble avoir relayé dans ces pages les rumeurs persistantes au sujet de sa mort. Mais sans doute Alain Chouet ne lit-il pas les notes de la DGSE quand elles sont publiées dans la presse…

Tout cela laisse un sentiment de malaise très désagréable, et la teneur de l’article, pourtant publié par un site « citoyen », laisse songeur. Car finalement, quel est le but de ces pages ? Opposer la DGSE à la CIA, tourner en ridicule la vision américaine d’Al Qaïda, et in fine accuser les services de l’Empire de manipuler la menace à des fins politiques. Il s’agit surtout, en prenant un air désinvolte, de resservir au public les thèses éculées d’un complot américain à l’origine des attentats perpétrés dans le monde depuis 2001, et il suffit de lire les commentaires laissés par les Internautes sur le site d’AgoraVox pour retrouver l’habituel salmigondis de conspirationnistes de tous bords, gauchistes orphelins, crypto-fascistes drapés dans la toge de la défense de la République contre l’Amérique juive, islamistes aux idées pour le moins confuses. La gestion d’un média citoyen empêcherait donc de publier les opinions contraires à la ligne du parti…

Mais cette gestion empêche également de faire fonctionner son cerveau. Au lieu d’opposer stérilement la DGSE à la CIA, et, pour dire les choses, le bien connu génie français à la balourdise yankee, les auteurs de cet article auraient pu utiliser Google et ils auraient ainsi retrouvé la trace d’un article publié dans l’Express en 2004 (ici). Ils auraient ainsi pu y lire un résumé de la fameuse « théorie des 3 cercles », mise au point par la DGSE pour expliquer le fonctionnement d’Al Qaïda et de la mouvance jihadiste, et reprise par l’ensemble de la communauté occidentale du renseignement. Mais la recherche d’informations et l’usage du cerveau ne sont pas très en vogue chez certains médias. 

Alors, quelle morale en tirer ? Jean-Pierre Filiu reconnaissait récemment, avec une modestie feinte, qu’il n’était qu’un « académique » et qu’il se situait donc bien loin des « praticiens ». Cette déclaration cachait mal sa frustration de ne pas avoir accès aux données dont disposent les services – et il faut admettre ici que la France a bien du mal à créer des passerelles entre les sphères. Mais Jean-Pierre Filiu a bien plus de raison de parler du jihadisme qu’Alain Chouet et que les plumitifs d’AgoraVox, juste capables d’entretenir les pires penchants de leurs lecteurs.

Rendons cependant justice à Alain Chouet de sa lucidité sur l’Arabie saoudite, et passons sous silence le fait qu’AgoraVox, au lieu d’interroger Olivier Roy, se tourne vers Eric Dénécé pour décrire Al Qaïda. On a les références qu’on peut.

Merry Christmas, Mr. Abdulmutallab

Dans un entretien accordé au Figaro (ici), le toujours prolixe Jean-Pierre Filiu analyse, avec l’assurance de celui qui pense savoir, l’attentat raté du 25 décembre contre le vol 253 de Northwest Airlines entre Amsterdam et Detroit.

Après quelques banalités sur les sites Internet jihadistes, qu’il avait déjà énoncées dans une tribune publié par Libération, JP Filiu dresse un tableau assez bien vu d’Al Qaïda, durement éprouvée par les raids incessants des drones de l’Empire. Il commet cependant deux erreurs tragiques :

– D’abord, en affirmant qu’Al Qaïda ne revendiquera pas cet attentat, puisqu’il paraît qu’Al Qaïda « ne revendique pas ses échecs ».

– Ensuite, fidèle à sa ligne, il se refuse toujours à admettre qu’Al Qaïda encourage les mouvements jihadistes régionaux.

Hélas, hélas, la réalité a rattrapé notre Mme Irma du contre-terrorisme, puisqu’Al Qaïda pour la Péninsule Arabique (AQPA) vient justement de revendiquer cette opération. Mais il semble avoir échappé à M. Filiu qu’AQPA n’était pas AQ, et que ce groupe régional pouvait, à juste titre, se féliciter de cette affaire. Même raté, en effet, cette opération a replacé au premier plan la menace jihadiste dans l’esprit de nos décideurs. De plus, en étant la première organisation jihadiste régionale à revendiquer un attentat à des milliers de kilomètres de son champ d’action, AQPA a frappé un grand coup et provoqué, comme d’habitude, la volée de mesures ineptes annoncées par nos gouvernants – qui ne manqueront pas d’être dénoncées par ceux qui craignent l’émergence d’un Big Brother.

Comme pour le 11 septembre 2001, il semble bien que la seule mesure qui vaille soit de faire enfin fonctionner correctement les services de renseignement et de sécurité. J’ai déjà, dans ces colonnes, montré à quel point les attentats de New-York et de Washington auraient pu être évités si tout le monde avait fait son travail. Le Figaro donne à cet égard une édifiante explication :

Le changement brutal de comportement d’Umar Farouk Abdulmutallab, le Nigérian à l’origine de l’attentat manqué contre le vol Amsterdam Detroit de la Northwest Airlines, avait alarmé sa propre famille. Lundi, les Abdulmutallab sont sortis de leur silence et affirment avoir informé, il y a deux mois, les services de sécurité nigérians de leurs craintes que leur fils ait été radicalisé par des extrémistes islamistes. Le jeune homme avait en effet abandonné son master de business qu’il avait entrepris à Dubaï et avait confié à sa famille son souhait d’étudier l’islam au Yémen. Une fois là-bas, le Nigérian a cessé de donner de ses nouvelles et a disparu.

Le père d’Umar, un ancien ministre nigérian et banquier réputé, a également pris contact avec des agences de sécurité étrangères pour qu’elles apportent « leur aide et ramènent Umar chez lui ». L’ancien ministre a ainsi signalé la radicalisation de son fils à l’ambassade américaine du Nigéria, en novembre dernier.

Cette alerte avait valu à Umar Farouk Abdulmutallab d’être fiché parmi les personnes soupçonnées de liens avec le terrorisme (Terrorist Identities Datamart Environment). Mais les 550.000 personnes de cette liste n’étant pas forcément jugées actives, elles ne sont pas interdites d’embarquement sur des vols vers les Etats-Unis.

