Le renseignement au cinéma : les faits et les certitudes (1)

Les jihadistes d’AQMI ? Une bande de pouilleux balayés en une semaine, et de la main gauche, encore. Le jihad ? Un feu de paille. Les milices en RCA ? De grands enfants un peu turbulents qui ne connaissent pas la puissance de la magie de l’homme blanc. Les attentats de Nairobi et Dar-es-Salam en 1998 ? Les services secrets soudanais. Les Ardennes ? Infranchissables. Le Vietminh ? Sans artillerie. La chevalerie française à Azincourt ? Invincible.

Depuis des décennies, les intelligences studies se concentrent sur les dysfonctionnements conduisant aux naufrages que connaissent de temps à autre les services de renseignement et les états-majors. On peut ainsi lire, essentiellement en langue anglaise, de fascinants développements sur les biais idéologiques, les dérives technologiques, les filtres culturels, les aveuglements collectifs et les pressions gouvernementales qui peuvent mener à des échecs.

On oublie cependant trop souvent d’étudier la capacité de nuisance de personnalités isolées, placées à des postes centraux et qui, armées de leurs seules convictions, conduisent avec elles tout le système dans le mur. Dans un monde idéal, de tels responsables se verraient contrés par leurs supérieurs, ou circonvenus par leurs subordonnés, mais il n’est pas toujours possible de s’opposer aux options retenues, quand bien même on en aurait la volonté. Dans le système pyramidal qui caractérise les administrations, la pensée hétérodoxe ne peut être la bienvenue et la force de conviction vient avec la puissance hiérarchique.

Obama RCA Sangaris

Ce décalage entre la réalité sur laquelle il faudrait peser et ceux qui ont les moyens de le faire mais n’en éprouvent pas le besoin explique bien des échecs. S’il n’est évidemment pas question d’exonérer les services de leurs responsabilités – et elles sont parfois tellement grandes qu’on est pris de vertige, il n’est pas inutile de se pencher sur le cas de ces professionnels déconnectés usant de leur pouvoir pour imposer au système des décisions au mépris des faits, des analyses ou même du bon sens.

Je pourrais, par exemple, vous parler du regretté Fazul Abdallah, dont la carrière aurait pu être abrégée, mais ce serait retourner la hallebarde dans la plaie, et ça n’est pas mon genre, d’autant plus que cette histoire est déjà ancienne. Je préfère m’arrêter sur une idée soufflée par Clarisse qui réagissait à la fois aux scissions au sein du jihad syrien et des difficultés observées dans les grands services de renseignement et de sécurité occidentaux – et pas que – face à l’islamisme combattant. « Il s’agit d’une lutte entre les anciens et les modernes », m’a-t-elle asséné. « Les seconds prennent le pas, parfois brutalement, sur les premiers », déphasés, dépassés, déconnectés, presque perdus.

Aux combattants des années ’90 et 2000 succèdent à présent de jeunes hommes encore plus radicaux, sans attache personnelle avec le jihad fondateur contre les Soviétiques et formés par la résistance à l’Empire en Irak. Après tout, le jihad syrien, mené en partie par un groupe formé par Abou Moussab Al Zarqawi, n’est qu’une déclinaison du jihad irakien, et il s’en diffère surtout par son ampleur et sa facilité d’accès.

Face à ces terroristes, les services qui les combattent sont dirigés par des hommes ayant parfois, eux aussi, fait leurs classes contre les Soviétiques (ou les Syriens, même si certains l’ont manifestement oublié). Dans l’administration et les forces armées, où les promotions sont plus lentes qu’au sein de groupes clandestins pratiquant un darwinisme brutal et sans entrave (bien que ponctuellement attachant par son refus des compromis), cette génération de hauts responsables se voit forcée de lutter contre des hommes qu’elle comprend d’autant moins qu’ils ont succédé à des terroristes dont elle ne saisissait déjà pas les motivations, ou sur lesquels elle projetait de vieux concepts.

Si l’explication ne peut évidemment tout éclairer, elle a l’immense mérite de souligner une des caractéristiques de cette guerre qui dure et n’en finit pas de s’étendre. Contre des ennemis en colère qui innovent et se nourrissent de nos ripostes mêmes, nos systèmes socio-politico-administratifs ne peuvent, fort logiquement, que tenter d’améliorer l’existant sans parvenir à faire la révolution. Cet état de fait explique, en partie, mon immense scepticisme quand on me parle de lutte contre la radicalisation religieuse. Surtout, on voit mal comment ceux qui ont ignoré un phénomène, l’ont mal compris ou l’ont nié pourraient, d’un coup, et le cerner parfaitement et concevoir des stratégies que devraient valider des dirigeants encore plus impuissants.

Monty Python and the Holy Grail, de Terry Williams et Terry Jones, 1975.

Vous savez, donner tous les moyens à des incapables, c’est comme verser de l’huile sur le feu.

J’aimais beaucoup Michael Moore pour son travail, non pas de documentariste mais de cinéaste engagé. J’avais ainsi apprécié Roger and Me (1989), bien rigolé devant Canadian Bacon (1995) malgré ses faiblesses, et partagé les indignations de Bowling for Columbine (2002, Oscar du meilleur documentaire). Il y montrait un authentique sens de l’indignation et argumentait de façon efficace. Sa lutte contre l’élection, en 2000, de George W. Bush dans des conditions pour le moins discutables fut également admirable, mais elle marqua certainement le début de la fin.

En 2004, Michael Moore remporta la Palme d’Or à Cannes pour Fahrenheit 9/11, un film à charge éreintant l’Administration Bush et posant des questions que d’aucuns jugèrent pertinentes au sujet des attentats de New York et Washington. Présenté abusivement comme un documentaire, Fahrenheit 9/11 est en réalité un brulot dans lequel le talent de Moore pour la parodie, sa faconde, son admirable mauvaise foi, se substituent habilement à toute réflexion de fond sur le terrorisme, le renseignement ou la géopolitique. Salué par tous alors que le monde était encore outré de l’invasion de l’Irak par l’Empire, le film n’est certainement pas un documentaire mais bien, au contraire, l’œuvre très personnelle d’un homme, Michael Moore, qui en déteste un autre. Il faut le voir comme le témoignage du climat politique d’une époque et non comme une date majeure du cinéma.

Fahrenheit 9/11

Ça n’est évidemment pas un hasard si le film a remporté en France un grand succès. Flattant les Français dans leurs convictions, même les plus imbéciles, il a donné l’impression à certains qu’ils comprenaient enfin ce qui était arrivé ce fameux mardi 11 septembre 2001, et a contribué, j’en suis persuadé, à développer l’esprit conspirationniste qui fait voir des machinations imaginaires partout alors que la réalité est bien plus complexe et subtile – et donc plus délicate à appréhender.

Un an avant la sortie de Fahrenheit 9/11, un grand documentariste français, William Karel, s’était également penché sur la face cachée de l’Empire en s’attaquant à la CIA. Diffusé par Arte, co-écrit avec Alexandre Adler, CIA. Guerres Secrètes, en trois parties, promettait d’éclairer le fameux service de renseignement, qui ne cessait de faire la une en raison des attentats du 11 septembre et des mensonges ayant précédé l’invasion de l’Irak. Censé être un travail sérieux, il était manifeste qu’il était avant tout à charge, comme le laissait supposer le climat régnant en France et en Allemagne à l’époque et la médiocrité des commentaires lus et entendus alors. Je dois dire, en passant, qu’une décennie de guerres et d’opérations spéciales n’y ont pas changé grand’ chose, mais ne nous égarons pas, comme disait Grouchy.

CIA. Guerres secrètes.

J’ai revu les 2h36 du film avant d’écrire cette chronique, et je suis toujours incapable de vous dire de quoi Karel et Adler nous parlent. En 1987, Bob Woodward avait déjà publié un livre (que j’ai rapidement évoqué ici) traduit en français sous le titre, justement, de CIA. Guerres secrètes. 1981-1987. (Stock, 606 pages). Il y décrivait les opérations clandestines de l’agence en Amérique centrale, les manœuvres de couloir à Washington, les opérations associant Israéliens, Saoudiens, et Iraniens autour du Liban, et il y expliquait les évolutions de la communauté américaine du renseignement à la suite de la guerre du Vietnam, du Watergate et des dérives du FBI contre la contestation étudiante.

La CIA par Bob Woodward

En 156 minutes, William Karel fait mine de vouloir en dire plus, mais son propos est ailleurs. Organisé en trois époquess, (Opérations clandestines 1947-1977 ; La fin des illusions 1977-1989 ; D’une guerre à l’autre 1989-2001), son documentaire souffre de lourds défauts, et on aurait aimé qu’il partage avec le livre de Woodward autre chose que le titre. CIA. Guerres secrètes. n’est ainsi qu’une construction intellectuelle biaisée dont le seul but est de critiquer la CIA, et donc le pouvoir américain sans jamais convaincre.

La chose, en soi, est parfaitement respectable, et Dieu sait qu’on peut dire bien des choses sur ce service. Après tout, l’adoration sans faille est au moins aussi insupportable que la critique gratuite. Une fois de plus, ce qui pêche ici est le mélange de mauvaise foi et d’incompréhension crasse des ressorts profonds de la diplomatie américaine – à tel point qu’on croit parfois lire ou entendre Eric Laurent, c’est dire – et une méconnaissance absolue de ce que sont le renseignement et l’action clandestine.

Karel et son équipe ont pourtant rencontré des interlocuteurs de haut niveau, anciens directeurs, hommes de terrain, historiens, et ces entretiens sont, et de loin, le point fort du film. On a cependant rapidement l’impression que tout est orienté et que les témoignages ne sont là que pour soutenir une vision nécessairement très négative de la CIA et des Etats-Unis. Les propos de Robert Gates et de Frank Carlucci, par exemple, sont montés de telle façon qu’on ne peut que douter de leur sincérité, et ils ne servent aucunement à nourrir une réflexion.

A l’inverse de la méthode historique, William Karel et Alexandre Adler n’étudient, en effet, pas le matériau recueilli pour en tirer des conclusions. Ils choisissent, au contraire, les extraits pour alimenter une vision, et révèlent ainsi qu’ils sont les victimes, consentantes, d’un biais de confirmation qui ne déplairait pas à Gerald Bronner (in La Démocratie des Crédules, PUF, 2013, 360 pages). Comme souvent en France, la vision des Etats-Unis et de leur puissance repose sur une poignée de fortes pensées, bien connues, qui postulent que les Américains sont des crétins, que leur gouvernement est corrompu et que leurs services de renseignement sont nuls. Ces affirmations, qui seraient taxées de racisme si elles étaient proférées à l’encontre de la Turquie ou de la Corée du Sud, ne satisfont que les idiots et ne devraient pas faire l’objet de documentaires sur Arte. Bon, en même temps, si je vous parlais motoculture ou drones, hein…

Dieu sait qu’il y a des choses à dire sur la CIA – et le FBI, qui en prend aussi pour son grade – mais pas comme ça, pas sans rien comprendre. Le film évoque vaguement le Chili, survole le Nicaragua, la mort de Lumumba ou le projet Phoenix au Sud Viêtnam. Il prend bien soin de ne presque jamais adopter une perspective historique et préfère largement reprendre des explications caricaturales sur le pétrole du Golfe – sans, par exemple, mentionner le fait que s’il est américain il est consommé en Europe ou au Japon. On est censé parler de guerres secrètes, d’opérations illégales, de domination mondiale, et on a l’impression de voir une mauvaise adaptation de James Ellroy ou de James Grady.

