Bon, ben on va plus à Plougastel

Pendant que je suis là, dans ma tanière, à disserter plus ou moins doctement du jihad, de la volonté politique et du rôle des ONG du Golfe dans la radicalisation religieuse au Sahel depuis vingt ans, des hommes font la guerre au Mali. Je suis sans doute sensible, mais ça me fait quelque chose.

Ceci étant dit, passons aux choses sérieuses.

On m’a toujours dit qu’il valait mieux prendre l’initiative des combats que de subir la loi de l’ennemi, mais il s’agissait sans doute de réflexions nées dans les cerveaux malades des – trop – nombreux militaires de notre ministère de la Défense. Du coup, après avoir affirmé, dès le début de l’été 2012, à qui voulait l’entendre que la France rétablirait l’ordre républicain au Nord Mali, puis avoir piteusement découvert que tous ces gens semblaient décider à se défendre et à ne pas plier devant les fulgurances de nos responsables et qu’on irait plutôt se battre à la fraîche, en septembre 2013, nous voilà obligés de nous battre sans être totalement prêts.

Je ne vais pas gloser pendant des pages et des pages sur cette crise, qui me suit comme une malédiction depuis 16 ans et que j’ai longuement décrite en avril dernier. J’ai annoncé l’intervention française ici, souligné ses risques , et même émis quelques remarques désagréables il n’y a pas si longtemps. Force est de constater, désormais, que le temps est venu de l’action, et le brouillard de la guerre, déjà dense quand on est sur le terrain ou dans les cellules de crise, devient impénétrable quand on n’est qu’un simple observateur. Je laisse donc à des analystes plus chevronnés, mieux renseignés, ou moins scrupuleux le soin de commenter des images d’archives.

Quelques remarques, cependant, puisque je suis un incorrigible bavard. Il convient d’abord de souligner que la poussée jihadiste du début de la semaine, que j’interprétais comme un simple mouvement, un coup de sonde, a dégénéré en engagement sérieux. « Les plans de bataille sont obsolètes au premier coup de feu », m’a dit un jour un ami, qui savait de quoi il parlait, et il est bien possible que cette bataille qui commence ne confirme cette sentence. Les jihadistes voulaient-ils vraiment descendre jusqu’à Mopti ? Et ces tirs de sommation, à propos desquels j’ironisais lundi ou mardi dernier, n’ont-ils pas été, finalement, les premiers coups de feu de cette guerre dans laquelle nous nous engageons ?

Dieu sait que je me suis moqué, Dieu sait que j’ai ricané, Dieu sait que j’ai douté, mais je suis fier, en tant que citoyen, de la détermination du Président ce soir. Quelle différence avec les propos ambigus de ce matin, lorsque le chef de l’Etat cherchait ses mots, lisait l’habituel verbiage diplomatique sans paraître convaincu, invoquait les Nations unies comme s’il fallait encore chercher la caution d’une institution qui a validé (Résolution 2085) notre stratégie et nos projets. Evidemment, il ne vous aura pas échappé que Paris s’était ralliée, finalement, à une opération en septembre 2013 et que les terroristes nous forcent donc la main.

Au lieu de ne rien dire et d’agir, nous avons prévenu sans frapper, mais le sort en est jeté et c’est dans une guerre que nous nous lançons désormais. En énonçant nos objectifs, en nommant nos alliés, en ne cachant pas que les combats pourraient durer, en convoquant le parlement, le Président, sans doute pour la première fois de son mandat, fait preuve de leadership, voire, pourquoi le nier, d’une certaine grandeur. En qualifiant nos ennemis de terroristes, il fait montre de lucidité et de courage, reprenant à son compte les décisions de notre justice comme celle des Nations unies (Comité 1267). Mais l’exaltation ne doit durer qu’un instant, le temps de se sentir fier, avant de contempler le tableau, et l’intervention de Laurent Fabius, ce soir, pourrait de toute façon dégriser n’importe quel noceur. Bref. Tout le monde ne peut pas avoir en réserve Colin Powell, Condoleezza Rice, Hillary Clinton et John Kerry.

Gardons-nous des déclarations martiales, car ça ne se présente pas si bien. L’armée malienne n’est qu’une armée de papier, balayée au printemps 2012, impliquée dans des exactions, responsable d’un putsch dont elle ne se dépêtre pas. A Bamako, capitale d’un pays pour lequel nous allons tuer et pour lequel des Français vont mourir, personne ne semble en mesure de gouverner. Les armées qui vont combattre à nos côtés, sénégalaise, nigérienne, nigériane, sont issues de pays dans lesquels ce conflit ne va pas manquer d’avoir des conséquences. Personne, dans la zone, n’était bien chaud pour se battre, et le début de la guerre a pris, comme il se doit quand tout est fait en dépit du bon sens, tout le monde de court. En France même, le risque terroriste va croître, et ce que je sais de l’état de nos services ne me fait pas rire.

Nos alliés, d’ailleurs, sont-ils prêts à gérer une menace terroriste accrue ? Pas plus maintenant qu’il y a un mois. Ont-ils ne serait-ce qu’essayé de convaincre leur peuple ? Non, évidemment. L’Union africaine, que la France a tenu à bout de bras depuis des mois, a-t-elle eu une réaction digne de ses ambitions ? Non. Et la CEDEAO, qui devait être le bras armé de notre projet, s’est-elle mobilisée ? On me dit qu’elle vient de se réveiller. Avons-nous anticipé les tensions ethniques qui risquent de transformer notre éventuel succès en nouveau cauchemar ? Non, malgré ce qu’affirmait sur iTélé M. Cambadélis toutà l’heure. Et où sont les drones de l’Empire, si importants pour éliminer les chefs ennemis ? Pas encore là. Fort heureusement, et malgré les déclarations du Président en novembre 2012, nos avions et nos hélicoptères réalisent des missions d’appui. Comme toujours, c’est le terrain qui commande, ou qui devrait commander. Mais allons-nous remonter vers le nord ou essayer de mettre en pitoyable une ridicule et inutile ligne de démarcation ? Mystère.

Quoi qu’il en soit, le sort de nos otages me semble scellé, et si mes pensées vont à nos soldats, elles vont surtout aux familles de nos malheureux concitoyens détenus, au Mali et au Nigeria, par les jihadistes. Il faut craindre, désormais, des exécutions filmées, des communiqués vengeurs, des menaces, d’autres enlèvements, des attentats. Qui croit que l’ennemi ne se défendra pas ? Je pense aussi aux civils maliens, pris en otage par des fanatiques, abandonnés par leurs gouvernants.

L’Histoire retiendra que la France, après avoir tant critiqué la guerre contre le terrorisme, s’engage à son tour, dans une notable évolution doctrinale qui fera sans doute couler beaucoup d’encre dans les mois qui viennent. L’Histoire retiendra que c’est le Président affaibli d’un pays en crise qui relève un défi peut-être trop grand pour lui. L’Histoire retiendra enfin que l’Algérie, la seule à disposer des moyens aériens nécessaires dans la région, préfère organiser des colloques pour se plaindre des printemps arabes plutôt que de combattre réellement les jihadistes. Quand la médiocrité se combine au dogmatisme…

Pour l’heure, il faut laisser parler les armes, et attendre.

We are an easy target

Ridley Scott, dont j’ai évoqué la carrière ici, est un cinéaste capable du pire comme du meilleur. Son Robin des Bois (2010, avec Russell Crowe, Cate Blanchett, Maw von Sydow et William Hurt) est ainsi une authentique consternation, à peine digne d’un Luc Besson. On pourrait également gloser sur Prometheus (2012), dispensable dérivé d’Alien (1979), et il est même permis de frissonner d’angoisse en pensant à la suite de Blade Runner (1982) que M. Scott préparerait. On attend désormais Citizen Kane 2, Le retour de Lawrence d’Arabie, et Mais où est donc caché le faucon maltais ?

Les bons sujets ne manquent pourtant pas, et Ridley Scott, en 2007, tourne une adaptation de Body of lies, un roman de David Ignatius, une des plumes journalistiques les plus renommées s’agissant du terrorisme.

Sorti en 2008, le film éponyme de Scott est un honnête film d’espionnage, et la seule superproduction véritablement consacrée au travail de renseignement contre Al Qaïda. On pourrait citer The Kingdom (2007, Peter Berg), mais il s’agit à la fois d’un film d’action et d’une enquête du FBI, loin, donc, des manipulations de source humaine.

A trop vouloir en montrer, il arrive qu’on devienne incompréhensible, ou à tout le moins confus, et c’est sans doute le plus grand défaut du film de Scott. Les bons points ne manquent cependant pas, à commencer par les décors. Tournées au Maroc, les scènes censées se dérouler en Jordanie, en Syrie, en Irak ou à Dubaï sont plutôt convaincantes, et, pour une fois, je n’ai pas eu l’impression de contempler un Moyen-Orient de pacotille. Evidemment, la centrale du GID ne ressemble pas à ça, et j’ai souvenir d’avoir admiré la rocaille de la Terre sainte (Jérusalem est à 80 kilomètres) en roulant vers les élégants locaux des SR jordaniens. L’influence britannique est, en revanche, bien restituée, et j’ai été ainsi sensible au savant mélange d’élégance londonienne et de froide brutalité du personnage magistralement interprété par Marc Strong. De même, l’omniprésence d’un garde-du-corps, discret mais visible, m’a rappelé bien des souvenirs. Pour un peu, ça me manquerait même…

Le film recrée donc des ambiances, et certaines scènes sont remarquables de vérité. L’exécution, interrompue, de Ferris par les jihadistes est particulièrement bien vue et renvoie aux vidéos diffusées en Irak ou en Arabie saoudite dans les années 2003-2005, ou à l’assassinat de Daniel Pearl au Pakistan en 2002. Horrible, donc, et la vidéo qui suit n’est pas à montrer à tous.

La gestion des sources humaines, très différente de ce que l’on pratique en France, n’est pas inintéressante à voir. L’intégration des drones de surveillance aux opérations de Ferris est ainsi bien illustrée, et confirme que le recours à ses appareils sans pilote a sans doute plus profondément modifié les choses en terme de renseignement qu’en terme militaire, comme je l’écrivais récemment ici. La méthode de recrutement des SR jordaniens, par ailleurs, donne tout son sens au C de MICE.

Hélas, le film pêche aussi par bien des côtés. Le personnage de Crowe est caricatural, et si on comprend aisément qu’il incarne une certaine CIA, et si plusieurs de ses remarques sont plutôt bien vues, son autonomie est proprement ahurissante et, de mon point de vue, pas crédible une seconde. On peut retenir son discours introductif, sans approuver ses méthodes ou sa stratégie.

Le discours d’un idéologue jihadiste est, de son côté, bien reproduit, et les scènes d’attentats sont bien restituées.

Le film, qui ne manque pas d’ambition puisque Sir Ridley Scott n’est pas connu pour sa modestie, se voudrait presque un documentaire. Il montre beaucoup, en effet, des cellules jihadistes aux drones de l’Empire en passant par les SR jordaniens, les séances de torture, les manipulations réussies et celles qui ratent. Il ne parvient cependant jamais à convaincre, et la cellule clandestine de la CIA qui monte l’opération contre Al Saleem n’a rien à envier à Enemy of the State (1998), un distrayant thriller paranoïaque du frère de Ridley, Tony Scott. Aucun des personnages ne suscite d’empathie. Celui de Crowe est un sous-John Brennan adipeux, celui de DiCaprio est une version brutale de Robert Baer et Mark Strong, s’il fascine, n’est pas, comment dire, très attachant.

Enfin, et c’est quand même légèrement handicapant, l’idée de faire évacuer la base d’Incirlik pour y commettre un faux attentat sans avertir ni les autorités turques ni le Pentagone ni le Département d’Etat est tout simplement idiote et d’un rare irréalisme. L’ensemble de l’opération, si elle n’est pas sans rappeler les grandes heures du contre-espionnage, n’est d’ailleurs pas crédible, en tout cas telle qu’elle est décrite. On sent, tout au long du récit, que Scott a lorgné du côté de la trilogie Jason Bourne, et même la musique de Mark Streitenfeld est très lourdement inspirée de celle de The Bourne Supremacy (2004, Paul Greengrass), un film qui, sans être crédible une seule seconde, est infiniment plus convaincant que Body of lies.

Distrayant, donc, mais on attend encore LE film sur le jihad.

« When you hear the air attack warning/You and your family must take cover at once » (« Two tribes (For the victims of ravishment) », Frankie goes to Hollywood)

C’était une morne matinée de novembre, il y a dix ans. Le ciel était bas, il avait plu ou il allait pleuvoir, et les murs de l’ancienne caserne étaient encore plus laids et tristes que d’habitude. Nos bureaux étaient, dans mon souvenir, vides, sans doute en raison des vacances scolaires. Nous étions, comme souvent, occupés par l’Irak, et je crois bien que je rédigeais le point de situation hebdomadaire du déploiement des troupes de l’Empire dans le Golfe. Rien qu’à la lecture de la presse régionale américaine, il n’était pas bien difficile de savoir que les Irakiens allaient bientôt manger chaud. On ne déploie pas pour la seule beauté du geste des milliers de blindés et des centaines d’avions à l’autre bout du monde, mais cette logique semblait échapper à nombre de commentateurs qui péroraient dans les médias.

Notre chef nous a fait monter dans son bureau et nous a tendu une dépêche AFP.

–       Vous avez vu ça ? nous a-t-il demandé, un brin exalté.

Il n’était pas question de répondre non, puisque rien n’était censé nous échapper, mais j’avais de toute façon apprécié la nouvelle avec jubilation, la veille, en berçant ma fille. La pauvre enfant, quand j’y pense.

–       Un drone US a tué un type d’Al Qaïda hier au Yémen. Vous vous rendez compte ? Et nous, on peut le faire ? a-t-il lancé.

Je ne sais plus ce que je lui ai répondu, mais ça n’a pas dû être très positif. La France n’avait pas de drones armés – je ne pensais pas à l’époque que cette phrase serait toujours valable dix ans après, même si j’aurais dû m’en douter – et quant à l’idée de tuer un adversaire dans un pays souverain en l’assumant parfaitement, c’était tout simplement ridicule. A l’époque, l’initiative et la souplesse opérationnelle n’étaient pas les qualités premières que l’on demandait aux responsables du contre-terrorisme, et le simple fait de ne pas provoquer de catastrophe était déjà considéré comme un accomplissement majeur. On a les succès que l’on peut s’offrir, comme je l’ai longuement relaté ici, et c’est sans doute plus le système dans son ensemble que tel ou tel individu qu’il faut blâmer.

Non, donc, nous n’étions pas capables de tuer un jihadiste comme venait de le faire l’Empire. Non seulement nous n’en avions pas la volonté politique, mais nous n’avions ni drone, ni forces spéciales au sol capables d’identifier la cible, voire de la désigner, ni liaisons assez rapides pour, en moins de 30 minutes, décider depuis Paris s’il fallait frapper. Et de toute façon, nous n’avions pas à l’époque de renseignements assez frais et précis pour traquer des terroristes à l’autre bout du monde.

Une poignée de Français étaient morts le 11 septembre à New York, et si nous avions envoyé nos forces spéciales en Afghanistan, nous n’étions pas en guerre. L’idée même faisait d’ailleurs horreur à nos dirigeants, drapés dans un moralisme de jardin d’enfants ou dans une nouvelle déclinaison, toujours hilarante, du gaullisme légaliste. Le SAC, oui, l’argent des tyrans de Côte d’Ivoire ou du Gabon, oui, mais tuer des terroristes, jamais, ô grand jamais.

