There will never be a final cell!

Près de quinze ans après les attentats du 11 septembre, près de trente après la fondation d’Al Qaïda, on attend toujours LE film sur le jihad. On aurait pu penser que le phénomène aurait inspiré les cinéastes comme il a inspiré les romanciers et les essayistes, mais il n’en a rien été et le bilan, s’il n’est pas maigre, laisse quand même sur sa faim.

Des films ont évidemment été réalisés, et certains se sont même révélés être de réjouissants naufrages (Secret défense, de Philippe Haïm, 2008). Si l’on excepte, cependant, une poignée de navets, depuis 2001 ont été traité par le cinéma américain les dérives de la campagne anti terroriste des Etats-Unis (Rendition, de Gavin Hood, 2007 ; The Bourne Ultimatum, de Paul Greengrass, 2007 ; Good Kill, d’Andrew Niccol, 2014), le rôle des monarchies du Golfe (Syriana, de Stephen Gaghan, 2005 ; The Kingdom, de Peter Berg, 2007), les attentats du 11 septembre (United 93, de Paul Greengrass, 2006 ; World Trade Center, d’Oliver Stone, 2006), la guerre en Afghanistan (Lions for lambs, de Robert Redford, 2007 ; Lone survivor, de Peter Berg, 2013), et, bien sûr, le renseignement (Body of Lies, de Ridley Scott, 2007 ; Zero Dark Thirty, de Kathryn Bigelow, 2012). Les nombreux films consacrés à l’Irak n’ont, pour leur part, jamais réellement abordé la question des réseaux jihadistes, et je les laisse donc de côté. On voudra bien me le pardonner.

United 93

Il manque dans cette liste, qui va du mauvais (World Trade Center) à l’excellent (Zero Dark Thirty), un film qui essaierait de décrire le jihad, de le présenter dans sa complexité, qui décrirait les difficultés rencontrées par ceux qui le combattent, et qui accomplirait ainsi le nécessaire travail de pédagogie que permet la fiction. Cette perle rare existe, en réalité, et si elle a été tournée en 1998, il y a donc une éternité, elle n’en reste pas moins une remarquable introduction à notre sujet. Et de toute façon, nous n’avons qu’elle, alors…

Bus explodes

The Siege, (Couvre-feu), sorti au mois de novembre 1998, quelques mois après les attentats commis par Al Qaïda contre les ambassades américaines de Nairobi et Dar Es Salam, reste en effet à ce jour un film qui frappe par sa précognition et la pertinence de ses descriptions. Partant d’une idée à la fois simple et – à l’époque – originale, (un réseau terroriste islamiste radical lance une campagne d’attentats à New York afin d’obtenir la libération de son guide spirituel, capturé par les forces spéciales américaines au Moyen-Orient et détenu clandestinement), il déploie une histoire aux multiples aspects et aux résonances encore très actuelles.

Il faut dire que The Siege n’est pas un film dont l’ambition est d’impressionner par sa virtuosité. Son réalisateur, Edward Zwick, est un conteur, et il met tout son art au service d’un scénario. Celui-ci n’a rien d’anodin puisqu’il est tiré d’une histoire de Lawrence Wright, un grand journaliste américain qui publiera en 2006 un remarquable récit des premières années d’Al Qaïda The Looming Tower: Al-Qaeda and the Road to 9/11 (chez Alfred A. Knopf, 480 pages).

The looming tower The SIege

En adaptant Wright, Edward Zwick s’inscrit, certes modestement, dans la lignée du cinéma politique américain des années ’70 et ne raconte une histoire que pour aborder une situation en y faisant évoluer des personnages. Sa filmographie, à cet égard, ne laisse guère de doutes quant à sa conscience politique. On y trouve, avec quelques comédies, un film remarquable consacré aux soldats afro-américains de la Guerre de Sécession (Glory, 1989, 3 Oscars, dont le premier de la carrière de Denzel Washington), un autre, très distrayant, sur une femme pilote d’hélico pendant la Deuxième guerre du Golfe (Courage under fire, 1996, encore avec Denzel Washington), un suivant, décrivant les aventures d’un soldat américain devenu un guerrier traditionnel japonais (Le dernier samouraï, 2003, avec Tom Cruise), un autre, remarquable, sur les diamants de sang (Blood diamond, 2006, avec Leonard DiCaprio, Jennifer Connelly, Djimoun Hounsou et Arnold Vosloo, 5 nominations aux Oscars), un sur les maquis juifs en Biélorussie combattant l’armée allemande (Les Insurgés, 2008, avec Daniel Craig) et enfin un dernier, consacré à la rencontre Fischer/Spassky de 1972 (Pawn sacrifice, 2014, pas encore sorti en France).

Glory Courage under fire Blood diamond

Zwick est un cinéaste classique, évitant les effets de manche, les filtres ou les ralentis. Ses récits sont linéaires, et il laisse l’intrigue se développer sans se précipiter – ce qui ne veut pas dire qu’on s’ennuie à sa vision. The Siege lui permet de décrire, comme aucun autre film ne l’a fait depuis, (alors que le besoin est pourtant pressant), la complexité d’une véritable politique sécuritaire anti terroriste. Les rapports entre le FBI (service de sécurité intérieure dont la seule mission est d’empêcher les attentats), la CIA (qui voit les choses de plus haut mais est prisonnière des évolutions brutales et parfois irréfléchies de la diplomatie et doit, à la différence de la police, frayer avec tout le monde), l’armée (qui ne veut pas de la mission mais qui l’accomplira à sa façon), le pouvoir politique (qui ne peut tolérer ni les attaques terroristes ni la peur grandissante de la population), et la presse, (témoin et actrice du bras de fer) sont très bien décrits et renvoient à des situations que nous connaissons bien, désormais.

Une collaboration entre le FBI et la CIA qui ne va pas de soi.
Une collaboration entre le FBI et la CIA qui ne va pas de soi.

Comme un cours magistral projeté sur un écran de cinéma, Zwick présente progressivement les défis (Négocier avec les terroristes, mais négocier quoi, et au nom de qui ? Qu’y a-t-il, d’ailleurs, à négocier ? Empêcher les attentats, mais qui arrêter et comment prévoir ? Accepter le danger, et le faire accepter au pays) et les enjeux (Quelle réponse globale ? Quelle prévention ? Quel degré de violence exercer sur l’adversaire ? Comment éviter le recours indiscriminé à la force ? Quelles concessions faire à la vie quotidienne de la démocratie ?). Jamais l’affaire n’est simple, et les motivations des terroristes ne doivent rien à la pauvreté ou à de quelconques pathologies mentales. Ils parlent de revanche, d’injustice, et les islamistes que nous voyons à l’écran sont palestiniens, égyptiens ou irakiens. Leurs revendications ne peuvent avoir de réponse, puisqu’ils sont venus frapper pour punir. La réponse militaire dans les rues américaines, en plus d’être intrinsèquement inappropriée et porteuse de dérives, constitue ainsi une victoire symbolique forte, résumée par Denzel Washington lors d’une de ses nombreux affrontements avec Bruce Willis (qui joue, admettons-le, comme un pied).

Ce film de 1998 en dit plus que bien des experts de plateaux abondamment consultés par nos parlementaires et nos ministres. Il n’est, naturellement, pas exempt de défauts (on ne connaît pas de désert au Liban, du moins pas aux dernières nouvelles, et la scène finale est inutilement pompière) mais il faut lui reconnaître de belles séquences consacrées à l’organisation d’une cellule de crise ou à la conduite d’une enquête.

En cellule de crise

De même faut-il saluer l’ambiguïté des personnages. D’autres cinéastes auraient montré des policiers ou des militaires hystériques, mais Zwick tourne avec sobriété et évite presque tous les écueils de l’emphase. Les scènes d’attentats sont d’un grand réalisme et contribuent à faire du film une remarquable tentative de vulgarisation. Certains de mes chefs, quand j’étais fonctionnaire, n’ont jamais possédé le début de compréhension du jihad contenue dans The Siege, et on est en droit de penser que pas mal de nos dirigeants et parlementaires, au vu des lois et autres rapports débattus ces temps-ci, n’ont guère progressé. Ce film pourrait constituer pour eux une efficace initiation à nombre de questions centrales. Certains de nos ministres avouent ne pas lire, mais peut-être d’autres regardent-ils des films. On peut toujours rêver.

Vigipirate rouge super foncé
Vigipirate rouge super foncé

Il n’y a pas de morale ici

Il serait donc possible, avec du talent et du travail, de réaliser des documentaires passionnants sur le monde du renseignement, sans caricaturer et sans pour autant renoncer à ses convictions personnelles. A la différence de William Karel, dont le film sur la CIA est avant tout une charge lourdingue et un brin confuse, le cinéaste israélien Dror Moreh a ainsi livré en 2012, avec The Gatekeepers, un travail d’une rare profondeur sur le Shin Beth (ou Shabak, devrait-on dire, le service de sécurité intérieure israélien), et les logiques du contre-terrorisme.

Salué par la critique, récompensé à plusieurs reprises, le film frappe d’abord par sa sobriété et l’audace de son dispositif. Pour la première fois, en effet, six chefs du Shin Beth, (Ami Ayalon, Avi Dichter, Yuval Diskin, Carmi Gillon, Yaakov Peri et Avraham Shalom), répondent, parfois vivement, à un intervieweur et évoquent à la fois l’histoire d’Israël, l’évolution du conflit avec les Palestiniens et la lutte contre le terrorisme.

Entendre ces responsables parler si librement de leur métier, de leurs missions, de leurs échecs comme de leurs succès est évidemment un choc pour le spectateur français, habitué aux productions télévisuelles de commande, aux livres mal documentés et aux articles pris sous la dictée. Il ne faut cependant pas s’arrêter au charme de ce parfum d’inédit et écouter ce que ces professionnels, parmi les plus expérimentés qui soient, ont à dire.

The Gatekeepers

S’il est, naturellement, possible de compléter sa connaissance de l’interminable et tragique affrontement entre Israéliens et Palestiniens grâce à ce documentaire, on peut aussi y trouver une magistrale leçon de choses traitant du renseignement, du terrorisme, et des rapports entre les services de sécurité et le pouvoir politique dont ils dépendent et dont ils sont un outil. Tous différents, les six hauts responsables qui parlent et répondent aux questions énoncent une série de vérités et de constats fondamentaux, qu’il ne serait pas inutile de méditer dans certains ministères, états-majors et services occidentaux.

Sans jamais rejeter l’usage de la violence clandestine, indispensable à l’accomplissement de leur mission, les personnalités interrogées ici constatent que la répression seule, dépourvue de toute réponse politique, accroît in fine la menace combattue. Il ne s’agit évidemment pas d’encaisser les coups sans répondre, bien au contraire. On comprend aisément, d’ailleurs, que les autorités politiques israéliennes, comme d’autres autorités dans d’autres pays, soient obligées de réagir puisque la pratique du terrorisme choisie par les groupes palestiniens, laïcs ou religieux, est une façon d’ouvrir un dialogue. La nature et l’intensité de la répression en retour participent de ce dialogue, certes sanglant, mais aucunement inédit, et les belligérants se parlent donc par-dessus des amoncellements de cadavres et de gravats, testant leur volonté, mettant à l’épreuve leur détermination.

Il existe, évidemment, des façons de sortir de ces échanges de violences, et on a déjà vu deux adversaires, convaincus l’un et l’autre de la nécessité de mettre fin aux tueries, dépasser le cycle action/répression pour se parler, parfois dans le secret de grands hôtels occidentaux, parfois officiellement au cœur de prestigieuses résidences officielles. Rien de tel ici, et aucun de ces maitres espions ne cache son immense frustration devant l’évolution du conflit, succession de d’attentats, d’opérations plus ou moins ciblées sur fond de dérive politique des deux camps.

Il n’est pas possible de comparer le conflit israélo-palestinien à la lutte mondiale contre le jihadisme, mais il est en revanche plus que pertinent de comparer certaines de leurs évolutions. Entendre, ainsi, les chefs du Shin Beth déplorer que l’excellence opérationnelle de leurs méthodes ait éteint toute velléité de réflexion politique renvoie à une réalité que nous connaissons bien, dans les pays occidentaux. La situation est même cruellement résumée par une formule, vertigineuse : gagner toutes les batailles, mais pas la guerre.

L’extrême technicité des moyens mis en œuvre par les services de sécurité et l’armée permet aux autorités de ne jamais se pencher sur le fond de la question : frappes ciblées, opérations secrètes, écoutes, etc. La capacité des Israéliens – et des Occidentaux – à traiter la menace enivre littéralement certains dirigeants, qui se contentent de la gestion de l’incendie mais ne se préoccupent jamais des façons de l’éteindre – à supposer, évidemment que cela soit possible.

Exécutants loyaux d’une stratégie qu’ils peuvent d’ailleurs désapprouver, les responsables qui se confient dans ce documentaire sont d’une terrible lucidité, sur eux, sur leur métier, sur le conflit qui n’en finit pas. Confronté aux phrases terribles de Yeshayahu Leibowitz écrites en 1968,

A state ruling over a hostile population of one million people will necessarily become a Shin Bet state, with all that this implies for education, freedom of speech and thought and democracy. The corruption found in any colonial regime will affix itself to the State of Israel. The administration will have to suppress an uprising on the one hand and acquire Quislings, or Arab traitors, on the other.

Yuval Diskin répond froidement qu’il est d’accord avec chacun des mots. Le passage, très puissant, n’est évidemment pas passé inaperçu et a été largement commenté (par exemple ici et ). L’onde de choc espérée ne s’est cependant pas produite.

Gatekeepers

Le portrait de groupe qui émerge du film est celui de professionnels fidèles mais lucides, conscients que le pouvoir est exercé par des hommes qui attendent des actes plus que des raisonnements, qui réclament des décisions simples et qui refusent la complexité du monde. Les chefs du Shin Beth, professionnels habitués aux infinies nuances de l’humanité, exécutent les ordres mais n’en pensent pas moins. La défense immédiate du pays en passe par là, mais personne ne s’abuse sur le résultat final et le coût moral de cette posture.

L’impasse dans laquelle se trouve le conflit fait terriblement écho aux échecs des Occidentaux contre les jihadistes. La multiplication des cibles à traiter par les services israéliens pour répondre à l’obsession de sécurité (légitime, mais qui ne fait pas une politique) des gouvernements successifs a conduit à une militarisation excessive du contre-terrorisme. La réponse militaire n’est écartée par principe que par des idéologues dépassés, mais elle ne doit pas être tout. Elle est, surtout, censée produire des effets autres que simplement tactiques.

Comme le rappelle un des interviewés, il s’agit de faire la guerre pour créer une réalité politique meilleure, mais on en est loin. Les opérations incessantes visant à éliminer les terroristes et à casser leurs réseaux n’apportent qu’une réponse ponctuelle à un affrontement qui a plus d’un demi-siècle. Elles ont même leur vie propre, et semblent sans lien réel avec la crise à laquelle elles répondent. Paradoxalement, même, leur efficacité opérationnelle a accru la menace en ôtant tout espoir à l’adversaire, alors que des solutions ont été en vue. La faute n’en revient évidemment pas aux seuls Israéliens, et la campagne d’attentats du Hamas au printemps 1996 est, par exemple, évoquée. Le fait est que, vaincus militairement, politiquement inaudibles, certains Palestiniens ne pratiquent pas le terrorisme pour obtenir un effet politique mais bien pour simplement agir et prouver qu’ils sont encore debout. Le sentiment d’échec et d’impuissance qui imprègne tout le film est résumé, dans une formule qui fait frémir et que l’on peut aisément appliquer au jihad, par un Palestinien expliquant le terrorisme : votre souffrance est notre victoire.