Le principal défaut du film reste cependant le manque de clarté de son projet. De quoi parlons-nous ? D’impérialisme ? Non, car il manque quantité de réflexions de théoriciens, de diplomates, d’observateurs étrangers. De renseignement ? Non, pas vraiment, car on ne parle pas de méthodes, à peine d’organisation, et la description des relations entre la CIA et le Sénat, par exemple, est incomplète. Je défie d’ailleurs quiconque de comprendre l’affaire de l’Irangate à l’aide de ce seul film.  De corruption, de relations coupables ? Oui, mais en oubliant les tentatives de moralisation d’un métier qui ne peut être pratiqué par des séminaristes et démontrant une grande ignorance des caractéristiques de la nation américaine. Les sempiternelles leçons sur le complexe pétrolier texan et le poids des lobbys sont bien plus intéressantes chez Oliver Stone.

Le film ne devient finalement distrayant que lorsqu’il aborde le jihad et les événements ayant conduit aux attentats de septembre 2001. Il prend alors son temps, et on se dit qu’il aura donc fallu attendre plus d’une heure (au cours de laquelle on aura survolé un demi-siècle, une paille) pour enfin s’attaquer au sujet. Mais là encore on est déçu. Si Karel obtient des témoignages passionnants, il n’en fait rien et on reste, encore une fois, confronté à cette incohérence argumentaire typiquement française qui postule que tous ces gens sont des abrutis incompétents et qu’ils sont la puissance dominante.

Au final, on se demande bien ce que Karel et Adler ont voulu faire. Le film n’est pas une charge cruelle, il n’est pas un travail d’historien, et il faut peut-être le voir comme une tentative de vulgarisation. Mais on n’explique bien que ce qu’on comprend, et on ne peut pas déplorer l’ignorance de nos concitoyens quand on réalise que rien n’est fait pour les en affranchir.

Y a du suif chez Tomate.

Juin 2013. Un fort de la banlieue parisienne. Il pleut. Un think tank organise un colloque consacré au renseignement, et la gestion de la menace terroriste va occuper, évidemment, une place centrale dans la journée qui s’annonce. Comme à mon habitude, je suis avachi au fond de la salle, blasé, déjà déçu, et j’observe les participants entrer et s’installer.

On trouve là une poignée de journalistes, des parlementaires, pas mal d’uniformes, et les habituels observateurs au statut incertain – dont je suis – qui se mêlent aux professionnels. Je reconnais quelques visages, un ancien chef du RAID, des directeurs de la Sûreté de géants industriels français, les usual suspects déjà croisés depuis des années dans de semblables enceintes, et parfois dans les médias. Je serre quelques mains, avant de me vautrer pas très loin du fond de l’amphithéâtre, selon une habitude ancienne.

Comme toujours, je ressens un mélange d’excitation et de dépit anticipé alors que de hauts responsables de nos services vont nous délivrer, sinon ce qu’ils pensent, du moins ce qui pourrait s’apparenter à la parole officielle au sujet de la menace jihadiste. Je m’attends à tout, et surtout à une longue litanie de propos généraux, pesés et mesurés, mais je me trompe.

La journée commence par le discours d’un député devenu récemment, par on ne sait quel enchaînement de circonstances, un spécialiste écouté des questions de renseignement. Son rapport sur l’affaire Merah n’a pourtant pas bouleversé grand monde, mais il faut croire que son but n’était pas tant d’identifier les failles ayant conduit au fiasco que l’on sait que de placer son auteur sur une trajectoire le menant à la place Beauvau. Se présentant volontiers comme un sourcilleux défenseur des citoyens que nous sommes face à la toute puissance des services de sécurité, notre homme, en réalité, est surtout fasciné, et son militantisme n’est que de façade. Il n’est pas le seul, me direz-vous, et on ne lui en tiendra donc pas rigueur.

Ayant longuement énuméré ses nombreux mandats, cet irréprochable élu de la République laisser enfin sa place au premier des orateurs, un – très – haut fonctionnaire qui va nous expliquer la vie. Brillant causeur, esprit acéré, technocrate expérimenté promis aux plus hauts postes, il aligne avec une morgue stupéfiante une invraisemblable série d’erreurs et de présupposés idiots au sujet du jihad. Sa perception est celle d’un mauvais étudiant en 1ière année, ou pire, celle largement partagée par nos chefs, et il restitue une vision du terrorisme qui n’a pas évolué depuis la fin de la guerre civile libanaise. Les jihadistes isolés ? Des dingues. Le terrorisme suicidaire ? Des détraqués. Le jihad lui-même ? Rien de très original, un simple feu de paille, pour tout dire. Il n’évoque pas les prises d’otages de masse, la multiplicité des acteurs ou leur coordination souple, et choisit de disserter comme à un comptoir au lieu de tenter une modélisation de la menace. Dieu merci, il nous épargne au moins les habituels lieux communs sur les drones, laissant cette tâche à la presse française.

Je capte dans la salle des regards étonnés, mais je ne perds surtout pas de vue, sagement assis derrière lui, les chefs de service dont les visages reflètent une consternation croissante à mesure qu’il avance dans son propos. Sa dissertation, d’ailleurs, perd progressivement de sa superbe, et en vient même à se contredire – le drame de ceux qui parlent trop longuement de ce qu’ils ne comprennent pas. Bien qu’inondant Twitter de remarques acerbes et d’attaques, parfois injustes, je suis loin de jubiler tant ma consternation croît.

Malgré toutes ces années, en effet, à fréquenter le meilleur et surtout le pire du management à la française, je garde, sans doute en raison de mon éducation déplorablement bourgeoise, un respect de principe pour ces hauts responsables, issus de nos meilleures écoles, sélectionnés par les plus difficiles de nos concours, aux carrières éloignées de nos préoccupations terre à terre. Du coup, chaque nouvelle illustration de leur incompréhension me déçoit, et parfois même me blesse tant leur aveuglement constitue un danger pour nous tous, et la preuve que le travail des administrations ne saurait infléchir le cours de leurs propres réflexions. Quand on sait tout, à quoi bon écouter les autres ?

Rien, en effet, n’est plus éloigné de la réalité de la menace et de son appréhension par les services que le discours flamboyant mais creux qui nous est asséné avec suffisance par l’orateur. Puisque je ne peux pas me lever et hurler, je me démène donc sur Internet, relevant tant bien que mal, les unes après les autres, les incongruités et autres idioties entendues, et Dieu sait qu’il y en a.

Mais le supplice prend fin, déjà, nous laissant assommés, presque hébétés, tant il est manifeste que ce fonctionnaire, dont on dit qu’il est écouté au plus haut niveau de l’Etat, a au moins une guerre de retard, sans même parler de sa compréhension des évolutions de nos sociétés. A dire vrai, ricaner au fond d’un fauteuil comme je l’ai fait a pu me distraire, mais à la longue la chose devient lassante, puis franchement déprimante, en plus d’être parfaitement vaine. Sans doute peut-on voir dans cette déplorable attitude une nouvelle manifestation d’arrogance, mais il s’agit surtout d’une marque d’inquiétude.

Ce sentiment est d’ailleurs confirmé par la première intervention d’un chef de service. Voilà, en effet, que le Directeur du Renseignement intérieur se penche vers le micro. Le responsable policier semble dépité, presque abattu. On pourrait croire qu’il est encore sous le choc des idioties entendues tantôt, mais, bien vite, on découvre la vérité.

En près de vingt ans, vous n’imaginez pas à combien de briefings j’ai été contraint d’assister, combien d’interminables séances d’information j’ai dû subir, à Paris comme dans bon nombre de capitales, et parfois pour entendre des synthèses de lieux communs ou des compétitions de langue de bois. Ici, dans ce fort de banlieue, devant un parterre d’officiers supérieurs à la retraite devenus cadres supérieurs au service du grand capital et de parlementaires pensant déjà à leur week-end sur les marchés, le responsable de la sécurité intérieure nationale va pourtant casser cette pénible habitude, et sa franchise, rarissime chez un homme de son rang, va permettre à l’auditoire d’entendre une authentique évaluation de la menace, telle qu’on peut parfois en entendre lors des véritables réunions de travail entre services.

Le moment, déjà intrinsèquement précieux, s’impose très vite comme un de mes souvenirs les plus forts, dans une carrière qui n’en est pourtant pas avare. Voilà, en effet, qu’après des années de communication maîtrisée et de propos incomplets, quelqu’un qui sait dit les choses, simplement, sans fioritures. Après tout, qui essaye d’habitude de décrire la nature de la menace jihadiste au public ? De faux experts, spécialistes en tout, bons à rien, courant les plateaux pour vendre des analyses écrites par d’autres, ou des retraités qui, après avoir nié l’existence de l’ennemi et perdu nombre de batailles, répètent ad nauseam qu’ils avaient tout compris mais qu’on ne les a pas écoutés. C’est si facile d’avancer des certitudes au lieu d’affronter la réalité pour y voir les dogmes remis en cause par l’ennemi.

Le DCRI expose donc la situation, avance quelques chiffres, contredit en passant les donneurs de leçons en se plaignant du faible nombre d’écoutes téléphoniques administratives, et énonce une vérité froide, cruelle : les terroristes finiront par réussir à frapper.

Je ne sais plus quelle a été sa formule exacte, mais j’ai bien noté que peu des hauts responsables assis dans les premiers rangs avaient réagi. Sans doute plus émotif, j’ai, pour ma part, bien sursauté. En quelques secondes, le patron de la sécurité intérieure venait, à l’instar de son homologue britannique en 2005, d’admettre qu’un attentat sur le territoire national était inéluctable. « Ils vont finir par passer », a-t-il même glissé, comme un personnage d’Aliens (1986, James Cameron) ou de Wold War Z (le roman de Max Brooks, publié en 2006) confronté à une menace déferlant sur des défenses insuffisantes ou inadaptées. Et le voilà lancé dans un exposé sans langue de bois, évoquant des adversaires évoluant rapidement, innovants, autonomes, bien formés et bien commandés – ce qui n’est pas le cas de tout le monde. #jemecomprends.

En quelques mots, ce praticien chargé de la défense du territoire a réduit en miettes l’exposé introductif. A la différence des mandarins et autres éminences plus ou moins grises, ses remarques ne reposaient pas sur d’anciennes certitudes issues de livres rédigés à l’occasion des guerres précédentes, mais bien sur l’observation du terrain. Il ne s’agit pas, ici, d’être le plus intelligent ou le plus élégant, mais bien de remplir au mieux la mission confiée, et ça n’est possible que si on saisit dans toute sa complexité la nature du danger.

Au-delà de la franchise du DCRI puis des autres directeurs, tout aussi directs, qui parlent au cours de cette matinée, on ne peut que constater l’existence de ces gouffres béants entre certains hauts fonctionnaires proches du politique, les chefs de nos services, le monde universitaire, les journalistes et le public. Face à une menace d’une fascinante complexité, se nourrissant de nos failles et de nos crises, personne ne communique au-delà des impératifs opérationnels immédiats, et aucune réflexion stratégique commune n’est menée en dehors des synthèses gouvernementales devenues insipides à force de lâcheté et/ou de calculs à courte vue. Tant pourrait cependant être dit, et peut-être même réalisé, si les logiques administratives, les luttes de périmètres et les compétitions stériles étaient abandonnées, au moins pour établir une poignée de constats. Imaginez que nous soyons en guerre, ce serait terrible. Oh wait…

What did you see, old man?