Comme je l’ai déjà écrit, les constats stratégiques de l’Administration Bush, malgré les outrances de certains de ses membres, n’ont pas été remis en cause par l’équipe Obama. On pourrait parler de Guantanamo, mais là n’est pas la question. S’agissant des drones, je dois confesser un certain scepticisme face aux passionnants débats moraux, qui – et je suis conscient de l’outrecuidance de mon propos – se trompent d’objet. On lit beaucoup, essentiellement dans la presse impériale, de récriminations parfaitement argumentées contestant les frappes ciblées menées par les drones, mais aussi par des chasseurs et même par quelques équipes au sol, contre des responsables jihadistes. Pour les auteurs de ces tribunes, tous portés par une admirable et sincère indignation, la question centrale est celle d’une exécution capitale imposée sans que les cibles aient pu faire valoir leurs droits. De ce point de vue, les frappes de Reaper et autres Predator ne seraient donc que la moderne version de la peine de mort et, donc, l’émanation de la justice. Le GCHQ britannique a d’ailleurs été récemment accusé (ici) de complicité de meurtre par des activistes. Grandeur et servitude.

On comprend, naturellement, l’horreur que peuvent ressentir les juristes, et même les citoyens attachés au respect du droit et à ce qui fonde nos démocraties et nous rend si différents d’un bon paquet de régimes sur notre bonne vieille terre. On comprend leur désapprobation face à une stratégie qui, avec une fascinante régularité, frappe au Pakistan, au Yémen ou en Somalie et prélève un lourd tribut dans les rangs de nos ennemis.

Ennemis, car il s’agit bien de ça. Nous ne sommes pas, en effet, face à un processus judiciaire mais face à un processus militaire. Les individus traités par les blade runners de l’Empire le sont en tant que combattants et non en tant que criminels. Les informations qui circulent au sujet du processus de désignation et de traitement des cibles mentionnent la CIA, la DIA, les forces spéciales, mais jamais le FBI, le Département de la Justice, ou celui du Trésor. Pour l’Empire, il s’agit donc bien d’une guerre, sans ambiguïté, et les propos tenus en public par des responsables de la stature de John Brennan (aka The Lethal Bureaucrat) ou l’amiral William McRaven montrent, plus que jamais, que cette position est assumée par l’Administration Obama. Le terme d’assassinat ciblé est ainsi un double non-sens. Non seulement un assassinat est toujours ciblé mais en plus il ne s’agit pas ici d’assassinat mais d’actes de guerre, très éloignés des mesures de rétorsion des services israéliens après Munich, en septembre 1972, ou des opérations de Moscou en Europe ou au Moyen-Orient depuis une dizaine d’années. La remarquable base de données UMas Drone utilise le terme d’Operational Neutralization Events, que je préfère, et de loin, pour sa froideur. En France, la pudeur n’est plus de mise et certains de nos chefs militaires, comme le général Gomart, chef du COS, disent assez franchement les choses (ici, dans une interview au Figaro) :

« Ce que je constate actuellement, c’est une coopération accrue entre le COS et les forces spéciales étrangères dans des actions visant à combattre les réseaux terroristes dans la profondeur, là où ils sont vulnérables ; je pense notamment aux zones refuges ou aux lignes de communication. » Ça me semble assez clair.

Le choix de pratiquer ces opérations militaires révèle aussi l’impasse dans laquelle les Etats-Unis, et leurs alliés avec eux, se débattent depuis des années. Face à une menace avérée qu’il est impossible de contrer par des moyens judiciaires et qui, par ailleurs, a pris une dimension sans commune mesure avec ce pour quoi les systèmes répressifs ont été conçus (cf., une fois de plus, ici), l’option militaire, si elle est moralement discutable et politiquement dommageable, reste la moins pire. Il ne s’agit, en fait, que la manifestation la plus spectaculaire de la campagne de contre-guérilla que conduit Washington depuis dix ans contre les réseaux jihadistes qui mènent de leur côté, une guérilla mondiale aux caractéristiques inédites, comme je m’use la santé à l’écrire depuis 2005.

D’un strict point de vue opérationnel et tactique, cette campagne de frappes ciblées est un authentique succès, comme le notait récemment Richard Clarke, un professionnel qu’on ne présente plus. Au Yémen comme au Pakistan, les pertes dans les rangs des insurgés jihadistes ont eu de profondes conséquences sur leurs capacités de nuisance. A la fin de l’été 2010, par exemple, les raids contre les réseaux du MIO ou de l’UJI dans les zones tribales ont contribué à faire échouer les projets d’attentats en Europe. Au Yémen, le harcèlement des combattants d’AQPA m’a récemment été décrit par un homme de l’art comme « d’une rare efficacité », le groupe le plus novateur de la nébuleuse jihadiste ayant perdu en quelques mois une très grande partie de ses meilleurs stratèges, artificiers et autres opérationnels.

Evidemment, sur le long terme, cette pluie de bombes et de missiles, ce déferlement technologique ne règlent rien. Au Pakistan, les raids dans les zones tribales visent aussi bien des membres d’Al Qaïda que des combattants du TTP, que le gouvernement pakistanais combat officiellement mais qu’une partie de l’appareil sécuritaire soutient dans le cadre du fascinant jeu de billard à 14 bandes qui se joue dans le pays. Ce faisant, l’Empire élimine des ennemis du Pakistan mais alimente l’opposition au gouvernement d’Islamabad, jusque dans des cercles qui ne partagent en rien les projets des islamistes. Ne rien faire, c’est laisser la menace croître. Agir, c’est, certes, la combattre mais sans garantie de résultat sur le long terme. Le cauchemar que connaît aujourd’hui l’Empire au Pakistan ou au Yémen pourrait bien être le nôtre demain au Mali.

Au Yémen, justement, l’implication américaine n’a pas seulement des conséquences sur les réseaux jihadistes et sur les collaborateurs des forces spéciales. A plusieurs reprises, comme le note très justement Gregory Johnsen, l’Empire a été manipulé par le pouvoir local pour servir ses propres intérêts, et il est même permis de penser que les drones et autres chasseurs-bombardiers engagés au-dessus de ce pays sont devenus, comme le dit Micah Zenko dans cet article de Justin Elliott, une « véritable force aérienne de contre-insurrection au service des alliés de Washington ». On comprend, naturellement, que cette évolution provoque aux Etats-Unis un débat intense, mais du modeste point de vue qui est le mien, la question n’est finalement pas là.

Peu importe, en effet, de savoir si l’usage des drones est propre ou pas. Un raid de Reaper fait moins de victimes civiles qu’une volée de Tomahawks, et leur capacité à survoler pendant des heures une vaste étendue sans y être menacés (je parle ici de contre-guérilla, pas d’attaquer l’Iran) est infiniment précieuse.

On est loin des horreurs vues pendant la guerre du Vietnam. En tant que père de famille, je ne peux me satisfaire de ces enfants tués par des missiles, mais en tant que fonctionnaire chargé de défendre mon pays, je me satisfaisais, hélas, de certaines opérations. Les bavures sont pourtant rarissimes, et les pertes collatérales, pour dramatiques qu’elles soient, sont hélas le lot des actions de guerre. Elles sont même le reflet de notre volonté. Si j’étais désagréable, mais ce n’est pas mon genre, je répondrais même à certains détracteurs que ces opérations ne sont que la conséquence des échecs de certains Etats à juguler eux-mêmes les groupes violents actifs sur leur territoire. Mais je m’abstiendrais, fidèle à l’esprit de Noël qui m’anime, comme vous vous en doutez.

Pour le passionné d’aviation que je suis depuis plusieurs décennies, j’ajoute que ces drones de combats ne sont qu’une évolution, certes notable, de dispositifs et de processus que toutes les armées de l’air puissantes étudient. De même, les raids de rétorsion et d’élimination sont-ils une pratique courante, observée au Liban, en Tunisie, en Libye, en Irak ou en Afghanistan depuis près trente ans. On les voit même au cinéma et dans la sous-littérature d’espionnage, qu’il s’agisse de raids terrestres (Patriot Games, 1992, Philip Noyce) ou de frappes aériennes (Clear and present danger, 1994, Philip Noyce)

L’idée de pouvoir frapper en permanence des cibles partout dans le monde a d’ailleurs conduit à des travaux passionnants, visant à disposer à terme de drones prépositionnés, ou même de missiles capables de frapper rapidement en moins d’une heure n’importe quelle cible, selon le concept de prompt global strike (PGS) décrit dans un rapport du Congrès impérial (téléchargeable ici).

Par leurs capacités, les drones armés sont donc bien une évolution importante, mais ils ne constituent pas – ou ne devraient pas constituer – une telle rupture, tant leur mise en service était attendue et espérée, anticipée, même. On est loin de la révolution provoquée par l’usage de la poudre, par exemple. Il y a plus 40 ans, au Vietnam, on attendait des Skyraider engagés dans les missions de SCAR qu’ils orbitent des heures en attendant que les pilotes abattus soient récupérés par les équipes spécialisées. Et on a beaucoup vanté l’autonomie au-dessus du champ de bataille des A-10, sans parler de celle des gunships. Survoler longtemps, frapper, rôder, a toujours été une ambition majeure.

A mon sens, la véritable rupture intervient ainsi, non pas au-dessus des zones tribales ou de l’Hadramaout, mais bien dans les bureaux de Washington ou de Langley, où il a été décidé de mener cette campagne de frappes mondiale et où on peut, grâce à des outils à la puissance inédite, traquer, identifier, localiser et éliminer des individus avec une précision proprement sidérante. Les drones ne sont pas la rupture, ils sont une des manifestations de cette rupture, au même titre qu’un raid de F-15E en Somalie. Ils nous renvoient également à la nécessité de repenser, profondément et sans tabou, notre politique antiterroriste. La répression légale ne marche plus, la réponse militaire donne des signes de faiblesse, et aucune solution politique ne semble en vue. Excellente année 2013 à tous, donc.

« Going nowhere, going nowhere » (« Mad World », Tears for Fears)

Ecrire sur le jihad, c’est écrire sur une longue série d’échecs, une suite ininterrompue de défaites stratégiques ponctuée de quelques succès tactiques et de contre-offensives maladroites, toutes menées sans que de vrais objectifs aient été fixés.

Décrire le jihad, un phénomène non pas mineur mais malgré tout secondaire, c’est décrire la lutte de quelques milliers de radicaux contre un Occident pataud, indécis, qui hésite entre répression brutale et capitulation, sans jamais trancher.

Etudier le contre-jihadisme en Europe ou en Amérique du Nord, c’est contempler vingt ans d’aveuglement, de présupposés, d’incompréhension, de tâtonnements, d’impasses, d’erreurs et d’inadaptation. C’est aussi constater la complexité croissante d’une lutte qui ne donne pas de résultat probant, et la militarisation d’une réponse à un défi dont personne ne semble, en France par exemple, saisir tous les enjeux. C’est enfin prendre conscience de la faiblesse de son pays, incapable de procéder aux réformes, prisonnier de son passé, sans imagination, sans volonté, engoncé dans ses habitudes, paralysé par les querelles administratives et les chocs d’égos, intoxiqué par quelques vieilles ganaches ressassant leurs obsessions et une poignée d’imposteurs qui vendent du contre-terrorisme comme ils vendraient des implants capillaires.  C’est contempler son pays se confronter à la si cruelle réalité de son impuissance.

Qui oserait dire, en effet, que la menace islamiste radicale, désormais connue sous le nom de jihadisme, n’a pas cru depuis plus de vingt ans ? Qui oserait affirmer qu’elle ne s’est pas étendue, qu’elle n’a pas gagné en intensité, qu’elle n’a pas innové, et qu’elle ne cesse de nous prendre de court ? Qui de nos si brillants orientalistes pourra encore affirmer sans rire que les révoltes arabes marquent la défaite inéluctable d’Al Qaïda ? Sans vouloir être outrageusement désagréable, force est de reconnaître qu’à part lancer des réformes à contretemps de nos alliés et allouer des moyens quand on n’a plus besoin, on n’est plus bons à grand’ chose. Une sorte de tradition, me direz-vous.

Reprenons les choses dans l’ordre, si c’est possible. Le terrorisme, tel que le code pénal le définit, a le plus souvent été le fait de mouvements politiques ou séparatistes, poursuivant des buts précis. Dans certains cas, des Etats leur prêtaient même une amicale assistance, financière, logistique, militaire, mais nous restions dans le schéma parfaitement défini d’un acteur politique exerçant une pression sur un Etat par la réalisation d’actions violentes, ciblées ou aveugles. Comme je l’ai déjà souvent écrit, c’est avant tout l’atteinte à la souveraineté nationale qui justifie la mobilisation de la justice française, et, à son service, l’entière communauté des services répressifs.

A défaut d’être simples, les choses étaient donc, somme toute, assez claires : d’une main, l’Etat enquêtait, identifiait et neutralisait les auteurs, et de l’autre main essayait de convaincre les commanditaires que la méthode employée pour atteindre les buts poursuivis n’était ni acceptable ni pertinente, et que les diplomates feraient bien de, rapidement, prendre le pas sur les hommes d’action.

Disons, pour faire court, que cette méthode a été très efficace jusqu’au début des années 90. Depuis 1945, la justice française avait été confrontée à des dizaines d’attentats sur le territoire national, aussi bien perpétrés par des gens sérieux (FLN, OAS, Action Directe, etc.) que par des groupuscules moins crédibles – mais parfois meurtriers, comme les irrédentistes bretons. Les pouvoirs donnés aux services d’enquête par la justice, et à la justice par le législateur, étaient sans commune mesure avec tout ce qu’on pouvait observer dans les démocraties, et les sombres opérations du FBI de Hoover ne pouvaient être comparées puisqu’elles avaient le plus souvent été à la fois clandestines et illégales. En France, le parquet antiterroriste et les services du ministère de l’Intérieur agissaient, eux, en toute légalité. L’incrimination pour « association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste » permettait de ramasser tout un réseau, y compris le cousin qui vous avait naïvement prêté sa voiture ou le concierge qui gardait vos lettres pendant que vous prépariez la révolution mondiale et prolétarienne en assassinant des hauts fonctionnaires dans la rue ou des touristes dans les aéroports. On faisait le tri après, quand on y pensait.

Va dire à César que tu as été vaincu par des Gaulois de la Gaule celtique

L’irruption en France de la guerre civile algérienne, à partir de 1992, a lentement changé la donne, mais personne ne s’en est véritablement rendu compte – une constante nationale dont nous devons être fiers. Sans doute l’urgence puis la frénésie ont-elles empêché de prendre de la hauteur.

Dans un premier temps, après les premiers assassinats de Français en Algérie par des Afghans arabes (ah, ce brave Kada Benchiha Larbi – le garçon coiffeur de Sidi-Bel-Abbès, comme l’appelait un ami – et sa bande de dégénérés…), on a commencé à arrêter en France des soutiens du GIA (rappel : aucun observateur sérieux ne dit « les GIA »). Il s’agissait parfois d’arrestations liées à un meurtre, parfois liées à la diffusion d’un communiqué de menaces, parfois d’une simple convocation dans les locaux de la DST ou de la 6e DCPJ, pour un entretien cordial (Ben quoi, tu vas pas pleurer pour une gifle, non plus ? Un grand gars comme toi !). Ces arrestations visaient à la fois à identifier les réseaux de soutien de l’insurrection islamiste, à les casser autant que possible en s’appuyant sur les délits commis, à recruter quelques sources et à envoyer des messages aux responsables des mouvements.