Cette phrase, terrible de détermination et de désespoir, mériterait d’être méditée.

Ten years after

On ne répètera jamais assez à quel point il est important d’étudier son adversaire si on souhaite un tant soit peu le vaincre. Cette vérité éternelle, que connaissent parfaitement les forces armées ou les services de renseignement, n’est cependant pas l’apanage de l’Etat, et un travail scientifique sérieux, accompli à partir d’un exploitation rigoureuse de sources ouvertes, permet également de connaître en profondeur un phénomène politique, ses acteurs et leurs méthodes. C’est à cet exercice que se sont livrés, sous la direction de Bruce Hoffman et Fernando Reinares, une équipe de spécialistes renommés dont les travaux, réunis dans une somme de 696 pages, ont été publiés en 2014 par Columbia University Press.

Hoffman Reinares book

The evolution of the global terrorist threat. From 9/11 to Osama bin Laden’s death s’impose, dès sa première lecture, comme un ouvrage de référence, proprement indispensable à qui s’intéresse à la menace jihadiste et à ses évolutions. L’ouvrage impressionne d’abord par la qualité de ses sources, et la clarté de ses explications. Celles-ci découlent de la structure du texte, association chronologique et géographique (In the West/Outside the West) de l’étude d’attentats réussis, de projets déjoués et même de filières de combattants. On y apprend, en particulier, beaucoup sur les processus opérationnels et décisionnels des réseaux et cellules liés à Al Qaïda, des attentats du 11 septembre 2001 à la mort du fondateur de l’organisation, dans la nuit du 1er au 2 mai 2011.

Il s’inscrit également dans une tradition, déjà ancienne, d’études approfondies du sujet par le monde scientifique américain (cf. ici, par exemple, les titres publiés par la seule université de Columbia) et participe, ce faisant, aux débats quant à l’organisation et aux logiques de la mouvance jihadiste mondiale. Il fait ainsi suite à la vive controverse qui avait opposé – et qui oppose toujours – Bruce Hoffman à Marc Sageman. Le premier, pour faire simple, défend l’image d’une menace émanant d’un centre décisionnel cohérent (Al Qaeda Senior Leadership – AQSL) tandis que l’autre, depuis 2004, avance l’hypothèse d’une mouvance déstructurée, sans véritable cœur (leaderless terrorists).

La vérité, sans doute, se trouve entre ces deux visions et dépend de la focale adoptée. L’étude des itinéraires personnels, avancée par Sageman, permettrait ainsi d’adhérer à ses thèses si les analyses des attentats contenues dans le livre dirigé par Bruce Hoffman et Fernando Reinares ne conduisaient pas à voir qu’il existe quand même des impulsions, une organisation, des choix opérationnels et des effets à produire pensés par de véritables stratèges bien différents des voleurs de poules que quelques uns s’obstinent à nous décrire.

La réalité, particulièrement complexe, des réseaux jihadistes est parfaitement rendue dans les nombreux chapitres qui composent ce livre. L’association de parcours individuels et de vastes phénomènes sociopolitiques y est présente, pour peu qu’on se donne la peine de méditer chaque cas étudié, et il vient même l’envie, à la fin de quelques parties, de dessiner des schémas afin de représenter cette mouvance en perpétuelle évolution.

Certains des constats initiaux de Sageman y sont, paradoxalement, en partie confirmés, et si des attentats sont commis à la suite d’une planification centralisée, d’autres sont, en revanche, la concrétisation de projets nés sur le terrain, en Europe ou au Moyen-Orient au sein de petites cellules. La réalité qui se dessine tout au long de ces presque 700 pages est ainsi celle, bien connue, de réseaux tridimensionnels dont certains membres sont liés à d’autres cellules ou d’autres groupes mais dont la cohérence vient du désir partagé de frapper (cf. ici, par exemple, pour un déjà vieux post sur ce thème).

La variété des cas étudiés ici, des Etats-Unis à l’Australie, de l’Europe occidentale à l’Indonésie, du Maghreb au Moyen-Orient en passant par le Kenya, contre efficacement les fausses vérités régulièrement assénées, et notamment en France. On y parle guère d’immigration, de pathologies mentales ou de jeux vidéos, et s’il est manifeste que certains des terroristes mentionnés ne sont pas des gendres idéaux, il serait bien hâtif d’en tirer des conclusions définitives au sujet de lois miraculeuses ou de programmes de déradicalisation.

Alors que la focalisation sur les seuls filières de volontaires syriens a cruellement montré ses limites en France, la lecture de The evolution of the global terrorist threat. From 9/11 to Osama bin Laden’s death pourrait permettre une meilleure compréhension du phénomène et, qui sait, donner des idées à des auteurs et à des éditeurs. On voit mal comment la France, qualifiée par Al Qaïda dans la Péninsule arabique de « première ennemie », pourrait encore se passer d’une authentique réflexion collective sur un sujet qui mobilise tant de ses moyens.

 

Note : cette recension a été également été publiée sur le site War Studies Publications, auquel j’adresse toutes mes amitiés.

 

Sorry, Goose, but it’s time to buzz a tower.

Dans un ouvrage désormais classique publié en 2001, Guerre sainte, multinationale (Holy war, Incorporated, Simon and Schuster, 2011, en français chez Flammarion) le journaliste américain Peter Bergen se livrait à une description passionnante de l’islamisme radical sunnite armé et, déjà, essayait de briser quelques uns des lieux communs qui corrompaient alors – et corrompent toujours – le débat public. A l’occasion d’un chapitre intitulé Le réseau mondial. Le tour du monde en 80 jihads, il décrivait notamment la diversité des crises et de ce qu’il faut bien appeler les fronts d’une guerre qui, au lendemain des attentats du 11 septembre, mobilisait un nombre croissant d’Etats.

Près de quinze années après ce livre, qui se voulait aussi être l’instantané d’un phénomène en pleine croissance, le jihadisme a pris une ampleur telle qu’il s’est imposé parmi les défis les plus importants de l’agenda international. Depuis des années, des expéditions guerrières sont menées en Afrique ou au Moyen-Orient par des puissances occidentales contre des groupes jihadistes, tandis que certains Etats musulmans luttent pour survivre, quand ils n’ont pas simplement perdu le contrôle de vastes portions de leur territoire.

La lutte contre le jihadisme pèse également sur les débats de société et conduit à des réflexions douloureuses sur le communautarisme, la laïcité ou le respect de la vie privée et ses éventuelles limitations au profit de la défense de tous. Malgré les nombreux appels à la résilience, force est d’ailleurs de constater que les législations occidentales spécialisées ne cessent de se durcir, à chaque attentat ou à chaque projet déjoué, sans qu’on sente que leurs dernières évolutions aient été mûrement pensées, ou même que leurs auteurs en attendent autre chose qu’un gain politique ponctuel, rapidement acquis, rapidement oublié.

Cette mobilisation tous azimuts, législative, diplomatique, militaire et intellectuelle, n’a jusqu’à présent, pas produit de résultats durables. Des terres de jihad décrites par Peter Bergen en 2001, aucune ne connaît aujourd’hui la paix, et chacun a bien conscience que la situation s’est aggravée dans bien d’autres régions. Il serait sans doute abusif de lier cette dégradation de la situation internationale aux seules menées des groupes jihadistes, mais le sentiment général, devant une carte des risques, est celui d’une perte de contrôle progressive de la part des grands acteurs internationaux face à un phénomène dont la complexité ne cesse d’étonner.

Si la survie des Etats occidentaux n’est pas menacée par la croissance, pour l’instant sans interruption, de la menace jihadiste (essentiellement terroriste, mais pas seulement), il n’en va pas de même pour nombre d’Etats d’Afrique sub-saharienne, du Moyen-Orient ou d’Asie, dont les institutions ou les sociétés sont durement touchées. Ces déstabilisations, parfois causes, parfois conséquences, du terrorisme jihadiste, conduisent régulièrement à des interventions extérieures, plus ou moins improvisées, plus ou moins maîtrisées, dont on connaît le début mais dont on ne voit jamais l’issue. Même la fin, officielle, de la guerre en Afghanistan, n’est ainsi pas la fin réelle des opérations de combat des forces américaines, qui y affrontent les Taliban depuis le mois d’octobre 2001 et entendent y maintenir une capacité de frappe.

Sans tomber dans un pessimisme de peu d’utilité, il convient de reconnaître que la croissance régulière, depuis une trentaine d’années, du jihadisme révèle l’inefficacité de la riposte des Etats qu’il frappe et pose, in fine, plusieurs questions aux gouvernants et à leur appareils militaro-sécuritaires. Il y a ainsi lieu de craindre que la prochaine loi ou la prochaine intervention extérieure ne règleront pas davantage le problème. Le bilan de plusieurs décennies de lutte, d’abord clandestine et larvée puis au grand jour, mérite qu’on s’interroge sur les méthodes, l’organisation et les buts des politiques de contre-terrorisme menées.

Une lutte sans fin ?

Contrairement à une idée répandue par certains, la militarisation de la lutte contre le jihadisme n’est pas une cause du terrorisme mais bien une conséquence de l’évolution d’une menace à laquelle les moyens classiques ne parvenaient plus à répondre. Cette évolution, qu’il est, par ailleurs, parfaitement légitime de déplorer, constitue une des illustrations les plus spectaculaires de ces changements de posture imposés par les groupes jihadistes à des Etats de droit, qui plus est a priori peu enclins à s’engager dans de longues et lointaines opérations mais finalement contraints de projeter leurs forces armées.

Personne, d’ailleurs, n’affirme qu’il soit possible de vaincre le terrorisme par la force armée, puisque celui-ci, comme il n’est jamais inutile de le rappeler, n’est qu’un mode d’action, un choix tactique opéré par des acteurs politiques. Le recours à l’action militaire, en Afghanistan, au Mali, au Yémen ou en Somalie, n’a toujours été que la riposte aux actions de groupes qui, eux-mêmes, menaient des actions violentes dont l’ampleur et l’intensité appelaient autre chose que l’invocation émue des grands principes du droit pénal.

On peut, en revanche, noter que les actions militaires déclenchées par des Etats se sentant, à tort ou à raison, le devoir d’intervenir l’ont toujours été trop tard. Il ne sera pas inutile, quand ces événements seront devenus l’objet d’études historiques, de déterminer si toutes les interventions armées lancées par les Etats occidentaux depuis une quinzaine d’années n’ont, d’ailleurs, pas été les conséquences directes et inévitables d’échecs politiques majeurs. Sur le fond, les opérations Serval et Sangaris, au Mali et en RCA, au cœur de deux crises très différentes, ne visaient-elles pas toutes les deux à sauver ce qui pouvait encore l’être du naufrage d’anciennes colonies françaises ? La lutte contre le jihadisme, comme le prétendaient avec dédain les diplomates américains au milieu des années ’90, pourrait aussi, après tout, être vue comme une succession de crise postcoloniales. Les crises en Somalie, au Nigeria ou au Yémen permettent de ne pas seulement accabler notre pays mais bien de s’interroger sur la situation d’Etats ayant un temps été dominés, voire conquis, par des puissances occidentales.

Il convient aussi de rappeler que les actions militaires, qui sont devenues la principale manifestation du contre-terrorisme, ne produisent d’effets durables que contraires aux objectifs initialement poursuivis. La France le découvre, après d’autres sous d’autres cieux, au Mali où, après avoir restauré l’intégrité territoriale d’un Etat impuissant et victime de ses compromissions, elle est désormais accusée par les différentes parties en présence de défendre les intérêts du camp d’en face tandis que ses forces, initialement saluées comme des libératrices, sont aujourd’hui jugées trop visibles. Venues défaire des groupes jihadistes qui se nourrissent de conflits locaux, les armées occidentales sont condamnées à rester des corps étrangers aux yeux des sociétés qu’elles pensent défendre, avant de devenir une des données de l’équation politico sécuritaire. Le jihadisme joue alors habilement de la présence de ce corps étranger, pourtant généralement réclamé dans un premier temps par les Etats concernés. Il suffit, pour s’en convaincre de comparer la popularité du contingent français au Mali au mois de janvier 2013 et aujourd’hui.

Il n’est, ainsi, pas absurde de critiquer la prééminence du militaire, mais encore faut-il le faire en étant conscient de la nature de la menace combattue. Le jihadisme, idéologie sans raffinement, syncrétisme brutal de causes parfois sans rapport, semble insensible aux seules actions judiciaires, et la menace est parfois trop vive pour rester sans réponse, quand bien même il faudrait refondre les doctrines. On voit mal, après tout, pour quelles raisons, alors que les outils s’adaptent (ou tentent de le faire), les raisonnements qui les fondent ne refléteraient pas les mêmes changements.

Penser global, penser local, mais surtout penser…

Le fait est que les difficultés, déjà anciennes et difficilement niables, des Etats confrontés à la poussée jihadiste conduisent à s’interroger sur l’élaboration de leurs réponses aussi bien que sur la pertinence de celles-ci. La littérature savante consacrée au sujet, embryonnaire avant les attentats du 11 septembre, a connu depuis une croissance exponentielle comparable à celle de la menace elle-même et regorge de textes détaillés traitant des modes opératoires terroristes, de l’organisation des réseaux, des revendications des groupes, de leur financement, des crises qui les motivent, des Etats qui les combattent ou tentent de les manipuler, des tensions au sein de l’islam sunnite, et, plus généralement, des racines du mal.

Sans atteindre l’ampleur vertigineuse des études soviétologiques, la production de connaissances publiques est plus que conséquente et offre un corpus d’une grande richesse – à laquelle il faudrait ajouter la surabondante production des administrations spécialisées, des services de police, des forces armées et des échelons de synthèse.

Étonnamment, pourtant, le débat français reste d’une grande pauvreté, indigne des défis qu’affronte notre pays et de la mobilisation de l’appareil d’Etat qui en découle. La comparaison avec la production britannique est, à ce titre, particulièrement cruelle, sans même parler des travaux réalisés par certains think tanks américains ou une poignée de grands cabinets privés.

Les attentats de Paris, entre le 7 et le 9 janvier derniers, ont, à cet égard, tragiquement mis en évidence les nombreux biais, clichés et présupposés de la parole publique – et parfois officielle. Comme de juste, des vérités censées être des évidences acquises, mais ne reposant sur aucune étude sérieuse, ont été avancées afin de justifier des mesures prises dans l’urgence contre une menace terroriste pourtant si ancienne, des anarchistes de la fin du XIXème siècle au GIA des années 1990, qu’elle dimensionne depuis longtemps les moyens et l’organisation de la communauté française du renseignement.

A ce sujet, la redécouverte de la profondeur historique du jihadisme français de la part de certains commentateurs a eu de quoi inquiéter, tout comme l’obsession pour les filières de volontaires à destination de la Syrie, défi majeur mais certainement pas unique de la lutte contre la menace jihadiste. De fait, l’appartenance des frères Kouachi à la mouvance d’Al Qaïda dans la Péninsule arabique (AQPA) en est la meilleure preuve. On peut même se demander si une sorte d’effet de mode n’est pas en partie responsable de l’affectation ou de la non affectation de moyens. Des enquêtes internes pourraient valider ou invalider cette crainte, mais encore faudrait-il qu’elles soient menées.

