Agresseurs et adversaires

Au sortir de la Seconde guerre mondiale, les forces aériennes américaines (US Army Air Forces, US Naval Aviation et USMC Aviation) comptaient dans leurs rangs des centaines d’as (5 victoires et plus) ayant combattu dans le Pacifique, en Afrique du Nord et en Europe. Des pilotes américains avaient volé au sein de la Royal Air Force dès 1940, avant d’être progressivement rassemblés, à partir de février 1941, au sein de trois Eagle Squadrons (No 71, 121 et 133), puis intégrés à la 8th Air Force en 1942, tandis que d’autres, membres de l’ American Volunteer Group (AVG) de Chenault en Birmanie et en Chine du Sud (les Tigres volants), avaient mené la vie dure à la chasse japonaise.

La qualité des appareils (P-38 Lightning, P-47 Thunderbolt ou P-51 Mustang, voire P-39 Airacobra ou P-40 Kittyhawk pour les USAAF, F-4F Wildcat, F-6F Hellcat ou F-4U Corsair pour la Navy ou les Marines) y était évidemment pour quelque chose, de même que la qualité décroissante des pilotes allemands ou japonais. Paradoxalement, soit dit en passant, la supériorité numérique des alliés, qui écrasait progressivement les chasses ennemies, ne favorisait pas l’émergence d’as en raison du relatif manque de cibles par pilote. Pour tous, cependant, les qualités de combattants et de techniciens du vol des pilotes américains ne faisaient pas de doute, et elles furent rapidement élevées au rang de mythe national.

Très vite, l’USAF, créée en septembre 1947, se transforma massivement sur chasseurs à réaction – de l’intérêt de servir une armée riche. Le P-80, renommé F-80 Shooting Star, devint le premier jet de chasse en dotation massive de l’Air Force, avant d’être rapidement épaulé puis remplacé par le F-84 Thunderjet et le F-86 Sabre. De son côté, la Navy mit elle aussi aux rencarts ses chasseurs à piston, comme le remarquable F-8F Bearcat, et se dota de jets, comme le FH-1 Phantom, puis le F-2H Banshee et surtout le F-9F Panther.

Autant le dire tout de suite, cette première génération de chasseurs à réaction en service dans les forces de l’Empire, si elle assurait une supériorité sur le reste du monde (vitesse en palier, vitesse ascensionnelle, accélération, puissance de feu), ne révolutionnait pas vraiment l’art du dog fight, dont les lois fondamentales restèrent inchangées : voler dans le soleil, repérer le premier, surprendre, viser juste et abattre en une sale passe, ne pas s’acharner, etc. L’arme de bord par excellence restait le canon (de 20 mm pour l’Empire), ou, éventuellement la roquette, et le radar embarqué n’en était qu’à ses débuts (faible portée, pas de calculateur, viseur optique simple). Du coup, il fallait savoir manœuvrer, « secouer son zinc » comme l’auraient dit des personnages de BD, et tout cela se passait, naturellement, quasiment à portée de voix.

MiG alley

Le début de la Guerre de Corée, en 1950, permit aux aviateurs de l’Empire de tester au-dessus de la péninsule leurs chasseurs et leurs propres aptitudes contre les pilotes chinois et – chut ! c’est un secret – russes. Le 8 novembre 1950, un pilote de Sabre abattit deux MiG-15 nord-coréens lors de la première rencontre entre jets.

Evidemment, et comme d’habitude, chaque camp revendiqua le plus grand nombre de victoires aériennes. Longtemps, l’Empire vécut d’ailleurs sur le mythe d’un ratio victoires/pertes indécent (15 contre 1 !) et parfaitement irréaliste qu’aucun historien sérieux ne retient plus. Il semble, malgré tout, que les pilotes américains aient bien largement dominé leurs adversaires (kill ratio autour de 7 contre 1, quand même), avec des périodes de crise et de doutes. Les pilotes communistes, pas moins méritants, étaient cependant moins bien formés et moins dirigés. Et quoi qu’on nous veuille nous faire croire dans une certaine littérature et sur quelques forums complaisants, il y eut aussi des as chinois (une petite dizaine), nord-coréens (on parle de 4), et même russes, dans cette affaire.

En mai 1952, la Navy, désireuse de maintenir le niveau général de ses pilotes, créa sur la base des Marines (Marine Corps Air Station – MCAS) à El Centro (Californie) la Fleet Air Gunnery Unit (FAGU) destinée à l’entraînement au combat. En 1958, le FAGU fut déplacée vers la MCAS Yuma (Arizona), tandis que la mode évoluait, de plus en plus, vers les missiles air-air.

Les appareils de la FAGU (ici, F-8U Crusader, F-4D Skyray, A-4D Skyhawk et FJ-4 Fury) furent ainsi, sans doute, les premiers appareils de la Navy spécialement employés lors d’exercices de combat dissemblables (DACT), mais l’expérience ne dura pas tant il devenait évident pour les stratèges et les industriels que l’avenir était au combat à moyenne portée à l’aide de missiles guidés.

Un missile ou rien

L’irruption du missile air-air guidé, par infrarouge ou par radar, révolutionna naturellement le combat. Dès la seconde partie de la Seconde Guerre mondiale, les Allemands avaient utilisé des missiles air-surface guidés, et avaient envisagé des armes emportées contre les avions ennemis, mais il leur manqua, entre autre chose, du temps. Comme le faisait remarquer mon prof d’Histoire de Terminale au sujet des pays de l’Axe écrasés sous les bombes, « ‘fallait pas y aller ».

Dès 1946, Hughes avait entamé la mise au point pour l’Air Force de l’AIM-4 Falcon (Air Interceptor Missile, désignation post-1962, je vous épargne les dénominations pré-62 et je suivrai dorénavant cette règle), qui entra en service en 1956 et se révéla d’une presque complète inutilité contre des cibles manoeuvrantes, comme le découvrirent rapidement les équipages de Phantom au Vietnam. Le Falcon, d’abord à guidage thermique puis à guidage semi-actif, avait une faible portée, une faible charge militaire et on pouvait assez aisément le faire décrocher…

La Navy, de son côté, avait lancé les travaux en vue de se doter, elle aussi, d’un missile air-air, ce qui donna l’AIM-9 Sidewinder, un authentique succès industriel toujours en service et qui pourrait bien être produit pendant encore des décennies. Le Sidewinder, à guidage infrarouge, se révéla plus rapide, plus agile et plus puissant que le Falcon, mais il restait un missile à courte portée, sorte de prolongement du canon en dog fight. L’obsession de l’interception de bombardiers nucléaires, mission prioritaire en ces temps de guerre froide, requérait l’emploi de missiles à plus grande allonge, et l’AIM-7 Sparrow, dont les origines remontaient un programme de 1947, semblait répondre à ce besoin.

A guidage semi-actif – c’est-à-dire, pour faire simple, doté d’un petit radar le guidant vers une cible elle-même éclairée par le radar de l’avion lanceur, le Sparrow , que l’on vit monté sur le F-7U Cutlass ou sur le F-3H, équipa d’entrée les F-4 Phantom II de la Navy puis ceux de l’Air Force.

L’heure était à la confiance absolue dans la technologie, et les appareils, surtout ceux de l’Air Force, en charge de la défense de l’Amérique du Nord, étaient conçus pour foncer vers les formations de bombardiers soviétiques pour les décimer à l’aide de missiles puissants et rapides, et pour certains dotés de charges nucléaires. C’était l’époque des successeurs du F-89 Scorpion ou du F-94 Starfire, comme le F-102 Delta Dagger et son grand petit frère, le F-106 Delta Dart (et leurs AIM-26 Falcon à tête nucléaire, terrifiante évolution de l’AIM-4 déjà évoqué), sans parler de l’incroyable YF-12, dont le couple radar/missiles finit par équiper le F-14, et qui devint lui-même le SR-71. Mais c’est une autre histoire.

Inutile de dire que personne au sein de l’Air Force n’envisageait sérieusement de commander des chasseurs maniables, et l’effort portait sur les radars, la vitesse des appareils, la rapidité de leur réaction, la qualité des transferts de données entre les stations du réseau de veille du NORAD et la précision des trajectoires d’interception.

La Navy, pour sa part, paraissait loin du débat. Elle n’avait pas participé au programme des Century Series et devait remplir deux missions principales : projeter de la puissance grâce à ses groupes aéronavals et être capable de les défendre contre les bombardiers soviétiques.

C’était le début des groupes embarqués richissimes, équipés de chasseurs, d’avions d’attaque, d’avions de veille, d’avions de lutte anti-sous-marine, puis d’avions de guerre électronique, sans parler des hélicoptères ASM et de sauvetage. Le F-4H Phantom II, héritier du F-3H Demon, qui constituait la dernière évolution des chasseurs embarqués, de plus en plus lourds, avait pour mission de protéger le groupe aéronaval mais les contraintes de l’emploi sur porte-avions limitaient, malgré tout, les dérives (poids et vitesse à l’appontage, manœuvrabilité, robustesse). Le Phantom II se présentait comme un  chasseur massif, puissant, conçu pour le combat à moyenne portée grâce à l’emport d’au minimum quatre Sparrows sous le fuselage, voire de quatre Falcon en plus sous les ailes. Personne n’envisageait sérieusement que l’interception puisse se terminer en combat tournoyant, et aucun canon n’était prévu – même si on pouvait, par coquetterie, accrocher un pod de 20 mm en point central.

Étonnamment, le Phantom côtoyait dans les unités de chasse embarquée (VF) le Crusader, un appareil très différent. Ce dernier, bien qu’équipé, lui aussi, d’un radar, emportait en effet quatre canons de 20 mm dans le nez, et jusqu’à quatre Sidewinder sur ses flancs. La communauté des pilotes de F-8 en était persuadée, et elle reprit avec plaisir le slogan du consortium Ling-Temco-Vought (LTV) qui construisait le chasseur, « si vous n’êtes pas dans un F-8, vous n’êtes pas dans un chasseur ».

On peut noter, en passant et sans se moquer parce que ce n’est pas notre genre, que les responsables britanniques allèrent encore plus loin dans la confiance aveugle dans la technologie en annulant à l’époque tous leurs programmes de chasseurs pilotés. Ils estimaient, en effet, que l’avenir était aux avions de combat guidés du sol et que, de plus, les performances des missiles air-air allaient sonner le glas de la chasse traditionnelle. La France, elle, s’obstina et conserva sur les Mirage le fameux canon DEFA de 30 mm qui fit des merveilles – une question de point de vue, évidemment, et les pilotes syriens ou égyptiens étrillés par les Mirage III CJ israéliens ne sont sans doute pas d’accord…

Le rapport Ault

Comme souvent, les réalités opérationnelles rappelèrent cruellement à la réalité aux stratèges et autres responsables. Les premiers engagements aériens au-dessus du Vietnam, en 1965, firent voler en éclats les certitudes.

Face à leurs appareils lourds et paradoxalement trop puissants et trop rapides, les pilotes de l’Air Force et de la Navy trouvèrent des chasseurs infiniment moins sophistiqués, (MiG-17, 19, et 21),  maniables, utilisant presque exclusivement leurs canons (23 ou 37 mm…) et pratiquant donc à outrance le combat tournoyant. Les pilotes américains, qui de plus devaient combattre au-dessus du territoire ennemi, étaient confrontés à des conditions climatiques détestables qui dégradaient les performances de leurs missiles. Mais, disons-le franchement, ces derniers n’avaient de toute façon pas besoin de ça pour ne pas marcher. Le Sparrow, en particulier, se révéla particulièrement peu fiable, et il fallait parfois en tirer quatre – soit la dotation habituelle d’un Phantom – pour toucher un MiG…

Les pilotes nord-vietnamiens, qui redoutaient, malgré tout, les missiles et qui n’en possédaient eux-mêmes que très peu, choisirent rapidement de pratiquer le dog fight à outrance, se collant littéralement aux appareils américains. Plusieurs as nord-vietnamiens déclarèrent après la guerre qu’ils avaient décidé de combattre comme on le faisait au-dessus de la France en 1917 : en se mettant dans la queue de la cible et en vidant leurs magasins. Avec un canon de 37 mm, on imagine les résultats. Evidemment, la multiplicité des cibles aériennes offertes par l’Empire favorisa l’émergence de pilotes aux palmarès élevés, vainqueurs d’avions de guerre électronique ou d’attaque, voire de drones, mais il serait injuste de nier les grandes qualités de ces as.

Si l’on considère les seuls combats entre chasseurs, entre 1965 et 1968, le ratio  victoires/pertes pour la Navy fut de 2,75/1, et seulement de 2,15/1 pour l’Air Force. De plus, les statisticiens du Pentagone établirent qu’en 1966 seuls 3% des pertes enregistrées étaient dues à la chasse nord-vietnamienne. En 1967, ce pourcentage passa à 8%, et atteignit finalement 22% lors du premier trimestre 1968. Cette même année, le ratio de la Navy atteignit même un très inquiétant 1/1…

Naturellement, il faut lier ces données aux évolutions de la guerre, et en particulier aux offensives aériennes américaines au-dessus du territoire nord-vietnamien, mais il était évident que quelque chose ne fonctionnait pas. Le constat était d’autant plus évident que les unités de F-8 de la Navy enregistraient de bons résultats, comme la VF-211 (8 victoires), dont les membres se surnommaient, en toute modestie, les MiG killers. Ce n’est pas de l’orgueil, c’est de la lucidité.

Au total, les F-8 abattirent au-dessus du Vietnam 19 appareils adverses (16 MiG-17 et 3 MiG-21). Certes, la plupart des victoires furent remportées à l’aide de Sidewinder (4 MiG-17 seulement furent abattus au canon), mais l’emploi de ce missile à courte-portée requérait de mener un véritable combat rapproché, à quelques kilomètres de la cible.

Le taux de réussite des flottilles de F-8 ne changeait cependant rien au constat général. Preuve était faite, dans la douleur, qu’une armée pouvait perdre en une décennie ses compétences les plus précieuses. Et les pilotes de toutes les armes engagées réclamaient des canons de bord. Paradoxalement, le principal chasseur de supériorité arienne de l’Air Force au Vietnam, le Phantom, n’en emportait pas non plus, alors que les F-100 Super Sabre ou les F-105 Thunderchief en étaient équipés. Certains chefs faisaient pourtant preuve d’imagination, comme le légendaire Robin Olds (16 victoires, dont 4 au Vietnam) à la tête du 8th Tactical Fighter Wing (TFW) basé en Thaïlande, qui monta quelques opérations d’anthologie.

 

Evidemment, cette situation n’avait pas échappé à la haute hiérarchie militaire – comme quoi – et l’amiral Moorer, patron des opérations navales, chargea le capitaine Ault de mener une étude sur le sujet. Le résultat, connu sous le nom de Rapport Ault (téléchargeable ici) établit en 1968 un constat brutal, remettant en cause bien des certitudes et posant autant de questions gênantes.

Le capitaine Ault s’interrogeait ainsi sur la valeur des équipages, la pertinence de leur entraînement, leurs capacités à utiliser toutes les ressources de leurs avions, ainsi que sur la qualité de la doctrine du « tout missile » ou, autre point bien gênant, sur l’adéquation entre les matériels achetés par la Navy et ses besoins réels – sans parler de la qualité des missiles qui avaient tendance à faire long feu ou à se perdre. Dans ses conclusions, Ault disait les choses avec le langage rude des hommes d’action et écrivait, parmi d’autres paragraphes percutants :

Existing schools for CVA guided missile officers and squadron ordnance officers are not adequate. A course is needed designed specifically to provide information on missile theory and operation, test equipment, handling and assembly, publications, and reporting requirements.

Since decommissioning of the Fleet Air Gunnery Unit (FAGU) in 1960 there has been a gradual loss of expertise and continuity in the field of fighter weaponry. This trend must be reversed by providing a means of consolidating, coordinating, and promulgating the doctrine, lore, tactics, and procedures for fighter employment.

Comme un fait exprès, on avait en effet dissous à Yuma, en février 1960, la FAGU, quelques années avant que les pilotes de l’aéronavale ne soient engagés dans de véritables opérations de guerre. Ault suggérait simplement que l’unité soit réactivée, et il proposait qu’elle le soit à partir de la VF-121, le Phantom Replacement Air Group (RAG) stationné en Californie, sur la NAS Miramar.

Il faut dire que les petits gars de la VF-121 et ceux de la VF-124 (le Crusader Replacement Air Group, connu aussi sous le nom de Crusader College) avaient commencé en cachette, dès 1965, à organiser des DACT entre Phantom et Crusader et qu’ils avaient entraîné dans leur projet, comme le raconte Richard Wilcox, leurs camarades de la VA-126, une unité chargée d’entraîner au vol aux instruments les pilotes de Skyhawk. Il n’est ainsi pas anodin de constater que l’impulsion ayant conduit aux agresseurs et autres adversaires vint d’unités d’entraînement avancé.

Et pendant ce temps, à Tonopah… 

Evidemment, l’Air Force n’était pas en reste et elle était pleinement engagée, malgré les réticences de certains caciques, dans des travaux visant à améliorer les performances des pilotes et de leurs appareils.

Dès 1953, l’Air Force avait pu se procurer un Yak-23 auprès de la Yougoslavie et l’avait testé à Wright-Patterson – une histoire fascinante racontée, notamment, ici, et qu’évoque Curtis Peebles dans son livre Dark Eagles. Le chasseur russe avait été intensément étudié par une petite équipe de pilotes, et chacun avait pu en conclure que les avions de l’Empire étaient bien supérieurs… La volonté de se procurer d’autres appareils soviétiques ne faiblit pas, la DIA et la CIA essayant plusieurs pistes au fil des ans. Il s’agissait surtout d’évaluer au plus près les progrès technologiques du bloc de l’Est afin d’y répondre.

En 1968, dans le cadre du projet Have Doughnut, un Mig-21 iraquien, dont le pilote avait fui vers Israël en 1966, avait fait l’objet d’évaluations poussées dans une zone particulièrement secrète de Nellis AFB (Nevada), dans le polygone d’essais de Groom Lake, que les geeks et autres conspirationnistes du monde entier connaissent sous le nom de Zone 51 et qui est, en effet, une base secrète. Il en faut, n’en déplaise à certains.

Evalué par la Foreign Technology Division (FTD) de l’Air Force Systems Command (AFSC) au sein de laquelle évoluaient des pilotes de l’ Air Force mais aussi des officiers détachés de l’escadron de test de la Navy, la VX-4, ce MiG-21 – redésigné YF-110 – fut rapidement rejoint par deux MiG-17, également d’origine iraquienne et dissimulés dans les registres en tant que YF-113A et YF-114C… Je conseille à ce sujet la lecture du livre Steve Davies, Red Eagles, qui expose l’ensemble du programme Constant Peg, et je vous renvoie à l’article d’Andreas Parsch au sujet des covert designations des chasseurs de l’Empire.

 

Une fois maîtrisés par la poignée de pilotes autorisés à les piloter, ces MiG furent confrontés lors de DACT à des équipages d’unités régulières mais triés sur le volet, et l’idée des aggressors se renforça encore. Se renforça, dis-je, car des expériences très poussées avaient été conduites par l’Air Force dès 1965.

Le programme Feather Duster, lancé cette année-là peu de temps après le début des opérations aériennes au Vietnam, visait ainsi à mettre au point les meilleures tactiques de combat au profit des F-4C et autres F-105, les principaux chasseurs de première ligne de l’Air Force. Des unités de l’Air National Guard (New York, Maryland, et Porto Rico) dotées de F-86H furent mises à contribution et participèrent à des séries d’engagements lors de Feather Duster I et II. Le Sabre était censé y jouer le rôle du MiG-17, et il y remporta, certes aux mains de pilotes chevronnés, un grand nombre de combats simulés.

Ces combats ne visaient cependant pas à aguerrir des pilotes mais à déterminer dans quel domaine de vol les chasseurs US étaient les plus vulnérables. La rapport final identifiait ainsi des conditions précises d’emploi en terme, par exemple, d’altitude et de vitesse, qui, si elles n’étaient pas remplies, devaient conduire les équipages à ne pas engager le combat. Une partie de la doctrine d’emploi des chasseurs américains se vit renforcée par ce travail (importance de la puissance moteur, priorité accordée aux missiles, etc.), mais, et ce fut le point le plus désagréable, tous les problèmes identifiés par ce programme se trouvèrent cruellement confirmés dans les cieux vietnamiens.

A nous deux, Baron Rouge !

Comme je l’écrivais plus haut, le taux de pertes au combat au Vietnam était particulièrement insatisfaisant. L’Air Force, comme la Navy, était évidemment préoccupée par ses piètres performances. Le principe de réalité appliqué au combat aérien faisait grincer bien des dents dans les états-majors, qui avaient tant misé sur les plates-formes de tir et se retrouvaient tenus en échec par des chasseurs bien moins sophistiqués. L’incapacité à tirer des conclusions des exercices Feather Duster faisait jaser. Entre 1967 et 1969, trois études successives nommées Red Baron I, II et III, furent donc menées concernant l’ensemble des combats entre appareils américains et nord-vietnamiens depuis le début des opérations aériennes, en 1965. Il s’agissait, engagement après engagement, de détailler les tactiques ennemies et d’identifier les manques des équipages US. Des centaines de pilotes furent interrogés au cours de ce qu’il faut bien appeler un gigantesque RETEX.

Ce travail colossal, initialement mené par le 4520th Combat Crew Training Wing (CCTW) qui devint ensuite le Tactical Fighter Weapons Center (TFWC), listait les insuffisances et concluait, sans surprise, à l’impérieuse nécessité de tout revoir et de tout changer, malgré les hurlements des mandarins de la Fighter Weapons School (FWS) qui, pour faire simple, refusaient l’évidence et jouaient les vieilles ganaches. Au sujet de la guerre aérienne au Vietnam, je ne peux que conseiller le classique de Marshall L. Michel III, Clashes.

You two characters are going to Top Gun

Parallèlement aux réflexions conduites par l’ Air Force, la Navy n’avait pas perdu son temps et mit en place ce qui allait devenir Top Gun. Les premiers stages commencèrent  en mars 1969 à Miramar, sous l’égide de la VF-121, qui se vit attribuer une poignée d’appareils supplémentaires (A-4 issus des escadrons d’attaque en cours de transformation sur A-7 Corsair II, et T-38 Talon gracieusement prêtés par l’Air Force).

Le cursus (US Navy Postgraduate Course in Fighter Weapons Tactics and Doctrine) des équipages stagiaires consistait en quatre semaines de cours et de dissimilar air combat trainings (DACT) au cours desquels on leur apprenait, dans les conditions les plus réalistes possibles, comment se comporter lors d’un combat rapproché.

Il s’agissait ainsi de réapprendre aux pilotes de l’aéronavale à secouer leurs avions, à ne pas s’en remettre aux seuls missiles et à apprendre à évoluer contre des appareils qu’ils ne connaissaient pas – ou peu. Les études avaient, en effet, démontré que les pilotes américains étaient abattus au-dessus du Nord Vietnam au cours de leurs premières missions (grosso modo : les 10 premières) et que les risques d’être descendus décroissaient rapidement à mesure que leur expérience du combat augmentait. Vu avec le recul, ça semble logique, mais il fallut quand même des études statistiques pour démontrer cette loi. A Top Gun, l’idée était donc, très simplement et très logiquement, de les soumettre à un entraînement si exigeant et si réaliste qu’on pourrait les considérer comme aguerris, quand bien même ils n’auraient jamais connu de véritables combats. Une sorte de déniaisage en Phantom, si je puis me permettre, obéissant aux fortes pensées chères aux fantassins, du genre Entraînement difficile, guerre facile, ou La sueur épargne le sang. Oui, je sais, que de souvenirs.

Depuis 1967, un escadron de perfectionnement, la VA-126 (cf. supra), devenue VF-126, pratiquait déjà à Miramar l’entraînement au combat aérien (Air  Combat Maneuvering – ACM) pour les unités embarquées de la Navy. Avec le recul, la VF-126 doit sans doute pouvoir être considérée comme la mère de tous les agresseurs et autres adversaires.

En 1972 fut, enfin, créée la Navy Fighter Weapons School (NFWS), qui obtint rapidement un statut d’escadron indépendant de la VF-126. Il existait désormais sur la base de Miramar deux entités chargées exclusivement d’enseigner le véritable combat aérien aux pilotes de chasse.

Les résultats de ce nouveau programme ne se firent pas attendre, et la tendance au-dessus du Vietnam s’inversa rapidement. Dans la dernière partie de la guerre, le ratio victoires/pertes de la Navy atteignit ainsi 8,33/1, jusqu’à culminer à 12 /1 au printemps 1972. Le 10 mai 1972, au début de l’opération Linebacker II, le binôme Cunningham/Driscoll, de la VF-96, abattit même trois Mig en une seule mission.

Pour beaucoup, le fait que le pilote et son opérateur radar (RIO) aient été diplômés de Top Gun expliquait tout, et c’était sans doute vrai. Pour la petite histoire, Cunningham, qui devint le patron de la VF-126, se lança par la suite dans une carrière politique qui le conduisit à la Chambre des Représentants, où il fut considéré comme un des plus corrompus des hommes politiques de l’histoire américaine. On est bien loin des heures glorieuses du Golfe du Tonkin et de Yankee Station

Top Gun, les équipages de Phantom étaient confrontés à des Skyhawk, appareils qu’ils côtoyaient au sein de leur groupe aérien embarqué (CAW), mais aussi à des T-38, rapidement remplacés par des F-5E/F Tiger II. Le Skyhawk était censé simuler le MiG-17, tandis que le T-38 et le F-5 dont il était issu simulaient les MiG-21, plus rapides.

Rapidement (dès 1970, me semble-t-il), les appareils reçurent des camouflages exotiques et des marquages censés imiter ceux des chasseurs du bloc soviétique et de ses alliés. L’aéronavale américaine portait alors une livrée très codifiée grise et blanche, et le contraste fut saisissant. Inutile de rappeler à quel point les militaires sont sensibles à ces marques distinctives, symbole d’une appartenance à un corps d’élite. Les appareils de la Navy, agrémentés d’une étoile rouge sur la dérive, devinrent le symbole et la marque distinctive des adversaires de la Navy.

Viva Las Vegas

Les performances de la chasse embarquée américaine au Vietnam s’améliorèrent donc de façon spectaculaire, à tel point qu’il semble que les pilotes nord-vietnamiens décidèrent de s’en prendre en priorité aux Phantom de l’Air Force et d’éviter ceux de la Navy. On n’est jamais trop prudent… Du coup, les pertes de l’Air Force s’accrurent encore, et son ratio victoires/pertes était plus mauvais en 1972 qu’en 1968.

Les chefs de l’Air Force étaient bien conscients qu’un conflit en Europe serait un défi d’une toute autre ampleur que l’engagement au Vietnam et qu’il fallait d’autant plus s’y préparer que, manifestement, tout le monde n’était pas prêt. En 1972, alors qu’était créée Top Gun à Miramar, il fut donc décidé, enfin, de tirer les conséquences des différents rapports écrits depuis des mois et d’activer à Nellis une nouvelle unité de chasse, le 64th Fighter Weapons Squadron (FWS) doté de T-38 puis, lui aussi,  de F-5E/F, qui devint ainsi le premier escadron d’agresseur de l’Air Force. Le 64th FWS rejoignit le 414th Fighter Weapons Squadron, recréé, lui, en 1969 pour remplacer le 4538th Combat Crew Training Squadron et doté de Phantom, et les deux unités furent complétées en 1975 par le 65th FWS tandis que de deux autres escadrons étaient activés outre-mer (cf. infra).

En 1976, le 414th CTS remplaça même le 4440th Tactical Fighter Training Group (TFTG) et le grand cirque fut enfin en place.

Ces unités allaient constituer l’ossature de l’opposite force (OPFOR) de Red Flag, les manoeuvres géantes que l’Air Force mena dans le Nevada à partir de Nellis, dès 1975 et qu’avait longuement suggérées le colonel Suter, un vétéran du Vietnam, convaincu, lui aussi, qu’il fallait aguerrir les pilotes. Ces unités seraient ainsi régulièrement engagées contre des équipages venus participer à ces exercices, censés être très réalistes et reproduire les conditions de vastes batailles aériennes dans un environnement opérationnel impliquant des moyens de guerre électronique, des ravitailleurs, des bombardiers et même des avions de transport, de jour comme de nuit. Les 64th et 65th FWS seraient ainsi plus particulièrement chargés, de façon encore plus poussée que ce que leur homologue de Miramar, la VF-126, réalisait, de reproduire les méthodes de combat de la chasse soviétique.

