« Il n’y a qu’une réponse à la défaite, et c’est la victoire » (Sir Winston Churchill)

Bien, résumons-nous. La France est une grande nation et une grande puissance, elle défend avec courage, partout où elle le peut, ses valeurs. Elle tient ses engagements, elle reste aux côtés de ses alliés, elle ne lâche rien et elle rend les coups. Elle rend hommage à ses morts mais reste solide dans l’adversité, unie comme jamais derrière un Président, un gouvernement et une opposition responsables, qui savent, les uns et les autres, pour quelles raisons nos troupes se battent en Afghanistan.

Ah, on me fait signe en régie que je ne lis pas le bon texte. Je recommence.

Le 20 janvier dernier, un soldat de l’Armée nationale afghane (ANA) a ouvert le feu sur des soldats français dans la base opérationnelle avancée de Gwan, dans la vallée de la Kapisa alors que ces-derniers, fidèles à la devise de l’armée française (« Tôt et en courant ») se livraient à leur quotidienne séance de sport. Il s’agit là d’un acte lâche, qualifié un peu rapidement d’assassinat par le Ministre de la Défense – puisque dans un contexte de guérilla la qualification pénale de morts causées par un ennemi me semble être un exercice périlleux, moins que la guerre elle-même, naturellement. Mais passons car l’important, me semble-t-il est ailleurs.

Gérard Longuet s’est rendu ce matin chez Jean-Jacques Bourdin, ce qui a occasionné une fascinante rencontre entre deux intelligences supérieures faisant assaut de questions pertinentes (M. Bourdin se prenant manifestement pour le Directeur Asie-Océanie du Quai) et de réponses argumentées (M. Longuet ayant parfois du mal à dire à son interlocuteur que les rapports de l’OTAN n’ont pas vocation à être diffusés par la presse et que les contacts avec les Taliban relèvent, hélas, de la conduite de cette guerre – tout comme leur mort, serais-je tenté d’ajouter – mais au moins il connaît le nombre de tués français, pas comme la troublante Madame Pécresse).

La question centrale, à mes yeux du moins, reste celle de l’appréciation par nos concitoyens, et donc par nos dirigeants, forcément (rires) à leur écoute, de la violence, de la mort, donnée et reçue dans le cadre d’un conflit armé. Alors que l’on pourrait attendre/espérer de nos plus hautes autorités qu’elles fassent preuve de sang-froid et qu’elles endossent, enfin, l’habit de chef de guerre qui sied dans de telles circonstances, nous n’avons eu droit qu’à de l’émotion. Que les familles des soldats tués soient effondrées par la perte d’un mari, d’un père, d’un fils ou d’un frère, on le comprend aisément et on ne peut que s’associer à leur douleur. On me pardonnera de juger, en revanche, leurs analyses géostratégiques parfaitement dispensables et j’irai même jusqu’à dire qu’il ne leur appartient pas de juger si une guerre est légitime. Il s’agit là d’une dérive propre à nos démocraties, partagées entre la défense de leurs intérêts stratégiques et l’horreur que leur inspire la mort (enfin, surtout celle de leurs citoyens, parce que les pertes civiles, hein, franchement, on se comprend, surtout en Afrique, d’ailleurs). Mais que, à l’annonce de la mort de nos soldats, le Président en soit venu à immédiatement évoquer un retrait précipité d’Afghanistan a été une véritable gifle. On connaît l’extrême sensibilité du chef de l’Etat au sort des victimes, son besoin viscéral de se placer à leur côté, parents d’enfants assassinés, familles frappées par les intempéries, etc. Cette posture est déjà indécente, et porteuse de bien des confusions. Mais dans le cas de pertes sur un théâtre d’opérations, réagir de façon aussi irrationnelle, évoquer un retrait, suspendre les opérations, tout cela relève de l’erreur politique et diplomatique.

Nos alliés ne s’y sont pas trompés, et l’Empire a sobrement indiqué douter de la décision française – et on imagine l’Empereur lever les yeux au ciel après ce nouveau caprice de son difficile allié. Seul cerveau du gouvernement, le Ministre des Affaires étrangères, Alain Juppé, a finalement ramené tout le monde à la raison et notre retrait interviendra finalement en 2013, après avoir été initialement programmé pour 2014.

Une constat s’impose donc, après cette semaine de confusion : 4 morts dans nos rangs, et nous plions bagage, alors même que nos troupes sont déjà cantonnées dans leurs bases depuis l’été 2011 car la guerre semble être une activité bien trop dangereuse pour nos dirigeants, en pleine (pré)campagne électorale.

Dans l’opposition, François Hollande, que l’on croyait pourtant doté d’un cerveau, a osé affirmer sans rire, dans une louable tentative d’imitation de Geore Bush Jr. sur le pont de l’USS Abraham Lincoln, le 1er mai 2003, que la mission était remplie et que les troupes françaises pouvaient rentrer.

Non seulement la mission n’est pas accomplie, mais elle est même un échec total – quoi qu’en dise Gérard Longuet. L’Afghanistan reste un épouvantable merdier et l’ANA évoque plus l’armée sud-vietnamienne du printemps 1975 qu’une troupe prenant de l’assurance.

Mais surtout, surtout, et les familles des soldats ont, sur ce point, raison de s’interroger, à quoi bon continuer à – vaguement – se battre quand le retrait de la coalition a d’ores et déjà été annoncé (2014) et que les Taliban savent donc que leur victoire est (toute) proche ? En acceptant le principe de contacts avec eux grâce à l’entremise du toujours serviable Qatar (Allo ? Y a-t-il quelque part un être doué de raison capable de dire la vérité à nos dirigeants sur le Qatar ?), en mentant effrontément sur le résultat de ces dix années de guerre, les Occidentaux, et singulièrement la France, dévoilent l’étendue de leur faiblesse et de leur impuissance. Ils révèlent leur extrême vulnérabilité à la violence portée par l’ennemi, et ils confirment que la guerre est d’abord une question de volonté, celle de vaincre, d’être prêt à en payer le prix, à tuer et à être tué.

Alors qu’une armée normalement constituée, et non pas émasculée par un commandement politique qui gère une embuscade comme une catastrophe ferroviaire, aurait lancé des actions de représailles (mais je ne sais pas tout, et c’est peut-être le cas), voilà que nous apprenons que le soldat de l’ANA à l’origine de nos morts est entendu par des Gendarmes. A-t-il un avocat ? Celui-ci était-il présent lors des interrogatoires ? D’ailleurs, y a-t-il eu dépôt de plainte ? Terrorisme ou assassinat ? On croît rêver, mais c’est un cauchemar.

Et, selon la toujours pertinente Loi de Murphy, il faut désormais s’attendre à ce que notre faiblesse soit exploitée par nos ennemis ou futurs adversaires. Au Mali, au Niger, en Mauritanie, les turbulents membres d’AQMI, qui attendent leur heure, savent, plus que jamais, que frapper la France est bien plus rentable que frapper le Royaume-Uni. Des morts ? Un retrait, un débat politique pitoyable, de nouvelles déclarations à l’emporte-pièce. Où est passé le volontarisme ? Où sont passés les discours martiaux de nos chefs ? Que sont devenus les objectifs sacrés de cet engagement militaire en Afghanistan ? Et le respect dû à nos soldats tués, manifestement pour rien. Et le courage dans tout ça ?

Le quoi ?

« Les experts/Kaboul »: Jean-Christophe Notin

Comme l’aurait dit le Père Blaise, je ne fais pas ça pour mon plaisir, figurez-vous.

J’ai donc commencé la lecture du pavé de Jean-Christophe Notin, La guerre de l’ombre des Français en Afghanistan, avec la même gourmandise que lorsque je relis un polar de James Crumley. Mais, arrivé au bout de ces 960 pages, je ne peux cacher ma déception, et le désagréable sentiment que, finalement, et malgré toutes les critiques louangeuses lues ici et là, il reste toujours à écrire un livre sur ce sujet.

Un travail phénoménal, mais gâché, suis-je tenté d’ajouter. Inutile de lister les nombreuses réflexions qui me sont venues à la lecture de cet ouvrage, manifestement fruit d’un travail considérable de la part d’un journaliste que l’histoire militaire intéresse de longue date. Je ne voudrais pas paraître vieux jeu, et encore moins grossier, mais la vérité m’oblige à vous le dire, j’ai trouvé cet ouvrage bien trop linéaire. Après des passages passionnants sur les origines de l’intervention soviétique en Afghanistan, le livre de Notin adopte une approche strictement chronologique, certes utile, mais finalement assez réductrice. On aurait aimé des chapitres plus thématiques sur le financement des ONG françaises, sur l’adaptation des services et de l’armée aux enjeux afghans, sur les relations avec le Pakistan ou les Taliban. Hélas, on ne trouve rien de tout cela et il faut donc piocher à droite et à gauche pour composer un tableau intelligible de la situation.

Loin de moi l’idée de reprocher à M. Notin d’être un journaliste, mais force est de constater que son travail n’est, en effet, pas celui d’un historien, et qu’il ne critique donc pas ses sources. D’ailleurs, pour tout dire, son livre est singulièrement consensuel. A le lire, on a bien l’impression qu’à Paris personne ne s’est jamais trompé, que personne ne s’est jamais chauffé en réunion au sujet de l’Afghanistan, que personne ne s’est jamais brusquement levé en salle de crise, et que personne n’a jamais complètement raté une opération. Et pourtant, les amis, et pourtant…

Le sentiment de linéarité, déjà provoqué par la structure chronologique du récit, s’est donc trouvé renforcé par l’absence de toute aspérité. De tous les nombreux témoins et acteurs interviewés par l’auteur, aucun n’a confessé de doute, de questionnement, voire d’erreur. On a bien du mal à croire, cependant, que tout se soit toujours passé comme prévu, en Afghanistan comme au Pakistan. Quid du chef de poste de la DGSE à Islamabad rapatrié manu militari en 2003 pour quelques regrettables et lourdes fautes professionnelles ? Quid des difficultés à traiter des sources projetées d’Europe dans les camps afghans ? Quid de la sourde compétition entre la DGSE et la DST sur l’air bien connu du « Sire, c’est nous qui l’avons vu avant eux, c’est rien que des menteurs » ? Nous n’en saurons rien, chacun des professionnels du renseignement cités dans le livre de Notin s’attachant à présenter le visage, agréable mais si peu crédible, d’une administration uniquement mobilisée par la défense de la patrie et éloignée des querelles d’égos ou d’appareils.

Il faut relever ici, en passant et l’air de rien, que l’incomparable Alain Chouet profite de ce livre pour poursuivre la réécriture de sa glorieuse carrière, et tant pis si sa mémoire des faits et des dates est approximative. On pourra, notamment, noter avec malice que si, bien sûr, évidemment, il y avait au sein de l’équipe qui travaillait en 2001, boulevard Mortier, sur l’islamisme radical sunnite plusieurs analystes de talent – auxquels j’adresse mes amitiés – spécialement chargés du suivi d’Al Qaïda (que l’on appelle désormais AQ Core ou AQ Canal historique). Le fait de s’être trompé à l’époque, et d’avoir voulu dissoudre cette équipe par aveuglement et dogmatisme en juin 2001 est une chose, et nous avons tous fait des erreurs, moi le premier. Mais réécrire sa carrière 10 ans après me paraît être un procédé bien mesquin, et, pour tout dire, indigne d’un ancien haut fonctionnaire de la République. Bah, les grands hommes ont aussi leurs faiblesses.

Le livre de Notin souffre également d’un autre défaut, plutôt gênant s’agissant de l’Afghanistan, puisque l’auteur n’a manifestement pas compris grand-chose au terrorisme, et a surtout avalé sans sourciller les fadaises que lui ont servies certains de ses interlocuteurs. On passera sous silence son appréciation, assez étonnante, des résultats du raid du 20 août 1998 (opération Infinite Reach), probablement différente de celle des turbulents jeunes gens du Harakat ul-Mujahideen (HuM), qui ont pris dans leur face une poignée de BGM-109 Tomahawk.

De même, il semble inutile de relever les affirmations parfaitement idiotes de l’auteur au sujet du GIA, sur lequel, probablement inspiré par Chouet, il ose affirmer qu’il faut en réalité parler des GIA, une complète idiotie démentie par la traduction du nom arabe du groupe et surtout par les innombrables archives accumulées sur le mouvement. Peut-être l’origine des nombreuses approximations de Notin sur le jihad vient-elle aussi de ses entrevues avec Boudjema Bounoua, mieux connu dans certains milieux sous le nom d’Abdallah Anas, compagnon des regrettés Abdallah Azzam et Oussama Ben Laden, véritable légende du jihad et qui a, semble-t-il, convaincu l’auteur de la pureté de sa démarche. Il y a tout lieu de s’étonner, en tout cas, de la manière dont les analyses de Bounoua sont reprises par Notin.

Le sentiment qui domine également après la lecture de ce pavé est celui d’une histoire officielle, sinon rédigée sur commande, du moins grandement facilitée par un accès privilégié aux acteurs de la communauté française du renseignement. Il y a quelques années, j’avais suggéré à un ami, proche du ministre de la Défense d’alors, de réaliser un documentaire sans concession sur le conflit afghan, ses causes, ses enjeux, et les raisons de notre engagement. Ce livre, malgré la masse d’informations qu’il contient, ne répond pas vraiment aux questions de nos concitoyens, et on ne peut que lui reprocher, également, de privilégier la vision des hommes de terrain. Autant les remarques d’Olivier Roy ou de Michael Barry sont pertinentes, autant les commentaires de certains de nos opérationnels sont assez faibles.

Il faut dire que Notin, probablement à la fois impressionné par ces bourlingueurs professionnels et amicalement tenu à l’écart des analystes parisiens, n’a manifestement entendu qu’un seul son de cloche, celui d’authentiques hommes d’action persuadés, pas nécessairement à raison, que leur présence sur le terrain les rendait omniscients. En réalité, et comme chacun le sait, ou devrait le savoir, ça n’est pas sur le terrain qu’on comprend le mieux les choses mais quand on y a fait un séjour et que, de retour dans son bureau, on peut croiser analyses, ressenti, et renseignements dans le cadre d’une démarche intellectuelle débarrassée de l’émotion. Cette vue partielle et cette absence d’analystes (des diplomates, il y en a dans ce livre, mais les analystes manquent à l’appel) sont un handicap qui donnent l’impression que tout a été fait grâce aux hommes présents dans la zone, sans rendre justice à ceux qui, à Londres, à Bruxelles, à Stockholm, traitaient des sources infiltrées au sein d’Al Qaïda ou qui, depuis Paris, entretenaient avec leurs homologues occidentaux ou arabes de fructueux échanges sur les réseaux jihadistes.

Alors, censure ? Autocensure ? Ouvrage de commande ? Je ne me prononce pas, je salue le travail réalisé, mais je reste sur ma faim, et je ne m’étonne même pas que M. Notin, collaborateur régulier de l’Express, ait reçu un prix de cet hebdomadaire en 2011.

Monsieur et Madame Palairtrèsolidecestourslà ont un fils

Comment décrire les ressorts humains du jihadisme ? Comment rendre la fascinante complexité de ces parcours individuels ? Comment exposer les motivations de ces jeunes hommes engagés dans un jihad mondial sans tomber dans la caricature, l’entomologie, ou la sociologie.