S’agissant de l’ex-FIS et des maquis de l’AIS, son bras armé, les choses étaient assez simples. Le parti dissous disposait à Bruxelles de l’Instance exécutive du FIS en exil (IEFE), une petite équipe de ténors de seconde zone connectés à leur mouvement en Algérie et à l’ensemble de la mouvance islamiste radicale algérienne dans le monde, à commencer par l’Europe (il faut vraiment que je vous raconte ça, un jour). Pour le GIA, c’était plus compliqué, mais il y avait des contacts à Londres, en Suède, en Belgique et en Allemagne, et évidemment des liens avec le Pakistan où tout ce petit monde avait gardé des amis, du temps des grandes heures.

Chacun suivait évidemment avec grande attention les développements des relations entre maquis algériens afin de lire les évolutions des réseaux actifs en Europe, et donc de pouvoir frapper le moment venu. Pourtant, au fil des mois, la scène jihadiste algérienne devint de moins en moins lisible et la belle mécanique justice/diplomatie secrète se grippa. A Paris, certains cherchaient les maitres cachés du jihad algérien – quelques uns cherchent encore – et ne comprenaient pas qu’ils étaient confrontés à une des premières manifestations du jihad mondial, qui bientôt se développerait au Yémen, aux Philippines, en Egypte, dans le Caucase ou en Afghanistan. Du coup, arrêter des terroristes et casser des cellules, tout en limitant la menace immédiate, ne suffisait plus à circonvenir l’ensemble de la mouvance, dont on cherchait les financiers, les idéologues, les inspirateurs, les soutiens et les points de convergence.

S’engagea alors une course contre la montre, d’abord continentale puis planétaire, entre les réseaux jihadistes et les services de sécurité et de renseignement. Ce furent de passionnantes années…

Ramasser les miettes, vous appelez ça la sécurité ?

Deux logiques s’affrontaient, et elles s’affrontent encore : police contre renseignement. Et cette lutte qui se menait dans les couloirs de Beauvau ou dans d’autres lieux moins recommandables était encore épicée par des enjeux qui, au lieu d’être annexes, étaient devenus centraux. Combien de carrières faites sur des arrestations ? Combien de primes très conséquentes versées à tel ou tel haut fonctionnaire pour son rôle supposément décisif ? Combien de ministre paradant devant les caméras, à coup de déclarations martiales, de formules choc, de poses conquérantes ? Inutile de rappeler ici que le terrorisme est, plus que tout autre défi criminel, un enjeu politique majeur dans nos sociétés, et peu importe la rationalité de cet état de fait.

La ST et la PJ estimaient, à raison, qu’il fallait arrêter, casser des réseaux, prévenir, ne pas attendre. Leurs chefs considéraient que nous autres espions, habitués à travailler à l’étranger, n’étions pas impliqués comme eux dans la défense du territoire, et qu’un attentat serait d’abord leur échec. Sur ce dernier point, ils avaient raison, mais penser que nous ne serions pas ulcérés par le succès d’une entreprise terroriste contre notre pays, que nous ne nous sentirions pas frappés au cœur, était pour le moins insultant. Il faut dire que ces policiers d’élite, qui nourrissaient des sentiments voisins à l’encontre de leurs collègues des RG, sans parler des gendarmes, méprisés et surnommés les gardes-champêtres, étaient bien conscients de leur valeur et n’acceptaient pas de notre part nos méthodes et ce qu’ils considéraient comme un refus de jouer en équipe.

Dans leur esprit, me semble-t-il, il y avait comme le sentiment que nous n’aurions dû être que des supplétifs soumis, bien utiles pour leurs moyens techniques ou leurs capacités opérationnelles mais quand même pas bien malins. Le fait que nos chefs soient le plus souvent dociles, pour des raisons plus ou moins avouables, ne pouvait les détromper. On avait beau se réunir pieusement, le mardi matin, dans le bureau du chef de l’UCLAT, la coopération entre services pouvait plus facilement ressembler à la confrontation entre l’inspecteur Valentin et Roberto Texador (Q&A, Sidney Lumet, 1990, avec Timothy Hutton, Nick Nolte, Luis Guzman, Armand Assante et Paul Calderon) qu’à une réunion de catéchèses.

Il faut bien reconnaître, malgré tout, que nos philosophies différaient – et on me dit qu’elles diffèrent manifestement toujours. Cette opposition donnait souvent lieu à des situations cocasses, entre gamineries et mauvaises manières. Comme cette voiture avec gyrophare garée dans la cour d’une certaine caserne du boulevard Mortier, ou ce commissaire entrant dans le bureau du directeur adjoint avec son holster (go ahead, punk, make my day), ou encore ce responsable nous demandant au début d’une réunion de crise le nom de notre source principale dans une certaine affaire. Plutôt mourir, mon vieux, surtout quand on voit comment vos sources, quand vous en avez, sont traitées.

Parfois, l’arrogance, la pression de la hiérarchie politique, et même une forme sourde de compétition (ne nous voilons pas la face) conduisaient à des écarts de conduite bien plus graves. Je me souviens de cet ami me racontant, devant les grilles de la place Beauvau, comment ses collègues d’un certain service avaient suivi, pendant la campagne terroriste de 1995, un policier allant voir sa source infiltrée au sein du GIA et avaient arrêté son indic afin de pouvoir plastronner devant le ministre le lendemain. Des haines inextinguibles sont nées pendant ces heures difficiles et avoir imposé la fusion des RG avec la ST a ressemblé à la fusion du PSG avec l’OM. Ça ne pouvait pas marcher, et ça ne marche d’ailleurs pas, à bien y regarder. Nous, de notre côté, puisque nous ne faisions rien ou si peu, il aurait été difficile de nous surprendre en train de faire autre chose que nous lamenter.

La création d’une équipe anti terroriste inter services, après le 11 septembre, vit même certains donneurs de leçon piller le pot commun dans lequel les autres administrations versaient consciencieusement dossiers et affaires. Il est certes plus facile de copier que d’apprendre ses leçons, mais ça se paie un jour. Mohamed Merah, ça vous dit quelque chose ? Bref, enchaînons, sinon je vais vider mon sac et ça va casser l’ambiance.

Le fait est que le contre-terrorisme est devenu un enjeu de pouvoir aux retombées immédiates, qui fait vivre son petit monde, entre ceux qui hantent les commissions de chaque Livre blanc, les réformateurs hystériques, et les donneurs de leçons qui ne croyaient pas à Al Qaïda en juin 2001 ou ceux qui, en 2002, dissolvaient les équipes travaillant sur l’Europe puisque celle-ci, supposément sanctuarisée, ne risquait plus rien. Ce sont eux, les références publiques françaises en matière de contre-terrorisme. C’est vous dire si on est bien protégés et c’est donc sans surprise qu’on ne peut que constater que rien n’a changé depuis vingt ans, ni dans la doctrine, ni dans l’articulation des services ni dans les buts à atteindre – puisque je veux croire qu’il y en a.

Celui qu’a des lunettes, c’est Rey. Le plus dangereux, c’est Rey. Le plus con, c’est Rey. L’autre, c’est Massart.

L’arme absolue des policiers français dans ces années était, et reste, la commission rogatoire internationale (CRI). De façon finalement très française, nos collègues du ministère de l’Intérieur pouvaient ainsi se mêler des affaires du monde, puisqu’on trouvait toujours un jeune crétin dans une banlieue de Mossoul, dans un hôtel miteux de Peshawar ou même dans la jungle thaïlandaise à jouer avec un M-16. La CRI était précieuse par bien des aspects, et il s‘agissait, comme la Force, d’un puissant allié. Elle permettait à un service de devenir leader (il en faut bien un), elle lui permettait d’obtenir la coopération des services judicaires des démocraties (allez savoir pourquoi la vue d’une CRI n’a jamais fait réagir la police syrienne), et elle marginalisait tous les autres services. Ah non, mon cher camarade, ce que vous me dîtes est passionnant mais tout est versé en procédure et je ne devrais même pas parler à un espion. Encore un rollmops ?

La méthode Bruguière, qui reposait sur la ST et marginalisait les RG, pourtant plus pertinents s’agissant de la lutte contre le jihadisme, connut quand même quelques ratés. Le procès du réseau Chalabi, qui dut se tenir dans un gymnase tant le nombre de prévenus était élevé, aboutit à une gifle judiciaire en janvier 1999 : très peu de condamnations, pas mal de relaxes totales, et la confirmation qu’avoir prêté votre voiture à votre imbécile de cousin parti venger le Prophète (QLPSSL) en tuant des enfants ne faisait pas de vous un fou de Dieu. Ou alors un crétin de Dieu ?

Après le 11 septembre, j’assistai à quelques réunions secrètes d’anthologie au cours desquelles j’entendis de véritables perles. Ces moments, fascinants pour le professionnel du renseignement que j’étais à l’époque comme pour l’historien que j’avais failli être, m’affligèrent véritablement car j’y pris conscience de l’ignorance ou de l’aveuglement de la plupart de nos chefs. Ainsi donc, même eux ne lisaient pas nos notes, et très peu, par ailleurs, semblaient avoir pris conscience du caractère inédit de la menace contre laquelle nous luttions. Je compris alors, en écoutant ces vieux routiers du contre-espionnage rappeler avec effroi que les terroristes du 11 septembre s’étaient dissimulés dans nos sociétés (rendez-vous compte, les fumiers), que ceux qui veillaient à la bonne organisation de notre défense n’y étaient pas du tout. Demandez à l’entraîneur des Washington Red Skins de prendre en main le Spartak de Moscou…

Entre choc générationnel, idées fixes, mépris pour ces jeunes hommes un peu exaltés et manifeste incompréhension du monde qui changeait à vue d’œil, il y avait de quoi être inquiet. Certains responsables pensaient qu’il ne fallait toucher à rien, d’autres qu’il fallait réformer à tout prix, quelques mythomanes issus d’autres administrations (je pense ici à au moins un transfuge de l’Education nationale qui donna une autre ampleur au mot imposture) rêvaient d’opérations spéciales et de recrutements offensifs, et bien peu pensaient à la menace plutôt qu’à leur carrière… Quand il faut monter sur les remparts et que vos chefs choisissent la couleur de leur tunique, vous savez que vous allez avoir un problème.

Assure-toi qu’il s’est recouché

Les attentats du 11 septembre furent évidemment un choc en Europe où les services étaient mobilisés, (sauf en Allemagne, où on voyait essentiellement dans la lutte contre le jihadisme une idée fixe raciste) et redoutaient plus ou moins consciemment un  big one – mais personne ne pensait que cela pourrait être autre chose qu’une nouvelle attaque contre une ambassade. Si on trouvait dans tous ces services des analystes conscients de la nature de cette nouvelle menace, aucun n’avait vraiment envisagé la réalisation de ce qu’il faut bien considérer comme une véritable rupture.

Le cataclysme au sein de la communauté américaine du renseignement fut plus provoqué par l’ampleur de l’échec du système, dans son ensemble, que par un refus de comprendre le phénomène. D’abord réticents ou dubitatifs, les services de Washington, confrontés aux attentats de 1996 en Arabie saoudite, puis aux remarquables attaques simultanées de 1998 au Kenya et en Tanzanie, et enfin à l’opération de 2000 contre l’USS Cole au Yémen, commençaient à se faire une idée du merdier qu’il fallait combattre. Avec le recul, il ne me semble pas que la doctrine impériale ait, depuis, vraiment changé sur le fond : toujours une forme raffinée de vengeance, tempérée par une touche de justice. Seule l’ampleur changea et aux attaques du 11 septembre répondit le déclenchement de la plus vaste campagne anti terroriste de l’Histoire, à la fascinante brutalité.

Peut-on dire que l’Administration Bush fit de pertinents constats au sujet du jihadisme ? Portée par les théories, somme toute assez séduisantes, des néoconservateurs et poussée par les obsessions de Dick Cheney et de Paul Wolfowitz, elle se servit de l’islamisme radical combattant pour nourrir un vaste projet stratégique de refonte du Moyen-Orient. On ignore souvent que cette stratégie s’accompagna d’un authentique effort d’ouverture vers la région, mais doit-on être reconnaissant au pyromane du verre d’eau qu’il vide sur le brasier qu’il vient de provoquer ? La logique de l’Administration Bush en matière de contre-terrorisme fut très largement répressive, entre soif de vengeance et contemplation de sa propre puissance.

Pendant un peu plus d’une semaine après le choc, l’Empire resta muet. Nous pressentions qu’à la stupeur allait rapidement succéder une colère froide. Le 12 septembre, j’avais dit à mon équipe : Nous nous sommes préparés pendant des années pour un moment comme celui-là, et mon chef avait ajouté, en pointant du doigt une carte de l’Afghanistan que montrait CNN : Il faut se demander si eux ont conscience de ce qu’ils ont déclenché et de ce qu’ils vont ramasser.

Le fait est que nous fûmes débordés, immédiatement, aussi bien par l’ampleur des attentats que par celle de la riposte impériale. Qu’aurions-nous fait si un groupe basé à l’étranger nous avait infligé de telles pertes humaines et de tels dégâts matériels ? La réponse militaire ne faisait pas de doute, et l’issue de l’expédition afghane ne change rien à la donne. Face à des centaines de combattants jihadistes et à leurs milliers d’alliés taliban, comment envisager sérieusement une action judiciaire classique ? Et comment envisager, politiquement, l’inaction ? Comment justifier auprès de son opinion le refus de l’option militaire ? Ceux qui étaient aux affaires à l’époque à Paris peuvent bien dénoncer l’inefficacité de la politique de la canonnière, on ne se souvient pas les avoir entendus proposer d’alternatives. Et pour cause. Quand on ne croît pas à la réalité d’une menace et qu’elle vous surprend dans votre sommeil…

L’intervention militaire en Afghanistan, que j’ai longuement évoquée ici, a été la première indéniable illustration de la nature décidément évolutive du défi jihadiste. Manifestement, les moyens judiciaires classiques ne suffisaient plus à circonscrire une menace mondiale dont les membres étaient mobiles, rapides, de plus en plus professionnels et capables de mener, au Moyen-Orient des actions de guérilla, et en Europe des actions purement clandestines. Eux pouvaient tout faire, se jouaient des frontières, tandis que nous étions, pour des raisons parfaitement compréhensibles, soumis aux lois qui font, par ailleurs, la force de nos démocraties. Sauf que la loi, c’est bien joli, mais ça n’a pas réponse à tout, quoi qu’on pense en France où on légifère sur à peu près n’importe quoi.

Le choix d’intervenir militairement en Afghanistan répondait, en réalité, à un impératif sécuritaire immédiat. Parachuter des agents du FBI avec des mandats aux portes des camps de Khalden ou de Darunta n’aurait sans doute pas eu le même impact que les frappes de B-52 et les raids de forces spéciales. Mais sans aucun doute eut-il mieux valu que les jihadistes et autres combattants soient d’abord traités selon les conventions de Genève puis, après examen, remis à la justice. Quitte à innover, il y avait là matière à associer justice et armée, sans tomber dans l’inconnu juridique d’un statut bâtard (« ennemi combattant ») ou l’excessive judiciarisation du champ de bataille dont on débâtait ces jours-ci entre gens de bonne compagnie. Le fait est qu’il n’existait aucune réponse prête à ce cas de figure inédit, et le fait est que, onze ans après, rien n’a été inventé alors que nous allons – peut-être – bientôt combattre au Mali contre des terroristes. Prisonniers de guerre ou terroristes présumés mis en examen sur le champ de bataille ? Personne ne semble savoir, et surtout pas ceux qui devraient savoir.