Les grands studios hollywoodiens, en panne d’inspiration depuis de trop longues années, n’en finissent pas revisiter les grandes franchises. Le résultat est parfois remarquable, comme lorsque Christopher Nolan s’empare de Batman (Batman Begins en 2005, The Dark Knight en 2008, The Dark Knight Rises en 2012), et parfois d’une rare indigence (Lone Ranger, en 2013, pour ne citer qu’un des exemples les plus récents). Le fait est que cette fuite en avant, dont les bénéfices permettent de financer le cinéma d’auteur, dénote un terrible manque de créativité et une obsession simplement financière qui tire le cinéma grand public vers le bas.

Il peut cependant arriver, ponctuellement, que de bons films (je n’ai pas dit « grands ») soient ainsi produits, et je nourris donc quelque espoir à l’approche de la dernière déclinaison de la mythique série japonaise Godzilla, réalisée par Gareth Edwards, un jeune cinéaste qui a déjà traité de dévastations et d’aliens. Il est, évidemment, permis, de se demander si un réalisateur encore jeune se sera montré capable de résister à la pression des producteurs, aux moyens faramineux qui lui ont été alloués et au casting de luxe qu’il a eu à diriger (dont, quand même, Bryan Cranston, Juliette Binoche, Ken Watanabe et David Strathairn), mais la bande-annonce est prometteuse.

Comme de nombreux films récents, cette nouvelle interprétation du mythe de Godzilla fait la part belle aux forces spéciales, et la scène du saut en altitude, entraperçue dans le trailer, pourrait bien entrer dans les annales. On a d’ailleurs désormais peine à imaginer un blockbuster sans une poignée de soldats d’élite, et on s’attend même à voir débarquer des SEALS dans un prochain Wes Anderson. La chose ne manquerait sans doute pas d’intérêt, à bien y réfléchir. Face à une situation de crise, dans l’esprit des décideurs que comme dans celui de leurs électeurs, le recours à des unités spécialisées semble être devenu, plus qu’une option évidente parmi d’autres, l’ultime recours.

Godzilla 2014

En 1998, il y a donc une éternité, Hollywood, déjà lancé de longue date dans une folle course au spectaculaire pur, et qui redécouvrait le film catastrophe (Daylight et Twister en 1996, Volcano et Le Pic de Dante en 1997, par exemple) avait adapté la franchise japonaise en lui donnant un sérieux coup de jeune. L’affaire avait alors été confiée à un cinéaste allemand exilé en Californie, Roland Emmerich, spécialisé dans les drames intimistes et les films expérimentaux (Universal Soldier en 1992, Stargate en 1994, Independence Day en 1996).

Ô surprise, l’affaire, qui aurait pu se transformer en un poussif fiasco, voire en une déroute cinématographique, se révéla avoir pas mal d’allure et fonctionne toujours. On y trouve, évidemment, tous les ingrédients classiques : un savant distrait ayant tendance à agir comme il l’entend,  un amour contrarié, des politiciens incompétents, des militaires dévoués mais dépassés, et un paquet de seconds rôles sympathiques, à commencer par Hank Azaria (une des principales voix des Simpsons), Kevin Dunn ou Doug Savant (vu notamment dans Melrose Place, une des pires purges télévisuelles des années 90, puis dans Desperate Housewives, que je n’estime guère plus, mais passons).

Kevin Dunn

Doug Savant

Reprenant les fondamentaux de la série, créée au Japon en 1954, Emmerich et ses scénaristes ne cachent pas le fait que le monstre est une conséquence de l’usage militaire de l’atome. Mais, au lieu de passer sur ce qui ne pourrait être qu’un détail, les voilà qui s’en servent très habilement. Trois ans après la décision française pour le moins controversée de reprendre les essais nucléaires dans le Pacifique, le film lie directement l’existence du monstre aux conséquences des tests pratiqués dans à Mururoa.

Le générique d’entrée fait craindre le pire, et on s’attend, alors qu’une Marseillaise assourdie et grésillante, peut être entendue, à une nouvelle, longue et pénible démonstration de French bashing. Il est, par ailleurs, inutile de s’arrêter sur le fait que les essais montrés sont atmosphériques et non souterrains, puisque nous sommes dans le domaine de la fiction la plus délirante.

Et pourtant. Certes pointée du doigt par les scénaristes, la France semble mesurer l’ampleur de la catastrophe qui s’annonce bien avant l’Empire. Des jours avant la mobilisation des autorités américaines, un mystérieux fonctionnaire français, joué par Jean Réno, est déjà sur la brèche et il a, dirait-on, comme un doute.

Le coup de génie du scénario est, en effet, de ne pas laisser la puissance publique américaine (puisque, évidemment, Godzilla va à New York) seule face au monstre.

On aurait pu rejouer la partition bien connue, typique des films catastrophes, du savant isolé contre l’Etat, ayant raison avant les autres et organisant la riposte avant tout le monde. Pas de ça ici. Le spécialiste (Matthew Broderick), à supposer qu’il puisse y en avoir un, est associé d’entrée à l’action de l’Etat et il ne doit sa disgrâce, tardive, qu’à la maladresse de son ex. Ah, les femmes, quand même.

Ecarté du PC de crise, notre savant est repris en main par le personnage de Jean Réno, qui incarne le chef d’une équipe de la DGSE agissant clandestinement aux Etats-Unis et tentant, elle aussi, de participer à la lutte contre Godzilla. Responsable du cirque, la France a, en effet, envoyé une équipe de ses services de renseignement, et le film, d’un coup, devient quasi unique dans son genre. Combien de fois Hollywood a-t-il fait partager l’affiche à des espions français, qui plus est ramant dans le même sens que l’Empire ?

La présence d’un détachement complet de la DGSE à New York est évidemment le prétexte de quelques belles parties de rigolade, volontaires ou non. Comme prévu, les Français se plaignent du café – tout en admettant que son horrible goût participe du mythe américain – et ne trouvent pas de croissant pour le petit-déjeuner. Tous affublés de prénoms composés (Jean-Philippe, Jean-Luc, Jean-Claude, Jean-Pierre), ils ne parlent pas un mot d’anglais et doivent mâchonner du chewing-gum pour faire couleur locale. Offrant un regard des plus bovins, Réno parvient même à abuser une sentinelle avant d’invoquer la mémoire d’Elvis Presley. Alliés fidèles, bien qu’un peu turbulents, les Français sont donc fascinés par l’Empire et partagent ses luttes. J’ajoute que dans The Patriot (2000), Roland Emmerich confiera un rôle voisin, bien que plus complexe, à Tchéky Karyo. Quant à la capacité de la France ou de toute autre nation à monter une cellule clandestine surarmée dans un entrepôt new-yorkais, hein, je me comprends.

Après avoir longuement exposé (le film dure 2h19) l’inefficacité des moyens militaires conventionnels déployés dans la ville contre le monstre, Emmerich donne donc la parole à une action clandestine, discrète mais pas moins dangereuse. Etonnamment, c’est même un service secret étranger qui mène le bal, alors que la CIA ou d’autres agences gouvernementales américaines sont totalement absentes. Cet hommage à une forme, certes virile, de subtilité de la part d’un cinéaste dont la filmographie est ce qu’elle est, ne manque pas d’ironie. Peut-être peut-on y voir une manifestation de l’esprit de l’époque, en pleine présidence Clinton, et une forme de lucidité face à la puissance pure. Quelques mois après la sortie de Godzilla sortira d’ailleurs le chef d’oeuvre d’Edward Zwick, The Siege, fascinant récit d’une campagne d’attentats à NY et de la réaction des autorités.

L’Empire prospère et à peu près en paix de la fin des années 90 pressentait-il déjà la fin d’un rêve ? Le fait est qu’en quelques mois il projeta sur les écrans du monde les images de la destruction de son plus opulente cité et la description de ce que pourrait être (et sera) sa réaction de puissance blessée et humiliée. Film artistiquement médiocre, mais honnête divertissement, sans prétention, le Godzilla de Roland Emmerich est le reflet d’une époque qui pressent sa fin. Même le rôle des services français aux côtés des Etats-Unis a quelque chose de prémonitoire. Les terroristes d’Al Qaïda n’y ont évidemment pas puisé leur inspiration, mais le choc entre leur projet et les peurs les plus profondes des Etats-Unis n’a jamais cessé de me troubler.

 

Et puisque c’est vous, je ne résiste pas au plaisir de souligner la présence dans la bande-son du film de deux très bons morceaux, Deeper Underground, de Jamiroquai, et une des plus remarquables reprises de Led Zeppelin, Come with me, de Puff Daddy, avec sa majesté Jimmy Page elle-même.

Tempora mori, tempora mundis recorda.

On a appris avec tristesse, le 22 avril, la mort de Gilberto Rodrigues Real, un des deux derniers otages français détenus au Sahel – l’autre étant Serge Lazarevic, dont on n’a pas de nouvelle et pour lequel on craint également le pire.

Revendiquée par le MUJAO, la mort, tragique et impardonnable, de M. Rodrigues Real ne saurait être une véritable surprise pour tous ceux qui suivent la situation au Sahel. Dès cet automne, les proches du malheureux avaient été prévenus par les autorités qu’aucune rançon ne serait versée, qu’aucune concession ne serait faite et qu’en conséquence l’espoir d’une issue heureuse était pour le moins ténu.

Il faut dire que la situation sécuritaire dans la région ne s’arrange pas, alors que l’armée française y repense en profondeur son dispositif afin, manifestement, de rester longtemps et de poursuivre une lutte qui n’a pas pris fin, quoi qu’on dise, au printemps dernier. Reconduit dans ses fonctions, au moins pour un temps, le ministre de la Défense va donc pouvoir continuer une guerre dont il se disait qu’elle avait été gagnée il y a un an. Il serait bien inopportun de rappeler ici que cette évolution avait été prévue par une poignée de PEAP dont on ne sait s’ils ont le tort de penser en dehors de l’Institution, ou simplement de penser.

Les bilans, impressionnants, des combats régulièrement diffusés par les autorités françaises mettent en avant l’extrême létalité de nos forces, aguerries, combattives, et manifestement parfaitement commandées. Des dizaines de jihadistes ont ainsi été dézingués depuis des semaines, et un esprit simple pourrait se réjouir à la vue de ces tas de cadavres. Il y a, d’ailleurs, de quoi. Je ne suis cependant pas un partisan acharné du body count, qui assouvit les pulsions comptables des états-majors et cache parfois l’essentiel. L’ennemi, en effet, après s’être (comme prévu) dispersé, revient (comme prévu) en nombre suffisant pour subir des chocs, mais sans que la situation paraisse s’améliorer au nord du pays. Il ne faut pas être un grand spécialiste de la guérilla ou de la guerre insurrectionnelle pour en conclure que la guerre n’est donc pas finie. Comme sous d’autres cieux, en d’autres temps, plus on en tue et plus il y en vient, ce qui est souvent le signe d’une défaite programmée, ou au moins d’un enlisement durable.