Dans le désert commencèrent donc de grands travaux visant à reproduire tout ce qu’un pilote de l’Air Force aurait à frapper quand le moment serait venu : bases aériennes, concentrations de blindés, sites industriels. Ce furent sans doute des moments bénis pour tous ces grands enfants qui purent essaimer dans le désert du Nevada quantités d’épaves (avions, blindés de toute sorte) sorties des dépôts.

Dix ans après le début du fiasco de la guerre aérienne au Vietnam, les principales composantes aériennes des forces américaines s’étaient donc dotées de deux centres d’entraînement avancé. A Miramar, l’aéronavale avait mis en place une école de chasse qui organisait des stages intensifs permettant aux équipages des VF de se mesurer à des instructeurs particulièrement capés volant comme des pilotes soviétiques. A Nellis, l’Air Force était allée encore plus loin en transformant radicalement son Warfare Center et en proposant, non seulement des exercices de combat aérien, mais aussi des manoeuvres complètes associant dog fights, frappes tactiques et guerre électronique.

Ce fut le début d’un véritable âge d’or, qui dura jusqu’au début des années 90, lorsque les dividendes de la paix entraînèrent de drastiques réductions d’effectifs.

Arbitrage vidéo

Pour bien tirer les leçons de ces combats, encore fallait-il dépasser l’exploitation des images des ciné-mitrailleuses et ne pas se fier aux cris de victoire des pilotes. En plus d’éviter les bagarres dans les vestiaires, les instructeurs désiraient disposer d’outils leur permettant de reconstituer les trajectoires et manoeuvres de chacun, et de gérer le grande nombre d’appareils engagés dans les exercices.

Les chasseurs furent donc équipés sur un rail lance-missile d’un pod ACMI (ACM Instrumentation) transmettant en temps réel à une salle de contrôle l’ensemble des données du vol. Associé à un AIM-9 inerte emporté pour sa tête chercheuse, ce pod recueillait des éléments qui, associés à ceux des autres participants, contribueraient à des débriefings poussés.

L’importance des exercices menés depuis Nellis conduisit, tout naturellement, à la mise au point d’un mécanisme de suivi des appareils et de restitution des performances, connu sous le nom de Nellis Air Combat Training System (NACTS).

Rien de pire que les tricheurs.

La gloire de l’Empire

Navy et Air Force, chacune à leur façon, commencèrent à répandre dans leurs rangs ces nouvelles méthodes d’entraînement. On créa des unités, on acheta du matériel, on modifia les cursus et on systématisa les manoeuvres avec les agresseurs et les adversaires.

La plus rationnelle fut certainement l’ Air Force. Les exercices Red Flag, qui débutèrent en 1975, furent déclinés sous l’impulsion des Pacific Air Forces (PACAF) en 1976, en un exercice organisé en Alaksa sous le nom de Cope Thunder.

Deux escadrons, affectés aux PACAF et à l’ US Air Force in Europe (USAFE), furent chargés de répandre la bonne parole auprès des unités de ces deux grands commandements régionaux.

A Clark AB, aux Philippines, le 26th Tactical Fighter Training Squadron (TFTS), créé en 1973 mais seulement actif à partir de 1976 avec une poignée de T-38 puis des F-5E, se chargea d’entraîner les unités stationnées en Corée du Sud et au Japon.

A RAF Alconbury, au Royaume-Uni, le 527th Tactical Fighter Training Aggressor Squadron (TFTAS), fut créé en 1975 et activé en 1976 avec des F-5E, devenu décidément le plastron standard.

Les choses étaient donc claires. Pour rencontrer des agresseurs, il fallait aller à Nellis, Clark ou Alconbury. Les escadrons, après quelques hésitations, furent tous progressivement rebaptisés Tactical Fighter Training Aggressor Squadron et devinrent des affectations particulièrement recherchées. Pour le détail de l’histoire de ces escadrons, je vous invite par ailleurs à consulter le site de l’Air Force Historical Research Agency, une véritable mine d’or.

Du côté de l’aéronavale, disons-le tout de suite, ce fut légèrement différent. Je dois confesser ici ne pas avoir réussi à répondre à toutes les questions. Les livres de Rick Llinares ou George Hall sont avant tout de superbes recueils de photos et d’anecdotes, et le livre de Richard Wilcox ne répond pas à toutes les questions. Et même le site du Naval History and Heritage Command ne parvient pas à lever plusieurs ambiguïtés en ce qui concerne l’histoire de certains escadrons.

 

 

De même, et bien que certaines de ses pages soient incohérentes ou incomplètes, le site de l’A-4 Skyhawk Association regorge d’informations et de témoignages précieux. On peut également consulter Home of the MATS, le site de référence sur le F-14, voire interroger les membres de la Navy Adversary Pilot Association.

Bref, poursuivons. L’aéronavale possédait, elle aussi, un centre nerveux pour son programme de DACT, et il s’agissait, naturellement, de Miramar où étaient stationnées la NFWS et la VF-126. Une autre unité, la VA-127, initialement moins en pointe que la VF-126, fut rapidement impliquée. Basée à NAS Lemoore, la VA-127 devint la seconde adversary unit  de la côte Ouest en 1975,  en recevant des A-4 et, surtout, des TA-4J.

Sur la côte Est, un premier escadron stationné à NAS Oceana, la VF-43, fut activé dès 1973. Constitué à partir de la VA-43, cette nouvelle unité, elle aussi dotée de Skyhawk et de F-5, reçut également des T-2 Buckeye, un appareil d’entraînement plutôt pataud mais pas dénué de charme qu’utilisait en petit nombre la VF-126. Mais les T-2 de la VF-43 étaient camouflés, et ça change tout…

 

Surtout, la VF-43 fut la seule unité de la Navy à recevoir une douzaine de Kfir loués à Israël de 1985 à 1988 et utilisés par l’Empire sous le nom de F-21 Lion.

La VF-43 fut rapidement rejointe par la VF-45 – encore un escadron de Skyhawk devenu une unité d’adversaires. Rapidement stationnée à NAS Key West, la VF-45 fut la 4e unité d’active, en plus de la NFWS elle-même, à être chargée des DACT.

Le moral de l’aéronavale, requinqué par les achats de matériels décidé par l’Administration Reagan,  grimpa encore grâce aux performances, très médiatisées, du F-14, qui devint une star des médias dans le cadre d’une campagne de propagande particulièrement bien montée. Déjà, en 1980 (donc sous l’Administration Carter), Don Taylor, un tâcheron de Hollywood avait tourné The Final Countdown, avec Kirk Douglas et Martin Sheen (quand même !).

Et comme Don Taylor n’était pas du genre à laisser de côté les copains, il tourna pour la télévision, en 1981, Red Flag: The Ultimate Game, avec William Devane et Joan Van Ark, tout droit sortis de Côte Ouest. Oui, je sais.

Pendant que les citoyens de l’Empire découvraient à quel point la Navy était puissante, celle-ci donnait une petite leçon de savoir-vivre à deux pilotes libyens. Le 19 août 1981, au-dessus du Golfe de Syrte, deux F-14 de la VF-41 expédièrent au tapis en 45 secondes deux Su-22 Fitter J de la glorieuse Jamahiriya. Anytime, baby.

Juste pour le plaisir, rappelons que la VF-32 détruisit à son tour deux chasseurs libyens, deux MiG-23 Flogger, le 4 janvier 1989. Trois ans après le triomphe mondial du film de Tony Scott, Top Gun, il y avait de quoi bomber le torse.

Jusqu’au début des années 90, l’aéronavale développa tous azimuts ses unités d’adversaires. En plus du parc aérien de Top Gun et de ceux des 4 escadrons de première ligne, (VF-43, VF-45, VF-126 et VFA-127) déjà mentionnés, la Navy associa à l’ensemble un certain nombre d’unités de soutien (Composite Squadron, VC), des unités de la Naval Reserve, et, fort logiquement, les RAG qui affectaient les équipages tout juste sortis d’école. Certaines unités de formation de base, comme la VT-7 de la NAS Meridian, ne résistèrent pas à la tentation et se permirent de rompre avec la livrée des appareils d’entraînement de l’aéronavale à l’occasion des cours d’Air Combat Maneuvering. Mais les tâches de couleur ne font pas les agresseurs (proverbe californien).

Au temps de sa toute puissance, la Navy disposait par ailleurs d’une quantité appréciable d’unités de soutien stationnées aux quatre coins de l’empire, sur les deux côtes, dans les Caraïbes, à Hawaï et jusque dans les Philippines. Ces escadrons de réservistes, tous dotés de l’increvable Scooter – le surnom du Skyhawk – remorquaient des cibles, véhiculaient en place arrière des autorités, prêtaient leurs appareils aux officiers ayant besoin de se décrasser ou de remplir leur carnet de vol, et ils s’initièrent avec empressement au DACT. Certains, comme la VC-2, se livraient déjà à l’exercice depuis des années, un peu comme M. Jourdain.

Et comme la demande croissait et croissait encore, la Navy fit également appel à des escadrons de chasse de la Naval Reserve, les VF-201, 203 et 204. Je dois d’ailleurs avouer ici mon ignorance. Tandis que l’Air Force concentrait à Nellis l’essentiel de ses sessions de formation et d’entraînement, l’aéronavale multipliait, pour sa part, les unités impliquées, manifestement en soutien de Top Gun. S’agissait-il d’essaimer des escadrons d’adversaires au profit des groupes aéronavals en croisière afin de procéder à des entraînements permanents ? N’y a-t-il pas eu une mode du DACT, chaque responsable de base, chaque commandant de Wing désirant sa petite bande d’adversaires ? Cette politique a-t-elle permis de considérablement relever le niveau des réservistes ? Je n’ai pas trouvé de réponse satisfaisante, du moins à ce stade de mes recherches.

En route pour Fallon

Au Liban, l’état-major de la marine, qui voyait ses efforts en matière de combat aérien récompensés, découvrit que les escadrons d’attaque n’étaient plus capable d’affronter un environnement raisonnablement hostile. Le 4 décembre 1983, lors d’un raid contre des positions syriennes, trois appareils (un A-6E TRAM et deux A-7E) furent perdus, un pilote tué, et un autre capturé. Après les années d’efforts pour relever le niveau de la chasse, découvrir que les unités d’attaques avaient également des lacunes à combler fut sans doute un sale coup.

Il fut rapidement décidé de remettre tout le monde au travail puisque, pendant que tout ce petit monde s’envoyait en l’air au large des Keys ou au-dessus de la Sierra Nevada, les escadrons d’attaque de la Navy avaient manifestement perdu l’expérience acquise au Vietnam. Dès mai 1984 fut installé à NAS Fallon (Nevada) le Naval Strike Warfare Center (NSWC), sorte d’équivalent pour l’aéronavale de ce qui existait à Nellis depuis près de dix ans.

  

Surnommé Strike U, ce nouveau centre venait compléter les écoles existantes basées à Mirama, la Navy Fighter Weapons School – Top Gun, et la Early Warning Weapons School – Top Dome. Il s’agissait là aussi de réapprendre à combattre, mais dans le domaine des frappes aériennes et des missions d’appui. Le raid du Beyrouth avait été, plus qu’un fiasco, un signal inquiétant pour une Navy censée pouvoir participer à des opérations de guerre dans un contexte autrement plus sérieux.

En 1987, la VF-127, devenue VFA-127 (Strike Fighter Squadron) fut transférée à Fallon et entama ses missions d’adversaire contre les escadrons d’attaque de la flotte qui se transformaient depuis des années sur F/A-18 Hornet.

 

(Les puristes que vous êtes n’auront pas manqué de noter que ces F-5 portent des insignes de dérive libyens et nord-coréens, tandis que ce F/A-18 arbore une marque irakienne. Ah, les enfants…).

Electronic adversaries

Cet intérêt accru pour l’art délicat du raid aérien et pour la simulation poussée conduisit à une autre innovation, permise par l’importance des budgets de ces années bénies. Dès 1977, la VAQ-33 de Key West avait participé à des exercices de guerre électronique, mais la recréation de la VAQ-34, en 1983, marqua le vrai début des agresseurs électroniques.  Les deux unités, dotées de versions spécialisées des appareils en service dans l’aéronavale (EA-6A Prowler, EF-4J Phantom II, EA-4F Skyhawk, EA-7L Corsair II, ERA-3B et EKA-3B Skywarrior et même un EC-121K Warning Star), participèrent à des exercices de grande ampleur. La VAQ-34 permit même à des équipages féminins de piloter des Skyhawk et des Corsair.

En 1991, la VAQ-35, dotée d’EA-6B, fut à son tour activée et les trois escadrons se trouvèrent alors sous le contrôle du Fleet Electronic Warfare Support Group (FESWG).

La communauté des Adversaires de l’aéronavale était alors au sommet de sa puissance. A Miramar et Fallon, deux écoles fournissaient un entraînement de qualité. Sur les côtes Est et Ouest comme dans des bases outre-mer, des unités de soutien et de réserve participaient à ce gigantesque effort de remise à niveau et alimentaient la gestation du mythe. Mais la paix était là et l’heure fut à la réduction, rapide, des budgets de la défense.

Fin de la récréation

Les différents programmes d’agresseurs et d’adversaires étaient évidemment critiqués. Leurs détracteurs y voyaient un Barnum que se réservait une élite pour jouer à la guerre avec des avions qui auraient été bien plus utiles dans des unités de première ligne. La Navy, par exemple, avait obtenu de commander, à la fin des années 80, des F-16 pour remplacer ses F-5 et A-4. 22 F-16N et 4 TF-16N (des F-16C et D modifiés) avaient ainsi été achetés, et des F-21 (cf. supra) avaient été loués à Israël. Tout cela commençait à faire désordre, d’autant plus que les missiles marchaient enfin, que l’empire soviétique était en train de s’effondrer et que les pilotes du Tiers-Monde n’étaient, disons le mot, que des amateurs.

Le programme de DACT de l’aéronavale était un véritable gouffre financier, une danseuse qui faisait voler des dizaines d’avions dans des escadrons éparpillés sans véritable cohérence de doctrine ou de tactique. Même les Marines s’y étaient mis en créant, en 1986 sur la MCAS Yuma, un escadron d’adversaires, la VMFT-401, d’abord dotée de F-21 – elle-aussi – puis, à partir de 1989, de F-5E.

Les Marines, qui ne sont pas les derniers pour la rigolade, avaient même affecté un escadron de soutien, le H&MS-31, à des missions de DACT dès 1965, mais il ne s’agissait là que d’un pis-aller, loin du professionnalisme des unités dédiées au programme. Mais tout le monde avait son petit groupe d’adversaires sous la main, ça faisait chic.

L’ Air Force, en transformant Red Flag en véritable académie occidentale du combat aérien, pensait avoir été bien plus habile. Comment envisager, en effet, de supprimer les plus grandes manoeuvres de l’OTAN, à la fois creuset d’une véritable interopérabilité et vitrine de la puissance impériale ? Ce subtil calcul n’allait pourtant pas sauver les escadrons de Nellis.

Pour les uns et les autres, malgré les succès, le réveil allait donc être brutal.

Quand ça change, ça change

Il faut dire que pendant ces vingt années de DACT intensifs à Nellis et Miramar, le contexte avait bien changé. La chute de l’URSS, l’indépendance de ses satellites, l’isolement croissant de leurs anciens alliés au Sud, tout avait concouru à assoir l’écrasante domination aérienne occidentale. Les chasseurs de l’Empire étaient polyvalents, maniables, puissants, et fiables. Ils avaient été testés par les Israéliens pendant les années 80, et tout le monde avait été rassuré. Au moins 86 victoires contre la chasse syrienne en 1982… ça cause, quand même.

Le nouveau missile AIM-120 était satisfaisant, et les nouvelles versions du Sidewinder fonctionnaient à merveille. Les chasseurs entrés en service depuis les années 70 ont tous été conçus en fonction des leçons tirées du conflit vietnamien, qui ont par ailleurs au développement des unités d’adversaires et d’agresseurs.

Tous dotés d’un canon, tous capables d’engager des combats rapprochés, ces chasseurs ne sont pas seulement de bonnes plate-formes de tir. Evidemment, le F-14 était sous-motorisé, oui, le F/A-18 n’a pas un rayon d’action très satisfaisant, mais le F-16 est un appareil très agile et le F-15, bien que massif, est un adversaire redoutable. Cette génération d’avions de combat était performante, et elle allait même être un succès commercial.

En face, les Soviétiques, qui continuaient d’aligner MiG-21, MiG-23 et Su-22, avaient fait entrer en service le MiG-29 Fulcrum et le Su-27 Flanker. Si le MiG-29, équivalent du F-16 ou du F/A-18, s’était révélé décevant, le Flanker fut d’entrée un chasseur exceptionnel, mais, au début des années 90, bien peu d’exemplaires étaient en service. J’en profite pour indiquer ici que les Soviétiques déployèrent eux aussi des escadrons d’agresseurs, dotés de MiG-23 et de MiG-29, en particulier sur la base de Mary, au Turkménistan. Bref, ne nous égarons pas – et ne parlons pas des F-5 sud-vietnamiens transférés en URSS après 1975 ou des F-14 amicalement prêtés par l’Iran.

L’état de délabrement des forces armées soviétiques, la certitude que les dividendes de la paix étaient à portée de main, et le besoin de réduire l’abyssal déficit budgétaire contribuèrent donc à des dissolutions d’unités.

La VC-1 et la VC-5 furent dissoutes dès 1992, suivies par la VC-10 en 1993. Les trois VAQ d’entraînement disparurent la même année, et en 1994 la VF-43 et la VF-126, primary adversary squadrons, furent emportées à leur tour. La VF-74, détachée de l’USS Saratoga, fut brièvement chargée de cette mission de plastron en 1993 et 1994, avant d’être dissoute.

L’Air Force avait été encore plus rapide. A Nellis, le 65th Aggressor Squadron fut dissous dès 1989, et le 64th AS en 1990, ses avions étant transférés au 4440th TFTG. En Europe, le 527th d’Alconbury disparut en 1989, et le 26th AS, basé aux Philippines, le suivit en 1990. En moins de deux ans, l’Air Force élimina donc ses 4 escadrons d’agresseurs, et le flambeau fut finalement confié au 414th Combat Training Squadron en 1991, intégré au 57th Wing et acteur historique de l’aventure.

Mais au moins le matériel évoluait-il et les F-16 (C et D) remplacèrent en 1989 les F-5 (E et F). Il leur revenait la mission de simuler le MiG-29 et le Mirage 2000, les stratèges de l’Empire redoutant à l’époque leur prolifération dans les pays hostiles.

 Et alors tous partirent dans le désert

Les réductions d’effectifs ne touchaient pas que les unités de danseuses, et un effort de rationalisation avait été entamé sous l’impulsion de la Defense Base Closure and Realignment Commission (BRAC). En 1993, il fut donc décidé de déplacer vers la NAS Fallon Top Gun et Top Dome, et d’attribuer Miramar aux Marines. La fin de Fightertown

Ce mouvement administratif se concrétisa de façon spectaculaire en 1996, avec la création du Naval Strike and Air Warfare Center (NSAWC) à Fallon.

Cette nouvelle école rassemblait donc, fort logiquement d’ailleurs, Top Gun, Strike U et Top Dome au sein d’un vaste complexe associant l’aéronavale et les Marines.

Sans atteindre la taille et l’importance de Nellis, cette nouvelle entité était tout sauf un caprice ou une installation de seconde zone. Mais la réduction de format de la communauté des adversaires se poursuivit et la VFA-127, dernière unité d’active, fut dissoute à son tour en 1996. Elle fut remplacée à Fallon par la VFC-13, un escadron de réserviste en provenance de Miramar (cf. tableau supra Naval Reserve Adversary Squadrons) qui, après avoir brièvement volé sur F/A-18, était désormais équipé de F-5E et F puis de F-5N – des F-5 suisses présentant des différences mineures mais au potentiel plus important rachetés à la Confédération helvétique en 2006.

En 1996, plus de vingt ans après le début de Top Gun et l’institutionnalisation du concept d’adversaires, l’aéronavale de l’Empire ne disposait plus que de deux escadrons spécialisés et de la composante aérienne du NSAWC…

Renaissance

L’effort militaire entrepris par les Etats-Unis depuis le début des années 2000 mit fin à cette période de vaches maigres. La persistance des tensions avec la Corée du Nord et l’Iran, l’évidence de la compétition avec la Chine et la Russie, la montée en puissance de l’Inde, tout contribuait à un renforcement des capacités d’entraînement des forces aériennes.

Dès 2003, le 64th AS fut réactivé à Nellis et doté d’une vingtaine de F-16C et D block 32, le 414th CTS devenant alors une unité de soutien entièrement dédiée à la tenue des exercices Red Flag. Les F-16 reprenaient ainsi leur rôle de faux MiG-29.

Fin 2005, ce fut au tour du 65th AS de renaître, équipé de F-15C aux livrées également chatoyantes.

Le dispositif fut enfin complété en 2006 par la transformation en Aggressor Squadron du 18th Fighter Squadron stationné à Eielson AFB, afin de donner une ossature aux manoeuvres Red Flag Alaska qui venaient d’être créées.

L’Air Force avait reconstitué en trois ans un ensemble d’unités spécialisées visant à maintenir le niveau de ses pilotes. Mais, alors que près de 40 ans plus tôt les insuffisances constatées au Vietnam avaient conduit à la mise en place d’un programme structuré, la décision de donner une nouvelle dynamique et de nouveaux moyens à la communauté des agresseurs reposait d’abord sur des constats géopolitiques et techniques. L’heure n’est plus aux « enroulages à blanc » avec les chasseurs libyens ou russes en Méditerranée, et la supériorité des pilotes de l’Empire est théorique.

Les unités Red Flag évoluent, plus que jamais, en fonction des renseignements fournis par la DIA et des observations effectuées à Nellis ou lors de manoeuvres outre-mer. Dans ce domaine comme bien d’autres, on ne connait pas la valeur réelle de ses combattants tant qu’ils n’ont pas été confrontés au feu ennemi. Si le F-16 et le F-15 sont de bons appareils, fiables (mais âgés, s’agissant des F-15C), le F-22 constitue d’ores et déjà une déception dans le domaine du combat tournoyant. Plate-forme de tir furtive, le Raptor s’est révélé plutôt lourd lors de ses premiers DACT et un article d’ABC News en juin dernier révélait qu’il avait été sérieusement secoué par des Typhoon II allemands lors d’un Red Flag – Alaska. Le 23 juillet 2012, David Cenciotti, sur son blog The Aviationist, notait d’ailleurs, l’air de rien, que les pilotes de la Luftwaffe ne semblaient pas peu fiers de leurs performances.

Censé nettoyer le ciel à distance de sécurité, le F-22 pourrait ainsi bien n’être que la version la plus aboutie du chasseur dont rêvaient les concepteurs du YF-12 ou du F-14… Et le F-35, pour prometteur qu’il soit malgré les inévitables difficultés de mise au point, ne semble pas être non plus conçu pour le dog fight. Il reste donc le F-16 et le F-15E pour faire le travail, pour l’instant.

Top Gun revival

La même année, la VFC-13 de Fallon détacha à NAS Key West un groupe de F-5 qui devint, après quelques mois, la VFC-111 – en reprenant les traditions d’un mythique escadron de chasse, la VF-111.

De son côté, à Oceana, la VFC-12 tenait, vaille que vaille, son rôle d’adversaire à un rythme plus que soutenu. Considérée comme l’unité la plus demandée de toute l’aéronavale, elle est encore un escadron de réserve à la solide réputation d’excellence.

Enfin, à Fallon, les instructeurs volaient sur des F/A-18 de différents types et, depuis 2003, sur des F-16 pakistanais bloqués par un embargo et destockés de l’Aerospace Maintenance and Regeneration Center (AMARC) de David-Monthan AFB. Le Pakistan peut donc être utile à quelque chose.

Au-delà de la propagande relayée par des auteurs le plus souvent fascinés et facilement influencés par le mythe en échange d’un vol plein de frissons, il faut, en effet, estimer que ces trois escadrons et la composante chasse du NSAWC représentent la fine fleur de l’aéronavale. Pour autant, la dimension dog fight est menacée par les qualités mêmes des appareil acquis par l’aéronavale depuis plus de vingt ans, pas aussi maniables que les F-16 de l’Air Force. Le Hornet et son successeur, le Super Hornet, n’ont ainsi pas l’agilité du Viper et rien n’indique qu’il seront capables de tenir face à des Mirage 2000 ou des Su-27 bien pilotés. Cela dit, la doctrine impériale prévoit justement que le ciel soit dégagé grâce à l’action combinée des appareils de guerre électronique, des plate-formes de tir et des avions de C4I. Mais, comme l’écrivait Tom Clancy, un plan de bataille est obsolète après le premier coup de canon.

(voix martiale) Vers l’infini, et au delà

40 ans après les premiers balbutiements des adversaires et des agresseurs, le concept est donc largement validé. De nombreuses armées de l’air ont d’ailleurs créé des unités spécialisées ou réaffecté des escadrons existants.

Le Canada voisin a son propre exercice, Maple Flag, lui aussi ouvert aux alliés de l’Empire, et l’étoile rouge des agresseurs fait fantasmer tous les pilotes occidentaux.

Les besoins sont tels que des sociétés privées proposent désormais leurs services. Vous n’avez pas les moyens d’affecter trop de vos chasseurs à des unités de danseuses ? Pensez au privé !

On croise désormais sur les tarmacs des Alpha Jet ex-Luftwaffe, des A-4L ex-RNZAF ou des Kfir ex-Heyl Ha’Avir…

Mais l’avenir n’est pas là. Alors que la Navy et les Marines gèrent sereinement à Fallon un dispositif fidèle aux origines du programme, l’Air Force innove. Le concept d’agresseur, s’il n’était que l’amélioration de pratiques anciennes, a donné naissance à une véritable culture de l’entraînement agressif, tourné vers la découverte des failles, l’identification des faiblesses et la validation de contre-mesures. A Nellis oeuvrent des milliers de spécialistes au sein du gigantesque complexe décrit, notamment, par Bryan Jones sur son Jonesblog.

Dans le sillage de Red Flag, des unités d’agresseurs spécialisés ont ainsi été créées afin de brouiller les GPS, les flux de données transitant par satellite ou les communications via Internet. La priorité donnée par les Etats-Unis à ce que certains appellent la cyber war – alors que la Chine fait preuve d’une fascinante audace dans le domaine – laisse présager le développement de cette nouvelle dimension. Je ne vais cependant pas m’aventurer sur cette voie, moi qui sais à peine utiliser mon Mac, et plutôt penser avec nostalgie au bon Scooter de la Navy s’agitant au-dessus des hauts plateaux californiens…

 

Un grand nombre des illustrations de ce post viennent de l’incontournable site Airliners, qui regorge de photos parfois exceptionnelles mais aussi de renseignements, pour qui veut chercher, ainsi que de sites officiels.

 

Tell him I’m coming, tell him I’m fucking coming

Ça s’agite, ça s’agite. On se consulte, on se déplace, on aligne les idées nobles, on prend son temps, on ménage les susceptibilités, on compte ses moyens, on pèse le pour et le contre, bref, on ne s’affole pas, mais on dirait bien qu’on va y aller quand même. Où ça ? me demanderez-vous ? En Syrie ? Mais non, voyons, au Mali, là où l’exigeante diplomatie russe, soucieuse de démocratie, nous laissera la bride sur le cou et là où nos pléthoriques moyens militaires nous autorisent une intervention décente.

Contrairement à ce que pensent les généraux algériens, ça n’amuse pourtant personne de devoir aller affronter au Mali, mais aussi en Mauritanie et au Niger, les petits gars d’AQMI, du MUJAO, d’Ansar al Din, sans parler de leurs amis nigérians ou pakistanais venus se mêler à la grande aventure du jihad au Sahel. Et ça n’amuse pas plus nos dirigeants de devoir gérer la présence dans la zone de quelques membres du Croissant rouge qatari… On imagine les dialogues entre nos fiers commandos et leurs homologues du Golfe, avec lesquels ils ont fait le coup de feu en Libye il y a un an.

– Oh, cousin Hubert !