Ceux qui condamnent les interventions armées occidentales, au nom d’un souverainisme le plus souvent bien nauséabond, n’ont manifestement pas réfléchi à l’ampleur de la menace – quand ils ne l’ont pas niée – et, évidemment, ne proposent rien. Face à des groupes de petite taille, géographiquement localisés, l’action judiciaire, avec ce qu’il faut d’adaptations et de coopération internationale, a toujours donné satisfaction. Nous sommes, en revanche, loin du compte face à la mouvance jihadiste, souple, imaginative, aux foyers de recrutement multiples, aux motivations différentes et aux détestations communes.

Le prix s’oublie, la qualité reste

Je me souviens parfaitement de ces photos satellite des camps de Darunta sur mon bureau, en octobre 2001. Elles furent remises à l’Empire quelques heures plus tard, et il me plaît de penser qu’elles ont servi à préparer les raids qui ont écrasé les infrastructures d’Al Qaïda et de ses alliés. Dans notre esprit, et bien avant les attentats de New York et de Washington, il ne faisait pas de doute que nous livrions une guerre. Il ne s’agissait pas pour autant d’abattre les suspects dans les rues de nos villes, mais le constat de notre impuissance était terrible. Pas un seul d’entre nous n’imaginait l’ampleur des attentats de septembre 2001, mais cette catastrophe, outre qu’elle révéla les failles du dispositif impérial, nous confirma dans nos craintes. Nous étions en guerre, et nos méthodes nous contraignaient, comme dans une partie mondiale de Space Invaders, à tenter de parer les attaques.

Les pudeurs de nos chefs avaient fait des services de renseignement extérieurs de simples prestataires des services intérieurs, contraints de coopérer avec les autorités locales, fuyant toute activité clandestine, évitant les risques comme on évite un malade de la peste. Cette stratégie, directement héritée du fiasco du Rainbow Warrior, avait entrainé depuis des années une terrible perte de compétences, la disparition progressive de la culture de l’action secrète et la montée en puissance d’une génération de cadres dont bien peu avaient le courage de dire à leurs chefs qu’il fallait se mouiller. Cette dégradation du dispositif n’est, évidemment, pas pour rien dans la montée en puissance, concomitante, des services de renseignement judiciaires, y compris à l’étranger, y compris loin, très loin de l’Europe. Comme le dit un soir de crise un directeur adjoint, « nous sommes le meilleur service de renseignement du 20e arrondissement ». Effet garanti sur la troupe.

Inutile de nier les grandes ambitions du Ministère de l’Intérieur. Inutile de réfuter ses arguments selon lesquels il fallait, pour gérer la menace, aller la combattre à sa source. Ainsi donc, les policiers français, fidèles à leur mission, occupaient sur la ligne de front une place laissée vacante par une administration qui, en tout cas à l’époque, se ridiculisait régulièrement en diffusant, pour se couvrir, des notes indigentes dont aurait eu honte un jeune journaliste de la Pravda.

Loin de moi, donc, toute volonté de blâmer mes anciens collègues de la place Beauvau ou du 15e arrondissement.Si on pouvait, en effet, leur reprocher leur manque de courtoisie, il nous était hélas difficile de contester la profondeur de leur engagement pour la sécurité de notre pays, illustrée par leur réactivité, leur imagination, leur audace – leur culot ? – et le courage de leurs chefs. A cette époque, il n’était pas rare de voir revenir de réunion un de nos collègues, écœuré, demandant à mi-voix s’il existait des passerelles entre administrations. « Ne cherche pas, on a déjà essayé », lui disions-nous.

Un matin, je filai à Amman y rencontrer une poignée de garçons un peu turbulents – la mission fut un échec complet – juste pour que mon service puisse se prouver qu’il était capable de projeter en 24 heures un blanc-bec de mon espèce. A l’aube des années 2000, cet aveu d’un de mes chefs me consterna. On en était donc là, à vérifier, au prix de plusieurs dizaines de milliers de francs, que si on allumait une lampe munie d’une ampoule on aurait de la lumière ?

Nos collègues policiers, certes ambitieux, certes convaincus d’être des seigneurs quand nous n’aurions été que d’aimables amateurs, illustraient ce vieux précepte qui veut que la nature ait horreur du vide administratif. Puisque nous ne pouvions rien faire seuls, puisque nous refusions de faire en secret, alors ils le faisaient, au grand jour, avec une CRI, avec des téléphones civils que la planète entière pouvait écouter. Je me souviens encore de l’effroi sur le visage d’un DG quand il découvrit que le policier membre de la mission commune que nous venions d’envoyer sur une scène d’attentat, au Moyen-Orient, parvenait à transmettre à sa hiérarchie des renseignements avec cinq ou six heures d’avance sur notre homme. Et que, du coup, ses renseignements, recueillis en commun sur le terrain, arrivaient chez son ministre avec douze heures d’avance sur notre propre note…

En nous expliquant qu’ils remontaient à la source de la menace, les policiers nous expliquaient en fait qu’ils faisaient notre métier en plus du leur. Croyez-moi, ça pique les yeux. Mais au moins le travail était-il fait, et ce constat nous consolait, à défaut de nous satisfaire.

Moi, mon truc, c’est la loi, pas toi ?

Le paradoxe était délicieusement gaulois. Nous étions en guerre (nous le sommes toujours, d’ailleurs), et elle était faite par des policiers. La chose aurait plu à Fouché, elle plaisait assurément à bon nombre de nos responsables, qui passaient le dossier dès qu’il devenait un peu chaud. L’affaire des menaces contre le rallye Paris-Dakar-Le Caire, en janvier 2000, que j’ai rapidement relatée ici, fut littéralement arrachée des mains de la police pour nous être confiée. Et si je retire une réelle fierté de la gestion de cette crise, je ne peux m’empêcher de penser que nous ne l’avons pas conclue comme nous aurions dû le faire, puisque Mokhtar Belmokhtar, le borgne le plus célèbre du Sahel, est encore en vie, et qu’il nous menace même.

Lorsque vous demandez à des militaires de réaliser des missions de police, ça se passe rarement bien. Mais lorsque vous demandez à des policiers de faire la guerre, rien ne se passe, ou si peu. A l’aide de leurs CRI, de leur très habile stratégie de coopération avec les grands services occidentaux, de leurs relations de confiance avec quelques homologues au Moyen-Orient, les policiers français voyaient venir la plupart des coups. Mais rien n’était fait contre les structures terroristes embusquées au Niger, en Somalie, au Yémen, et aucune stratégie nationale ne se dessinait. La partie de Space Invaders était simplement devenue multi-joueurs.

Les prises d’otages en Irak donnèrent l’occasion de démontrer un savoir-faire, et un potentiel, au point que l’unité de contre-terrorisme fut un temps surnommée « service de contre-kidnappings ». L’appellation était flatteuse, car elle reconnaissait le talent et l’engagement de ceux et celles qui travaillaient à libérer nos compatriotes, même ceux qui étaient de parfaits imbéciles inconséquents, mais elle était aussi, à bien y réfléchir, cruelle : qu’était devenu le contre-terrorisme ? Qui analysait la menace, ses évolutions, ses pics et ses creux ?

Dieu sait qu’elle avait pourtant évolué. L’Europe avait été assez aisément nettoyée de ses réseaux en 2001/2002, ce qui avait semblé conforter nos Weygand et nos Gamelin dans la certitude que se désengager du Vieux continent avait été un choix pertinent. Sauf que ce désengagement n’avait pas donné lieu, quoi qu’on dise, à une croissance exponentielle des opérations clandestines ou à ce fameux recentrage, maintes fois annoncées, sur le « cœur de métier ». Et sauf que l’apparition de filières liées au conflit irakien, dès 2003, avait redonné au jihad européen une impulsion, encore accrue par notre enlisement en Afghanistan. En 2004 à Madrid et en 2005 à Londres, preuve fut cruellement faite que l’Europe n’était pas sanctuarisée. L’évolution des modes opératoires – des kamikazes au Royaume-Uni – et la détermination sans faille des terroristes, comme à Leganés, confirma que l’action judiciaire classique ne suffisait plus. Que faire face à des hommes qui veulent mourir en vous tuant ? La lecture d’une commission rogatoire pourrait bien ne pas suffire, et on a vu à Toulouse comment ça peut finir – et ce ne sont pas les lamentables jérémiades corporatistes (téléchargeables ici) d’un syndicat de police qui y feront quelque chose. Faut casquer, gros père, faut casquer.

Animal factory

De même, le recours à l’emprisonnement, dans le cadre de peines de prison infligées par une justice indépendante – et, en France, spécialisée – a démontré sa totale inefficacité. Je ne suis pas partisan des exécutions extrajudiciaires ou des systèmes d’exception, mais le fait est qu’emprisonner des terroristes n’est utile que tant qu’ils restent enfermés. Depuis plus de dix ans, chacun sait au sein de la communauté du renseignement que les peines de prison, mises en place dans un Etat de droit pour punir, isoler puis réinsérer dans la société des criminels, ne sont d’aucune utilité contre les radicaux. Qu’ils soient nazis, révolutionnaires marxisants ou jihadistes, aucun ne sort de détention, à l’issue de sa peine, calmé, convaincu de s’être égaré dans la violence et d’avoir eu tort de tuer des innocents pour sa cause.

Pire, la prison est devenue un lieu de radicalisation, de recrutement, voire d’organisation de réseaux, et les administrations carcérales ne peuvent qu’avouer leur impuissance face à un phénomène qu’elles ne peuvent combattre autrement que par des mesures disciplinaires qui, à terme, font le jeu des fauteurs de troubles en les stigmatisant. En France, ceux qui mènent les contestations religieuses dans les prisons sont finalement déplacés vers d’autres centres de détention, où ils recommencent. Ainsi, au lieu de les isoler, l’administration française n’a d’autre solution, pour les sanctionner, que de leur permettre de poursuivre leur œuvre de prosélytisme. Notre impuissance, malgré les efforts des uns et des autres, est totale, et le constat, lors des réunions du G8 de 2005, n’avait pas manqué d’amuser nos collègues russes, dont les méthodes sont nettement plus expéditives. Si Guantanamo a été un gâchis juridique et diplomatique, il faut en revanche convenir qu’on y a appris bien des choses intéressantes, dont l’existence d’un homme dont la traque a conduit jusqu’à Oussama Ben Laden. Soupir d’aise.

Il ne s’agit aucunement ici pour moi de promouvoir la peine de mort, des traitements inhumains ou une violence étatique sans nuance. Le fait est, simplement, que nos outils actuels n’apportent pas de solution satisfaisante, dans le respect de nos valeurs, à ceux dont la mission est de lutter contre le terrorisme. Le dernier numéro de la vénérable Revue de la défense nationale (RDN) établit ainsi quelques constats intéressants, à défaut d’être indiscutables, sur ce point.

Qu’est-ce qui te gêne, toi ?

La question de la pertinence de la solution carcérale, comme celle de l’efficacité à moyen terme de la réponse pénale, et même comme celle de l’action armée, n’est pas seulement légitime, elle est inévitable. Comme d’habitude, je n’ai pas de solution, mais je constate simplement, pour le peu de temps qu’il me reste à travailler sur le terrorisme, que la France, qui disposait d’une solide expertise, a laissé filer le temps et se réveille, après l’affaire Merah, dans une situation d’extrême vulnérabilité.

Plus grave, notre volonté, affichée mais manifestement mollissante, d’aller combattre au Mali nous place dans la même situation que l’Empire lorsqu’il lui fallut détruire avec des moyens militaires classiques des groupes terroristes devenus de véritables mouvements de guérilla. Au Sahel comme en Somalie, au Yémen comme en Irak, aux Philippines comme au Pakistan, des organisations qui relèvent du code pénal ne peuvent plus être sérieusement affrontées qu’avec des moyens militaires. Depuis 2001, la mouvance jihadiste a déjà mué plusieurs fois, perdant son centre (AQ core) au profit d’affidés innovants (Irak, Yémen, Algérie et Sahel, Somalie/Kenya), suscitant des vocations, déléguant à de brillants héritiers en Asie centrale le soin d’avancer et de promouvoir le jihad. En Europe, les réseaux structurés ont disparu, remplacés par des individus isolés agissant sur ordre ou des cellules autogénérées saturant les défenses. Jihad global et jihad local sont plus que jamais imbriqués, et les polémiques religieuses qui n’agitaient avant que les révolutionnaires du vendredi sont désormais reprises et alimentées par des salafistes de plus en plus audacieux, qui sont la dernière étape avant le terrorisme.

Posons la question brutalement. Sommes-nous en mesure de répondre à ces nouveaux défis ? L’expertise française existe-t-elle toujours ? Il est permis d’en douter.

Comme aux Etats-Unis depuis 2001, le terrorisme est devenu un enjeu industriel et administratif. Les logiques d’appareils ont remplacé, dans bien des cas, l’accomplissement de la mission. L’acharnement avec lequel les anciens de la ST étouffent toute velléité de recréer de véritables RG illustre à merveille, en plus de certitudes pourtant démenties par les faits, la survivance de rivalités d’un autre âge. Les auteurs du rapport sur l’affaire Merah (téléchargeable ici) l’ont écrit, certes très poliment, mais ils l’ont écrit quand même : perte de compétences, mauvaise coordination, manque de formation, absence de confiance, etc. Le constat est désastreux, et force est de constater que si les uns et les autres avaient passé plus de temps à travailler au lieu de regarder chez le voisin s’il a plus de primes ou de RTT, certaines dérives auraient pu être arrêtées. Ce n’est pas le tout, de vouloir le pouvoir, encore faut-il avoir les épaules.

Les temps sont durs, Camille.

Avoir définitivement mis la main sur la lutte contre le terrorisme aurait dû donner aux grands vainqueurs de cette lutte de vingt ans une autre attitude, plus responsable. Hélas, certains restent manifestement tributaires du travail des autres, en France comme à l’étranger. Le temps des sources humaines intelligemment recrutées et correctement traitées est bien passé de mode, et on s’appuie, toujours plus, sur le bon vouloir de grands alliés. Ailleurs, dans d’autres services, la mécanique administrative s’est emballée, et comme elle ne tournait déjà pas bien, vous imaginez son état. Les indicateurs, les tableaux de bord, les réunions de comptables ont remplacé le cœur du métier. Comme au temps béni, non pas des colonies mais de l’Union soviétique, l’administration passe plus de temps à se contrôler elle-même qu’à agir.

Il a été révélé récemment que les structures de coordination mises en place dans l’Empire après le 11 septembre produisaient essentiellement des foutaises. D’un strict point de vue technique, cette découverte n’a rien de surprenant et est même plutôt logique. Engagé dans un conflit mondial, enseveli sous sa propre puissance, l’Empire a multiplié les agences et les intiatives, alourdissant du même coup sa communauté du renseignement. Le récit de la traque d’OBL par Peter Bergen, par exemple,  met en scène une petite équipe d’acharnés, soutenue par des moyens colossaux. L’expérience montre qu’il vaut mieux une poignée de gros cerveaux qu’une pléthore de cerveaux médiocres, ne serait-ce que pour des raisons d’organisation.