Une fois de plus, donc, malgré les alertes répétées qui démontrent que les signaux faibles ont été correctement recueillis,  un processus froidement technico-administratif a laissé filer le terroriste. La multiplication des outils automatisés de traitement du renseignement facilite bien souvent la tâche des jihadistes, en particulier en raison de l’incapacité des logiciels et des fonctionnaires les mettant en œuvre à lire puis à cribler correctement les patronymes du monde arabo-musulman (puisque c’est hélas bien de lui qu’il s’agit).

Dans sa soif éperdue de communication, notre gouvernement n’a pas tardé à réagir à la menace en annonçant qu’il « [voulait] être informé du profil des voyageurs dès la réservation des billets. » Il s’agit ici de se demander si l’auteur de cette géniale idée a conscience du travail phénoménal que demande une telle mesure. Qui va cribler les dizaines de milliers de noms ? Que va-t-on faire des individus identifiés comme étant « suspects » ? Au nom de quelle loi, de toute façon, ces individus pourraient-ils être interdits de voyages aériens ? Et que se passera-t-il si les policiers découvrent dans un avion non pas un terroriste mais un escroc recherché ? Passeront-ils l’information à leurs collègues, ou le laisseront-ils filer au nom de la priorité accordée  à la gestion de la menace terroriste ? Dans cette hypothèse, que deviendra l’article 40 du code pénal qui impose de dénoncer tout acte illégal dont on a connaissance ?

De réformes idiotes en mesures absurdes, les autorités occidentales paraissent singulièrement démunies. Les avis, motivés par d’obscures certitudes, d’une poignée d’experts hantant les plateaux de télévision, ne font rien, par ailleurs, pour arranger les choses. Aveuglés par l’aura qui entoure, dans nos pays, la notoriété, les responsables des services prêtent parfois une plus grande attention aux sentences des universitaires qu’aux analyses de leurs propres agents. En militant pour la fermeture des sites jihadistes, JP Filiu donne ainsi de mauvaises idées. Qui peut croire, en effet, que les terroristes cesseront de se parler parce que les sites identifiés auront été fermés ou bloqués.

Evidemment, dès l’événement connu, les internautes français s’en sont donnés à cœur joie. Complot américain permettant au Président Obama de poursuivre « sa » guerre en Afghanistan, démonstration de la nocivité de l’islam pour d’autres, on a tout lu depuis le soir du 25 décembre.  Certains découvrent même que le Yémen est un Etat virtuellement failli, et les bonnes âmes s’émeuvent des opérations que les Etats-Unis y conduisent – depuis des années – contre les jihadistes.

Cet attentat raté nous rappelle enfin quelques vérités : il y a une guerre là, dehors, et que nous choisissions de la faire ou de ne pas la faire n’entamera en rien la volonté de nos ennemis. Notre société, plus que troublée par ses crises internes et radicalisée par le nauséabond débat sur l’identité nationale, se scinde entre des apprentis croisés avides de combats contre l’islam et des esprits soi-disant éclairés qui pensent que le mal vient des Etats-Unis et de leurs alliés. Dans ce tintamarre, rares sont les voix qui osent défendre l’Occident et qui osent vouloir aider le monde arabo-musulman. On ne peut que craindre, à terme, le déclenchement d’une crise ouverte entre les deux camps dans nos sociétés.

 

Les grands espions du 20e siècle

Je quitte le terrorisme quelques instants pour vous conseiller la lecture du dernier ouvrage de Patrick Pesnot et de son mystérieux interlocuteur, Monsieur X, consacré au renseignement : « Les grands espions du 20e siècle. »

D’une plume toujours alerte, l’auteur et son complice abordent quelques personnalités marquantes de l’espionnage du siècle passé et apportent un éclairage précieux sur les dessous de plusieurs affaires fascinantes. Une bonne initiation au monde du renseignement, de la manipulation et du double jeu.

Quelques mots sur OBL

Interviewé par la chaîne ABC, le Secrétaire américain à la Défense Robert Gates a déclaré, le 5 décembre dernier, ne pas avoir reçu de renseignements fiables sur Oussama Ben Laden depuis des années. « Si nous savions où il se trouve, nous serions allés le chercher », a-t-il ajouté.

Le général James Jones, conseiller du Président à la Sécurité Nationale, a pour sa part indiqué le 6 décembre que le fondateur d’Al Qaïda « séjournait encore régulièrement en Afghanistan », et qu’il « résidait au nord-Waziristân ».Ces déclarations interviennent après la publication d’un rapport de la Commission des Affaires étrangères du Sénat, « Tora Bora revisited », pointant les erreurs commises par l’Administration Bush en décembre 2001 lors de la traque du chef terroriste.Le renforcement de la présence militaire en Afghanistan, récemment décidée par le Président Obama, vise officiellement à défaire Al Qaïda. La traque du fondateur du groupe est donc redevenue naturellement un sujet d’intérêt pour l’opinion publique américaine.

Recherché par les, autorités américaines, qui en offrent 50 millions de dollars, Oussama Ben Laden a été traqué en Afghanistan par une unité ad hoc successivement connue sous les noms de Task Force 121, Task Force 145 et Task Force 626 et qui agirait actuellement sous l’appellation de Task Force 77. L’objectif de cette unité était de le capturer ou de l’éliminer. En août 2009, John Brennan, le conseiller présidentiel pour le contre-terrorisme, a déclaré lors d’une conférence qu’il espérait pouvoir un jour présenter Oussama Ben Laden à la justice.

Les déclarations de Brennan et de Jones tranchent avec les analyses de plusieurs services occidentaux selon lesquels le chef terroriste serait mort depuis plusieurs années. A cet égard, les propos de Brennan et de Jones tranchent également avec la réponse prudente de Robert Gates. Plusieurs indices sérieux incitent en effet à penser que Ben Laden est mort depuis plusieurs années :

La dernière vidéo d’Oussama Ben Laden date de septembre 2007, et n’a pas été authentifiée en raison des retouches manifestes effectuées sur les images du Saoudien.

–  En septembre 2006, le quotidien régional L’Est Républicain a publié une note de la DGSE dans laquelle il était dit que les services de renseignement saoudiens détenaient la preuve de la mort du terroriste. Plusieurs services évoquent même l’existence d’une sépulture dans les zones tribales pakistanaises.

En janvier et septembre 2009, des communiqués attribués à Ben Laden ont été diffusés, mais aucun n’a été authentifié.