Le plaquage sur les événements de Paris de grilles de lecture anciennes, dépassées, partielles sinon partiales, a conduit à des affirmations péremptoires. Constater les profondes divisions de la société française a sans doute été la marque d’une grande et tardive lucidité, mais certaines causalités supposées, mises trop rapidement en avant, n’ont pas résisté à un examen attentif des faits (comme ici, par exemple). Les difficultés communautaires, les échecs scolaires ou le chômage ne créent pas systématiquement de la violence politique, et encore moins du terrorisme. De même, si on ne peut nier certaines caractéristiques psychologiques, parfois aussi visibles au sein des forces armées ou dans certaines professions, réduire le jihadisme à des pathologies mentales ne résiste pas à des décennies de terrorisme d’inspiration religieuse sur plusieurs continents.

Procéder à la déradicalisation religieuse des jihadistes a, par ailleurs, été avancé comme une nécessité urgente, quand bien même les résultats des programmes lancés à travers le monde auraient été décevants, et en tout cas incapables de garantir l’abandon de la violence par l’ensemble des individus concernés. Un tel projet, surtout, fait trop rapidement l’impasse sur les causes politiques profondes du phénomène jihadiste dans les pays occidentaux – sans même parler des dérives qu’il porte en germe – et devrait être rebaptisé programme de rééducation civique. L’ampleur de la tâche donnerait cependant alors le vertige.

Il n’y a là, hélas, que des faits connus, documentés, décortiqués par les services ou certains journalistes, l’évocation du rôle de la prison dans l’itinéraire des jihadistes relevant même du cycle, comme celui des saisons, sans qu’aucune solution n’ait jamais été trouvée malgré les exclamations des observateurs.

… Et si possible, ensemble.

La qualité des travaux des uns et des autres, on le voit, n’a pas nécessairement de conséquences sur la pertinence de la politique finalement conçue et mise en œuvre. Il est cependant évident qu’on a plus de chance de faire fausse route si on est peu ou mal conseillé que si on est correctement alimenté. Il faut cependant le vouloir, ou même le pouvoir. Les professionnels engagés dans des actions opérationnelles n’ont que rarement le temps de prendre de la hauteur – à supposer qu’on les y autorise – et ceux qui observent les événements de loin, s’il leur arrive de voir juste, disposent de faits incomplets et n’ont que rarement l’oreille des autorités.

Les flux intellectuels du contre-jihadisme français, à dire vrai, semblent ne fonctionner qu’à sens unique. Les renseignements et analyses montent en ordre plus ou moins dispersé vers les autorités politiques, après avoir été tamisés et raffinés à différents échelons administratifs et, éventuellement, selon des biais plus liés à des chapelles qu’à de véritables écoles scientifiques.

L’important, en effet, ne réside aucunement dans un hypothétique consensus, souvent suspect, d’ailleurs, mais dans la confrontation d’idées et d’opinions qui ne relèveraient pas de vieilles obsessions, d’anciennes croyances, ou même de mauvaises intuitions érigées en vérités révélées en raison de la stature de leurs auteurs. Le fait, par exemple, qu’après les attentats de Paris on ait entendu force lieux communs au sujet des supposées origines sociales ou économiques du jihadisme, alors que l’ensemble des services de renseignement et de sécurité s’échinent, depuis de trop nombreuses années, à affirmer qu’il n’existe pas de profil simple des terroristes, a illustré la déconnexion, alarmante, entre l’état des connaissances détenues par les administrations et les citoyens en raison de l’aura persistante dont bénéficient, inexplicablement, certains dans les médias. Il ne s’agit, en aucune façon, de contraindre des structures opérationnelles à s’exposer publiquement, mais on peut déplorer qu’une forme sournoise de désinformation contribue à biaiser, sinon à saboter, le nécessaire débat public.

Il est, de même, permis de regretter l’excessive influence auprès des autorités de faux prophètes, dont les analyses n’ont cessé d’être sèchement contredites par les faits, alors que des structures administratives spécialisées, ou que certains universitaires, manifestement plus pertinents, soient loin d’avoir la même audience et, partant, le même poids. Si l’entourage d’un ministre ne doit pas ressembler à une foire d’empoigne, il ne devrait pas non plus être le lieu d’une pensée formatée, par crainte ou aveuglement. Force est de constater, pourtant, que le débat contradictoire n’est pas la caractéristique première de certaines de nos administrations.

Une ambiance de feu
Une ambiance de feu

L’obéissance est, dit-on, la force principale des armées, mais celles-ci, comme d’autres forces, ne progressent véritablement que par la pensée hétérodoxe de quelques uns. Souvent interprétée par l’establishment comme la marque d’un orgueil démesuré ou le souci de se démarquer, la pensée originale, si elle peut conduire à des impasses ou à des échecs, est un puissant facteur d’innovation. La fonction de fou du roi, encouragée par quelques uns pour leur édification personnelle, est le plus souvent décriée par ceux qui ont compris que le confort du prince était le garant de leur propre tranquillité, quand bien même tout ne se passerait pas comme souhaité – en République Centrafricaine, par exemple.

Il manque, en réalité, à différents endroits de notre complexe système administratif, ce que les Anglo-Saxons nomment des red teams, des équipes de cadres expérimentés discutant de la pertinence des choix, des plans, des postures, les mettant à l’épreuve avec rigueur, dans le souci de faire progresser la structure. Il faut, à ce sujet, impérativement lire le billet posté par le site Pensée militaire. En France, pays qui valorise souvent plus l’aisance rhétorique que la profondeur de la pensée, le projet peut sembler utopique, alors qu’il répond, sans aucun doute, à un réel besoin.

Il ne s’agit évidemment pas de confier à qui que ce soit des missions de plastron, mais de tenter de consolider par une analyse intransigeante les postulats qui fondent notre politique anti terroriste. A défaut de pouvoir parvenir à des constats sans appel, il s’agirait d’écarter les fausses pistes et d’identifier les voies à explorer afin de concevoir une stratégie qui ne serait pas celle de l’émotion et de la réaction. A l’exemple du combat dissemblable pratiqué par certaines forces aériennes à des fins d’entraînement, d’aguerrissement mais aussi de réflexion tactique, la pratique du débat contradictoire entre professionnels mandatés – qui auraient donc l’assurance de ne pas être affectés dans une lointaine garnison du limes à l’issue de leur mission – permettrait d’offrir aux autorités politiques autre chose que de pénibles rengaines, ainsi que quelques explications, toujours utiles pour éviter toute sidération trop durable. Peut-être serait-il alors possible d’envisager des mesures qui ne seraient pas que cosmétiques et même, on peut toujours rêver, de concevoir une stratégie qui ne serait pas uniquement fait de mesures hâtives ou de réformes taillées sur mesure afin de servir les ambitions de tel ou tel ministre, de telle ou telle administration.

F-16C des Aggressors de l'USAF

Une telle réforme, moins spectaculaire que des fusions, des créations ou des dissolutions, serait en revanche plus profonde et plus difficile. Elle devrait s’accompagner de la mise en place d’un échelon de manœuvre, qui manque cruellement dès qu’il s’agit de terrorisme. Il n’est en effet du ressort ni de l’UCLAT ni du SGDSN de concevoir une politique réellement maîtrisée associant à des analyses ambitieuses des objectifs majeurs dépassant l’adoption de lois inapplicables ou l’imposition à des forces armées déjà exsangues des missions de sécurité publique relevant d’abord de la réponse politique et non d’un accroissement de la pression sécuritaire.

Après des années à subir la croissance d’une menace terroriste qui a fini par s’imposer comme un sujet majeur de politique intérieure, il est sans doute plus que temps d’explorer d’autres voies que l’amélioration sans fin des seules mesures répressives. Celles-ci, indispensables, n’apportent en effet, de toute évidence, aucune solution véritable, mais sont devenues une rente de situation pour certains. Il n’est donc pas inutile de mettre le savoir-faire durement acquis au service d’une ambition plus haute, capable d’utiliser au mieux les innombrables signaux faibles ou forts recueillis par la communauté nationale du renseignement, d’analyser en profondeur l’adversaire, de déceler les futures crises et de conseiller le plus pertinemment possible les autorités.

Une telle ambition ne semble pas illégitime au vu de la richesse intellectuelle que recèlent l’administration, les forces et le monde universitaire de notre pays. Elle suppose cependant une volonté de ne plus subir et de reprendre, enfin, l’initiative sans se contenter de formules creuses ou de coups de menton martiaux.

 

Merci à Mathieu P pour ses conseils lors de la rédaction de ce texte.

I believe in Harvey Dent

On ne répète jamais assez certaines évidences, surtout quand elles ne le sont pas pour tout le monde. Le renseignement n’échappe pas à cette règle, en particulier dans un pays où l’étude de cet art délicat est réservé aux praticiens, confortablement retranchés derrière la protection que leur apporte la loi, et à quelques observateurs motivés, universitaires, journalistes, activistes ou bloggeurs. Il faut donc dire et redire que la mission principale des services de renseignement est de lire le monde, de le scruter, non pas seulement pour le comprendre mais aussi et surtout pour anticiper ses soubresauts puis gérer leurs conséquences.

Si la démarche intellectuelle qui préside à cette tâche, titanesque, doit emprunter à la rigueur scientifique des historiens, elle s’en démarque sensiblement dans ses objectifs puisque les explications qu’elle apporte ne visent pas à éclairer le passé mais bien le présent et, si possible, le futur. Les progrès récents du renseignement technique – dont il serait quand même bon de se souvenir qu’il n’est pas né dans les ruines du 11 septembre mais plutôt dès que les hommes ont commencé à utiliser la radio, il y a à présent quelques années – ont donné à cette ambition une autre ampleur. La croissance sans précédent des capacités de recueil a été accompagnée par l’augmentation, là aussi stupéfiante, des capacités de traitement puis d’analyse des données. Tout cela n’a rien de nouveau, et je ne vous ferai pas l’injure de vous conseiller la lecture de quelques auteurs particulièrement informés, en français ou en anglais.

Les possibilités offertes par ces progrès n’ont pas seulement concerné le seul tri de données ou leur mise en forme au profit d’administrations associées, véritablement clientes des services de renseignement technique, testant, inspirant ou accompagnant les innovations techniques. Il s’est agi, le plus naturellement du monde, d’intégrer au cycle du renseignement les incroyables potentialités offertes par la croissance des moyens de recueil et celle, concomitante, de la numérisation du monde, devenu à la fois un village et un réservoir infini de faits à observer et de données à dérober.

Après le tri des données est venu, tout aussi naturellement, l’idée d’en tirer des conclusions générales, des modèles, comme le font les économistes, les sociologues, les militaires qui observent une armée adverse. La modélisation doit servir au moins à expliquer comment pense et agit l’ennemi et, quand la source est bonne et que les astres sont favorables, à lire dans son jeu pour le surprendre et lui mettre la tannée qu’il mérite, l’impudent.

Encore faut-il, pour obtenir de tels succès, disposer des bonnes sources, et c’est rarement le cas. Etablir les bonnes analyses requiert donc de synthétiser les bons renseignements, toujours incomplets, donc de savoir qu’on les a recueillis (ce qui n’est pas si facile à savoir, ne riez pas), et donc de les avoir identifiés dans le flux. Plus le phénomène qu’on tente de comprendre est complexe, plus son apparition au grand jour a été précédée, parfois sur de longues périodes, de l’émission de ce qu’on nomme généralement des signaux faibles.

Souvent, ces signaux précurseurs n’ont d’ailleurs pas été si faibles, mais ils n’ont simplement pas été vus, et il faut alors se demander, même si le questionnement est douloureux, ce qui n’a pas fonctionné. Parfois, en revanche, il s’agissait de signaux réellement peu visibles, éparpillés, noyés, que seule une approche pluridisciplinaire aurait pu, éventuellement, percevoir et interpréter. Une autre question, centrale mais qui ne nous intéresse pas ici, est également de comprendre comment et pourquoi des signaux faibles ou forts, correctement analysés, n’ont pas été pris en considération par les autorités auxquelles leur analyse était adressée. Je sens que je vais encore relire Marc Bloch ce soir.

La nécessité de recueillir le plus d’indices possible implique que vous vous donniez les moyens de vos ambitions, et impose que vous associiez à ce projet une capacité d’analyse sérieuse. Les attentats du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis, conséquences directes de plusieurs dysfonctionnements au sein de la communauté américaine du renseignement, ont entrainé un débat salutaire, d’abord aux Etats-Unis puis ailleurs (je me comprends), au sujet de l’impasse qu’il y aurait à se fier uniquement aux moyens techniques et à la coopération internationale en laissant de côté le HUMINT (Human Intelligence), cœur même du métier mais complexe, lent, parfois imprévisible.

Le renseignement technique, comparé au traitement d’une source humaine, même s’il est plus lourd et plus onéreux, est plutôt séduisant. Il paraît ainsi plus fiable, plus planifiable et, surtout, réorientable. Le jour où le dernier jihadiste disparaîtra dans un accident bête et regrettable, soyons certains que les grands services sauront quoi faire de leurs capteurs. La source que vous aviez péniblement infiltrée pendant six mois dans une filière en Turquie ne pourra, en revanche, sans doute pas être embauchée chez Sukhoi ou Lockheed Martin pour y siphonner tous les petits secrets qui s’y cachent. La vie est injuste.

Comprendre, donc, pour anticiper. La logique qui s’applique aux grands phénomènes politiques ou économiques, aux crises militaires, aux petits incidents qui font le sel de la vie internationale, de l’Ukraine à la Somalie en passant par l’Afghanistan ou le Nigeria, s’applique aussi à la lutte anti terroriste. Dans ce domaine, caractérisé par la pression politique qu’il génère, les gouvernants et les services sont, qu’on juge la chose justifiée ou pas, obligés de tout mettre en œuvre pour prévenir les attentats. Et quand le système en place ne suffit pas, quand le passage à l’acte est tellement soudain qu’il rend l’architecture de sécurité inopérante, la tentation est grande de pousser un peu plus loin la logique du renseignement préventif, de l’autoriser à mener des actions qui étaient illégales la veille, d’étendre son périmètre loin de ses limites traditionnelles au nom de la sécurité collective.

Il serait ridicule de nier les évolutions rapides de la menace jihadiste ou les limites actuelles de nos réponses. Je me suis longuement épanché sur ces points il y a déjà longtemps, et je ne serai certainement pas celui qui appellera à rogner les moyens des services en ces temps troublés. J’ai cependant déjà écrit (ici) qu’il n’aurait sans doute pas été inutile de regarder de près de quelle façon les services français, intérieurs ET extérieurs, avaient travaillé avant les attentats du mois de janvier avant de leur accorder de nouveaux pouvoirs.

L’argument selon lequel la prochaine loi légalise des procédés pour l’instant illégaux est, à ce titre, proprement stupéfiant. Ces procédés ont-ils, en effet, montré leur fiabilité ? Faut-il comprendre que la loi prévoit, par ses dispositions, de compenser les erreurs commises par certains ? Doit-on penser que les cellules jihadistes seront désormais correctement évaluées et que, partant, les manifestes impasses analytiques disparaîtront ? Par ailleurs, la croissance de la masse de renseignements exploitables va-t-elle conduire à la croissance des moyens humains du reste de la chaîne répressive, à l’Intérieur ou à la Justice ? Il est permis d’en douter, tout comme on est bien obligé de noter, sans que cette remarque soit une critique des personnels mobilisés, que le contre-terrorisme ne s’apprend pas dans les universités ou les grandes écoles, et que recueillir plus de renseignements pour le confier à des jeunes recrues plus ou moins formées, plus ou moins encadrées, ne semble pas être l’idée de l’année. Là encore, signer un chèque en blanc à des administrations dont l’efficacité a été prise en défaut et qui ne sont pas évaluées est une démarche assez mystérieuse à mes yeux.