Evidemment, les travaux scientifiques de Farhad Khosrojavar (Quand Al Qaïda parle, Grasset, 2006) sont indispensables, mais le public n’a pas accès aux PV d’audition, aux débriefings ou aux synthèses faites par quelques moines guerriers tapis dans les salles d’archives de nos administrations. Et pourtant, on pourrait en expliquer des choses à nos concitoyens en narrant les parcours de Farid Melouk, Djamel Beghal, Hocine Toury, Ramzi Bin Al Shib, Mohamed Moummou, Mokhtar Belmokhtar, Farouk Abdul Moutallab et autres Hambali. On y verrait la frustration politique, la colère sociale, l’incompréhension d’un monde qui change, la peur de l’avenir, la haine de l’étranger, le goût de l’aventure, le désir d’en découdre.

Le cinéma a déjà décrit avec plus ou moins de bonheur les manifestations du jihadisme, de The Siege (Edward Zwick, 1998) à The Hurt locker (Kathryn Bigelow, 2008), en passant par Body of lies (Ridley Scott, 2008), Green Zone (Paul Greengrass, 2010) ou The Kingdom (Peter Berg, 2007). Nous avons également eu droit au passionnant Citoyens clandestins, de DOA (Gallimard, 2007), mais il nous manque toujours la version jihadiste des Bienveillantes de Jonathan Littell, (Gallimard, 2006), un roman habité qui nous présenterait le jihad d’Al Qaïda sans romantisme ou fioriture, de décapitations d’otages en attentat sur un marché de Bagdad, en passant par les camps d’entraînement afghans ou yéménites, les combats en Somalie contre les forces spéciales américaines ou françaises et la vie clandestine en Europe ou dans l’Empire.

Le grand écrivain de SF Norman Spinrad, auteur prolifique et talentueux qui n’hésite jamais, comme les cowboys de Boris Vian, à mettre ses grands pieds dans le plat, a sans doute tenté de combler, en partie, ce manque avec Oussama, un roman paru en 2010 chez Fayard.

Faisant ouvertement référence au Candide de Voltaire (1759), Spinrad décrit malicieusement le parcours, d’abord en Europe puis au Moyen-Orient et en Afrique, d’Oussama, une jeune recrue des services de renseignement du Califat, un Etat islamiste centré sur Al Haramein, la terre des deux villes saintes.

Jetant un regard effaré sur la société française et ses citoyens musulmans, Oussama permet à Norman Spinrad de lancer quelques pavés dans la mare et de dire une poignée de vérités désagréables à la France. Il fait surtout montre d’une grande clairvoyance quant au fonctionnement des réseaux terroristes et à l’importance du facteur humain. Sa description de la montée en puissance opérationnelle d’une bande de jeunes idiots est très pertinente, et le projet terroriste mis en œuvre à Paris n’est pas sans rappeler les scenarii que s’acharnent à élaborer les services chargés de la gestion de notre capitale. J’ai évidemment vu dans ces pages la confirmation d’une de mes plus profondes convictions, qui veut que les artistes parviennent, bien plus que les techniciens, à anticiper des évolutions historiques. De même, la description du hadj est-elle fascinante, à la fois pour son empathie et pour sa lucidité.

C’est au Nigeria, justement identifié par Norman Spinrad comme le futur point de convergence du jihad, que la partie se joue vraiment. On passera sur les projections stratégico-diplomatiques pour le moins discutables de l’auteur, voire même sur ses fantasmes technologiques – même si la description de la guerre des drones est plutôt convaincante.

D’une plume alerte, légère, jamais sentencieuse, Norman Spinrad nous expose avec ironie et lucidité, mais sans être désabusé, le parcours d’un jeune homme au destin d’exception. Son récit, malgré quelques invraisemblances de grande ampleur, est étonnement convaincant et parvient même à provoquer de la sympathie pour Oussama le feu, un leader aux idées claires et aux formules qu’on ne peut qu’approuver, même depuis le camp d’en face : Ceux qui ne sont pas avec nous sont contre nous.

On ne saurait mieux dire.

« You pay the prophets to justify your reasons » (« Notorious », Duran Duran)

Quand on y pense, la lutte contre le terrorisme est d’abord, voire simplement, une question de volonté politique. Tout le reste, hommes, moyens, arsenal législatif, et évidemment, le contre discours, tout cela découle de la volonté politique. Dans le camp des démocraties, la France paraît toujours hésiter, les coups de menton et les déclarations martiales cachant très souvent une pitoyable pusillanimité et un manque cruel de moyens. Certains succès tiennent ainsi du miracle, comme l’opération de libération du Ponant, le 11 avril 2008, menée à son terme malgré quelques pannes mécaniques plutôt gênantes. Tout le talent des militaires français tient peut-être dans leur capacité à mener leur mission à bien dans des conditions matérielles honteuses, alors que le pouvoir ne s’occupe, comme toujours que de l’impact immédiat d’un succès auprès des téléspectateurs. Il faudrait vérifier si d’autres armées emploient la si poétique expression où il est question de pénis et d’arme blanche que nos petits gars emploient pour décrire le déluge de moyens qui accompagne chacun de leur déploiement.

Sans aller jusqu’à ériger en exemple les Soviétiques qui, à Beyrouth en septembre 1985, démontrèrent au Hezbollah qu’on peut toujours trouver plus méchant que soi, il convient de garder en mémoire que les terroristes repentis sont finalement assez rares, et singulièrement les jihadistes. Cette rareté est essentiellement due au fait que les terroristes renient rarement leur cause. Plus rares sont les interrogatoires de kamikazes, pour une raison que je ne m’explique pas.

Evidemment, m’objectera-t-on, il est possible de célébrer l’existence, ici ou là, d’ambitieux programmes de reconversion, comparables au reclassement des légionnaires dont le Mexicain s’était fait une spécialité, sur ses vieux jours. En Algérie, par exemple, le Président Bouteflika a bâti la fin de sa vie politique sur le projet de réconciliation nationale, après deux décennies de tueries. Hélas, comme souvent, les hommes politiques vont plus vite que la musique et il semble bien que le pays ne soit pas prêt à une telle réconciliation. De toute façon, ce pauvre Abdelaziz Bouteflika bénéficie de la présence amicale mais encombrante d’une caste de généraux septuagénaires à peu près aussi souples qu’une crosse d’appontage ou que le bureau politique du PCF.

En Arabie saoudite, le régime a fait encore plus fort, et on ne peut s’empêcher d’admirer le remarquable sens de l’humour de la famille régnante. Postulant ainsi que les jihadistes sont sortis de l’orthodoxie musulmane et qu’ils se sont égarés dans la violence, le régime a mis en place un ambitieux programme de réhabilitation religieuse. Tout à leur joie de pouvoir ainsi renvoyer au pays les détenus saoudiens de Guantanamo, les Etats-Unis ont aimablement fermé les yeux sur le fait que le dit programme de réhabilitation religieuse organisé par les autorités visait, en toute transparence, à ré-inculquer à ses heureux bénéficiaires les bases du wahhabisme, oubliant que c’est cette interprétation de l’islam qui est justement en cause. Merde, on tourne en rond.

Le slogan du programme saoudien, qui est de toute façon un échec puisque plusieurs membres d’Al Qaïda dans la Péninsule Arabique (AQPA) ont reçu leur diplôme de « réhabilité » avant de rejoindre la guérilla, pourrait être « radical, mais pas trop » – ou comme on le lit dans certaines feuilles de notation de l’armée française : « Peu, mais mal ».

Dès lors se pose la sempiternelle question : que fait-on d’eux ? Les guerres en Irak ou en Afghanistan, voire même en Somalie ou en Algérie et au Sahel, présentent cet immense avantage de permettre – pardonnez mon cynisme – de tuer des terroristes qu’il nous aurait fallu arrêter selon les canons du droit, juger, éventuellement condamner, et de toute façon, à terme, libérer. La perspective ne plaît à personne, et les plus curieux pourront parcourir les télégrammes du Département d’Etat révélés par WikiLeaks dans lesquels on lit que les dirigeants arabes, loin de pousser les cris d’orfraie de leurs concitoyens face aux détentions illégales, encourageaient, en réalité, les Etats-Unis à procéder de façon encore plus expéditive avec les jihadistes capturés ici ou là.

Je me souviens même d’un collègue marocain qui, en réunion, arborait fièrement un porte-badge du camp X-Ray de Gitmo. Après tout, les détenus arabes de Guantanamo étaient toujours mieux traités là que dans les geôles algériennes, égyptiennes, syriennes ou jordaniennes. Ça n’excuse rien, mais ça remet les idées en place de se souvenir de cette pénible vérité. Tout le monde ne paraissait donc pas si choqué sur la rive sud de la Méditerranée, au bal des Tartuffe de la lutte contre Al Qaïda. Après tout, comme je l’écrivais encore récemment, on n’a pas encore trouvé de meilleur moyen de gagner une guerre que de tuer des ennemis jusqu’à ce que les derniers lèvent le pouce et demandent grâce.

Ceci étant posé, il est exact de penser que la violence, en tout cas seule, ne résout rien. Cette vérité a, assez tôt, permis de considérer la lutte contre le jihadisme comme un ensemble d’actions devant associer prévention et répression. Disons-le tout net, la répression marche tant bien que mal, mais question prévention, comme pour le fair-play, il y aurait à redire, et la prévention a naturellement la préférence des partisans du soft power, qu’ils le soient par conviction ou par nécessité. Le refus obstiné de la violence cache parfois plus une infinie faiblesse qu’une foi solide dans les vertus du dialogue.

Identifier les facteurs de radicalisation n’avait pas demandé beaucoup d’efforts. La lecture de Gilles Képel ou d’Olivier Roy donnait, dès le début des années 90, une idée plutôt nette de ces facteurs. Dix ans après, à Bruxelles, nous en étions pourtant encore à subir de laborieux exposés sur les racines profondes du radicalisme, que les technocrates du Comité de l’Article 36 (CATS) appelaient roots causes. Étonnamment, les conclusions (pauvreté, chômage, kleptocratie, népotisme, échecs de système socio-économiques, confiscation du pouvoir, etc.) rappelaient les constats faits par les néoconservateurs, mais il était interdit d’y penser. Heureusement, la France avait montré la voie, et la première, mais qui en doutait ?

Plusieurs phénomènes se combinèrent donc pour aboutir à une initiative plutôt originale, mais qui demeure, à mon sens, mal comprise du grand public et d’une partie des décideurs : la mise en place d’outils internationaux pour combattre le financement du terrorisme. Le processus fut long, complexe, in fine plus diplomatique qu’opérationnel, et une fois de plus le train fut pris en marche par des responsables politiques qui, trop longtemps, s’étaient soigneusement bouché les oreilles. Demandez donc à Robert Baer.

Loin des fracas de la lutte contre le GIA, plusieurs analystes travaillaient ainsi depuis des années sur les ONG musulmanes et leurs véritables activités. Il ne s’agissait pas de surveiller ces ONG en raison de leur appartenance affichée à l’islam, mais en raison de leur rôle dans la radicalisation de certaines populations, voire de leur implication dans plusieurs conflits.

Les Russes n’avaient pas tort de vociférer après les wahhabites, depuis qu’ils avaient découvert que plusieurs ONG, dont Al Haramein, fournissaient des armes aux rebelles tchétchènes – parmi lesquels on trouvait de vieux Stinger et même quelques Milan antichars français initialement livrés aux troupes de Massoud. La légende veut d’ailleurs que les Tchétchènes aient abattu au moins un hélicoptère de transport en vol stationnaire avec un de ces Milan, un acte que d’aucuns considèrent comme banal, moi qui pourrais rater une pyramide avec un B-52.

Comme je l’avais lancé un jour à Bruxelles en réaction aux récriminations, relayées par la Présidence du Conseil, d’une ambassade du Golfe, le jour où nous aurions la preuve que le Secours catholique favorisait le terrorisme, alors nous lancerions des enquêtes sur lui, sur ses employés, son financement et ses actions sur le terrain. Mais depuis près de trente ans, les ONG les plus inquiétantes ne sont pas celles financées par les antidarwinistes américains ou les catholiques intégristes européens – pourtant de sacrées têtes à claques – mais bien celles qui, avec des fonds et des moyens illimités, répandent en Afrique, au Pakistan ou en Indonésie le poison du salafisme. Et qu’on ne se méprenne pas, je juge avec la même sévérité tous les intégrismes religieux, qu’il s’agisse de rabbins hystériques traitant de nazie une jeune Israélienne montée par erreur dans un bus « réservé », d’un catholique enragé persistant à voir dans le peuple juif un ramassis de déicides ou un protestant vomissant le papisme.

Ce n’est donc pas par aveuglement idéologique, nostalgie des croisades ou islamophobie qu’au sein des services occidentaux des analystes suivaient avec attention les activités de plusieurs ONG musulmanes. Leur politique, à peine dissimulée, de réislamisation radicale de populations africaines, asiatiques ou balkaniques, avait en effet des conséquences politiques et sociales rapides et profondes. Il suffit, pour s’en convaincre, de parcourir les luxueuses brochures ou les sites Internet consacrés aux miracles du Coran, stupéfiantes compilations de foutaises de même valeur que la chronologie de la création du monde décrite dans la Genèse. Dans quelques années, on nous expliquera que la sharia empêche la chute des cheveux, que le Lévitique est bon pour les troubles érectiles et que les Evangiles préviennent le cancer colo-rectal ou les pertes de mémoire.

Dans chacun des pays où ces ONG agissaient apparaissaient en quelques mois les mêmes revendications : application de la sharia, mise en place de services publics adaptés à une stricte séparation entre hommes et femmes, fermeture des débits de boissons alcoolisées, etc. En Bosnie, après la guerre civile, des ONG saoudiennes payaient grassement, et en Deutschemarks, des musulmans pour qu’ils se rendent à la mosquée le vendredi, voilent leur épouse et inculquent à leurs enfants une version radicale du sunnisme. Alors que les pays occidentaux tentaient de participer au développement de ces Etats, y compris en enseignant la supériorité de la raison sur le religieux, des forces bien plus discrètes et puissantes étaient à l’œuvre, sans aucune limite budgétaire, sans date butoir et sans compte à rendre.

Ces phénomènes auraient dû être étudiés en profondeur par nos analystes politiques, mais la plupart étaient bien trop occupés à écrire des évidences à l’intention de lecteurs extérieurs – diplomates, conseillers ministériels, qui en savaient plus long qu’eux – pour se concentrer sur ce qui leur apparaissait comme une obsession plutôt malsaine. Pour notre part, l’étude de l’impact socio-politique des ONG du Golfe n’entrait ni dans nos compétences ni, surtout, dans le champ de nos missions. Ces ONG nous intéressaient parce que nous avions pris l’habitude, au fil des ans et des enquêtes, de trouver, dans leurs rangs, des individus qui avaient tout du jihadiste embusqué et rien de l’humanitaire dévoué.

Tout au long des années 90, les mêmes noms revinrent, glissés par une source, lus dans la transcription d’une conversation entre le Burkina Faso et le Qatar, découverts dans le carnet d’un terroriste arrêté en Jordanie ou avancés par un service allié : Islamic Relief  (IR), Qatar Charity, World Assembly of Muslim Youth (WAMY), Islamic African Relief Agency (IARA : dissoute), International Islamic Relief Organization (IIRO : dissoute), Islamic Cultural and Heritage Revival Society (ICHRS : dissoute), Holy Quran Memorization Internation Organization (HQMI), Saudi High Commision Relief (SHCR : dissoute), Al Rashid Trust (dissoute), etc. Rarement il fut pourtant possible de démontrer que les responsables de ces ONG étaient conscients des activités réelles des terroristes arrêtés et les soutenaient donc en toute connaissance de cause.