Depuis plusieurs années, toutes les vidéos authentifiées d’Al Qaïda ont mis en scène l’adjoint de Ben Laden, l’Egyptien Ayman Al Zawahiry. Si ce-dernier, qui fait l’objet d’une traque comparable à celle subie par Ben Laden, parvient à enregistrer des vidéos, pourquoi son chef ne le peut-il pas ? De surcroît, la stratégie actuelle d’Al Qaïda porte nettement la marque de Zawahiry.

D’ailleurs, en avril 2009, le Président pakistanais Zardari a déclaré que ses services de renseignement étaient convaincus de la mort de Ben Laden, mais sans disposer de preuve.

Enfin, les propos d’un prisonnier afghan affirmant en 2009 que Ben Laden vivait au Pakistan n’ont jamais pu être recoupés, et les surveillances téléphoniques n’ont pas saisi d’allusions au « cheikh ».

Il est donc permis de s’interroger sur les propos contradictoires de Gates, Brennan et Jones.

S’agit-il, pour le général Jones, d’une volonté de justifier à toute force la stratégie présidentielle en Afghanistan ? S’agissait-il, en août 2009, de déclarations de principe de la part de John Brennan ?

Robert Gates fait-il preuve, de son côté d’une trop grande franchise ?

La confirmation de la mort d’Oussama Ben Laden est en effet redoutée par de nombreux services comme le probable déclencheur d’actions terroristes menées par des groupes du « 3e cercle » et des « loups solitaires ».

Quoi qu’il en soit, bien rares sont les adversaires vivants de l’Empire à propos desquels aucun renseignement n’est disponible…

Démocratie à l’américaine : « Tora Bora revisited »

Alors que plus d’un an après la France se refuse toujours à dire la vérité au sujet de l’embuscade d’Uzbin, le Sénat américain vient une nouvelle fois de prouver que l’exercice de la démocratie est possible dans un pays en guerre. (J’ai dit « possible », et pas « systématique » ou « naturel », car il ne s’agirait pas d’oublier Guantanamo…).

Le 30 novembre 2009 a été publié un rapport de la commission des Affaires Etrangères du Sénat des Etats-Unis sur la prise de Tora Bora en décembre 2001 et la « non capture » d’Oussama Ben Laden. Le rapport peut être téléchargé à l’adresse suivante : http://foreign.senate.gov/imo/media/doc/Tora_Bora_Report.pdf.

Ecrit dans le style typique des rapports sénatoriaux américains, ce texte de 49 pages (en réalité, une vingtaine si on exclut les notes et les deux annexes) étudie avec précision, mais sans polémiquer, les erreurs commises en Afghanistan en décempbre 2001.

Le constat, bien que sans appel, est à mon sens déformé par les médias français. L’AFP du 29 novembre résume la chose ainsi : « Les Etats-Unis auraient pu tuer ou capturer Oussama Ben Laden en décembre 2001 à Tora Bora dans l’est de l’Afghanistan, mais l’administration Bush a choisi de ne pas pousser plus loin et permis sa fuite au Pakistan ».

Ignorance, anti-américanisme primaire ou ou volonté de nuire ? Le fait est qu’à la lecture d’une telle phrase on ne peut que comprendre que les Etats-Unis ont délibérément laissé Oussama Ben Laden s’enfuir. Cette interprêtation devrait ravir les conspirationnistes. En réalité, le rapport, s’il pointe sans pitié les erreurs tactiques et leurs conséquences stratégiques, se garde bien de tout déterminisme.

Le constat est cruel : « Removing the Al Qaeda leader from the battlefield eight years ago would not have eliminated the worldwide extremist threat. But the decisions that opened the door for his escape to Pakistan allowed Bin Laden to emerge as a potent symbolic figure who continues to attract a steady flow of money and inspire fanatics worldwide. »

Le rapport met évidemment en cause Donald Rumsfeld, ansi que Dick Cheney et le général Tommy Franks, et la mise en cause de l’Administration Bush est donc induite. Alors ? Alors, il semble acquis que l’état-major US a renâclé à investir l’ensemble du complexe de Tora Bora, de même qu’il a refusé de déployer plus de troupes, préférant se fier aux massives frappes aériennes conduites par les drones, les B-52 ou les AC-130. De toute évidence, cette option n’a pas donné les résultats escomptés, et on peut s’interroger sur la qualité de certains stratèges US, plus nourris par leurs certitudes que par les faits.

Et pourtant, les rares à avoir vu certaines cassettes vidéos de la fuite de Ben Laden et de ses proches peuvent témoigner que le chef terroriste a bien faillir finir sous une bombe. Cette scène qui montre le milliardaire, au sommet d’une crête, jeter un regard derrière lui et contempler le champignon de poussière au-dessus d’une crête juste franchie en dit long sur la proximité des forces américaines.

L’aveuglement, l’incompétence, le refus obstiné de Rumsfeld d’engager plus de troupes au sol, la confiance aveugle dans la technologie sont autant de facteurs qui ont joué en faveur du terroriste. Y a-t-il eu, comme certains l’affirmaient dès hier dans des commentaires, une volonté délibérée de le laisser fuir, afin peut-être de préparer la guerre en Irak ? Il est permis d’en douter – voire, dans mon cas, d’en rire. Qu’on se souvienne des plans militaires d’autres nations pour garder la tête froide. Ni à Dien Bien Phu ni face à la Wehrmacht il n’existait de plans secrets… Juste des certitudes.

XIII : incompréhensible compilation

Les Français adorent les feuilletons, songez à Dumas, Balzac, Sue, etc. Mais cet amour des sagas, cette soif de rebondissements les conduisent parfois à porter au pinacle des œuvres surévaluées. C’est le cas de la série XIII, de Jean Van Hamme et William Vance (cf. http://www.treize.com/).

Comme vous peut-être, j’ai adoré les premiers albums et je dois avouer avoir passé une après-midi de révisions (en DEUG ? en licence ? je ne sais plus) à dévorer la première partie de la saga. Mais après Rouge total (1988), 5e épisode de la série, j’ai vraiment cru que la messe était dite. Pas du tout. La saga continue, elle a même atteint le tome 19, mais à quel prix ?

Sans doute grisés par le succès, peut-être attachés à leur personnage, tentés par la promesse de gains conséquents, les auteurs ont transformé ce qui n’était déjà qu’une compilation de faits historiques en un salmigondis indigeste où le meilleur des enquêteurs ne peut que se perdre.