Je ne m’attarderai évidemment pas sur l’état de la scène politique au Mali, même s’il est manifeste que nous allons encore tenir le pays à bout de bras pendant des années, tout en faisant la guerre contre un ennemi toujours plus insaisissable, dans une région où les ambiguïtés du Burkina ou de la Mauritanie vont devenir de plus en plus problématiques. J’ajoute que la façon dont certains officiers français sont intoxiqués par les affirmations péremptoires des militaires de Nouakchott fait peur. A dire vrai, l’armée mauritanienne, déjà incapable de tenir face à AQMI, ne saurait être comptée parmi les partenaires fiables de la France, terriblement seule en première ligne, malgré la présence croissante de l’Empire.

Face à cet ennemi, les mêmes qui râlaient, au nom de la morale et de quelques autres foutaises de salon, célèbrent désormais la pratique française de la guerre contre le jihadisme. Le 6 mars dernier, Jean-Yves Le Drian a ainsi révélé, quelques heures après l’élimination d’une dizaine de membres d’AQMI près de Kidal, que cette opération avait été permise par les drones Reaper mis en œuvre à Niamey, (en Afrique occidentale française – AOF), par le 1/33 Belfort.

Un des Reaper français à Niamey

Ce succès, que je me permets ici de saluer humblement, a confirmé, en creux, à quel point ces précieux appareils avaient, jusque là, cruellement manqué à nos forces engagées au Mali, et sans doute bientôt ailleurs. Il a également confirmé, car les faits ont toujours plus de poids que les élucubrations, que nous étions bien en guerre contre des terroristes et que nous menions ce conflit comme l’Empire. Etions-nous en guerre sans le savoir ? Avions-nous, simplement, reculé l’inévitable échéance ou simplement nié l’évidence ? Preuve est faite, ici comme ailleurs, que les mouvements jhadistes, par leur ampleur, leur complexité, leurs méthodes et leurs objectifs, ne peuvent être combattus par les simples moyens judiciaires. La force armée n’a, évidemment, pas réponse à tout, mais les tests ont montré qu’une CRI a moins de poids contre un groupe de maquisards qu’une volée d’obus, et tant pis pour ceux que ça chagrine.

Dans ce contexte d’affrontement direct, le sort de Gilberto Rodrigues Real paraissait, en effet, scellé. S’il n’est nullement dans mes intentions de revenir sur les circonstances de son enlèvement, je ne vais pas me priver de quelques commentaires désagréables sur son épilogue.

En premier lieu, il paraissait logique que le gouvernement français ait mis, officiellement, fin à ses tentatives de libérer par la négociation cet otage alors même qu’il affirmait à qui voulait l’entendre que nous étions en guerre au Mali pour éradiquer les groupes jihadistes. Faut admettre, on ne peut pas à la fois promettre un adversaire à une fin brutale et douloureuse tout en tissant avec lui des liens de confiance permettant de libérer des captifs. Nous avions donc, publiquement, choisi la fermeté, et j’aime autant vous dire que je ne vais pas le déplorer.

Le hic vient toujours de la mise en œuvre des grands discours. La libération, cet automne, des otages d’Arlit, grâce aux manœuvres confraternelles d’affairistes agissant quasiment contre les administrations régaliennes, a apporté un démenti assez sec à la posture d’intransigeance de Paris. « On va tous vous tuer, mais qu’est-ce qu’on pourrait faire qui vous obligerait ? » semblait être devenu le résumé d’une doctrine qui, comme souvent, manquait singulièrement de clarté et de cohérence. On peut se réjouir de la liberté retrouvée de nos compatriotes et s’étonner des conditions dans lesquelles la chose s’est produite.

Du coup, évidemment, les familles des autres otages pouvaient légitimement s’étonner. On payait pour les uns, mais pas pour les autres. On était raides comme la justice dans un cas, bien plus pragmatiques dans un autre. Difficile, dans ces conditions, d’expliquer la main sur le cœur que toutes les errances précédentes avaient pris fin. « Y a plus de Rami, y a plus de Rami », aurait-on même crié dans les couloirs du Quai, avant de signer l’ordre de virement bancaire.

Et voilà qu’une autre affaire d’otages a pris fin le week-end dernier. Quatre journalistes, appréciés de tous, courageux, détenus en Syrie par les esthètes turbulents de l’Etat islamique d’Irak et du Levant (EIIL) ou certains de leurs alliés, ont été libérés avant d’effectuer un retour triomphal à Villacoublay, accueillis comme il se doit par le Président et par une presse extatique. Didier François, fidèle à lui-même, a même impressionné par sa solidité tout en jouant les mystérieux lors des innombrables interviews données en quelques jours.

La façon dont la presse française a accompagné la libération de ces quatre hommes, admirables de courage et de dignité, a pu paraître excessive à ceux, dont je ne suis pas, qui ne cessent de critiquer les médias. A mes yeux, il ne s’agissait là que d’un enthousiasme bien compréhensible quand on sait l’aura dont bénéficiaient ces otages dans la profession. On aurait aimé, évidemment, que quelqu’un ose poser la question des liens d’un de ces journalistes avec une grande administration régalienne, mais les questions gênantes, reconnaissons-le, ne sont pas bien le genre, ces temps-ci.

On en était donc à se réjouir et à critiquer les ignorants et autres crétins de compétition qui jugeaient cette libération « bien opportune pour le Président » quand ont commencé à circuler, dans quelques cercles bien renseignés, d’alarmantes rumeurs au sujet de la vie de Gilberto Rodrigues Real. Il se murmure ainsi, avec une troublante insistance, que l’AFP détenait depuis le dimanche 20 avril un texte du MUJAO annonçant la mort de l’otage. De même, une ONG très concernée par le sujet avait-elle reçu des informations voisines, sans que rien ne transpire. De sa part, on le comprend, mais on ne peut que s’interroger au sujet de l’AFP. Pour quelles raisons, sans doute valables (mais encore faudrait-il les connaître pour les juger), cette information n’a-t-elle pas été divulguée par une des plus importantes agences de presse du monde ?

Fallait-il, par exemple, ne pas gâcher le retour des journalistes ? Fallait-il éviter l’accumulation des mauvaises nouvelles ? Si je ne crois pas une seconde que les otages de Syrie aient été libérés pour servir une quelconque manœuvre politique intérieure, je suis prêt, en revanche, à considérer l’hypothèse de la rétention d’une information gênante afin de ne pas trop charger la barque. Mais le pire est ailleurs.

Le télescopage, en effet, est brutal entre ces libérations en Syrie, et cette mort au Mali. Relâchés grâce au travail de nos services, les quatre journalistes n’ont sans doute pas été échangés contre l’édition de luxe des Rougon-Macquart, et il faut bien envisager, sous une forme ou une autre, par les uns ou par les autres de nos alliés, le versement d’une rançon, ou au moins d’une contrepartie. Mort en détention, Gilberto Rodrigues Real, lui, n’a pas eu cette chance, puisque Paris, ici, est inflexible. La France, c’est bien connu, ne cède pas sauf quand elle cède.

Le retour des journalistes a été célébré pendant deux jours. La mort de notre otage au Mali n’a, elle, pas tenu une journée dans la presse. Le Président, martial, a indiqué qu’elle ne resterait pas impunie (la mort, pas la presse), et que des mesures seraient prises. Dans la mesure où nous faisons déjà la guerre au MUJAO, on ne voit pas bien que ce nous pourrions faire de plus, mais admettons. La famille, effondrée, s’est naturellement émue de la différence de traitement, et, loin de tout poujadisme, on ne peut que tousser avec elle.

La mort d’un civil, retraité anonyme un brin inconscient, détenu depuis des mois par des terroristes que nous combattons sans relâche, aurait donc moins de poids que la libération de quatre journalistes. L’affaire rappelle la manière dont l’assassinat des deux journalistes à Kidal, l’automne dernier, avait provoqué une émotion devenue presque de l’hystérie dans certaines rédactions. La vie d’un compatriote est la vie d’un compatriote. Le fait qu’il soit journaliste est une circonstance particulière en raison du rôle de cette profession dans le fonctionnement de notre démocratie, mais une vie reste une vie, et un assassinat reste un assassinat.

Penser que les relations amicales du Président avec l’un ou l’autre des otages de Syrie aient pu peser me met mal à l’aise. Constater que notre sort, aux mains des mêmes barbares, n’a pas le même retentissement en fonction de notre statut professionnel ou social ne peut que jouer en faveur de ceux qui pensent que la République est aux mains de quelques milliers de personnes qui ne quittent pas Paris et confondent la capitale avec le vaste monde.

La joie et le soulagement avec lesquels j’ai appris le retour de Syrie de nos journalistes ne sont pas plus intenses que la tristesse et la colère avec lesquels j’ai appris la mort de notre otage au Mali. J’aimerais être certain que ces sentiments, de joie comme de tristesse, ont été également partagés.

Se protéger de la NSA en brouillant l’écoute ?

Quelques jours après l’attribution du prix Pulitzer le plus honteux de l’histoire récente, AGS a le plaisir de recevoir, le jeudi 17 au café Le Concorde, Olivier Chopin.

Commentateur attentif du monde du renseignement, récent auteur d’un petit livre bien utile sur les pratiques impériales en matière de SIGINT, notre invité nous livrera une vision, aussi froide que possible, d’un sujet qui s’est imposé depuis des mois comme un des plus puissants générateurs d’idioties de ces dernières années. Au lieu de regarder les mauvais documentaires d’Arte, réservez donc votre soirée de jeudi.

Café Olivier Chopin Pourquoi l'Amérique nous espionne

I’m the captain, now.

Peu de cinéastes suivent d’aussi près les évolutions de l’actualité internationale que Paul Greengrass. Témoin des tensions de notre temps, il a déjà traité de l’Irlande du Nord (Bloody Sunday, 2002), du terrorisme (United 93, 2006), de l’invasion de l’Irak par l’Empire (Green Zone, 2010), tout en contribuant à la métamorphose du film d’espionnage musclé (The Bourne Supremacy, 2004, puis The Bourne Ultimatum, 2007). A cet égard, il est, aux côtés de Kathryn Bigelow, un des rares réalisateurs capables de sublimer la réalité – quitte à s’en éloigner – pour la présenter au public occidental et lui faire toucher du doigt des événements, des enjeux ou des ambiances. En 2013, son adaptation du livre de Richard Phillips, A Captain’s Duty: Somali Pirates, Navy SEALs, and Dangerous Days at Sea (publié en 2010) constitue ainsi une nouvelle étape, plus que cohérente, dans une filmographie déjà remarquable.

A Captain's Duty Captain Phillips

Captain Phillips a été filmé en partie caméra à l’épaule, un procédé qui est désormais la marque de fabrique de Greengrass. Ce choix permet de suivre au plus près les personnages, de scruter leurs visages, et autorise aussi bien l’exploration d’un porte containers géant, le Maersk Alabama, que celle du poste de commandement d’un destroyer ou d’un canot de survie. Tout ici, en effet, ou presque, se passe en mer, et le cinéaste ne perd pas de temps. Ce n’est, de toute façon, pas dans ses habitudes.

Comme souvent chez Paul Greengrass, il est d’abord question de lutte, d’un affrontement de volontés entre des individus aux buts contradictoires, voire franchement hostiles. A Derry, il s’agissait de décrire le choc entre des manifestants irlandais et les parachutistes britanniques – et comme à Bagdad on y voyait une situation irrémédiablement basculer. A Berlin ou Moscou, on assistait (notamment) au choc entre Jason Bourne et la CIA et dans United 93 on contemplait, impuissants, le combat à mort entre les pirates de l’air d’Al Qaïda et les passagers du Boeing détourné.