Dans la grande majorité des cas, en particulier en Europe ou en Afrique occidentale, ces ONG avaient, en effet, été utilisées à leur insu par des jihadistes désireux de bénéficier d’une structure d’accueil. En Bosnie, nombreux étaient les anciens combattants de l’armée bosniaque, vétérans de la Brigade des Moudjahiddines du légendaire Abou El Maali, qui disposaient disposaient de documents du Haut commissariat aux réfugiés des Nations unies (UNHCR) obtenus grâce à leurs relations avec des ONG très compréhensives. Il était d’ailleurs difficile de croire à toutes les virulentes dénégations des responsables d’ONG ayant accueilli dans leurs rangs des terroriste. Au pire, la complicité est établie. Au mieux, si j’ose dire, les fiers combattants du jihad étaient considérés comme de turbulents et folkloriques aides, un peu comme les jeunes hommes à la savante mèche blonde de chef de char SS le sont dans certaines troupes de scouts : certes, ils sont un peu excessifs dans leurs croyances, mais, après tout, ils sont de notre côté, n’est-ce-pas ?

Ailleurs, en Asie du Sud, en Afrique de l’Est ou dans le Caucase, certaines organisations humanitaires semblaient bien avoir été impliquées dans des activités sans rapport, à nos yeux du moins, avec l’aide aux populations déplacées par la guerre.

Il est inutile ici de revenir sur la mission prosélyte que s’est fixé le wahhabisme, il suffit, comme me le dit un jour un sous-directeur du Quai, de se souvenir que le XXe siècle a donné à la famille Saoud la garde de deux des trois lieux saints de l’Islam et une source, sinon inépuisable du moins conséquente, de richesse : le pétrole. Armés de cette légitimité religieuse et de cette manne, les Saoudiens se sont assez vite lancés à la (re)conquête du monde musulman. La création de la Ligue islamique mondiale (LIM), le 15 décembre 1962, par le roi Fayçal avait pour but de contrer l’influence de la socialisante Ligue Arabe et répandre la bonne parole du wahhabisme.

Cette démarche stratégique ne pouvait évidemment pas passer inaperçue, mais elle ne souleva pas d’objection chez les Occidentaux. On me pardonnera ce raccourci, mais il semble bien que les ONG du Golfe aient joué en Afrique, contre les régimes soutenus par Moscou ou Tripoli, le rôle que jouèrent en Afghanistan les volontaires arabes. A moindre frais, et en jouant sur le véritable renouveau de la foi musulmane, les Occidentaux ont obtenu, à court terme, une facile victoire contre l’influence du bloc d’en face. Comme à chaque fois, c’est après que ça se gâte, mais revenons à nos ONG.

Dans mon souvenir, le déclic se produisit peu après les attentats simultanés du 7 août 1998 contre les ambassades des Etats-Unis au Keny et en Tanzanie. Pour l’équipe chargée de suivre les activités des jihadistes « non-algériens », il ne faisait pas de doute qu’Al Qaïda était impliquée dans cette spectaculaire opération. Je me souviens avec gêne de notre scepticisme alors que ces analystes évoquaient devant nous Al Haramein, une ONG saoudiene à l’impressionnant pédigrée, ou Al Ittihad Al Islami, un groupe terroriste somalien. Nous avions tort, et ils avaient évidemment vu juste. L’histoire militaire nous avait pourtant appris qu’il faut prêter une oreille attentive aux esprits originaux et aux idées hétérodoxes.

La revendication, le 10 août 1998, par l’Armée islamique pour la libération des lieux saints (AILLS), de ces deux attentats leva les derniers doutes que nous nourrissions encore à cet égard. L’enquête américaine, menée par une impressionnante task force du FBI, de la CIA et du Bureau of Diplomatic Security (BDS) mit en évidence le soutien actif dont avaient bénéficié les terroristes de la part de l’ONG saoudien Al Haramein. Les autorités kenyane ne tardèrent d’ailleurs pas à fermer les bureaux de celle-ci, dans une courageuse décision qui ne put que confirmer publiquement ce que beaucoup pensaient mais n’osaient écrire – ou qu’ils écrivaient sans espoir de le voir diffusé. On me fit comprendre, en 1998, que synthétiser en quelques pages tout ce que nous pouvions principalement reprocher à l’Arabie saoudite n’était pas opportun. Adieu, donc, les lignes sur les plus grands imams du royaume consultés par les jihadistes algériens désireux de justifier leurs actions. Adieu, la présence dans le royaume d’individus recherchés par la justice française pour les attentats de 1995. Il fallait vendre des chars et des avions, et nous étions bien loin de la rectitude morale si brillament incarnée par MM. Chirac et Villepin.

Avouons pourant que pour une fois la France ne manqua ni de flair, ni d’audace, ni d’habileté. Le rôle d’une des plus importantes ONG du Golfe dans un des plus meutriers attentats perpetrés contre les Etats-Unis ouvrait la porte à une démarche technico-diplomatique. C’est donc à l’initiative du Président Chirac que Paris proposa en 1999 au Conseil de sécurité des Nations unies le texte d’une convention internationale contre le financement du terrorisme. Ce faisant, la France prenait fermement position, fidéle à sa ligne diplomatique, mais ne visait explicitement aucun des Etats du Golfe, tous des amis et de futurs clients. Elle envoyait également un signal de soutien à Washington et prouvait que, comme le professeur Rollin, elle avait toujours quelques chose à dire. La logique était simple : puisqu’il était politiquement plus que délicat de prendre de front les Etats du Golfe, il fallait les mettre devant leurs responsabilités en prouvant le rôle d’organismes qui, dans leur écrasante majorité, étaient financés par de riches hommes d’affaires de la région, voire des membres des familles régnantes.

Le texte de le convention de 1999 constituait, sur plusieurs points, une avancée notable. En premier lieu, elle introduisait pour la première fois une définition internationnalement reconnue de l’acte de terrorisme, ce qui aurait dû mettre fin aux jérémiades de certains Etats qui s’obstinaient à dissocier résistance et terrorisme, alors qu’il nous semblait évident qu’on ne pouvait signer de blancs seings sur la bonne mine d’un chef d’Etat arabe intime du Président français. Après tout, répétions-nous à longueur de réunions, colloques, conférences ou de séances de travail, le terrorisme était un mode d’action alors que la résistance était une démarche politique. Le terrorisme pouvait parfaitement être pratiqué par des mafieux, tandis qu’à nos yeux un résistant qui frappait aveuglément des civils fragilisait sa propre cause en exerçant une violence illégitime. De ce point de vue, faisions-nous valoir, jamais la résistance française, dont se réclamaient avec des trémolos dans la voix les assassins du Hamas et les enragés du Hezbollah, n’avaient fait sauter de bus d’écoliers. Dès lors, forcément, les échanges prenaient un ton plus acrimonieux, et d’autant plus, d’ailleurs, qu’ils avaient lieu en public, ce qui permettait à certaines délégations de jouer une partition parfaitement rodée.

Mieux valait parler à des murs, et dans certaines circonstances il eut mieux valu que nous fussions sourds, comme lorsque l’ambassadeur de Syrie à Bruxelles me prenait publiquement à partie en invoquant, la voix tremblante, la mémoire du général De Gaulle et la grandeur de la résistance française afin d’accuser la France d’ignorer les souffrances des Palestiniens. En réalité, nous n’ignorions rien de ces souffrances, et j’ai souvent pensé qu’une égale fermeté à l’égard d’Israël comme des Palestiniens aurait peut-être permis d’éviter bon nombre de morts. Après tout, certaines outrances israéliennes étaient également insupportables, et si nous pouvions entendre les arguments liés à la nécessaire défense de la population, il restait impossible d’accepter la brutale colonisation de territoires arabes. Mais personne ne semble en mesure de taper du poing sur la table. Les pays arabes invoquent la cause sacrée de la défense palestinienne, mais depuis 1948 les camps de réfugiés ne semblent pas avoir beaucoup changé, au Liban ou en Jordanie. Quant à Israël, les pitoyables tentatives d’établir des liens entre le Fatah et Al Qaïda, ou les délires de Mme Bat Ye’Or au sujet de la supposée complète domination de l’Europe par le monde arabo-musulman illustrent, mieux que de longues études, l’autisme de la classe dirigeante, engagée dans une stratégie de colonisation habillée par un délire anti-musulman qui ne peut qu’aboutir à une catastrophe. Dieu m’est témoin que je suis farouchement attaché à l’existence d’Israël et à son droit à se défendre, mais il y a une marge entre des actions préventives et la colonisation. Manifestement, Israël prend depuis des années des gages territoriaux en espérant, au mieux figer la situation, au pire disposer de portions de territoire à abandonner. Cette fuite en avant ne peut que provoquer une conflagration, mais passons et revenons à mon ami syrien.

Je dois avouer que je regrette aujourd’hui la sagesse de mon silence d’alors, et je ne répondis donc pasau bouillant  ambassadeur la phrase qui me brûlait les lèvres :

– Et l’assassinat de M. Delamarre, en 1981, par vos services, c’était un acte de résistance, peut-être ?

La remarque n’aurait pas manqué de panache, mais elle aurait probablement mis un terme inutilement prématuré à une carrière qui, à l’époque, n’était pas encore condamnée.

En plus d’introduire une définition validée de l’acte de terrorisme dans le corpus juridique international, puis dans les codes pénaux nationaux par le jeu des signatures/ratifications/mises en œuvre, cette convention – il ne faut pas négliger les petits profits annexes – offrait enfin des outils pour lutter contre la délinquance financière. Au prétexte de combattre le terrorisme, des Etats allaient pouvoir, en ratifiant le texte, se doter de moyens de combattre la corruption et le crime organisé. Mais le plus important, du moins à mes yeux, était que nous avions désormais les moyens d’exercer des pressions, certes discrètes et indirectes mais réelles, sur les Etats du Golfe qui finançaient des ONG douteuses avec des attitudes de premiers communiants.

Le travail préparatoire à la rédaction du texte de cette convention prit, dans notre administration, les allures d’un chemin de croix, marqué par d’innombrables réunions au cours desquelles certains de nos chefs parlaient doctement du financement occulte du terrorisme alors qu’ils auraient été manifestement incapables de discerner un bilan comptable d’AL Haramein de la liste des courses. Entre les équipes chargées de surveiller les ONG du Golfe et celles dont la mission était de gérer des affaires putativement sensibles, et même protégées, autant dire que le courant ne passa pas, et je n’ai pas souvenir que de grandes opérations de renseignement soient sorties de cet enfer administratif.

La première, et spectaculaire, conséquence de l’adoption de la Convention de 1999 fut la la mise en place de sanctions financières contre les Taliban et Al Qaïda. La Résolution 1267 du Conseil de sécurité actait ainsi le caractère parfaitement illégitime du régime talêb, pointait du doigt les liens plus qu’étroits entre l’Emirat islamique d’Afghanistan et l’organisation d’Oussama Ben Laden, mettait en place un régime de sanctions et, élément majeur, les rendait publiques. Ce fut un moment d’intense, mais hélas momentanée, jubilation. Pour la première fois, et qui plus est par l’ONU, étaient révélés au public l’importance et la densité des liens entre les Etats du Golfe, le Pakistan, les Taliban et Al Qaïda. Pour nous, la chose n’était pas nouvelle, mais de la voir ainsi publiée, validée par New York était une vraie satisfaction.

Pourtant, rien ne changea jusqu’aux attentats du 11 septembre 2001. A cette date, les Taliban n’étaient toujours reconnus que par l’Arabie saoudite, les Emirats arabes unis et le Pakistan – et ils commerçaient plus que jamais avec des entreprises chinoises. L’Iran, dont on connaît l’engagement constant contre le terrorisme et l’intolérance religieuse, laissait pour sa part transiter par son territoire tous les jihadistes qui le désiraient. Le pays accueillait, de longue date, des cellules de la Gama’a Islamiyaa égyptienne et semblait trouver son compte dans les actions qu’Al Qaïda ou les mouvements jihadistes cachemiris ourdissaient avec la complicité des Taliban contre les Etats-Unis, l’Inde, des pays d’Europe ou du Moyen-Orient.

Le Pakistan fournissait amicalement armes, nourriture, médicaments, matériels de toute sorte, et jusqu’aux lignes téléphoniques de PakTel, qui traversaient la ligne Durand. L’aéroport de Dubaï était sans doute le seul aéroport civil hors de la zone pakistano-afghane à accueillir des vols commerciaux vers le riant et si touristique Afghanistan. Quant aux Saoudiens, leur soutien était lui aussi précieux, et plusieurs centaines de 4×4 flambant neufs furent livrés aux Taliban quelques jours avant le 11 septembre. Toutes ces actions entraient précisément dans le champ d’application de la Résolution 1267, tout comme elles contredisaient les engagements des signataires de la Convention contre le financement du terrorisme. Par un heureux hasard, aucun des trois Etats ayant reconnu les Taliban n’avait signé ce texte.

Autant le reconnaître, la Convention de 1999 et le Comité 1267 ont été parfaitement inefficaces pour empêcher les attentats du 11 septembre. A aucun moment le remarquable et même fascinant rapport de la Commission d’enquête sénatoriale sur ces attaques (téléchargeable ici) n’a même évoqué l’impact des sanctions sur l’ensemble des acteurs de la mouvance jihadiste mondiale. Et pour cause, les sanctions n’étaient pas appliquées, plus pour des raisons politiques que techniques.

L’énormité du crime commis le 11 septembre 2001 entraîna un brutal examen de conscience. Sur 19 terroristes, 15, plus des ¾ !, étaient saoudiens. A défaut d’être revendiqué, le crime était signé et cette signature ouvrait la voie à une cruelle réévaluation des relations occidentales avec les monarchies du Golfe. Ce que nous savions de ces Etats, la place du religieux dans leur vie, leur aptitude à tolérer une opposition, le comportement de leurs princes dans nos palaces ou dans leurs résidences marocaines et espagnoles, leurs liens avec des penseurs radicaux, rien de tout cela n’était plus anecdotique. En contemplant les tours jumelles s’effondrer, ce mardi après-midi de septembre, j’eus deux pensées presque simultanées : d’abord, les Taliban devaient s’attendre au pire, et du fond de leur exil volontaire ils n’avaient sans doute aucune conscience de la violence de la réaction qui s’annonçait. Et les monarchies du Golfe allaient devoir baisser d’un ton. Comme beaucoup, je me souviens nettement de ces moments, alors que nous nous pressions dans le seul bureau de notre section à posséder un poste de télévision, et pas un instant nous n’avons envisagé une piste palestinienne, suprématiste blanche, irakienne ou iranienne. Les cibles, la simultanéité des attaques, leur raffinement, tout plaidait pour Al Qaïda, et ses protecteurs allaient, eux aussi, se préparer des réveils brutaux.