Regardons les choses de plus près. Un homme est retrouvé inconscient en mer, porteur d’un mystérieux signe, ça ne vous rappelle rien ? Moi, ça me rappelle La mémoire dans la peau (The Bourne identity) de Robert Ludlum, publié en… 1980.

Ludlum, pour ce roman – le premier de la trilogie – s’était inspiré d’une superbe manœuvre d’intoxication du Reich conduite par les services britanniques sous le nom d’opération Mincemeat (cf. dans un français laborieux : http://fr.wikipedia.org/wiki/Op%C3%A9ration_Mincemeat).

 Les auteurs de XIII ne sont même pas remontés à cette opération et ont fait démarrer leur intrigue d’une façon assez semblable. Et ils y ont ajouté l’affaire Kennedy. Soyons honnête : ça marchait très bien pendant les 5 premiers albums, mais c’est après que ça se gâte. Les personnages sont caricaturaux (jusque dans leur physique) et on se perd dans les innombrables identités d’un homme qui, en toute logique, aurait dû devenir fou un paquet de fois après toutes les révélations sur son passé. Les soubresauts de l’enquête de Ross Tanner sont initialement intéressants, puis préoccupants, et deviennent finalement comiques tant ils enlèvent à chaque péripétie un semblant de crédibilité à l’histoire. Pour des auteurs désireux de recréer la réalité, l’échec est de taille.

Mais une bonne idée n’est jamais gâchée, et en 2002 Doug Liman adapte au cinéma The Bourne identity (avec Matt Damon, Chris Cooper et Brian Cox).

On est loin du téléfilm avec Richard Chamberlain… En 2004, le flambeau est repris par Paul Greengrass, un fin connaisseur de l’espionnage puisqu’il est le co-auteur, en 1988, du classique de la littérature consacrée au renseignement Spy Catcher, dans lequel Peter Wright y expose sa version de la guerre froide.

Paul Greengrass, qui a réalisé en 2002 le remarquable Bloody Sunday, donne au film d’espionnage une claque salutaire et renvoie James Bond à la préhistoire. Les producteurs de la franchise ne s’y tromperont d’ailleurs pas, et Casino Royale doit bien plus aux aventures de Jason Bourne qu’aux 40 années de gadgets idiots et de jolies filles pas moins idiotes de 007. Evidemment, à bien y regarder, entre The Bourne Supremacy et Live and let die, le choix est vite fait !

Greengrass conclut la trilogie en 2007 par le tonitruant The Bourne ultimatum. Il a, entre temps, réalisé Flight 93, un film étonnant sur les attentats du 11 septembre.

Gagnés à leur tour par le cinéma, les créateurs de XIII se sont risqués en 2008 à Hollywood, qui a produit une minisérie télévisée, XIII: The conspiracy, disponible en janvier 2010 en DVD en France. La simple bande-annonce vous permet de mesurer l’impact de Liman et de Greengrass sur l’univers décidément très influençable de XIII.

Mais nous n’allons pas nous quitter fâchés. Je vous laisse avec Extreme ways de Moby, le morceau fétiche de la trilogie Bourne.

Al Qaïda : le retour aux fondamentaux

Le 27 avril 2009, le Président pakistanais Asif Zardari a confié lors d’une interview que les responsables de l’ISI, les services de renseignement militaires, estimaient qu’Oussama Ben Laden était mort.

Cette déclaration, qui pourrait conduire à la divulgation de nouveaux renseignements sur la situation du fondateur d’Al Qaïda, intervient alors que le jihadisme accomplit une nouvelle mutation. A la toute puissance opérationnelle et médiatique d’Al Qaïda se substituent en effet depuis plusieurs mois des jihads régionaux connectés entre eux. Cette évolution, qui marque la fin d’une époque, est porteuse de nouvelles menaces.

1. Al Qaïda : la source de toute chose

–  La Base : le soutien au jihad

Issue du Bureau des Services de Peshawar (Maktab ul-Khadamat), un organisme conçu dans les années ’80 pour alimenter le jihad afghan en volontaires, Al Qaïda (La Base) fut pensée par son créateur, Oussama Ben Laden, comme une structure de soutien aux vétérans de cette guerre.Réfugié au Soudan, Oussama Ben Laden y rencontra de nombreux responsables terroristes islamistes et y tissa des relations qui s’avéreront précieuses par la suite. Certains, comme les membres du GIA algérien, refusèrent cependant de lier leur combat à celui d’Al Qaïda. Jusqu’en février 1998, Al Qaïda resta donc une organisation de soutien au jihad, sans activité opérationnelle directe. Le mouvement apportait une aide d’autant plus précieuse qu’il s’était implanté en 1996 dans l’Afghanistan des Talibans, dans lequel il dispensait entraînement paramilitaire et formation à la clandestinité. Il faut rappeler ici que les tous les camps d’entraînement terroristes en Afghanistan n’étaient pas gérés par Al Qaïda, certaines structures étant réservées à d’autres mouvements.Mais, le 23 février 1998, Oussama Ben Laden diffusa le communiqué annonçant la création du Front Islamique Mondial pour le Jihad contre les Juifs et les Croisés. L’arrestation en Albanie de trois jihadistes égyptiens grâce à la CIA et leur expulsion vers l’Egypte confirma Oussama Ben Laden dans sa volonté de frapper les Etats-Unis en Afrique.

– Al Qaïda en première ligne

Les attentats contre les ambassades des Etats-Unis à Nairobi et Dar-es-Salam, commis presque simultanément le 7 août 1998, furent l’aboutissement d’une longue période de préparation et constituèrent le véritable « coming out » d’Al Qaïda. Revendiquées par l’Armée Islamique de Libération des Lieux Saints (AILLS), une organisation prête-nom, ces attaques montrèrent au monde les capacités d’Al Qaïda, ses modes opératoires, les cibles qu’elle allait privilégier et son mépris pour la vie des populations civiles.

Complot terroriste associant des cellules implantées dans deux capitales, un réseau logistique couvrant l’Afrique de l’Est, le Yémen et l’Afghanistan, et s’appuyant sur des ONG du Golfe, cette opération fut le fruit de la seule volonté d’Oussama Ben Laden, obnubilé par le jihad mondial contre les Etats-Unis. Ses adjoints directs et le majliss d’Al Qaïda attendaient pour leur part la réalisation d’attentats contre les intérêts israéliens, mais les succès de l’organisation firtent taire, pour un temps, leurs doutes.