United 93

Captain Phillips constitue, d’ailleurs, une nouvelle exploration, à la fois du film de pirates et du huis clos. Les navires y remplacent les avions et les pêcheurs y succèdent aux jihadistes, mais on reste dans la logique de la rencontre, incroyablement brutale, entre deux projets antagonistes. En quelques minutes, et selon un procédé classique maintes fois vu et ici parfaitement maîtrisé, le cinéaste plante le décor.

D’un côté, un Américain bien tranquille, vivant en banlieue, en famille, s’inquiétant pour ses enfants et partant à Oman prendre le commandement d’un navire géant dont la destination est Mombasa (Kenya). De l’autre, des pêcheurs somaliens devenus pirates et cherchant, eux aussi, à assurer leur subsistance. On ne saurait imaginer univers plus éloignés, et pourtant des préoccupations voisines (gagner sa vie, élever les enfants) les font évoluer sur des trajectoires en apparence parallèles, ou du moins comparables. Richard Phillips n’a manifestement pas envie de longer les côtes somaliennes, et pourtant il va devoir le faire car telle est la mission confiée par l’armateur. Muse, le chef des pirates, n’a guère envie d’aborder l’Alabama, mais il va devoir le faire car telle est la mission imposée par ses commanditaires.

A la différence de Kaprigen (Hijacking), le film du cinéaste danois Tobias Lindholm sorti en 2012, Captain Phillips ne quitte jamais les côtes somaliennes. Greengrass ne s’intéresse qu’à l’action, et il délaisse d’autant plus aisément les familles des marins capturés ou la question d’une éventuelle rançon qu’il ne saurait y avoir de négociations avec les pirates. La doctrine américaine est bien connue, et dès la capture du navire on sait qu’une intervention armée va avoir lieu.

Il ne s’agit pourtant pas d’un film de guerre, ou même d’un thriller. Les scènes d’action sont rares, et comme dans Zero Dark Thirty l’issue est brutale et rondement menée. On est bien plus dans le registre du survival movie mettant en scène un héros ordinaire et désormais solitaire, séparé du reste de ses compagnons et en butte à un ennemi que, pour une fois, il comprend.

N’en déplaise, en effet, à certains critiques qui jugent avant d’avoir vu, Captain Phillips n’est aucunement un film raciste, et les pirates somaliens, à la différence des combattants anonymes de Black Hawk Down (Ridley Scott, 2002), ont des noms, des visages et des personnalités. On connaît également leurs motivations, et elles ne semblent, hélas, absurdes ni aux spectateurs ni au capitaine Phillips, remarquablement interprété par Tom Hanks. Face à lui, Barkhad Abdi, dont c’est le premier rôle, est stupéfiant. Sa réplique improvisée, I’m the captain, now, lui a même valu une nomination aux Oscars.

Evitant les scènes lourdement psychologiques, le cinéaste dresse des portraits intéressants de ses personnages, mais l’important est manifestement ailleurs. Capturé sur navire géant, prisonnier de la passerelle, le capitaine Phillips, piégé par les pirates, passe une partie du film dans le canot de survie. Il passe presque de l’infiniment grand à l’infiniment étroit. Cet espace extrêmement confiné devient une prison pour tous ceux qui y sont, tandis que se prépare l’inexorable intervention des forces spéciales, dont on mesure, sans jamais s’y attarder, la technicité et la rapidité. La scène qui montre le négociateur des SEALs dérouler le pédigrée complet des pirates est, à cet égard, une sacrée démonstration. Elle rappelle que l’Empire connaît très bien bien la région et possède des capacités de recueil de renseignement unique au monde.

C’est là, dans cet univers de puissance militaire et technologique, que la caméra de Greengrass est la plus à l’aise. Comme dans United 93, elle suit les ordres, observe les officiers prendre des décisions, accompagne les préparatifs. Trois navires de la Navy suivent la minuscule embarcation, dont le porte-hélicoptères d’assaut USS Boxer (LHD-4), et la détermination impériale est sans ambiguïté. Le Maersk Alabama est le premier navire américain capturé par des pirates depuis plus d’un siècle, et l’affront va donc être lavé. Il n’est, de plus, pas question une seconde qu’un otage soit détenu en Somalie.

Le capitaine Phillips comprend rapidement ce qui est en train de se jouer, et il sait que sa vie ne pèsera pas face à la volonté de son pays de ne pas transiger. Sans être une oeuvre de propagande, le film n’en dépeint pas moins, en effet, une organisation sans faille, en apparence invincible et capable de projeter en quelques heures en pleine mer des commandos pour sauver un seul homme et éliminer autant d’ennemis qu’il le faudra. Paul Greengrass est le cinéaste de la force armée, de la violence professionnelle, de la volonté inébranlable. Il sait, malgré tout, éviter les caricatures, et l’effondrement de son personnage principal, à l’infirmerie du bord, prouve qu’il ne filme pas que des rocs.

S’achevant sur l’arrestation du pirate survivant, Muse, presque hagard devant tant de luxe et de puissance, Captain Phillips décrit, en réalité, la confrontation d’une superpuissance et de va-nu-pieds qui ont osé la défier. Face à eux, l’Empire, fort logiquement, montre, plus que sa force brute, sa supériorité matérielle. Il pourchasse et neutralise, mais prend soin de lire les droits au survivant des barbares puisqu’ils n’étaient, après tout, que des pillards incapables de formaliser ou de verbaliser un projet politique hostile. On comprend pourquoi, à plusieurs reprises, les pirates prennent soin de préciser qu’ils n’appartiennent pas à Al Qaïda. Il y a des mots qui fâchent.

Tout ça pour vous faire comprendre, Monsieur Fernand, que le pastis perd de l’adhérent chaque jour.

Jeudi 11 Mars 2004. Il fait gris à Paris, pas vraiment froid. La radio évoque un attentat à Madrid, dans les transports. Mouais. Je file à la crèche avec Attila, avant de sauter dans le bus, vers le Quai. A 9h30, les premières dépêches AFP qui se succèdent sur mon écran d’ordinateur avancent des bilans ahurissants, qui écartent d’eux-mêmes la piste de l’ETA. Très vite, également, les informations qui arrivent du terrain indiquent que plusieurs charges ont explosé dans des trains de banlieue et des gares dans le but de commettre un carnage. La piste jihadiste s’impose, tant le mode opératoire (attaques simultanées), les cibles (infrastructures ferroviaires) et le tempo politique (élections générales le dimanche) sont typiques.

Très vite, pourtant, les médias s’emplissent de commentaires sur la piste basque, contre tout évidence. Les usual experts se répandent en analyses d’autant plus fascinantes qu’elles sont manifestement à la fois déconnectées des faits, du contexte international et de la scène politique espagnole. Xavier Raufer, qu’on ne présente plus, s’étant trompé toute sa carrière, se trompe aussi au sujet de l’attentat tandis que Gérard Chaliand, qui a lâché la rampe depuis quelques années et ne cesse de professer son mépris pour le jihad, s’enferre également dans l’erreur. Dans les services, au Quai, nous écrivons, avec la prudence qui s’impose à ceux qui nous relisent, que les islamistes radicaux font figure de suspects principaux. Nous n’avons pas plus d’information que les madones des plateaux de télévision, mais sans doute ne sommes-nous pas prisonniers de nos certitudes.

Très vite, l’affaire prend une autre dimension lorsque le gouvernement espagnol commence lui-même à soutenir la thèse d’une implication de l’ETA. Vers 11h, j’appelle mon homologue espagnol, un vieil ambassadeur fantasque et attachant qui tient la chaise à Bruxelles dans un groupe consacré au terrorisme international. Je lui présente mes condoléances et j’évoque, prudemment, les pistes, dont celles du jihad. Mais le voilà qui m’affirme que la responsabilité des terroristes basques est indubitable. Je n’insiste pas.

Dans la journée, la controverse se durcit. Pas un professionnel – je ne parle pas des types déblatérant dans la presse – n’accorde le moindre crédit aux mises en cause de l’ETA, tandis qu’à Madrid le gouvernement n’en démord pas, multipliant les points de presse, dont ceux du ministre de l’Intérieur, Angel Acebes, mobilisant les hauts fonctionnaires, invectivant ceux qui osent douter de la thèse officielle. Le lendemain, on me montre même l’e-mail qu’Ana Palacio a envoyé Dominique de Villepin dans lequel elle relaye les certitudes officielles espagnoles. Mais notre conviction est déjà faite.

Dès le lundi suivant l’attentat, les services de sécurité allemands, à partir de leurs seules archives, arrosent leurs alliés d’un schéma – remarquable – liant les cellules espagnoles au reste de la mouvance jihadiste. On y trouve du beau monde, et sans surprise, bon nombre de noms sont connus. La revendication émise par les Brigades Abou Hafs Al Masri peu de temps après l’attentat est évidemment une fadaise, et chacun pense dans les services qu’il s’agit de la nouvelle farce d’une poignée d’admirateurs d’Al Qaïda parlant à tort et à travers. Que le fait, d’ailleurs, soit relayé par certains chargés de mission connus pour leur incompétence achève de nous convaincre, par l’absurde, de l’absence de toute valeur du communiqué.

Comme à chaque fois, deux temporalités se dégagent : l’enquête – y compris la recherche des suspects puisqu’il ne s’agit pas d’attentat suicide, et l’analyse de l’ensemble de l’évènement. Meurtrier, traumatisant, l’attaque va en effet changer le cours de l’histoire espagnole en pesant sur l’issue des élections générales.

Une controverse naît rapidement, entre mon service et son cousin policier. Chez nous, et malgré les doutes de quelques uns (dont les miens, mais je suis trop loin, au Quai, presque sur une autre planète), la thèse officielle est que les terroristes de Madrid (qui préféreront se suicider le 3 avril à Leganés plutôt que de se rendre) ont agi seuls, sans impulsion du Pakistan. Cette lecture est vertigineuse, puisqu’elle illustre la fameuse théorie des 3 cercles du jihad. Ainsi, à Madrid, un réseau constitué aurait frappé de façon autonome, avec une réelle lecture du calendrier politique, pour suivre la voie du jihad sans avoir demandé ou reçu d’instruction. L’évaluation de la menace qui découle de constat donne mal au ventre.

Une autre lecture, défendue par les services de police, et qui me convient bien mieux, est tout autant vertigineuse. Selon cette thèse, les attentats du 11 mars (13 bombes dont 10 explosions sur 4 sites) ont été réalisés par un groupe informel réuni pour cette seule mission sous l’impulsion d’AQ. Cette hypothèse explique bien des choses, dont le fait que le chef du réseau ait rendu visite, en prison, plus de dix fois à un des plus importants idéologues présents en Europe, Imad Eddine Barakat Yarkas, dit Abou Dahdah Al Suri, un proche d’OBL, lié à la cellule de Hambourg comme au gratin du jihad européen. En s’appuyant sur une mouvance bien en place pour y recruter un groupe ad hoc, une poignée de terroristes décidés aurait donc organisé les attentats. Ça ne fait rire personne.