– Oh, lieutenant Rachid. Tu vas plus au Balajo ? (le reste de cette conversation est classifié)

Pour l’heure, la France appuie plus ou moins discrètement la création d’une coalition ad hoc dont l’ossature visible serait formée par les armées du Niger et surtout de la Mauritanie, notre meilleure alliée dans la région. Et on me permettra de rappeler à certains salisseurs de mémoire que si la Mauritanie est à nos côtés, c’est en raison des efforts constants de Paris depuis 2008 afin de la sensibiliser et de la préparer à l’inévitable choc. Inutile, donc, de balancer par dessus bord l’ensemble de l’héritage diplomatique de Tracassin. De même, il n’échappera à personne que c’est très probablement un gouvernement de gauche qui va porter le fer contre nos fiers barbus en 2012 – ou 2013, sait-on jamais – après le refus d’un de ses prédécesseurs socialistes en 2000 de vaporiser les mêmes. Mais il sera beaucoup pardonné à ceux qui agissent.

Officiellement, donc, la France admet qu’elle apportera un soutien logistique aux contingents régionaux quand ceux-ci auront une idée à peu près claire de ce qu’il faut faire, comment, où et pour combien de temps. La notion de soutien logistique est évidemment plus que floue, et il ne s’agira sans doute pas seulement de transporter des blessés et de livrer des caisses de munitions. Gageons que les cibles à traiter auront été obligeamment désignées par l’armée française et qu’on trouvera quelques officiers supérieurs dans les états-majors locaux afin de coordonner le merdier qui s’annonce. De même, il ne faudra sans doute pas chercher trop longtemps afin de repérer quelques centurions de l’Empire – enfin, ceux qui ne meurent pas comme des imbéciles en plein désert avec des tapineuses locales, je me comprends – puisque toutes les armées régionales participent depuis des années aux manœuvres Flintlock, d’abord sous l’égide de l’EuCom et depuis quelque temps l’AfriCom et que ces exercices sont tous tournés vers la lutte anti terroriste. Du coup, on est en droit d’espérer une certaine efficacité de la part des contingents de la région – on peut toujours rêver.

On comprend bien les pudeurs de jeune fille de Paris à l’égard d’une intervention militaire dans la région, à défaut de pouvoir les justifier. La vie n’est pas tendre avec les petits bras et la tâche est parfois trop rude. Il faut bien pourtant que quelqu’un se dévoue, et, comme à chaque fois, on profitera du travail fait tout en dénonçant des « pratiques d’un autre âge » ou une « posture néocoloniale ». La routine, en quelque sorte.

La mission ne s’annonce donc pas aisée, et l’équation à résoudre est d’une aimable complexité. En réalité, tout mérite qu’on s’y arrête. Que veut-on faire au Nord Mali ? Libérer le territoire des groupes islamistes ? Soit, mais encore faudrait-il qu’il y ait à Bamako un régime digne de ce nom. Entre incompétence, impéritie et corruption, la classe politique malienne semble loin de pouvoir rétablir un ordre de toute façon fragilisé par la situation économique. Et l’armée n’est pas beaucoup mieux, surtout si l’on se souvient que le putsch du printemps est venu, non pas d’une obscure manœuvre d’acteurs à la solde d’odieux intérêts étrangers, mais du ras-le-bol de quelques soldats auxquels des officiers manifestement incapables ordonnaient de remonter faire le coup de feu contre AQMI.

Mais admettons que l’intervention ait lieu sans tenir compte de la vacance du pouvoir à Bamako. A quelle autorité nationale malienne faudra-t-il rendre compte de l’avancée des combats ? Et quand des zones et/ou des villes auront, on l’espère, été libérées, sous le contrôle de qui seront-elles placées ? Il est, en effet, permis de douter de la capacité de l’administration malienne à gérer une région du pays qui échappait depuis des années à son contrôle et qui restera, même si les jihadistes en sont chassés, tiraillée par les tensions entre populations (quid du problème touareg ?). Du coup, a-t-on pensé à une administration internationale, sous l’égide des Nations unies ou de l’Union africaine (UA), mais qui, finalement, ne ferait que pérenniser la partition du Mali ? Et comment éviter les règlements de compte entre ceux qui se sont faits à la domination islamiste radicale et ceux qui l’ont subie, voire même l’auraient combattue ? Et si – épineuse question – cette prochaine intervention cristallisait les tensions ethniques et religieuses en prenant toutes les apparences d’une opération militaire décidée en l’absence de tout acteur politique malien digne de ce nom ?

Parlons en effet de cette coalition. D’ores et déjà, le Sénégal, que l’on sentait hésitant, a annoncé qu’il n’irait pas. Il faut dire que la fière puissance régionale fait moins la maline depuis qu’on arrête à ses frontières des membres d’AQMI et que l’optimisme plein d’assurance de certains responsables (que j’évoquais ici) a laissé la place à une sourde angoisse face à la montée en puissance, prévue, observée et annoncée, de l’islam radical. Exit, donc, le Sénégal, qui regardera de loin, et qui aimerait tant être encore plus loin du cirque. La Mauritanie et le Niger iront, sauf imprévu, car les jihadistes du Nord Mali les menacent directement, et parce que la France leur a demandé gentiment.

Il se murmure à Paris, de toute façon, qu’une irruption des katibats d’AQMI au Niger serait considérée comme le franchissement d’une ligne rouge. Evidemment, Georges Bonnet disait ça d’une attaque de la Pologne par l’Allemagne en 1939, jusqu’au moment où la Pologne a été attaquée par l’Allemagne et où M. Bonnet a jugé qu’on pouvait sans doute encore discuter. Bon, je m’égare, puisque M. Fabius semble être un homme responsable.

Le Burkina, qui est aux premières loges et qui s’est impliqué depuis quelques semaines dans certaines opérations secrètes liées aux libérations d’otages, pourrait s’en mêler aussi, mais a-t-il les reins assez solides ? Ou alors le Tchad, qui est plus préoccupé par son très encombrant voisin soudanais ? Quoi qu’il en soit, la participation la plus porteuse de difficultés pourrait bien être celle du Nigeria.

La grande puissance, qui se débat depuis près de dix ans contre les hystériques de Boko Haram, ne saurait rester immobile alors que le cauchemar d’un sahelistan (une délicieuse expression du Quai) prend corps et que convergent vers le nord du Mali des garçon qui iront ensuite faire sauter les églises nigérianes. Mais si l’armée nigériane, soutenue par les Etats-Unis, intervient au Mali avec un mandat de la Cédéao, elle le fera sans suivre les recommandations de Paris, dont elle n’a sans doute que faire. Et la composition du contingent nigérian (des Africains, évidemment, et sans doute une poignée de chrétiens dans le lot) fera sans doute bondir au Nord Mali, où Arabes et Touaregs entretiennent les rapports que l’on sait avec leurs concitoyens du sud… Rien ne serait pire que d’alimenter les accusations de croisade que ne manqueront pas de lancer les idéologues de la mouvance islamiste et que des imbéciles tiers-mondistes  relaieront sans plus y réfléchir. Cela dit, voir enfin face à face l’Algérie et le Nigeria ne manquera pas d’intérêt, à défaut d’apporter des satisfactions.

A-t-on, justement, pensé aux conséquences et d’abord aux éléments de langage qu’il faudra largement diffuser quand la fête commencera ? Y a-t-il quelque part quelques paragraphes intelligemment articulés sur le pourquoi du comment d’une intervention armée au Mali ? Y parle-t-on de l’Etat malien, de son peuple, des droits de l’Homme, de la préservation du patrimoine culturel mondial, de la restauration de l’Etat de droit, de la sécurité régionale, de l’impérieuse nécessité de frapper les jihadistes dès qu’ils se regroupent et défient l’autorité d’un Etat ? Et s’y prépare-t-on à répondre aux hurlements d’Alger par un sobre, courtois mais ferme « Vous n’aviez qu’à faire votre devoir » ? On verra. Et les otages ? Dans quelques semaines, nos compatriotes employés de Vinci et d’Areva entameront leur troisième année de captivité aux mains des gars d’AQMI. Autant dire que ça fait long, très long, et qu’il faut bien assumer le fait que puisqu’on ne peut les acheter il va falloir aller les chercher. Pas une mince affaire.

Les affrontements directs entre les jihadistes et les troupes régulières de la région n’ont pas toujours donné de fiers succès dont on chante les hauts-faits, le soir autour du feu. Les Mauritaniens ont perdu des soldats, dont les têtes tranchées étaient soigneusement alignées par les esthètes d’AQMI, et les Algériens y ont laissé un nombre indécent de douaniers et autres gendarmes. Les Nigériens ont bien marqué des points, mais c’était il y a presque dix ans contre des combattants moins nombreux et moins bien armés. Le matériel obtenu en Libye, à commencer par les missiles sol-air portables (MANPADS) et les missiles anti-chars, va rendre l’expédition punitive plus aventureuse en 2012 qu’en 2000.

Et ensuite ? Je veux dire, une fois que les combats au sol auront commencé et qu’il sera évident pour tout le monde que les Français en treillis qui trainent dans le coin ne sont pas là uniquement pour l’ordinaire et la rigolade. Il faut espérer que tous les Etats de la région, et pas seulement ceux qui participeront à la coalition, auront été informés des semaines à l’avance afin de donner un coup de vis aux cellules islamistes radicales présentes sur leur sol. Parce que, naturellement, il est quand même éminemment probable que les membres d’AQMI et autres sympathisants du jihad en Mauritanie, au Sénégal, au Sud-Mali, au Burkina, au Niger, au Tchad, au Nigeria, mais aussi en Tunisie, en Algérie, au Maroc, en Libye, et jusqu’au Kenya ou en Ethiopie, vont donner de la voix, et il ne s’agira pas seulement de manifestations devant les ambassades. Etre un expatrié français sera, décidément, une activité à hauts-risques dont on espère qu’ils seront pris en compte par nos responsables politiques comme par les entreprises.

Les dangers sont donc réels, et il y a dans cette affaire tout le charme vénéneux du jihadisme. Ne pas le combattre est une erreur, mais le combattre oblige à des choix qui créent presque immanquablement des situations encore plus complexes. Une intervention militaire au Mali est ainsi, à n’en pas douter, une véritable nécessité stratégique, mais non seulement le succès final de l’entreprise est loin, très loin, d’être garanti, mais en plus les conséquences (au Mali, dans la région, pour la France, pour l’Algérie, pour nos ressortissants et nos intérêts) vont être lourdes, importantes, et on peut presque parier que les difficultés vont s’accumuler au lieu d’être traitées au fur et à mesure. Si au moins on pouvait, pour une fois, tenir la position, ça ne serait pas un mal.

Je ne te dis pas que c’est pas injuste, je te dis que ça soulage

On ne regrette pas sa soirée, aurait sans doute dit un homme politique allemand au délicieux accent bavarois. On se réunit avec des amis bloggeurs pour parler popote (« Alors, ça avance, ce putsch ? », « Et ces armes en RDC, tu en as tiré combien, finalement ? », « Mais tu as un alibi, ou pas ? »), et vous recevez d’un coup une flopée de mails et de SMS, d’amis, de contacts, de lecteurs, qui vous demandent si vous avez lu l’article du Parisien sur les conversations de Mohamed Merah. Du coup, pour ne pas avoir l’air d’être vraiment un sale type, vous le lisez, l’article, et puis, ensuite, vous ne pouvez plus le cacher, vous êtes vraiment un sale type.

Que nous dit-on ? Que Mohamed Merah, dont Le Monde a récemment dressé un portrait consternant de candeur, aurait filmé la fin du siège mené par le RAID et que ces vidéos seraient en possession de sa famille. Que dans ces enregistrements on entendrait distinctement Merah affirmer qu’il a été manipulé par les services français, qu’il n’a rien fait, qu’on lui avait promis une forme d’immunité. Forcément, ça fait un sacré scoop, pas vrai, les gars ?

Mais, reprenons posément, comme il est d’usage quand on travaille pour un quotidien national.

En premier lieu, comment ont-ils été tournés, ces enregistrements ? Quand précisément ? Et comment ont-ils été envoyés ? Mystère, pas vrai ?

Et puis, nous avons Maître Mokhrari (indicatif radio : Sœur Sourire), qui affirme depuis des semaines être en possession de ces enregistrements, dont elle agite la révélation imminente depuis Alger sans apporter le moindre élément. Inutile de revenir sur le parcours de cette avocate, dont Le Monde a fait le portait dans son édition du 17 mai dernier, même si on peut noter, l’air de rien, que cette charmante enfant manie comme nulle autre la vulgate islamo-nationaliste plus ou moins rance qui dénote une vraie proximité idéologique avec certains régimes. Autant dire que sa démarche est un peu connotée.

Et aussi, Maître Coutant-Peyre (indicatif radio : Madone des Parloirs), mariée au ci-devant Illitch Ramirez Sanchez, dit Carlos, dit Le Chacal, dit Le Bibendum latin, qui ne rate pas une occasion de se mêler de toutes les affaires mettant aux prises la République avec d’apprentis révolutionnaires défendant les damnés de la Terre et les forçats de la faim, au nom d’un étonnant salmigondis idéologique qui mêle marxisme, islamisme, anticolonialisme, et une petite dose de voyeurisme. Comme le disait ce cher Alfred, some men just want to watch the world burn. On comprend bien l’intérêt que présente l’affaire pour Madame Coutant-Peyre, bien connue pour son amour des causes nobles, mais on sait aussi quelle valeur accorder à ses engagements.

Et puis, last but not least, il faut s’arrêter sur le quotidien algérien Echorouk, à l’origine de l’article du Parisien. Moi qui lis la presse algérienne depuis des années, je peux vous dire que les travaux d’une classe de CP n’ont rien à envier aux articles d’Echorouk, une feuille de chou populiste juste bonne à alimenter les tensions entre supporters de foot ou à a relayer les rumeurs les plus imbéciles. Entre nous, si vous voulez lire de la bonne presse algérienne, allez donc jeter un œil chez TSA, El Watan, ou Liberté. Autant dire que si un plumitif d’Echorouk me donnait la date d’aujourd’hui, je ne le croirais pas.

Or, voilà que notre fière équipe du Parisien relaie les affirmations d’Echorouk, au conditionnel, certes, mais sans vraiment y réfléchir. Franchement, vous les avez lues, ces retranscriptions ? Rien ne vous a étonné ? Et d’abord, où sont les originaux ? C’est ça, la validation des sources ? Mes compliments. On attend avec impatience la vidéo de la crucifixion du Christ ou les photos du procès de Jeanne d’Arc. Ah, c’était vous aussi, les carnets secrets du Fürher ? Pardon, j’aurais cru.

Et justement, ces fameux enregistrements, que nous disent-ils ? Merah, contre toutes les preuves formelle détenues contre lui (adresses IP, témoins, enregistrements des meurtres, et même ses propres déclarations), y nie tout en bloc, se présente comme un agent trahi, qui n’a rien fait et qui déballe tous ses voyages avec une étonnante précision, une sorte de catalogue des terres de jihad. Et le voilà qui balance qu’il n’a fait que ce qu’on lui a demandé de faire, et qu’on lui avait promis une protection, etc. On y croit autant qu’aux récits de pauvres filles riches dans les dernières pages de Elle (Au sommaire cette semaine : Kate Moss va traduire Guerre et Paix, Votre sex toy est-il eco friendly ? Le treillis sale et déchiré, hyper tendance, et notre rubrique santé : Pourquoi les hommes ont tort de ne pas se retourner sur les gamines anorexiques)

Tout dans ces douteuses retranscriptions balancées par Echorouk et complaisamment relayées de ce côté-ci de la Mare Nostrum ne semble avoir pour but que d’alimenter les théories du complot et les fantasmes :

– Mohamed Merah n’a rien fait, mais il a agi sur ordre des services français (lesquels ? DCRI ou DGSE ? Le texte n’est pas clair, évidemment) : « Tu veux m’éliminer pour faire ton scénario ». Ben oui, forcément, tout ça, c’est rien que des menteries de Sarkozy.

– Mohamed Merah est allé en Kabylie, à Tizi-Ouzou et Boumerdès, afin d’y rencontrer les maquis jihadistes. Du coup, tout s’éclaire : ces fumiers de Français, non seulement nous espionnent, mais en plus ils doivent sans doute coopérer avec les terroristes dans notre dos afin de nous spolier de nos splendides réussites économiques, de notre merveilleuse démocratie ou de nos incessants progrès sociaux.

– Mohamed Merah était une taupe inconsciente (attention à ne pas s’étouffer de rire ici), comme le suggèrent les auteurs de cet ébouriffant article, consternant de bout en bout tant il démontre une ignorance crasse et surtout une naïveté bien inquiétante.

Passée la stupeur devant un tel tombereau de foutaises, les spécialistes n’ont pu que ricaner, pointant la grossièreté la manœuvre qui, sous couvert de journalisme d’investigation, défend les thèses propagées par certains (complot électoral, coup monté, mensonges d’Etat), ceux qui tentent d’exonérer Merah (« La faute aux jeux vidéos », a dit M. Sifaoui hier sur France 5, comme s’il voulait devenir la nouvelle Mireille Dumas), de pointer le racisme de la France, de dénoncer l’acharnement médiatique contre le malheureux garçon (et de comparer cette affaire avec celle du cannibale québécois…), de nier le rôle de l’islamisme radical ou de refaire l’enquête entre un jeu de TF1 et une émission de M6.

La thèse ne tient pas une seconde, aucun des éléments présentés n’a pu être validé, pas une preuve concrète n’a pu être fournie, rien ne colle avec ce que nous savons et que j’ai essayé de présenter ici – et malgré ce que m’a reproché un lecteur la semaine dernière, il va être difficile de démontrer que je défends le travail des services français… De plus, les défenseurs de la thèse elle-même ne semblent pas tant rechercher la vérité que poursuivre des buts politiques. Cette vision du monde, faite de fantasmes, de complots, de coups montés et de trahisons, révèle une effrayante médiocrité intellectuelle doublée d’une perception paranoïaque des faits, si révélatrice d’une posture de soumission et de renoncement. On ne maîtrise rien, tout se fait dans notre dos, tout est contre nous, tout ça c’est la faute des autres, pauvre petit bonhomme qui n’a sûrement rien fait.

Ben oui, c’est sûr.

« Des pensées qui glacent la raison » (« Protège-moi », Placebo)

Mohamed Merah est mort, enterré, et on dirait que tout est fini. Comme s’il ne s’était agi que d’une aimable mésaventure, que l’on racontera dans quelques années à nos petits enfants. Pourtant, on a compté 7 morts, des soldats, des enfants, abattus de sang froid par un jeune homme que des psychiatres d’opérette et des experts de salon ont tenté de nous présenter comme un dingue isolé, irresponsable. Certains – que leur nom soit à jamais maudit – ont même essayé de le présenter comme une victime, jusqu’à son père – un homme pour lequel j’éprouve décidément bien peu de sympathie, même si sa peine est sans doute sincère. Et les mots me manquent pour qualifier son avocate, la troublante Mme Mokhtari, aux motivations probablement aussi douteuses que ses qualifications professionnelles.

Et puis il y a eu les élections, la vie d’une démocratie blasée, avec ses ridicules disputes, ses pitoyables polémiques, ses bisbilles et, malgré tout, l’expression de la volonté populaire. Et du coup, plus rien. Oublié, Merah. Oublié, le fait qu’une opération terroriste a bel et bien eu lieu en France, dans deux belles villes de province. Oublié, le fait que malgré l’historique excellence de nos services un jihadiste a pu agir et frapper sur notre sol, malgré le renforcement, maintes fois vanté, de nos capacités sécuritaires et de – trop – nombreuses réformes du monde du renseignement. Oublié, le fait que l’action a été revendiquée par un groupe terroriste, le Jund Al Khilafa, d’abord de façon peu convaincante, puis de façon bien plus troublante – et on ne saluera d’ailleurs jamais assez le remarquable travail d’Aaron Zelin sur son blog, Jihadology.

A proprement parler, je n’ai pas enquêté. Je n’ai pas posé de questions, pas appelé d’amis, pas pris des airs de conspirateur en sillonnant Paris. La vie a continué, et, au détour de conversations tenues au restaurant, le sujet est venu sur la table, et à chaque fois, je me suis vu conforté dans mes doutes par le fait que, dans toutes les administrations pudiquement qualifiées de spécialisées, on en était venu aux mêmes conclusions que votre serviteur.

Essayons donc de procéder avec méthode. Je vais vous épargner de longs développements techniques, car il serait aussi inutile de dévoiler ici quelques secrets professionnels que cruel de vous les asséner sans autre explication, et je vais donc me concentrer sur l’essentiel.

1.     Fiasco

L’affaire Merah est un fiasco, un gigantesque fiasco, et presque tout ce qui pouvait rater a raté. J’avais initialement, ici, envisagé le fait que Merah avait été simplement, si j’ose dire, meilleur que nos services. Ces choses-là arrivent, et demandez donc aux pilotes de l’Armée de l’Air, pendant le printemps 1940, s’il n’est pas possible de perdre alors qu’on s’est mieux battu. Dans mon esprit, Mohamed Merah, jeune homme intelligent, convaincu de la justesse de son combat, avait réussi à donner le change aux services chargés de le surveiller. Mais on dirait bien, vu d’ici, en tout cas, que la vérité est plus cruelle. On peut gagner parce qu’on est meilleur que l’adversaire, qui est bon. Mais on peut aussi gagner parce qu’on est meilleur que l’adversaire, qui est mauvais. Et Merah n’a, dirait-on, pas été confronté à trop forte partie.

Fiasco, donc. Ou plutôt, fiascos.

D’abord, un fiasco d’ensemble : un terroriste a réussi à tuer sur notre sol, et personne n’a rien vu venir. Je suis désolé, c’est un peu brutal, mais on va avoir du mal à qualifier ça de succès majeur ou de brillante réussite.

Fiasco, ensuite, de l’opération lancée par le RAID, et loin de moi l’idée de nier le courage ou l’esprit de sacrifice de cette unité. Mais les faits sont têtus, comme le disait l’humaniste russe Vladimir Ilitch Oulianov. Le déroulement du siège de l’appartement de Merah a fait bondir bon nombre de professionnels, et on s’interroge jusque dans certaines unités étrangères sur le niveau réel des forces d’intervention françaises, pourtant jusque là portées au pinacle. Les questions sont nombreuses, rien qu’à la lecture de la presse nationale. Par exemple :

– Pourquoi ne pas avoir attendu le début de la matinée et le départ d’une bonne partie des habitants de l’immeuble pour donner l’assaut au lieu d’essayer en pleine nuit ?

– Comment ne pas avoir envisagé qu’un homme soupçonné d’avoir tué 7 personnes de sang froid, dont 3 enfants, allait sans doute se défendre ? Voire, puisqu’il avait combattu en Afghanistan, qu’il allait être un adversaire décidé ? A ce propos, les extraits du compte-rendu du chef du RAID, publiés par Le Point, confirment que les policiers n’avaient aucunement envisagé une telle violence de la part de Merah. Une telle candeur laisse pantois, tout comme l’usage d’un négociateur, alors que jamais des jihadistes assiégés ne se sont rendus et que les cas, au contraire, de baroud d’honneur, sont connus, comme à Leganés, en avril 2004, après les attentats de Madrid. D’ailleurs, et pour tout dire, ces turbulents garçons ont la fâcheuse tendance à se faire exploser dès qu’on les contrarie. Ah, les sales gamins.

– Pourquoi ne pas avoir poursuivi l’assaut jusqu’au bout, lors des premières minutes de la fusillade, comme le fit le GIGN en décembre 1994 à Marignane ? Au final, après 30 heures, le RAID a quand même compté 6 blessés dans ses rangs. A ce compte, autant aller tout de suite à l’essentiel, me semble-t-il, au lieu de faire marche ailleurs dès les premiers impacts. Chacun sait à quel point un siège est pénible à réaliser, et il faut, ne serait-ce que pour des raisons médiatiques, ne pas donner l’impression qu’on piétine.

– Est-il exact d’affirmer, comme le fit le Nouvel Obs il y a quelques semaines, que Mohamed Merah est sorti de l’immeuble pendant le siège, pour téléphoner, parce que personne ne disposait d’un plan correct du quartier et du bâtiment et que celui-ci n’était donc pas correctement encerclé ?

– Finalement, la question que tout le monde se pose, parfois pour de mauvaises raisons, est celle-là : le RAID était-il réellement dimensionné (commandement, doctrine, entrainement, moyens, que sais-je ?) pour mener une telle action ?

Etre et avoir été, les gars…

Fiasco, également, du travail de renseignement : comment un individu, connu, identifié, logé, suivi, traité (rpt fort et clair : traité), a-t-il pu autant abuser ceux qui étaient censés le contrôler ? Depuis plusieurs semaines, la presse emploie sans vergogne, pour qualifier au moins un policier de l’antenne toulousaine de la DCRI, le terme de traitant, sans le moindre démenti officiel. Je suis sans doute un peu simple, mais pour moi les mots ont un sens, et ce sens ne peut être ignoré. En l’occurrence, un traitant traite une source, et il faut bien conclure de tout ce qui a été dit et écrit depuis mars dernier que Mohamed Merah n’était pas un inconnu pour les services de police et pour la DCRI. En relation avec des policiers, il était sur écoute jusqu’à la fin de l’année 2011 (Cf. cet article) et était largement identifié, de longue date, comme un sympathisant actif de la mouvance jihadiste. La regrettée Section Etrangers et Minorités de la défunte DCRG n’avait pas manqué de flair, en 2006, en le jugeant dangereux. Et j’en profite pour adresser mes amitiés aux membres de cette unité d’élite qui travaillaient dans l’ombre pendant que d’autres couraient les caméras. Les vrais héros ne sont pas nécessairement ceux qui plastronnent, je me comprends.

Dès le 27 mars, un article du Point posait la question et relevait les maladresses du discours officiel. Surtout, un autre article du 24 avril, évoquant la surprenante distribution de Légions d’Honneur (note à qui veut : j’attends toujours les ONM pour les membres de la cellule de crise du 11 septembre, si ça vous dit de corriger une injustice) aux policiers impliqués dans l’affaire, revient sur les relations entre un bienheureux brigadier de Toulouse et le jeune terroriste. Sinon, ça va les gars ? Vous pensez à quoi, en vous rasant, le matin ?

Mohamed Merah n’était sans doute pas une source vue chaque semaine, mais il était manifestement connu, et il est même permis de se demander si cette relation avec nos services de police ne lui avait pas permis d’éviter des problèmes judiciaires (affaire de la plainte pour séquestration, par exemple) ou de financer une partie de ses activités. Alors, indic ? « Contact utile » ? « Point d’entrée » ? Il avait quand même le numéro de téléphone d’au moins un policier en sa possession quelques heures avant sa mort.

Mais alors, me direz-vous, puisque la question est lancinante, comment est-il possible, alors qu’il était parfaitement identifié par la police, qu’il ait pu faire ce qu’il a fait à Toulouse et Montauban ?

Ecartons d’entrée la thèse de la manipulation électorale, à la fois idiote, insultante et irréaliste, pour nous concentrer sur le cœur du problème, qui constitue le fiasco le plus inquiétant. Si les policiers de Toulouse n’ont, apparemment, rien vu venir, si le RAID est parti à l’assaut de Merah comme on tente de circonvenir un chômeur en fin de droit qui hurle son désespoir ou un père divorcé privé de ses enfants, c’est bien que l’évaluation de la situation était erronée. Pardon, je reformule : complètement à côté de la plaque.

Encore une fois, comment Mohamed Merah, avec le parcours et les convictions qui étaient les siens, a-t-il pu abuser aussi aisément son traitant et l’équipe chargée de le surveiller ? Ne doit-on pas envisager, à ce point du système administratif qui était censé évaluer sa dangerosité, une authentique défaillance ? Le traitant a-t-il été naïf ? Sa hiérarchie l’a-t-elle été tout autant ? Qui a lu les rapports rédigés après les entrevues ? Qui les a validés en concluant que Merah n’était pas bien méchant et qu’il était, bon an mal an, sous contrôle ? Qui l’a traité comme on traite une petite frappe qui propose de l’herbe près de la fac ? Qui n’a vu en lui qu’un jeune Maghrébin un peu énervé mais sans envergure ? Si les rapports avaient été correctement évalués, n’aurait-on pas pu éviter le pire ?