Comme chacun le sait, l’Administration Bush préféra raccompagner ces messieurs-dames le plus vite possible hors du territoire américain, et les encombrants membres de la famille régnante saoudienne, après une discrète escale au Bourget, avaient regagné la paisible péninsule arabique. Cette évacuation, pour choquante qu’elle ait pu paraître, semblait la plus logique. Le pouvoir américain essayait, autant que possible, de reprendre le contrôle des événements, et avoir sur son sol les membres d’une famille aussi profondément impliquée dans la diffusion du salafisme n’était pas le meilleur moyen de débuter sereinement une guerre.

Le financement du terrorisme est probablement une des plus complexes thématiques de la lutte contre les réseaux et leurs soutiens. Et c’est aussi, sans doute est-ce un corollaire, une des thématiques les moins comprises et les plus caricaturées. A chaque attentat, de belles âmes prennent ainsi à témoin l’opinion et demandent, d’un air outragé :

– Mais pourquoi ne fait-on rien pour lutter contre le financement du terrorisme ?

On se le demande, en effet. Mais il est tellement – en apparence, seulement – plus facile de lutter contre les finances que contre les motifs, tellement plus évident de s’attaquer au comment plutôt qu’au pourquoi.

Le sérieux des argumentaires avancés par les experts du Groupe d’action financière (GAFI/FATF) du G8 a, à mes yeux du moins, toujours tranché avec l’enthousiasme juvénile des chefs du Counter Terrorism Comittee (CTC) ou du CT Executive Directory (CTED) des Nations unies. A plusieurs reprises, à Bruxelles comme lors de réunions en marge du G8 ou de rencontres bilatérales, nous avions été plusieurs à penser qu’une fois leurs micros éteints les vénérables diplomates allaient sortir en courant de la salle, armes au poing, sauter dans des Hummer sérigraphiés et partir défoncer des portes et arrêter des jihadistes.

La lutte contre le financement du terrorisme est plus subtile, plus politique, moins brutale que les raids à l’aubre – même si ceux-ci ne manquent pas de charme – et elle s’inscrit dans la durée. Elle demande des efforts de longue haleine, une compréhension profonde des enjeux, des relais dans toutes les administrations et jusque dans le secteur privé, une coordination intelligente, et un pragmatisme attentif. Surtout, elle demande une vraie lucidité sur les buts à atteindre et sur ce qui peut être fait et espéré : on n’a jamais empêché un attentat, depuis 15 ans, avec les seuls outils de la lutte contre le financement. Cette lutte vise d’abord à casser les soutiens économiques des prêcheurs de haine, des apprentis-sorciers du « retour à l’islam des origines ».

La fermeture des bureaux d’Al Haramein au Kenya, en 1998, a-t-elle empêché Harun Fazul Abdallah d’organiser, quatre ans plus tard dans le même pays, un double attentat contre un hôtel et un charter israélien ? Non.

Mais la fermeture des bureaux de cette ONG au Kenya, puis, grâce à l’obstination américaine, de tous ses bureaux régionaux jusqu’à sa dissolution, prononcée par les autorités saoudiennes, a-t-elle contribué à casser la machine à radicaliser qu’elle était ? Oui, évidemment, même si ce travail de fond ne peut être rentable seul, ni d’ailleurs efficace à court terme.

Lutter contre le soutien que les ONG accordaient à l’islam radical ou au jihadisme demandait d’abord des efforts techniques (recueil de renseignements, mise en avant des preuves, etc.) puis du courage politique. Nombre de ces ONG réalisaient en effet un authentique travail humanitaire, et les attaquer de front ne pouvait que choquer les populations qu’elles soutenaient. De plus, ce travail humanitaire était très souvent bien plus efficace que celui effctué par les ONG occidentales les plus connues. En 2004, j’avais découvert, grâce à un collègue diplomate, que certaines ONG françaises, financées en partie par le Quai d’Orsay, ne ne rendaient de compte à personne et s’activaient donc dans la plus totale opacité. Il ne s’agissait pas de la soupçonner d’irrégularités comptables mais l’absence d’intérêt des donateurs comme celle de rapports d’activité avaient de quoi étonner. Personne ne semblait s’intéresser à la pertinence des choix de ces ONG, qui agissaient seules sur le terrain, dans l’indifférence des autorités gouvernementales françaises. Ce désintérêt, de la part d’un Etat dont les ressources financières ne sont pas inépuisables, faisait frissonner.

Les ONG du Golfe que nous surveillions ne pouvaient pas, pour leur part, reprocher à leurs Etats de les négliger. En Afrique, la collusion entre les ONG et les ambassades était spectaculaire. En 2006, l’ambassade du Koweït à Dakar avait demandé, et obtenu des autorités sénégalaises, une liste d’associations musulmanes à soutenir dans le pays. La liste, que nous avions pu nous procurer sans grande difficulté, disait tout de la vision de l’aide humanitaire qu’avait le Koweït. A l’aide de petites associations locales, un maillage social et géographique de Dakar et d’autres villes du pays s’était mis en place dans le but, non pas seulement de construire des écoles ou des dispensaires, mais de faire adhérer les populations au salafisme. Le manque de moyens de l’administration sénégalaise rendait cette aide précieuse, et d’autant plus agréable à recevoir qu’elle ne s’accompagnait d’aucun discours moralisateur de la part d’Européens sur la nécessité d’offrir des chances égales aux hommes ou aux femmes, ou autres fadaises occidentales. L’argent du Golfe coulait à flot, dans des milliers de petits projets parfaitement gérés, loin des gigantesques usines humanitaires françaises qui engloutissaient une bonne partie des budget dans leurs seuls frais de fonctionnement. Les ONG bénéficiaient souvent de l’aide directe d’attachés religieux engagés, de leur côté, dans des activités missionnaires.

Aucune de ces actions n’est illégale, mais toute relevait du même prosélytisme agressif, relayant sous couvert de réislamisation un système de valeurs que l’on m’autorisera à juger rétrograde et ouvertement hostile aux pays occidentaux. Paradoxalement, alors que les informations sur le sujet ne manquaient pas en France, nos autorités ne semblaient pas être correctement informées. Les missions des uns et des autres, la sourde compétition dans la seule lutte anti terroriste, le persistant et désespérant manque de personnel, tout concourrait à placer ce sujet sous la pile des priorités.

En 2006, j’eus l’honneur d’être convié à exposer les faits que nous avions pu collecter devant des membres du Conseil de sécurité intérieure (CSI), près de l’Elysée. La prestation ne révolutionna pas l’art du briefing, mais elle eut le mérite de se dérouler sans anicroche et, surtout, de présenter la réalité, du moins que celle que nous percevions, sans effet de manche. Nous lisions dans le regard de nos interlocuteurs, tous hauts fonctionnaires expérimentés, la question que nous nous posions depuis des mois :

– Mais comment combattre cette offensive combinant radicalisme religieux, propagande politique et moyens financiers illimités ?

Il me semblait, et il me semble toujours, que nous avons perdu cette bataille – probablement faute de l’avoir livrée.

On imagine sans mal toute la difficulté qu’il y a à exposer à une théocratie tous les griefs que l’on nourrit à l’égard de ses organismes humanitaires religieux. Le corpus législatif créé par la Résolution 1267 et par les suivantes nous avait donné la possibilité d’entamer des dialogues sur des bases exclusivement techniques, sans aucune référence à l’actualité sécuritaire immédiate. Dès lors, et en appui du travail de longue haleine réalisé par la Terrorism Prevention Branch (ici) de l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (UNODC), nous essayions de maintenir une amicale pression sur les Etats du Golfe. A chaque visite ministérielle, nous glissions quelques éléments de langage sur la nécessité de signer, ratifier et mettre en œuvre les conventions des Nations unies.

Les réunions du Groupe de Lyon/Rome du G8 et surtout les sessions de travail du Groupe d’action contre le terrorisme (CTAG) étaient l’occasion de préparer des démarches communes envers les Etats les plus récalcitrants. L’engagement des puissances du G8, dont certaines étaient par ailleurs membres de l’Union européenne (UE), et même du Conseil de sécurité, faisait régulièrement tiquer nos partenaires plus modestes. Il ne se passait pas un semestre sans que le représentant belge ne s’émeuve de ce qu’il qualifiait, à raison, de « directoire mondial ». Il n’avait pas tort, mais il eut été délicat de lui avouer.

Et en plus de la susceptibilité de nos alliés européens, il fallait tenir compte des positions de certains de nos diplomates, pour lesquels le sort du Sheikh Abdelmadjid Zindani, allié du Président yéménite Saleh, financier du Hamas et idéologue d’Al Qaïda, avait plus d’importance que le respect des résolutions de l’ONU. Pour eux, l’accusation d’être un suppôt des Américains ou, pire, des Israéliens, n’était jamais loin. On nous reprochait régulièrement de ne pas voir le big picture, d’être trop focalisés sur la dimension sécuritaire, de perdre de vue la précieuse diplomatie française et sa célèbre politique arabe, mais nous rétorquions, à la manière du commissaire Grimaud (immortel Michel Galabru dans Flic ou voyou, 1979, Georges Lautner) que nous, notre mission, c’était la défense de nos concitoyens. Adopter cette attitude, volontairement bornée, était un enchantement qui valait bien que quelques télégrammes soient refusés ou que notre ambassade à Ryad s’étouffe de rage.

Ainsi, au mois de novembre 2004, les Saoudiens annoncèrent la tenue d’une conférence à Riyad sur le terrorisme. Après des années de dénégations, de propagande salafiste, de financement occulte et même de ricanements, le royaume avait découvert, au mois de mai 2003, la réalité du terrorisme jihadiste. Dès lors, le discours officiel avait sensiblement changé, ce qui avait permis aux Etats-Unis d’obtenir la dissolution d’Al Haramein. L’annonce de la tenue de la conférence avait été faite de façon plutôt improvisée, et seuls quelques membres de l’UE avaient initialement été conviés. J’avais confié à l’époque, lors d’une réunion confidentielle, que voir les Saoudiens s’emparer soudainement de la lutte contre Al Qaïda ne manquait pas de sel mais me laissait dubitatif. Mes propos avaient été rapportés par une âme charitable à notre ambassade, ce qui me valut l’honneur de rédiger un télégramme de contrition. Quelques semaines plus tard, et alors que la fameuse politique arabe de la France nous obligeait à de douteuses contorsions, les Etats-Unis, moins empruntés, envoyaient à cette conférence une forte délégation, menée par une diplomate américaine qui arbora à son arrivée un tailleur rouge plutôt court, des escarpins et une chainette à la cheville. Les très prudes et vertueux Saoudiens n’en perdirent pas une miette.

De fait, les psychodrames provoqués ici et là par quelques décisions bien senties n’auraient pu faire oublier tout le bénéfice qu’il y avait à faire coexister, dans les mêmes équipes ou dans les mêmes délégations, des cultures professionnelles différentes mais complémentaires. La pression exercée sur certains pays du Golfe était d’autant plus efficace qu’au cours des discussions les diplomates pouvaient avoir recours aux connaissances techniques des membres de leurs équipes, fonctionnaires du Ministère de la Défense, de l’Intérieur ou des Finances pour contrer les objections de leurs interlocuteurs.

La réalité du financement des groupes terroristes échappait en grande partie au regard de nos technocrates et bien des anecdotes que nous avions recueillies au fil des années leur auraient été précieuses. Nous avions beau écrire à longueur de notes que les attentats ne coûtaient pas si cher, les discours que nous entendions se concentraient sur les actes de violence, rarement sur le soutien logistique ou idéologique. C’est pourtant dans les actions en amont que l’argent du jihad a la plus grande importance. Le passage à l’acte ne réclame jamais des sommes très importantes, et le bilan humain ou matériel est parfois sans commune mesure avec les sommes engagées.

Les attentats de Madrid, le 11 mars 2004, ont ainsi été financés grâce à une petite boutique de téléphonie mobile : une grosse dizaine de sacs à dos, autant de vieux GSM, des explosifs obtenus sans difficulté, et 191 morts à l’arrivée. En 1997, les rares membres du GIA restés à Londres éprouvaient les plus vives difficultés à financer les appels téléphoniques que l’état-major du groupe, réfugié dans les monts de Chréa, au sud d’Alger, passait grâce à une valise Inmarsat. Il faut dire que le principal idéologue du groupe, Redouane Abou Bassir, était un authentique psychopathe doublé d’un incorrigible bavard qui passait des heures à soliloquer au téléphone sur les vertus du jihad et la nécessité de massacrer à peu près tout le monde sans se soucier des difficultés de financement des communications. On a les chefs qu’on mérite, nous avions les nôtres, ils avaient les leurs.

Les membres du GIA à Londres eurent recours à quelques quêtes à la sortie de la mosquée de Finsbury Park et à de piteuses escroqueries, comme la remagnétisation de tickets de métro usagers. Nous étions loin du fantasme d’un enchevêtrement de structures bancaires comparables aux descriptions fournies par certains observateurs. De même, en 1999, des policiers découvrirent qu’un petit réseau takfir actif en Belgique et aux Pays-Bas se finançait en vendant des chaussures de sport. Le groupe avait découvert que dans l’un des pays les magasins exposaient les pieds droits tandis que dans l’autre on exposait les pieds gauches. Les jihadistes volaient des chaussures seules dans les deux pays, reconstituaient les paires et les revendaient au sein de la communauté maghrébine… Il semblait plutôt difficile de lutter contre un tel mode de financement, et il était indispensable que les diplomates chargés des démarches vers les Etats suspectés de complaisance soient conscients de la réalité d’un réseau jihadiste.

Douze ans plus tard, le bilan de la mise en œuvre de cet arsenal de sanctions est mitigé. Les sommes saisies par les différents services financiers occidentaux sont négligeables au regard des pertes causées par les jihadistes, et les terroristes ne semblent pas avoir été directement impactés par les sanctions décidées contre eux à New York. En revanche, le poids diplomatique des sanctions n’a cessé de croître et la menace d’une inscription publique a parfois conduit à de véritables progrès. Les ONG du Golfe n’ont ainsi pas renoncé à leur mission prosélyte, mais le risque d’un opprobre international a permis de les séparer plus nettement des terroristes.

Le régime des sanctions n’a donc pas découragé les terroristes, mais il a contribué à formater l’environnement juridique international en distribuant bons et mauvais points. S’agissant d’Al Qaïda au Maghreb Islamique (AQMI), d’Al Qaïda dans la Péninsule Arabique (AQPA) ou des groupes jihadistes cachemiris, il faut admettre que le système est parfaitement inopérant. Les déclinaisons régionales d’Al Qaïda sont parfaitement capables de se financer via des circuits qui ne peuvent être réellement gênés par les organismes internationaux et qu’il est plus facile, plus amusant et plus radical, de neutraliser à l’aide d’un raid de drones ou de forces spéciales.

Les groupes cachemiris bénéficient, quant à eux, du soutien attentif de l’Inter Service Intelligence (ISI), la part d’ombre du régime pakistanais qu’il est virtuellement impossible de sanctionner sans déclencher de crise internationale majeure. Les cellules jihadistes autonomes, pour leur part, pratiquent l’autofinancement avec brio et ne sont quasiment jamais détectées. Le principal effet, non négligeable, du système de sanctions est donc d’avoir fermement incité des Etats récalcitrants à se mobiliser contre les flux financiers suspects. On a les satisfactions qu’on peut.