A bien des égards, la logique suivie par l’enquête policière me convient à merveille, mais étant affecté au Quai et non à la Centrale, je ne suis d’aucun poids dans les vifs débats internes. Homme brillant, fasciné par le jihad, le DG ne rencontre guère d’opposition lors des réunions de crise et impose donc son point de vue à une hiérarchie qui tente de lui cacher que depuis deux ans le Service ne travaille plus, ou à peine, sur l’Europe. Ceux que la presse dépeignait récemment comme de grands professionnels ont, en effet, et depuis des mois, décidé de laisser le champ libre aux policiers et de renoncer à toute activité clandestine sur le continent européen contre Al Qaïda et ses alliés, aussi bien parce qu’il n’y a « plus de menace ici » que parce que « c’est quand même beaucoup de travail ». Cette sidérante décision, reflet de la médiocrité et de l’irresponsabilité de certains de nos chefs, a ruiné des années d’expertise, et une chasse aux anciens, de courte durée d’ailleurs, commence afin de recommencer à travailler sérieusement en récréant des équipes. On parle même de monter une équipe spéciale.

Comme de juste, ce projet ne se concrétisera pas, mais le travail reprend bel et bien, avec les moyens du bord. J’ajoute, car je suis comme ça, que les terribles événements de Madrid auront d’autres conséquences, notamment à Bruxelles, et je me demande parfois, s’ils n’ont pas contribué à me faire quitter prématurément cette si attachante administration. Mais si je raconte comment ça s’est passé, ça va encore faire jaser.

En 2012, le CTC de West Point, sans doute la meilleure structure d’analyse du jihad du monde, a livré une passionnante lecture de Madrid, et on ne peut que déplorer le fait que les rigidités françaises, chez les universitaires comme au sein des services, empêchent ici de travailler de cette façon. Sans doute les conclusions de cette étude auraient-elles pu être rédigées dès 2004 s’il avait simplement été décidé de s’intéresser à l’affaire dans le nord de Paris, mais le DG, son conseiller et une poignée d’analystes forcenés étaient bien seuls face à un système qui échappait à tout contrôle.

Après tout, faut-il s’étonner que le fameux schéma remis par les services allemands, en main propre, n’ait même pas été lu, et encore moins exploité par le supposé responsable du dossier ? Il n’a refait surface, pendant l’hiver 2005, que parce que votre serviteur, embourbé dans les cartons par un sombre après-midi aux archives, l’a redécouvert par hasard dans un dossier qui aurait fait honte à tout étudiant en histoire…

Dix ans après cette tragédie, la menace terroriste a considérablement évolué, dans le monde et en Europe. Au Moyen-Orient, on n’a jamais vu autant de groupes, de réseaux, et on n’a jamais vu autant de ces opérations unilatérales. Face aux faiblesses de leurs partenaires, et en raison de leurs propres impératifs, quelques puissances occidentales tentent, à défaut de pouvoir éteindre l’incendie, de le maîtriser. Au Mali, les militaires français ont affronté des jihadistes que les RETEX estiment, sans ambiguïté et de loin, plus performants et mieux commandés que les soldats maliens. En France, les services de sécurité tentent d’identifier des individus isolés nourris à la même idéologie. Tout évolue comme prévu, et on dirait, pourtant, qu’il n’existe toujours pas de réponse réellement efficace.

Les attentats de Madrid, échec majeur pour les services espagnols, ont également mis en lumière les erreurs stratégiques de certaines administrations françaises. L’influence délétère de responsables âgés, bloqués dans le passé, et de leurs disciples, plus préoccupés de carrière que de mission, avait déjà failli nous conduire dans l’abîme en 2001. On imagine la réaction du Président si on lui avait expliqué, le soir du 11 septembre, qu’il avait été décidé de ne plus travailler sur Al Qaïda en raison des doutes quant à l’existence même du mouvement. Tout le monde sait qui ils sont, et seuls quelques journalistes crédules ou peu portés sur le fact checking croient encore aux réécritures. Entre les mémoires des vainqueurs et les souvenirs des vaincus, il y a les pénibles autojustifications de ceux qui n’ont pas compris quelle guerre il fallait mener.

Le risque, lié au rythme de l’administration, est de voir le flambeau repris par d’autres cadres dépassés, coincés dans leur carcan, bloqués par leurs certitudes. Nier l’existence d’Al Qaïda, accabler l’ETA quand l’évidence sautait aux yeux, n’avoir que mépris pour des types dont on refuse de voir qu’il faut quand même plus que des cojones pour survivre 15 ans au Sahel ou au Yémen, rester obsédé par le conflit palestinien alors qu’il n’est plus qu’une des nombreuses causes alimentant le jihad sont autant de symptômes d’une inadaptation aux réalités d’une menace qui, fait aggravant, évolue bien plus rapidement que toutes celles auxquelles nous avons été confrontés depuis des décennies et pour lesquelles toute notre architecture sécuritaire a été conçue et est encore organisée.

Il ne s’agit donc pas de critiquer des personnels (même si je garde quelques noms en réserve), mais bien plutôt de s’interroger sur leur formation, leur emploi, leur mission, leur gestion, leur avenir et leur commandement. Depuis quelques mois, certains officiers supérieurs ne cachent pas leur satisfaction, et on les comprend, au vu du bilan des combats de Serval. Sans hésiter, ils vous disent que l’armée française a enfin pu faire son travail, combattre, s’imposer par la force et la volonté, faire usage de sa puissance de feu, dans le cadre d’une redécouverte des fondamentaux dont on comprend donc qu’ils avaient été perdus en route. Il serait sans doute temps de redécouvrir les fondamentaux, et du renseignement, et du contre-terrorisme, à la fois dans les méthodes, les logiques, les articulations opérationnelles, et le maintien de capacités qui semblent, sinon en baisse, du moins insuffisantes. L’ennemi, comme tous les ennemis, ne fait pas de cadeau et, à notre différence, il sait exactement ce qu’il veut faire et comment.

Vous habitez près d’une tannerie ?

Richard B. Riddick, un garçon finalement assez attachant bien que ponctuellement un peu brusque, dirait que tout cela est bien fébrile, et il n’aurait pas tort. Il ne se passe pas un jour, en effet, sans que le ministre de la Défense ne s’en prenne durement aux généraux à la retraite ou aux pseudo experts autoproclamés (PEAP), leur reprochant leurs critiques, leurs doutes, et pour tout dire le simple fait qu’ils réfléchissent.

J’ai déjà exprimé ici et , notamment, les remarques qui me venaient en écoutant le ministre se répandre dans les médias comme un enfant gâté trépigne quand tout ne se déroule pas selon ses plans. Il paraît, pourtant, que la guerre est une chose bien incertaine. C’est ainsi, mais sans doute s’agit-il d’une percée conceptuelle, comme seuls peuvent en accomplir des penseurs de la trempe de Michel Onfray. Le général Desportes, qui concentre sur lui les critiques les plus acerbes de l’hôtel de Brienne, est manifestement bien incapable de telles fulgurances. Lui se contente de réfléchir, le traître, et il n’est nul besoin de se rouler dans la brousse centrafricaine ou de se vautrer dans les sables maliens pour raisonner et constater qu’avec les effectifs d’un gros régiment d’infanterie on ne tient pas un pays. De même n’est-il pas besoin d’être un génie diplômé des plus belles écoles, civiles ou militaires, de la République pour, à l’aide d’une malheureuse carte disponible dans le commerce, comprendre que les jihadistes partis du Mali l’année dernière sont en train, tranquillement, de revenir en profitant de notre faiblesse et du chaos politique que notre intervention militaire a, au mieux, gelé.

Il se trouve, en effet, et par un curieux hasard, que nos difficultés sont en grande partie dues à notre faiblesse. Pacifier la RCA avec 1.600 hommes et contrôler le Nord Mali avec 2.000 autres semble ainsi presque au-dessus de nos forces, et il faut bien reconnaître qu’on ne peut pas d’une main réduire drastiquement les effectifs, les moyens et les budgets et de l’autre enchaîner les opérations militaires sans avoir des réveils pénibles. Le colonel Goya relevait récemment, avec sa lucidité habituelle, qu’on ne peut pas indéfiniment réduire les moyens en espérant maintenir les capacités, et on comprend la colère d’un homme qui a cru qu’il pourrait assécher le Pacifique avec une cuillère à pamplemousse et qui mesure, tardivement, que ça va être un peu plus long que prévu. Quelle poisse, quand même.

On est ainsi en droit de se demander si l’auguste exaspération ministérielle n’est pas la conséquence de cette situation paradoxale, absurde, même, qui voit notre pays, puissance déclinante, renouer avec une vieille tradition d’interventions armées tropicales contre des ennemis irréguliers alors qu’il n’en a plus la force. Etre et avoir été. Le ministre peut donc trépigner, invectiver, moquer les observateurs extérieurs, et oublier ceux qui ont dénoncé le scandale Louvois des mois avant qu’il n’éclate officiellement, appelé depuis des semaines à l’envoi de gendarmes en RCA ou énuméré les difficultés qui nous attendaient au Mali.

Attitude inutilement critique ? Au contraire. Toutes ces remarques, loin d’être le fait de commentateurs anonymes se répandant en ordures sous les pages du Monde, du Figaro ou du Parisien, étaient le fait de professionnels, civils ou militaires, jeunes et moins jeunes, exerçant des activités rémunérées liées à ces sujets et dotés d’une solide expérience. Le faisaient-ils pour leur gloire ? Non, ils le faisaient pour leur pays, parce qu’ils voulaient éviter qu’un establishment politico-militaire englué dans ses certitudes ne commette des erreurs pourtant prévisibles, ou pire, mille fois pire, n’obéisse à des instructions idiotes par pur conditionnement mental. Critiquer et penser hors des dogmes me semble être plus la marque d’esprits patriotes que d’antimilitaristes imbéciles – comme ceux qui vivent avec certains ministres du gouvernement. #jemecomprends

Vous écoutez vos généraux, Monsieur le Ministre ? On dirait bien que eux vous sont docilement soumis et qu’ils vous chantent ce que vous voulez entendre. Peut-être serait-il temps de vous frotter à ces voix discordantes qui font avancer le système au lieu de nier les évidences. Vos généraux sont serviles ? Changez-les. Cela nous/vous évitera d’entendre ensuite des officiers supérieurs aux poitrines couvertes de brevets s’étonner de la combativité des membres d’AQMI.

Mais quand on ne parvient pas à protéger une ville aussi exotique que Nantes de quelques centaines de jeunes branleurs ou qu’on se refuse à faire respecter l’ordre républicain contre des populistes coiffés de bonnets rouges, il faut s’attendre à ce que des milices ou des terroristes vous donnent un peu de fil à retordre. Monsieur le Ministre, on ne gagne pas les guerres avec des béni-oui-oui tremblant de peur dès qu’on roule des yeux, et on ne triomphe pas de ses ennemis en étant entouré de courtisans.

Puisque le Président a décidé de l’entrée au Panthéon de quatre admirables personnalités issues de notre douloureux vingtième siècle, je me permets ici de citer les phrases, terribles et merveilleuses, de Marc Bloch, qui depuis longtemps déjà devrait y reposer. Il me semble que tout y est dit, et bien plus encore.

Aussi bien, quand on se fut avisé, dès les premiers échecs, que peut-être notre haut commandement n’était pas sans reproches, à quel sang jeune et frais demanda-t-on de lui rendre quelque force ? A la tête des armées, on plaça le chef d’état-major d’un des généralissimes de l’ancienne guerre ; comme conseiller technique du gouvernement, on fit choix d’un autre de ces généralissimes : le premier d’ailleurs ancien vice-président du Conseil supérieur ; le second qui, vers le même temps, avait été ministre de la Guerre ; tous deux par suite, à ces titres divers, responsables, pour une large part, des méthodes dont les vices éclataient à tous les yeux.