De 1998 à 2002, Al Qaïda réalisa elle-même une série d’attentats spectaculaires, et imprima sa marque dans l’Histoire avec les opérations du 11 septembre 2001 à New-York et Washington : Attentats contre l’USS Cole en octobre 2000 au Yémen, contre la synagogue de la Ghriba à Djerba en avril 2002, contre une discothèque à Bali en octobre 2002, contre un pétrolier français au Yémen en octobre 2002, contre des intérêts touristiques israéliens au Kenya en novembre 2002. Des projets ont été déjoués en Jordanie et aux Etats-Unis en décembre 1999, en France en décembre 2000, en Italie en janvier 2001, en Belgique et en France et en septembre 2001, etc.

 

Cette période, sorte d’apogée opérationnel, trouva sa fin à la suite de la vaste campagne anti terroriste déclenchée par les Etats-Unis et leurs alliés. Les arrestations de plusieurs hauts responsables de l’organisation, dont Khaled Sheikh Mohamed et Abou Zoubeida, et l’élimination d’autres, dont le chef militaire d’Al Qaïda, Abou Hafs al Masri, mirent un frein aux projets du groupe. De plus en plus, Oussama Ben Laden fut contraint de s’appuyer sur les réseaux locaux et laisser se développer des opérations contre Israël et les communautés juives, à la demande des émirs désireux de s’impliquer dans le conflit palestinien.

–  Un réseau mondial structuré

L’organisation d’Al Qaïda a constitué pendant près d’une décennie une énigme pour les services de sécurité occidentaux habitués à lutter contre leurs homologues du l’ex-bloc soviétique ou contre des groupes terroristes révolutionnaires. Reposant sur une organisation militaire, le réseau terroriste s’appuyait sur des solidarités personnelles échappant à la compréhension initiale. Bien que disposant d’organes internes rappelant le fonctionnement de structures clandestines passées (comité militaire, comité religieux, unités chargées de la gestion des volontaires, du budget, etc.), Al Qaïda a privilégié une organisation souple s’appuyant sur des coordinateurs régionaux ou nationaux puisant dans les communautés musulmanes des volontaires jihadistes. Présents à Londres, en Belgique, en Allemagne, en Italie, en Egypte, en Syrie, au Yémen, au Pakistan et au Canada, ces individus ont joué un rôle majeur avant la répression ayant suivi le 11 septembre en organisant aussi bien des attentats que filières logistiques. Le démantèlement rapide de cette « internationale du jihad » a conduit Al Qaïda à confier de plus en plus à ses alliés locaux la mise en œuvre de ses projets terroristes et à laisser une grande autonomie opérationnelle aux cellules ayant survécu aux arrestations.

2. Le jihad mondial : du jihad global aux jihads régionaux

La pression sécuritaire de plus en plus forte sur les réseaux jihadistes, si elle n’a pas empêché tous les attentats projetés par Al Qaïda et sa mouvance, a cependant entraîné de profondes modifications des méthodes opérationnelles.

De la toute puissance opérationnelle au repli stratégique

L’intervention occidentale en Afghanistan, si elle a considérablement réduit les capacités d’Al Qaïda, a renforcé sa détermination à lutter et à frapper partout où cela serait possible. La nécessité s’est donc imposé de déléguer aux réseaux locaux la conduite des attentats. Cette stratégie s’est rapidement révélée payante en Indonésie grâce à la Jemaah Islamiya (JI) puis au Maroc en mai 2003.Parallèlement, l’invasion anglo-américaine de l’Irak a redonné au jihadisme une impulsion, probablement décisive. Comme dans les années ’80 et ’90, des réseaux se sont spontanément constitués afin d’envoyer des volontaires combattre en Irak, tandis que l’idéologie jihadiste redonnait à des groupes en perte de vitesse une légitimité qu’ils avaient perdue depuis des années. Les attentats d’Istanbul, de Madrid puis de Londres, ainsi que le retour du terrorisme en Egypte ou son émergence en Jordanie et surtout en Arabie saoudite, ont favorisé le repli stratégique d’Al Qaïda, qui, pour reprendre une expression des services de renseignement français, « avait rempli son rôle historique de déclencheur du jihad mondial ». Cet effacement opérationnel de l’organisation a cependant été également provoqué par le retrait progressif d’Oussama Ben Laden du processus décisionnel.

L’effacement de Ben Laden et le retour des idéologues

Traqué, malade – et désormais probablement mort, Oussama Ben Laden a été remplacé à la tête d’Al Qaïda par Ayman Al Zawahiry. Celui-ci, en raison de son histoire personnelle, a progressivement imprimé sa propre marque sur Al Qaïda.

D’abord focalisé sur l’Irak, perçu comme le piège qui allait fonctionner là où celui tendu en Afghanistan avait échoué, l’idéologue égyptien a développé une rhétorique complexe inspirée aussi bien par l’islam radical que par une forme modernisée du panarabisme. Sa vision du monde, à la fois plus subtile et plus radicale que celle de Ben Laden, a permis la mobilisation de centaines de sympathisants dans le monde, en partie grâce à ses incessantes interventions télévisées. Surtout, l’impopularité croissante des Etats-Unis et de leurs alliés dans le monde arabo-musulman ont offert à Ayman Al Zawahiry l’occasion de mettre en pratique sa propre conception du jihad. Au lieu de mener seule une vaste campagne terroriste, au risque d’y prendre des coups sans pouvoir les rendre, la nouvelle direction d’Al Qaïda a choisi de revenir au rôle de structure de soutien logistique et idéologique de mouvements régionaux. Cette stratégie est particulièrement visible depuis plus de deux ans, avec l’adoubement du GSPC algérien, devenu Al Qaïda au Maghreb Islamique ou la réactivation d’Al Qaïda dans la Péninsule Arabique, issue de la fusion des cellules rescapées du jihad en Arabie saoudite et des réseaux présents en Yémen. La volonté de pousser les feux en Somalie mais aussi au Pakistan à la faveur des troubles graves qui secouent ces pays est considérée comme une menace majeure en raison de la capacité d’Al Qaïda à peser sur la ligne politique des insurgés.

Les nouveaux fronts du jihad

La nouvelle stratégie de Zawahiry a été parfaitement illustrée par l’ambitieuse opération terroriste menée à Bombay en novembre 2008. Réalisée par des individus ayant bénéficié du soutien avéré d’une partie de l’appareil sécuritaire pakistanais, cette attaque, unique par son ampleur, a également reçu l’imprimatur des responsables d’Al Qaïda, impliqués dans la fourniture de moyens et de conseils.