La croissance trop rapide d’une structure met celle-ci en danger : elle se fragilise, elle risque de se disperser, de perdre de vue ses missions, son premier métier. Comment intégrer des contingents de jeunes cadres, auxquels, en plus, des recruteurs ont vendu du glamour et de la gloire alors qu’il s’agit d’abord de remuer la boue et de recoller des milliers de morceaux ? Croyez-moi, ça ne se passe pas si bien, et avoir décidé de n’embaucher que des forts en thème quand le Quai, de son côté, réduisait sa voilure, a conduit à bien des erreurs d’orientation. Et le problème est voisin s’agissant des officiers. On trouve dans certains couloirs une telle proportion de jeunes brevetés de l’Ecole de guerre qu’on a l’impression de visiter un état-major de force. Brillants civils comme militaires, tout le monde attend une carrière, des promotions, des missions. Le hic, c’est que beaucoup de ces beaux esprits sont trop pressés. Dans le renseignement, ça n’est vraiment pas une qualité.

La course à la production, de notes, de dossiers, d’opérations (appelons ça comme ça, par charité chrétienne), la crainte permanente, si caractéristique du ministère de la Défense, de déplaire ou de faire une boulette paralyse un système qui, de toute façon, n’aime guère les pensées hétérodoxes – mais qui survit grâce à elles. Face à cette lourdeur, face à ce centralisme démocratique que Staline a sans doute volé au génie français, il était naturel que le ministère de l’Intérieur sorte grand vainqueur d’une confrontation de méthodes, mais aussi de réseaux et de personnes.

La pensée est donc sclérosée. Les liens entre les services et le monde universitaires sont ténus, incomplets. Les grands penseurs que nos dirigeants politiques adoubent ou flattent dans les salons de la République, malgré leur ignorance crasse des réalités du jihadisme, sont plus écoutés que les analystes des services spécialisés. Et ces derniers n’ont ni le temps ni l’envie d’aller écouter un conférencier ou de lire les actes d’un colloque. Sans parler du mépris des uns envers les autres, constant, solide, porté comme une médaille.

Du coup, qui réfléchit VRAIMENT ? Qui discute encore du terme de « guerre », sinon ceux qui répètent les lieux communs du moment en espérant obtenir des postes, ou ceux qui, n’ayant jamais rien compris, ne comprennent toujours rien ? La guerre ne serait-elle, immuablement, que le choc dans une plaine ou un bras de mer de deux formations militaires pareillement organisées ?

Qui, donc, dans ce pays envisage le phénomène de l’islam radical combattant dans sa globalité, des poussées salafistes en Tunisie, en Libye ou en Egypte aux maquis caucasiens en passant par l’irrédentisme du sud de la Thaïlande, le Sahel ou la mystérieuse Asie centrale ? Depuis 2001, la doctrine française n’a pas évolué, et seuls les textes répressifs se sont, certes utilement, étoffés. La seule évolution visible a été la fusion entre les RG et la DST, dont on a pu mesurer l’extrême efficacité à Toulouse au printemps.

Y a-t-il une doctrine ? Une stratégie ? Nationale ? Internationale ? Des relais ? Une offensive médiatico-intellectuelle conçue sur plusieurs années pour détacher du jihadisme une population qui trouve dans cette idéologie, que ça plaise ou non, des réponses ? Entre angélisme et racisme, entre orientalisme dévoyé et pains au chocolat populistes, qui se lance ? Qui écrit des notes désagréables à nos chefs ? Les liraient-ils, de toute façon ? Nous avons cru compenser notre incapacité à nous adapter à l’adversaire par un accroissement des moyens. L’ennemi s’est déplacé, a pris des coups, s’est adapté, et il a su rebondir avec une agilité qui nous était désormais interdite par notre montée en puissance. Je crois, plus que jamais, à l’articulation entre les services clandestins et judiciaires. Je crois à l’importance de l’action légale et à la nécessité de l’action illégale, je crois au soft power et aux raids de drones, je crois qu’il faut avoir une doctrine mais pas de dogme, je crois aux forces spéciales de l’analyse, à ces policiers, espions, diplomates, militaires, universitaires, qui ruent dans les brancards, et je crois au besoin impérieux d’avoir des chefs qui n’ont pas peur et qui ont des convictions. Forcément, donc, je n’ai pas d’espoir.

« It was fun for a while » (« More than this », Roxy Music)

Bravo. Moi, je dis bravo. Et je m’incline. Notre septième concitoyen capturé le 20 novembre au Mali, cette fois par le MUJAO – qui N’EST PAS UNE DISSIDENCE D’AQMI – est là pour confirmer l’extrême pertinence de la stratégie française contre les jihadistes au Sahel. Manifestement, les petits gars d’AQMI et leurs alliés ne sont pas vraiment impressionnés par les déclarations martiales de notre Président, mais, comme ils ne sont pas non plus tombés du dernier drone, ils font tranquillement croître leur cheptel de Français. Du coup, ils peuvent se sentir libres d’en liquider un, histoire de montrer à la France qu’ils ne se laisseront pas faire, un peu comme des John McLane du jihad annonçant, moqueurs : Maintenant, j’ai une arme !

Oui, je sais, la déception est terrible. Nous qui pensions que les menaces allaient suffire, nous qui étions certains que la force de nos convictions laïques et progressistes allait contraindre l’ennemi à se rendre sans combattre, nous voilà obliger de passer à l’acte. Sauf que voilà, finalement, ça n’est pas si simple, et puis on n’en a pas tellement envie. A force de fréquenter certains cercles bien connectés, j’en viens même à me demander si nous avions vraiment prévu de combattre. Mais quand on voit la fermeté avec laquelle ce pays est dirigé, tous les doutes sont permis.

Pourtant, à bien y regarder, le ridicule achevé de la situation n’a rien de bien surprenant, et paraît même cruellement logique. En avril dernier, j’ai longuement présenté, de mon humble point de vue, les origines de la crise que subissent les habitants de la région, avant, car je suis la proie des idées fixes, de revenir sur nos projets d’intervention puis d’en préciser les risques. Il y a encore un mois, je fondais mes quelques remarques sur la certitude, bien naïve, que nous savions où nous allions, à peu près de quelle façon et avec quels moyens, que toutes les remarques agressives de nos dirigeants étaient le reflet d’une ferme résolution, et que la guerre que nous annoncions sur tous les tons « dans les prochaines semaines » allait exprimer la volonté de la France (ici, adopter un ton solennel).

Après tout, quand on pointe du doigt, depuis le printemps, des ennemis, et qu’on annonce qu’on est en train de monter une coalition pour les déloger du Nord Mali, on est en droit d’espérer qu’il ne s’agit pas que de rodomontades. Parce que, en face, les méchants garçons d’AQMI et consorts, ils sont vraiment méchants. Et ils n’ont aucun humour. Quand on leur dit qu’on va les ratiboiser, ces imbéciles le croient et, forcément, parce qu’ils ont leur petit orgueil, ils se formalisent.

Pensez donc. Pendant quinze ans ou presque, ils ont bâti leur domaine, défiant les puissances régionales (question : l’Algérie est-elle une puissance régionale ? Vous avez trois heures), fragilisant les Etats du champ, s’alliant avec leurs camarades de jihad en Somalie, au Nigeria, jusqu’au Yémen, accompagnant la résurgence de réseaux terroristes en Tunisie ou en Libye. Pendant quinze ans, on les a scrutés, suivis, étudiés, on a payé des rançons et fait libérer quelques nuisibles avant de, soudainement, en juillet 2010, tenter d’en corriger quelques uns. On a même essayé, en janvier 2011, de libérer par la force deux jeunes hommes enlevés au Niger. Malgré le bilan dramatique de ces deux actions, je reste, par ailleurs persuadé qu’il vaut mieux avoir essayé et n’avoir pas pu plutôt qu’être resté paralysé par les doutes, puis les remords.

Discrètes avant les élections présidentielles, les autorités françaises, après le changement de Président puis de majorité, ont paru d’un coup pleines d’allant. Très vite, des constats sévères ont été faits par les ministres concernés, et par le chef de l’Etat lui-même. On a parlé de solution militaire, d’intervention inévitable, de soutien français. On a commencé, dès juillet, à bâtir une coalition avec les Etats de la région, à étudier des plans de bataille, à recenser les moyens et à préparer une validation internationale.

A Paris, il ne faisait de doute pour personne que les forces françaises en seraient, au moins pour le ciblage, l’accompagnement des unités africaines affectées à l’opération par la CEDEAO, et sans doute quelques frappes précises contre des émirs, sans parler des otages.  La presse spécialisée et quelques blogs de référence ont opportunément diffusé des détails sur nos unités déployées sur place depuis des mois. Dès juillet, il m’avait été dit que la reconquête du Nord Mali serait « notre prochaine guerre », mobilisant hommes, moyens, argent. Les hommes de l’art évoquaient des actions spéciales, des opérations audacieuses, celles qui ont fait la réputation de l’armée française.

Et puis, sournoisement, le ton a changé. Alors que l’Empire, échaudé par l’attentat du 11 septembre contre son consulat à Benghazi, changeait de posture et décidait enfin, après des années d’hésitation, d’y aller, la France semblait mollir. « Pas de troupes combattantes », a-t-on entendu. « Que des unités africaines », a-t-on précisé. Puis, on a accéléré le processus diplomatique et militaire, on a tenu la main de nos partenaires africains aux Nations unies, on a obtenu de haute lutte un peu plus de 3.000 hommes et on s’est laissé aller à confier que l’opération aurait lieu rapidement. Dont acte.

Dès juillet, Laurent Fabius a, fort justement, qualifié les terroristes d’AQMI d’ennemis. Au mois de novembre, au cours de sa conférence de presse, le Président a clairement indiqué que « notre sécurité [était] en jeu ». Quelques jours avant, son ministre de la Défense, M. Le Drian avait indiqué qu’il n’y aurait pas d’appui aérien de la part de la France au profit de la coalition africaine. Du coup, un esprit fragile comme le mien s’est troublé. AQMI et ses alliés sont des ennemis, une menace directe, mais on ne les combattra ni au sol ni dans les airs ? Donc, seulement du renseignement, de l’accompagnement et du travail d’état-major ? Peut-être aussi un concours de poésie au mess ? Non ? Tant pis, ça aurait eu de la gueule, autour du feu de camp, un peu de Rimbaud.

Alors ? Alors, la France, soucieuse de ne pas apparaître comme une nation impérialiste, désireuse de ne pas attiser les tensions avec l’Algérie (qui est un des nœuds du problème) se tourne vers ses partenaires africains et leur dit, en substance : Les amis, on a un problème, une bande de débiles nous enlèvent des gars et menacent nos ambassades, mais on n’ose pas aller les corriger et donc, bande de petits veinards, vous allez faire le boulot pour nous. Non, ne nous remerciez pas, c’est tout naturel. Comment, avec quels moyens ? Allons, ne faites pas les mijaurées, ça va bien se passer. Du soutien ? Vous n’y pensez pas…

En fait, la France ne veut pas jouer les puissances impériales – et de toute façon, elle aurait du mal, dans son état – mais elle force quand même la main de pays parmi les plus pauvres du monde pour aller castagner des terroristes qui vivent à la dure depuis vingt ans. Question impérialisme à peine assumé, ça se pose quand même là. Et l’issue fait frémir.

Pas de troupes combattantes, pas d’appui aérien. Soit. Et en face ? Environ 3.000 hommes plus ou moins motivés, dont un millier de vraiment sérieux selon les estimations de Washington. Mobiles, aguerris, disposant de soutiens locaux. Face à eux, entre 3.000 et 5.000 soldats africains pas motivés, mal armés, mal commandés, pas habitués à travailler ensemble, sans moyens aériens corrects, sans réelles capacités de coordination. Un observateur délicieusement ironique faisait remarquer, cet après-midi sur Twitter, que l’armée yéménite avait engagé près de 45.000 hommes contre AQPA, et que les 5.000 soldats de la CEDEAO n’allaient pas peser lourds face aux terroristes. Bon, moi, je dis ça, j’espère évidemment me tromper, mais quand j’entends que certains colonels, habitués de nos opérations africaines, pensent que les jihadistes seront balayés comme l’ont été les milices ivoiriennes, je suis bien obligé de me dire que le mur s’approche à grande vitesse. Il va y avoir des réveils pénibles.

J’ai déjà présenté les risques liés à cette nécessaire intervention, et les actions à entreprendre. Plus d’un mois après cet article, il semble que la France soit de moins en moins décidée à s’engager directement dans une guerre dont toute la région se passerait volontiers, et qui va être menée, de son propre aveu, pour défendre ses intérêts. Les actions à entreprendre ont-elles été entreprises ? Hélas non.

La coalition régionale n’est toujours pas convaincante. Le calendrier voulu par les états-majors parisiens (d’ici le printemps 2013) semble intenable sans une implication directe de nos forces. Selon Romano Prodi, envoyé spécial de l’ONU pour la région, une offensive pourrait même ne pas avoir lieu avant l’automne 2013… La sécurité dans les Etats voisins de la crise est toujours illusoire : enlèvement de six humanitaires au Niger en octobre, enlèvement d’un Français au Mali à quelques centaines de kilomètres des frontières mauritanienne, sénégalaise et burkinabée, arrivée de volontaires jihadistes, etc. On le voit, tout va bien.

Et à Paris ? A Paris, il se murmure que les administrations ne se parlent pas, que ceux qui savent ne veulent pas y aller, et que ceux qui vont peut-être y aller n’en savent pas assez pour le faire dans de bonnes conditions. Il paraît même qu’il existerait des difficultés de coordination, mais il s’agit sans doute de calomnies. Ça n’est vraiment pas le genre, en France. Il paraît qu’il y a un ambassadeur chargé du Sahel, mais il semble aussi performant à son poste qu’il l’a été au Caire, en 2011, lorsqu’il minimisait le poids des Frères musulmans. Une épée, quoi.

Comme à son habitude, la France a confondu la puissance de ses principes et la justesse de sa cause avec les moyens nécessaires à leur défense. Mieux, une fois de plus, un pouvoir politique se trouve pris de vertige quand il doit tenir ses engagements (on me dit dans l’oreillette que ça n’arrive pas qu’au Sahel, mais passons.). Dans un tel cas de figure, un Etat désireux d’intervenir a le choix entre menacer et mobiliser à son rythme, ou ne pas prévenir et frapper. Nous ne pouvions frapper au printemps, pour des raisons aussi bien politiques qu’opérationnelles. Il nous restait donc à mobiliser avec le calme qui sied aux vraies puissances, sans déclaration à l’emporte-pièces, sans vocifération vengeresse, avec la certitude que le choc allait intervenir.

Nous avons fait, avec ce talent si gaulois, tout le contraire. Après avoir menacé, après avoir – sans l’avouer, à la différence des véritables puissances – abandonné nos otages, après avoir créé une coalition à notre service, nous semblons réaliser que l’affaire est délicate. Les services de sécurité des pays qui bordent le futur théâtre des opérations se tiennent-ils prêts à réaliser des arrestations préventives quand les combats auront commencé ? En sont-ils même capables ? Avons-nous un discours explicatif destiné aux populations locales et pas à nos partenaires de New York ou Bruxelles ? Avons-nous conscience que l’implication de l’Union européenne, au Niger et bientôt au Mali, crée de la complexité diplomatico-administrative et expose d’autres Occidentaux à des enlèvements, pour un apport opérationnel faible ? Avons-nous conscience que la faiblesse de nos moyens est ridicule ? Que nos pudeurs de jeune fille nous fragilisent ? Je souhaite naturellement me tromper, mais on ne voit pas pourquoi les terroristes qui détiennent sept de nos concitoyens n’en liquideraient pas un, disons fin décembre, pour nous signifier toute la crainte que leur inspirent les déclarations de notre Président.