Tant exerçaient encore d’emprise sur les âmes, dans les milieux militaires et jusque chez nos gouvernants civils, la superstition de l’âge, le respect d’un prestige, vénérable certes, mais qu’il eût fallu bien plutôt, ne fut-ce que pour le protéger, rouler révérencieusement dans le linceul de pourpre des dieux morts, le faux culte, enfin, d’une expérience, qui, puisant ses prétendues leçons dans le passé, ne pouvait que conduire à mal interpréter le présent. […] Jusqu’au bout, notre guerre aura été une guerre de vieilles gens ou de forts en thèmes, engoncés dans les erreurs d’une histoire comprise à rebours : une guerre toute pénétrée par l’odeur de moisi qu’exhalent l’Ecole, le bureau d’état-major du temps de paix ou la caserne. Le monde appartient à ceux qui aiment le neuf. C’est pourquoi l’ayant rencontré devant lui, ce neuf, et incapable d’y parer, notre commandement n’a pas seulement subi la défaite ; pareil à ces boxeurs alourdis par la graisse, que déconcerte le premier coup imprévu, il l’a acceptée.

Marc Bloch, L’Etrange Défaite, 1940.

« Je suis un buveur occasionnel, le genre de type qui sort boire une bière et qui se réveille à Singapour avec une barbe. » (Raymond Chandler)

Avant de quitter les ondes et d’ouvrir enfin mon salon de coiffeur-visagiste à Kandahar, il ne me semble pas inutile de revenir sur le métier qui, l’air de rien, m’occupe depuis si longtemps que j’en viens à ne plus compter les années.

On parle en effet beaucoup d’analyse, ces temps-ci, comme si le désordre du monde rendait à nouveau nécessaires, à tout le moins séduisants, à côté de l’action, les raisonnements qui inspirent – ou devraient inspirer – nos décideurs en le leur décryptant. Sans doute les dérives de certains conduisent-elles également à un salutaire besoin de rigueur, alors que les imposteurs ont pignon sur rue et que nous sommes littéralement ensevelis sous les fausses révélations, quand nous ne sommes pas simplement soumis à la dictature de ceux qui, ne sachant rien et ne comprenant pas plus, tentent de maquiller leur ignorance en refus de notre supposé snobisme. A ceux, par exemple, qui pensent qu’on peut frauder le fisc ou être un footballeur richissime tout en conspuant le « système », et à ceux qui croient que nier ou minimiser la shoah fera avancer la cause palestinienne ou les consolera de leurs misérables échecs personnels, je ne vais évidemment pas conseiller la lecture de ce remarquable post de Tom Nichols, ça ne pourrait que les mettre encore plus en colère, et je veux certainement pas cela. Pas mon genre.

A dire vrai, je ne sais pas quoi répondre à ceux qui m’interrogent sur cette discipline mystérieuse, l’analyse, parée de toutes les vertus. Que faut-il y voir ? Curiosité insatiable ? Intransigeante rigueur ? Cet été, un lecteur m’a même fait l’honneur de demander des références de romans ou de films illustrant cette démarche qui fait l’objet de travaux à Sciences Po, sera bientôt au cœur d’une série de cours de cette vénérable institution, et pourrait même, me murmure-t-on, être prochainement évoquée par un collectif d’auteurs aussi talentueux que percutants.

Le sujet, évidemment, a déjà été largement étudié. On a écrit sur les erreurs des services, sur les biais d’appréciation, sur les impasses dans l’évaluation, on a identifié les écoles de pensée ayant conduit à des naufrages stratégiques, à des échecs opérationnels, on a aussi analysé les mécanismes bureaucratiques, les mouvements croisés des flux de faits et de pensées, on les a quantifiés, modélisés. Que pourrait-il me rester à dire sur cette activité que je n’ai jamais vraiment apprise, qu’on ne m’a jamais formellement enseignée (ou alors, si, une fois, mais c’était tellement lamentable que ça ne pouvait pas vraiment être ça), et qui, de mon humble perspective, est avant tout une aventure, une quête, et parfois une souffrance ?

Je ne vais même pas essayer de me lancer dans la description des flux d’informations, de leur raffinage par les analystes, puis des retours vers le terrain et des interactions avec les décideurs/donneurs d’ordres/clients. Tout cela est bien connu de tous, à part peut-être de ceux qui écrivent sur le renseignement dans les colonnes de la presse française, et tout au plus pourra-t-on se reporter à quelques sites utiles, comme ici, , encore ici et bien sûr .

De mon temps, donc, (voix chevrotante), on nous demandait de faire de l’analyse sans vraiment nous expliquer comment. Il y a près de vingt ans, les instructeurs étaient même souvent des queues de promo, des types qui, après avoir copieusement raté la pratique entreprenaient sur ordre de saboter l’enseignement de la théorie. On me dit que les choses ont changé depuis déjà quelques années, et vous ne pouvez pas savoir à quel point je m’en félicite. Il faut d’ailleurs, une fois encore, saluer cette singularité française qui s’obstine à parfois confier la formation et l’entraînement aux plus mauvais alors qu’il faudrait en charger les meilleurs. L’enseignement est la plus importante des missions, pas une punition, et ceux qui nomment sciemment des tanches à l’instruction méritent les douves de Vincennes – charmantes au printemps.

Vous allez voir, ça va bien se passer.

Schématiquement, la méthode française prévoit que le renseignement soit recueilli/analysé/diffusé au sein de structures uniques, chacune ayant des missions particulières. Il peut arriver que les périmètres se recouvrent partiellement, mais les directeurs et le politique sont là pour, en théorie, empêcher la DRM de faire du contre-terrorisme ou la DGSE de se mêler d’affaires intérieures. Si l’on postule, donc, que le renseignement est un produit, ce qui est à la base des tensions dans les années 90 entre certains services français, il faut voir les services nationaux comme des entreprises verticales, couvrant l’ensemble du cycle de fabrication, démarchant les clients/ministères, gérant la concurrence en essayant d’avoir les meilleures sources et les meilleures analyses, deux conditions indispensables pour disposer du meilleur produit fini.

L’analyse, donc, est à la fois le produit final et la partie visible de l’ensemble. On attend du NSC impérial qu’il produise de bonnes analyses car disposer de renseignement brut n’est pas de son ressort. On attend du MI-6 britannique qu’il recrute les meilleures sources, car c’est son mandat principal. L’analyse et l’utilisation des données recueillies se font ailleurs. A Paris, au contraire, on juge un service sur ces deux aspects, et l’un peut compenser la faiblesse de l’autre en cas de besoin. Et si vous n’avez ni l’un ni l’autre, on se demande bien à quoi vous servez. #Jemecomprends.

A une époque, déjà lointaine, j’ai ainsi vu des miracles d’intelligence réalisés par quelques uns avec peu de renseignements bruts mais beaucoup d’imagination, d’inventivité, et de rigueur, ce qui a parfois évité des naufrages. Tiens, à ce propos je vous ai déjà raconté comment certains responsables d’un service cher à mon cœur  avaient décrété, en 2002, qu’il n’y avait plus lieu de faire de contre-terrorisme en Europe puisqu’il n’y avait plus de menace ? Si j’étais cruel, je pourrais même ajouter que cette lumineuse décision avait été prise sous l’influence de ceux qui niaient, en 2001, l’existence même d’Al Qaïda. Pour compenser cette infinie idiotie, certains cadres avaient décidé de continuer à travailler en secret afin de ne pas perdre la main le jour où il y aurait enfin quelqu’un sur la passerelle. Quand l’incompétence se mesure en cadavres, on commence à se dire qu’il est peut-être temps de changer de crèmerie. C’est comme ça que j’ai ouvert mon premier institut de beauté, à Mossoul, mais c’est une autre histoire.

Maintenir à flot un semblant d’expertise avec des renseignements rares et tous obtenus de haute lutte a souvent tenu du défi insensé, ou pour le moins de la course de fond. Ces miracles étaient permis grâce à une tâche essentielle, bien que peu connue, technique, différente selon les métiers, que l’on nomme exploitation. Avant d’être un analyste, vous êtes, en effet, un exploitant qui gère ses sources, trie les renseignements et les informations, les évalue, en tire des conclusions et de nouvelles questions, et qui se constitue ainsi – ou pas, tout le monde n’est pas forcément aussi doué – une expertise. C’est une démarche complexe (alimenter les bases de données, critiquer la production d’une source, ne pas se noyer dans les noms de code et les pseudos, comprendre les règles draconiennes de confidentialité, s’insérer dans les innombrables flux administratifs qui se croisent, etc.), faite de procédures lourdes, tirées de l’expérience de vos prédécesseurs et de vos anciens, parfois lors de guerres ou de crises majeures. Comme les check lists des pilotes, vos procédures ont été écrites avec du sang, quand ni vous ni vos parents n’étiez nés et que vos anciens défendaient la rodina.

Autant être clair, un mauvais exploitant ne peut pas faire un bon analyste. Je ne crois pas une seconde à ces types qui prétendent détenir la vérité sur tel ou tel sujet, écrivent chaque jour des billets, des posts ou des éditoriaux sur des thèmes différents et qui n’ont matériellement pas le temps de travailler un minimum leurs dossiers. Dans les services, c’est pareil, à la différence notable près que le système est censé pouvoir détecter les escrocs par les différentes procédures de validation, au moins quand ils ne sont pas aux commandes. Forcément, quand c’est le cas, c’est trop tard et il n’y a plus qu’à attendre la retraite, la sienne ou la leur. On peut aussi s’installer à la fenêtre et attendre le passage des cercueils. Il paraît que ça va bientôt être le cas, et je prépare mes coussins.

On pourra m’objecter qu’il existe des esprits particulièrement brillants, capables d’englober une situation d’un coup d’œil et d’en tirer la substantifique moelle en quelques phrases ciselées. Hélas, comme le disait le regretté Emile Beaufort, il y aussi des poissons volants mais qui ne sont pas la majorité du genre. On peut être doué, plus intelligent que les autres, mais sans travail, c’est au mieux du dilettantisme au pire de l’imposture.

J’ai eu la chance d’appartenir à une génération qui a importé les méthodes des sciences humaines au sein de structures maintenues soigneusement, pendant des années, à l’écart du monde universitaire. Peut-être étions-nous plus doués que d’autres – et encore pourrait-on en douter, après tout – mais il ne fait guère de doute à mes yeux que l’apport méthodologique a ouvert bien des voies. Dans une machine administrative où l’écriture de notes de synthèse permettait de donner l’illusion au politique que le système était performant et audacieux, une solide formation reçue à la Sorbonne ou à Sciences Po était un atout. Nos prédécesseurs n’aimaient pas écrire, et beaucoup estimaient que ce travail de bureau n’était qu’un cache-sexe qui nous faisait briller à peu de frais. Ils n’avaient pas tort, et le fait est que nos chefs, encore traumatisés par une douloureuse aventure néozélandaise, nous préféraient bien au chaud à Paris, à essayer d’écrire plus vite que l’AFP, plutôt qu’à faire du terrain, à recruter des sources et à monter des opérations plus ou moins tordues. Nos chefs non plus, cela dit, n’avaient pas tort, car la différence entre nos journées et ce qu’on voyait à l’écran dans des comédies à succès était mince.

Alors, ça avance ?