Dans un service de renseignement digne de ce nom, le traitant d’un contact, et plus encore celui d’une véritable source, recrutée, rédige des rapports après chaque entrevue. Ce premier exercice, correctement réalisé, lui permet déjà de prendre de la hauteur et d’évaluer, non pas tant ce qui a été dit mais la façon dont ça a été dit. Qu’a-t-on appris sur la source ? Son attitude, ses envies, ses peurs, sa famille, ses besoins ? Ce rapport est lu par d’autres, dans des structures de contrôle de ces opérations, et eux aussi se posent des questions. Qui manipule qui ? La source est-elle tenue ? Quelles sont ses relations réelles avec le traitant ? Y a-t-il un risque de manipulation inverse, c’est-à-dire d’intoxication ? La source ne dit-elle au traitant que ce qu’il veut entendre ? Et faut-il changer ce traitant, justement, devenu trop proche, ou pas au niveau, ou sans imagination, ou tellement bercé par ses certitudes qu’il n’envisage même pas qu’on puisse lui mentir ?

Le renseignement, comme la charcuterie, la peinture sur verre ou le droit des affaires, c’est un métier. Il ne consiste pas à se reposer sur des écoutes téléphoniques, surtout mal comprises et mal analysées, à verrouiller les enquêtes grâce à une commission rogatoire complaisamment délivrée par un magistrat sous le charme ou à ricaner dès qu’on entend une critique. Mohamed Merah était considéré comme un jeune homme brillant, exalté, courageux, désireux de se battre, et l’avoir manifestement sous-estimé, au-delà du désastre humain, pourrait bien relever de la faute professionnelle lourde. A charge aux administrations concernées et à nos nouveaux gouvernants de réaliser des audits, sans esprit de vengeance ou de chasse aux sorcières, dans ce qui pourrait être un bel exercice démocratique d’une République qu’on aimerait, enfin, irréprochable. Et si on pouvait, à l’avenir, nous épargner les auditions au Sénat des Bouvard et Pécuchet du contre-terrorisme, ça serait aussi bien, merci.

2.     « Croyez-moi, les Anglais n’auront pas d’archers » (Charles VI)

Oussama Ben Laden est mort il y a un peu plus d’un an, et l’anniversaire de sa disparition a donné lieu à la publication de nombreux articles de qualité évaluant la portée de son décès, revenant sur Al Qaïda, essayant d’articuler deux ou trois idées originales. Dans Foreign Policy, dans le COMOPS Journal, dans Foreign Affairs, comme sur de nombreux blogs de qualité, on réfléchit, on débat, on tourne et retourne les questions. La publication par le CTC de West Point de 6.000 lettres découvertes à Abbottabad par les officiers de l’Empire venus dézinguer le grand dingue a alimenté un grand nombre de réflexions, comme ici, ici, ou , par exemple.

En France, et le débat électoral ne peut en être tenu pour seul responsable, le niveau des interventions publiques est resté, sans surprise, dramatiquement bas. Faux experts, universitaires à l’extrême marge de leur domaine de compétence, journalistes plus ou moins correctement informés, on a eu droit au service minimum, sans parler des anciens dont certains feraient vraiment mieux de se taire. A-t-on jamais vu un général vaincu être consulté lors de la guerre suivante ? Et inutile de venir me parler de vision stratégique ou de perception braudélienne, ça ne prend plus.

Plus grave, infiniment plus grave, il se murmure que nos grands services, certains obsédés par les coups judiciaires, d’autres uniquement tournés vers l’opérationnel à courte vue ou les nécessaires libérations d’otages, ont lentement laissé mourir ce qui faisait l’excellence de la communauté française du renseignement : des analyses rigoureuses, fines mais globales, capables d’alimenter la réflexion des autorités politiques, de leur présenter des options, de les aider à décrypter les manœuvres des uns et des autres, et de répondre à leurs questions. Où sont passées ces analyses ? Et leurs auteurs ?

La manifeste dégradation de nos capacités d’analyse ne peut qu’entraîner une dégradation de notre souveraineté. Souvenez-vous de l’Irak. Le travail patient et rigoureux de spécialistes, associant les méthodes du contre-espionnage et une remarquable maîtrise technique, a permis à la France de s’opposer aux Etats-Unis et de contrer chacun des mensonges de l’Administration Bush. La médiocrité actuelle du débat public français sur le jihadisme et ses vecteurs violents, associée à ce qu’on devine être le vaste chantier des capacités d’analyse de nos services – et j’espère, naturellement, me tromper – ne lasse pas d’inquiéter, sans parler du refus obstiné de nombreux universitaires à échanger avec les professionnels du renseignement. En France, les rares orientalistes ayant survécu à la période d’hystérie collective du printemps 2011 ne font que ressasser les mêmes foutaises, sans avoir jamais eu réellement accès aux dossiers dont ils parlent pourtant.

Cette faiblesse, qui empêche nos autorités – et peu importe leur couleur politique – de percevoir les nouveaux développements de la lutte contre l’islamisme radical combattant, a manifestement eu des conséquences mortelles à Toulouse et à Montauban.

 3.     Loups solitaires, terroristes isolés, et imbéciles heureux

Quelque chose a donc raté, mais quoi ? Le profil de Mohamed Merah, sous-estimé, n’a pas été correctement évalué, et son apparente absence de liens avec des réseaux violents en Europe a peut-être conduit certains responsables à le juger avec trop de confiance. Pourtant, le parcours de Merah aurait pu attirer l’œil, en raison de ce que les services occidentaux ont appris après l’attaque de Bombay par le LeT en novembre 2008 et l’alerte en Europe occidentale en septembre 2010.

Reprenons doucement. Les premiers réseaux opérationnels déployés par Al Qaïda, aux Etats-Unis ou en Afrique de l’Est, au début des années 90, comptaient un nombre relativement élevé de membres, organisés selon le schéma, inconsciemment dicté par les événements, de cercles concentriques allant du cœur du projet aux tâches de soutien. Les différentes nationalités se conjuguaient par ailleurs assez facilement en raison du charisme et de l’autorité des chefs, sans parler du désir de servir la cause. Ces réseaux, comme ceux du GIA en 1995 en France, s’appuyaient également sur des relations personnelles et des solidarités familiales, garantes de sécurité en raison de la difficulté à pénétrer de tels systèmes. Ce fonctionnement en cercles, empirique, n’avait pas été théorisé par les idéologues ou les responsables opérationnels jihadistes et résista longtemps à l’analyse (je m’y suis risqué, bien laborieusement, ici).  Un patient travail d’environnement des individus permit cependant d’identifier les logiques internes de ces réseaux, une étape indispensable avant toute opération d’infiltration.

A partir de septembre 2001, on réalisa en Europe une impressionnante série de démantèlements de réseaux, petits ou grands. Longtemps considéré comme une zone refuge, le continent avait de toute façon changé de statut, comme avaient pu le confirmer les projets avortés d’attentats contre la cathédrale de Strasbourg (Groupe de Francfort 2, décembre 2000) ou contre l’ambassade impériale à Paris (Réseau Beghal, septembre 2001). Les attentats du 11 septembre 2001, l’assassinat du commandant Massoud, ou l’attentat contre la synagogue de la Ghriba, à Djerba (Tunisie, 11 avril 2002, 21 morts) avaient ainsi été en partie organisés par des cellules européennes, ce qui montrait les limites de la stratégie sécuritaire largement suivie en Europe jusqu’à cette période – et qui avait longtemps très efficace.

Les démantèlements successifs eurent, à mon sens, trois conséquences principales. D’abord, désormais engagés dans un jihad sur tous les fronts, Al Qaïda et ses alliés s’employèrent désormais à frapper aussi en Europe. Ensuite, sous la pression des autorités, en Europe, et des actions militaires dans le vaste monde, les réseaux changèrent de nature, et les opérations furent repensées dans leur ensemble afin de ne pas exposer inutilement les membres des équipes. La sécurité des communications fut renforcée, des procédures plus professionnelles furent progressivement appliquées, et les perquisitions effectuées ne permirent plus que rarement de découvrir des éléments compromettants (il s’agit ici d’un point qui mériterait d’ailleurs un développement particulier). Enfin, la pression accrue sur les réseaux jihadistes et plus généralement sur la mouvance islamiste radicale, ainsi que les interventions militaires occidentales dans le monde arabo-musulman (Afghanistan, Irak, évidemment, mais aussi Somalie ou Yémen) entrainèrent l’apparition de sympathisants isolés désireux de participer, avec leurs moyens, au jihad.

L’attentat de la Ghriba, déjà évoqué ou le projet de Richard Reid, le sémillant shoe bomber, contre le vol AA 63 Paris-Miami du 22 décembre 2001, avaient mis en évidence la capacité de nuisance d’individus agissant seuls, après avoir été correctement formés et dirigés. Cette constatation était d’autant plus cruelle qu’un des chocs du 11 septembre, surtout dans les services, avait résidé dans la découverte de jihadistes littéralement under cover, présentant tous les signes extérieurs d’une parfaite intégration dans nos sociétés. Et personne pour porter un T-shirt siglé, comme l’agent spécial Ray Nicolette (Out of sight, 1996, Steven Soderbergh, puis Jackie Brown, 1997, Quentin Tarantino).

Dès 2002, en réalité, le FBI, qui redoutait le pire, avait vu ses craintes confirmer par l’affaire des snipers de Virginie et du Maryland – et d’ailleurs. Déjà, le 25 janvier 1993, un citoyen pakistanais sans lien avec des groupes jihadistes, Aimal Qazi, avait ouvert le feu sur le parking de la CIA, tuant deux employés de l’agence impériale. Et pour ceux qui s’émeuvent de la condamnation à 30 ans de prison par la justice pakistanaise du médecin qui a aidé à localiser Oussama Ben Laden, sachez que Qazi, finalement arrêté au Pakistan, puis condamné à mort et exécuté aux Etats-Unis en 2002, voit sa mémoire honorée au Balouchistan par un monument. Puisqu’on vous dit que ce sont des alliés, voyons. Bref, ça m’a fait plaisir, mais ça n’a rien à voir, reprenons.

Qazi, comme les tireurs de 2002, était un loup solitaire, c’est-à-dire, selon l’expression même utilisée par les ravagés de l’extrême droite américaine, un homme agissant seul, sans connexion avec une organisation, ne donnant ni ne recevant d’ordre. Je conseille à cet égard la lecture de cette étude, et je ricane encore en pensant aux aberrations racontées par, notamment, Daniel Martin lors de son audition au Sénat, le 3 avril dernier – et dont vous pourrez lire des extraits sur le compte Twitter de la Haute assemblée (@Senat_direct). L’homme seul, qu’il soit dans la foule ou pas, est évidemment la hantise des services de sécurité, et un mode d’action privilégié par le monde du renseignement. Connecté à une organisation ou capable de s’activer seul, il constitue un défi majeur. Dans le monde du contre-espionnage, de tels individus, quand ils sont implantés de longue date, sont qualifiés d’agents dormants, de clandestins, voire d’illégaux dans la nomenclature des services soviétiques (désormais russes), qui s’y connaissent.

Les premières réflexions réalisées après le 11 septembre ont, un temps, laissé penser que Mohamed Atta et ses petits camarades étaient de véritables clandestins. Il n’en était, en réalité, rien, car un tel vocabulaire ne s’applique qu’à de longues opérations, étalées sur plusieurs années. Dans le cas des terroristes de Londres, Bali, New York ou Moscou, les terroristes n’étaient entrés dans la clandestinité que lors de la phase finale, opérationnelle, de leur projet, de façon très classique et mille fois observée.

Entre les loups solitaires, hommes seuls autoradicalisés et les individus envoyés en mission solitaire est apparue, à partir de 2003/2004, une catégorie intermédiaire, que les services français classèrent dans le 3e cercle de leur fameuse théorie des 3 cercles. Dans ce 3e cercle du jihad se trouvent les groupes et réseaux inspirés par Al Qaïda mais sans lien avec l’organisation, ses responsables et ses jihadistes. L’exemple le plus fameux a été le groupe de Hofstad qui, aux Pays-Bas, fut responsable de l’assassinat en pleine rue du cinéaste Théo Van Gogh et qui planifiait, avant son démantèlement, des attentats contre des parlementaires.

L’apparition de ces jihadistes sans attache fut une bénédiction pour Al Qaïda, qui y vit la preuve que son combat faisait des émules, et une malédiction pour les services et les autorités, confrontés à l’expression violente d’un manifeste échec socio-politique et forcés de relever le défi de surveiller, dans le respect de la loi, des radicaux potentiels qui n’avaient encore commis aucun crime. Comme me le fit remarquer un policier français en 2006, en l’absence de tout élément incriminant découvert lors de la plupart des perquisitions, il fallait commencer les interrogatoires par une question, « Etes-vous un islamiste radical ? » qui aurait pu relever du délit d’opinion. Cette relative impuissance de l’appareil judiciaire avant la perpétration d’un crime donnait encore plus d’importance au travail de renseignement en amont, afin de cerner au plus vite les acteurs de la menace.

Conscients de l’évolution de la posture sécuritaire des pays occidentaux, les jihadistes s’adaptèrent à leur tour, apportant une nouvelle contribution au duel sans fin entre le glaive et le bouclier. Dès les années 90, Oussama Ben Laden lui-même avait appelé au recrutement et à l’emploi de « jeunes musulmans occidentalisés » à même de tromper la vigilance des services intérieurs – et de provoquer des tensions sociales. Les membres d’Al Qaïda dans la Péninsule Arabique (AQPA), Al Qaïda en Irak/Etat islamique d’Irak, les Taliban pakistanais du TTP ou les Shebab ne s’y sont pas trompés en faisant appel à de jeunes hommes parfaitement à l’aise dans les pays occidentaux afin d’y conduire des attentats. Même ratés (Vol Amsterdam-Detroit en décembre 2009,  New York en mai 2010, Stockholm en décembre 2010, etc.), ces actions ont contribué à placer les services de sécurité sous pression et à accroître la suspicion.

Le raid jihadiste sur Bombay en novembre 2008, une opération en tous points remarquable, a confirmé que le bon docteur Zawhiry avait réussi l’alliance du jihad global avec les jihads globaux, dans ce que j’avais pompeusement appelé le new model jihad, à l’occasion d’un post dont les deux dernières phrases se sont révélées tristement prophétiques.

Des attaques contre des villes riches regorgeant de cibles par des hommes bien entraînés sont la hantise des services de sécurité comme des services de secours, qui commencent à réaliser qu’ils sont devenus des objectifs majeurs pour des terroristes désireux de semer le chaos. L’idée mise en œuvre à Bombay en 2008 a été reprise en 2010 par les garçons du Mouvement Islamique d’Ouzbékistan (MIO), de l’Union du Jihad Islamique (UJI) et leurs amis du Jund Al Khilafah (tiens tiens, comme on se retrouve), tous membres de ce que nous sommes quelques uns à appeler l’arc de crise turcophone, qui va du Caucase à Xinjiang – où opère le follement romantique Front Islamique du Turkestan Oriental. Ces ambitieux jeunes gens, étroitement liés à Al Qaïda (vous savez, ce truc qui n’existe pas), avaient alors utilisé leurs réseaux en Allemagne pour préparer dans plusieurs villes européennes un Bombay like – une affaire déjà évoquée ici, justement à propos de Mohamed Merah. Les plus acharnés d’entre vous pourront consulter ce passionnant article, qui décrit à merveille les réseaux du MIO et de ses alliés.

Le professionnalisme croissant des jihadistes a par ailleurs été révélé, pour ceux qui en doutaient, dans les documents rendus publics lors de récents procès en Allemagne (comme ici), dans lesquels on apprend, par exemple, que Younès Al Mauritani appelait à la réalisation d’attaques dans des villes occidentales à l’aide d’une poignée de combattants afin de créer la panique et entraîner une répression accrue… Oui oui, moi aussi ça me dit quelque chose…

Alors, quelles conclusions tirer de tout ça ?

D’abord, Mohamed Merah a été cruellement sous-estimé, pris pour un jeune homme sans envergure, et certaines phrases écrites par les policiers sont sidérantes de candeur.

Et non seulement il a été mal jugé sur le terrain par ceux qui étaient censés suivre son dossier, mais à aucun moment il n’a, semble-t-il, été envisagé qu’il ait pu manipuler ses interlocuteurs. Pourtant, et de plus en plus d’affaires nous le montrent, le contre-terrorisme s’inscrit désormais dans la durée, et la lutte contre les réseaux jihadistes devrait faire appel aux méthodes éprouvées du contre-espionnage. D’ailleurs, en 1998, Edward Zwick, dans Couvre-feu, prévoyait parfaitement l’affaire Merah.

Face à des terroristes qui n’ont rien à voir avec les hordes chevelues qui égorgeaient dans la Mitidja en 1997, il convient d’être un peu malin, les amis. A cet égard, je ne sais quoi répondre à ceux qui osent encore dire que rien ne pouvait confirmer que Mohamed Merah était un islamiste radical dangereux, puisqu’il ne portait pas la barbe et ne psalmodiait pas continuellement Dieu est grand. Franchement, si vous en êtes encore là, c’est à pleurer. Les jihadistes sont conscients des méthodes employées contre eux, et ils diffusent même (ici) quelques recettes pour détecter les sources qu’on leur envoie… Alors, seraient-ils devenus meilleurs que nous au petit jeu du « qui espionne qui » ?

Les erreurs manifestement commises par certains, à Toulouse ou ailleurs, ne doivent-elles pas être reliées à la baisse de qualité de nos analyses ? Parmi les gestionnaires de ce dossier, combien avaient en tête l’affaire de l’agent-double jordanien qui tua en Afghanistan 7 membres de la CIA, en décembre 2009, après une remarquable opération d’infiltration/intoxication ? (Cf. cet article, notamment). Qui a suivi les avancées des réseaux turcophones inféodés à Al Qaïda ? Et si Mohamed Merah, comme la seconde revendication évoquée plus haut le suggère, avait bien été un terroriste revenu en Europe y semer la terreur ? Et s’il avait récupéré ses 7 fameuses armes auprès d’un contact en France prépositionné afin d’y soutenir un commando du type de celui observé à Bombay ?

Il ne faut pas céder à la manie des réformes, mais il faut relancer les machines, revenir à l’humble et acharné travail de terrain et d’analyse, celui qui casse les certitudes, qui explore des pistes, qui ose proposer ou dire non. Deux mois après l’affaire Merah, le constat est sévère, et on dirait bien que nous n’avons jamais été aussi exposés. Nous qui pensions être parmi les meilleurs, nous voilà douchés par un sanglant raté. Pour l’heure, seules les frappes de l’Empire sur les jihadistes ouzbèkes nous sauvent – peut-être.

La question du retrait d’Afghanistan est tranchée. Celle qui devrait se poser désormais est celle de notre futur retour dans ce pays, ou au Pakistan, d’ailleurs, si nous ne parvenons pas à retrouver notre niveau d’excellence. Allez donc expliquer à nos concitoyens, quand les rues de Paris, Lyon ou Bordeaux ressembleront à celles de Bombay et que les crèches brûleront, qu’il ne faut pas tomber dans le piège…

 

« It’s just time to pay the price/For not listening to advice » (« Policy of truth », Depeche Mode)

Le monde change, aurait dit Galadriel, avec le ton sentencieux qu’ont volontiers les elfes. Vous vous réveillez un matin, et les types que vous aviez au bout de vos Jaguar il y a dix ans se pavanent dans les rues de Tombouctou, la mythique porte du désert. Pour le coup, ça donnerait envie d’écouter la bande originale de Pat Garrett & Billy the Kid (Sam Peckinpah, 1973), du grand Bob Dylan, en contemplant la campagne et en laissant filer le temps, un verre à la main.

Que s’est-il passé ? A quel moment a-t-on perdu le contrôle ? Qui n’a pas su réagir ? Qui a eu peur de s’engager ? J’en parle avec d’autant plus d’agacement que voilà plus de quinze ans, non pas que je fais le trottoir pour le Mexicain, mais que j’observe de très près le développement du jihadisme au Sahel.

En 1996, pourtant, il ne s’agissait même pas d’un front secondaire, mais simplement de l’arrière-cour de la guerre civile algérienne. Quelques armes en provenance du Soudan y arrivaient au compte-goutte, et une poignée de membres du Groupe islamique armé (GIA) y sillonnaient le désert aux côtés de Touaregs bien plus mobilisés par les conflits avec le Niger ou le Mali que par le jihad mondial. Pour nous, le nord du Niger était d’abord le moyen de remonter vers les maquis algériens afin d’y infiltrer des sources. Après tout, à l’époque, personne ne comprenait plus rien à la mouvance islamiste radicale algérienne, entre l’assassinat des moines, la mort de Djamel Zitouni et les dissidences successives (Hassan Hattab en Kabylie, deux ans avant de créer le GSPC, Khaled Sehali et les Mouhajiroun, Moustapha Kartali et son MIPD, Sid Ali Bouhadjar et sa LIDD, sans parler du vétéran afghan Kada Benchiha Larbi dans le grand ouest, qui faisait bande à part depuis 1993).

La guérilla islamiste algérienne avait refusé de rejoindre Oussama Ben Laden, malgré des contacts de haut niveau au Soudan, et le seul moyen de savoir ce qu’il se tramait au sein du GIA était d’y glisser un homme. Les uns essayaient en Europe, les autres essayaient au Niger ou dans les camps de Peshawar, avec plus ou moins de bonheur et de talent. Contrairement à ce que beaucoup croient ou semblent croire, le renseignement n’est pas tant une affaire de moyens qu’une affaire de méthode, un peu comme le siège du palais de César.

Jihad là-bas, jihad ici

C’est à peu près cette époque, à l’automne 96, que nous entendîmes pour la première fois le nom de Mokhtar Belmokhtar.

Alors que le GIA, au nord, continuait de se diviser en factions rivales, l’homme apparut très au sud, dans le désert, autour de la légendaire Tamanrasset. Présenté comme l’émir de la région saharienne du groupe, que les initiés connaissaient sous le nom de Région 9, il était né à Ghardaïa et semblait écumer la région en tous sens à la tête d’une poignée de combattants, formant une petite katiba sans objectif clairement défini mais loin d’être le groupe de pillards décrits par certains amuseurs publics. Belmokhtar, un garçon qu’on ne bouscule sans doute pas impunément dans les bars branchés de la Khyber Pass, se fit remarquer en massacrant les 37 passagers d’un bus, une action qui faisait à coup sûr de lui un digne membre du Groupe islamique armé… Comme tant d’autres, il semblait avoir combattu les Soviétiques en Afghanistan et nous avions pu, de source sûre, confirmer sa présence dans les camps que les Pakistanais entretenaient à Peshawar. Là, à la fin des années 80 ou au début des années 90, il avait reçu un entraînement paramilitaire qui lui avait été bien utile en Algérie. Bien sûr, nous évitions de penser qu’il avait peut-être appris à démonter un AK-47 des mains d’un instructeur du 13e RDP, puisque la CIA, quoi qu’en dise certains, n’avait pas été la seule à apporter son soutien aux freedom fighters célébrés par James Bond. A coup sûr, il n’avait de toute façon pas l’élégance discrètement raffinée d’un moudjahid de cinéma, comme ceux vus dans The Living Daylights (John Glen, 1987).

Que faisaient donc ces vigoureux jeunes gens dans le désert, entre le grand sud algérien et le nord du Niger ? L’étroitesse de leurs relations avec certains Touaregs nous sauta immédiatement aux yeux. Il devint ainsi évident que Belmokhtar bénéficiait du soutien logistique d’amis bien placés, de riches commerçants dont je tairai le nom, qui fournissaient du carburant, réparaient les 4X4 en échange de l’amicale présence de jihadistes aux côtés de leurs convois de cigarettes qui remontaient vers l’Algérie sur les millénaires routes caravanières. Pas d’otages, pas de fusillades, pas d’attentats, donc, mais la présence de ces terroristes du GIA hors d’Algérie, dans une zone échappant à tout contrôle, nous intriguait et commençait même à nous inquiéter. Belmokhtar ne trafiquait pas, il rendait service sans en tirer d’autre bénéfice que logistique, sans les valises de dollars qu’évoquent quelques criminologues et sur lesquelles je reviendrai.

Disons le tout net, elle n’inquiétait pourtant que nous. Nos collègues africanistes, fidèles à un héritage typiquement français, nous répétaient que nous ne comprenions rien à l’Afrique – puisqu’il était manifeste à leurs yeux qu’on pouvait appréhender d’un seul regard un aussi vaste continent, eux qui auraient pu par ailleurs disserter des heures des différences entre un Breton et un Marseillais. Nous ne comprenions donc rien à l’Afrique, nos sources nous mentaient, nous étions les obsessionnels du contre-terrorisme, bien éloignés de l’aimable sérénité du vieux colonial. Dans des pays dont nous contrôlions les services, dont nous financions les caprices des dirigeants, dont nous réprimions avec discrétion et fermeté les revendications démocratiques – ah, le pays des Lumières et du Général ! – il était absolument impensable de s’inquiéter des agissements d’une bande d’Arabes barbus errant dans le désert comme une tribu perdue d’Israël. On nous servait les pires clichés sur l’islam africain, et il était rare de pouvoir s’asseoir autour d’une table pour un véritable échange d’analyses. Nous continuâmes donc notre route sans les africanistes, malgré les grandes qualités de quelques uns.

Le suivi des katibats du désert devint une activité parmi d’autres, on y recensait les petits camps d’entraînement mobiles, les liens avec des Touaregs islamistes, membres d’un obscur Front islamique de libération de l’Azawad – ben oui, déjà – et les connexions avec quelques grandes familles du cru. De temps à autre, nous découvrions la preuve des liens de tout ce petit monde avec la mouvance jihadiste internationale, et un seul numéro de téléphone, obtenu par des moyens que le lecteur moyen de Libération jugerait horriblement immoral, nous éclairait un peu plus. Tenez, si j’avais le temps, je vous parlerais d’une petite entreprise de Niamey dont le patron, arrêté plus tard en Thaïlande dans le cadre de la passionnante affaire des faux passeports français, n’était autre que l’oncle d’un membre d’Al Qaïda intercepté à Amman en décembre 1999, ou qui appelait directement un officier de la garde royale saoudienne. Mais je m’égare.

Donc, ça s’agitait, ça parcourait le désert, dans tous les sens, ça restait loin des maquis, ça avait de drôles de liens avec de drôles de types à Kano, au nord du Nigeria – ben oui, déjà, en 1997 – mais la menace contre la France n’était pas directe, et tout le monde doutait. Trop de convictions, trop de confort, et sans doute, aussi, pas le temps. A l’époque, cela ne nous choquait pas. Comme toujours, certains eurent un réveil pénible.

Tu viens au rallye, samedi ?

Tout changea donc en décembre 1999, alors que les services occidentaux étaient occupés ailleurs, à essayer de déjouer le fameux et complexe complot du millénaire ourdi par Al Qaïda. On nous informa que le groupe de Belmokhtar, toujours officiellement membre du GIA, accueillait généreusement un membre de l’état-major du GSPC, un certain Nacer Eddine Mellik – sans lien connu avec le sympathique maire de Béthune – auquel il prêtait ses moyens de communication. Le jihad est une grande famille, bien plus drôle que celle des Enfoirés, soit dit en passant.

Hassan Hattab, qui avait quitté le GIA en août 1996, mais qui ne fonda officiellement le GSPC qu’en 1998, cherchait depuis des années à réactiver à son profit les réseaux jihadistes algériens actifs en Europe. Disons-le tout net, ça ne marchait pas fort. En Scandinavie, une terre chère à mon cœur, les cellules de Stockholm, Lund, Malmö ou Copenhague regardaient depuis des mois vers l’est, où rôdait une sombre terreur, comme sur les hauteurs de Minas Morgul.

Au Royaume-Uni ou en Belgique, longtemps terres d’élection du jihad algérien, on n’en avait plus que pour les Taliban et leur allié saoudien, Oussama Ben Laden. A Bruxelles, le mythique Bureau des Moudjahiddin Afghans fonctionnait à nouveau, et Farid Melouk avait été arrêté dans la capitale belge le 5 mars 1998 en possession d’explosifs, de communiqués du GPPC, et surtout en compagnie de quelques pointures du jihad international, dont Mohamed Chawki Badache, et Bakhti Raho Moussa, deux garçons délicieux dont je parlerai une autre fois.