Déclencher une guerre, c’est démontrer sa volonté, celle de compter les cadavres, dans son camp comme dans celui d’en face. Déclencher une guerre, c’est avoir conscience des enjeux, c’est avoir conscience des risques, c’est avoir conscience des défis qui se présenteront après les combats. Déclencher une guerre, c’est se dire qu’on est capable de durer.

Je crois profondément que cette guerre est nécessaire, mais je commence à me demander si elle va être correctement menée. Je me demande même si elle est correctement conçue. Pour tout dire, j’ai l’impression que comme à son habitude la France, en déclenchant une guerre, ne va pas projeter sa volonté mais au contraire sa faiblesse.

Si on me cherche pour m’arrêter, je suis au bar.

You got soul

James Bond, Hubert Bonisseur de la Bath, Matt Helm, Mike Myers, Johnny English, Maxwell Smart, Harry Palmer, Bob St Clar, etc. Les espions au cinéma, en plus d’être souvent ridicules, sont blancs, officiers, parfois issus de la bourgeoisie ou de l’aristocratie. Mais connaissez-vous Undercover Brother, l’espion black sorti du ghetto, avec coupe afro et pattes d’eph ?

En 2002, Malcolm D. Lee, un cinéaste de seconde zone qui a travaillé aux côtés de Spike Lee du temps des grandes heures – et qui est son cousin – se lance dans l’adaptation au cinéma d’une série animée mettant en scène un agent secret afro-américain aussi caricatural que peut l’être le commodore Bond dans un autre genre.

Porté par une bande-son ébouriffante, où l’on retrouve Kool and the Gang, The Commodores, Wild Cherry, James Brown ou Carl Carlton, Undercover Brother est une réjouissante pochade qui reprend les poncifs de la série Z d’espionnage en y ajoutant quelques touches de conscience raciale et d’autoparodie.

Grâce à une distribution qui s’amuse visiblement, à commencer par Eddie Griffin, venu du stand up, Dave Chappelle, Chi McBride, Chris Kattan, sans oublier Billy Dee « Lando » Williams, Undercover Brother envisage sans complexe un vaste complot blanc qui, après avoir drogué un possible président américain, directement inspiré de Colin Powell, vise à nettoyer l’Empire de la culture noire qui l’a corrompue. L’idée du complot blanc est solidement ancrée dans une partie de la communauté afro-américaine, et la ridiculiser, grâce à Conspiracy Brother, n’est pas le moindre des mérites du film.

Undercover Brother, qui n’aurait pas fait tâche dans une production des 70s aux côtés de Pam Grier (Coffy, 1973, Jack Hill) ou de Richard Roundtree (Shaft, 1971, Gordon Parks),  conduit avec maestria, non pas une Aston Martin, mais une Cadillac DeVille…

Et, ultime signe de reconnaissance, pour pénétrer dans les QG souterrain de la Brotherhood, il doit montrer patte blanche…

Il sait aussi se déguiser…

Bref, il sait tout faire !

En ces temps troublés, rien de tel qu’un peu de funk et de disco…

Si les services secrets étaient aussi cools, nul doute qu’ils seraient plus efficaces. Je me comprends.

« Can you hear the drums, Fernando? » (« Fernando », ABBA)

Le 15 septembre dernier, mes pas m’ont conduit à Meudon-la-Forêt, dans les Hauts de Seine, où je me suis négligemment mêlé aux familles et amis de nos otages au Sahel. J’ai longtemps hésité avant de me rendre à cette manifestation de soutien, mais il m’a, finalement, paru important de côtoyer les proches de nos concitoyens détenus au Mali par AQMI, aussi bien pour leur montrer mon modeste soutien que pour bien garder à l’esprit que la lutte contre le terrorisme, ou, me concernant désormais, l’étude de ce phénomène, ne sont pas des activités froides mais au contraire bien humaines.

Il faut saluer ici la présence aux côtés des familles de plusieurs élus, maires, députés et sénateurs venus pour certains de Martinique, ainsi que celle d’anciens otages, dont Hervé Ghesquière qui, toujours très marqué par sa longue captivité en Afghanistan, a prononcé quelques paroles émouvantes et nous a épargné ses récentes et peu glorieuses sorties sur l’armée française. Je précise, enfin, que toutes ces bonnes volontés agissent sans grand soutien. Les orateurs nous ont bien affirmé que des représentants des autorités françaises étaient présents, mais force est de reconnaître qu’ils ont été bien discrets. Je sais que c’est un métier, mais quand même. J’ai, par ailleurs, été frappé par le manque de moyens de ceux qui soutiennent les familles de nos otages, et j’ai ainsi appris, en bavardant avec mes voisines, que les T-shirts étaient imprimés à la maison et les flyers au bureau. Tout le monde ne peut pas avoir une carte de presse ou être l’ancienne élève d’un ex-Premier ministre. Je me comprends.

Mais c’est surtout en écoutant la porte-parole du comité de soutien aux otages du Sahel que j’ai réalisé, même si je m’en doutais, à quel point elles étaient seules, à quel point personne ne leur expliquait rien, à quel point tout cette affaire leur semblait mystérieuse – une dame manifestement exaltée évoquant même des intérêts cachés. Allons allons, il ne faut pas croire tout ce qu’on lit sur les sites des médias citoyens.

Il faut pourtant reconnaître que la mission de nos hommes politiques et autres fonctionnaires n’est pas facile. Allez donc expliquer à une femme enlevée avec son époux mais libérée seule que non seulement les terroristes ne veulent rien entendre, qu’ils vont sans doute descendre un ou deux otages pour faire bonne mesure et que de toute façon on va leur tomber dessus comme une bande d’adolescentes sur un stock de chemises de chez Hollister. Difficile de convaincre, malgré les récentes déclarations du président, que tout sera fait pour libérer les otages alors qu’on promet une mort spectaculaire à leurs ravisseurs. La méthode n’est pas vraiment conseillée par l’amicale des négociateurs (note pour demain : vérifier auprès des Russes ce qu’ils en pensent, et s’ils ont même encore des négociateurs).

Il y a, traditionnellement, trois méthodes pour obtenir la libération d’un otage : céder aux exigences, convaincre – peu importe comment – les ravisseurs qu’il serait de bon ton de laisser filer le malheureux, ou tenter le coup de force. Au Sahel, la France – comme d’autres – a cédé à plusieurs reprises. Elle a ainsi payé et/ou fait libérer des jihadistes détenus par des pays de la région. Elle a également essayé la manière forte, en juillet 2010 pour libérer le malheureux Michel Germaneau, et en janvier 2011 en interceptant le convoi dans lequel se trouvaient Vincent Delory et Antoine de Léocour, avec les résultats que l’on sait.

Malgré les tragédies qu’ont été ces décès, on ne peut s’empêcher de penser, malgré tout, qu’il faut savoir mettre un terme au règne de certains criminels, faute de quoi les enlèvements se poursuivront indéfiniment Comme je m’échine à le répéter, la lutte contre le terrorisme ne vise pas tant à contrer une menace somme toute moins prégnante que celle du crime organisé ou que les menées de puissances étrangères qu’à défendre coûte que coûte la souveraineté nationale et un certain modèle sociopolitique. Le hic, c’est que cette posture implique une certaine intransigeance – ni Washington ni Pékin ni Londres ni Moscou ne négocient – et donc une véritable force de caractère quand vous allez au devant des familles pour leur annoncer que leur mari, père, fils ne sera pas échangé contre de l’argent, des armes, ou un quelconque prisonnier qui ferait bien de ne pas trop la ramener, d’ailleurs. Je n’ai jamais eu à accomplir cette pénible mission, et, le 15 septembre, vous pensez bien que je n’allais pas commencer à parler au nom de la République ou de mon ancien employeur. Tout le monde n’a pas ces scrupules, mais j’ai reçu une éducation intransigeante et je suis conscient de ma place en ce monde.

Alors qu’il est déjà difficile de tenir un discours sincère aux familles de nos otages, imaginez, depuis quelques mois, leurs tourments alors que les bruits de bottes s’amplifient dans la région. La porte-parole du comité de soutien a bien exhorté les autorités françaises à agir, mais je ne sais pas si elle pensait à une audacieuse opération du COS…

Il ne vous a probablement pas échappé que je porte à la région un intérêt tout particulier. Même si rien de ce qui est jihadiste ne saurait m’être étranger, on revient toujours sur les lieux de son crime et le nord du Niger, ses notables acoquinés avec le GIA, ses pistes caravanières et ses 4X4 armés m’ont longtemps occupé – depuis Paris, évidemment, car je suis un bibelot, un Gaulois de chez Tifus… C’est donc avec satisfaction que j’ai entendu le discours officiel français changer au sujet des opérations d’AQMI au Mali, et avec curiosité que j’ai réalisé que nos dirigeants envisageaient très sérieusement d’aller mener dans ces lointaines contrées une guerre qui s’annonce d’ores et déjà singulièrement complexe. J’ai déjà, longuement, décrit ici à quel point le refus d’intervenir en 2000 avait été une erreur majeure, et à quel point l’aveuglement de certains responsables avait été dommageable. Depuis le printemps dernier, le ton a changé, et si on peut penser que le Président a repris à son compte les plans de son prédécesseur, il faut saluer sa détermination. Pourtant, bien que la parole du chef de l’Etat soit intrinsèquement, à mes yeux, d’une grande valeur, je ne peux m’empêcher de m’interroger sur une poignée de points. Et plutôt que de vous assommer avec un interminable exposé, je vais tenter de les présenter de façon, comme on dit au Quai, sexy et opérationnelle. Attention, néanmoins, puisque cette fascinante expression n’implique pas que l’expérience soit, au final, plaisante.

Quelle est la mission ?

A plusieurs reprises depuis le début de l’été, la France a clairement manifesté son intention de recourir à l’action armée contre les jihadistes qui règnent au Nord Mali. Le ministre des Affaires étrangères, Laurent Fabius, a ainsi déclaré, le 12 juillet, que l’usage de la force au nord contre AQMI était probable. Ce discours n’a fait que se renforcer depuis, et les démentis français au sujet d’une planification dans la zone ne sont pas plus crédibles que les bulletins de santé de certains chefs d’Etat.

La mission est double, et, pour tout dire, elle me paraît singulièrement confuse – au moins lorsqu’elle est évoquée publiquement. Le Président l’a, en effet, dit le 11 octobre (cf., par exemple, ici), il s’agit de libérer le nord du Mali ET de libérer nos otages :

Comprenez moi bien. Penser que la position de la France peut être dépendante d’une prise d’otage? Nous avons deux devoirs: libérer nos otages et libérer le Mali du terrorisme. Ils ne sont pas contradictoires. Au contraire même. […] Je pense que les ravisseurs savent bien ce qui peut arriver, et donc peuvent être dans une disposition de relâcher le plus rapidement possible nos ressortissants. […] Qu’ils m’entendent bien, s’ils sont devant l’écran ou à la radio : nous voulons la libération de nos otages, et nous ferons tout pour qu’il en soit ainsi.

Passons sur le Comprenez-moi bien, qui rappelle le Make no mistake du précédent Empereur (J’ADORE cette expression, on imagine l’orateur poser un coude sur le pupitre avant de pointer un doigt martial vers la caméra), et posons-nous la question : comment va-t-on tomber sur le râble des jihadistes et obtenir d’eux, dans le même temps, la libération de nos concitoyens ?

Soit on veut la libération des otages à tout prix, et alors on négocie, on fait des concessions, on joue même l’apaisement, on fait pleuvoir les euros et les dollars sur les intermédiaires et on sort les détenus au compte-goutte, en plusieurs mois. Mais alors, forcément, inévitablement, on arrête de menacer.

Soit on estime que la liberté des otages passe après notre souveraineté, et on décide que la fermeté, comme la liberté dans la chanson, guide nos pas et on dit aux ravisseurs : vous les relâchez, et vous survivez, ou alors vous jouez les durs et on est plus durs que vous, fidèles que nous sommes à la fameuse Chicago way de Jim Malone (The Untouchables, Brian De Palma, 1987) – dont je ne me lasse pas.

Soit on décide que de toute façon c’est trop tard et qu’il n’est pas question, une seconde de plus, de transiger avec un groupe de fanatiques que nous ne parviendrons, de toute façon, jamais à ramener à la raison, et alors on attaque afin d’éliminer le plus possible de terroristes et on considère – en l’assumant – que les otages sont les premières victimes de la guerre (ce qui est vrai, soit dit en passant).

Les plus taquins d’entre vous pensent sans doute qu’une opération audacieuse, lancée au début d’une offensive de grande ampleur, pourrait extraire les otages dès les premières heures des combats. En revanche, et en toute franchise, vu de loin, je vois mal comment nous pourrions parvenir à un deal avec AQMI, le MUJAO et Ansar Al Din, malgré les efforts du Burkina Faso, alors que notre diplomatie est toute entière tournée vers leur éviction du Mali et que leurs fondamentaux idéologiques nous vouent aux gémonies. Et ce ne sont pas les récentes affaires en France qui vont les calmer, et encore moins les propos du Président : Il y a des cellules – je ne sais pas encore l’importance, des enquêtes sont en cours – qui veulent faire de l’islamisme radical une cause de haine et d’agression. Nous ne les lâcherons pas, nous les pourchasserons, nous les éliminerons. Comme quoi, on peut éviter son ex dans le hall des Nations unies et ne pas reculer devant ses responsabilités stratégiques. Moi aussi, je suis un grand timide.

Quel est l’adversaire ?

Il s’agit donc de récupérer nos otages – et ceux des autres, dont 3 diplomates algériens capturés à Gao en avril dernier et pour lesquels leur pays, certes très lointain et peu fait de la région, ne semble pas beaucoup se démener. Non, laissez, on va le faire. Ça nous fait plaisir. Non, ne nous remerciez pas, c’est tout naturel.

Et il s’agit donc de déloger, et si possible de réduire à néant, les groupes islamistes présents au Nord Mali. Pour faire simple et vous épargner l’inventaire fastidieux des katibats, disons qu’il y a là un contingent très conséquent d’Al Qaïda au Maghreb Islamique (AQMI), la quasi totalité des effectifs du Mouvement pour l’Unicité et le Jihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO), la branche africaine d’AQMI, et les fiers Touaregs islamistes Ansar Al Din, qui jouent à domicile, et même quelques amis de Boko Haram venus du Nigeria s’initier aux joies du désert.

Tous ces braves garçons se connaissent de longue date. Les jihadistes algériens sont, par exemple, là depuis presqu’une génération, comme je l’ai longuement relaté ici. Ils connaissent désormais la région mieux que l’Oranais ou la Kabylie, ils parcourent les pistes en tous sens, disposent de solides relais dans toute la zone grâce à leur grande générosité, une vraie solidarité ethnique et quelques judicieuses alliances matrimoniales. Les membres du MUJAO et d’Ansar Al Din sont, quant à eux, des enfants du pays, négro-mauritaniens ou Touaregs combattants pour la Vraie Foi comme pour leur autonomie politique ou la reconnaissance de leurs droits.