Pour tout dire, cependant, cette posture me convenait à merveille. Je ne me sentais pas l’âme (et je n’en avais d’ailleurs pas les capacités) d’un grand officier traitant, et si j’avais toujours voulu appartenir au Service, c’était bien pour être analyste, voir, comprendre, en savoir toujours plus, être le type qui dans l’ombre du Prince lui suggère les options, pare les coups de l’ennemi et prépare ceux que l’on va lui porter.

A la différence du monde des sciences humaines dont nous étions issus, il ne s’agissait en effet pas seulement d’étudier pour comprendre mais de comprendre pour agir. Amasser du renseignement pour écrire des notes quotidiennes à seule fin d’alimenter Moloch et de donner l’illusion d’être efficace ne pouvait nous satisfaire. Sans doute une affaire de génération. Pour nous, l’analyse devait inspirer l’action, participer à la défense du pays, et il n’était pas question – pas une seule p… de seconde – de laisser la chose à nos cousins policiers, quand bien même ils seraient en première ligne. Notre vision, décalée, parfois lointaine, parfois plus fine (pas toujours), le fait que nous soyons très souvent déconnectés des opérations en cours, tout cela nous permettait, paradoxalement, d’approcher les sujets différemment, parfois contre la pensée dominante, à commencer par celle de nos chefs, comme je l’ai rappelé ici. L’analyste, le vrai, doit s’impliquer, prendre des risques, oser les approches originales, s’élever contre la doxa, secouer les dogmes, non pas pour sa gloire mais pour le succès de sa mission. Et si la mission est accomplie, il aura sa gloire, ou plus souvent la satisfaction d’avoir fait son job.

Avoir renoncé à une carrière universitaire n’impliquait évidemment aucun renoncement intellectuel. Et, de fait, nous ne renoncions à rien, pas à la soif obsessionnelle d’en savoir plus, pas aux recherches maniaques dans les archives, pas aux heures perdues dans des cartons ou des bases de données, pas aux schémas incompréhensibles, pas aux listes de pistes à creuser, d’hypothèses à valider, de projets à expérimenter, de modèles à concevoir. Les méthodes de l’université mises en œuvre pour traquer des terroristes, ou au moins comprendre ce qu’ils tramaient… Je me surprenais parfois à penser à Mishima, à la rencontre des mots et de l’action, mais fort heureusement un nouveau naufrage interne me rappelait que je n’étais qu’un petit fonctionnaire, loin de tout romantisme exalté, dont l’ennemi le plus nuisible était dans un bureau de l’état-major plus probablement que dans une école coranique de l’Hadramaout ou une guest house de Peshawar.

A la différence d’un sociologue, notre travail d’observation de la scène jihadiste ne visait pas seulement à la comprendre pour mieux s’en prémunir mais bien à interagir avec elle en lui glissant le plus possible de bâtons dans les roues. On était loin des travaux visant à mesurer l’influence de l’observateur sur l’objet observé, puisque notre but ultime n’était, ni plus ni moins, que de détruire l’objet de notre étude. Avec le recul, il est d’ailleurs manifeste que la lutte mondiale contre le jihadisme a profondément influencé, non seulement l’environnement international (non, sans blague ?) mais aussi et surtout le jihad lui-même. Autant dire qu’il est vain de vouloir combattre un ennemi avec des outils dépassés ou inadaptés, selon une vision fausse, alors qu’il s’adapte bien plus vite que nous. Mais comme il me semble avoir déjà développé ce point ailleurs, et que par ailleurs tout le monde s’en moque, je n’y reviens pas.

Je ne vais non plus revenir sur ce que j’écrivais il y a plus d’un an au sujet des forces spéciales de l’analyse. L’augmentation non maîtrisée, et parfois non voulue, des effectifs et des moyens sans une profonde réflexion organisationnelle, une claire définition des buts à atteindre et des effets à produire, ne peut que conduire à la disparition d’une certaine expertise. Avec près d’une dizaine de cellules de crise tournant en même temps, certaines administrations parisiennes ont développé de remarquables capacités en matière de gestion des urgences mais il est manifeste – et ne le prenez pas mal, les gars – que la connaissance approfondie des dossiers a, dans certains cas, disparu. S’agissant de lutter contre un ennemi qui se régénère et apprend de ses erreurs, il va de soi que ce phénomène pose un sérieux problème. Je suis évidemment conscient des impératifs politiques et opérationnels qui pèsent sur les structures, mais je suis tout autant, peut-être cruellement ou injustement, conscient des lacunes qui ne peuvent que se creuser à mesure que la situation internationale se dégrade. A quand 15 cellules de crise ? Et 20 ? Comment, en effet, « gérer l’incertitude », comme l’écrivait récemment le DGSE dans la RDN, sans cette expertise, sans cette profondeur de vue que seule une analyse approfondie autorise ?

Gérer l'incertitude

Mais ne nous égarons pas, comme le disait le commandant Koenig. Chaque année, il nous fallait donc former de nouveaux collègues, et souvent leur expliquer que le stage dont ils étaient issus ne leur avait rien appris. Notre pédagogie s’appuyait sur l’exemple, et toujours par deux nous allions, un maître et son apprenti. En quelques mois, nous étions en mesure de déterminer si la greffe était en bonne voie ou si, au contraire, elle était rejetée. Parfois l’échec venait plus de la matière plus que du métier lui-même. Tout le monde n’est pas obligé d’adorer le contre-terrorisme, sans doute trop rapide, ou d’être fasciné par l’extrême complexité de la mouvance jihadiste. Bon, moi, je sais ce qu’il faut penser de ceux qui entrent dans un service de renseignement pour recopier les télégrammes diplomatiques.

Nous en vînmes à chercher des totems, des symboles de notre engagement pour cette analyse. Il nous fallait à la fois des personnalités ne renonçant pas et des esprits d’une extrême rigueur intellectuelle. Nous nous tournâmes, très naturellement, vers Boba Fett, le célèbre chasseur de primes, mais nous étions bien conscients que nos véritables modèles étaient à trouver du côté des grands journalistes d’investigation. Curieusement, en effet, pour des espions (ouh, le vilain mot) supposés ourdir d’épouvantables complots contre la démocratie, nous estimions que ce qui s’approchait le plus, hors de la Centrale, de notre démarche était l’enquête journalistique.

Bob Fett

Russell Crowe dans "State of play", de Kevin MacDonald

Lors du stage censé préparer les jeunes recrues au renseignement, il était d’usage de leur projeter quelques films, dont les remarquables Les Patriotes, d’Eric Rochant (1994), Le Transfuge, de Philippe Lefebvre (1985) ou Le Dossier 51, de Michel Deville (1978).

Les Patriotes Le Dossier 51

Rien, en revanche, n’était fait pour illustrer le travail d’analyste, qui pourtant serait le quotidien d’une majorité de membres du Service. A mon sens, il aurait fallu, dès les premiers cours, projeter aux nouvelles recrues All the President’s men (1976), le chef d’œuvre d’Alan J. Pakula relatant l’affaire du Watergate du point de vue des reporters du Washington Post.

All the President's Men All the President's Men

Le film de Pakula appartient à cette décennie magique du cinéma hollywoodien, brillante, politiquement engagée, associant immenses acteurs, immenses réalisateurs et producteurs courageux. Avec une exemplaire sobriété, le cinéaste, qui adapte à l’écran deux ans après la démission de Richard Nixon le livre de Bob Woodward et Carl Bernstein, décrit l’enquête, qui débute sur une intuition, ses évolutions, ses étapes, le traitement des sources, l’exigence de rigueur des responsables, chef de desk, rédacteur en chef, les pressions, les interactions entre l’avancée des investigations et le dossier lui-même. Le cas de l’Administration Nixon s’aggrave en effet à mesure que les deux journalistes, admirablement incarnés par Robert Redford et Dustin Hoffman, s’approchent du cœur du pouvoir impérial.

all-the-presidents-men

Alors, ça bosse ?

Il n’a jamais fait le moindre doute dans mon esprit que le film de Pakula était l’illustration la plus extraordinairement réaliste à la fois du travail d’analyste et du fonctionnement d’une structure chargée d’analyser. Tout est là, en effet, et il suffit de changer les titres et les décors pour se retrouver dans un service. Les démarches d’un journaliste et d’un analyste ne sont pas si éloignées, si vous y pensez un instant : rapporter la rumeur du monde, enquêter, essayer d’y voir clair, trouver des sources, dénicher des renseignements, les malaxer, influer sur le monde en écrivant aux citoyens ou aux responsables politiques. Et je ne parle pas ici de la passion, de l’obsession, du travail incessant sur les faits, de la recherche de connexions, de l’inspiration que l’on trouve ailleurs, loin du bureau.

Pour un véritable analyste comme pour un véritable journaliste, admettre, comme le fait Catherine Graciet au sujet de son livre Sarkozy-Kadhafi. Histoire secrète d’une trahison (2013), qu’elle ne dispose pas d’un seul témoin direct ni d’une seule preuve concrète et qu’elle a donc construit son récit – publié au Seuil, quand même – sur du vent et ses seules convictions est simplement inenvisageable. « Je n’ai pas vu moi-même cette vidéo, mais je suis convaincue de son existence » a ainsi déclaré Mme Graciet, sans que cela fasse réagir plus que ça. A une autre époque, une telle remarque aurait fait hurler, mais plus maintenant. Dans un service de renseignement ou de sécurité, la même aurait sans le moindre doute été sanctionnée, et il faut se souvenir de Ben Bradlee sermonnant Woodward et Bernstein parce que leurs affirmations ne sont pas étayées. Si j’étais cruel, je pourrais aussi revenir sur la supposée nouvelle doctrine anti terroriste impériale

C’est donc au cinéma que j’ai principalement trouvé de quoi illustrer le travail que nous faisions et qui semblait si magique aux yeux de certains. Essayez de vous souvenir combien de fois vous avez vu sur un grand écran un homme ou une femme s’asseoir devant des dossiers, des manuscrits, des grimoires, des indices éparpillés et tenter d’y voir clair ? Le grand Sherlock Holmes, malgré ses légendaires capacité de déduction, m’a toujours semblé trop marqué par les énigmes policières. Dans un service de renseignement, les enjeux dépassent largement la résolution d’une simple enquête, fut-elle complexe.

Alors ? Des films inspirés de Tom Clancy, par exemple (pas tous…). Ou Zero Dark Thirty, LE film de l’année 2013, ou encore Manhunt. Ou encore Mille milliards de dollars, de Henri Verneuil (1982). Dans Les Incorruptibles (1987) de Brian De Palma, Oscar Wallace, le comptable d’Eliot Ness, est l’artisan, malgré sa mort prématurée, de la chute d’Al Capone.

Oscar Wallace

En 1993, Alan J. Pakula tourne L’Affaire Pélican, et on y retrouve les fondamentaux d’une analyse sourcilleuse, reposant sur des faits, reliant les points les uns aux autres sans présupposés.

Mais ces exigences de rigueur, cette quête d’une certaine vérité semblent lointaines, presque dépassées. Entre les impératifs économiques qui dégradent, au moins en France, les ambitions de la presse et les contraintes opérationnelles qui obèrent les capacités de vision en profondeur des administrations spécialisées, il se crée un manque, un vide, un appel d’air qui bénéficie, plus qu’aux escrocs, à ceux qui mentent sur ordre ou qui défendent leurs délires politiques. Il est peut-être trop tôt pour y voir une nouvelle manifestation de la lente dégradation du système dans lequel nous vivons, mais on ne peut que s’inquiéter des conséquences, à commencer sur les guerres que nous menons.