Bref, Hattab essayait de rallier toutes ces bonnes volontés abandonnées depuis des années par les querelles entre maquis, et Al Qaïda, vous savez, le truc qui n’existe pas, avait raflé la mise. Tout ce petit monde s’agitait, essayait de semer les policiers, de déjouer les surveillances, complotait, rêvait de jihad, de revanche, et les plus courageux prenaient la longue route qui les mènerait à Khalden ou Darunta, en Afghanistan, en passant par le Yémen, l’Iran, la Turquie, les Emirats ou le Pakistan.

Pour les chefs du GSPC, il ne restait plus que l’Allemagne, où quelques uns, dont Adel Mechat, un petit gars de Kouba, et Mustpaha Ait El Hadi, notamment, se démenaient pour la cause au nom du groupe. Pour les plus curieux, je conseille d’ailleurs la lecture de cet article, remarquablement documenté, qui mentionne les fameuses valises Inmarsat si précieuses dans le désert – surtout quand on y est depuis trop longtemps.

Hassan Hattab, qui n’arrivait à rien en Europe, avait donc dépêché auprès de Belmokhtar, quelque part au Niger, un de ses proches adjoints, le fameux Mellik, afin de profiter de sa puissance dans la région. Mellik utilisait une des valises Inmarsat de Belmokhtar pour contacter Aït El Hadi et organiser avec lui un attentat contre le rallye Paris-Dakar-Le Caire qui devait traverser le Niger. Les terroristes, largement armés, avaient besoin de GPS, de lunettes de vision nocturne et de quelques autres gadgets, mais ils étaient de toute façon largement capables de frapper.

Plusieurs services de renseignement écoutaient avec gourmandise les conversations entre Mellik et le reste du monde, et on ne regrettait pas sa soirée. A partir de la fin du mois de décembre 1999, et en raison de la crédibilité de la menace, il fut ainsi décidé à Paris que l’affaire serait gérée par le Ministère de la Défense. Une petite cellule de crise se mit en place, et il faut dire que certains des propos de Mellik méritaient un peu d’attention, comme, par exemple : « Les Français, on va leur rentrer dedans comme jamais ». Vous imaginez que les autorités suivaient ça avec intérêt, et des moyens supplémentaires furent mobilisés. Un Atlantique 2 de la PatMar de Dakar effectua des passages et parvint à prendre quelques clichés de ceux que l’on supposait être les garnements de Belmokhtar. Des équipes spéciales furent mises en alerte, et quelques compagnies de parachutistes passèrent des jours sur des tarmac d’Afrique, près de Transall, à attendre le signal.

Malgré les précautions des terroristes, il avait été possible d’identifier leur itinéraire dans le nord inhospitalier du Niger. Dès lors, il était possible de prévoir dans quelle zone le groupe du GSPC allait se mêler aux concurrents du rallye et y semer la désolation. La perspective était assez effrayante : plus de quarante hommes armés, mobiles et expérimentés, au milieu des concurrents, ou, pire, en plein bivouac… Les images diffusées dans la presse montraient une caravane forte de centaines de mécaniciens, techniciens de toute sorte, journalistes, et tout ce petit monde ne pouvait évidemment pas rejouer Alamo, et encore moins Camerone ou Bazeilles.

La conviction de la cellule de crise était faite depuis des semaines : ces terroristes fonçaient vers le rallye, et aucun moyen militaire nigérien ne pouvait raisonnablement les intercepter, mais la France disposait dans la zone de troupes aguerries et de moyens aériens conséquents. Il suffisait d’un peu de volonté politique : un passage bas de Mirage F-1CT ou CR, ou de Jaguar, et le déploiement de parachutistes dans une zone propice aux embuscades.

La décision d’interrompre le rallye fut ainsi finalement prise après la découverte à Niamey et Agadez de contacts téléphoniques de Mellik. Ce garçon disposait manifestement de soutiens dans tout le pays, et il n’était pas question de courir le moindre risque.

Figurez-vous que les responsables de la course durent se faire prier pour prendre les mesures adéquates. L’interruption de l’épreuve était évidemment une catastrophe financière pour eux, mais sans commune mesure avec le carnage qu’aurait entraîné un raid du GSPC. Comme de bien entendu, les concurrents, dont certains étaient manifestement absents lors de la distribution de cerveaux, gémirent comme des enfants gâtés à qui on interdit la piscine parce qu’il y a un crocodile dedans. Je ne m’attarderai pas sur eux, ni sur le présentateur vedette de l’épreuve, adolescent attardé à la voix de crécelle, au chèche impeccable et à la barbe de trois jours aussi soignée que celle de George Michael. Je me rappelle quand même d’un motard qui déclara devant la caméra, après la décision d’annuler deux étapes et de reprendre la course en Libye : « On nous gâche notre Dakar ». « Pauvre idiot », fûmes-nous quelques uns à penser. « Quand tu auras été égorgé par un barbare du GSPC, tu verras qui gâche quoi ».

Quelques jours plus tard, notre motard éploré reprenait la course dans la riante Libye du regretté colonel Kadhafi, et nous nous retrouvions, seuls ou à peu près, avec la bande de Belmokhtar. Le refus de traiter comme il se devait la menace terroriste dans la zone fut une véritable désillusion et manifestement une lourde erreur stratégique. L’affaire avait quand même eu l’avantage de rappeler à nos autorités que nos histoires de barbus dans le désert ne relevaient pas du fantasme de contre-terroristes obsessionnels.

Pas de ça entre nous

Et ensuite ? Ensuite, rien.

Nasser Eddine Mellik, malgré une malencontreuse fuite dans Le Point, continua à parler et parler et parler avec ses amis, en Europe ou ailleurs. La menace contre le rallye avait attiré l’attention, et les services de l’Empire commencèrent à s’intéresser à cette lointaine et désertique région. De leur côté, les chefs d’Al Qaïda, toujours à la recherche de bons coups, reprirent contact avec le GSPC. Heureux hasard, le frère de Mellik coulait des jours heureux au Yémen et il joua avec plaisir les entremetteurs. On n’est pas plus serviable.

A défaut de transformer les 40 garçons de Belmokhtar en chaleur et lumière, une méthode certes sommaire mais qui peut être efficace, il fut décidé de tenter de coopérer avec les SR algériens, dont l’apport dans cette affaire avait pourtant été comparable à celui de la police islandaise. Cette décision, uniquement politique, contraignit à des actions d’une incommensurable mesquinerie afin de coopérer sans se mouiller – un art délicat qui frustre tout le monde. Je vous épargne les détails, le temps perdu, l’argent jeté par les fenêtres – on aurait d’ailleurs sans doute mieux fait de réellement le jeter plutôt que de l’investir dans une opération qui ne déboucha jamais et ne fonctionna que par intermittence, les pudeurs de jeune fille (« Vous croyez vraiment que les Algériens pourraient utiliser nos informations pour tuer des gens en Kabylie ? Ah, mais, ce n’est pas très moral, ça, mon jeune ami. Donnez-leur la météo d’hier, ils verront que nous coopérons de bonne grâce mais que nous ne faisons pas n’importe quoi »), les pitoyables bricolages. Moi, je vous raconte ça, c’est ce qu’on m’a dit, vu que je tirais 5 ans au pénitencier fédéral d’Angola, en Louisiane, pour vol de guimauve et blasphème.

Pendant des mois et des mois, la gestion de la menace contre le rallye fut présentée comme un aboutissement. Ce succès, puisque c’en était un, évidemment, n’appela jamais d’autre souhait que celui d’en savoir un peu plus encore sur le GSPC au Niger. Suivre, analyser, évaluer, anticiper, avec plaisir. Mais traiter, éradiquer ? Allons allons, ne vous emportez pas et dîtes-moi plutôt si Belmokhtar mange ses pizzas avec un rab de fromage.

Le GSPC dans la zone, demeurait une force militairement négligeable, comptant une cinquantaine de combattants, certes armés, mais probablement incapables de tenir le choc face à des troupes entrainées et correctement commandées. Seulement voilà, où trouver de telles troupes ? On se le demande encore.

Passée l’alerte, tout ce petit monde retourna à sa routine. Belmokhtar et les siens se déplaçaient entre le Niger, le Mali et l’Algérie, avec ou sans leurs amis touaregs, et personne n’y comprenait rien. Avaient-ils des liens avec les ONG islamistes dont on observait la ruée en Afrique sub-saharienne ? Et avec les Taliban nigérians qui émergeaient juste ? Mystère. Et de toute façon, ça intéressait qui, au fait ?

Regardez comme ils sont beaux, mes jihadistes

L’étude d’AQMI devint un domaine d’excellence. Comme des entomologistes qui étudient à la loupe les activités d’insectes dans un milieu confiné, des analystes suivaient de leur mieux les mouvements de Belmokhtar et de ses hommes. Chaque année, les organisateurs du rallye étaient mis en garde par les responsables de plusieurs services de renseignement et par le Quai, et chaque année il fallait leur tirer l’oreille. Etienne  Lavigne, directeur de la course, déclara même que les autorités françaises ne lui avaient rien dit. Pauvre petit bonhomme égaré au milieu de messieurs très méchants.

Novembre était le mois des listes de cadeaux de Noël et de la planification opérationnelle. Moi qui suis un esprit moqueur, je trouvais que monter des cellules de crise pendant 10 ans était bien étrange, une crise devant, selon moi, être bien éloignée d’une routine. Et une crise qui se répète chaque année à la même période au même endroit de la part des mêmes nuisibles en dit long sur la détermination de leurs adversaires. Heureux les pauvres d’esprit, car le royaume des Cieux est à eux.

Le GSPC semblait brûler les doigts de certains chefs, qui observaient la menace terroriste se développer, défier le Niger ou le Mali, mais refusaient d’agir. Ils contemplaient leurs propres moyens d’action, chasseurs, paras, forces spéciales, mais ne parvenaient pas à trancher. Il y avait là comme une forme de vertige face à la prise de décision, sans parler du dilemme moral. « Toute cette violence », aurait murmuré Eliott Ness d’un ton las. Le suivi de Belmokhtar était une niche industrielle, une menace administrativement rentable qui garantissait moyens et effectifs. Personne ne manipulait les terroristes, mais les épargner était plutôt rentable – enfin, pour ceux qui vivaient en France, bien sûr.

Pourtant, d’autres, plus pragmatiques, plus lucides, peut-être plus courageux aussi, avaient pris des décisions. En 2001, les Etats-Unis, frappés par les attentats du 11 septembre, avaient rapidement listé les zones dans lesquelles des actions devaient être entreprises contre les réseaux jihadistes. L’Afghanistan, le Yémen, les Philippines, l’Indonésie, la Somalie figuraient au menu, tout comme le Sahel. La CIA avait commencé à s’intéresser à la région après la menace de janvier 2000 contre le rallye, et elle avait gardé un œil dessus. Au cas où. Le changement de posture de l’automne 2001 libéra hommes et moyens. En octobre 2002, le Département d’Etat lança la Pan Sahel Initiative (PSI), un vaste programme d’aide à la Mauritanie, au Mali, au Niger et au Tchad visant à les épauler contre les réseaux islamistes radicaux.

A Paris, le plan de l’Empire dans la région fut considéré comme un insupportable défi. Comme certains ambassadeurs le relevèrent avec dépit, Washington parvenait à donner à son projet une visibilité que n’avait pas l’aide française, dont le montant était pourtant supérieur. Moi qui n’étais qu’une petite souris dans ces réunions, je pensais candidement que considérer l’influence comme une vulgarité hors-de-propos ou ne pas être capable de dire pour quelles raisons nous versions tout cet argent étaient de sérieux handicaps. L’Administration Bush pouvait bien avoir tous les défauts du monde, elle avançait, comme un éléphant dans un magasin de porcelaine, certes, mais elle avançait. Nous, nous trépignions. On ne se refait pas, me disais-je alors en contemplant ces augustes serviteurs de la République proprement ulcérés devant tant de changements.

Le GSPC comptait désormais au Sahel une nouvelle star, plus flamboyante que le taciturne Mokhtar Belmokhtar. Il s’agissait d’Aberrazak le Para, un émir venu des maquis du nord et qui avait enlevé, en février 2003, 32 otages européens, au sud de la frontière entre la Libye et l’Algérie. L’affaire fit grand bruit, et l’Allemagne paya une rançon plutôt conséquente (au moins 5 millions d’euros, d’après ce que me dit un collègue allemand à Bruxelles). Une partie des otages fut quand même libérée par l’armée algérienne qui mena un assaut à peu près réussi contre un groupe du GSPC. Au final, lorsque les derniers otages furent libérés à Gao (Mali), le 17 août 2003, une seule perte était à déplorer, une ressortissante allemande décédée lors de sa détention en raison de la chaleur.

Le Para, dont le parcours a suscité nombre d’articles de la part de conspirationnistes en mal d’action, devint une sorte de légende, un peu comme Provençal le Gaulois. De ce côté-ci de l’Atlantique, tout cela fut observé avec le détachement qui sied aux puissances mondiales, naturellement sereines et peu sensibles aux petits groupes de maquisards. A Washington, en revanche, il semble que quelques cerveaux se soient mis en branle.

En mars 2004, Le Para et ses petits amis, passés au Tchad, tombèrent – l’accident bête – sur l’armée tchadienne, opportunément guidée par l’Empire, dont un avion survolait la scène et écoutait les échanges radios et téléphoniques des terroristes.

Sévèrement étrillé par les Tchadiens, le groupe du GSPC fila vers le nord et rencontra des combattants du MDJT, un mouvement d’opposition qui captura tout ce petit monde mais se trouva bien embêté. A qui refiler le bébé ? Qui pourrait bien être intéressé par Le Para et ses hommes ? L’Algérie ? Evidemment. La France ? Bien sûr. Si vous avez du temps à perdre, essayez donc de savoir pourquoi Paris n’a pas pu récupérer discrètement les survivants du GSPC. De ce que j’en sais, on est loin d’une manœuvre subtile et complexe, et cela évoquerait plutôt les plus belles heures de mai 1940 et j’espère que quelques hauts fonctionnaires ont du mal à avaler leur salive. En même temps, ça m’étonnerait.

Bref, après des semaines de contacts discrets, le MDJT remit ses prisonniers à la Libye qui les livra aussitôt, conformément au deal, à l’Algérie. Il s’agissait de la première intervention occidentale contre les jihadistes algériens dans la région, et l’absence de la France était pitoyable. Fort heureusement, les archives saisies lors de la déroute du GSPC furent accessibles, et on y trouva des trésors, dont la preuve de relations du groupe avec des ONG radicales du Golfe, dont Al Haramain.

Cette dernière était impliquée dans bon nombre de zones de jihad, elle avait donné des armes aux maquis tchétchènes, elle avait été fermée par les autorités kenyanes après les attentats de 98, et elle faisait l’objet de sèvères sanctions internationales. Découvrir ses liens avec le GSPC était une indication précieuse : les jihadistes algériens n’avaient donc pas que des contacts avec certains Touaregs ou des sympathisants au Nigeria, ils étaient également en relation avec des acteurs plus institutionnels du prosélytisme radical en Afrique sub-saharienne.

Mine de rien, le tableau était ainsi plutôt inquiétant. En Somalie, les Shebab et Al Qaïda marchaient la main dans la main et rayonnaient tout le long de la côte est-africaine. D’ailleurs, on cherchait encore Fazul jusqu’à Madagascar, tandis que l’Empire lançait des raids réguliers en Somalie. Entre les opérations contre le GSPC au Tchad et les décollages d’AC-130 à Djibouti, la prédominance française en Afrique s’estompait rapidement.

Notez bien que ça ne me faisait pas de peine, mais je restais, comme souvent, fasciné par notre impuissance et notre foi en de vieilles lunes.

Au Nigeria, les Taliban du nord du pays, que l’on présentait, pour faire simple, comme une simple secte d’analphabètes complètement dingues, tuaient et tuaient encore. « Querelles ethniques », nous disait-on. « Les Africains », soupiraient de vieux guerriers qui oubliaient que pas bien longtemps avant, dans les Balkans, des Européens s’étaient étripés avec le même enthousiasme. Et nos petits gars du GSPC. Et nos amis du GICL, dont on avait démantelé une cellule à Bamako en 2005. Comme je l’ai déjà dit ici, j’avais eu l’honneur de réaliser un briefing au CSI au sujet de la montée de l’islam radical en Afrique. Peu de temps après, j’avais même été convié à une passionnante réunion avec un général sénégalais qui n’était autre que le conseiller « rens » du Président Wade. Avec tout le respect dont je suis capable – ne riez pas, je tentais de lui faire savoir à quel point le prosélytisme de certaines ONG du Golfe pouvait conduire à la violence et à cette forme dévoyée de jihad que nous combattions. Nous savions que des dizaines de petites associations, dûment enregistrées auprès des autorités, pratiquaient un maillage systématique de la société sénégalaise, comme d’ailleurs au Cameroun ou au Burkina le faisaient d’autres ONG. Le général m’écouta avec politesse, et, je l’espère, un peu d’intérêt, mais sa réaction me laissa bien abattu :

– Mon jeune ami, l’islam sénégalais est pacifique, et mon grand-père a même fondé telle confrérie (je ne me souviens plus de laquelle, désolé, mes notes sont incomplètes). C’est dire si nous sommes à l’abri du terrorisme islamiste radical.

Peut-être a-t-il évoqué la question à plus haut niveau. Ses arguments me semblaient quand même bien faibles, tout général qu’il était. Un type qui aurait dit en Allemagne, à l’extrême fin du 19e siècle « le protestantisme germanique est pacifique » n’aurait pas brillé par sa prescience. Mais que faire ? Je m’inclinais donc, et ça n’arrive pas souvent.

Quand ça change, ça change

Le 11 septembre 2006, le bon docteur Zawahiry, adjoint d’Oussama Ben Laden, annonça que le GSPC avait fait allégeance à Al Qaïda. Le groupe algérien, désespérément à la recherche d’un nouveau souffle en Algérie, rompait enfin son splendide isolement et intégrait de plain-pied le jihad international. Après ces dizaines de jeunes algériens morts en Irak lors d’attentats-suicides, ça n’était que justice. Ne faut-il pas encourager les talents et les bonnes volontés ?

Le GSPC devint Al Qaïda au Maghreb Islamique (AQMI) le 25 janvier 2007.

 

Le 11 décembre 2006, le GSPC avait déjà attaqué un bus, près d’Alger, transportant des employés d’une filiale algérienne de Halliburton, Brown Root and Condor. Manifestement, les chefs du groupe essayaient de mettre leurs pas dans ceux de leurs modèles yéménites ou irakiens. Je ne vais pas m’étendre sur le jihad au nord, mais en 2006/2007, c’est là que ça se passait. Le sud était, en apparence, plus tranquille. En apparence seulement.

Le 24 décembre, près d’Aleg, en Mauritanie, une famille de Français fut interceptée par des membres d’AQMI, qui tuèrent 4 personnes. Le 27 décembre, trois soldats mauritaniens furent tués lors de l’attaque de leur poste par un groupe de combattants d’AQMI.

Les meurtriers des Français furent arrêtés en Guinée-Bissau le 11 janvier 2008 grâce à une opération rondement menée, qui prouva que le travail d’entomologiste pouvait avoir des applications opérationnelles, pour peu qu’on prenne des décisions. Les terroristes avaient fui le pays en empruntant, à l’envers, une filière d’immigration clandestine. Au Sénégal, et malgré la fière assurance des autorités, ils avaient pu traverser le pays sans attirer l’attention.

Auprès des enquêteurs qui les entendaient, les assassins se réclamèrent en toute simplicité d’Al Qaïda. A Paris, on savait que ces meurtres avaient été un rite d’initiation pour intégrer le groupe, les terroristes recevant pour mission de tuer les premiers Français qu’ils rencontreraient. Des poètes, on vous dit.

Dès lors, la menace ne cessa de croître dans toute la région. La zone d’influence d’AQMI au Sahel, qui s’étendait initialement au nord du Niger, engloba progressivement le nord du Mali, l’est de la Mauritanie et même le sud de l’Algérie.

AQMI combat depuis lors sur deux fronts : en Kabylie et dans le grand sud. On a déjà vu des évolutions sécuritaires plus positives.

Déterritorialisation : le jihad plein sud

L’année 2007 fut donc une année fructueuse pour AQMI, et on n’avait pas vu un groupe algérien aussi bien portant depuis plus de dix ans : double attentat à Alger le 11 avril contre le Palais du Gouvernement, attentat à Batna le 7 septembre lors d’une visite du Président Bouteflika, double attentat à Alger le 11 décembre contre le siège du Conseil constitutionnel et le bâtiment du HCR

La reddition de Hassan Hattab en septembre, peut-être touché par la limite d’âge, n’avait été qu’une péripétie. Fermement commandée, AQMI poussait les feux, face à des autorités algériennes dont il faut souligner, une fois de plus, qu’elles subissaient plus qu’elles n’agissaient.

Pourtant, assez vite, la pression sécuritaire en Kabylie interdit toute nouvelle action dans Alger. Le pouvoir, qui savait que le monde ne regardait que la capitale, décida plutôt habilement de la sanctuariser, et contraignit ainsi AQMI à mener en Kabylie une longue guérilla qui mobilisait toutes ses ressources. Le calcul n’était pas bête, mais l’armée algérienne n’avait plus les chefs d’antan et la guerre d’attrition la toucha tout autant que les maquis jihadistes. Du coup, la situation sécuritaire au nord se bloqua. Aux ratissages mollement menés par l’ANP succédaient des embuscades sans envergure autour de Boumerdès, Cap Djinet ou Tizi-Ouzou. Des morts, terroristes, militaires, civils, mais pas de décision.

En revanche, au sud, ça s’agitait plutôt. Belmokhtar était désormais épaulé par un psychopathe de grande classe, Abou Zeid, et à deux, ils transformèrent la région en point de fixation jihadiste.

Alors que les responsables survivants d’Al Qaïda au Pakistan envisageaient depuis des mois de partir au Yémen, les chefs d’AQMI en Kabylie étudiaient quant à eux un basculement stratégique du nord vers le sud. Cette décision visait à relancer le jihad, bloqué en Kabylie, en profitant des opportunités nées du cirque régnant au Sahel. Ce que les spécialistes ont alors appelé déterritorialisation commença à l’automne 2009. Par petits groupes, des combattants d’AQMI présents en Kabylie quittèrent la région et gagnèrent le nord du Mali. Dès 2010, certains responsables touaregs interrogés par la presse évoquèrent la présence de presque un millier de jihadistes, dans leur écrasante majorité algériens, au nord du Mali, au nord-est du Niger et à la frontière avec la Mauritanie. Forcément, et même s’il faut tenir compte de l’abyssale médiocrité des cercles sécuritaires algériens qui n’anticipèrent rien, ce mouvement de maquisards fit les affaires, au début du moins, d’Alger, qui se débarrassait d’une partie du problème et pensait sans doute s’en servir pour peser sur ses voisins.

La supposée manœuvre fut naturellement dénoncée par les comiques habituels, comme Jeremy Keenan, le Robert Langdon du Sahel, l’homme qui découvrirait un complot dans une mare aux canards. J’y reviendrai plus loin.

Otages, ô désespoir

La montée en puissance d’AQMI, spectaculaire à partir de la fin 2009, avait en réalité commencé quelques mois plus tôt, le 14 février 2008, lorsque deux touristes autrichiens avaient été capturés dans le sud de la Tunisie puis transférés au Mali via l’Algérie. Une sacrée ballade, quand on regarde une carte.

Les kidnappings récurrents focalisaient déjà l’attention, mais ils n’étaient pourtant pas les seules opérations menées par les hommes d’AQMI, quoi qu’on dise.

  • 14 décembre 2008 : Enlèvement de deux diplomates canadiens, Robert Fowler et Louis Gay, au Niger, à une centaine de kilomètres de Niamey . Ils seront libérés le 22 avril 2009 en échange de la libération par le Mali de 3 jihadistes algériens. A noter que Fowler écrira un livre de souvenirs.
  • 22 janvier 2009 : Enlèvement au Niger, à Bani-Bangou, de quatre touristes occidentaux (2 Suisses, 1 Allemand, 1 Britannique).
  • 31 mai 2009 : Annonce de l’exécution du touriste britannique, Edwin Dyer, alors que les rumeurs d’une intervention des forces spéciales anglaises se faisaient pressantes.
  • 10 juin 2009 : Assassinat à Tombouctou (Mali) d’un lieutenant-colonel des SR maliens spécialisé dans le contre-terrorisme.
  • 23 juin 2009 : Enlèvement raté et assassinat à Nouakchott d’un citoyen impérial, Christopher Leggett. Il avait commencé à rosser ses agresseurs, qui ont préféré l’abattre. On n’est jamais trop prudent.
  • 8 août 2009 : Attentat devant l’ambassade de France à Nouakchott (3 blessés).
  • 26 novembre 2009 : Enlèvement de Pierre Camatte au Mali (et on ne revient pas sur les idioties de Bakchich, que j’avais relevées ici. Le simple fait de publier Simary en dit déjà assez long, me semble-t-il).
  • 29 novembre 2009 : Enlèvement de trois humanitaires espagnols en Mauritanie, sur la route côtière au nord de Nouakchott. Ils furent exfiltrés sans encombre vers le Mali, malgré la mobilisation de l’armée mauritanienne.
  • 18 décembre 2009 : Enlèvement en Mauritanie d’un coupe italo-burkinabé.
  • 16 avril 2010 : Libération du couple italo-burkinabé.
  • 19 avril 2010 : Enlèvement de Michel Germaneau au Mali.
  • 23 juillet 2010 : Exécution de Michel Germaneau, peu avant ou pendant le raid franco-mauritanien contre un camp d’AQMI.
  • 16 septembre 2010 : Enlèvement de 7 employés d’Areva et de Vinci au Niger (5 Français, 1 Malgache, 1 Togolais).
  • 8 janvier 2011 : Enlèvement de deux Français au Niger. Tués lors de la poursuite des terroristes par les forces spéciales françaises.
  • 2 février 2011 : Enlèvement en Algérie, près de Djanet, d’une touriste italienne.
  • 23 octobre 2011 : Enlèvement à Tindouf (Algérie) de deux Espagnols et d’une Italienne.
  • 24 novembre 2011 : Enlèvement de deux Français à Hombori (Mali).
  • 5 avril 2012 : Enlèvement par le MUJAO du consul d’Algérie à Gao (Mali) et de 6 de ses collaborateurs.
  • 15 avril 2012 : Enlèvement d’une citoyenne suisse à Tombouctou (Mali).
  • 17 avril 2012 : Libération de l’otage italienne enlevée en février 2011.

Vous aurez noté, en passant, qu’il n’y a pas que des enlèvements. Je vous ai épargné la liste des accrochages avec les armées locales, mais croyez-moi, ça flingue, des militaires mauritaniens ou maliens, des douaniers algériens. Les gars d’AQMI ne font pas de quartier, mais ils ne font pas non plus de jaloux. Curieusement, pourtant, nos grands analystes se concentrent sur les kidnappings, ressassant le montant supposé des rançons versées et radotant sur les motivations crapuleuses de nos amis barbus.

Personne ne semble vouloir écrire qu’AQMI veille à toujours disposer d’otages afin de ne pas être inutilement exposée à des opérations militaires. La chronologie me semble à cet égard très éclairante : chaque libération est suivie d’un nouvel enlèvement, et plus la pression internationale s’accroît plus le nombre d’otages augmente. Un peu plus d’un mois après le raid franco-mauritanien au Mali, 7 employés d’Areva et de Vinci ont été enlevés au Niger, et la série ne s’est pas interrompue depuis. Séparés, dispersés, les otages sont certes des monnaies d’échange, mais ils sont surtout des boucliers et des moyens de pression. A cet égard, le changement de doctrine opéré en juillet 2010 lors du raid contre AQMI depuis Néma (Mauritanie), s’il a été moralement salutaire, n’a duré qu’un temps. Il est en effet politiquement bien trop risqué de tenter de reprendre par la force des otages alors que les Français, ardents partisans du coup de menton sans effet, blâment toujours moins les terroristes que leurs propres dirigeants.

Les rançons, qui obsèdent tant d’analystes, sont-elles là pour financer de luxueuses villas aux Seychelles ou dans les Keys, ou pour rétribuer les alliés touaregs, acheter des armes et, peut-être le plus important, distribuer aux populations du nord du Mali l’argent qui manque cruellement à l’Etat ? On a tendance à l’oublier un peu facilement, mais l’islam rigoriste fait une percée remarquée du Sénégal au Tchad, et rien de tel pour (re)convertir que d’apporter un peu d’argent à des communautés pauvres comme Job. Oui, je sais, encore un juif.