« Can’t you see the giant that walks around you seeing through your petty lives? » (« I spy », Pulp)

Je trimballe un sacré paquet de défauts. Je suis snob, élitiste, arrogant – et même « délicieusement », selon un DRH que je salue. Je suis soupe-au-lait, je n’aime pas les cons (et je leur dis), je n’aime pas l’à-peu-près, je me méfie des amateurs et des autodidactes, je fume, je bois, je jure comme sous-officier cosaque, je suis facilement odieux et injuste, et j’ai rarement tort car je ne m’engage JAMAIS sur un terrain que je ne connais pas. Parmi mes autres défauts, il se trouve que j’éprouve pour les journalistes – ou l’image que je m’en fais – un profond respect, eux que je considère naïvement comme des éléments importants de notre vie démocratique. Evidemment, ce respect ne m’empêche pas de juger avec sévérité les Robert Capa du pauvre qui pensent pouvoir se déguiser en Afghans avec un pakol et un pantalon de treillis, mais passons.

Je lis pourtant avec une lassitude croissante les médias citoyens, ou autoproclamés tels, qui se mêlent de tout avec un enthousiasme hélas sans rapport avec la qualité de leurs articles. Je serais bien en peine de formuler un avis intelligent sur bon nombre de sujets, mais j’ai en revanche l’insupportable prétention de pouvoir aligner quelques idées simples sur le renseignement, une activité vitale – même pour une démocratie – dont les Français ignorent tout. Il faut dire, pour leur défense, que le XXe siècle n’a pas été nécessairement celui du renseignement hexagonal, plombé par la monumentale rouste de mai 1940, la tannée indochinoise, l’amère défaite algérienne et surtout la longue série d’horreurs africaines que le Général, l’intransigeance morale faite homme, nous a laissée.

On aurait pu espérer que les Français, simples citoyens, écrivains, universitaires ou journalistes tenteraient d’en donner une vision intelligente, et donc dépourvue de tout compliment déplacé ou de tout reproche injuste. Hélas, personne ne semble avoir lu ne serait-ce que les mémoires du Colonel Passy, de Jacques Soustelle, de Peter Wright ou de William Colby, sans parler des romans de Vladimir Volkoff, Robert Littell, James Grady, ni même consulté les encyclopédies de Jacques Baud ou les synthèses de Pascal Kropp. L’omniscience est décidément un don de grande valeur, et on se couvre avec un petit coup de Google. Hop, c’est fait.

Inutile, donc, de citer Bakchich, un site de grande valeur qui a publié à plusieurs reprises les fulgurances de Maurice Dufresse/Pierre Simary, un homme dont j’ai livré ici puis ma modeste appréciation. Pas la peine, non plus, de s’attarder sur Rue89, plombé par une absence totale de rigueur intellectuelle et par l’incohérence de sa ligne éditoriale, mêlant authentiques spécialistes et parfaits escrocs, un reproche que l’on peut d’ailleurs également adresser à Agoravox, voire aux gamins d’Atlantico.

Je suis avec intérêt, depuis quelques mois, l’évolution d’OWNI, essentiellement en raison de la présence à sa tête de Guillaume Dasquié, dit Gueule d’Ange, dit Belle-mêche – mais sans aucun lien avec David Robicheaux.

Je dois avouer que je ne parviens toujours pas à me faire une opinion arrêtée de M. Dasquié. J’ai apprécié son démontage en règle, en coopération avec l’excellent Jean Guisnel, des thèses de Thierry Meyssan, et je dois confesser que j’ai même pris un certain plaisir à lire, malgré un 4e de couverture ridicule et un poussif style d’adolescent romantique, Al Qaïda vaincra, (2005, Flammarion) qui contient quelques pages fort pertinentes sur la mouvance jihadiste.

Comme tant d’autres, Guillaume Dasquié semble en effet plus qu’attiré par la part d’ombre de la République, et il aurait probablement fait un bon analyste, peut-être un brin trop littéraire, du côté du boulevard Mortier ou de la rue Nélaton. Mais il a choisi la lumière.

En 2007, M. Dasquié publie donc dans les colonnes du Monde, ravi de l’aubaine, les bonnes feuilles d’un épais dossier que la DGSE avait, semble-t-il, constitué à la hâte aux lendemains des attentats du 11 septembre pour rappeler aux autorités politiques qu’Al Qaïda n’était pas vraiment une divine surprise et que les services travaillaient sur le sujet depuis des années – malgré le virulent scepticisme de quelques uns, qui publient ces jours-ci leurs souvenirs en omettant ce détail. La publication de ce dossier, passionnant, avait alors, forcément, contrarié en haut lieu et conduit au dépôt d’une plainte, à l’ouverture d’une enquête et, in fine, à l’irruption matinale de policiers plutôt agacés au domicile de M. Dasquié.

Jusque là, rien d’anormal, et chacun jouait sa partition : « Le public a le droit de savoir » contre « Des hommes et femmes travaillant secrètement pour la France vivent cachés grâce à vous ». On le voit, le compromis – hein ? Quoi ? Qui a promis ? – n’était pas évident, et il le fut encore moins quand M. Dasquié, le Bob Woodward français, l’incarnation du Paul Kerjean de Mille milliards de dollars (1982, Henri Verneuil), pleura à chaudes larmes sur un plateau de télévision en racontant son interpellation, sans doute comparable à celles que connurent les rues de Santiago du Chili en 1973 ou de Saigon en avril 1975. Quand on veut jouer dans la cour des grands, on s’entraîne, c’est mieux.

Guillaume Dasquié a pris la tête de la rédaction d’OWNI en août 2011 et y a publié un papier, si j’ose dire, très intéressant sur le regard des universitaires et des journalistes d’investigation sur les attentats du 11 septembre (ici). Hélas, il est difficile d’aller contre sa nature, et le même a publié, avec un certain Pierre Alonso, le 21 octobre dernier, une consternante interview de Pierre Martinet dans laquelle l’immortel auteur de Un agent sort de l’ombre (2005, Flammarion, dans la même collection que Al Qaïda vaincra, soit dit en passant) nous livre les détails de son désastreux périple en Libye, au cours duquel Pierre Marziali, figure des Troupes aéroportées françaises et fondateur de la sulfureuse SMP (rires) Secopex , finira flingué à la surprise à Benghazi.

De façon assez sidérante, Dasquié et Alonso ont semblé boire les paroles de Pierre Martinet, un homme dont le nom est aussi méprisé dans les mess de Cercottes, Carcassonne, Perpignan ou Quélern (à Quélern, on ne dit pas « mess » mais « carré »), que l’est celui d’Elliot Belt dans les saloons du Texas en raison des révélations opérationnelles qu’il fit dans son livre.

Martinet est, ne l’oublions pas, l’homme qui, embauché par Canal+, acceptera sans sourciller de monter une surveillance plus qu’active de Bruno Gaccio et ne commencera à émettre quelques doutes que quand il sera question de le piéger, avec poudre et gagneuse, comme on le faisait à la grande époque du côté de Moscou. On le voit, Pierre Martinet est un homme d’honneur qui mûrit ses engagements et qui accomplissait probablement en Libye une mission humanitaire. On est d’ailleurs en droit de se demander pourquoi des journalistes aussi intransigeants ont gobé avec une telle candeur les déclarations d’une brebis égarée du renseignement français, devenue une caricature de personnage de polar avant de devenir, très officiellement, un mercenaire, une activité proscrite par le droit français. Dans le genre « soldat perdu follement romantique », on a quand même déjà vu mieux.

Comme d’autres, fascinée par ce monde interlope objet de mille fantasmes idiots, la rédaction d’OWNI aime donc le renseignement et en livre de puissantes analyses. La dernière en date, postée le 10 novembre, m’a tiré des larmes de rire, puisque mieux valait en rire.

Sous un titre tentateur, Les espions s’ouvrent au public, le site s’attaque au passionnant sujet de l’exploitation des sources ouvertes par les services de renseignement. Hélas, l’article commence mal, en citant comme référence une définition avancée par le CF2R, une structure dont on ne présente plus le fondateur et qui provoque sourires et haussements de sourcils dans le monde du renseignement. Il aurait été sans doute plus pertinent et plus professionnel de citer le Secrétariat général de la Défense et de la Sécurité nationale (SGDSN) qui évoque sur son site les notions de sources ouvertes ou de sources fermées, ces dernières étant gérées par les services de renseignement et autres administrations spécialisées.

En affirmant que la France possédait son « propre système de renseignement via les sources ouvertes » qui ne serait pas autonome mais intégré à la DGSE, l’auteur commet une faute qui révèle une écriture plutôt rapide de son article. En réalité, la DSGE, comme la DCRI, la  DRM ou la DPSD, mais aussi le Quai d’Orsay, le Ministère de l’Intérieur ou celui de la Défense, dispose d’un service de documentation – bien séparé du service de gestion des archives, qui, elles, sont secrètes – évidemment ! On veut croire que la rédaction d’OWNI a par ailleurs déjà entendu parler du Service d’information du Gouvernement SIG, mais c’est une autre histoire, qui nous ferait rappeler que Le Monde confond la DCRI avec les « services secrets », ou qu’Umberto Eco, commentant les fuites organisées par Wikileaks, confondait avec aplomb espions et diplomates. On ne peut décidément pas être bon en tout.

La République ne dispose pas, à ma connaissance, d’un service comparable à l’Open source center (OSC) impérial, chaque administration gérant ses propres moyens de documentation en fonction de ses missions et de ses moyens, au service des autorités politiques ou d’autres administrations. Ainsi, le service de documentation de la DGSE ne peut être directement interrogé par des acteurs extérieurs à la centrale de renseignement et il opère exclusivement au profit des entités chargées de recueillir du renseignement : Direction du renseignement (DR), Direction technique (DT) ou Direction des opérations.

Le travail des membres de ce service de documentation consiste à, d’une part, réaliser une veille sur l’ensemble des sources ouvertes (grande presse, presse spécialisée, travaux universitaires, sites Internet), à signaler les faits saillants aux unités chargées de recueillir et d’analyser le renseignement et qui se focalisent sur les vrais renseignements, c’est-à-dire ceux obtenus par des sources secrètes à l’étranger, et, enfin, à répondre aux demandes de ces unités.

Imaginons, par exemple, que la DGSE décide demain de s’intéresser à la police islandaise. Les responsables de cette mission découvriront, à n’en pas douter, l’absence totale de données au sein du service, et ils auront besoin, en premier lieu, de créer un fonds de connaissances pour affiner leurs besoins, leurs cibles et leurs méthodes. Le service de documentation devra alors hanter les librairies, réelles ou virtuelles, afin de rassembler des données qui seront synthétisées et transmises aux analystes, qui les moulineront à leur tour et, de fil en aiguille, parviendront à déboucher sur des besoins en renseignement qui seront alors donnés à la DT, à la DO ou à qui veut pour « creuser » et attendre la fameuse pointe de la pyramide, celle qui ne recouvre que les 10% de renseignements réellement secrets et cachés en conséquence aux yeux du monde.

Contrairement à ce qu’écrit OWNI, les membres du service de documentation, du moins à ma connaissance, ne se livrent donc pas à des activités illégales, telles que la pénétration d’ordinateurs. L’auteur cite bien imprudemment le Figaro magazine pour justifier ses doutes quant à la légalité des actions conduites par les documentalistes de la DGSE, et il a bien évidemment tort. Le piratage de données informatiques est, on veut le croire, pratiqué boulevard Mortier, mais au sein d’équipes spécialisées opérant au sein de la DT ou de la DR, selon le sacro-saint principe du cloisonnement et d’autres règles opérationnelles qu’il n’est pas utile de détailler ici. Le fait que la DSGE reconnaisse recruter des hackers n’implique pas que ceux-ci soient affectés à un service de documentation mais bien plutôt aux structures chargées de faire du renseignement, et organisées en conséquence.

S’agissant de l’identité des fonctionnaires, il va de soi, mais il semble que cela ne saute pas aux yeux de tout le monde, qu’elle est couverte par le secret défense. En France comme au Royaume-Uni ou en Allemagne, le statut des membres des services de renseignement est particulier (cf. ici, par exemple). Il s’agit aussi bien de les protéger que de protéger leur administration et les fuites sont rarissimes, aussi bien pour des raisons déontologiques que par crainte des sanctions pénales. On se souvient de la douloureuse affaire Plame aux Etats-Unis sous l’Administration Bush, qui a donné en 2010 un film passionnant, Fair Game, de Doug Liman (The Bourne identity, 2002), avec Sean Penn, Naomi Watts et Bruce McGill.

Qu’ils soient analystes, cuisiniers, chauffeurs ou affectés à l’exploitation des sources ouvertes, les fonctionnaires de la DGSE sont donc tenus au secret, et ça n’a rien à voir avec la réalité de leurs activités. Que les réponses du porte-parole de la DGSE, Nicolas Wuest Famose, n’aient pas été à la hauteur, admettons-le, même s’il me revient de toute part que l’homme est brillant, intègre et plutôt bon camarade. Que le journaliste fasse preuve de suspicion, c’est bien le moins, mais on aimerait voire cette suspicion s’exercer aussi au sujet du rôle de certaines unités françaises au Rwanda en 1994, ou de nos liens avec Hashim Taçi au Kosovo en 1999, ou des relations de certains de nos diplomates avec le défunt régime de Saddam Hussein. Mais, évidemment, voilà qui exposerait les poseurs de questions à des ripostes plus ou moins fines des autorités, et il est bien plus confortable de passer la main dans le dos du public et de le conforter dans sa vision caricaturale d’un métier pratiqué en France, dans des conditions parfois ubuesques, par des hommes et des femmes, policiers, gendarmes, douaniers, civils et militaires qui, sans toujours risquer leur vie, sacrifient beaucoup à la défense d’un peuple qui n’a conscience de rien. L’alimentation du soupçon, nécessaire dans une démocratie, conduit parfois à des abus, comme la pitoyable instruction de l’attentat de Karachi par le juge Trévidic, ou à des aberrations, comme ces articles qui en disent plus long sur leurs auteurs que sur leur objet.

Pour finir, on ne peut conseiller à M. Wuest Famose d’aiguiller ses interrogateurs d’OWNI, la prochaine fois que ceux-ci reprocheront à la DGSE de ne pas s’ouvrir au monde, vers deux ouvrages passionnants dont la parution était impensable il y a encore quelques années : Les espions français parlent, de Sébastien Laurent (2011, Nouveau Monde Editions) et l’indispensable Dans les archives inédites des services secrets, sous la direction de Bruno Fuligni (2010, Iconoclaste).

Comme on l’apprenait autrefois dans les universités de la République, il faut lire et lire encore avant d’écrire n’importe quoi. Disons simplement que c’est mieux.

 

Merde, on tourne en rond. Merde, on tourne en rond. Merde, on tourne en rond.

Maman, ceci est ma dernière lettre. Je m’apprête à révéler une série de retentissants secrets d’Etat puisque les journalistes de notre pays sont muselés par l’omniprésente police politique et la crainte, toujours plus forte, d’une déportation définitive dans le Massif Central, en Corse, voire, pour ceux que nous ne reverrons sans doute jamais, en Bretagne.

Je vais donc prendre le maquis dès demain, probablement du côté de Fontainebleau, et j’ai bon espoir qu’un Lysander de la RAF viendra m’exfiltrer, d’ici une semaine, de ce pays fermé et apeuré qu’est devenue la France. Sinon, s’ils me retrouvent après mes terrifiantes révélations, je ne faillirai pas et je saurai mourir pour la liberté, en fier fils de la Gaule.