A ce sujet, on pourrait s ‘étonner, une fois de plus, que ce projet émane d’élus ne cessant, publiquement, de réclamer un contrôle accru des administrations spécialisées françaises mais se tenant à distance prudente du cœur du métier – à supposer qu’ils le comprennent, d’ailleurs. Les services américains ont beau, à entendre ces beaux esprits, être l’incarnation des pires dérives, eux au moins sont évalués, et leurs chefs entendus par des parlementaires parfaitement initiés et dotés de moyens de coercition. Du coup, malgré leur supposée toute puissance, les agences impériales prennent des coups assez sévères de la représentation nationale, et poussent même le vice jusqu’à publier sur leur propre site les rapports les critiquant – comme le FBI ici, pas plus tard qu’aujourd’hui. Tout le monde n’est pas forcément aussi doué, et le sentiment que certains ont fortement influencé ceux qui prétendent les contrôler est persistant.

Plus de moyens, donc, vont être attribués, et des mandats être étendus pour répondre à une menace inédite par son ampleur. Que, parmi les pistes explorées figurent des tentatives de détecter le plus tôt possible les indices nécessaires à des actions préventives est parfaitement logique. Comme on le disait plus haut, les mutations du jihad combinées à l’état de l’opinion publique rendent nécessaires des approches dynamiques et originales, tandis que la détection précoce (ce que les Anglo-Saxons nomment early warning) reste le Graal des services. Mais ces nouvelles approches doivent-elles être si intrusives ?

Les questionnements incessants de certains, (avec lesquels j’ai pu être en désaccord lors de l’affaire Snowden, lorsque des monceaux d’idioties nous étaient assénés au sujet de la NSA), au sujet des limites du renseignement technique deviennent d’une grande pertinence dès lors qu’il ne s’agit plus seulement de recueillir des données HORS DE FRANCE afin d’alimenter d’immenses archives vivantes mais bien de procéder à du renseignement technique à grande échelle sur le territoire national, sans guère de contrôle, afin de détecter des menaces en analysant des signaux faibles. On ne parle plus là de suivre des échanges de mails entre la Somalie et le Pakistan ou d’écouter des communications entre la Libye et l’Irak mais d’étudier le comportement en ligne de Français ou d’individus résidant dans notre pays afin d’évaluer leur dangerosité.

Le projet, qui constitue une déclinaison naturelle des progrès les plus récents appliquée au monde du renseignement, inquiète autant pour les modalités de sa mise en œuvre qu’en raison des biais qu’il va inévitablement recéler. Comment, en effet, rendre pertinent un tel dispositif si les signaux faibles captés ne sont pas les bons, ou si l’analyse initiale à l’origine de sa conception est fausse, voire franchement nulle ?

On en revient à la sempiternelle question, fondamentale : comment vaincre un adversaire qu’on ne comprend pas, sur lequel on projette ses propres certitudes ? Les derniers jours ont ainsi vu certains ténors donner de la voix et reprendre, par exemple, les vieilles foutaises au sujet des liens supposés entre les jeux vidéos et le jihad. Après les déclarations, fausses plus que simplement péremptoires, du Premier ministre au sujet des causes sociales et économiques du terrorisme, il ne nous manquait plus que l’homme qui murmure à l’oreille des policiers pour élever un peu plus le débat.

Ne reculant devant rien, notre héros, reprenant de précédentes imbécilités (évoquées récemment ici et ), a cru bon, à son tour, de lier les jeux vidéos de tir (FPS, pour les initiés) au jihad. Ces affirmations, outre qu’elles ne reposent évidemment sur aucune étude sérieuse, constituent une des plus lamentables tartes à la crème qui soit tant elles révèlent une incompréhension crasse du sujet.

J’avais en 2011, à l’occasion de l’affaire Breivik, déjà rapidement évoqué la totale inanité de cette théorie. J’y suis revenu, ici, il y a quelques mois, et qu’il soit bien écrit que je n’ai JAMAIS pensé une seule seconde que les FPS pouvaient conduire au terrorisme. Il y a dans ces affirmations régulièrement entendues de la part d’une certaine clique l’expression d’une ignorance fascinante, et je ne peux m’empêcher de repenser ici à Mireille Dumas, version féminine de Michel Onfray.

Il y a une vingtaine d’années, la pauvre femme animait une émission au cours de laquelle, couvant ses invités d’un regard de clown triste, elle les conduisait à évoquer sur son épaule compatissante tous leurs malheurs, hélas bien réels. Un soir, un couple était venu se lamenter du suicide de son fils, un adolescent renfermé, ténébreux, fan de jeux de rôle, lecteur assidu de Tolkien et de Moorcock, hard rockeur devant l’éternel.

Le reportage consacré à ce drame, modèle inégalé de putasserie, s’était longuement attardé sur des dessins de féroces chevaliers, des pentacles et des disques de je-ne-sais-plus quels groupes pour démontrer au public, déjà convaincu, que le suicide du gamin ne pouvait être que la conséquence d’influences morbides. Le retour sur le plateau aurait cependant pu ouvrir d’autres pistes, mais il n’en fut rien. Les parents, affligés comme de juste, étaient apparus dans toute leur splendeur alors que Sainte Mireille Dumas les écoutait comme si son salut en dépendait.

Et là, nous avions appris que le père du cher disparu, alcoolique, pilier du bar PMU du coin, ne regagnait son foyer que pour filer des trempes à sa chère épouse, laquelle tapinait occasionnellement pas bien loin du taudis pour payer les grilles de tiercé de son mari aimant. Ayant contemplé cet environnement riant, il ne fallait pas avoir passé dix ans à la Faculté pour comprendre que cet adolescent ne s’était pas flingué à cause de ses hobbys mais bien à cause de sa vie, et que ses lectures, sa musique, ses jeux participaient d’une tentative de s’échapper. Il ne faut pas confondre, dit-on, causes et conséquences.

A ma stupéfaction, malgré les pitoyables confessions des deux parents, Mme Dumas n’avait pas changé de ligne et était restée persuadée que tout était de la faute des jeux de rôle. Trente ou quarante ans avant, le rock avait suscité les mêmes réactions ulcérées, et il en est toujours ainsi quand de vieux imposteurs tentent de coller à toute force leurs certitudes sur des phénomènes qu’ils ne comprennent pas (et qu’ils ne font rien pour comprendre parce que, quand même, c’est pas maintenant qu’on est riches et célèbres qu’on va faire preuve d’intégrité intellectuelle).

Accabler Internet et les jeux vidéos (hier, le jeu de rôle, le punk, les courses de sac ou les scoubidous) nous révèle, en réalité, que nos commentateurs ne différencient pas le message et le messager, qu’ils sont aveuglés par le média. Il y a vingt ans, les membres des milices serbes qui vidèrent Srebrenica avaient-elles trop joué à Civilization II ?

Refuser de voir les causes des actions observées permet également, à peu de frais, de nier les motivations de l’adversaire, de lui dénier toute rationalité, fut-elle différente de la nôtre, de le réduire à un objet sans âme et sans esprit qu’il convient d’écraser. S’agissant du jihad, cette attitude évacue opportunément toute interrogation, politique, historique ou diplomatique, gênante quant au processus ayant conduit des dizaines de milliers de personnes à se soulever dans le monde musulman et quant aux causes que nous pourrions avoir à affronter chez nous, dans notre cher pays. Cela dit, le salmigondis explicatif qui nous est servi, mélange de chômage, de délinquance, de systématisme ethnique, de pathologies mentales et d’intelligences médiocres est bien plus rassurant que toutes les pistes qu’explorent des centaines de chercheurs de par le monde. Cette bouillie, en effet, n’a rien d’une série d’hypothèses. Elle n’est qu’affirmations, certitudes, et jugement. Peu importe que tout ce qu’avancent ces observateurs soit contredit, jour après jour, puisque eux ont l’oreille de nos dirigeants. Avoir raison ou être écouté, choisis ton camp, camarade.

La complexité, après tout, n’est guère vendeuse, et elle se marie mal avec les obsessions de « criminologues » qui nient l’existence de la violence politique et ne veulent voir que des phénomènes quantifiables, modélisables, gérables. Le projet de loi sur le renseignement, on l’aura compris en reprenant les liens des uns et des autres, n’est après tout que la réalisation d’un fantasme de criminologue (je rappelle que l’existence même de la criminologie en tant que science n’est pas du goût d’esprits autrement plus rigoureux). L’utilisation, à cet égard, d’algorithmes pour détecter la radicalisation ou prévoir le passage à l’acte terroriste est directement issue des travaux menés depuis des années sur la prévention des crimes. Sauf que le terrorisme n’est pas la délinquance de rue.

Que les pourfendeurs des pratiques commerciales d’Amazon ou de la FNAC, que les procureurs des agences américaines poussent aujourd’hui au parlement une loi dont l’objet est de permettre aux services d’agir sans contrainte et de prévoir les attentats par l’étude intrusive des comportements individuels me réjouit au-delà des mots. Il me semble, en effet, que le masque tombe et qu’au nom de la défense de la République, de l’Etat et de la Nation ces responsables aient choisi de faire passer la sécurité avant toute autre considération. « C’est pour notre bien », « Il faut ce qu’il faut », entend-on dire de la part d’hommes qui critiquaient il n’y a pas si longtemps les pratiques d’autres Etats et qui oubliaient opportunément que le code pénal français était, avant le 11 septembre, le plus répressif du monde occidental – et qu’il a inspiré certains de nos grands alliés…

Dent

Les outils dont vont débattre nos députés seront peut-être efficaces, mais leur vocation profonde dépasse largement la seule lutte contre le jihadisme. Il s’agit de lutter contre les comportements déviants – sans qu’on sache bien qui est déviant, et aux yeux de qui – et on ne s’étonnera pas que le même qui conseille l’actuel Premier ministre ait inspiré à l’ancien Président d’autres projets insensés relatifs aux jeunes enfants. Minority Report à la crèche ?

Derrière cette nouvelle étape dans le durcissement de notre législation ne se cache-t-il pas, en réalité, autre chose, une dérive insidieuse qui nous conduirait vers une normalisation sociale ? Les jihadistes seraient donc tous fous, décidés à aller combattre en Syrie après avoir manié des M4 virtuels sur l’écran de leur télévision ? Comme le seraient aussi les zadistes ? Et les opposants au mariage pour tous ? Et les hooligans de Marseille ou Paris ? La folie est partout pour des hommes persuadés de détenir la vérité, et incapables de penser l’altérité, d’admettre la violence du monde, de concevoir qu’on puisse se révolter, même le temps d’un match, contre un système qui les a faits rois et auquel ils croient, pour cette raison, sincèrement.

Il y a le feu à l’agence de voyages. Inutile de s’y rendre.

Il existe une croyance persistante selon laquelle, puisque faire du cinéma revient souvent à raconter des histoires, les grands événements historiques se prêtent admirablement à la réalisation de films ambitieux. Ceux-ci bénéficieraient en effet de l’importance des faits qu’ils montreraient au public, jusqu’à être portés par eux.

La réalité, évidemment, est tout autre. Un film, comme un roman, nécessite bien plus qu’une bonne idée pour être réussi, et plus son ambition est grande plus la déception peut être cruelle. L’adaptation de faits historiques héroïques, épiques, voire légendaires, peut ainsi aboutir à des films tièdes, ne rendant qu’imparfaitement justice à leur sujet, voire à de complets naufrages. On pourrait, par exemple, citer parmi les films récents Troie, de l’inénarrable Wolfgang Petersen (2004), mais la liste est longue.

Le D-Day en mer Egée
Le D-Day en mer Egée

Il était naturel que la Seconde Guerre mondiale, plus grand conflit de l’Histoire, inspire le cinéma. Aux films de propagande réalisés dans chaque camp succédèrent rapidement, à partir de 1945, ceux relatant les grandes batailles, les actions d’éclat, les drames et les actions des uns et autres, la guerre elle-même servant de toile de fond à d’innombrables récits, dans tous les genres. La célébration des héros est, après tout, une tradition aussi ancienne que les combats qui les ont vus s’élever et chacun des belligérants victorieux entreprit, avec ses moyens et sa sensibilité, de revivre ces moments terribles. Il y avait là, aussi, moyen d’entretenir dans le contexte diplomatique de l’après-guerre l’esprit des sacrifices consentis et la notion d’alliance militaire dépassant les différences du temps de paix.

Ayant acheté les droits du livre de Cornelius Ryan, Le Jour le plus long (1957), le grand producteur américain Darry F. Zanuck entreprit de le porter à l’écran sous la forme d’une fresque ambitieuse couvrant l’ensemble de l’opération, des bases et des ports britanniques aux plages normandes en passant par les salles des états-majors allemands et les caches de la Résistance française. Il réunit ainsi un casting impressionnant (« Plus de 42 stars internationales » annonçait fièrement l’affiche du film) sous la direction de trois cinéastes expérimentés (Ken Annakin, Andrew Morton et Bernhard Wicki) chargés de différentes séquences.

Le Jour le plus long

Il s’agissait, à l’aide de cette équipe particulièrement impressionnante (Henry Fonda, Robert Mitchum, John Wayne, Rod Steiger, Richard Burton, Sean Connery, Mel Ferrer, Arletty, Bourvil, parmi les acteurs les plus marquants) de réaliser un film rendant hommage à un des faits d’armes majeurs de la guerre. On aurait aimé, dans l’absolu, que d’autres batailles, sur d’autres fronts, à commencer par celui de l’Est, aient les honneurs du cinéma occidental, mais des raisons évidentes jouèrent. Après tout, le cinéma soviétique ne s’est pas non plus beaucoup intéressé à la prise d’Iwo Jima…

Le livre de Ryan Le jour le plus long, nommé ainsi selon une formule de Rommel, se proposait de faire revivre au lecteur les préparatifs puis le déroulement du débarquement allié en Normandie, le 6 juin 1944. Mêlant dans un texte vif anecdotes et observations plus larges, il offrait ce que le journalisme américain fait de mieux. Le film, au contraire, malgré des scénaristes prestigieux parmi lesquels Romain Gary, ne parvient pas à intéresser.

Ses qualités, indéniables, ne parviennent pas à le sauver tant il souffre de son excès d’ambition. Le jour le plus long, en se lançant dans une reconstitution minutieuse de la bataille et de ses arrières, en multipliant les protagonistes et donc les points de vue, en affichant à chaque plan ou presque un acteur connu, s’effondre ainsi sous son propre poids. De fait, le casting, au lieu de servir le récit, conduit à son émiettement, à la dispersion de l’action sans jamais permettre qu’on se concentre sur telle ou telle action. La prise de la Pointe du Hoc, phénoménal fait d’armes, est à cet égard un complet gâchis, expédiée en quelques minutes alors qu’elle aurait mérité un autre traitement. La composition de John Wayne, trop vieux pour son rôle, est par ailleurs décevante, et on ne cesse de repenser au héros de l’Ouest américain alors qu’il est promené dans son attelage de fortune. La musique elle-même, qui sera parodiée dans Le mur de l’Atlantique (Marcel Camus, 1970, avec Bourvil et Sophie Desmarets), est bien trop guillerette pour un tel sujet.

Trop lourd, trop long, le film produit par Zanuck souffre, en réalité, d’un manque de cohérence. Parfois tragique, parfois drôle, alternant scènes épiques et scènes intimes, il tente de reproduire le livre à l’écran au lieu de l’adapter. Quand le texte de Cornelius Ryan instruisait en distrayant, le film enchaîne les scènes sans respiration, mais sans rythme, donnant le sentiment d’une succession de faits assénés au spectateur. Cette construction ratée est aggravée par l’absence de psychologie chez les personnages, réduits à leur seul rôle dans la bataille.