Les attentats de Bombay obéissaient en effet à une double logique, de plus en plus présente dans les opérations jihadistes : inscrits dans un contexte « local », ils visaient à la fois un Etat et des objectifs internationaux. Cette double ambition, qui cherche également à susciter des vocations par la « propagande par le fait », influence les groupes actifs au Yémen ou en Algérie dans le choix de leurs cibles, et mobilise depuis des mois les jihadistes turcophones présents en Asie centrale dont les menaces récurrentes pèsent sur la politique allemande.

A la campagne globale s’est donc substituée une stratégie de soutien à de nombreux jihads locaux. L’ouverture de nouveaux fronts jihadistes est un objectif que Zawahiry poursuit depuis 2006, à l’occasion de ses commentaires de l’actualité internationale. Héritier de la mouvance islamiste radicale égyptienne mobilisée à la fois par la lutte contre le régime du Caire et la libération de la Palestine, le leader d’Al Qaïda tente de reproduire ce double objectif. Il est aidé par la résurgence de méthodes, modernisées, ayant fait les beaux jours de la mouvance islamiste radicale dans les années ’90. Les lieux de rencontre clandestins dans les mosquées radicales et les coordinateurs régionaux ont ainsi été remplacés par les forums jihadistes sur Internet, mais l’essentiel demeure : la communauté du jihad est plus que jamais unie et échange informations, méthodes et idées. Elle pratique toujours l’entraide, et on a vu récemment l’épouse d’un jihadiste mauritanien exfiltrée vers le Pakistan via le Mali, le Tchad, la Somalie et le Yémen. Cette longue chaîne de solidarité, qui a mis à contribution l’ensemble des groupes terroristes de ces pays, illustre l’étroitesse des liens au sein de la mouvance jihadiste.

La présence de terroristes marocains ou maliens dans les maquis kabyles d’AQMI est une autre illustration de ces incessants mouvements invisibles.

La menace terroriste, si elle n’a pas changé de nature, a changé de logique. Base idéologique, Al Qaïda organise depuis le Pakistan la nouvelle architecture de son jihad et tente de défier ses adversaires sur de nombreux fronts simultanés.

On nous prie d’annoncer le décès de…

On nous prie d’annoncer le décès de Tahir Yuldashev, membre fondateur de Mouvement Islamique d’Ouzbékistan (MIO), rappelé à Dieu par un drone américain en août dernier.

Yuldashev était le chef survivant du MIO après la mort, en novembre 2001, de Juma Namangani, l’autre tête pensante du mouvement. Le groupe, fondé en 1997, était à l’origine une organisation d’opposition au régime de Tachkent et avait pour objectif de créer une république islamique incluant l’Ouzbékistan, le Tadjikistan, et le Kirghizistan. Le coeur du dipositif de MIO était placé dans la vallée de la Fergana. C’est dans cette vallée que les forces spéciales américaines firent le coup de feu en 2002.

Jusqu’aux attentats du 11 septembre, le MIO, étroitement lié à Al Qaïda, bénéficiait du soutien du Pakistan et des Talibans. L’intervention américaine, puis occidentale, en Afghanistan, a porté des coups très durs au mouvement, dont les cadres se sont réfugiés dans les zones tribales pakistanaises. En 2004, la rumeur a couru que Yuldashev avait été blessé lors d’un accrochage avec des unités pakistanaises soutenues par les forces spéciales américaines, mais sa mort n’avait pas été confirmée.

 

Le MIO était fortement soupçonné d’avoir réalisé une série d’attentats à Tachkent entre le 28 et le 31 mars 2004, causant la mort de 43 personnes. Le groupe était de toute façon objet de sanctions internationales et figurait sur la liste des Nations unies (Comité 1267) ainsi que sur plusieurs listes nationales de groupes terroristes.

La mort de Yuldasev intervient alors qu’on note une résurgence du jihadisme dans les milieux islamistes radicaux turcophones, le long d’un axe de crise qui s’étend de l’Allemagne au Xinjiang, nommé dans la rhétorique d’Al Qaïda « Turkestan oriental ». Surtout, elle confirme que les zones tribales pakistanaises abritent toujours des combattants étrangers aux côtés des Taliban. Enfin, ce succès opérationnel démontre aux sceptiques que la communauté américaine du renseignement a su, et de quelle façon, surmonter la crise ayant abouti au 11 septembre. Je vous parlerai, un de ces jours, de quelle façon un drone peut éliminer un chef jihadiste…

Que savaient les services de renseignement le 10 septembre 2001 ?

Au risque d’en choquer quelques uns, je suis bien obligé d’affirmer qu’il est des sujets dont on ne peut pas parler si on ne les a pas explorés de l’intérieur. L’imagination, l’empathie, la capacité de projection sont autant de qualités précieuses chez un auteur de fiction, mais qui peut décrire un saut en parachute sans avoir sauté lui-même ? Qui peut rapporter les sentiments d’un chirurgien s’il n’a pas lui-même opéré ? Il en va de même pour le renseignement, et les esprits les plus rigoureux se cantonnent le plus souvent à l’étude des archives. Hélas, dans bien des cas, le lecteur curieux est assailli de toutes parts par des ouvrages dont les auteurs soignent leur mythomanie par la compilation d’articles et les confessions de quelques vieilles gloires plus ou moins lucides. Il en est ainsi, évidemment, de nombre d’écrits concernant les attentats du 11 septembre 2001.

Les tenants de la théorie du complot, que j’ai évoqués ici, font preuve, en plus d’une folle arrogance intellectuelle, d’une ignorance crasse du monde du renseignement et plus généralement de ce qu’on appelle « le facteur humain ». Ce fameux facteur explique que malgré de nombreuses mais incomplètes informations personne n’ait pu/su prévoir les attaques du 11 septembre. Alignés froidement sur une feuille de papier, tous ces indices constituent pourtant un dossier accablant, mais l’Histoire regorge de ces incroyables et terribles enchaînements de circonstances qui jettent un pays dans l’abîme. J’y reviendrai plus tard. Il ne fait aucun doute que de nombreux éléments avaient été recueillis par diverses agences de renseignement au sujet d’un vaste projet terroriste, mais la synthèse était-elle possible ? Qui savait quoi ? Comment ? N’est-il pas vain et en partie idiot de réécrire ainsi l’Histoire ? Que savaient donc les services ? Essayons de faire un point mêlant chronologie et acteurs.