Mais vite, car j’entends déjà les véhicules de la milice boucler le quartier et résonner sur les trottoirs luisants de ce débuts d’automne les chaussures à clou des agents de l’infâme oppression. Quels sont donc ces secrets ? Les touches de ma Remington me semblent brûlantes, et chaque lettre tapée me rapproche de l’issue. Qu’importe, le peuple doit savoir.

Depuis plusieurs jours, les plus courageux de nos journalistes, ceux qui n’ont pas encore disparu dans les sinistres couloirs de l’hôtel Crillon, osent évoquer, dans les recoins les plus abrités de leurs rédactions assiégées, la mise en examen du préfet Squarcini, un des plus proches collaborateurs du chef de l’Etat. Les éditorialistes de la presse clandestine, celle qu’on ne trouve que dans les squats insalubres du nord de la Capitale et qu’on ne lit que sous la douche ou à la cave sans lumière, les rédacteurs en chef de ces quotidiens intransigeants que nous savons voués à disparaître lors du lancement du prochain plan quinquennal, ces fiers défenseurs de la liberté de pensée ont imprudemment écrit que M. Squarcini, dit « le Squale », dit « le mari de la Française Turpin », serait le chef du renseignement français.

Hélas, la réalité est bien plus horrible, et ça n’est qu’au prix de risques inconsidérés que j’ai découvert que ce redoutable personnage était en réalité le directeur de la DCRI, un organisme mystérieux dont le siège est habilement dissimulé dans une épicerie de Levallois, une ville interdite aux étrangers où résonnent chaque soir les hurlements des opposants. Alors, si M. Squarcini n’est pas le chef du renseignement français, qui cela peut-il être ? Un homme de l’ombre encore plus redoutable ? Il se murmure, mais j’ose à peine l’écrire, qu’il y aurait au-dessus de lui un autre serviteur impitoyable de la tyrannie, surnommé ironiquement Ange. Mais j’en ai déjà trop dit et je sens presque déjà le froid canon d’un Manurhin sur ma nuque moite de peur.

J’ai aussi dévoilé un autre secret, bien plus angoissant encore. Un exemplaire du Monde, que je consultais fébrilement il y a peu dans un souterrain de La Défense, titrait : « Affaire Bettencourt : les services secrets ont espionné un journaliste du Monde ». Une de mes sources m’a avoué, et elle a disparu depuis, qu’il ne s’agissait pas des services secrets mais du contre-espionnage, un service intérieur. Il existerait, dans un quartier désolé de Paris, une mystérieuse caserne abritant les VRAIS services secrets, des gens mystérieux utilisant des faux noms, travaillant hors du pays et se livrant aux pires turpitudes. J’en frissonne.

Un correspondant anonyme, qui vient de quitter le pays déguisé en cadre sup’ de L’Oréal, m’a d’ailleurs fourni deux schémas qui seront d’une grande utilité à nos amis du MI-6 et de l’OSS. Je crois que tout y est et l’invraisemblable cruauté du système répressif mis en place dans notre pays y est dévoilée dans son horreur. Le premier date de 2008, et on me dit que des gens sont morts pour que je puisse le tenir ce soir entre mes mains :

Et l’autre a été publié par un hebdomadaire révolutionnaire connu sous le nom de L’Express, mais j’avoue que je n’ai jamais eu la chance d’en lire un exemplaire.

 

Ah, on frappe à ma porte. Cette fois, c’est pour moi. Je saute dans le vide-ordures et je file à travers champs avec ma Sten.

NB : sérieusement les gars, avant d’écrire en une des trucs qui vous auraient fait virer du CFJ, essayez donc Google. Vous verrez, ça peut servir.

Arrêtons de sauver des vies, bon Dieu !

Bravo, M. Girard, bravo ! Enfin, une voix pleine de bon sens, de décence républicaine, de réalisme, pour enfin s’opposer à cette déplorable tradition française qui veut, on croit rêver, que l’on sauve la vie de nos compatriotes pris en otage. Votre tribune dans Le Figaro du 10 octobre, sobrement intitulée « Otages : arrêtons de payer les rançons », a au moins le mérite de la franchise.

Oui, mille fois oui ! Vous avez raison, laissons-les crever, oublions les circonstances de leur enlèvement, méprisons les missions qu’ils remplissaient ! Du beurre ? Non, des canons, des canons !

D’où nous vient, en effet, cette pénible habitude de nous mobiliser pour sauver nos compatriotes ? Pourquoi nous laisser attendrir ? Ne faut-il pas y voir, comme vous l’avez écrit dans quelques uns de vos articles vantant la vision du Président iranien Mahmoud Ahmadinejad (aka « le petit pompiste », vu ici auditionnant pour le rôle de Silvio Dante), la marque de notre décadence ?

 

Alors oui, certes, certaines prises d’otages sont difficiles à accepter. Des journalistes pris en Afghanistan comme des gamins trop sûrs d’eux, des plaisanciers trouvant que les côtes de Somalie ont quand même plus de gueule que l’école des Glénans, des touristes préférant le trekking au nord Mali plutôt que dans le Nevada…

Les exemples sont nombreux, mais je me permets, malgré votre CV plutôt impressionnant (Normale Sup’, ENA, grand reporter, moi qui ne lis couramment le français que depuis quelques mois), une poignée de remarques.

1/ « Faut casquer, gros père, faut casquer »

Vous écrivez ainsi : « Depuis trente-cinq ans, depuis l’affaire Claustre très exactement, la France a pris la mauvaise habitude d’accepter de payer des rançons aux différents mouvements rebelles qui, à l’étranger, prennent ses citoyens en otages ».  A vous lire, ces paiements seraient naturels, la défaite serait dogmatique, le refus de s’engager constant. On pourrait croire, et c’est sans doute le but de votre tribune, que la France ne cesse de capituler, qu’elle se roule dans l’humiliation comme le GQG, en mai 1940, se roulait dans l’aveuglement.

Certes, notre pays a payé des rançons, certes, il a accepté des compromis, mais toujours dans le but de sauver des vies, celles de nos compatriotes comme celles de leurs guides ou accompagnateurs. Quoi que vous en pensiez, le devoir de la France est de protéger ses enfants, y compris les plus imprudents. Qu’il est facile de les condamner quand on n’est pas celui qui prendra la décision, quand on ne fait que commenter les faits avec l’irresponsabilité du chroniqueur qui vole de Hilton en Sheraton, de Fairmont en Shangri-La. Nous vous laissons volontiers le choix d’apprendre à une veuve ou à des orphelins que leur père est mort pour le principe, voire pour l‘exemple.

Nous payons, donc, et vous seriez surpris de la complexité infinie de cette démarche, de la mobilisation des énergies, des volontés. Oui, c’est coûteux, très coûteux, comme l’enseignement gratuit et obligatoire, comme l’accès aux soins ou à la justice. Oui, c’est long, pénible, oui cela nous affaiblit, mais cela fait aussi notre grandeur et même le plus endurci ne peut s’empêcher d’avoir une bouffée de bonheur et de fierté en découvrant sur un tarmac des Yvelines ou du Loiret les visages de nos compatriotes, libres. Chaque individu libéré des mains d’un groupe terroriste est mon frère, mais je ne sais comment qualifier celui qui les condamne d’un méprisant « Ils ont voulu y aller, qu’ils y restent ». Sont-ce là les valeurs dont vous vous réclamez ? La France éternelle vantée par le Figaro a bien changé, et on aimerait avoir la réaction de votre confrère Georges Malbrunot. Il sera probablement sensible à votre détermination, comme à celle de M. Guéant, le Buster Keaton de la haute fonction publique française. Pourquoi ne pas emprisonner les parents des otages, comme pourrait le suggérer les phénix de la pensée politique française que sont Lionnel Luca, Eric Mini Me Ciotti ou Frédéric Lefèbvre, l’homme qui n’en rate pas une mais qui les rate toutes ?

2/ « Passez devant, je vous rejoins »

Emporté par votre élan, vous ne vous arrêtez pas (jamais !) et vous livrez une fascinante description des mandats des services français : « Le seul message que Paris devrait envoyer à tous les kidnappeurs en puissance à travers la planète, qu’ils se drapent ou non dans une idéologie révolutionnaire, est le suivant : « Si vous osez toucher à un Français, on ne vous paiera jamais ; on vous retrouvera et on vous tuera, même si cela doit prendre des années ! » Il n’est pas sain que la DGSE se spécialise dans le paiement inavoué de rançons. Sa mission première devrait être de repérer les kidnappeurs pour aller ensuite les neutraliser, tout cela dans le plus grand secret, afin de renforcer son pouvoir dissuasif. »

Heureusement que la République vous a, car sans votre déterminante contribution, qui sait quel serait le sort de la DGSE, mais aussi de la DCRI, du Quai d’Orsay, des unités du COS ? Comment leurs mandats et leurs missions seraient-ils définis ? Avec vous, au moins, tout est simple. Pour ne rien vous cacher, je ne suis moi-même pas insensible aux opérations un peu viriles, au payback time de nos camarades de la CIA ou du SIS. Seulement voilà, ça ne s’improvise pas et mener une lutte secrète selon la Chicago way du sergent Malone nécessite bien plus qu’un martial coup de menton devant l’écran de son ordinateur.

Cela a pu vous échapper pendant que vous combattiez aux côtés des Peshmergas, des guérilleros karens ou dans les rangs de l’Alliance du Nord, mais la France ne s’en laisse pas tant compter. Etiez-vous dans la tour de contrôle de Marignane, en décembre 1994, quand le sniper du GIGN a ouvert le feu sur le cockpit de l’Airbus d’Air France ? Avez-vous fait sauter la voiture piégée devant l’ambassade syrienne à Beyrouth ? Vous a-t-on entendu lorsque nous tentions de sortir nos otages du camp d’Abou Sayyaf, à Jolo ? Etiez-vous dans un certain bureau du 20e arrondissement de Paris lorsque les Britanniques ont dit d’un chef talêb qui avait détenu deux Français : « Ne vous embêtez pas, on envoie le SBS le flinguer, lui et sa troupe de crétins analphabètes ». Et en janvier 2000, est-ce vous qui avez recommandé un raid de Jaguar sur les hommes du GSPC qui menaçaient le Paris-Dakar ? Avez-vous été impliqué dans les opérations visant à éliminer les ravisseurs de vos confrères Malbrunot et Chesnot ? Avez-vous sauté (tranche arrière ?) en même temps que Favier au-dessus de l’Océan Indien pour libérer l’équipage du Ponant ? Est-ce vous qui avez conduit le raid des forces spéciales au Mali en juillet 2010 pour délivrer Michel Germaneau ? Etiez-vous le servant du canon d’une des Gazelle lancées à la poursuite des terroristes d’AQMI en janvier dernier, au nord du Niger ?

Qui vous permet de penser que les autorités françaises écartent systématiquement l’option offensive, qu’elles capitulent presque par habitude ? Quel mandat donné par le peuple vous permet d’affirmer « qu’il faut y aller », vaille que vaille, même pour risquer une boucherie ? Quel grand stratège êtes-vous, vous qui voyez la méthode plutôt que l’objectif ?

La prochaine fois qu’un ravisseur prendra une bombe guidée dans sa salle de bains, qu’un émir mourra d’un banal accident de voiture au Sahel ou qu’un drone de l’Empire balayera des écrans radars un groupe de Talibans, j’espère que vous recevrez un carton d’invitation. Le fait qu’un théoricien de votre envergure ait pu être tenu à l’écart des actions secrètes de la République est un scandale qui ne peut plus être toléré. Et vous penserez à envoyer à Perpignan votre carnet de saut et votre indicatif radio personnel.

Fin de transmission

« Victims come and victims go/There’s always lots to spare » (« No man’s land », Bob Seger)

Y a pas à dire, ça part sévère, les droits de succession, après le décès d’Oussama Ben Laden. Comme insatiables, les drones de l’Empire multiplient les frappes et déciment les rangs des jihadistes. Soyons d’ailleurs nets sur ce point, on ne va pas se plaindre. Comme nous le disait régulièrement notre professeur d’histoire-géo, il y a fort fort longtemps dans une ville de province fort fort lointaine, « fallait pas commencer ». Il n’avait pas tort, tout stalinien qu’il était.

Anwar Al-Awlaki vient donc, selon toute probabilité, de rejoindre le Walhalla des jihadistes, où nombre de ses amis ont pris leurs quartiers depuis 2001 – ce qui me rappelle une pensée de Mishima sur le paradis dans l’Antiquité, mais passons. Malgré son air de gentil instituteur ou de compagnon de route de José Bové, Al-Awlaki n’était pas du genre débonnaire.

Idéologue intarissable, recruteur hors-pair, membre de l’état-major d’Al Qaïda dans la Péninsule Arabique, il figurait depuis (2002) sur la liste des objectifs de l’Empire au sein d’Al Qaïda. Plus fort, il avait eu l’honneur, en 2010, d’être le premier citoyen impérial à figurer sur la liste des individus que la CIA était autorisée à tuer. C’est à ces petits riens qu’on mesure la volonté d’un Etat.

Je ne vais pas vous dresser le portrait d’Anwar, d’autres s’en sont chargés, et l’article que lui consacre Wikipedia n’est pas si mal. Je confesse, pour ma part, un petit faible pour la notice nécrologique de CNN (ici), car je trouve tout simplement remarquable l’idée de qualifier Al-Awlaki de rockstar d’Al Qaïda – même si je suis assez exigeant en ce qui concerne le concept de rockstar,  mais c’est une autre histoire.

Il faut dire que le garçon, sous ses airs de premier de la classe, une sorte d’Agnan jihadiste, avait de la ressource. Propagandiste de grand talent, il écrivait avec verve dans Inspire, le magazine diffusé par Al Qaïda dans la Péninsule Arabique (AQPA) et apportait probablement au mouvement son imagination et sa connaissance des Etats-Unis.

 

Dans une précédente vie, j’avais moi-même écrit, avec quelques autres, que la menace deviendrait réellement très sérieuse lorsque nous aurions en face de nous des individus nous connaissant intimement et donc capables de nous frapper avec précision, au lieu de faire exploser les sempiternels métros et trains. Question en passant : les jihadistes se vengent-ils de n’avoir pu jouer avec les locomotives de Jouef ou Märklin ?

Propagandiste, donc, mais également idéologue, et surtout théoricien, Al-Awlaki était un des esprits les plus brillants du jihad, au point que d’aucuns voyaient même en lui un successeur d’Oussama Ben Laden. L’hypothèse était évidemment idiote, puisqu’Al Qaïda ne peut être dirigée que par un homme ayant derrière lui une longue carrière et l’autorité nécessaire pour recevoir l’allégeance des groupes franchisés, mais elle disait tout le bien que l’on pouvait penser de ce jihadiste atypique, à la fois citoyen de l’Empire et du Yémen. Cité à de nombreuses reprises dans les rapports des services impériaux, et depuis longtemps, il était lié à la crème de la crème du jihad mondial et son nom émergeait dans les enquêtes sur les attentats du 11 septembre 2001, sur la fusillade de Fort Hood en novembre 2009, l’attentat manqué contre le vol Northwest Airlines 253 en décembre 2009 ou la tentative d’attentat à Times Square en mai 2010.  Pour tout dire, un homme comme lui était un cauchemar pour les services de sécurité et de renseignement. Brillant causeur, leader charismatique, parfaitement bilingue, il incarnait à merveille, si j’ose dire, le jihadiste new look, à l’aise dans les discours politico-religieux enflammés comme dans la planification d’opérations terroristes. C’est sans doute sous son impulsion, grâce à l’amicale complicité du bon docteur Ayman, que des mouvements comme AQPA, les Shebab ou le TTP ont décidé de frapper loin de leurs théâtres d’opérations habituels, liant définitivement jihad global et jihad local.