John Wayne

Robert Mitchum

Le jour le plus long, à son corps défendant, illustre l’adage selon lequel on apprend souvent bien plus d’un gros plan que d’une fresque géante, qui plus est peu maîtrisée. En 1998, en suivant un petit détachement de soldats US dans Saving private Ryan, Steven Spielberg avait su recréer la violence et le chaos du débarquement. Son hommage aux soldats engagés sur les plages n’avait rien de l’académisme sans imagination du film de 1962. A bien des égards, d’ailleurs, le film de Spielberg est l’anti Jour le plus long, violent, sec, sans guère de personnages sympathiques, sans légèreté, sans volonté de donner un cours d’histoire militaire.

Sans surprise, la partie la plus intéressante du Jour le plus long est celle qui décrit les réactions de l’état-major allemand, rendu aveugle par les manœuvres des Alliés comme par ses propres certitudes, tiraillé entre les observations réalisées au plus près du terrain (Le TERRAIN, HERR HAUPTMANN !) et les doutes des échelons de synthèse, en Normandie ou à Berlin. La description de l’analyse de la situation, les anticipations de certains officiers particulièrement talentueux et les décisions prises au-dessus d’eux construisent finalement le seul suspense du film, dont l’issue est, admettons-le, connue même du pire des cancres. Voir la Wehrmacht se mettre en mouvement et entamer la défense de la fameuse forteresse Europe présente infiniment plus d’intérêt, en raison de la richesse des scènes consacrées à cet aspect, que le déroulement par trop convenu des opérations alliées. J’ajoute ici qu’on observera un phénomène voisin dans le catastrophique Pearl Harbor de Michael Bay (2001), qui ne mérite d’être sauvé de l’oubli que par ses scènes d’aviation et, surtout, par la pertinence de celles montrant les services de renseignement américains essayant de prévoir l’attaque japonaise.

Mauvaise mayonnaise

Il n’est pourtant pas impossible de réaliser des fresques ambitieuses et réussies. A bridge too far, réalisé en 1977 par Sir Richard Attenborough à partir, là aussi, d’un livre de Cornelius Ryan, constitue ainsi, du moins à mes yeux, un des films les plus convaincants consacrés à la Seconde Guerre mondiale. La distribution n’y est pas moins éclatante que dans Le jour le plus long (Sean Connery, Anthony Hopkins, Michael Caine, Robert Redford, Elliot Gould, James Caan, Gene Hackman), mais le film est cohérent et, ce qui est essentiel, porte la marque d’un très grand cinéaste et non celle d’un producteur. C’est toute la différence.

« National security is more important than individual will » (« Shut up, be happy », Ice-T)

Il est donc acquis que l’esprit du 11 janvier n’aura duré que la seule journée du 11 janvier. A défaut d’être une surprise stupéfiante, la chose a de quoi décevoir, mais vous me direz que nous n’en sommes pas à notre première déception, et vous aurez raison.

La vie a donc repris son cours, et cette normalité revenue a permis de confirmer que les attentats perpétrés par les frères Kouachi et le sieur Coulibaly ne pouvaient pas, sérieusement, être qualifiés de « 11 septembre français ». Ils sont même tout autre chose, et leurs conséquences ne sont ainsi pas tant diplomatiques et militaires que politiques et sociales. Contrairement aux événements du mois de septembre 2001 aux Etats-Unis, ceux du mois de janvier 2015 à Paris ne questionnent pas, en effet, nos choix stratégiques et notre posture diplomatique mais la nature de la communauté nationale, ses valeurs et son fonctionnement. Ils illustrent également, par leur complexité, les difficultés, anciennes, de la lutte contre le jihadisme.

Face à des constats nécessitant de refuser les formules toutes faites, les mauvaises intuitions et les grilles de lecture dépassées, on aurait pu espérer que les législateurs et autres commentateurs fassent preuve de discernement, de calme, bref, de toutes ces qualités qu’on attend d’élus de la République et de voix respectées et qu’on rassemble, dans le contexte actuel, sous le terme de résilience. Encore aurait-il fallu que ces fameux constats soient établis selon des méthodes rigoureuses et échappent aux foutaises de gourous au rabais, de hauts fonctionnaires en roue libre ou de responsables policiers balayant d’un seul geste des décennies de travaux réalisés dans le monde entier.

Il y a quelques jours, par exemple, un haut gradé de notre police a émis des doutes, en public, au sujet des travaux sur les ressorts politiques du jihad. Se drapant dans son expérience de terrain (LE TERRAIN, LES GARS !), cet homme éminemment respectable –  que l’on dit promis aux plus hautes fonctions mais dont je tairai le nom pour ne pas heurter sa modestie – a jugé de peu d’utilité les analyses politiques, historiques et stratégiques entendues ici et là au sujet de la menace terroriste islamiste radicale. Il a, en revanche, et selon un anti intellectualisme qui ne surprend plus, préféré se concentrer sur les stupéfiants résultats obtenus grâce à la ligne téléphonique SOS Jihadistes en danger, que le ministère de l’Intérieur a installée au profit des familles désemparées. Cette louable initiative a permis le signalement de dizaines d’individus par leurs proches dont les profils sont, nous dit-on, étudiés avec attention par des psychologues qui en tirent de fascinantes conclusions.

Alors qu’il est manifeste, depuis plus de quinze ans, que les jihadistes résistent au profilage, il ne semblait pas idiot, après tout, de regarder de près ces plus ou moins jeunes gens. Et là, reconnaissons-le, le choc est rude (Alerte percée conceptuelle). Figurez-vous, en effet, que l’étude d’une centaine de dossiers, tous signalés par des familles ou des proches (ceux qui ont fait des sciences humaines peuvent voir ici la non représentativité de cet échantillon, et même son absence de valeur au regard de l’ampleur du phénomène), a permis de déterminer (accrochez-vous, je vous ai prévenus, les amis) que les jihadistes hommes partent se battre en Syrie par goût de l’action et de l’aventure (d’autres sont publiés au Seuil, me rappellerez-vous) tandis que les sympathisantes font le voyage par solidarité et volonté d’adoucir les souffrances. Je vous laisse méditer ces révélations, étant bien entendu que jamais auparavant dans l’histoire de l’humanité des hommes n’avaient choisi de rejoindre des combats par envie de castagner des inconnus et que Florence Nightingale était, en réalité, un vampire sans aucune compassion pour les blessés de la guerre de Crimée (pas celle-là, l’autre).

On le voit, l’extrême pertinence de ces conclusions devrait nous permettre d’y voir plus clair et d’enfin concevoir une réponse adaptée. Peu importe qu’il y ait en Syrie et en Irak des MILLIERS de volontaires étrangers, issus d’Europe, d’Asie centrale, d’Afrique du Nord ou d’Asie du Sud-Est, peu importe que leurs motivations soient diverses mais se rejoignent quand même au sein du jihad mondial, la ligne défendue par le ministère de l’Intérieur et par le Premier ministre, tous deux étant conseillés par des gens qui ne cessent de se tromper sur le sujet depuis des années et des années, est celle qui met avant des biais psychologiques ou des pathologies mentales sur fond de crise économique. Si ces gens ne nous aiment pas, c’est qu’ils sont malades. Nous sommes à deux doigts du rappel de nos valeurs civilisatrices face à des hordes de barbares ignorants, étape importante de toute pensée coloniale. Mais je m’arrête ici, cette réflexion nous conduirait trop loin.

Avant même de déplorer la déconnexion entre les connaissances détenues par l’Etat et celles du public, il faut donc déplorer celle existant entre nos gouvernants et les administrations spécialisées – et pas celles qui se contentent de synthétiser ce qu’on leur dit sans rien recueillir mais bien celles qui font le job. A quoi bon, il est vrai, essayer de comprendre un phénomène mondial en s’appuyant sur l’expérience et les réflexions d’autres alors que les coups de menton suffisent à construire une stratégie anti terroriste ? En sécurité intérieure comme dans d’autres domaines, il suffirait donc de lancer à la volée quelques formules viriles et quelques incantations bien tournées pour apporter des réponses définitives. C’est bon à savoir, et ça pourra sans doute servir.

C’est dans ce contexte que va débuter un débat sur le renseignement et que sont déjà mises en application des mesures administratives censées répondre à la menace, la réduire et la canaliser. Et ce sont ceux qui sermonnaient la NSA en 2013 après les révélations d’Edward Snowden et qui donnaient alors des leçons de renseignement à coup de phrases censées marquer les esprits (« A la différence de la NSA, service technique uniquement dédié à l’interception, la DGSE est un service généraliste qui collecte le renseignement dans le seul exercice de ses missions réglementaires. On pourrait donc dire que face à la « pêche au chalut » que semble réaliser la NSA, la DGSE pratique une « pêche au harpon » dans le cadre de ses attributions. ») qui défendent aujourd’hui des pratiques comparables avec la souplesse intellectuelle des plus fins tacticiens jésuites.

Un harpon trop loin, in http://goo.gl/60IOQl
Un harpon trop loin, in http://goo.gl/60IOQl
Puisqu'on vous dit que c'est pour votre bien in http://goo.gl/YJ0K65
Puisqu’on vous dit que c’est pour votre bien
in http://goo.gl/YJ0K65

Augmenter les moyens des services relève d’une nécessité impérieuse, que personne ne discute, mais faut-il pour autant étendre indéfiniment le périmètre de leurs actions ? Les attentats de Paris révèlent-ils un déficit de moyens (humains, techniques, financiers), des échecs analytiques, des dysfonctionnements administratifs ? Les deux principaux services se sont-ils réunis pour se jeter leurs erreurs à la tête, comme en 2012 lorsque la DCRI portait seule la responsabilité des attentats commis par Mohamed Merah ? Depuis le mois de janvier, les uns et les autres ont-ils fait leur autocritique ?

Lecteur attentif de la presse nationale et internationale, je n’ai guère vu depuis cette cruelle semaine de réflexions ou d’articles essayant de comprendre comment les attentats avaient pu être commis. Il y a bien eu quelques tentatives, plus ou moins documentées, mais elles n’apportaient pas grand chose, aussi bien à la compréhension du jihadisme qu’à celle du fonctionnement des services français – avec une mention particulière aux Décodeurs du Monde, auteurs d’une infographie assez affligeante sur laquelle je vais prochainement revenir.

Le fait est qu’au lieu de pousser dans l’urgence des lois d’exception, écrites de longue date et dont les auteurs se tenaient en embuscade, il n’aurait sans doute pas été inutile d’identifier les échecs ou les défaillances, éventuels, de nos services pour les corriger.

On me dit que certains ont identifié l’étendue des impasses laissées en héritage, et on se dit que faire fonctionner les systèmes en place peut être plus urgent que de les forcer à des révolutions plus ou moins consenties, sans même parler du prix politique qu’ils s’exposent à payer si certaines mesures sont condamnées par la justice (française ? européenne ?). Le simple fait, d’ailleurs, qu’elles soient imparfaitement mises en œuvre en dit long sur leur pertinence, leur efficacité ou la résilience (encore ? mais c’est une obsession !) du message jihadiste, dont les propagandistes s’adaptent décidément bien vite.

Tout ça, c'est quand même bien compliqué ah la la

Bloquons donc, péniblement, les sites jihadistes sans que la justice s’en mêle (tous ces magistrats, c’est bien connu, sont de toute façon des agents de l’anti France) et poursuivons sur la voie du délit d’opinion que j’évoquais dans mon – trop – long billet de février dernier. Les réflexions bâclées au sujet de la déradicalisation, les projets de placer à l’isolement en prison des jihadistes, l’obsession pour les pathologies mentales et le blocage des sites Internet suspects participe tous d’une normalisation sociale très contrariante. A défaut d’apporter des réponses politiques à un problème politique, on s’obstine à l’étouffer sous une pression sécuritaire de plus en plus forte qui rappellera des souvenirs à ceux qui ont étudié les décennies passées. Cette pression passe, sans surprise quand on voit qui la définit, par des attaques contre les messagers bien plus que contre le message – puisque celui-ci, on l’a compris, n’est pas pris au sérieux.

Il sera difficile de me qualifier de laxiste, et seul un homme un peu bas de plafond a cru bon de m’accuser, l’année dernière, d’être « très ambigu » en raison du choix de mon pseudonyme. Oui, je sais, encore une épée.

Je n’ai, comme vous le savez, aucun doute quant à la nécessité qu’il y a à combattre le jihadisme. Je suis, ainsi, un partisan résolu des opérations clandestines limitées réalisées loin du territoire national contre des cibles dont la justice ne peut se saisir, par exemple dans des zones de guerre ou des pays connaissant de profonds troubles. Je n’ai rien, non plus, contre les opérations de guerre dès lors qu’elles visent à affronter une menace qui a dépassé le stade du terrorisme pour devenir un véritable mouvement insurgé pouvant faire basculer un Etat dans le chaos.

Il n’est d’ailleurs pas inintéressant, ici, de relever que ceux qui se lamentent et geignent contre le recours à la force armée ne le font pas pour d’autres raisons qu’un antiaméricanisme pathologique mâtiné d’anti-impérialisme d’opérette. Les mêmes, qui refusent au nom de la morale et de la paix les expéditions déclenchées par le Président Hollande mais glorifient le général De Gaulle, n’ont jamais paru troublés par le rôle de la France dans la crise rwandaise ou le soutien indéfectible de la patrie des Droits de l’Homme aux riantes démocraties d’Irak, du Yémen ou d’Egypte. La chimie moderne a largement démontré que les scrupules sont solubles dans le pétrole.

Tout, en réalité, n’est que question de quelques principes simples : application de la loi sur le territoire de la République, pratique mesurée de l’action clandestine dans les pays souverains, utilisation contrôlée de la violence illégale dans les zones qui le permettent contre les objectifs qui le nécessitent, et emploi de la force armée quand il est impératif de le faire. Cette gradation doit s’accompagner de principes politiques clairs, qui conditionnent également la mise en œuvre des activités de renseignement, et ils doivent être fondés sur un mélange subtil d’éthique et de volonté de défendre les intérêts nationaux. L’équilibre est sans doute impossible à trouver, mais sa recherche doit – devrait – guider l’action de nos dirigeants.

Que ceux qui, en manifestant une ignorance de la communauté américaine du renseignement d’autant plus choquante qu’ils se présentent comme des références incontournables sur le sujet, osaient affirmer il y a deux ans que les agences impériales n’étaient pas contrôlées et dérivaient poussent aujourd’hui à l’affectation à nos propres services de prérogatives diablement étendues n’ont pas honte. Les nombreux questionnements des observateurs (ici, , et encore ici, par exemple) ne les font pas vaciller, et on nous explique même qu’il s’agit de légaliser des pratiques (cf. ici) dont les services ont impérativement besoin. Soit. Seront-ils, cependant, capables d’analyser correctement les renseignements ainsi massivement recueillis ? L’étude des attentats récents permet d’en douter, et je ne suis pas loin de penser qu’il y a surtout urgence à revoir le fonctionnement actuel des services, leurs méthodes d’évaluation de la menace, la formation de leurs personnels, et même certaines pratiques managériales. A l’abri de ces murs, les échecs les plus cinglants sont souvent punis par de belles promotions, seul moyen d’éloigner l’impétrant.