La valeur militaire des ces hommes, dont on estime le nombre à 3.000 au total, ne doit certes pas être surestimée, mais il ne s’agit pas non plus de penser que tout s’annonce au mieux. Estimons que, sur ces 3.000 combattants, au moins 1.000 ont une véritable expérience guerrière, acquise en Algérie depuis des années, en Libye l’année dernière ou depuis avril dernier, contre ce qui fait office d’armée malienne ou contre les girouettes du MNLA. Equipés comme tout groupe irrégulier de fusils d’assaut, de mitrailleuses légères et de RPG, ils ont pris à l’armée malienne des véhicules blindés, quelques pièces d’artillerie, des mitrailleuses lourdes et autres joujoux. Le véritable danger provient des stocks d’armes libyennes, et chacun a cherché, l’année dernière, à mettre la main sur les missiles sol-air portables SA-7 et sur les missiles antichars volés ou achetés du côté de Benghazi après le début de la révolte.

Dépourvus de moyens de communication militaires ou de toute informatique de combat, les jihadistes du Mali sont probablement aussi rustiques que les Taliban afghans, et comme eux ils vont éviter d’affronter des forces régulières dotées d’une confortable puissance de feu. Comme les autres mouvements islamistes radicaux combattants, AQMI et le MUJAO ont en effet la capacité de mener des combats urbains comme de perpétrer des attentats-suicides. Du coup, soit les jihadistes vont s’accrocher aux villes et nous jouer une poignée de mini-Fallujah, soit ils vont s’éparpiller en refusant le combat et donner corps à un cauchemar dont la perspective a, je l’espère, été prise en compte par nos chefs.

Quels sont les moyens ?

Mais avant d’envisager les combats et leurs conséquences, jetons un œil à ce que nous pouvons aligner face à AQMI. Alors que les travaux du prochain Livre blanc ont commencé malgré l’absentéisme d’une proportion non négligeable des membres de la commission, et alors que notre effort principal est tourné vers le rapatriement de nos hommes et de leur matériel d’Afghanistan, tous les facteurs de la crise malienne nous conduisent à privilégier l’option des forces spéciales. Nous ne disposons pas, de toute façon, des moyens nous permettant de déployer dans la région les effectifs pléthoriques qui seraient nécessaires en cas d’opération classique. Et quand bien même aurions-nous les régiments et tout leur fourniment que nous ne pourrions pas les transporter. Varus, où sont mes C-17 ?

Les forces spéciales françaises, qu’il s’agit du COS ou des petits gars de Cercottes ou de Perpignan, sont censées bien connaître le nord du Mali et le nord du Niger, explorés depuis des années. Leurs capacités d’infiltration, leur endurance et leurs moyens sont, là comme ailleurs, les plus adaptés à une opération coup de poing contre AQMI et ses alliés.

A ces quelques centaines de « conseillers » français, dont nos dirigeants continuent de dire qu’ils ne seront pas là (Alésia, c’est où ça, Alésia ?) doivent s’ajouter environ 3.000 hommes de la CEDEAO, pauvrement équipés, pas forcément très motivés, dont on ne connaît pas la valeur au combat et dont on ne peut qu’espérer que leurs chefs savent travailler au sein d’une coalition. C’était le but des manœuvres Flintlock de l’Empire, que j’ai rapidement évoquées ici, mais qui peut savoir ? Pour l’heure, on ne peut que constater que les Etats sur lesquels on comptait se tiennent en retrait, comme le Sénégal ou la Mauritanie, et que d’autres, comme le Niger, n’y vont que parce que de toute façon ils sont déjà impliqués dans la crise. L’armée tchadienne est plus que crédible, mais se pose alors la question de la gestion par le gouvernement de ses troupes, parfois un peu, comment dire, turbulentes. Et tout ce petit monde, qui se débat dans une pauvreté biblique, demande des aides financières. Ça tombe bien, nous sommes d’une indécente richesse, ces temps-ci.

3.000 soldats réguliers, dont les échelons arrière, contre 3.000 maquisards motivés… Il me semble que le rapport de force n’est pas favorable aux assaillants, et le recours à des forces spéciales est donc une obligation opérationnelle, quoi qu’on dise à Paris. Les FS ne peuvent cependant pas tout, et il nous faut aussi des moyens plus lourds, dont des avions de combat et des drones. La France ne dispose plus d’avions antiguérilla et seules les aviations tchadienne ou mauritanienne sont capables de faire du strafing. Il nous manque surtout des drones armés, malgré les affirmations de certains quotidiens algériens et de quelques observateurs qui ignorent manifestement tout de Jane’s ou d’Air et Cosmos. Ce réel déficit capacitaire est un handicap majeur si on ambitionne de frapper des groupes terroristes et qu’on n’a manifestement pas les moyens de les écraser sous les bombes ou qu’on n’a pas envie de réduire les villes maliennes à l’état de parkings de centres commerciaux.

En l’absence de drones armés – dont je doute, de toute façon, que nous soyons capables de les employer aussi rapidement que l’Empire, il nous reste les Mirage qui font des déploiements réguliers à N’Djamena et nos vaillants Super Etendard Modernisés (SEM). Le hic, comme on le sait depuis le Vietnam, c’est que la contre-guérilla avec des jets supersoniques est un art délicat. Quand en plus les cibles sont très mobiles, que le nombre d’avions disponible est très faible, et qu’il manque dans les arsenaux des dizaines de bombes guidées utilisées en Libye ou en Afghanistan et pas encore rachetées, la mission devient plus complexe.

Cette réflexion nous conduit au point suivant, le plus important : Quels sont les risques ?

Que ce soit seule, avec la CEDEAO ou derrière elle, la France s’apprête donc à jeter un pavé dans la mare. On pourra dire que c’est trop tard, mais au moins ne pourra-t-on plus nous reprocher de rester là à contempler le désastre. Un de mes amis, qui navigue sur les sept mers à bord d’un de nos orgueilleux bâtiments, me faisait récemment la réflexion suivante. Pour éliminer une espèce dans un biotope, m’écrivait-il, il faut adapter le biotope pour rejeter l’espèce, ou introduire un prédateur spécifique qui ne détruira pas le biotope. Manifestement, le rejet n’a pas eu lieu et les islamistes radicaux, malgré la courageuse résistance de quelques uns et de quelques uns, ont su, depuis des années, et grâce à l’aveuglement de Paris, s’implanter profondément. Ceux qui parlent avec dédain d’un épiphénomène historique sont dans des bureaux de la rive droite, loin des lapidations et des viols. Nous allons, par cette offensive, tenter de jouer le rôle du prédateur. Sommes-nous sûrs que le biotope n’a pas été contaminé et que notre mission ne va pas changer de nature en quelques semaines ?

Que faire si les populations du Nord ne nous accueillent pas en libérateurs mais en occupants, ou en supplétifs d’un pouvoir qui, au sud, a montré l’étendue de son incurie ? Que faire lorsque certains, après les combats, nous reprocheront de vouloir restaurer de force, contre l’évidence, l’unité d’un pays qui est, quoi qu’on dise, divisé entre nord et sud, musulmans et chrétiens ou animistes, entre Touaregs, Kountas et Bambaras ?

Que faire lorsque, après la première bavure touchant des civils, on nous ressortira le vieux discours sur nos visées néocoloniales, nos intérêts plus ou moins cachés ? Certaines plumes d’un grand quotidien du soir en sont déjà à affirmer que le but poursuivi par le Président n’est ni plus ni moins qu’intérieur, et que la lutte contre AQMI n’est qu’un moyen de ressouder les Français… J’espère que dans le plan de bataille figure un chapitre prévoyant une poignée d’éléments de langage permettant de répondre à ceux qui verront une nouvelle croisade et une démonstration du complot de la France contre l’islam.

Mais les risques vont bien au-delà des polémiques politiques. AQMI est un mouvement terroriste dont l’expansion est ininterrompue depuis six ans et qui est, désormais, étroitement connecté au reste de la mouvance jihadiste africaine. On a vu des membres d’AQMI faire le coup de la Mauritanie au Niger, en Tunisie et jusqu’en Libye. Le groupe coopère avec Boko Haram, et c’est même un Algérien qui coordonne tout ce petit monde, depuis le nord du Nigeria. Les éléments sahéliens d’AQMI sont également en excellents termes avec les Shebab somaliens, eux-mêmes copains comme الخنازير  avec les réseaux d’Afrique de l’Est ou les esthètes d’AQPA au Yémen.

D’ailleurs, et comme par hasard, les Shebab ont diffusé une vidéo de Denis Allex implorant le Président d’agir. Une pensée pour lui, mes amis.

Le message est, me semble-t-il, clair. Attaquez nos frères au Mali, et les ripostes interviendront partout, partout où des cellules jihadistes brûlent d’envie d’en découdre avec la France, sa laïcité sourcilleuse, ses dessinateurs insolents, sa démocratie impie et son alliance avec l’Empire. Il est évidemment possible que rien ne se passe et que les combats au Mali se déroulent dans un silence poli, sans que les jihadistes de Tunisie, du Pakistan, du Yémen ou de France se décident à répondre à l’attaque. Mais j’aimerais être certain que dans le plan de bataille a également été prévue cette hypothèse. Nos ambassades sont-elles prévenues ? Les entreprises ont-elles été sensibilisées ? Avons-nous, par exemple, je réfléchis à voix haute, envisagé de nouveaux enlèvements ? Et si chaque émir d’AQMI ne se déplaçait qu’avec un otage collé à ses basques ? Adieu, les frappes ciblées que l’Empire prépare avec d’autant plus de soin que la présence de maquisards d’AQMI aux côtés des jihadistes libyens, le 11 septembre dernier à Benghazi, a tendu tout le monde à Washington.

Et tant pis, soit dit en passant, pour cette nouvelle illustration du fiasco algérien. Les Algériens, en laissant en 2009 AQMI, bloquée dans une impasse opérationnelle en Kabylie, transférer des centaines d’hommes au Mali, pensaient sans doute se débarrasser du problème. Et pour se donner bonne conscience tout en affirmant leur très surestimé leadership régional, ils avaient même créé une coalition tournée contre AQMI, et qui n’a jamais combattu. Trois ans après cette brillante manoeuvre, les voilà qui observent avec stupeur les jihadistes en Tunisie et en Libye, liés à des anciens d’AQ évadés de prison en Egypte et bien décidés à mettre un peu d’ambiance. L’encerclement actuel de l’Algérie par des mouvements islamistes radicaux est une sanction brutale mais attendue d’une décennie gâchée à ne pas écraser le GSPC sous les bombes en Kabylie. Et inutile de chercher un master plan derrière tout ça. Comme dans les domaines économiques ou sociaux, les autorités algériennes sont simplement consternantes, et elles ne retirent aucun avantage de ce nouvel échec. Passons, je sens que je m’agace.

Les risques sont donc de trois ordres : enlisement, dissémination et retour de bâton. J’ai déjà évoqué ce dernier point plus haut, mais qu’en est-il d’un enlisement ? Et si nous étions confrontés à une guérilla jihadiste touchant l’ensemble du Mali, mêlant représailles à l’intervention et revendications sécessionnistes sous forme d’une agitation politico-religieuse qui provoquerait manifestations, harcèlement des Occidentaux, enlèvements, assassinats et attentats ? Et si nous étions contraints de rester des mois, des années, afin de participer, comme dans les Balkans, à un long processus de stabilisation qui, par ailleurs, nous exposerait d’autant plus aux terroristes ? Lancer une guerre n’est déjà pas facile, mais nous savons tous que la finir, surtout quand les victoires semblent de moins en moins nettes, est parfois douloureux, ou impossible. Quels sont nos plans pour l’après-guerre ? Que voulons-nous faire après l’eventuelle destruction d’AQMI ? Avons-nous une idée de ce que devrait être le Mali dans un an ?

Le pire des scénarii, du point de vue d’un monomaniaque tel que moi, est cependant celui d’une dissémination des jihadistes dans toute la région avant la constitution d’une authentique terre de jihad internationale et la création de filières de volontaires. Nous avons déjà au Mali des Nigérians, des Pakistanais, des Sénégalais, des Français, sans parler des Algériens, des Mauritaniens, des Nigériens, sans parler des Maliens eux-mêmes, évidemment. Je ne suis pas un spécialiste de la contre-insurrection, à la différence de certains de mes camarades d’AGS, mais il me semble que frapper, même très fortement, un adversaire irrégulier dans un environnement intrinsèquement incontrôlable implique que toute la région soit maillée et qu’on se tienne prêt à un retour des combattants ennemis survivants dans les pays voisins.

Les terroristes vont donc non seulement frapper au Mali mais également s’éparpiller, façon puzzle dans le meilleur des cas, et susciter des vocations dans des villes déjà très vulnérables, comme Nouakchott ou Niamey. S’en prendre à la branche locale d’un mouvement international implique, non pas une stratégie locale, mais une stratégie internationale prenant en compte le fait que nous risquons d’être pris sur nos flancs en Europe ou au Maghreb, loin de la zone des combats. Quant aux otages, mon Dieu, espérons que nos responsables ont, soit une manoeuvre habile et osée pour les sortir de là, soit la force de caractère qui les verra assumer le fait qu’on ne fait pas entendre raison à des fanatiques et qu’on ne plie face à des barbares, sous peine de passer sa vie un genou à terre.

 

« The morning sun, when it’s in your face, really shows your age » (« Maggie May », Rod Stewart)

Mohamed Merah ? Un dingue. Jérémie Louis-Sidney ? Un sociopathe. Oussama Ben Laden ? Un type qui compensait ses handicaps physiques.

Avec des analyses d’une telle profondeur, on ne s’étonne plus des étonnants résultats de la communauté française du renseignement contre la menace jihadiste, ni de l’étourdissant éventail de sources humaines que certains responsables ont laissé lors de leur retraite, évidemment bien méritée.

Mais, qui parle donc avec autant d’autorité ? Qui assène de telles affirmations, drapé dans la toge du vieux professionnel qui en a vu d’autres ? Qui balaye avec un tel mépris les travaux de centaines d’analystes, universitaires et autres journalistes qui, depuis près de vingt ans, tentent de comprendre ? Qui réduit tout cela à un simple déséquilibre mental ?

Voyons, cherchons. Un homme qui a porté de rudes coups à Al Qaïda ? Ah non, il n’y a jamais cru, et il a même essayé de dissoudre la seule équipe de spécialistes de France, en juin 2001 – même s’il prétend désormais le contraire. Ou alors un homme qui a recruté un idéologue du jihad à Londres ? Ah non, il préférait fréquenter des journalistes libanais concentrés sur leur propre pays. Ou alors un homme qui a démasqué les horribles manœuvres des SR algériens ? Ah non, il n’a jamais rien trouvé. Ou alors un homme qui a pressenti les révolutions arabes des mois avant les autres ? Ah non, il n’a rien vu venir et répète partout que toutes ces révoltes ont été lancées par les Frères – non, pas les siens, les autres. Le suicide de Mohamed Bouazizi ? Une manip’, voyons.