Un bonheur ne venant jamais seul, il semble que Al-Awlaki ait fait le grand saut en même temps que Samir Khan, et le bruit a même couru que l’artificier en chef d’AQPA, Ibrahim Hassan Tali Al-Asiri, était du voyage – ce qu’ont démenti les autorités yéménites puis impériales. Next time, baby.

Plusieurs réflexions me viennent à l’esprit alors que je trace une nouvelle croix sur les visages souriants et innocents de ces responsables terroristes. En premier lieu, il faut à nouveau admirer l’efficacité des services impériaux de renseignement, capables de mener sur le terrain des opérations excessivement complexes dans un environnement pour le moins hostile. D’après les éléments diffusés dans la presse, au moins deux drones MQ-1 Predator, épaulés au sol par une équipe des forces spéciales chargée de valider la cible et de l’illuminer, ont participé à l’opération. En juillet dernier, un raid impliquant un AV-8B Harrier II de l’USS Bataan (LHD-5) avait avorté après une perte du signal laser par le missile de l’appareil.

Souvent moqués par des observateurs nostalgiques d’une puissance française qu’ils ont à peine connue et par quelques commentateurs qui reprochent à l’Empire son budget militaire mais geignent quand nous pouvons à peine soutenir une campagne aérienne limitée contre une armée immobile en Libye, les progrès de l’Empire depuis 2001 dans le domaines des opérations intégrées et dans celui, encore plus complexe, de l’exploitation rapide et pertinente de renseignements en provenance de sources multiples sont vertigineux.

La présence sur le sol yéménite de troupes impériales n’est évidemment pas nouvelle, et il faut être d’une rare mauvaise foi ou d’une incompétence crasse – ces deux qualités pouvant s’associer pour notre plus grand bonheur – pour faire mine de découvrir cette réalité. La presse anglo-saxonne a largement couvert, et depuis plusieurs années, ce front largement ignoré des Français. En décembre 2009, le New York Times avait déjà révélé l’étroitesse des liens que l’Administration Obama avaient tissés avec le régime du Président Saleh : fourniture de matériels, transmission de renseignements, soutien au sol, formation, etc. Les fameux raids du 17 puis du 24 décembre 2009 contre des sites d’AQPA dans la province d’Abyan avaient fait plus qu’éveiller des soupçons – la principale question étant de savoir si tous ces bombardements avaient été conduits par des chasseurs de l’Air Force, des drones de la CIA ou des appareils embarqués sur un porte-avions de la Navy ou un porte-hélicoptères d’assaut des Marines.

Les performances de la communauté américaine du renseignement permettent de mener une véritable stratégie de disruption afin de casser la structure de commandement d’AQPA et ainsi l’empêcher de concevoir et de planifier des opérations. Une telle approche de la lutte contre Al Qaïda confirme que l’actuelle Administration a fait sienne la doctrine héritée des années Bush Jr. et qu’il s’agit bien, à ses yeux, d’une guerre. Dans ces conditions, l’élimination d’Anwar Al-Awlaki et de Samir Khan, tous deux citoyens impériaux, n’a rien de véritablement choquant. Membres d’une organisation terroriste qui ne cache pas qu’elle est en guerre, ces deux garçons étaient conscients de l’issue possible de leur combat, et ce d’autant plus que le martyre est vénéré au sein des mouvements jihadistes. Pour ma part, je considère que l’exécution, validée par la plus haute instance judiciaire impériale, de Troy Davis est infiniment plus choquante et malheureuse que la mort, lors d’une action militaire, de deux hommes qui menaient une guerre contre leur propre pays et représentaient, sans le moindre doute, un danger réel. Après tout, les nazis ont essayé de tuer Churchill, les US Army Air Forces ont abattu le Betty de l’amiral Yamamoto, et je pourrai multiplier à l’infini les exemples d’élimination de chefs de guerre ennemis.

D’ailleurs, que Khan et Al-Awlaki aient été américains ne change rien à l’affaire. Bantous, finlandais, français ou angolais, ils se savaient visés par une armée qui mène une guerre et l’assume. C’était eux ou nous, puisqu’il faut bien choisir son camp et que j’ai choisi le mien il y a déjà longtemps. Cela a donc été eux, et on ne va pas les pleurer. Quant au fait que des Américains aient été tués par d’autres Américains, mon Dieu, quelle importance ? C’est infiniment moins gênant que d’observer le sort des Amérindiens dans les réserves du sud-ouest du pays.

Le débat juridique, diplomatique, stratégique et même moral qui entoure les actions plus ou moins clandestines conduites contre la mouvance jihadiste décime les forêts et engloutit des tonnes de papier. La question de la validité juridique d’une guerre est, à mon sens, secondaire dès lors que l’on peu raisonnablement estimer que l’adversaire, qui ici s’est auto-désigné il y a des années, constitue toujours une menace. Guerre juste, guerre légale ? Légitime défense ? Franchement, on s’en moque et la lecture de quelques livres passionnants, comme De la guerre et du terrorisme, de Benjamin Barber, ou Guerre sainte, jihad, croisade, de Jean Flori ne nous fait guère progresser, en particulier lorsque les travaux théoriques menés au sein des services de sécurité par une poignée de spécialistes ne sont guère mieux considérés qu’une page de publicité dans Elle ou Cosmopolitan : du prestige, certes, mais aucune véritable percée car, reconnaissons-le, peu ou pas de conséquences opérationnelles.

 

Pour ceux qui sont engagés dans la lutte quotidienne contre le jihadisme, le défi porte en effet en priorité sur les aspects opérationnels, et les questions morales ou philosophiques passent bien après. Il est permis de regretter, comme je le fis ici, que les seules voix entendues contre l’islam radical soient celles de responsables politiques populistes, engagés dans une nauséabonde opération de captation des voix du FN ou simplement victimes de leur incapacité à formuler autre chose que des idées d’une étourdissante médiocrité ou d’un consternant angélisme.

L’Empire s’est engagé, sous la Présidence Bush Jr, dans une ambitieuse stratégie de communication à destination du monde musulman. Les erreurs, bourdes et autres fautes commises pendant les huit années passées par George Bush Jr au pouvoir ont largement brouillé le message. Barack Obama a eu à cœur de lever ces ambiguïtés, mais l’intensification, sous son impulsion directe, de la guerre des drones dit clairement l’efficacité attendue, au moins à court terme, de ce travail de séduction… Il n’existe, en effet, pas trente-six moyens de lutter contre la propagande des idéologies radicales.  Si on se retourne vers les pratiques de la Guerre froide, force est de constater que l’Ouest, tout en répondant présent à chaque poussée militaire de l’Est, a largement alimenté et financé un discours construit autour de l’anticommunisme, quitte à pratiquer, comme en Amérique latine ou en Asie du Sud-Est, un douteux amalgame avec le socialisme, voire la social-démocratie et les forces de progrès. Cette posture, qui a conduit à d’impardonnables excès et à de bien douteuses alliances, a été couronnée de succès – mais nous n’allons pas refaire ici l’histoire de l’affrontement mondial entre deux blocs.

L’Empire et quelques uns de ses alliés pratiquent, à des échelles diverses, le contre-discours. Mais celui-ci est rendu délicat à manier en raison du passé de certains. Les guerres de colonisation puis de décolonisation, les rancœurs réciproques, les errements, et les évolutions sociodémographiques obligent à de la finesse, à de la mesure, à de la subtilité – une qualité qui semble avoir déserté les rangs de notre classe politique. De plus, les relations que nous entretenons avec certains de ceux qui soutiennent et alimentent nos ennemis n’arrangent rien. La récente intervention en Libye et la brutale réapparition des islamistes, probablement bénis par le Qatar qui nous a peut-être bien manipulés sur ce coup, ont démontré à quel point l’affaire était délicate. Le couple fusionnel monde arabe – islam et nos difficultés à intégrer des populations non européennes, modestement évoquées ici, nous font commettre d’innombrables maladresses, sans même parler de l’aveuglement de nos orientalistes, sur lequel je me suis déjà étendu (l ‘aveuglement, hein, pas les orientalistes, pas de blague)

Quelles que soient ses méthodes et ses voies, la lutte idéologique contre le jihadisme est bien trop lente et aléatoire pour se priver des rudes techniques des hommes d’action. Il faut donc considérer l’élimination d’Anwar Al-Awlaki et de Samir Khan comme une opération aux motivations autres que militaires. L’appareil de propagande d’AQPA a encaissé un coup sévère, tant le mouvement avait innové, aussi bien sur le fond que sur la forme. Le magazine Inspire est ainsi un modèle de revue attractive, à la mise en page soignée et au discours accessible, loin des torchons péniblement ronéotypés par le GIA dans les années 90 ou des médiocres textes imprimés de travers que l’on trouvait à Londres au même moment.

Pour mener cette lutte idéologique à bien, il faudrait également répondre aux crises sociopolitiques qui minent les Etats de l’arc de crise arabo-musulman et apporter des solutions sérieuses et durables à des conflits qui agissent comme de véritables cancers stratégiques. Nous devrions aussi lutter contre les immenses carences des programmes scolaires de certains pays du Sud, qui perpétuent sans sourciller les pires travers, pourtant identifiés de longue date : femmes considérées comme des citoyens de seconde zone, antisémitisme, nationalisme exacerbé, importance exorbitante accordée au fait religieux, etc. Pour des raisons évidentes, cette tâche est longue, difficile, et les obstacles apparaissent plus vite que les progrès.

En attendant, donc, et comme une réponse aux rotatives qui, dans le Golfe, impriment force foutaises, la solution la plus efficace, pour l’heure, reste l’élimination des propagandistes en chef. Si nous pouvons les arrêter et les juger, arrêtons-les et jugeons-les. S’ils sont hors d’atteinte par des moyens légaux, ma foi, utilisons des moyens qui ne le sont pas. Le premier devoir d’un Etat est de protéger sa population, et il sera difficile de m’arracher des larmes, voire des remords, quant au sort d’idéologues qui ne valent guère mieux que des dirigeants nazis ou des cadres de la Russie stalinienne. Le Centre d’analyse et de prévision (CAP) du Quai, un dangereux repaire de crevures fascistes, c’est bien connu, écrivait d’ailleurs en 2005 que la lutte contre Al Qaïda empruntait à la guerre, tout en étant plus qu’une guerre, et autre chose qu’une guerre. La formule reste d’une rare pertinence, et n’écarte donc pas l’option militaire, qui ne suffit JAMAIS.

Pour dire vrai, il sera d’autant plus difficile de m’émouvoir que je nourris les plus grands doutes quant à l’efficacité du système pénal occidental classique à l’égard des jihadistes. Ces-derniers, comme les enragés d’Action Directe ou les dingues des milices d’extrême droite du Montana, ne sont pas sensibles aux objectifs recherchés par la détention. Pas un de ces garçons ne sort moins radical d’un séjour derrière les barreaux. Au mieux, il est écœuré par une peine longue et sa libération le rend à sa famille brisé, mais en aucun cas réhabilité ou réintégré à la société. D’un point de vue moral, ce résultat n’est guère satisfaisant. Et au pire, il sort encore plus radical, et on lira avec profit le livre de Farhad Khosrokhavar.

On ne compte plus, en France, les cas de jihadistes libérés et arrêtés quelques mois plus tard pour leur implication dans un projet terroriste. En 2005, à Londres, à l’occasion d’une réunion de spécialistes de la lutte contre le terrorisme en marge du sommet du G8, la délégation française avait provoqué un malaise palpable autour de la table en décrivant sans détours la réalité de l’islam radical dans nos prisons, notre incapacité à lutter contre lui, notre impuissance face aux imams prêchant la haine. Curieusement, la délégation russe avait concédé ne pas connaître ce type de difficultés… D’autres pays membres du G8, dont je tairai les noms et les initiatives, avaient en revanche avoué être confrontés à des situations voisines et ne pas avoir trouvé de solution satisfaisante. Sans rire ?

Toujours à la pointe, comme d’habitude, de la lutte pour la dignité humaine, le respect des croyances et la liberté de conscience, les Saoudiens ont innové, il y a quelques années, en mettant au point un programme de réhabilitation religieuse (sic) dont vous pouvez lire des analyses sur le site du Carnegie Middle East Center, ou du Council on Foreign Relations, ou sur les blogs Islam Daily et Insurgency Research Group. A Singapour, un pays cher à mon cœur, un programme voisin a donné des résultats encourageants. En Arabie saoudite, en revanche, il est permis de douter de son bilan, de ses méthodes et même de ses objectifs puisque les jihadistes réhabilités sont déclarés « guéris » quand ils reviennent au wahhabisme, la déclinaison locale du sunnisme, qui irrigue justement le salafisme et le jihadisme. On peut donc résumer le processus de réhabilitation ainsi : Avant, ils étaient nazis, mais à présent ça va beaucoup mieux puisqu’ils ne sont plus qu’antisémites et militaristes.

Dans ces conditions, et quoi que nous disent certains donneurs de leçons, éliminer physiquement les meneurs ne semble pas être la plus mauvaise des solutions, surtout au Yémen, un Etat virtuellement failli, et surtout quand dans ce pays le Président Saleh, grand ami de la France de M. Chirac, entretenait il n’y a pas si longtemps d’amicales relations avec Anwar Al-Awlaki tout en coopérant avec l’Empire (cf. ici, par exemple). Et je ne vous parle même pas du rôle du frère du Président Saleh dans l’attentat contre l’USS Cole, en 2000.

Autant vous dire que l’Empire ne va pas laisser tomber l’affaire aussi facilement et va continuer à construire des stations de guidage de drones, à approcher des porte-avions des côtes d’Arabie et à y déployer des détachements de forces spéciales. Certains jours, être au Pentagone doit être réellement enivrant…

On nous prie d’annoncer le décès d’Atiyah Abdelrahman

On nous prie d’annoncer le décès d’Atiyah Abdelrahman, citoyen libyen, adjoint du bon docteur Ayman Al Zawahiry et idéologue du jihad.

– Jihadiste, faut reconnaître, c’est pas une sinécure, doit-on encore entendre dans les salons de thé de Peshawar.

Et il doit bien se trouver un type au front un peu bas pour répondre d’un air entendu :

– Ouais, c’est pas faux.

Atiyah Abdelrahman était pourtant une personnalité attachante. Vous trouverez sans peine sur YouTube quelques réjouissantes vidéos dans lesquelles ce cher disparu vante les mérites de la guerre sainte, les avantages de la lapidation ou l’impérieuse nécessité de tuer des juifs et des croisés. Il faut dire que notre homme était une pointure, une véritable légende du jihad – pensez donc, il savait lire et écrire – à la vie déjà aventureuse.

Membre du Groupe islamique combattant libyen (GICL), il était réputé avoir une connaissance précieuse de la mouvance islamiste radicale maghrébine et avait même effectué un séjour plutôt mouvementé au sein du GIA au début des années ’90, une expérience semble-t-il assez cuisante.