Evidemment, l’argent des rançons a également été bien utile pour acheter en Libye, il y a quelques mois, SA-7 et autres Milan qui rendront à coup sûr une future opération internationale plus risquée que des manœuvres à Mourmelon ou dans le Nevada…

Ceux qui persistent à ne voir dans AQMI qu’un ramassis de criminels sont, ou bien des aveugles, ou bien des imposteurs agissant sur ordre. Je ne sais pas ce que je préfère, à tout dire. Nier la dimension politico-religieuse des actions d’AQMI revient en effet à nier le phénomène de réislamisation radicale en cours dans la région, le dernier livre de Serge Daniel, AQMI, l’industrie de l’enlèvement, (Fayard, 2012), étant à cet égard un exemple très éloquent de contre-sens.  Comme d’autres, Daniel a tout vu et n’a rien compris. Et je ne m’étends pas sur certaines de ses interviews, singulièrement consternantes. Dans une série d’entretiens accordés à Slate.fr, il a par exemple raconté que les Maliens avaient pleuré Kadhafi et prié pour lui parce qu’il était musulman (ici). Moi, quand Franco est mort, je n’ai pas versé une larme, et pourtant il était catholique. Il faut croire qu’il sera décidément beaucoup pardonné à certains au nom d’une lecture particulièrement primaire de leur religion. Et je pense que si Kadhafi avait été renversé sans l’aide des Occidentaux, les Maliens n’auraient pas autant prié. Oui, je sais, je suis odieux.

 

Se focaliser à l’excès sur les actions criminelles imputées à AQMI est donc une habile manœuvre de diversion qui permet d’éviter de poser les questions qui fâchent. Je ne m’attarde pas sur la fable, qui fait ricaner dans tous les services sérieux, qui voudrait que les terroristes d’AQMI soient le nez dans la coke ou en blouse blanche dans des laboratoires clandestins. Certains auteurs vivent de ça, laissons les vivre. Il ne me paraît pas en revanche inutile de m’attarder sur les avantages de la manœuvre :

– Ramener les terroristes à de simples criminels permet de nier leur démarche politique. Inutile de geindre, même les pires crapules peuvent avoir des objectifs politiques. On attend avec intérêt que nos complotistes se penchent sur le LTTE, par exemple.

– Nier leur démarche politique permet également de ne pas évoquer leur discours religieux. Personne ne discute le fait qu’il s’agit de dégénérés, mais ces dégénérés se disent musulmans. C’est un scandale, comme je l’ai déjà écrit maintes fois, mais c’est aussi un fait, et on aimerait que cette appartenance religieuse ne soit pas un tabou ou un blanc-seing.

– Les qualifier de criminels permet d’éviter les questions qui agacent concernant les causes de leur engagement : pauvreté, oppression sociale, tensions communautaires, corruption, faillite de l’Etat, etc.

– Enfin, les qualifier de criminels permet également d’accuser, par une subtile manœuvre rhétorique que je ne peux qu’admirer, les Etats occidentaux engagés plus ou moins massivement dans la région d’être des suppôts du néocolonialisme occidental, créateurs, comme chacun sait, d’Al Qaïda et instigateurs des pires bassesses contre les glorieux régimes du sud. Les sceptiques pourront se référer aux déclarations des intellectuels d’élite que sont Marion Cottillard, Bernard Lugan, Thierry Meyssan ou Jean-Marie Bigard, le Brummell français.

Franchement, on rigole.

Y a qu’à, faut qu’on

Et voilà qu’aux délires de quelques observateurs s’ajoutent les réflexions tactiques d’autres esprits affutés. A les en croire, neutraliser plusieurs centaines de types armés dans le désert serait aussi aisé qu’échanger des insultes avec un cycliste parisien. On dirait bien que pas un n’a lu Thomas Edward Lawrence et ses réflexions sur la guerre navale appliquée au désert, et qu’aucun n’a même entendu parler du Long range desert group (LRDG). Il faut bosser, les amis, il faut bosser, avant de parler. Quelques dizaines de combattants mobiles et correctement équipés peuvent poser d’insondables difficultés, tout le monde le sait – et ceux qui parlent devraient à coup sûr le savoir.

L’anéantissement – de quoi parlons-nous, sinon ? – d’AQMI et de ses alliés demanderait ainsi des moyens conséquents et une véritable volonté politique. En réalité, rien n’est jamais si facile. L’Empire envisagea même un temps d’intervenir, sans apparemment se soucier des froncements de sourcils algériens – ou en ayant peut-être reçu l’accord d’Alger, allez savoir. Un raid de F-15 sur une colonne fut même envisagé, mais les planificateurs de l’EuCom, qui allait bientôt laisser la place à l’AfriCom, furent dissuadés de lancer une opération dont les risques pour les Touaregs étaient ingérables.

Et les drones ? En l’absence de satellites dédiés au-dessus de l’Afrique, ces beaux engins n’étaient, à l’époque, pas déployables.

AQMI s’est donc renforcée sur le flanc sud de l’Algérie, occupant sans difficulté majeure un espace laissé vacant par le Mali et le Niger, aux moyens insuffisants et à la volonté politique défaillante.

Ce basculement stratégique, paradoxalement, n’a pas vraiment changé la donne dans la zone, comme anesthésiée. Hérault de la résistance à l’oppression occidentale et aux hypothétiques poussées néocoloniales de Paris, Alger a en effet plongé la sous-région dans une profonde glaciation. La coalition régionale annoncée en 2009 par l’Algérie est restée lettre morte, sans la moindre opération conjointe. La Libye et la Tunisie, qui en étaient membres, ne sont plus impliquées dans les projets algériens. Une histoire de révolutions, à ce que j’ai compris. De même, le Maroc reste tenu à l’écart par Alger, qui ne redoute rien tant que l’irruption dans son arrière-cour d’une puissance qui aurait des projets et des buts à atteindre. En avril 2010, un état-major régional fut même installé à Tamanrasset afin de coordonner les actions contre AQMI dans la zone. C’était il y a deux ans… Le 3 mars dernier, les petits gars du Mouvement pour l’Unicité et le Jihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO), qui sont tout sauf des dissidents d’AQMI, soit dit en passant, ont commis un attentat-suicide à Tamanrasset même, histoire de montrer à Alger à quel point la coalition régionale les impressionnait. Ces jihadistes sont d’un taquin…

Il faut dire que la dégradation de la situation constitue un nouveau fiasco pour Alger, déjà incapable de mater AQMI au nord. L’exportation involontaire de la violence jihadiste algérienne est une nouvelle conséquence de la calamiteuse gestion de la guérilla islamiste par des généraux que l’on sent surtout occupés à étouffer toute poussée démocratique.

Littéralement obsédé par une défense à courte-vue de ses intérêts stratégiques, le pouvoir algérien ne gère rien mais interdit aux autres, enfin, à certains autres, d’intervenir. Alors que les Etats-Unis sont présents dans la région depuis 2003 et qu’ils organisent régulièrement les manœuvres Flintlock au profit des Etats de la bande saharo-sahélienne, la France se voit interdire toute présence auprès de ses anciennes colonies. On comprend, naturellement, que les autorités algériennes soient attentives aux menées de Paris, mais quand la vigilance devient de la paranoïa, il me semble que cela relève de la médecine psychiatrique.

Refusant obstinément des opérations militaires occidentales contre AQMI, mais incapable de s’opposer à Washington ou Londres, Alger rejette le paiement des rançons par des pays comme la France, l’Espagne ou l’Italie. Le 17 décembre 2009, le Conseil de sécurité des Nations unies a d’ailleurs adopté la résolution 1904 – coparrainée par la France, ce que la presse algérienne ne dit pas – condamnant le versement de rançons et l’associant au financement d’Al Qaïda, sanctionnée par la résolution 1267 de 1999 et les suivantes. Cette authentique victoire diplomatique algérienne visait à systématiquement disqualifier les libérations négociées d’otages occidentaux au Sahel. Curieusement, pourtant, ni Rome ni Madrid n’ont été attaqués par les autorités algériennes.

Si on ne peut pas payer et qu’on ne peut pas intervenir militairement, il faut donc se fier à la puissance régionale et attendre d’elle qu’elle agisse. Or, il se trouve qu’elle n’agit pas. Les théoriciens de complot estiment qu’Alger tire les ficelles et en retire des avantages. Pour ma part, je ne vois pas les ficelles, depuis 15 ans, et je cherche toujours les gains obtenus par l’Algérie. Manifestement impuissante, elle subit les crises politiques, joue les mauvais chevaux, montre qu’elle ne parvient même pas à influencer marginalement qui que ce soit et se trouve juste capable de rappeler, toujours avec retard, comme un mauvais élève qu’on réveille et à qui il faut répéter la question, qu’elle est contre toute modification de frontière. Régulièrement, de médiocres colloques d’universitaires aux ordres se réunissent ici et là pour condamner à mots couverts les Occidentaux et pratiquer cet art mystérieux qu’est le contre-terrorisme par invocation. Ici aussi on a essayé de lutter contre le terrorisme en faisant de grandes déclarations, et, devinez quoi, ça ne marche pas.

Utiliser ses cellules grises

Comme je le disais plus haut, il y a les faits, et il y a les certitudes. Dans un monde idéal, les premiers bousculent les secondes, et ils priment. Mais dans notre monde, certains, oubliant les leçons de Sherlock Holmes, tentent de plier les premiers pour les faire coïncider avec les secondes. On trouve là quelques journalistes, tiers-mondistes égarés, grands reporters ratés et plumitifs hésitants, mais on trouve aussi une poignée d’orientalistes égarés au milieu de l’islam radical, et, mes préférés, les anciennes gloires un peu rances de services de renseignement continuant à exposer, comme du temps de leur splendeur, leurs erreurs et leurs certitudes. Ce qui ne lasse pas de me fasciner, c’est l’aplomb avec lequel quelques unes de ces vieilles pointures continuent de radoter alors qu’elles se trompent depuis 20 ans. Elles se trompaient lorsqu’elles commandaient, elles se trompent quand elles pérorent devant une poignée de parlementaires ou quelques membres d’un institut parisien, elles se trompent quand elles racontent leur vie.

Une des rares choses que j’ai toujours enviée chez les policiers, de tous les pays, c’est que même leur plus haute hiérarchie connaissait les dossiers. Au Danemark, en Italie, en Australie, en Egypte ou ailleurs, on sentait que la vision globale des réseaux et de leur articulation n’était pas l’apanage des seuls enquêteurs ou des analystes. Ailleurs, hélas, selon le principe si gaulois qui veut que le chef commande tout et n’importe quoi, un hôpital comme une usine Coca, l’impulsion intellectuelle venait d’en bas et les différences d’appréciation étaient nombreuses. Et vous savez quoi, je n’ai jamais vu un de nos grands chefs avoir raison, du moins dans notre domaine. Plusieurs ont été de remarquables leaders, parfaits gestionnaires, mais d’autres ont raté tous les coches, ignorant des pistes, modifiant des notes, jouant leur propre partition. Aucun, cependant, n’a eu le déclic. Le combat commençait parfois dans les bureaux. Pire, certains, qui osent encore s’exprimer en public malgré des carrières émaillées de sanglants échecs et autres magouilles, continuent à nier l’évidence et mentent sans vergogne. Quelques phrases, entendues ici et là, sur Al Qaïda, relèvent ainsi, non plus de l’aveuglement, mais du révisionnisme, voire du sabotage tant leur audience est grande auprès du public.

Alors ? AQMI serait donc une création des SR algériens ? Certains auteurs le croient, mais leurs démonstrations ne reposent que sur de hasardeux raisonnements, de douteux syllogismes sans preuve. Accoler des faits, parfois imparfaitement perçus, pour leur donner l’apparence de la cohérence est de la simple sophistique, pas de l’analyse. S’il ne fait aucun doute que les services algériens ont glissé, comme leurs homologues occidentaux, des sources humaines dans les groupes terroristes, il n’a jamais pu être prouvé que ces groupes obéissaient aux généraux. Les témoignages de garçons comme Samraoui et consorts, officiers en rupture de ban aux motivations douteuses, ont toujours été traités avec beaucoup de prudence en Europe, malgré toutes nos réserves à l’égard du DRS, pour ne citer que lui. De même, vous pensez bien que nous avons cherché à savoir, et rien de probant n’en est sorti. Je compte bien revenir sur se sujet un de ces jours.

AQMI ne serait donc qu’un groupe criminel ? Et Ansar Al Din ? Et le MUJAO ? Et les cellules mauritaniennes ? Evidemment, le phénomène terroriste n’est pas central dans la région, et il ne faudrait surtout pas oublier les défis, autrement plus importants, que sont le développement économique, la bonne gouvernance, la sécurité alimentaire, le progrès social, ou l’apaisement des tensions ethniques ou religieuses. Il reste un sujet d’intérêt pour deux raisons :

– Il s’en prend à nos intérêts

– Il est devenu un enjeu régional, qu’on soit d’accord ou pas d’accord.

Inutile, donc, de faire la moue ou de râler.

Créant une vaste bouillie indigeste d’autant plus prétentieuse qu’elle est mauvaise, plusieurs commentateurs avancent une vision mécanique de l’Histoire. Ils mélangent les phénomènes, font appel à Braudel en pensant qu’on ne l’a pas lu – et pour cause, Braudel est le quarterback des Broncos de Denver, et donc peut-être le père d’Eric Cartmann – et ils présentent une série d’enchaînements de causes et de conséquences, loin de toute intervention humaine. Invoquer Braudel sans se référer aux travaux, fascinants, sur les mécanismes de la prise de décision (voir ici, par exemple) ou sans même avoir lu les mémoires de Churchill, les chroniqueurs antiques ou médiévaux, est la preuve d’un parti-pris teinté d’ignorance volontaire.

Cette totale inexpérience du pouvoir, ce manque cruel de culture, cette vision paranoïaque des faits conduisent à de cruelles erreurs d’appréciation, et confortent la séparation entre universitaires, surtout français, faut-il le préciser, et membres des administrations. Pourtant, quand on a fréquenté le pouvoir, on sait comment se prennent les décisions. Du coup, alors que les analyses devraient converger, elles s’éloignent de plus en plus. Force est ainsi de constater que, en raison de leur refus même d’avoir des contacts avec des fonctionnaires, la plupart des universitaires tombent dans le piège du déterminisme et confondent temps historique et temps tactique. Combien de spécialistes de l’Afrique ricanent ainsi dès qu’on leur parle de jihadisme ? Mieux, le fait d’aller sur le terrain ne permet pas de tout comprendre… Il y a là une forme d’aveuglement de géopoliticiens confrontés à un phénomène qu’ils ne comprennent pas et qu’ils évacuent d’un revers de la main. Des chars allemands dans les Ardennes ? Impossible.

Cleaning up the mess

Où en sommes-nous donc ?

Qu’on le veuille ou non, AQMI a réussi son pari et est devenue un enjeu régional. Ayant tissé des liens opérationnels avec les Shebab et Boko Haram, le groupe est également connecté à quelques pointures en Europe, au Moyen-Orient et jusque dans la zone pakistano-afghane. Pour le savoir, il faut être un minimum connecté aux gens qui travaillent vraiment sur le sujet, et ne pas se contenter de creuser les sillons, importants mais pas suffisants, de l’histoire locale, de la sociologie ou de la démographie. Vous pouvez être le plus grand connaisseur de telle ou telle éthnie, mais si vous n’avez pas eu entre les mains le débriefing d’un émissaire jordanien d’Al Qaïda et si vous n’avez pas étudié les factures téléphoniques d’Abou Zeid, au final, vous ne savez pas grand chose.

Quel que soit le degré d’autonomie des hommes du sud vis-à-vis de l’état-major du mouvement en Kabylie, la machine reste cohérente et elle tente de reproduire dans toute l’Afrique de l’Ouest ce qu’AQ, sa glorieuse inspiratrice, avait réussi : créer des vocations, reprendre des luttes à son compte, rassembler les bonnes volontés et combattre. Ce que les jihadistes algériens font aujourd’hui avec les Touaregs d’Ansar Al Din, les jihadistes d’AQ l’avaient fait avant eux en Asie centrale ou au Cachemire. Faut-il être un génie pour voir cela, ou faut-il simplement enlever les œillères que fournissent si aimablement quelques régimes locaux à des journalistes en mal de célébrité ?

Il n’y avait aucune raison valable que l’Afrique sub-saharienne, pauvre, victime de systèmes politiques corrompus et travaillée par le prosélytisme islamiste radical, échappe aux crises qui secouent depuis des années d’autres régions. On ne peut s’empêcher de penser que l’attitude française, entre lâcheté, calculs administratifs et inconséquence, n’a pas pesé pour rien dans la catastrophe actuelle.

Les murs ont des oreilles

Je me souviens de dîners au cours desquels les conjoints de mes collègues connaissaient certains dossiers presque aussi bien que nous. Je me souviens d’un de mes chefs oubliant dans une voiture de la DGSN, à Alger, un attaché-case débordant de notes même pas démarquées. Je me souviens de ce policier qui, depuis le pont d’un navire touché par un attentat-suicide, appelait Paris avec son téléphone personnel pour passer des infos et poser des questions.

Et je me souviens aussi de ces expatriés, employés par de grandes entreprises, qui allaient de pays sensible en pays sensible sans avoir fait le ménage dans leurs disques durs et leurs clés USB.

Les Britanniques, passés maîtres dans l’art délicat de la communication de guerre, viennent de lancer une campagne de sensibilisation qui a le mérite de la clarté.

On attend de même de la part des autorités françaises, qui sont, je l’espère, conscientes du comportement de certains de nos fonctionnaires et de nos industriels.

 

« Those who are dead are not dead/They’re just living in my head » (« 42 », Coldplay)

Soupir.

J’ai tellement honte que je ne sais pas par où commencer. Ou alors, je pourrais commencer par des choses simples, que personne ne dit.

Par exemple, savez-vous que les attaques de Mohamed Merah sont les plus meurtrières depuis l’attentat contre la station RER de Saint Michel, le 25 juillet 1995 (8 morts) ?

Savez-vous que Merah est le premier terroriste islamiste radical à réussir à frapper dans l’Hexagone depuis l’attentat du 4 décembre 1996 à la station RER de Port-Royal (4 morts) ?

Ben oui, malgré les accusations du président du Conseil de l’Essonne Jerôme Guedj, qui, ancien champion junior de Cluédo à Massy, est un spécialiste reconnu du renseignement mais a préféré, par modestie, s’occuper des transports dans l’équipe de François Hollande, on a du mal à voir un échec, de prime abord.

Le territoire national a été protégé des attaques jihadistes pendant 16 ans, tandis que des voisins, pas moins compétents et mobilisés, ont été frappés (Espagne, Royaume-Uni, Pays-Bas, Suède) depuis des années. Alors ? Alors, c’est bien simple, je constate que les barrières de nos services ont duré bien plus longtemps que celles de nos voisins.

Evidemment, ça ne me console pas, ni pour ces enfants, ni pour leur père, ni pour ses jeunes hommes, ni pour leurs parents, leurs épouses, leurs frères et sœurs, leurs amis. La tragédie est là, à chaque fois insupportable, horrible, qui vous laisse hagard, rongé par cette impuissance. Depuis 16 ans, j’en ai lu, des listes de cadavres, j’en ai vu des photos de bébés tués, des visages de parents littéralement dévastés par la douleur. Autant dire que je méprise par avance les remarques qui me seraient faites au sujet d’une soi-disant insensibilité à ce drame. Lundi soir, je me suis vu expliquer à mes enfants ce que signifiait « ouvrir le feu », je leur ai même montré une douille de Kalachnikov (je suis un grand nostalgique) et j’ai essayé de leur raconter le massacre de ces enfants sans les traumatiser. Pas facile, car j’ai la larme facile dès qu’on parle de gamins flingués.

Depuis trois jours, je reçois des appels de journalistes, je donne des interviews et rien de ce que je peux dire n’intéresse autant que ma réponse à la question « Y a-t-il eu une faille, une erreur ? ». Depuis le temps que la France est confrontée au terrorisme, plus de dix ans après le 11 septembre, après tous ces rapports, toutes ces enquêtes (de journalistes anglo-saxons, il est vrai), on a toujours l’impression de parler à une classe de 6e. Par exemple, personne n’a l’air d’imaginer une seule seconde que les terroristes n’ont pas envie d’être arrêtés, qu’ils prennent des précautions – même Mohamed Merah qui ignorait ce qu’était une adresse IP – et qu’ils tentent d’être meilleurs que les services de sécurité. Comme lors de certaines catastrophes aériennes, ça ne peut pas être la faute d’un orage ou d’un oiseau dans la turbine, ça ne peut être que la faute du pilote ou celle du constructeur.

Quand Mme Le Pen ose dire que le « risque fondamentaliste musulman a été négligé », doit-on penser qu’elle est sérieuse ou qu’elle a trop bu de monte-en-ligne ? Sait-elle que la France, jusqu’en 2001, était la démocratie dont le code pénal contre le terrorisme était le plus sévère, et le plus efficace ? Etait-elle à Bruxelles quand nous expliquions à nos partenaires, incrédules et vaguement moralisateurs, que oui, mille fois oui, la France des Lumières expulsait les imams radicaux car dans notre pays l’incitation à la haine, l’apologie des crimes de guerre, la négation des crimes contre l’Humanité – ce droit auquel est tellement attachée la riante Turquie – étaient non seulement punies mais surtout n’étaient, ne pouvaient être tolérées ? Pour parler franc, les déclarations des responsables du Front national, sur ce sujet comme sur tous les autres, n’ont pas de valeur. Quand un attentat touche les Etats-Unis, chacun de prendre un air mystérieux (un point, en passant : le sourcil froncé ne rend pas intelligent) et de demander « Hmm, à qui profite le crime ? ». Un complot, forcément un complot. Mais quand un attentat touche la France, alors là pardon, ce ne sont que des saloperies d’Arabes, et puis c’est tout. Forcément, avec une telle finesse analytique et de telles fulgurances, on comprend que certains ne puissent être élus qu’avec les voix des anciens de la LVF. Quoi, je suis désagréable ? Mais non, je taquine.

Et si Mohamed Merah avait été meilleur que nous ? Je veux dire, et si nous n’avions pas été mauvais, mais s’il avait été bien meilleur, plus rapide, plus réactif, plus imaginatif ? Et s’il n’y avait pas – l’enquête interne le dira – d’erreur, d’oubli, de sous-coudage ? Parce que c’est finalement assez facile, alors que les douilles sont encore chaudes et grasses sur le lino, et qu’on n’a même pas été capable de finir une partie de Counter Strike, d’accuser les services d’incompétence.

Quand vous parlez à des contre-terroristes, policiers, espions, gendarmes, douaniers, experts de TracFin, tous vous disent la volonté têtue, l’obsession même, de ne pas voir trop tard un jihadiste, de ne pas sentir le filet de la cage trembler sans avoir même vu le ballon passer. Car ils savent, au-delà de leur engagement sans faille pour leur pays et leurs compatriotes, chrétiens, juifs, musulmans, ou adorateurs de Cthulhu, qu’aucune défaite ne leur sera pardonnée. Un policier chargé de la lutte contre le crime organisé va tenter de démanteler des gangs, d’arrêter des caïds, de casser des réseaux de narcos ou de proxénètes, mais il ne croit pas une seconde qu’il pourra annihiler le phénomène, et pas un de ses concitoyens, chauffeur de bus, professeur de chimie ou médecin ne croit une seconde qu’il est possible d’empêcher une ville d’abriter des prostituées, des braqueurs de bijouteries ou des vendeurs d’herbe qui fait rire.

Pour une raison que je ne me suis jamais vraiment expliquée, on attend en revanche des contre-terroristes une efficacité totale, un taux de réussite de 100%. Est-ce la peur d’être touchée qui rend la population si incroyablement exigeante, et si sourde, aussi, aux explications que nous sommes quelques uns à essayer de lui donner ? Pourtant, nulle envie, chez moi par exemple, de justifier par avance un éventuel attentat en disant « Mais ils sont tellement forts, on n’a rien pu faire ». Non, on se bat – enfin, moi, plus tellement, depuis que j’ai rendu ma carte de cantine un soir sur un comptoir que regardait d’un œil vide une piteuse créature du Très Haut vêtue d’un uniforme en mauvais tissu bleu. Mais d’autres ont continué, et ils se battent, ils y passent leurs nuits, à réfléchir, à faire plus avec moins, à tendre des pièges, à imaginer des opérations, à découvrir que parfois le pire ennemi est le triste médiocre qui rajoute des fautes aux notes urgentes et non pas l’émir embusqué près de Tizi-Ouzou ou de Mossoul. Et eux, dans de ternes bureaux, ils savent que personne ne comprend rien à ce qu’ils font, que la parole publique est confisquée par de faux anciens, de vrais escrocs, de très – trop – vieilles gloires qui dissocient, comme M. Pellegrini hier, le GSPC d’AQMI, de doctes universitaires qui se bouchent le nez dès qu’on parle de perquisitions ou de sources humaines mais qui tueraient père et mère pour toucher une note de l’UCLAT ou pour passer sur LCI y raconter n’importe quoi avec le sérieux d’un Moïse présentant les tables de la Loi.

Qui osera dire publiquement que nos ennemis bougent, qu’ils ne nous attendent pas comme la mauvaise IA d’un vieux jeu sur PC, qu’ils anticipent, qu’ils s’adaptent ? Qui osera dire qu’on ne peut courir après tout le monde ? Et, surtout, qui osera moucher les crétins – quoi, j’ai dit crétins ? Hmm, pas mon genre, je voulais sans doute dire pauvres imbéciles – qui geignent le dimanche dès qu’on parle de Pass Navigo ou de Carte Vitale, qui invoquent Orwell, souvent sans l’avoir lu, d’ailleurs, et qui, le lundi, dénoncent le laxisme des services de renseignement et de sécurité et appellent à des « mesures fortes et décidées contre le terrorisme » ?

Franchement, heureusement qu’ils sont là, nos veaux apeurés, pour nous rappeler que contre le jihad des mesures débonnaires et hésitantes pourraient ne pas être la réponse appropriée. Et les mêmes qui appellent à la fermeté, qui adoptent des postures qu’ils voudraient churchilliennes, sur le thème de « we will never surrender » et qui au premier coup de feu implorent qu’on retire nos troupes d’Afghanistan. On a fait des études là-dessus, et on a découvert que souvent, pendant les guerres, les armées se tiraient dessus. Je comprends que vous titubiez sous la force de la révélation, mais on a désormais la quasi certitude que nos ennemis ne nous aiment pas. Alors, ce serait donc ça, la nouvelle doctrine  : arrêter de faire les guerres si l’ennemi n’est pas d’accord ? Bon, ben, on n’a pas fini de rire.

Et il y a ceux qui exigent de la fermeté mais qui se demandent, après coup, si on a bien garanti les droits du suspect lors de la fusillade. Fallait-il lui livrer des pizzas, aussi ? De ce point de vue, Eva Joly, pourtant grande magistrate, montre qu’elle ne vit pas dans le même monde que nous. Le Français moyen, qui condamne Guantanamo sans y avoir vraiment réfléchi, se demande à présent comment on pourrait gérer plus efficacement les terroristes potentiels qui rentrent au pays. Certains, qui hurlent à la mort dès qu’un drone impérial efface un jihadiste dans les lointaines vallées pakistanaises, se demandent désormais s’il a la solution n’est pas là. Moi, je ne dis rien, on va encore penser que je suis trop brutal.

La recherche obstinée par la presse de responsables pourrait ne pas être si stérile si elle aboutissait à des échanges publics de qualité. Hélas, l’hystérie calculée – ou pire, sincère, d’un Jérôme Guedj, le Serge Letchimy de l’Île de France – contre M. Guéant, un homme que pourtant je ne goûte guère, pollue le débat.

On se demande, sérieux comme un pape, si Mohamed Merah était bien surveillé, pourquoi il a pu passer à l’action. D’inquiétants psychiatres aux allures de gourous californiens, brushings et costumes à larges rayures, vous disent que le défunt terroriste se prenait pour Dieu. En même temps, il se serait pris pour un notaire ou un charcutier, pour Candy ou Victor Pivert, l’information eut été étonnante.