Mais parlons-nous de celui qui, le nez sur le disque dur d’un PC d’Al Qaïda découvert dans une planque de Kandahar, persistait à dire qu’il ne croyait pas à tout ça ? Ou parlons-nous de celui qui contraignit, sur la foi de ses seules obsessions – pardon, convictions – des analystes à écrire que les attentats du 7 août 1998 au Kenya et en Tanzanie étaient le fait des services soudanais ? Ou parlons-nous de celui qui refusa toujours d’aborder la modélisation des réseaux jihadistes ? Ou parlons-nous de celui qui essaya, en vain, de tordre le bras des spécialistes d’AQ afin qu’ils écrivent qu’il y avait des membres des SR irakiens aux côtés des Taliban, en octobre 2001 ? Ou parlons-nous de celui dont les critères moraux exceptionnellement élevés le conduisirent à fréquenter de près les phalangistes libanais au début des années 80 ? Ou parlons-nous de celui qui vante sa sagesse alors que les rues de Beyrouth ne furent pas plus sûres malgré l’enivrante habileté de ses manœuvres à trois bandes ? Ou parlons-nous de l’homme qui, grâce à cette belle sagesse de vieux guerrier, quitta brutalement le navire sur un caprice d’enfant, laissant derrière lui un champ de ruines commandé par une poignée d’authentiques pervers patiemment mis en place ?

Comment évaluer la contribution d’un vénérable ancien, authentique légende des années 80, qui ne sait que proférer banalités au sujet des terroristes ? Tous ces hommes seraient donc fous parce qu’ils tuent ? Venant d’un homme qui a fait sienne la raison d’Etat, parfois la plus sale, tout au long de sa carrière, il y a de quoi ricaner. Et s’ils sont fous parce qu’ils tuent, comment envisager nos propres tueurs, nos commandos, nos opérationnels, ceux qui dans l’ombre liquident les ennemis de la République, avant-hier en Algérie ou au Liban, hier en Afghanistan ou en Libye, demain au Mali ? Alors, tous des dingues, des sociopathes ? Et si les terroristes, comme ceux qui les combattent, croyaient à la justesse de leur cause, à la supériorité de leurs valeurs ? Et si considérer avec une telle arrogance nos adversaires ne relevaient pas seulement de l’aveuglement, mais aussi d’une forme non assumée d’ignorance, voire de racisme ? Et si la folie n’avait rien à voir là-dedans ? Nos propres combattants, nos fiers héros aux torses bombés recouverts de médailles, ceux qui ne sont heureux que dans les djebels, les rizières, les dunes ou les rues de villes en guerre, seraient-ils donc des malades ? On préfère ne pas répondre.

Et comment considérer les propos d’un homme qui, du haut de sa supériorité morale, préfère les tyrans d’hier aux rêves d’aujourd’hui. Personne ne nie – et surtout pas moi – que les islamistes étaient en embuscade lorsque les révolutions arabes ont éclaté. N’ayant pas de livre à vendre ni de place au soleil à défendre, et étant par ailleurs totalement insouciant, je l’ai même écrit régulièrement, dès mars 2011, puis ici, , encore ici, à nouveau là, et même ici.

On peut déplorer, même si c’était largement prévisible, que ces révolutions accouchent aujourd’hui de régimes qui nous sont hostiles. On peut même dire que cette hostilité est une conséquence de notre trop grande et trop longue proximité avec des régimes qui étaient des hontes. Mais de là à les regretter, de là à souhaiter la victoire de Bachar El Assad, un homme qui, héritier d’un système répressif que nous avons combattu et qui a tué plusieurs de nos concitoyens, dont un ambassadeur, il y a un pas infranchissable pour qui conserve un peu de décence.

En venir à souhaiter la victoire d’un vieil ennemi par peur d’un nouveau, qu’on ne comprend pas et qu’on refuse même d’étudier, n’est pas seulement une erreur, il s’agit d’un signal fort. Le signal d’un changement d’époque, le signal qu’il faut, enfin, se retirer, et ne plus jouer les Caton de seconde zone. Et si on ne se retire pas dans une lointaine bastide entouré des souvenirs d’une grandeur passée, si on ne se tait pas, si on persiste dans les errements, si on s’obstine dans les veilles rengaines, alors, on n’est pas seulement celui qui induit ses concitoyens en erreur, on est pitoyable.

« I thought we had this conversation already » (« Hot mess », Chromeo)

Ce pauvre Jérémie Louis-Sidney est à peine froid, flingué à la surprise, que déjà on se bouscule pour modéliser, disserter, lancer de nouveaux concepts. Après les arrestations d’hier, on parle même de néo-jihadisme, et bien que friand de nouveautés, je ne peux cacher mon scepticisme.

En quoi les islamistes radicaux arrêtés en France le 6 octobre diffèrent-ils donc de ceux qu’on arrête depuis des années ? Essayons de lister, rapidement, les quelques affirmations lues ou entendues ces dernières heures.

1/ Non, les garçons – et les filles – de ce groupe ne sont pas de nouveaux Mohamed Merah. D’un faible niveau opérationnel, ils ne semblent aucunement liés à des groupes jihadistes internationaux et semblent bien totalement autonomes. De ce fait, ils appartiendraient même à ce 4e cercle du jihad, dont quelques uns, dont votre serviteur, pressentaient l’existence dès 2006. Frustes, autoradicalisés, totalement déconnectés du cœur de la mouvance mais abreuvés de propagande, ils sont les électrons libres de l’islamisme combattant, loin, très loin d’un Merah.

2/ Non, le concept de homegrown terrorist n’est pas né aux Etats-Unis en 2009, puisqu’il y a fait l’objet d’un texte de loi en 2007, et qu’il était débattu au sein de la communauté du renseignement depuis des années. On travaillait, par ailleurs, sur ce point à Bruxelles, on en parlait entre services, les RG français creusaient la question avant même le 11 septembre en observant la croissance du nombre de conversions à l’islam le plus intransigeant parmi les post adolescents nés en France, dans toutes les communautés. Je rappelle pour ceux qui voudraient ne pas se ridiculiser sur les plateaux de télévision qu’en 2005 Muriel Degauque, une citoyenne belge convertie à l’occasion de son mariage, a commis en Irak un attentat-suicide. C’était il y a sept ans… Question nouveauté, pardon. Si j’étais cruel, je pourrais même évoquer Willy Brigitte, Johan Bonté, ou même Kamel Daoudi, né en Algérie mais élevé en France. De grâce, les gars, un peu de rigueur.

3/ Non, le phénomène des délinquants du jihad n’est pas nouveau. Dans les années 90, à Londres, les militants du GIA et du GSPC escroquaient le système de protection sociale britannique pour financer leurs activités. A la fin de cette même décennie, les jihadistes présents aux Pays-Bas ou en Belgique recelaient des marchandises volées. En Allemagne, j’en ai même vus qui fréquentaient de près des dealers. A aucun moment de leur histoire les réseaux opérationnels n’ont refusé d’intégrer d’anciens délinquants. Pour peu que ces derniers soient jugés sincères, ils étaient même appréciés pour leurs compétences. Souvenez-vous de Khaled Kelkal.

4/ Non, on ne découvre pas aujourd’hui l’immense problème de la radicalisation en milieu carcéral. Là aussi, les administrations planchent sur le sujet depuis des années. On en a discuté à Londres en 2005 lors d’une réunion du G8 – dont je vous parlerai bientôt, on en a discuté avec des alliés, et personne ne sait comment éviter la conversion ou la radicalisation en prison. Il y a plus de dix ans, nos relations avec l’administration carcérale avaient provoqué une cruelle prise de conscience. Le problème se pose depuis de nombreuses années, et il ne me semble pas qu’une solution soit en vue. Allez donc jeter un oeil à Quand Al Qaïda parle, de Farhad Khosrokhavar (2006, Grasset), si ça vous amuse.

5/ Et non, bon Dieu, non, l’antisémitisme de ces imbéciles n’est pas une nouveauté ou une évolution récente. En 1995, Khaled Kelkal et sa bande de rigolos avaient posé une bombe devant une école juive de Villeurbanne, blessant 11 personnes, dont des enfants. Sur les forums, dans les communiqués, dans les conversations mêmes parfois surprises dans les transports, on entend les pires horreurs antisémites de la part de gens qui trouvent quantités d’excuses aux islamistes radicaux. Le fait que personne n’ose publiquement dire les choses ne fait pas de ce phénomène une apparition subite.

Quant à invoquer les pertes de repères d’une certaine jeunesse… On mesure la portée de ce constat, aussi novateur qu’audacieux.

Je comprends les besoins des médias de remplir les plateaux, je comprends – pour les vivre de temps à autre – les impératifs des interviews, quand il faut faire simple pour le plus grand nombre, mais j’aimerais, chers amis, un peu d’ambition dans les propos. Et pendant ce temps-là, comme nous le disions il y a longtemps, « les terroristes travaillent ».  Par ailleurs, il faut noter le silence de nos amis conspirationnistes, commentateurs de comptoir, enquêteurs de salon, stratèges en chambre. Personne n’a pris, à ma connaissance, d’air mystérieux en évoquant une « stratégie de la tension », ou une opération de police qui tomberait bien pour donner du gouvernement et du Président une image plus décidée, celle de meneurs d’hommes durs à la douleur ? Alors, les gars, elles sont où, vos théories ?

 

Get another source

« Où est la pièce de base ? » demandions-nous à nos jeunes recrues. Combien de fois n’avons-nous pas entendu cette question posée par nos chefs lorsque nous leur présentions un télégramme à envoyer sur le terrain ou une note à adresser à nos autorités politiques. « Quelle est la source ? As-tu vérifié les conditions dans lesquelles ce renseignement a été recueilli ? Peux-tu poser la question à cette autre source sans mettre en danger la première ? Peux-tu donner cette information au ministre sans risque de griller tout le dispositif ? Es-tu sûr que cette information ne nous a pas été donnée pour obtenir un effet que nous ne discernons pas encore ? Crois-tu que nous puissions être manipulés/intoxiqués ? As-tu bien conscience qu’en nous manipulant/intoxicant, on  manipule/intoxique nos lecteurs ? Bref, es-tu sûr de ton coup ? Ah, au fait, si tu as un doute, soit tu l’écris avec un conditionnel, soit tu le gardes pour toi et tu cherches encore ».

La leçon d’humilité était pénible pour certains, mais pour d’autres, qui avaient traîné leurs guêtres à la Sorbonne et avaient fréquenté la Bibliothèque nationale, ce réflexe était plus que naturel. Remonter aux sources primaires, aux archives, aux vestiges, voire aux témoins, n’est pas seulement une démarche scientifique, c’est simplement du bon sens.

Ce réflexe était le garant de la solidité de nos analyses, il était l’assurance pour notre hiérarchie, administrative et politique, de pouvoir construire ses propres opérations sans se demander si les dossiers étaient fiables. Imaginez les conséquences humaines, opérationnelles et diplomatiques si vous donnez le mauvais nom à vos amis policiers, surtout s’ils ne sont pas européens… Oups, vous allez rire, cher Monsieur, ce vol en Transall entre le Yémen et l’Afghanistan vous a été offert par la France…

Cette rigueur, cette méthodologie, nous étions bien conscients du temps qu’elles nous prenaient, comme nous étions conscients des limites qu’elles nous imposaient. Pas question, surtout dans une administration frileuse, de trop nous avancer, et la prudence confinait même parfois à la lâcheté. Figurez-vous que certains de nos responsables n’auraient pas osé signer de leur nom le moindre formulaire sans avoir leur passeport (le vrai) à portée de main pour vérifier leur identité. Mais, avec le recul, nous avons sans doute évité une poignée d’erreurs et quelques bavures, et nous pouvions alors nous réjouir de ne faire sourire dans les ministères qu’en raison des fautes d’orthographe que 17 relecteurs n’avaient pas été capables de corriger – quand ils ne les avaient pas ajoutées.

Quelques uns de nos responsables fantasmaient sur la presse, sa réactivité, sa souplesse. Les mêmes qui passaient leur journée à lire nos mails grâce à des dérivations de nos messageries et qui passaient des heures sur une virgule vantaient l’autonomie des grands reporters anglo-saxons. Ces envies de grandeur, qui nous exaspéraient par leur naïveté et leur petitesse, se heurtaient aux lourdeurs d’une administration intrinsèquement méfiante et d’un système au fonctionnement suranné. Transformer un char d’assaut en voiture de sport n’est pas une mince affaire, surtout quand on ne sait conduire ni l’un ni l’autre.

Cette formation exigeante nous rend, forcément, intolérants avec les amateurs, mais il me semble, malgré tout, que nous savons apprécier l’enthousiasme de certains commentateurs passionnés par notre métier – ancien métier, me concernant – et nos sujets. Dans bien des cas, évidemment, ces passionnés sont cruellement dépourvus de méthode, de sources, et il leur manque souvent des pièces du puzzle. Il leur arrive même, parfois, de se fourvoyer avec les mauvaises pièces. Autant d’erreurs qu’on n’imagine pas observer chez des professionnels.

Et pourtant… Faut-il blâmer la course au scoop ? Faut-il accuser la pression commerciale qui s’exerce sur les sites Internet qui ne vivent que de la publicité ? Faut-il, plus grave, y voir de l’arrogance, des certitudes, un aveuglement lié à des obsessions politiques ou à un orgueil démesuré ? On dirait bien que certains, en effet, ne s’embarrassent pas de concepts aussi datés que le contexte, ou la validation des sources, ou l’analyse de l’information.

Prenons, par hasard, les récentes informations, relayées par des medias italiens, puis britanniques et français, au sujet du possible meurtre du regretté colonel Kadhafi par un agent français. L’affaire est plaisamment résumée ici.

Je ne vais pas me prononcer sur le fond, car je n’ai pas vraiment réfléchi à l’affaire, et encore moins pu poser de questions autour de moi. Tout au plus puis-je, une fois de plus, me féliciter de la mort du Guide, douter de la présence d’un officier français parmi les maquisards qui ont cerné le convoi touché par un raid, m’étonner de la foi donnée d’emblée aux affirmations de deux responsables politiques libyens au passé trouble et aux connexions douteuses, noter en passant que cette nouvelle affaire intervient après le risible fiasco d’un certain média citoyen au sujet du financement de la campagne de Tracassin à hauteur de 50 millions d’euros par le colonel K (campagne dont les comptes ont été validés par le Conseil constitutionnel) ou le mémorable numéro de claquette de Me Mokhtari au sujet des fameux enregistrements de Mohamed Merah, ou remarquer benoîtement qu’on tente depuis six mois de déstabiliser la diplomatie française dans la région alors qu’une guerre couve au Mali et que Paris aide, plus que jamais, les rebelles syriens…

Je pourrais aussi glisser, mais ce n’est pas mon genre, que les porteurs du message semblent totalement ignorer qui, en 2000, depuis Paris, a relancé la coopération avec Tripoli, ou qui, à Paris depuis 2011, relaie une certaine propagande hostile aux révoltes arabes. Je pourrais aussi remarquer, mais je m’en voudrais alors terriblement, que les mêmes cherchent toujours du même côté et paraissent sciemment ignorer l’essentiel. Je pourrais, mais ce serait détestable, moquer la façon dont certains dénoncent des manipulations sans être manifestement capables d’envisager qu’ils puissent eux-mêmes être manipulés. Je pourrais, honte à moi, demander où sont les témoins, les archives, les preuves directes. Je pourrais m’interroger sur le sérieux et les motivations de journalistes qui semblent bien être, en réalité, des propagandistes modérément doués. Et je pourrais même ajouter, sans y être évidemment contraint, qu’il va être difficile de démontrer mon allégeance au précédent gouvernement, et que ma carrière, mes articles et autres désopilantes saillies devraient m’exonérer des aboiements de quelques Saint-Just de seconde zone.

Je pourrais, mais je n’en ferai rien, car le spectacle d’un nouveau naufrage est un plaisir dont je ne saurais me priver.