Homme de confiance, il avait aussi joué un rôle central dans le rapprochement entre Abou Moussab Al Zarqawi, le boucher de Bagdad, et les esprits raffinés d’Al Qaïda réfugiés au Pakistan (cris de la foule : « Au Pakistan ? Honteuse calomnie sioniste ! »). Il aurait même eu le courage de retourner en Algérie au début des années 2000 afin d’y convaincre les chefs du GSPC de se rallier au fier étendard d’Oussama Ben Laden. Bref, une épée. Et, mais vous l’aviez noté, Atiyah Abdelrahman est mort alors que des inquiétudes, déjà anciennes, ressurgissent au sujet du poids des jihadistes au sein de la rebellion libyenne. Même le roi Abdallah d’Arabie saoudite, qui s’y connaît, a récemment affirmé que des membres d’Al Qaïda s’étaient glissés parmi les insurgés (notre jeu de l’été : saurez-vous les retrouver ?)

Seulement voilà, il se trouve que l’Empire veille au grain et entend frapper sans relâche les cadres d’Al Qaïda. Assassinat ciblés ? Si vous voulez.

Dix ans près les ricanements d’observateurs qui pensent qu’on recrute des sources avec de petits bouts de bois qui frémissent, ou qui imaginent qu’il y a de l’espace pour une négociation avec des jihadistes enragés, les services impériaux maîtrisent admirablement un processus opérationnel qui leur permet d’éliminer régulièrement des responsables taliban ou jihadistes à l’aide de drones, vous savez, ces petits avions armés et sans pilote dont la France ne dispose toujours pas – une preuve supplémentaire de leur grande pertinence.

Ce qu’il y a d’assez troublant dans cette campagne d’éliminations, à mon sens, c’est que l’Empire semblerait commencer à croire que la victoire est au bout du Hellfire (AGM-114 pour les maniaques qui me lisent, et je sais que vous êtes là).

De fait, viendra bien un moment où le bon docteur Ayman ouvrira une lettre piégée (« Ne l’ouvrez pas ! » serait le conseil de Farès) et où plusieurs de ses aimables subordonnés auront de regrettables accidents de voiture. Il faut dire que les routes ne sont pas sûres au Pakistan ou au Yémen. Mais ces quelques décès d’hommes pieux suffiront-ils à éteindre l’incendie ?

Au nord du Nigeria, les sympathiques agités de Boko Haram ont déjà une réponse. Comme leurs amis des Shebab de Somalie, d’ailleurs. Ou les garnements du sud de la Thaïlande. Enfin, on ne va pas se plaindre en plus, non ? La guerre est déjà longue, mais elle n’est pas finie.

Pour ma part, je suis sensible au geste de mes amis de Langley qui ont choisi de « retirer » d’Atiyah Abdelrahman un 22 août, jour anniversaire de la mort de mon père, un homme dont la main n’aurait pas tremblé. Merci, les gars.

« Ain’t no escaping/Don’t run and hide » (« The hitman », Queen)

Je ne suis jamais allé en mission en Norvège. On m’y avait invité mais une quelconque autorité a décidé que mon attachante présence était requise à Paris, probablement pour mettre à jour la 14e analyse de la menace à l’attention d’un ministre qui s’en moquait comme de sa première réunion de groupe parlementaire. Mes collègues norvégiens et moi avions pourtant des tas de choses à nous dire, sur Najmuddin Faraj Ahmad, le célèbre mollah Krekar patron du groupe jihadiste kurde irakien Ansar al Islam, qui fut un temps dirigé par le regretté Abou Moussab al Zaraqawi, le boucher de Bagdad. Ou sur le rôle de l’ambassade d’Iran. Ou sur les liens des rares islamistes présents en Norvège avec leurs camarades en Suède ou au Danemark.

Quand les premiers messages sont arrivés en provenance d’Oslo, ce 22 juillet, j’ai donc pensé aux jihadistes kurdes et à Al Qaïda. Il s’agissait d’une première hypothèse, infondée et qui s’est révélée fausse. J’ai ensuite pensé à un de ces tireurs fous comme il y en a déjà eu dans les pays du nord de l’Europe (je dis « nord » car la Finlande n’est pas scandinave, comme chacun sait). Je me trompais encore. Les premiers éléments recueillis par la police norvégienne, dont les déclarations du tueur (avouons que ça aide quand même pas mal) ont permis d’affirmer qu’il s’agissait, non pas d’un jihadiste ni même d’un adolescent comme ceux que l’on vit à Littleton, mais d’un homme ayant largement dépassé la puberté et dont les motivations relevaient clairement d’une pensée d’extrême droite.

Je ne crois pas m’avancer en affirmant que personne n’avait vu venir le coup. La police norvégienne avait placé Anders Behring Breivik (ABB) sur une watch list après son achat massif d’engrais au printemps, mais les archives sont pleines de criminels qui étaient sur de telles listes, demandez donc au FBI ou au MI-5, pardon, au British Security Service (BSS). Le soir de la tuerie, il était déjà possible de considérer avec stupeur et une certaine admiration technique la sophistication de l’attaque et le sang froid presque surnaturel du tueur. La piste d’un extrémiste de droite, un de ces lone wolves que redoute tant le FBI et que j’avais évoqués rapidement en novembre 2009 ici, a été rapidement évoquée et semble, deux semaines après les faits, largement validées par les faits.

Très vite, et sans surprise, les uns et les autres y sont allés de leurs commentaires. Jean-Marie Le Pen, qui n’est jamais le dernier à dire des idioties, a déclaré le 30 juillet que la naïveté du gouvernement norvégien (sic) était plus grave que les attaques conduites à Oslo (sic derechef). On retrouve dans cette saillie la quintessence de la pensée du plus célèbre borgne de France, incapable de résister à une provocation douteuse. Etrangement, la fille, qui ne nous avait pas habitués à de telles erreurs, a justifié son silence après la remarque de son père en indiquant qu’elle n’avait rien à dire car elle n’était pas en désaccord. Vous me direz, c’est logique, comme l’aurait fait remarquer Dame Séli.

De l’autre côté de l’échiquier, certains en sont presque venus à se réjouir des opinions politiques du tueur : enfin un terroriste d’extrême droite ! Une sorte de divine surprise avec des années de jihadisme, de violence anarchiste et d’assauts de communistes nés après la chute du Mur. Ah, folle jeunesse.

Vu d’ici, je pense qu’on peut avancer deux types de remarques : d’abord, sur le mode opératoire, puis sur l’arrière-plan idéologique et historique de l’attentat.

Procédons avec méthode et commençons par le mode opératoire. L’opération menée par Anders Behring Breivik est un modèle du genre : après un attentat à l’explosif (voiture piégée) contre une cible symbolique (les bureaux du gouvernement) vers 15h25, le terroriste, revêtu d’un uniforme de la police, a quitté Oslo, s’est rendu à 20 kilomètres de là sur les rives du lac de Tyrifjorden, s’est embarqué sur le ferry vers 17h, a débarqué sur l’île d’Utoya où il rassemblé des dizaines de participants à une université d’été du parti travailliste et a commencé à les abattre à l’aide d’un fusil automatique.

– Le terroriste a fait preuve d’une grande maîtrise technique : la bombe composée à l’aide d’engrais, selon une recette bien connue des jihadistes et des milices survivalistes américaines, est jugée par plusieurs spécialistes comme un modèle du genre. 7 personnes ont été tuées et la zone du blast a été dévastée.

– Profitant du chaos généré par cette explosion, le terroriste a quitté la capitale norvégienne et a gagné sans encombre son second objectif, sur l’île d’Utoya. Là, il a, suprême raffinement, utilisé l’attentat d’Oslo pour rassembler des dizaines de jeunes gens afin de leur rappeler des mesures de sécurité. Dans ce pays pacifique, l’autorité de ce policier n’a pas été remise en cause et c’est donc à l’abattoir qu’ABB a conduit ses nombreuses victimes, avec un sang-froid proprement sidérant.

– L’opération a donc, en une après-midi, ciblé selon deux modes opératoires très différents (voiture piégée puis mitraillage) deux objectifs éloignés, à la façon de ce qu’avaient réalisé à Bombay en novembre 2008 les terroristes du LeT qui s’étaient déplacés tout en tuant et avaient ainsi semé une grande confusion parmi les forces de l’ordre et de sécurité indiennes – qui n’avaient pas besoin de ça pour être désorganisées.

– Le port d’un uniforme officiel et son appartenance au groupe ethnique majoritaire dans le pays ont permis à ABB de donner le change jusqu’au moment de la tuerie.

– Il s’agit donc d’une affaire bien conçue et bien menée par un homme apparemment seul et donc virtuellement indétectable. Surtout, on voit là les dégâts que peut causer une opération imaginée par des individus non seulement immergés dans une société mais surtout capables, par leur compréhension de celle-ci, de la frapper au cœur. En décembre 2006, j’avais participé à un échange de vue avec quelques uns de mes collègues et chefs au sujet de la vulnérabilité française. Avec l’optimisme béat qui me caractérise, j’avais alors écrit que dans une société multiculturelle taraudée par le doute, agitée par d’incessantes querelles plus ou moins téléguidées par les uns et les autres et profondément perturbée par quatre décennies de chômage de masse, des manœuvres de déstabilisation pouvaient être menées par une poignée d’individus décidés à frapper les lieux les plus symboliques (crèches, écoles, lycées, hôpitaux, lieux de culte, galeries commerçantes ou grands magasins, etc.) afin de provoquer, à l’aide de revendications soignées (références religieuses et ethniques, accusations, etc.), une onde de choc dont les effets pourraient être presque illimités. Le terrorisme, après tout, n’est qu’une démarche opérationnelle visant à faire pression sur un gouvernement.

Et on en vient tout naturellement à la suite : signature idéologique, arrière-plan historique. Comme des siècles d’expérimentations attentives l’ont démontré, les cons osent tout, ce qui, à en croire certains ethnologues, les rendrait reconnaissables entre tous. Les différentes photos laissées par ABB laissent peu de place au doute quant à son état de santé mental– et les sceptiques pourront consulter sur le Web les nombreux articles que la presse a consacrés à ce jeune homme, comment dire, sans doute un peu déphasé.

Alors ? Fasciste ? Raciste délirant ? Fondamentaliste chrétien ? Signe avant-coureur de la fameuse « insurrection qui vient », mais dans une version légèrement différente de celle à laquelle aspirent les exaltés de Tarnac ?

N’en déplaise aux minets de l’UMP (comme ici), il semble qu’ABB soit bien un chrétien convaincu. Sa foi n’est probablement pas très raffinée, et on peut sans doute la rapprocher de celle d’un petit émir d’AQMI perdu dans son maquis pas tellement loin de Boumerdès plutôt que de celle d’un idéologue jihadiste ayant pignon sur rue à Riyad. Mais, évidemment (j’aime bien taquiner les minets de l’UMP qui écrivent sur Atlantico), la puissante foi chrétienne d’ABB est manifestement un des éléments d’une construction intellectuelle faite de pathologies mentales ayant elles-mêmes entraîné une lecture pour le moins engagée de la situation en Europe. Son obsession de l’islamisation, un vieux leitmotiv de l’extrême droite, ne renvoie pas tant à ses propres convictions religieuses qu’à un racisme militant qu’il serait un peu naïf de notre part de considérer comme inexistant en Scandinavie. Nos voisins du nord sont peut-être charmants, socialement très avancés, mais il convient quand même de rappeler que leur imaginaire historique comprend, avec fierté, les Vikings et autres turbulents navigateurs au sens de la fête si communicatif. Pendant la Seconde guerre mondiale, tous les Suédois et tous les Norvégiens ne se sont pas couverts de gloire. La Norvège était occupée par le Reich, tandis que la Suède, officiellement neutre, se plaçait dans cette zone grise dont on ne sort jamais grandi. Demandez donc au fondateur d’Ikea ce qu’il faisait pendant la guerre. Bref.

Des esprits attentifs ont par ailleurs relevé que notre apprenti nageur de combat avait perpétré son crime un 22 juillet, le jour anniversaire de la fondation du Royaume de Jérusalem par les Croisés (En 1099, mais est-il vraiment utile de le préciser ?). La coïncidence est un peu grosse, et il faut sans doute considérer que celui qui se voit comme un croisé n’a pas frappé un 22 juillet par hasard.

Evidemment, les réactions n’ont pas manqué. Très à droite, certains n’ont pu cacher leur excitation de voir un homme commettre un crime aux noms de leurs convictions – selon le vieux principe « Vas-y, passe devant, je te rejoindrai ». Facile – et encore, il faut oser (cf. supra) – admirer un type en laissant sur Twitter quelques fortes pensées dignes de Minute ou de La vieille taupe. Très à gauche, les idioties n’ont pas non plus manqué, mais on peut difficilement reprocher à qui que ce soit de condamner les tueries d’Oslo.

Les choses se sont gâtées, à mes yeux, quand au soulagement bien compréhensible des musulmans de ne pas avoir à supporter le poids moral d’un nouveau carnage ont succédé les analyses biaisées, illustrées par de distrayants montages photos :

ABB a assassiné des dizaines de personnes au nom de sa détestation délirante de l’islam, et plus généralement du multiculturalisme. Ceux qui ont tenté d’expliquer, voire de justifier ou de minimiser son geste, devraient se cacher après une telle infamie. Reste cette inquiétante tension qui monte dans nos vieilles sociétés occidentales, confrontées à la fin d’un cycle de prospérité que l’on pensait sans doute sans fin et aux manifestations de ce basculement de puissance que j’évoquais ici cet hiver, emporté par mon lyrisme : immigration d’autant plus angoissante pour des bourgeoisies saisies de vertige que plus rien n’est en place pour lui offrir emploi et statut social et que l’actualité du semestre écoulé, faite de bruits et de fureur, n’a sans doute pas contribué à apaiser leurs angoisses.

La vraie différence entre le fondamentalisme religieux d’ABB et celui d’un quelconque jihadiste yéménite se situe dans les réactions enregistrées dans leurs communautés respectives et dans les propos des responsables religieux. Les attentats d’Oslo ont été condamnés par l’écrasante majorité des Européens. A l’exception de quelques nazillons et autres nostalgiques du Grand Reich et des cérémonies sous les dolmens, tout le monde a exprimé son horreur et son indignation. Quand un jihadiste se fait exploser sur un marché de Bagdad ou devant un check point pakistanais, il se trouve toujours des crétins pour saluer son sacrifice face à un régime – nécessairement – apostat. Essayez donc à présent d’arracher à certains imams, plus nombreux qu’ils ne le devraient, une condamnation d’un attentat contre l’Empire ou contre Israël, vous ne serez sans doute pas déçus, là encore. Mais il convient, en effet, de ne pas sous-estimer la menace représentée par les membres les plus radicaux de l’extrême droite européenne.

Le risque, au-delà de la polarisation extrême droite/extrême gauche, populisme contre populisme, est à présent de voir apparaître d’autres loups solitaires, copy cats qui s’essaieront à Faites votre croisade tout seul.

Ah, j’oubliais. Si on pouvait nous épargner les remarques idiotes dignes d’une Mireille Dumas sur l’influence des jeux vidéos. Il s’est vendu plus de 12 millions de Call of Duty : Modern Warfare 2, et il ne me semble pas que le nombre de fusillades ait augmenté en proportion depuis décembre 2009. De tels arguments sont d’une rare insanité. On se retrouve sur le XBox live – sachant que je n’ai jamais tué personne (aux dernières nouvelles) ?