Alors, puisqu’il était connu, comment a-t-il pu agir ? L’a-t-on laissé faire ? Merah, dont le parcours reste à mes yeux  encore assez nébuleux, avait été dûment identifié par les différents services de l’Etat, entendu, environné, logé, même. Qui l’avait signalé aux services de l’Empire qui l’avaient placé sur une no fly list, comme des dizaines de milliers d’autres ? Les administrations françaises ? Les forces de la coalition à l’œuvre en Afghanistan ? Le fait est qu’il était connu des services spécialisés, et c’est là que tombe la question posée par les commentateurs de la fameuse émission sportive On refait le jihad, de prétendus experts arborant fièrement sur leur blazers mal coupés d’opérationnels de salon un Ordre national du mérite que, décidément, on donne beaucoup ces temps-ci. Mais, câlisse, comment se fait-il qu’il n’y avait pas 25 analystes dans sa cuisine, à ct’animal-là ? C’est que, braves gens, un type qui rentre d’Afghanistan, immédiatement repéré et logé, est évidemment placé sous surveillance. On le scrute, on étudie sa famille, ses amis, ses contacts, on observe sa vie quotidienne et puis, à un moment, soit il y a quelque chose, soit il y a rien (la puissance de cette remarque ne vous aura pas échappé). Si le comportement est vraiment suspect, les services de police, peut-être même épaulés par un magistrat, peuvent décider de maintenir ou d’intensifier la surveillance : écoutes téléphoniques, contrôle à distance des ordinateurs, vérifications financières, recrutement d’une source humaine « au contact ».

Mais, et s’il n’y a rien ? S’il n’y a rien, on met en veille, on installe un système de recueil passif de renseignements, « sondages », etc. Je sais que c’est étonnant, mais la France reste un Etat de droit, et le suivi permanent des citoyens n’est pas possible, pour des raisons légales comme pour des raisons pratiques puisque la République n’a pas des milliers de policiers expérimentés à placer derrière chaque individu. Donc, demandera, l’œil gourmand, un des « experts » de On refait le jihad, on peut surveiller quelqu’un et ne pas voir qu’il se radicalise ? Si ça, c’est pas un plantage, ajoutera le même, toujours constructif…

Ben oui, sauf que non. Imaginez que notre vétéran du jihad décide, seul dans sa douche, de passer à l’action, sans en parler à personne, sans rien écrire. Comment le savoir ? Ou alors, imaginez qu’il confie son projet à son frère, un soir, alors que la TF1 diffuse Matt Helm contre Godzilla. Comment l’apprendre ? Qui aura demandé et obtenu le placement de micros dans l’appartement de notre jihadiste ? Qui saura lire dans ses pensées ? Qui, parmi les responsables politiques de ce pays, a envie nous jouer Minority report (2002, Steven Spielberg, d’après Philip K. Dick) ? Qui peut oser râler, à mon avis à raison, contre la posture sécuritaire du gouvernement et de ses ministres de l’Intérieur successifs avant de demander, sous le coup de l’émotion, que tout le monde soit surveillé ? Police partout, justice nulle part (air connu).

Et s’il y avait des types en apparence plus dangereux dans la région de Toulouse la semaine dernière ? Et si Merah n’avait pas été le dossier du dessus de la pile ? Et si, au vu des éléments en sa possession, un responsable avait décidé de ne pas en faire une cible prioritaire ? Faut-il rappeler que les services de police norvégiens, après la tuerie d’Oslo, ont réalisé un audit interne, reconstitué le fil des événements, identifié les éléments dont ils disposaient et la manière dont ils les avaient traités et en avaient conclu que non, hélas, la tuerie ne pouvait pas être évitée. Croyez-moi, ça n’a rien de vraiment satisfaisant, mais comme je le disais plus haut, il faut parfois admettre que l’ennemi a été meilleur.

Evidemment, on peut aussi envisager qu’un chef, à quelque niveau que ce soit de la chaine analytique, ait décidé que Mohamed Merah n’était qu’un abruti un peu exalté, une grande gueule de la guerre sainte, le genre de type qui vous explique avec des flammes dans les yeux qu’il faut tuer tous les mécréants, mais qu’il vous laisse commencer parce qu’il a du repassage en retard. Manifestement, Mohamed Merah était pourtant un garçon sérieux, et le RAID a su mettre fin à sa vocation. J’appelle ça du darwinisme, et ça ne me fait pas plus d’effet qu’une l’impact d’une mouche sur une verrière de F-15.

Savez-vous que depuis tout ce temps je n’ai presque jamais vu d’attentats commis par de parfaits inconnus ? A Londres, à Madrid, à Washington, à Bali, certains des terroristes étaient connus et pourtant ils ont pu agir. Il ne vient à l’esprit de personne que le renseignement est un travail difficile, qui prend en compte des dizaines de facteurs, qui doit gérer la pression administrative, politique, celle du terrain, et qui, malgré les rêves d’automatisation de quelques uns, restent un métier très humain. Jean-François Daguzan rappelait, dans un lumineux entretien avec Le Monde, que les services français déjouaient des projets terroristes deux à trois par an. Le bilan me semble très impressionnant, et il dit surtout à quel point la menace jihadiste est vive. Oser évoquer un supposé laxisme ou une faille à ce stade est tellement indécent… Il faut en revanche espérer que des enquêtes internes seront faites afin de déterminer si quelque chose a effectivement raté. Et là encore, entendre de doctes ignares gloser sur la fusion entre la DCRG et la DST a de quoi agacer. La presse, depuis quelques heures, ne fait pas son métier : au lieu d’éclairer le public en menant sa propre réflexion, elle suit les interrogations du public et les relaie sans réfléchir. On est bien loin, décidément, du journalisme exigeant censé s’intercaler entre le pouvoir et la population afin de présenter les faits sous d’autres angles.

– Mais y a-t-il eu faille ?

– A San Andreas, oui, indiscutablement.

Il faut souligner, par ailleurs, que l’angélisme de nos sociaux-démocrates laisse pantois. Thomas Legrand, le chroniqueur politique de France Inter aux raisonnements souvent acérés, a vivement réagi aux propos de quelques uns de nos responsables politiques, qui, après avoir appelé à la décence, se vautrent dans la boue comme des gagneuses de Vegas dans un claque pour routiers. « Le contexte n’est pas invocable », nous assène Thomas Legrand, qui met en avant le principe de la responsabilité individuelle et exonère tout le reste. C’est amusant – un rien m’amuse – mais l’été dernier, lorsque notre vilain poupon norvégien a commencer à flinguer à tout-va, comme pendant l’Occup’, aurait dit Me Folace, les mêmes commentateurs ont immédiatement invoqué le climat de haine, les tentacules néo-nazis s’étendant sur l’Europe.

Alors, si je comprends bien, mais corrigez-moi, je réfléchis en écrivant, quand une petite crevure nazie massacre des innocents, c’est la faute du contexte, de la propagande, de la banalisation des idées de l’extrême-droite. Mais quand une petite crevure islamiste massacre des innocents, nul contexte et seulement le parcours individuel ? C’est moi, ou bien y a-t-il un truc qui cloche ? Y aurait-il comme une forme de tabou, qui empêcherait nos analystes de dire qu’un jihadiste puise les arguments de sa haine dans une interprétation erronée de l’islam, de même qu’un membre du KKK en Alabama – un doux foyer, soit dit en passant – a puisé dans la Bible, qu’il n’a manifestement pas comprise, de quoi alimenter sa violence ? Tous ces types se valent, et si les chrétiens sont capables d’admettre que les miliciens du Montana sont des dégénérés, j’attends que les musulmans disent que les jihadistes sans exception sont d’autres dégénérés. La prise en otage d’une écrasante majorité de musulmans par une minorité richissime de radicaux est un scandale, et ce n’est pas en niant le contexte que nous remporterons cette bataille. Pas d’amalgame, répètent les responsables de la Mosquée de Paris, comme un mantra. Bien sûr, pas d’amalgame, mais on attend la déclaration tonitruante d’un imam, d’un recteur qui dira : « Marre de la violence, marre de la confiscation de notre foi par des fanatiques, marre des arriérés ».

Comment, en effet, vaincre, marquer des points, contrer chaque argument, en niant que de puissantes forces sont à l’œuvre dans le monde musulman ? Thomas Legrand a-t-il déjà suivi les prêches de quelques uns de ces imams qui, réfugiés dans un luxe indécent au Qatar, aux Emirats ou dans le riant royaume saoudien, appellent au jihad sans prendre d’autres risques que celui de glisser dans la salle de bains ? A-t-il entendu tel imam justifier l’excision au motif qu’il ne s’agirait que d’une opération de chirurgie esthétique ? A-t-il conscience de l’immense puissance de la propagande salafiste qui radicalise en Afrique, en Asie du Sud, dans le Caucase et jusque dans nos villes ? Cette campagne, qui habille jusqu’à de grands clubs de football européens, ne mérite-t-elle pas autre chose qu’un froncement de nez ? Pourquoi ne faudrait-il pas poser la question de l’échec patent de notre modèle social ? L’autisme est-il une solution, une posture, un choix ? Ça n’est pas le mien, en tout cas.

Comme je l’écrivais il y a bien longtemps, tout notre drame réside dans notre refus d’agir, peut-être principale cause de notre faiblesse. Le refus obstiné de créer un véritable contre-discours nous expose, évidemment. Et ce n’est pas en lançant de pitoyables débats sur l’identité nationale qu’on va y arriver, surtout en faisant appel aux pics de la pensée contemporaine que sont MM. Jacob, Estrosi, Ciotti, et consorts. Je ne sais plus qui décrivait l’appartement de Mohamed Merah comme étant « meublé à la musulmane ». Bon Dieu, les gars, il va falloir sortir la tête du trou et réaliser qu’il y a 5 millions de musulmans en France, et ils méritent mieux que de telles déclarations qui fleurent bon l’ignorance et le désintérêt. Ça veut dire quoi, « à la musulmane » ? Et ça veut dire quoi, « à la catholique » ? Soupir. Et, suis-je obligé d’ajouter, ce n’est pas en interdisant la fréquentation des sites jihadistes qu’on va plus beaucoup progresser. La prohibition n’a jamais fonctionné, n’importe quel amateur de polar vous le dira, mais peut-être le Président ne lit-il que les anciens amants de son épouse actuelle ? Et peut-être ses conseillers sont-ils trop absorbés par ailleurs pour avoir vu Boardwalk Empire (Terence Winter, 2010) ou Les Incorruptibles (Brian De Palma, 1987) : la prohibition rend attirante, elle contribue à cacher ce que chacun pouvait voir. Autant le dire tout net, cette mesure est idiote, et elle doit être rangée avec les dizaines d’annonces imbéciles et improvisées que nos dirigeants pondent à chaque évènement atypique. Interdisons les scooters, puisque Mohamed Merah en avait un. Et interdisons les grandes marées, les tempêtes, tout ce qui dépasse. Je ne veux voir qu’une tête, et bien vide, merci.

La fascinante obsession du Président pour les victimes, déjà évoquée ici, est indissociable de son goût immodéré pour le micro management. Si les questions sur l’enquête elle-même sont prématurées, et pour tout dire indécentes, celles sur l’intervention du RAID sont d’autant plus gênantes que tout le monde a bien vu que ça patinait, manifestement. Comme me le disait hier un ami qui s’y connaît, ça n’a vraiment pas bien marché. Envisageons, évidemment, que Mohamed Merah, un homme formé et sur ses gardes, s’attendait à la visite de quelques uns de nos meilleurs éléments. L’effet de surprise raté, il va de soi que la suite s’annonçait plus complexe, mais les gars du RAID, que je salue et auxquels je rends humblement hommage, ne sont pas les bras cassés de la police de Manille qui ont raté de belle manière une intervention il y a quelques mois.

Alors, faut-il relayer les critiques de Christian Prouteau, qui évoque l’absence d’un schéma tactique – et sinon, vos amis irlandais, ça va ? Bien ? Super – ou plutôt envisager que la pression du pouvoir a été proprement insupportable sur les épaules du commandement du RAID ? Pourquoi avoir attendu 31 heures sinon pour obtenir la reddition sans violence de l’autre dingue ? Et pourquoi ne pas avoir utilisé les gaz incapacitants dont disposent toutes les unités de ce type ? Impréparation ou souci de ne pas être accusé par les habituels crétins d’avoir utilisé des « gaz de combat » ? En période électorale, la volonté de tout maîtriser a-t-elle été la plus forte ? Doucement, les gars, tout doucement. Il ne faut pas qu’il se suicide, il ne faut pas qu’il parle en sortant, il ne faut pas le descendre, il ne faut pas l’esquinter, il faut… Bon Dieu, mais c’est qu’il nous tire dessus, ce con-là. Ben oui, messieurs les politiques, les jihadistes utilisent rarement les BIC et les grains de riz (note pour plus tard : penser à interdire les BIC et le riz). Les critiques de certains responsables israéliens, pour brutales, n’en paraissent pas moins justifiées, mais on se demande si les vrais responsables saisiront le message.

Evidemment, on a aussi les va-t-en guerre, les Tartarins de Tarascon de la sainte croisade, ceux qui, drapés dans leur splendide ignorance, utilisent un vocabulaire qu’ils ne comprennent pas (alors, M. Luca, dîtes-nous donc ce qu’est l’islamo-fascisme. Vous avez 15 minutes, et enlevez cette cravate qui offense nos sens et cette veste de porte-flingue manifestement achetée en solde). Ceux qui, avachis au comptoir ou enfermés dans leur bureau de La Pravda, pardon, du Figaro, dénoncent une guerre de religion. Pourtant, je n’ai pas entendu la cloche de Saint-Germain-L’auxerrois, je n’ai pas vu la fumée des bûchers, ni aperçu une foule attaquer des églises ou des mosquées. S’il y a bien affrontement, pourquoi aurait-il d’ailleurs commencé lorsque des enfants juifs ont été tués à Toulouse plutôt que quand des trains de banlieue ont explosé à Madrid ? Jusqu’à preuve du contraire, la région de Toulouse ne ressemble pas à la région de Jos, au Nigeria, une terre que M. Rioufol situe sans doute difficilement sur une carte et qui en aurait, des choses à dire sur les guerres de religion. S’agirait de grandir, les gars, s’agirait de grandir.

Et Merah, alors ? Il n’était pas plus membre d’Al Qaïda que moi, mais il était quand même jihadiste – une subtilité déjà gigantesque pour la plupart de nos dirigeants et de nos medias. Et il n’était pas un tueur en série, les experts psychiatres peuvent laisser tomber le blabla, merci. Rien de ce que j’ai lu depuis des années en terme de profilage psy ne m’a jamais aidé à faire tomber un réseau. Certains jihadistes sont des aventuriers, d’autres d’authentiques croyants radicalisés. Certains sont plus bêtes qu’une borne kilométrique, d’autres sont brillants. Mais ils sont tous fanatiques, et on peut sans doute en relier quelques uns au portait que faisait Michel Goya des « super-combattants ». A ce stade, il est de même difficile de le qualifier de loup solitaire, même si quelques affaires troublantes (Doha en 2005, Fort Hood en 2009) semblent montrer que de tels individus existent.

Evidemment, me direz-vous, et cette rigueur vous honore, nous avons les exemples du groupe de Hofstad (2004) ou celui de l’attentat de Glascow (2007) pour prouver qu’une cellule familiale ou sociale peut se radicaliser et agir à la fois en marge et au nom du jihad mondial. Bon, pour dire ça, il faudrait bosser un minimum, relire les archives, consulter Sageman ou Marret ou Khosrokhavar. Bosser, vous avez dit ?

Et de même, il y a quand même lieu de douter de la revendication du Jund al Khilafah, de sympathiques garnements liés au Mouvement islamique d’Ouzbékistan (MIO) et à l’Union du jihad islamique (UJI), les jihadistes turcophones qui étaient, peut-être, impliqués dans les projets Bombay like de 2010 en Europe. Sur ce coup-là, l’AFP, en confondant AQMI et AQ – un peu comme les Rolling Stones et Sly & the Familly Stone – n’a pas beaucoup aidé la presse et le public. Une amie, qui se reconnaîtra, me confiait hier avoir cherché le communiqué original, en vain – et elle trouve toujours. Quant au tôlier du site de référence Jihadology, il confiait sur Twitter son scepticisme.

Partons donc du principe que Mohamed Merah était un jihadiste en maraude, un parmi les centaines qui ont fait le coup de feu en Irak, en Afghanistan ou au Yémen et sont revenus dans leur pays, la France – ça vous agace, hein, les gars de la Droite populaire, que je dise ça ?

Comment donc les neutraliser avant le passage à l’acte ? Comment déceler le passage à l’acte ? Comment placer une source humaine dans une cellule familiale ? Essayez de recruter une mère contre son fils, et racontez-moi, ça m’intéresse. Je ne vais, de toute façon, pas m’étendre sur les conséquences opérationnelles, je réserve ça à d’autres, mais ne soyez pas jaloux car c’est plutôt aride. En revanche, il me semble qu’il faut conclure par quelques mots sur l’indéniable succès de Mohamed Merah.

Qu’il ait conçu son affaire en fonction du calendrier électoral, ou qu’il ait agi presque par pulsion, il a quand même semé un sacré foutoir. Les pitoyables appels à la trêve n’ont évidemment pas été suivis d’effet, et les polémiques fusent de toute part, indécentes, stériles, prématurées, nourries par l’opportunisme le plus odieux, la bêtise la plus crasse. Les appels à l’unité deviennent de ridicules incantations, les déclarations d’idiots tendent les relations entre communautés, les mythomanes sortent du bois, les escrocs tentent de nous revendre leurs mauvaises compilations de faits incompris. Chaque parole est surinterprétée, vous parlez de la difficulté à organiser des coopérations entre services – mais ça marche – et ça devient de la désorganisation. De mystérieux spécialistes prennent un air préoccupé sans réaliser/admettre qu’ils disposent d’à peine 20% des informations, on découvre l’existence du Yémen, du Pakistan (Comment ça il y a une frontière commune avec l’Afghanistan ? Mais pourquoi on ne m’a rien dit ?), des internautes évoquent des complots, on ne s’entend même plus réfléchir.

Oui, Mohamed Merah, s’il n’a pas gagné, a réussi son coup. Et les autres auraient tort de se priver, nous sommes si prévisibles, si désespérément prévisibles.

« Those people/They’ve got nothing in their souls » (« Tonight, the streets are ours », Richard Hawley)

On enterre beaucoup d’enfants, ces jours-ci, en Europe. Ça nous donne un drôle de printemps, et la lumière qui change dans les forêts ou les fleurs qui apparaissent n’y font rien.

Les cadavres de ce matin, les réactions des uns et des autres, les commentaires nauséabonds, les enquêtes de comptoir, les théories du complot (juif par ci, arabe par là, Sarko par ci, Hollande par là), les airs entendus du type qui sait tout mais qui ne peut trop en dire sinon il devra vous tuer mais comme il est sympa et qu’il aime crâner il vous fait remarquer qu’on est en pleine campagne électorale (ah bon ? sans rire ? mais c’est quoi ? les européennes ?), tout cela me lasse, me fatigue, me passionne, m’inquiète et me force presque à écrire ces quelques lignes (en même temps, personne ne m’a jamais forcé à rien, maintenant que j’y pense).

Depuis le début de cette affaire, je suis très partagé, entre ce que je vois et ce que je sais. Commençons par ce que je vois, depuis l’assassinat d’un premier parachutiste du 1er RTP, le 11 mars dernier.

J’ai vu un assassinat, une exécution, faite par un professionnel, un homme manifestement déterminé et expérimenté, capable de tirer avec un Colt .45 et de partir sans détaler. Pas une petite frappe en survêtement, donc, mais plutôt un homme serein, en mission, décidé à aller jusqu’au bout. Alors ? L’exécuteur d’un contrat ? Une vengeance ? Rien dans l’assassinat de ce soldat ne nous montrait le crime vulgairement raciste d’un grand frère jaloux ou d’un milicien du dimanche décidé à laver on ne sait quel honneur national.

Arrive alors la fusillade du 15 mars contre trois soldats du 17e RGP (2 tués, un troisième grièvement blessé). Même calibre, même mode opératoire, même calme, même détermination, même habitude manifeste de l’arme, même dédain pour les témoins ou les caméras de surveillance, décidément utiles lors des enquêtes mais bien inefficaces contre des individus décidés. Le lien avec l’assassinat du 11 mars se fait naturellement, et les hypothèses changent. D’autres portes s’ouvrent, que les enquêteurs doivent fermer. Les victimes se connaissaient-elles ? Quels sont leurs points communs ? Des trafics d’armes en provenance d’Afghanistan ? De drogue ? Des dettes de jeu ? Des histoires de fesses ? Des secrets gênants ? L’enquête vient de changer de dimension, le tueur se déplace, il est organisé, solide, il n’a pas peur d’être vu, même s’il est casqué. Les points communs apparaissent vite : des parachutistes, issus d’unités ayant combattu en Afghanistan et tous les trois d’origine non européenne. Deux pistes principales, donc : un raciste, mais pas un Dupont Lajoie, plutôt un loup solitaire digne d’une milice du Montana, habitué aux flingues, ou un farouche opposant à la guerre en Afghanistan. Dans ce dernier cas, la piste du jihadiste, lui aussi solitaire ou envoyé en mission, voire issu d’un réseau de soutien qui ne se dévoile pas, prédomine. Reste l’hypothèse du règlement de compte, le tueur ayant le bras ferme d’un employé de Michael Corleone.

Jusqu’à ce matin, j’hésitais entre le jihadiste et le tueur raciste – étant entendu que le jihadiste est rarement un farouche défenseur de la diversité ethnique et religieuse. La tuerie du collège Ozar Hatorah (4 morts, dont 3 enfants) change-t-elle tout ? Oui et non, en réalité.

Que ne change-t-elle pas ? Le tueur reste le même homme déterminé, qui après avoir tiré sur un soldat blessé qui rampait, a poursuivi des enfants dans la cour d’un collège pour les tuer et qui a, sans paniquer, changé d’arme quand son premier pistolet s’est enrayé. Il est terriblement froid, effrayant de détermination, et on est en droit, quelles que soient ses motivations, de parler de fanatisme. Son moyen de transport est le même – un scooter – et il se confirme qu’il opère donc dans et autour de Toulouse.

Que nous apprend-elle ? On peut lire un rythme – une opération tous les 5 jours, il faudra craindre vendredi prochain – et une montée en puissance : d’abord un meurtre, puis trois, puis l’attaque d’un collège. Cette croissance laisse craindre le pire, une nouvelle tuerie, voire un suicide final, soit lors de la dernière opération planifiée, soit lors de l’arrestation.

Que change-t-elle ? Après avoir visé des militaires, tous d’origine extra-européenne (je déteste cette expression, qui ne rend pas justice à leur engagement pour notre pays et les singularise inutilement), le tueur s’en est pris à nos enfants, des enfants français, quoi qu’en pensent certains, issus d’une communauté qui se sent, à tort ou à raison, visée et menacée. Le calcul me semble simple, on peut presque y lire une stratégie, un  but à atteindre, mais déjà un débat plus que bancal apparaît, et il nous renseigne, paradoxalement, sur le tueur.

Déjà, ici et là, jusque dans des esprits que l’on pensait éclairés, on parle de complot, de manipulation. Des intelligences supérieures plissent les yeux et énoncent de terribles questions, de troublantes révélations : Hmm, en pleine campagne électorale, le meurtre d’enfants juifs… A qui profite le crime ? Car quand on tue des soldats, c’est presque la routine mais quand on tue des enfants juifs, c’est forcément un complot – et au profit des juifs, hein, pas de blague. Ces gens-là profanent les crucifix, ils peuvent bien tuer leurs propres enfants. C’est bien simple, c’est à vomir, et on se demande à quoi servent les modérateurs de certains journaux en ligne.

Reprenons donc. A qui profite le crime ? Bon Dieu, on se le demande. Au Président sortant ? On en doute, quoi que fassent remarquer quelques analystes de 3e zone qui relèvent les « origines juives » du Président (encore une expression idiote) mais oublient que son émotion est sans doute plus due à son obsession des victimes qu’à un réflexe culturel ou communautaire. Si c’est un jihadiste qui a fait le coup – je vais y revenir –, l’idée de manœuvre est limpide : il s’agit de punir la France et le chef de l’Etat de l’engagement en Afghanistan et du soutien à Israël. Comment le candidat Sarkozy se relèverait-il du communiqué d’un quelconque groupe jihadiste revendiquant ces trois opérations et les justifiant par la diplomatie présidentielle ? Et si c’est un néo-nazi, un tueur en série en goguette, un ancien militaire ayant fondu un câble, comment le Président sortant pourra-t-il défendre son bilan sécuritaire, l’échec manifeste de la fusion des services de sécurité intérieure, le manque de moyen des institutions médicales qui laissent sans soin des malades mentaux, dangereux pour eux comme pour les autres ? Et soupçonne-t-on François Hollande, le candidat socialiste, un homme en apparence paisible, d’ourdir un complot de cette sorte contre le Président ? Je ricane.

Après toutes ces années, je n’ai vu que très peu de complots, et ils étaient tous bien plus subtils qu’un enchaînement binaire de causes et de conséquences dont sont friands les scénaristes de XIII et les lecteurs de Robert Ludlum, parfois à peine capables de découvrir la fin d’un épisode des aventures des sœurs Parker. Il faut se méfier des raisonnements de post-rationnalisation qui tentent de donner à des phénomènes ayant leurs propres logiques des explications acceptables ou, ce qui est pire, compatibles avec ses propres croyances.

Alors qu’un tueur animé par une haine farouche tue des enfants et des soldats, et s’apprête probablement à recommencer, au lieu d’exprimer notre solidarité et d’observer un silence de circonstance devant les réactions sans doute maladroites de responsables sous le choc, certains s’émeuvent. Laissons-les s’émouvoir et dégoiser sur les réactions d’une communauté qui vit le traumatisme d’une horreur historique et qui, dans le seul pays « souverain » à avoir collaboré avec le Reich et dont le comportement a entrainé la fondation du sionisme, entend certains leaders politiques baver sur les oligarchies cosmopolites ou le pouvoir des banques (air connu) – sans parler de quelques universitaires autoproclamés libres penseurs, comme les hilarants Bernard Lugan ou Aymeric Chauprade. Les remarques sur les supposés excès communautaristes des juifs de France n’ont pas leur place dans le débat public ce soir, même si on est en droit de se sentir blessés par les insinuations de personnes proches.

Mais revenons à notre tueur, unique objet de notre ressentiment. En décembre 2006, j’avais écrit une note – ou était-ce un mail officiel ? – à ma bien aimée hiérarchie afin d’apporter mon modeste éclairage sur l’évolution de la menace terroriste à l’approche des élections présidentielles. Toujours optimiste, et d’un naturel enjoué, j’avais, avec mes mots simples, exposé les vulnérabilités de notre pays. Il me semble avoir alors écrit, mais les archivistes le retrouveront peut-être, que les tensions politiques, sociales et communautaires nous exposaient à des attaques ciblées contre des objectifs à forte valeur symbolique mais faiblement protégées (High value soft targets, pourrait-on dire), afin de provoquer des crises politiques. En gros, l’idée n’était pas de faire des quantités astronomiques de morts et de blessés, mais de créer une onde de choc d’une telle violence que la vie de la nation en serait durablement et profondément bouleversée.

A New York, à Madrid ou à Beslan, les terroristes avaient réussi, si j’ose dire, le pire du pire en détruisant des cibles majeures tout en tuant des centaines de victimes. Dans la France de 2006, après 5 ans de destruction systématique des réseaux jihadistes, on pouvait imaginer que des terroristes chercheraient d’abord des cibles d’importance ne présentant pas de risques opérationnels : crèches, hôpitaux, écoles, musées. Mon raisonnement était, comme toujours, d’une grande simplicité : les terroristes veulent peser sur nous, nos vies, notre système politique et social, ils veulent appuyer là où ça fait vraiment mal. Quelles cibles plus sacrées que nos enfants ? Plus vulnérables que nos hôpitaux ou nos crèches ? Comment empêcher, comme à Beslan, la perte de contrôle de parents dévastés par la douleur ? Comment, comme le décrit Norman Spinrad dans Oussama, éviter que les parents des uns aillent massacrer les frères des autres ?

Dès lors, pourquoi chercher à identifier une manœuvre électorale aussi improbable qu’inutile alors que le contexte électoral fournit aux malfaisants de tout poil une caisse de résonnance rêvée ? Nous revenons à nos deux pistes : des jihadistes ou des types d’extrême droite.