Surtout, puisqu’il est établi que la menace jihadiste ne constitue pas une menace vitale pour l’Etat et la nation, est-il nécessaire de procéder à cette brutale évolution des mandats de nos services ? Faut-il conclure des différents textes débattus depuis plusieurs mois que certains responsables sont fébriles face au terrorisme islamiste radical et sont prêts à bien des excès pour se donner l’illusion qu’ils agissent ? Ou même qu’ils tentent de convaincre le public à la fois que nous allons tous mourir et qu’ils sont là pour nous sauver ? Doit-on craindre que certaines administrations aient trouvé dans la classe politique des idiots utiles suffisamment fascinés pour leur offrir tous ces blancs-seings désirés depuis si longtemps ? Espérons simplement que nous n’aurons pas à évaluer l’efficacité de ces nouveaux dispositifs à l’occasion du prochain attentat, ça ferait désordre.

 

Le renseignement au cinéma : faits et certitudes (2)

Un des questionnements les plus taraudants que je connaisse est lié aux biais de confirmation. Le phénomène ne cesse de m’interpeller depuis mon entrée dans le monde de l’analyse et de l’investigation, car il contredit tout ce que j’ai appris durant ma longue scolarité. S’il est bien normal de diverger, et s’il est établi que la vie serait d’un ennui achevé si nous étions tous du même avis sur, par exemple, les grandes questions de l’existence ou certains albums des Stones, il est en revanche plus étonnant que des événements relativement simples, comme un attentat, puissent susciter des affirmations aussi contraires. Je ne parle pas ici de la recherche de solutions politiques, car dans ce cas le débat est indispensable – pour peu qu’on nous épargne les saillies de psychologues au rabais ou de ministres séniles – mais simplement de l’étude d’événements tactiques.

Il peut arriver à tout le monde de se tromper, en particulier à votre serviteur, mais on connaît des méthodes imparables pour éviter que ça devienne une habitude, et l’une d’entre elles consiste à recenser les faits, à les confirmer et à les analyser froidement.

Il existe, naturellement, des domaines dans lesquels il est impossible de disposer de tous les faits, et on peut alors, avec méthode, et instruit par d’autres connaissances, émettre des hypothèses. Bonnes ou mauvaises, celles-ci sont indispensables à la progression du raisonnement, et le premier enquêteur correctement formé, même inexpérimenté, sait ça. Cela dit, et sans jouer les vieux cons (une tendance naturelle depuis mon 5e anniversaire), on peut déplorer le manque flagrant de curiosité intellectuelle de nombre de nos contemporains, manifestement ignorants de concepts aussi basiques que la profondeur historique. On aurait pu croire que la mise à disposition, grâce à Internet, de tout le savoir du monde aurait permis de gagner en pertinence et en intelligence, mais on constate, au contraire, que la facilité avec laquelle on peut faire remonter des informations conduit à la paresse et aux raccourcis. Là encore, il ne s’agit pas de critiquer le média mais bien les faiblesses éducatives qu’il révèle. Les lecteurs du Protocole des sages de Sion n’avaient pas Internet, me semble-t-il.

Peser les faits, ensuite, pour séparer ceux qui sont significatifs de ceux qui ne le sont pas, est une autre démarche indispensable, comme le tamis de l’archéologue ou du chercheur d’or. Prenons, à tout hasard, les attentats de Copenhague. Un homme ouvre le feu à l’arme automatique sur un local abritant une conférence informelle consacrée à la liberté d’expression. Faut-il conclure de l’usage d’une arme à feu qu’il s’agit d’une attaque inspirée par les attentats de Paris, ou faut-il plutôt estimer que le lien entre les deux drames vient de la nature des cibles ? Parce que, quand on y pense, les attentats au lance-pierre ou à la sagaie ne sont pas si souvent, de mémoire.

Recenser les faits, les évaluer pour commencer à réfléchir peut prendre du temps. Il y a vingt ans, il fallait des jours et des jours pour obtenir des détails au sujet d’un événement, et beaucoup ne mesurent pas la chance – si je puis dire – de pouvoir disposer en une poignée d’heures de témoignages, et même de rapports. On aimerait, dès lors, que ceux qui se pressent dans les médias, mauvais opérationnel ayant exposé quelques secrets qui auraient dû le rester, chroniqueuse omnisciente ou journaliste émoustillé par la vue du sang, contrôlent leur nature et se retiennent de balancer les idioties habituelles, faites d’islamofascisme, de loup solitaire, de « Oh mon Dieu, il avait une arme » et d’autres remarques puissantes. Oui, je sais, c’est pas gagné.

Cela dit, et parce que je suis en vacances, je suis enclin à pardonner aux idiots, car, malgré les efforts méritoires de la médecine, la greffe de cerveau n’est toujours pas d’actualité et la lutte contre le jihadisme, appelée à durer encore une bonne génération, s’accompagnera longtemps de ces dérives. Certaines seront même publiées au Seuil, c’est vous dire.

Sauter aux conclusions sans trop étudier les faits, sans s’arrêter dans les détails (où, pourtant souvent se cache le diable) ou sans envisager de contre hypothèse peut conduire à de véritables catastrophes, dont des erreurs judiciaires, voire des morts autant brutales qu’inutiles. Et après, on est bien embêté. Retrouvons donc notre ami Walter Sobchak, déjà mis à contribution il y a quelques mois, dans ses œuvres. Il nous livre ici une merveilleuse illustration des conséquences regrettables d’une mauvaise analyse des faits, mal compris, surévalués, déformés par une investigation bâclée, menant à des actions pour le moins inopportunes.

The Big Lebowski, de Joel et Ethan Coen (1998)

Parvenir à de mauvaises conclusions à partir de faits partiels et/ou insuffisamment étudiés n’a cependant rien, somme toute, de bien étonnant ou de très nouveau. Seul l’inspecteur chef Clouseau parvient à résoudre des enquêtes en ratant de tout ce qu’il est humainement possible de rater, et la littérature ou le cinéma ont plutôt tendance, pour on sait quelle raison, à mettre en avant des esprits opiniâtres, rigoureux, de Sherlock Holmes à Kurt Wallander en passant par le toujours impeccable Hercule Poirot.

Il est également possible de tout manquer si, malgré les faits parfois abondamment documentés, on s’obstine à construire des raisonnements à partir de certitudes conçues ailleurs, en dehors du champ du savoir. Ce que l’on appelle les biais de confirmation, que j’ai déjà évoqués ici, peut avoir de redoutables conséquences, opérationnelles ou même politiques en fonction de la position du fautif dans la société, la hiérarchie administrative ou le pouvoir politique.

S’agissant du jihadisme et de la menace terroriste qui en découle, les exemples ne manquent pas, ces temps-ci, et on songe, par exemple, à l’ancien Premier ministre Dominique de Villepin, désespérément bloqué au mois de février 2003 lorsque ce qu’il pensait être le début de son destin national se révéla être le point d’orgue d’une carrière finalement assez piteuse. S’être rêvé Napoléon et finir avocat d’affaires, on a vu mieux. Bon, cela dit, question carrière, je ferais sans doute mieux de ne pas trop la ramener…

Personne, en réalité, ne conteste le fait que l’intervention anglo-américaine se soit révélée une catastrophe majeure, déstabilisant durablement une région qu’il serait par ailleurs hasardeux de décrire, avant la guerre, comme un havre de paix et de prospérité. Le terrorisme, quoi que pense notre homme, n’était pas inconnu en Irak (et on pourrait s’interroger sur le rôle de l’Iran, à ce sujet), et s’il a pris l’ampleur que l’on connaît pendant l’été 2003, il avait su prospérer avant la guerre. Il serait sans doute plus malin de revenir à la guerre de 1991, voire, comme je le pense profondément, aux excès de régimes autoritaires que tous, à commencer par la France, nous avons encouragés, armés, soutenus pendant de trop nombreuses décennies. Les voix de M. Villepin et de ses amis étaient alors bien silencieuses.

Le jihadisme se résumerait-il donc au conflit irakien ? Que fait l’ancien Premier ministre de la révolution ratée syrienne ? Et avant cela, de la guerre civile algérienne, et de la crise égyptienne ou de l’insurrection du sud des Philippines ? L’obsession de Villepin pour l’Irak, il y a déjà douze ans, est celle d’un homme qui ressasse son heure de gloire et nous sert, encore et encore, les mêmes arguments. L’exercice ne manquait pas d’intérêt dans les mois ayant suivi le début de la guerre, mais qu’en est-il de sa pertinence aujourd’hui ?

De même, comment comprendre ce changement d’attitude face à la diplomatie française, accusée (air connu) de suivisme ? Refuser de voir que combattre le même ennemi que le Etats-Unis ne fait pas de nous des esclaves de Washington est typique d’une génération de (faux) penseurs qui regardent les alliés plutôt que l’adversaire. Pour eux, et sans surprise, la posture compte plus que les actes, la victoire finale moins que le panache (ou ce qu’ils croient être le panache), puisqu’ils se nourrissent d’abord de formules creuses. Paris, comme n’importe quelle nation souveraine, a le droit et le devoir de concevoir ses propres solutions politiques et de diverger d’avec ses partenaires les plus proches quand cela est nécessaire. On ne voit pas, en revanche, pour quelles mystérieuses raisons il lui faudrait nécessairement s’opposer aux uns ou aux autres par principe dès lors que ses intérêts sont en jeu. Le changement de posture de la France en Bosnie, en 1995, après l’élection de Jacques Chirac à la Présidence, était-il la marque d’un quelconque suivisme ? Qu’a pensé alors M. Villepin, secrétaire général de l’Elysée, de l’entrée en action de la FRR contre les Serbes de Bosnie ?

La vieille rengaine au sujet du terrorisme qui apporterait la guerre est ainsi d’une affligeante médiocrité, faisant peu de cas des faits (encore !), inversant les causes et les conséquences pour des raisons que l’on serait bien généreux de qualifier d’idéologiques. Les attentats du 11 septembre 2001 ou ceux du 7 août 1998 étaient-ils une riposte à une quelconque guerre américaine, ou étaient-ils plutôt la manifestation d’une hostilité à une politique ancienne au Moyen-Orient ? L’attentat déjoué de Strasbourg, au mois de décembre 2000, répondait-il à la diplomatie française ? Il n’y a qu’un pas entre le pacifisme et le renoncement, manifestement franchi avec aisance par ceux qui, pourtant, ne cessent d’invoquer les mânes de nos plus grands hommes.

S’obstiner à ne voir dans la menace jihadiste qu’une réponse mécanique à des actions identifiées, ici ou là, révèle une profonde incompréhension du phénomène. Le jihad contemporain mène une guerre qui dépasse, de loin, la réaction à des actions ponctuelles et manifeste une haine profonde de ce que nous sommes. L’attentat de Stockholm en 2010 punissait-il la Suède pour son aventurisme militaire bien connu ?

Disposer des faits et des différents outils analytiques permettant de les raffiner et parvenir, malgré tout, à systématiquement passer à côté des conclusions révèle un talent précieux. En France, où il n’existe quasiment pas de débat scientifique sérieux au sujet du jihadisme, et où les travaux universitaires sur l’islamisme radical sont rarissimes – et anciens, la parole reste laissée à des gens qui vous affirment, contre toute évidence, que les terroristes sont fous, pauvres, victimes du racisme ordinaire (qu’il ne saurait, par ailleurs, être question de nier) et qu’ils sont en révolte contre le capitalisme. Ces conclusions, plus fausses que simplement hâtives, mènent à des lois sans valeur, à des organisations décalées, à des initiatives plus politiciennes que politiques, et servent, in fine, plus les carrières que le bien commun. Souvenons-nous du réveil brutal de l’agent Dave Kujan, aveuglé par ses certitudes au point de laisser filer celui-qu’on-ne-doit-pas nommer…

The Usual Suspects, de Bryan Singer (1995)

Il faut, en effet, poser les questions désagréables, quand bien même elles seraient brutales ou irrespectueuses. Se tromper avec constance (qui ça ?) alors que tous les faits sont là est-il la marque d’un esprit médiocre, d’une lecture du monde dépassée ou d’une mauvaise foi cachant plus ou moins habilement de sombres desseins ? Faudra-t-il atteindre que nos échecs et nos pertes deviennent insupportables pour que le débat soit enfin posé sérieusement, avec méthode, que de véritables échanges contradictoires aient lieu, ou allons-nous comme nous savons si bien le faire, nous contenter de créer des commissions d’enquête après la défaite ?

Personne ne dit que c’est facile, et il ne s’agit pas d’être injuste, mais nous sommes certains d’échouer en nous y prenant comme ça. Sauf à penser que le naufrage d’une démocratie vieillissante face à des menaces internes et externes fasse partie d’un cycle normal, presque prévisible.

« On est tout endolori/Et on se sent très amoindri /Est-ce que nos coeurs ont rétréci ? Est-ce qu’on en sortira grandi ? » (« Y’a D’la Haine », Les Rita Mitsouko)

Ils sont donc passés, finalement, après toutes ces années de tentatives parfois brouillonnes et ces sauvetages parfois in extremis. Ils sont donc passés, et la France découvre que ses services de contre-terrorisme ne sont pas infaillibles, que la cuirasse a cédé et nous a cruellement exposés.

Le drame est terrible, le choc frontal, et nombre de commentaires lus ou entendus ont manifestement été proférés sous le coup de l’émotion. Laissons donc Michel Onfray, l’homme qui a tout lu sans rien comprendre, délirer sur son blog. Il n’est, après tout, pas le seul à se tromper avec assurance. M. Kepel n’annonçait-il pas, au mois de juin 2001, le déclin de l’islamisme ? D’autres invoquaient, à tort, le jihad syrien, et d’autres encore, faisant peu de cas des faits, en sont encore à accabler la pauvreté ou des pathologies mentales. Laissons-les, car il n’y a plus rien à attendre de commentateurs qui ne font que se commenter eux-mêmes sans plus jamais observer le monde.

La poussière retombe doucement, et il va être temps, à partir des faits connus et de quelques autres, de réfléchir aux événements. L’admirable mobilisation des Français a montré une nation debout, frappée mais déterminée, prompte à ricaner de ses ennemis les plus acharnés comme de ses dirigeants. J’avais, à plusieurs reprises, exprimé mon scepticisme quant à ce sursaut, et je n’imaginais pas de démenti plus éclatant, plus rassurant à ma déplorable attitude. Paris, capitale du monde contre le jihad, voilà qui a de quoi gonfler la poitrine d’un jeune retraité – et qui ne peut qu’exaspérer un peu plus ceux qui nous détestent pour ce que nous sommes, ce que nous avons fait et sans nul doute ce que nous allons faire. Les communiqués saluant les attentats, émis par les Taliban, AQMI ou Mokhtar Belmokhtar, ou les manifestations au Niger sont là pour rappeler que notre cause n’est pas si populaire et que les valeurs que nous défendons ne sont pas si universelles. Il faudrait, sans doute, s’y faire, mais ce serait une forme de renoncement, et il ne saurait donc en être question.

Il s’agit, pourtant, de durer, d’entretenir cette fermeté, de trouver le bon équilibre – s’il existe – entre l’impérieuse nécessité d’une lutte déjà ancienne et que d’aucuns semblent, enfin, découvrir – et l’obligation de ne pas céder à la tentation de mesures précipitées, bâclées, ou suggérées par une poignée de conseillers aux menées plus qu’ambigües ou de législateurs pressés, plus intéressés par le pouvoir des services de renseignement que par leur contrôle effectif.