1/ La CIA, dès janvier 2000, avait détecté le passage à Kuala-Lumpur de plusieurs opérationnels de grande qualité d’Al Qaïda. Accueillis par Hambali, l’émir de la Jemaah Islamiyah, ils venaient de suivre un entraînement poussé dans un camp en Afghanistan et se préparaient à gagner les Etats-Unis pour y poursuivre les préparatifs des attentats du 11 septembre 2001 (cet épisode est décrit avec précision dans les pages 156 – 160 du rapport du Sénat sur les attentats).

Malheureusement, personne n’avait détecté la nature de l’entraînement reçu en Afghanistan… Par mesure de précaution, et parce qu’au moins un des jihadistes était impliqué dans l’attentat contre l’USS Cole au Yémen en octobre 2000, la CIA transmit au FBI et aux services douaniers les identités des individus détectés afin de leur interdire l’entrée du territoire américain.

2/ Ce voyage de terroristes d’Al Qaïda d’Afghanistan vers les Etats-Unis via la Malaisie illustrait à l’époque la structuration des ramifications mondiales du réseau de l’organisation jihadiste. Au même moment, la cellule de Hambourg se mettait en place avec des ressortissants du Golfe, un leader égyptien, et des fonds en provenance d’Espagne… Au sein des services de sécurité et de renseignement, la convergence entre réseaux, visibles dès l’été 1999 en Europe, avait été détectée et analysée comme la preuve d’un accroissement sensible de la menace. Tout le monde s’attendait à une action spectaculaire, et les opérations déjouées donnaient de précieuses indications : complot du Millenium à Seattle et Amman en décembre 1999, projet d’attentat contre la cathédrale de Strasbourg en décembre 2000, projet d’attentat contre l’ambassade américaine à Rome en janvier 2001, etc.

3/ Identifiés grâce aux patientes recherches des services français et britanniques, certains camps d’entraînement d’Al Qaïda étaient régulièrement photographiés par des satellites, ce qui permit de détecter des exercices de capture d’avions de ligne sur les appareils hors d’usage d’Ariana Airlines parqués sur l’aéroport de Kaboul

   

L’analyse faite à l’époque par la DGSE, diffusée dans une note que Guillaume Dasquié jugea utile de publier dans Le Monde du 17 avril 2007, concluait que les membres d’Al Qaïda s’entraînaient à détourner des avions. Cette hypothèse paraissait d’autant plus crédible qu’en décembre 1999 les Taliban avaient détourné sur l’aéroport de Kandahar un appareil d’Indian Airlines – et avaient même exhibé à cette occasion des missiles sol-air Stinger (FIM-92 pour les pros) – afin d’obtenir la libération d’un leader islamiste.

 

Personne n’envisageait donc sérieusement ces exercices de détournement autrement que comme une volonté de l’alliance Talibans/AQ de reproduire le succès de décembre 99.

En Europe, les services suivaient avec inquiétude le départ de volontaires maghrébins vers les camps afghans grâce aux filières d’Abou Zoubeida, soutenues par Abou Doha, un opérationnel basé à Londres qui faisait le lien entre les cellules algériennes, les réseaux d’AQ et les maquis tchétchènes, sous l’impulsion de l’émir Abou Djaffar, lui-même installé en Afghanistan.

4/ Ayant atteint son apogée organisationnel pendant l’été 2001, Al Qaïda restait difficilement lisible par les services. Les sources techniques étaient rares et concernaient essentiellement des responsables jihadistes liés à Al Qaïda mais en aucun cas des chefs de l’organisation. Le constat de la faillite du renseignement humain au sein de la CIA, dénoncée par Robert Baer (La chute de la CIA) ou Michael Scheuer (Imperial hubris), était également valable pour d’autres services, dont les agences françaises qui compensaient ce manque de sources par la qualité de leurs analyses. Seuls, une fois de plus, les services britanniques semblaient disposer en 2001 d’une source humaine de très haut niveau au cœur de l’état-major d’Al Qaïda. Certains observateurs estiment qu’il s’agissait de l’idéologue espagnol d’origine syrienne Abou Moussab, figure du Londonistan entre 1995 et 2000, un contact de haut niveau digne des sources que traitait le MI-5 (actuellement BSS) dans les services de l’Est quelques années plus tôt. Ce serait donc grâce à ses indications que les autorités britanniques, au printemps 2001, redoutaient un attentat majeur, dont ils avaient averti leurs alliés américains. Mais les détails manquaient…

L’arrestation en juillet 2001 à Dubaï du Franco-algérien Djamel Beghal, sur la foi d’un renseignement de la CIA transmis aux services émiratis, permit de dévoiler un projet d’attentat majeur contre l’ambassade des Etats-Unis à Paris. Informés, les services français et britanniques se mobilisèrent et concentrèrent leurs efforts contre le réseau impliqué, jugeant que cet attentat était le projet majeur dont parlaient les sources. Ce complot confirmait une grande partie des renseignements recueillis par la DGSE et la DCRG, qui coopéraient étroitement sur ce sujet depuis des mois, au grand dam de la DST qui pour une fois n’avait rien vu venir et en était réduite à vociférer lors des – rares – réunions de travail qu’elle acceptait de tenir avec ses homologues.

Il est désormais admis que ce projet d’attentat, prévu pour l’été 2002, était réel mais qu’il s’agissait d’abord pour Al Qaïda de détourner l’attention des services occidentaux en les attirant vers des cellules maghrébines. Le fameux briefing du 6 août 2001 réalisé par la CIA au profit du Président des Etats-Unis mentionnait la volonté d’Al Qaïda de réaliser une attaque sur le territoire américain. La découverte du complot Beghal mobilisa donc les énergies du FBI et de la CIA, et la délégation américaine participant à la réunion parisienne du 6 septembre 2001 consacrée à cette menace fut composée d’un nombre considérable d’agents qui surprit leurs homologues français.

Comme on peut le voir dans cette note, déclassifiée en 2004,  le fameux avertissement adressé par la CIA au Président Bush ne contenait rien de bien sensible : un rappel de l’affaire Ressam (décembre 99), et la confirmation que des cellules jihadistes sont actives sur le territoire US. Cette dernière information n’était pas nouvelle, et était considérée à l’époque par le FBI comme une des données fondamentales du paysage terroriste.