Commençons par les nazillons. Dans un pays où l’ultra droite, qui y est également ultra minoritaire, est surveillée avec attention par la DCRI et dont les membres sont seulement capables de profaner des cimetières en rêvant de druides et de combats désespérés dans les ruines de Berlin, on peut rêver. Evidemment, il existe une poignée d’imbéciles, et Le Point a diffusé un article rappelant fort opportunément que trois soldats du 17e RGP avaient, en 2008, été sanctionnés pour avoir été photographiés avec un drapeau nazi. Nul doute que l’affaire a été reprise par les enquêteurs qui logent actuellement les soldats fautifs et leurs entourages, identifient leurs relations, explorent leur vie, étudient leur alibi.

En fin d’après-midi, le Marquis de Seignelay, (Le fauteuil de Colbert) rappelait fort opportunément que le tueur d’Oslo, Anders Behring Breivik (ABB), avait affirmé qu’il existait en France des cellules désireuses de mener des actions semblables à la sienne. On ose croire que 8 mois après ses déclarations les services de police ont achevé la cartographie de l’ultra droite française, à supposer qu’ABB n’ait pas joué les Tartarins de Tarascon de la croisade.

Le mode opératoire de ces trois opérations a révélé un homme, on le disait plus haut, expérimenté, et il est bien naturel que les regards se tournent vers les anciens militaires, habitués aux armes à feu, aux gros calibres, aguerris, voire à certains collectionneurs un peu particuliers parfois désireux de tester « pour de vrai ». Le sang-froid, la montée en puissance, les cibles plaident cependant pour un homme ayant développé une réflexion politique – si on peut appeler ça comme ça.

J’ajoute, l’air de rien et en passant, que la piste du tueur en série, avancée par les épées de BFMTV ce soir, aurait sans doute gagné en crédibilité si l’auteur du reportage n’avait pas recopié les premières lignes de l’article de Wikipédia. Le journalisme d’investigation, ça reste un métier. Passez moi le Quid.

Et mes barbus ? Pourquoi diable suis-je encore sur mes barbus, malgré mes doutes depuis cet après-midi ? Sans doute par habitude, par paresse intellectuelle, me répondrez-vous, sévères mais justes. Mais aussi en raison de quelques points de détails.

D’abord, il n’a, je l’espère, échappé à personne que nazillons et jihadistes ont en commun quelques détestations : l’Occident, si horriblement dépravé, si affreusement cosmopolite et permissif, si colonialiste, les juifs, la démocratie, le libéralisme, entre autres.

Ensuite, nous sommes quelques uns à craindre depuis des mois que nos amis barbus ne frappent en France afin de peser, comme à Madrid en mars 2004, sur la campagne électorale et de provoquer un choc. C’est surtout vrai des petits plaisantins d’AQMI, pour lesquels la France est l’ennemie à frapper en raison de ses liens avec Alger (mon Dieu, s’ils savaient !) et les pays du Sahel. A l’automne 2010, les services européens s’étaient mobilisés contre l’arrivée imminente de petits gars en provenance de la zone pakistano-afghane désireux de refaire à Paris, Londres ou Berlin ce que leurs compagnons du LeT avaient réalisé à Bombay en 2008. Des hommes solides, très motivés, bien entraînés, habitués au maniement des armes à feu, suivant avec rigueur un plan bien conçu.

L’engagement en Afghanistan et les opérations au Sahel ont été vivement dénoncés, à de multiples reprises, par les responsables jihadistes comme par les idéologues islamistes radicaux qui nous ont menacés et prédit le pire des châtiments. Et puis, je suis un nostalgique, je pense à l’école juive de Villeurbanne cible d’un attentat le 7 septembre 1995 de la part de la bande de Khaled Kelkal, le dynamique jeune homme qui finira mal et  dont Guy Bedos saluera la mémoire plus tard.

Alors, nazillon ou jihadiste ? La piste de l’ultra-droite est intéressante. Ce serait une première pour la France : premier loup solitaire du pays, premiers assassinats de l’ultra-droite – mais le manque de sophistication me trouble. Les cibles sont cohérentes, mais on reste dans du classique, si j’ose ce commentaire horriblement froid, loin du raffinement opérationnel observé à Oslo chez un homme seul.

Jihadiste ? Là aussi, les cibles sont cohérentes, le manque de moyens et la détermination pourraient plaider pour un émir décidé à agir, venu seul d’Algérie, du Yémen ou du Pakistan, vétéran de combats en Kabylie ou en Irak.

Je ne tranche pas, comme vous le voyez. J’ai privilégié ce matin, dans un autre contexte et pour un autre public, la thèse jihadiste, essentiellement parce que l’hypothèse d’un ABB français ne me convainc pas. Pour l’heure, et à l’instar du commissaire Bialès, je vais laisser la police faire son travail et expliquer à mes enfants pourquoi ils observeront une minute de silence demain.

« Then it comes to be that the soothing light/At the end of your tunnel/It’s just a freight train comin’ your way » (« No leaf clover », Metallica)

Essayons de prendre de la hauteur, comme le disait Moïse (Deutéronome, 3.27). Alors que nos chers orientalistes, si diserts il y a un an, ont disparu des ondes ou préfèrent se consacrer à des travaux moins risqués, la tentation pourrait être de grande d’afficher le sourire faussement modeste de celui qui, avec tant d’autres, s’est souvenu que les révolutions ne duraient pas trois jours, que les régimes renversés reconnaissaient rarement leur défaite avec fair-play et qu’on ne transformait pas si aisément les bidonvilles du Caire en 7e arrondissement parisien.

On pourrait aussi se laisser aller à quelques développements sur les évènements en cours, par exemple en énumérant les différentes grilles de lecture possibles à ce stade. Ainsi, on pourrait relever que le printemps arabe, déclenché par des causes intérieures voisines (kleptocraties au pouvoir, échec socio-économique, exaspérations multiples), est en train d’évoluer vers un vaste phénomène de remise en cause des frontières nées du démantèlement de l’Empire ottoman acté par le traité de Sèvres (1920) puis celui de Lausanne (1923) et plus généralement issues des interventions occidentales dans la région.

En Syrie, évidemment, mais aussi en Irak, dans l’est de la Libye, dans le grand sud Algérien, ce sont ses forces qui sont à l’œuvre, et elles remettent, une fois de plus, en cause le sacro-saint principe de l’intangibilité des frontières, devenu dogme mondial après 1945 et auquel se raccrochent, naturellement, les régimes qui se savent les plus exposés à ces révisions. Ces Etats ne changent pas seulement de régimes, ils changent aussi de structures et subissent des tentatives incontrôlées – incontrôlables ? – de résoudre des questions centrales : frontières, minorités ethniques/culturelles/religieuses. Soyons fous, allons même jusqu’à affirmer que ces Etats, victimes d’un décalage historico-stratégiques provoqué par des dominations étrangères (ottomanes et/ou/puis européennes), gèrent à leur tour ce que les Etats européens ont eu à gérer après les guerres de la Révolution et de l’Empire.

On pourrait aussi se référer au basculement de puissance que j’évoquais il y a déjà un an et qui voit les Etats que nous entretenions au delà du limes emportés par l’impéritie de leurs gouvernants et par notre propre faiblesse à leur égard – et qui voit le Qatar prendre des positions plus qu’inquiétantes dans notre jardin.  A ce titre, on pourrait même en profiter pour faire le parallèle avec les comportements de la Russie et de la Chine, deux empires décomplexés – même si l’un d’eux est convalescent – qui assument la défense de leurs intérêts stratégiques par un soutien sans faille à la riante Syrie et dessillent les yeux de ceux qui pensaient que la guerre froide était derrière nous et n’avait que des causes idéologiques. Ceux-là peuvent, au choix, relire Tocqueville, Brzezinski, John Le Carré, Graham Greene ou mon ami Patrick de Friberg, qui sait que les Empires ont leurs propres dynamiques et se moquent bien des modes.

On pourrait également s’arrêter sur les déclinaisons arabes – et bientôt africaines – du mouvement des « Occupy » et autres « Indignés » inspirés par l’escroquerie intellectuelle de Stéphane Hessel, pitoyable héraut d’un malaise social qui le dépasse.

Cela ne vous a évidemment pas échappé, mais du coup, à lire la presse française, c’en est fini du jihad, du terrorisme et de toutes ses foutaises, évidemment inventées par une conspiration judéo-maçonnique impériale cosmopolite liée aux grandes banques. Evidemment, il y a bien quelques incidents en Tunisie, à l’université de la Manouba, et le gazoduc égyptien qui alimente la Jordanie et Israël vient encore d’être saboté, mais ce ne sont que des détails.

Pourtant, inutile d’être un veilleur particulièrement attentif pour savoir que les jihadistes algériens d’AQMI font le coup de feu au Mali avec certains Touaregs, dont les petits comiques d’Ansar Al Din, ou que le Mouvement pour l’Unicité et le Jihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO) vient de faire un pied de nez au régime algérien en commettant un attentat-suicide au cœur de Tamanrasset, la principale ville du sud du pays censée être le pivot de la lutte anti terroriste pour toute la bande saharo-sahélienne…

Pas la peine d’émarger à Langley pour savoir qu’au Yémen, le 4 mars dernier, les esthètes d’AQPA ont flingué 185 soldats des forces gouvernementales, dans ce qui ressemble bien à la plus grosse tannée prise par une armée régulière contre des barbus depuis le jihad contre les Soviétiques. Et comme les terroristes yéménites n’ont pas les deux pieds dans la même rangers, ils auraient également abattu un conseiller de l’Empire à Sanaa. Et en Syrie, me direz-vous ? Et bien, en Syrie, une nouvelle terre de jihad est en train de naître, un événement toujours émouvant qui me rappelle quelques notes écrites au Quai par votre serviteur dans une autre vie.

Après avoir manqué le (tout) début des révoltes, les islamistes arabes sont donc à la manœuvre. Au pouvoir en Tunisie, en Egypte, au Koweït, au Maroc, constitués en coalition en Algérie, ils bénéficient du soutien amical des pétrothéocraties du Golfe, qui les financent largement. Mais, et c’est bien là la problème, il y a pire que les islamistes. Les salafistes, dernière étape du radicalisme avant le jihadisme, ont remporté 24% des voix aux législatives égyptiennes. En Tunisie, ils sèment la terreur dans les universités et assiègent les cinémas. Partout, et grâce à la rhétorique que leur soufflent des imams qataris ou saoudiens, ils poussent les feux et légitiment l’action des jihadistes actifs en Syrie, au Yémen ou en Irak. Pour eux, la lutte ne s’arrêtera que lorsque des régimes religieux auront remplacé les systèmes actuels, qu’ils soient déjà issus des révolutions ou qu’ils aient survécu, pour l’instant.

Les salafistes et les jihadistes, que d’aucuns ont donc enterrés un peu vite en 2011, partagent la même lecture du printemps arabe, et elle n’est pas dénuée d’intérêt. Pour eux, le renversement des régimes tunisien ou égyptien a confirmé la justesse de leur combat. Eux qui dénonçaient la corruption, la perte de valeurs, l’acculturation, la domination occidentale – dont le conflit israélo-palestinien est une manifestation – et la répression policière, démultipliée par la menace jihadiste, ont vu l’ensemble ou presque de leurs constats repris par les foules. Avoir considéré, dès le début, que les révoltes étaient le fait de peuples unis par autre chose que la haine de dictateurs a été une erreur. Si certaines franges de la population voulaient la démocratie, d’autres voulaient un système simplement moral et redistributeur de richesses. Le seul point de convergence était une détestation d’Israël, loin des enthousiasmes de quelques unes de nos plus belles plumes sur le Moyen-Orient.

Je ne sais plus qui disait il y a quelques semaines, dans une intéressante tentative de justification, que la poussée islamiste était une conséquence directe de l’oppression politique. Selon cet analyste, la victoire des uns et des autres aux élections tunisiennes ou égyptiennes avait donc tout à voir avec la répression féroce et imbécile des régimes arabes, et rien avec ce que tous les observateurs un peu sérieux ont vu depuis des décennies.

La vague verte qui touche au but maintenant avait déjà bien failli atteindre le rivage au début des années 90s en Algérie, et bien avant en Egypte, et elle doit aussi à l’effrayante richesse des wahhabites du Golfe, généreux sponsors d’une forme particulièrement arriérée d’islam. En réalité, il me semble que l’arrivée au pouvoir des islamistes doit avant tout à leur détermination, à l’efficacité de leur organisation, à la pertinence de leurs actions sociales et à leur grand pragmatisme, mais c’est une autre histoire. Revenons plutôt à nos jihadistes.

Et s’ils avaient raison ? S’ils avaient en effet provoqué ces révolutions ? Et si les révoltes arabes étaient en effet, en partie du moins, étroitement liées à la lutte des islamistes radicaux pour le pouvoir depuis les années 80s ?

Si on avait un peu plus de temps, on pourrait même se lancer dans une modélisation, forcément un peu schématique, des causes de ces révoltes, mais on n’a pas le temps et je me contenterai donc de vous soumettre cette planche, élaborée une de ces dernières nuits dans le but d’illustrer un précédent post, mais qui a le mérite – vous noterez cette nouvelle manifestation de mon humilité bien connue – de mettre en évidence quelques enchaînements.

A partir de situations sociopolitiques bloquées, en grande partie grâce à l’aveuglement des Occidentaux – au sein desquels je classe exceptionnellement les Russes – un cercle vicieux s’est mis en place, et il ne pouvait aboutir qu’à la série de catastrophes à laquelle nous assistons. Si les islamistes ont su prospérer, et si le recours à la violence, y compris aveugle, a pu devenir légitime, ce n’est pas tant à cause de la répression des systèmes policiers qu’en raison des naufrages que ces régimes ont provoqués, et qui ont naturellement détourné une partie des intellectuels et de la jeunesse vers un islam de combat, révolutionnaire et porteur d’une promesse d’ordre social et moral. Dès lors, en réprimant d’autant plus durement ces opposants dont ils avaient sans doute conscience de la justesse de leur diagnostic, les dictateurs n’ont pas créé le jihadisme mais se sont contentés de le légitimer, à la manière des Soviétiques ou des Birmans avec leurs propres opposants. Mais, soyons francs, tant que cela se passait loin de l’Occident repu, tout cela n’intéressait pas grand monde, et Gilles Képel, en publiant Le Prophète et Pharaon (1984, La Découverte) s’est sans doute senti bien seul alors que les moudjahidine frictionnaient l’Armée rouge en Afghanistan.

Le début de la guerre civile algérienne a été un premier signal, mais la plupart des observateurs hors de France ont estimé, et ils n’avaient peut-être pas tort, à y réfléchir, qu’il s’agissait d’abord d’un conflit postcolonial qui ne les concernaient pas. Evidemment, certains ont commencé à regarder les choses différemment après l’attentat de février 93 à New York, mais le vrai réveil a eu lieu en 1998. La création du Front islamique mondial pour le jihad contre les juifs et les croisés (23 février), puis les attentats contre les ambassades impériales au Kenya et en Tanzanie (7 août) ont réveillé tout le monde (enfin, nous, on ne dormait pas, pas vrai, les gars ?). C’est sans doute là que le cercle s’est véritablement mis en place, et de vicieux il est devenu infernal après le 11 septembre 2001.

A partir de là, obéissant à une nécessité impérieuse plutôt légitime (tuer des jihadistes) et déroulant un programme issu de constats plutôt bien venus (« Mais, tous vos pays, là, ça ne marche pas, non ? »), les Occidentaux, et l’Empire en tête, ont exercé sur leurs partenaires arabes deux pressions contradictoires : démanteler les réseaux jihadistes ET développer la démocratie. Je ne sais pas bien comment on pouvait faire autrement, mais le fait est que ça n’a pas eu que des résultats heureux. Les despotes en place ont été ravis de pouvoir accroître la pression sur les islamistes, et certains ont même su revenir en grâce (Algériens, Libyens, Yéménites, et même Syriens). De son côté, les responsables impériaux de la lutte contre Al Qaïda ont été sensibles à toutes ces bonnes volontés qui se manifestaient soudain. Mais, au sein même de l’Empire, et à la grande stupeur des dirigeants arabes, d’autres voix ont commencé à protester contre les prisons secrètes (pourtant bien utiles), les raids de drones (tellement festifs), les opérations spéciales (rien de tel qu’un peu d’exercice, pourtant) et le vote de quelques lois un peu sévères (mais puisqu’on vous dit que c’est pour votre bien).

Ces forces contradictoires (« Liquidez-moi tout ça » contre « Assurez-vous que leurs droits fondamentaux ont été respectés ») ont considérablement affaibli, à mon avis, des systèmes politiques intrinsèquement incapables de jouer la partie finement, en jouant sur les deux tableaux – à l’exception notable du Maroc, de la Jordanie ou des pétrothéocraties (à croire qu’un roi riche est plus malin qu’un général parvenu, je me comprends). En ne comprenant pas que l’idéologie peut aussi être un ressort dans une démocratie en paix, certains dirigeants moyen-orientaux ont considéré qu’on cherchait d’abord à les abattre en mettant en avant les habituelles revendications humanistes. D’ailleurs, l’actuel procès au Caire contre les ONG progressistes, accusées par ceux qui en ont profité d’avoir provoqué la chute du régime, est une belle illustration de cette certitude. Et je ne parle pas de cette maladie mentale qui fait voir des complots partout, là où d’autres voient des nains, et qui empêche de percevoir les vrais phénomènes.

Du coup, la répression accrue née de la campagne mondiale d’Al Qaïda contre l’Empire et ses alliés a provoqué un sursaut de l’ensemble citoyens, et pas des seuls islamistes, qu’ils soient radicaux ou pas. Et ce sursaut n’a trouvé face à lui que des systèmes politiques et policiers persuadés de devoir gérer ce phénomène comme une nouvelle menace. 11 ans après les attentats de New York et Washington, la boucle semble donc bouclée et les jihadistes peuvent légitimement penser qu’ils ont contribué à renverser des régimes. Le bon docteur Ayman Al Zawahiry ne dit pas autre chose quand il appelle à poursuivre la révolution en Egypte ou à soutenir le jihad en Syrie. Les avant-gardes de la conquête, dont il rêvait à Peshawar avec ses frères d’armes du Jihad islamique égyptien (JIE) sont bien là, et peut-être leur succès est-il encore plus éblouissant que prévu.

On débat en effet, depuis plusieurs mois, afin de déterminer si Al Qaïda a été vaincue. En fait, il me semble que l’organisation (je parle du « canal historique ») est bien en train d’être éradiquée par l’Empire au terme d’une étourdissante offensive faite de drones, de forces spéciales et d’une poignée d’avions de combat utilisés à bon escient. On ne peut, au passage, que rester ébahi devant la montée en puissance de l’appareil de renseignement impérial après les ratés du 11 septembre

Mais sa victoire stratégique me semble tout autant manifeste : des régimes alliés ont été fragilisés – voire renversés, notre système d’Etats clients s’est disloqué, les tensions communautaires (qui ont aussi d’autres causes, bien sûr, économiques, ethniques) sont vives dans tout le Moyen-Orient mais aussi au Pakistan, en Thaïlande, en Indonésie, ou au Nigeria, et les Occidentaux vivent désormais dans la certitude que leurs gouvernements les espionnent (mais est-ce si grave ?). Loin du silence des médias français, l’intensité de la menace jihadiste est encore vive, et le fait qu’elle ne s’exerce plus sur notre sol, ou marginalement, n’excuse pas l’aveuglement de nos journalistes, seulement capables de lire ou de recopier les dépêches d’agence et les communiqués des uns et des autres. (Hé, les amis, ça n’est pas ça, l’information. Ça c’est de la compilation.)

Si on essaye de dresser un tableau (très) simple de la mouvance jihadiste, on obtient ça :

Il est impossible de faire apparaître les connexions entre les mouvements si on veut conserver un minimum de clarté, ou alors il faudrait faire des dizaines de planches, et vraiment je n’ai pas le temps… En réalité, il faudrait même disposer d’un système de projection en trois dimensions comme en dispose l’Académie jedi de Coruscant (L’Attaque des Clones, George Lucas, 2002) afin de mettre en évidence la multiplicité des liens entre les mouvements (Boko Haram et les Shebab et AQMI, AQPA et les Shebab, AQMI et les réseaux jihadistes européens, AQ et le TTP et le LeT, etc.), comme j’avais tenté de la présenter ici. Mais l’important est ailleurs.

Symbolisée par l’élimination d’Oussama Ben Laden en mai dernier, la dislocation, presque achevée, d’Al Qaïda ne semble pas avoir eu de conséquences sur le dynamisme du jihad mondial. Au contraire, serait-on même tenté de dire. Mais, après tout, qui pensait vraiment que tous nos amis jihadistes allaient d’un coup poser leurs AK-47 et leurs ceintures d’explosifs pour reprendre leurs études de droit ?

La chose est devenue évidente, et nous en débattions doctement à Bruxelles il y a près de dix ans : Al Qaïda a rempli sa mission en déclenchant le jihad mondial et sert désormais de référent. Il suffit pour s’en convaincre de compter les groupes terroristes ayant changé leur nom après avoir cherché et obtenu l’adoubement des fondateurs de l’organisation. La pause opérationnelle observée – pas partout et pas par tous, essayez d’expliquer aux Nigérians ou aux Maliens que le jihadisme est de l’histoire ancienne – depuis le début des révoltes arabes ne doit pas nous faire penser que tout est fini. Au contraire, tout porte à croire que nous entrons dans une nouvelle phase qui va, entre autre, voir se jauger puis s’affronter les islamistes radicaux et les nouveaux régimes qui les auront déçus, et qui verra les progressistes ramasser coup sur coup, comme en Egypte.

Ce qui devrait logiquement attirer notre attention, mais qui ne l’attire pas, c’est qu’aucune des revendications profondes des jihadistes n’a encore été entendue, même s’ils sont sur la bonne voie : pas de théocratie, pas de charia, pas de femmes interdites d’emplois publics et cloîtrées chez elles, pas de décapitation publique de criminels, comme dans la débonnaire Arabie saoudite. De même, pas de rupture avec Israël ou avec l’Empire, pas de spectaculaire renégociation de tel ou tel accord avec l’Europe. Et surtout, aucune des difficultés sociales ou économiques dépassées. Aux portes du pouvoir, mais sans avoir obtenu gain de cause, pourquoi les jihadistes renonceraient-ils à la violence alors que tout les porte à croire que la victoire est là, presque au bout des doigts ?

Le succès du dispositif occidental mis péniblement en place après les attentats de 2001 a littéralement nettoyé l’Europe et l’Amérique du Nord des réseaux jihadistes opérationnels. De temps à autre, et comme pour s’occuper, les services arrêtent bien un ou deux exaltés victimes d’un pot de miel – une opération toujours réjouissante à monter, même si elle fait bondir les lecteurs de Libé, mais qu’importe, après tout ? En Asie du Sud-Est également, il faut noter que les services ont fait le ménage, même si les ambiguïtés indonésiennes demeurent. Ailleurs, en Afrique du Nord, en Afrique sub-saharienne, en Afrique de l’Est, au Moyen-Orient, dans le Caucase, dans la zone pakistano-afghane et jusqu’en Inde, force est de constater que la situation est loin d’être aussi reluisante – et si on avait du temps, on pourrait s’interroger sur les liens entre développement économique, démocratie et efficacité de la lutte contre le terrorisme. Mais on n’a pas le temps.

Alors, où en sommes-nous ? En Algérie, l’infinie médiocrité de la classe dirigeante, la qualité toute relative de l’Armée nationale populaire (ANP) et les calculs moisis de quelques généraux laissent survivre en Kabylie la plus ancienne guérilla jihadiste de la planète. AQMI se sait vaincue au nord, mais elle a su, très habilement, développer les réseaux du GIA puis du GSPC au Sahel. Mieux, si j’ose dire, on dirait bien que la jonction avec Boko Haram est devenue réalité, et, encore mieux, l’apparition du MUJAO doit être analysée comme un succès d’AQMI, qui a réussi à générer le jihad régional rêvé depuis des années. Et comme c’est brillamment écrit ici, on peut même se demander si le MUJAO n’est pas un partenaire d’AQMI plus qu’un rival ou qu’une dissidence hostile.

En Egypte, et depuis plus d’un an à présent, le gazoduc du Sinaï est saboté par des jihadistes qui ont même commis un attentat à El Arish cet été et voudraient bien soutenir leurs frères esseulés de Gaza. Au Yémen, AQPA est lancée dans une lutte à mort avec le régime, soutenu par l’Empire. Il ne s’agit plus de tuer des officiels mais de contrôler des villes et des territoires. Plus qu’AQMI au nord du Mali, AQPA tente clairement de créer des émirats au Yémen, sur le modèle afghan ou irakien.

Mais c’est en Syrie que l’avenir se joue. Les jihadistes en provenance d’Irak, qui essayent de confisquer la révolte, permettent aux vieilles ganaches nostalgiques, aux supporters du régime et aux petits bras pacifistes de l’humanitaire sans violence de dénoncer un complot islamo-sioniste (vous noterez cette nouvelle confirmation qu’il n’y a pas de limite à la bêtise humaine). Que nous soyons nombreux à souhaiter la chute du régime syrien, c’est une évidence. Il suffit de penser à l’ambassadeur Delamare, aux paras du Drakkar ou aux Marines de l’Empire pour se dire que c’est quand même bien fait. Mais souhaitons-nous pour autant une victoire des jihadistes ? Je crois qu’il est difficile de me soupçonner d’un tel penchant. Je peux en revanche révéler une de mes perversions : j’aime contempler deux camps également détestables s’entretuer, c’est distrayant et source de grande joie. Evidemment, m’objecterez-vous, ce sont encore les civils qui prennent mais vous savez bien qu’une intervention militaire directe en Syrie est impossible et on ne peut que pester devant notre impuissance, décidément spectaculaire dans bien des domaines.

Ne voir dans la révolte syrienne qu’une poussée islamiste est réducteur, même s’il faut s’attendre, avec le pourrissement en cours, à une montée en puissance des jihadistes. Il est bien trop tard pour essayer de monter un coup d’Etat contre Bachar El Assad et ses amis : le régime va se disloquer seul, et nos alliés du moment, dans le Golfe, ne nous pardonneraient pas d’essayer de leur voler leur victoire et retourneraient contre nous, plus vite que prévu, les barbus qui vont faire le coup de feu à Homs ou ailleurs.

La séquence est donc désormais bien connue, et il faut s’attendre à ce que le jihad syrien déborde vers l’Irak, le Liban et la Turquie, avant d’essaimer dans des pays plus lointains idéologues, réseaux de soutien et cellules opérationnelles. Il va aussi falloir résister à la tentation de soutenir les jihadistes, et j’espère du fond du cœur que le bondissant Saïd Arif, qui a échappé il y a quelques jours aux fines gâchettes de la DCRI, n’a pas été prêté aux services qataris ou saoudiens afin de monter quelque action malveillante…

Le bilan est donc loin de correspondre aux déclarations enflammées de quelques uns.

La Syrie ? Une nouvelle terre de jihad. L’Irak ? Plus que jamais engagé dans un processus de guerre civile qui va redonner du sens au jihad. Le Nigeria ? Au bord de l’implosion. Les Shebab somaliens ? En difficulté sur le terrain, ils vont devoir frapper en Ethiopie, en Ouganda ou au Kenya pour exister et prouver que leur lutte n’est pas interrompue. Le Yémen ? En train de s’effondrer sur lui-même. Le Pakistan ? Ses services peuvent être tentés de refaire le coup de Bombay/Mumbai (novembre 2008) tandis que le TTP poursuivra son offensive. Le Caucase ? Loin d’être pacifié. Et plus à l’est, le retour en Ouzbékistan ou au Tadjikistan de combattants qui fuient les zones tribales pakistanaises contribuent déjà à renforcer les réseaux locaux, constitués comme en Algérie ou en Mauritanie de jeunes gens qui pensent que seule la violence peut faire évoluer la situation.

Alors, la fin du jihad ? Sans doute pas pour demain.

What I really do

C’est la grande mode sur Facebook, et je n’ai pas résisté à la tentation – pas mon genre, de toute façon. J’ai donc concocté mon propre slide, la mise en page n’est pas parfaite mais (accent bavarois) « on rigole, en même temps ». Voici donc une modeste contribution de contre-terroriste à la série bien connue.

Allez, et surtout, la santé. C’est important, la santé.