Pendant, en effet, que les manœuvres plus ou moins souterraines commencent autour des services et des ministres, l’onde de choc politique se prolonge, suscitant questions et débats. L’enquête, surtout, se déploie, immédiatement internationale. Les ramifications, nombreuses et complexes, ne semblent, pour un observateur, pas autrement surprenantes et rappellent bien des enquêtes passées. Essayons, cependant, de procéder avec méthode, ça va nous changer.

La rupture d’Anne et Vrisme

Comme je l’avais abruptement écrit ici le 8 janvier, l’attaque des locaux de Charlie Hebdo par les frères Kouachi n’a, en aucune façon, constitué une rupture opérationnelle. Les attentats contre les journalistes, les dessinateurs ou les artistes ayant osé défier les islamistes – ou d’autres tyrans – ne se comptent plus, depuis des décennies, et il n’aura échappé à personne que Charb, par exemple, bénéficiait d’une protection rapprochée à la suite des menaces contre son hebdomadaire. Le mode opératoire lui-même est d’une effroyable banalité, et les seuls points véritablement intéressants sont ceux relatifs aux compétences des terroristes.

Michel Goya est revenu (ici) sur l’attaque des locaux de Charlie Hebdo, et ses observations sur la détermination des assaillants, amateurs (par opposition à des professionnels relevant d’une force légale) aguerris ayant minutieusement préparé leur opération mais commettant des erreurs sont essentielles. L’oubli d’une pièce d’identité, qui a fait rugir de plaisir les conspirationnistes et autres enquêteurs de comptoir, a constitué la faute majeure de l’attentat. Elle a pesé sur la suite de la séquence en forçant très certainement, après la révélation intempestive de l’avis de recherche, les frères Kouachi à revenir au contact alors qu’ils étaient manifestement en train de s’exfiltrer, ou au moins de mettre un peu de distance entre eux et Paris.

La faute est lourde, mais avant d’en tirer des conclusions définitives sur l’intelligence des jihadistes ou sur une éventuelle manœuvre d’un service tapi dans l’ombre, certains feraient mieux de se documenter. Des erreurs opérationnelles impardonnables peuvent être commises par les professionnels les plus entraînés, et on pourrait, par exemple, repenser au coup de téléphone passé d’Auckland à un numéro public de la DGSE par l’équipe ayant coulé le Rainbow Warrior. Ou à ce technicien qui grilla d’un seul coup d’un seul TOUS les pseudos de TOUTES les entités administratives d’un service cher à mon cœur en testant un fax non chiffré avec une liste supposée rester dans une armoire forte. Les exemples sont innombrables, et ceux qui ont un peu fréquenté les forces et arpenté des terrains (LE TERRAIN, LES GARS !) plus ou moins hostiles peuvent en témoigner.

Des erreurs sont ainsi commises chaque jour par des professionnels, et qui a déjà enquêté sait bien que la solution doit parfois beaucoup aux fautes des criminels. Le talent des analystes ou des policiers consiste alors à identifier puis à exploiter les erreurs de leurs cibles. On pourrait s’interroger sur leurs causes (fatigue, fébrilité, entrainement lointain, bêtise crasse) mais, comme le disent les Américains, shit happens. On pourrait aussi gloser sans fin au sujet des compétences des frères Kouachi, mais il faudrait alors garder en tête que personne ne leur demandait de quitter le pays comme des personnages de cinéma. Tout le monde, après tout, ne peut pas être Bruce Wayne à Hong Kong.

Ils étaient venus tuer des dessinateurs et des journalistes, ils l’ont fait – et plutôt efficacement au vu du bilan – et ils ont fait durer l’événement du mercredi au vendredi. Leur contrat opérationnel a été rempli, et l’effet qu’ils recherchaient a été obtenu. Que demander de plus ? Parler, à cet égard, de terrorisme low cost, révèle une certaine ignorance des réalités des attentats commis en Europe depuis vingt ans.

A l’exception, en effet, des carnages de Madrid, Londres ou Oslo, la majorité des attentats perpétrés dans les pays occidentaux l’ont été à l’aide d’explosifs bricolés (bombonnes de gaz, couscoussières ou marmites, cocktails Molotov améliorés) et/ou d’armes légères (pistolets, fusils de chasse ou d’assaut) achetées auprès de réseaux criminels, bien loin des scenarii complexes décrits au cinéma. Il convient, ici, de soigneusement séparer les opérations complexes menées à Bombay, Nairobi, In Amenas ou Beslan, au cours desquelles les terroristes, parfois nombreux et toujours bien équipés, en armes comme en moyens de communication ou autres (GPS, JVN, etc.) ont réalisé des actions de haute intensité, et celle de Paris, simple, probablement en partie improvisée, typique des opérations aisément réalisables dans les environnements sécuritaires sous contrôle des sociétés occidentales. Il est, à cet égard, indispensable de lire la remarquable analyse publiée sur le site du Small Wars Journal par John P. Sullivan et Adam Elkus (ici). On y trouve, notamment, de passionnantes considérations opérationnelles et la comparaison avec les tueries dans les lycées américains est, par exemple, très intéressante.

Je dois pourtant dire, sans doute en raison de ma grande candeur, que toutes ces interrogations et remarques au sujet des compétences des jihadistes me paraissent d’autant plus stériles que les images des attentats de Paris montrent des terroristes déterminés et efficaces. Sans revenir à Carl Schmitt, et comme le soulignait Michel Goya, la volonté des tueurs a transcendé bien des obstacles, à commencer par leurs propres limites. Après les assassinats de leurs cibles dans les locaux de Charlie, l’exécution du policier à terre dans la rue, loin d’être une erreur, a ainsi été parfaitement jouée. En tuant froidement un représentant de l’ordre, qui plus est en uniforme, qui venait de rejoindre les lieux du carnage, les terroristes ont montré au monde – puisque, comme c’est devenu la norme, l’horrible scène a été capturée – que rien ne les arrêterait et qu’ils maîtrisaient à la fois leurs armes et leur fuite. La mort de ce policier, publique, est venue compléter celles, cachées dans les bureaux, des personnes présentes dans l’immeuble de Charlie Hebdo. L’assassinat des journalistes est un acte de terrorisme en raison de la nature de la cible des jihadistes. L’assassinat de ce policier l’est en plus en raison de sa visibilité. Il n’y a, faut-il le rappeler, pas de terrorisme sans victime, sans dégât, ou sans témoin (Alerte bon sens/truisme).

L’attaque du 7 janvier au matin a donc eu cet impact en raison de l’association de cette image et de ces faits : des dessinateurs connus assassinés dans leurs bureaux, un policier assassiné dans la rue. Le bilan humain (12 morts, à comparer aux 77 d’Oslo et Utoya, par exemple) a vu son impact démultiplié par la nature des cibles et la façon dont elles sont mortes. Le climat sociopolitique a également joué son rôle, mais on peut raisonnablement estimer que les frères Kouachi n’avaient pas envisagé un choc d’une telle ampleur. L’attentat échappe souvent à ses auteurs, comme une œuvre à son créateur. Les terroristes, ici comme ailleurs, ne sont que des instruments au service d’un dessein plus large, et il ne faut pas leur prêter une trop grande conscience politique. A ce titre, s’attaquer aux opérationnels sans jamais se pencher sur les idéologues et les stratèges conduira sans nul doute à une nouvelle impasse.

Paris, le 11 janvier. Photo tirée du site de RFI.
Paris, le 11 janvier. Photo tirée du site de RFI.

La tragédie qui débute le 7 janvier surprend, évidemment, mais n’étonne pas. Dès la fusillade du 8 janvier, il est manifeste que le scénario le plus redouté, celui d’une attaque de type Bombay, est en cours. L’hypothèse de frappes simultanées ou séquencées est étudiée depuis des années, et l’alerte européenne de la fin de l’été 2010 (oui, vous avez bien lu, 2010) portait sur une menace de cette nature à Londres, Paris et Berlin. Depuis cette date, les autorités étudient et planifient leur riposte, politique et opérationnelle, organisent des exercices, dimensionnent les moyens à engager.

La séquence de violence courant de la matinée du 7 janvier à l’après-midi du 9 n’a ainsi, en aucune façon, constitué une surprise pour les responsables politique et les groupes d’intervention. S’il convient de rendre hommage aux membres du RAID et du GIGN, admirables de maîtrise opérationnelle et de bravoure, il faut bien être conscient que leur succès est dû tout autant à leur entraînement qu’à une impeccable planification. Et s’il faut évidemment saluer la maîtrise politique du Président et des autorités, il faut d’abord se souvenir que chacun s’attendait à des attentats et que nos dirigeants se préparaient en conséquence à leur gestion. Une fois n’est pas coutume, ceux qui gouvernaient avaient prévu, ou du moins anticipé, et on ne nous a pas refait le coup de l’affaire Merah. Si ça doit tomber comme à Stalingrad, une fois, ça suffit, comme disait l’ami Fritz.

Le plus rageant, pour le public, est comme toujours de constater que la force du choc a été anticipée mais qu’il n’a pas été possible de prévoir son point d’application. Du coup, la réponse des autorités a été efficace, mais elle n’a été qu’une réponse, et non une prévention réussie. A quoi bon, peuvent se demander les victimes, savoir si efficacement abattre des terroristes ? Ne vaudrait-il pas mieux les empêcher d’agir ? Encore faudrait-il le pouvoir, ou simplement se mettre en position de pouvoir le faire.

Cela n’est hélas pas si facile, et ce questionnement légitime est celui qui défie toute politique sécuritaire (prévenir ou punir ?) et tout service de sécurité (réagir ou voir venir ?). L’ennemi étant intrinsèquement clandestin jusqu’au lancement de son opération, ceux qui le combattent se dispersent en essayant de le neutraliser AVANT, mais sont capables, comme le sont les forces d’un Etat moderne, de concentrer leurs forces en peu de temps pour le frapper APRES, quand il s’est dévoilé. Attentif à la préservation de sa clandestinité avant de passer à l’action, le terroriste perd, en effet, l’initiative dès qu’il se dévoile. Les services de sécurité, qui subissent l’offensive initiale du terroriste, reprennent l’initiative naturellement dès que l’attentat est commis, en particulier si on est confronté à des opérations comparables à celle de Bombay (2008) ou Paris. Tout dépend alors du degré de préparation des unités et des services mobilisés, et le résultat est parfois effrayant (Beslan 2004, Bombay, Nairobi 2013).

Combien de temps dure un attentat explosif ? Quelques millièmes de seconde, en réalité, le temps que la charge détonne et que l’effet de souffle emporte tout sur son passage. La suite n’est que gestion, plus ou moins longue ou complexe en fonction de la puissance de la déflagration ou de la nature de la cible. Il est possible de décupler l’effet d’une explosion en multipliant les charges (Madrid, 2004), en les séquençant, en piégeant la scène initiale (méthode dite libanaise) afin de toucher les secours et d’accroître le chaos, mais l’effet de panique vient des images de la gestion par les autorités des dégâts et des victimes. Les Français se souviennent encore du ballet des hélicoptères devant Notre-Dame en 1995, et les images diffusées par les médias sont, naturellement puisqu’il n’y a que ça à montrer, celles d’ambulances, de pompiers et de blessés.

L’attaque de Bombay, au mois de novembre 2008, a constitué la concrétisation d’une crainte ancienne, celle de l’attentat dynamique, qui dure et dure, défie les autorités et installe, aussi longtemps que possible, la peur dans la population. Celle-ci, confrontée non pas au seul choc de l’explosion d’un bus mais à la terreur de croiser des terroristes en mouvement, exerce alors – ce qui est l’effet recherché – une pression accrue sur ses dirigeants, exigeant des réponses, réclamant des mesures, faisant bouger les lignes du débat public.

L’attentat dynamique, qui ne demande pas tant des moyens que des hommes déterminés capables de tenir des heures ou des jours avant la fin de leur opération, vise à saturer les défenses de l’Etat – ou, du moins, à faire craindre une succession d’évènements. Si l’attaque a pu avoir lieu, c’est évidemment qu’on ne l’a pas vue venir. Partant de ce constat, les responsables sécuritaires sont obligés d’envisager le pire, d’autres attaques, sur d’autres cibles, et de se mobiliser en conséquence. Le 11 septembre 2001, alors que quatre avions s’étaient déjà écrasés aux Etats-Unis, dont trois sur des cibles stratégiques, le président américain fut ainsi exfiltré manu militari par le Secret Service vers Offutt AFB, dans le Nebraska. Ceux qui le protégeaient ne lui laissèrent aucun choix car en le préservant ils assuraient la continuité de l’Etat. C’est toute la logique des plans élaborés et mis en œuvre par le SGDSN, et c’est tout l’intérêt pour les terroristes, quelles que soient leurs capacités réelles, de semer le doute. Après le premier attentat, on attend, comme pour un tremblement de terre, une réplique. Et après le deuxième, on est certain que quelque chose est en train de se passer qui nécessite d’adopter une posture de défense selon les dispositions prévues.

Tout cela est donc connu de longue date, et si l’émotion est légitime, elle ne devrait pas conduire à des formules définitives au sujet d’une quelconque rupture. La seule rupture, après tout, à laquelle nous ayons assisté est celle de notre cuirasse. Elle n’était pas pourtant pas si fragile, si on veut bien se souvenir que le bilan des services du contre-terrorisme français, le 6 janvier au soir, était bon. Seulement voilà…

La décomposition de la séquence de Paris, fait par fait, montre par ailleurs qu’aucune surprise n’a non plus été constatée dans les attaques elles-mêmes. La tragédie est réelle, le choc est rude, mais si chaque attentat est unique (victimes, lieux, etc.), il n’est pas si différent de ce qui a été observé depuis une dizaine d’années. Et qu’il soit bien compris que cette froideur n’est pas de l’indifférence mais simplement une tentative de raisonner.

Les faits.
Les faits.
Rapide analyse des faits.
Rapide analyse des faits.

L’étude des attentats, de toute façon, n’est ici que d’une importance secondaire, une fois qu’il a été admis qu’aucune nouveauté n’a été observée dans leur déroulé et que, de toute façon, l’Etat se préparait au choc. Nous ne savons pas, d’ailleurs, si cet enchaînement de violences a été subtilement planifié par les terroristes ou s’il leur a été imposé par les circonstances. Les équipées parallèles des Kouachi et de Coulibaly montrent d’un côté une opération majeure suivie d’une prise d’otages et de l’autre une opération ratée suivie d’une errance armée. Si l’effet est indéniable, l’intensité reste moindre que dans les pires craintes des autorités, qui ont cependant mobilisé, conformément aux plans, tous leurs moyens.

Cibles et modes opératoires.
Cibles et modes opératoires.

L’essentiel, comme toujours en pareil cas, réside dans les auteurs de cet attentat, l’organisation de leur projet et leurs motivations. Il y a, ici, beaucoup à dire, même si, finalement, les événements subis ont bien plus confirmé de vieilles hypothèses que révélé d’authentiques innovations.

Sans – trop – vouloir jouer les gars blasés installés au bar pour y distiller leur sagesse, force est d’abord de constater que les trois principaux protagonistes de l’affaire, Saïd Kouachi, Chérif Kouachi et Amedy Coulibaly ne représentent pas une évolution spectaculaire par rapport à leurs prédécesseurs.

Et croyez-moi, les gars, ça n'a pas été facile tous les jours.
Et croyez-moi, les gars, ça n’a pas été facile tous les jours.

L’étude des réseaux actifs en Europe depuis vingt ans, ou la simple lecture de la dernière somme publiée par Bruce Hoffman et Fernando Reinares, The Evolution of the Global Terrorist Threat – From 9/11 to Osama bin Laden`s Death (Columbia University Press, 2014, 704 pages), dont je ferai bientôt une recension plus détaillée, recèlent nombre de ces jeunes hommes, désireux de combattre et de tuer des civils pour la plus grande gloire d’une cause bien éloignée de la vision théorisée qu’en ont la plupart des commentateurs entendus ces derniers temps.