5/ Mais pendant que les grands services occidentaux traquaient entre l’Afghanistan, le Moyen-Orient et l’Europe les « cosmocrates » jihadistes, les bureaux locaux du FBI en Floride et en Arizona détectaient d’étranges élèves dans des écoles de pilotage. De plus, à Boston, ville bien connue des spécialistes pour son fameux réseau de chauffeurs de taxi islamistes radicaux, le même FBI interpellait un citoyen franco-marocain, Zacarias Moussaoui, pour un défaut de titre de séjour. L’officier en charge de l’affaire eut rapidement un doute sur l’individu et demanda à un juge d’autoriser une perquisition poussée du logement de l’individu et d’explorer le disque dur de son ordinateur. Cette autorisation lui fut refusée, jusqu’à ce que la DST française, interrogée par le FBI, révèle que Moussaoui était un sympathisant jihadiste bien connu, lié aux filières tchétchènes. Trop tard…

Les rapports envoyés par les antennes de Miami et de Phoenix furent perdus dans une remarquable illustration de ce qu’on appelle dans les services français – qui le pratiquent avec talent – le « sous-coudage ». Par ailleurs, la vétusté du réseau informatique du FBI empêcha un agent du bureau de Floride d’envoyer par e-mail les photos des suspects. Il fut ainsi contraint d’expédier une disquette par la poste jusqu’à Washington… Enfin, l’enquête révéla par la suite que plusieurs des terroristes avaient pu entrer aux Etats-Unis malgré les avis d’alerte émis par la CIA (cf. supra) Complot ? Non. Incompétence ? Oui, en partie, comme dans toute administration complexe. Facteur humain ? Hélas oui.

6/ Les Allemands, pour leur part, firent preuve, eux aussi, d’une coupable négligence en laissant se développer la fameuse cellule de Hambourg. Contraints par un système judiciaire conçu à la suite de la catastrophe nazie, les services de sécurité allemands firent longtemps fait preuve d’une très grande prudence à l’égard de l’islam radical. Ils redoutaient d’être accusés de discrimination et de bafouer la liberté d’opinion. En 1999, ces services, par ailleurs handicapés par le cirque administratif fédéral, libérèrent ainsi l’émir des jihadistes tunisiens en Europe en le considérant comme un simple délinquant… Il était en effet inconcevable pour les services de sécurité de Berlin de surveiller des individus en raison de leurs pratiques religieuses, même radicales…

7/ L’Espagne, plus mobilisée, ne fut cependant pas capable d’identifier les liens entre la cellule de Hambourg et un des leaders d’Al Qaïda en Europe, Imad Eddine Barakat Yarkas, alias Abou Dahdah, financier des attentats du 11 septembre… Comme leurs homologues européens, les services espagnols concentraient leurs efforts sur les réseaux jihadistes maghrébins. L’arrestation en juin 2001 d’un des hommes impliqués dans le complot contre la cathédrale de Strasbourg conforta les analystes dans la certitude que la menace était d’abord maghrébine.

8/ Les Saoudiens semblaient pour leur part au courant de beaucoup de choses. Le prince Turki al Faisal, chef des services de renseignement royaux, ancien « traitant » d’Oussama Ben Laden, démissionna d’ailleurs brutalement à la fin du mois d’aoûut 2001, après avoir organisé la livraison aux Talibans de 200 pick-ups parfaitement équipés… Beaucoup pense que cette démission surprise fut provoquée par la découverte de l’imminence d’un attentat majeur, voire que le Prince fut poussé dehors pour limiter les inévitables conséquences d’une telle catastrophe sur les relations entre Riyad et Washington.

9/ Mais le pire est que le concept mis en oeuvre du 11 septembre avait été validé dès 1994 à l’occasion de l’échec de l’opération Bojinka, un vaste complot visant à détourner au-dessus du Pacifique une série d’avions de ligne pour les faire s’écraser aux Etats-Unis et au Japon. Le projet était mené par Ahmed Ramzi Youssef, principal exécutant de l’attentat de 1993 contre le World Trade Center et neveu de Khaled Sheikh Mohamed, le concepteur des attentats du 11 septembre… Ramzi fut arrêté en 1995 au Pakistan, pendant que son oncle, avec lequel il avait conçu la bombe du vol Philippines Airlines 434 (cf. http://en.wikipedia.org/wiki/Philippine_Airlines_Flight_434) demeurait insaisissable. Réfugié au Qatar en 1996 avec la complicité des autorités locales, KSM échappa en janvier en 1996 à une opération du FBI à Doha alors qu’il était un fonctionnaire modèle du Ministère de l’Energie et de l’Eau dans l’émirat. Les services américains ont toujours été persuadés qu’il avait été prévenu par un membre du gouvernement local.

Lors de son transfert à New York, Ramzi, passant en hélicoptère devant les Twin Towers, déclara aux agents du FBI « qu’un jour ces tours tomberaient ». Il faut respecter les hommes accrochés à la réalisation de leurs projets.

10/ Le seul fait concret dont disposaient en fait certains services, dont ceux de la République, étaient les interceptions des communications de l’ONG islamiste radicale Al Wafa, financée par Oussama Ben Laden et étroitement liée à une autre ONG impliquée dans le jihad, l’Al Rashid Trust Foundation. Pour le moins obscures AVANT le 11 septembre, ces quelques conversations prirent tout leur sens APRES le 11 septembre et la sanction américain fut à la hauteur de l’affront. Le bâtiment de l’ONG fut détruit par un tir de Tomahawk dans les premières heures de l’intervention US en Afghanistan, provoquant un carnage dénoncé par les organisations humanitaires occidentales qui ignoraient qu’au-dessus du dispensaire géré par Al Wafa étaient entreposées des armes et des munitions. La déflagration n’en fut que plus violente, mais personne ne songea à accuser l’ONG d’utiliser comme boucliers humains de jeunes enfants…

Bien sûr, donc, mis bout à bout, tous ces éléments constituent un tableau effrayant. Mais l’échec du 11 septembre est d’abord celui de la communauté du renseignement, engagée dans de multiples opérations, courant après des terroristes à travers le monde et incapable de prendre le recul nécessaire à la découverte du tableau dans son ensemble. Lourdeurs administratives, erreurs humaines, refus inconscient d’envisager le pire… Ces phénomènes sont à l’origine de nombreuses catastrophes stratégiques, et rien ne nous préserve de leur répétition.