De même, comme le rappelait brillamment François Rollin, qu’il serait absurde de nier le lien entre l’islam et le jihadisme (tout comme il le serait de nier le lien entre le christianisme et les croisades, par exemple), ou qu’il serait singulièrement injuste de tirer des conclusions générales au sujet de l’islam en raison du comportement de terroristes s’en réclamant, il serait hâtif de ne voir dans les attentats commis à la surface de cette planète par les jihadistes que la mise en œuvre fidèle d’un projet sociopolitique strictement religieux et rigoureusement bâti. J’ai essayé, ici, d’explorer les motivations de ces terroristes, car il me semble parfaitement évident qu’on fait fausse route en s’arrêtant à la seule surface des choses.

Il n’est, évidemment, pas question de minimiser la rhétorique religieuse de ces groupes, puisqu’eux-mêmes ne cessent de proclamer leur attachement à un islam originel, dont la pureté supposée n’existe que dans leur imagination et ne résiste pas aux travaux des historiens. Il n’est pas non plus question de nier que les racines du mal plongent très profondément dans le wahhabisme pratiqué en Arabie saoudite – un Etat dont bien peu de nos récents moralisateurs critiquaient le prosélytisme international quand ils y négociaient des contrats géants, il n’y a pas si longtemps – ou dans un salafisme dévoyé ou, bien sûr, dans le pire de l’idéologie des Frères musulmans, tout cela selon des dosages variables.

Il reste que l’islamisme radical qui anime tous ces fiers guerriers ne peut et ne doit pas nous conduire à négliger les autres motivations de la lutte menée – essentiellement contre nous, d’ailleurs. Toutes les données recueillies depuis des décennies montrent sans ambiguïté que l’islamisme combattant englobe des revendications parfois sans lien direct avec la religion, à commencer par la lutte contre la domination occidentale (y compris l’arrêt du soutien aux dictatures arabes, militaires ou religieuses), la fin de l’exploitation économique des ressources de la région, ou, par exemple, le supposé double standard diplomatique devenu un reproche central. Le projet défendu par le jihadisme, dernière évolution en date de l’islam radical, n’est donc pas seulement religieux mais aussi stratégique, politique, économique, social et même, sans doute, historique. Il est, sans le moindre doute, identitaire, et on ne répondra pas à ces questions fondamentales sans associer aux nécessaires mesures préventives et répressives une véritable réflexion politique. Qu’il me soit permis d’écrire ici que je doute qu’elle soit possible en France.

Passer ses journées à disserter doctement des influences de telle ou telle école juridique musulmane est sans doute très intéressant, mais la lutte contre le jihadisme ne peut se suffire d’une lutte contre l’islamisme tel qu’on le définit scientifiquement, et on me permettra donc de douter de la pertinence des actuels de projet de déradicalisation religieuse, surtout quand ils s’appuient sur des rapports bâclés, voire d’authentiques naufrages idéologiques. On pourra, pour se faire une idée de ce que peut être un travail sérieux réalisé avec une réelle exigence scientifique, consulter, par exemple, ce remarquable document diffusé par l’OTAN en 2011, (en particulier ce chapitre), ou cette étude (2009), ou même cette thèse (2010), pas inintéressante, ou la contribution, toujours passionnante du CTC de West Point. Comme toujours, la production en langue française brille par sa discrétion, quand ce n’est pas par sa médiocrité. Qu’il soit d’ailleurs clairement dit ici que je ne compte évidemment pas ce blog comme une contribution sérieuse, et encore moins scientifique, au débat. On est là, on a un peu de temps, on bavarde.

Le jihad contemporain, dont j’ai déjà écrit qu’il était une révolte, est un phénomène fascinant de complexité qui mêle authentiques aspirations religieuses et revendications bien plus concrètes. Cette association, visible depuis les origines du mouvement, en Egypte ou en Algérie, par exemple, explique que puissent cohabiter au sein des réseaux ou des organisations des individus aux profils parfois opposés, ingénieurs ou chômeurs en échec scolaire, bourgeois, prolétaires ou ouvriers. L’obsession pour des jihadistes qui seraient tous des chômeurs en fin de droit issus de famille monoparentale du lumpenprolétariat révèle d’importants biais cognitifs et une volonté de plaquer coûte que coûte de vieilles explications sur un phénomène nouveau, et par bien des égards inédit. Les islamistes radicaux étaient peut-être des damnés de la terre en Algérie en 1990, mais il ne faut pas être un génie pour saisir que ce qui se joue en Irak, au Yémen ou au Nigeria ne peut être réduit à une simple question de redistribution des richesses. Là aussi, on ne saurait trop conseiller la lecture de la littérature savante en langue anglaise.

De même que le jihad mené par des organisations habille des luttes nationales, des irrédentismes, des révolutions ou des combats sociaux, le jihad individuel habille des revendications personnelles, un mal-être, une quête de sens, une lutte identitaire qu’il serait bien vain de moquer. Comment voulez-vous vaincre un ennemi dont vous n’écoutez pas la rhétorique ? Comment voulez-vous déradicaliser des jihadistes dont vous ignorez sciemment les ressorts et les motivations ? Comment voulez-vous déconstruire un discours social et politique avec des docteurs de la foi ?

Du coup, les froncements de sourcils désapprobateurs ou les moues de dégoût devant la faiblesse doctrinale des frères Kouachi ou du gars Coulibaly sont simplement pitoyables et révèlent une profonde incompréhension du phénomène. En 1994, les terroristes du GIA, qui ont bien failli mettre à bas l’Etat algérien, étaient-ils tous de grands savants ? Et les assassins de Sadate, en 1981, étaient-ils tous capables d’enseigner à Al Azhar ? Confondre la troupe et ses chefs, idéologues, stratèges, recruteurs et inspirateurs, est une erreur impardonnable. On peut lutter pour la glorieuse révolution prolétarienne, l’indépendance des Treize colonies ou la libération de Jérusalem sans être capable de réciter les textes fondateurs de la Cause. Les mandarins qui ont micro ouvert dans les studios de France Inter pensent-ils sincèrement que les terroristes du LTTE sont de fiers lettrés, de fins intellectuels rompus aux délices de la dialectique ? Et d’ailleurs, pourquoi ne les entend-on jamais affirmer qu’un kamikaze du Hamas est un taré, un débile léger, un ignorant assoiffé de sang ? Et si, au contraire, les jihadistes étaient d’une parfaite rationalité ?

Il faut bien, parvenu à un certain stade d’agacement, envisager que la répétition incessante des mêmes erreurs au sujet de la folie ou de la bêtise révèle en réalité, au-delà d’une ignorance parfois insondable, un refus obstiné de poser les questions. Si les jihadistes sont tous des tarés, comme le répète élégamment Olivier Roy, il est inutile de s’interroger sur leurs motivations et donc de nous remettre en question. Pas une seule fois, me semble-t-il (mais je souhaite vivement me tromper), on a entendu des réflexions posées au sujet de cette violence apparemment sans limite. Pas une seule fois on a lu des contextualisations, pas une fois on s’est souvenu que les procès pour crimes de guerre ou génocide en Allemagne ou au Cambodge n’ont quasiment jamais retenu des pathologies mentales comme explication des atrocités commises.

Pas une fois nos fiers commentateurs n’ont souligné qu’ils ne s’étaient guère émus des violences de masse perpétrées, d’individu à individu, lors de la Révolution culturelle ou des glorieuses avancées du communisme soviétique. Tout se passe comme si la violence extrême était devenue impensable, inenvisageable, comme si on avait oublié des millénaires de guerres, de massacres, d’assassinats, de tortures, et qu’on avait, dans le même temps, perdu des concepts aussi primordiaux que l’abandon de la souveraineté personnelle au profit de la dynamique de groupe, la fascination pour le sang, ou la perte des valeurs communes. Blâmer Internet, invoquer le détournement du cinéma hollywoodien ou celui des jeux vidéos, comme le fait Dounia Bouzar, la Mireille Dumas du contre-jihad (à partir, d’ailleurs, d’un échantillon statistique tellement particulier et tellement réduit qu’on se demande de quelle école scientifique se réclament ses travaux), revient à blâmer le messager sans JAMAIS voir que la question est ailleurs, que les ressorts de la violence sont autres. Les assassins de Louxor, en 1997, avaient-ils passé des heures jouer à Assassin’s Creed ? Il est permis d’en douter.

Les affirmations, au sujet de l’équilibre psychologique défaillant ou des capacités intellectuelles réduites de l’ensemble des jihadistes proférées par des retraités, pourraient, après tout, n’être qu’anecdotiques si elles n’étaient pas relayées, sans trop réfléchir, par des disciples serviles ou des agents d’influence trop bien introduits. A dire vrai, on se passerait même plutôt bien des conseils avisés d’hommes de l’ombre ayant conseillé à des ministres un peu trop empressés la disparition des RG (Bravo !), ayant nié l’existence d’Al Qaïda – et donc sa dangerosité – en juin 2001 (Oui !) avant de longuement gloser sur sa disparition en 2002 (Ouais !), ayant attribué à l’ETA les attentats de Madrid (Super !), ayant minimisé l’importance du travail sur les ONG prosélytes du Golfe (Bien vu !), estimant que l’Europe serait désormais épargnée par le jihad (Admirable !) voyant les services algériens derrière chaque coup de feu tiré au Sahel (Quelle maîtrise !), ou flirtant dangereusement avec les théories racistes les plus absurdes au sujet de la conquête de l’Europe par une poignée de Frères musulmans (Mes respects !).

Pour ces hommes, le monde n’est qu’une pénible succession d’événements incompréhensibles qu’il faut à tout prix rationnaliser, quitte à tordre les faits, à en omettre ou à en inventer d’autres, le plus important étant, dans cette exaspérante adversité, de parvenir à placer les copains et les disciples. Je dis ça, vous pourriez croire que je m’agace, comme ici ou , mais il n’en est rien, car je ne peux cacher une forme d’admiration pour ceux qui, malgré leurs erreurs continuelles, se relèvent toujours, ont toujours quelque chose à dire (ou à vendre) et parviennent à avancer leurs pions. La vraie résilience est là.

Il faut donc, pêle-mêle, inquiéter pour proposer des réformes, invoquer des ruptures pour justifier l’impossibilité d’un anti terrorisme infaillible, profiter de l’émotion pour glisser de nouvelles lois inutiles et/ou inapplicables (car écrites par des amateurs fascinés), et répondre sans attendre aux questions de la presse, quand bien même on n’aurait pas la moindre idée de ce dont il s’agit.

Sont forts, quand même, les fumiers.
Sont forts, quand même, les fumiers.

Les attentats de Paris ne sont pas une rupture, et leurs auteurs ne sont ni les crétins achevés décrits par les uns ni les génies machiavéliques de la subversion musulmane dénoncés par les autres. Nous avons affaire à des profils particulièrement classiques ayant emprunté tous les chemins connus de la radicalisation jihadiste. On en a vu des comme ça par dizaines au Maroc, au Pakistan, au Yémen, en Irak, en Egypte, au Royaume-Uni ou en Indonésie, et on voit des comme ça en France depuis plus de vingt ans. Il n’est pas inutile, d’ailleurs, de rappeler en passant que le concept de néojihadisme ne renvoie pas à grand-chose. Tout au plus peut-on évoquer, avec prudence, une nouvelle génération s’agissant de Coulibaly, dont on mesurerait plus l’évolution à l’aune de ses références irako-syriennes qu’à une quelconque rupture sociale.

Les nombreux éléments biographiques disponibles, remarquablement mis en forme ici, nous présentent trois jeunes hommes plus ou moins malins, plus ou moins instruits, plus ou moins connectés à la mouvance jihadiste. Leurs parcours sont eux-mêmes d’un classicisme achevé, qui les voit passer par la prison, tourner autour de vieilles gloires du jihad (Smaïn Aït Ali Belkacem, l’artificier des attentats du GIA à Paris en 1995, ou Djamel Beghal, l’homme des réseaux takfiris recruté par Abou Koutada en 1999 – ou était-ce en 2000 ?), effectuer les traditionnels stages dans les non moins traditionnels pays exotiques (puisque le jihad est aussi un voyage), et s’étouffer de rage en raison de l’actualité internationale. Il n’y a là rien de nouveau, et il suffit pour s’en convaincre, de reprendre les archives.

En réalité, même, les attentats de Paris confirment des essais de modélisation réalisés il y a à présent près de 15 ans (par votre serviteur et ses camarades, qu’il embrasse) au sujet de la stratification de la menace jihadiste. Dès les années 2000, en effet, il était possible, rien qu’en observant de près les réseaux français, de constater que l’action judiciaire n’éteignait pas la virulence des terroristes, qu’elle était incapable – plus en raison de la nature de la menace que d’éventuelles ailles du droit – de démanteler l’intégralité d’un groupe, et que les scories de tel ou tel réseau allaient s’amalgamer pour relancer un projet ou une filière. J’ai tenté, ici, de présenter l’architecture et le fonctionnement de ces réseaux, et je ne peux que constater que les faits récents confirment cette vision. Il faudrait, à présent, l’affiner, mais je laisse cette tâche à ceux qui disposent d’éléments précis et récents.

Les strates du jihad
Les strates du jihad

La théorie des strates, balbutiante et qui n’a jamais été verbalisée à l’aide d’un vocabulaire scientifique, a permis, dès cette époque lointaine, de comprendre partiellement le fonctionnement des réseaux jihadistes sur la durée. Elle a, ainsi, mis en évidence, le rôle des vétérans en tant que recruteurs ou inspirateurs, et révélé le mode de transmission des savoir-faire et des choix opérationnels d’année en année, malgré la répression. A une toute autre échelle, cette grille de lecture offre une éclairage passionnant sur des mouvements tels qu’AQPA, dont personne ne semble se rappeler que la version actuelle est la fusion entre une première AQPA et Al Qaïda au Yémen, ou sur AQMI, ou sur les réseaux sahéliens. Il ne s’agit pas de passer ses journées à échafauder des modèles pour la simple beauté de la démarche mais bien d’essayer de comprendre en profondeur les réseaux afin d’évaluer leur dangerosité, d’identifier leurs articulations et de déterminer, in fine, les points où il faut faire effort avant de réduire ou même d’éliminer la menace.

Les lecteurs parvenus, après des efforts méritoires, à ce stade de cet interminable texte, ne seront pas surpris d’apprendre que ceux qui ont nié en 2001 l’existence d’Al Qaïda en dépit des preuves et des faits avant d’en disserter doctement avaient ricané en 2000 devant ces essais, sans doute maladroits, de dépasser la simple gestion au jour le jour de la menace terroriste. Vous allez voir, nous n’allons faire qu’une bouchée de ces sauvages, avait coutume de dire le regretté général Custer. On a vu.

Le travail d’analyse en profondeur des réseaux, à l’aide de tous les outils offerts par les sciences humaines, à commencer par la méthodologie historique, ne devrait pas être déconnecté de l’analyse immédiate, tactique, des acteurs de la menace terroriste. Au contraire, serait-on même tenté de dire, les deux niveaux d’analyse devraient se nourrir afin de concevoir des ripostes plus pertinentes, de mieux comprendre le contexte dans lequel se déploient tel ou tel réseau, telle ou telle organisation. Une telle mécanique intellectuelle, d’intégration des analyses et de conception d’une manœuvre d’ensemble, n’a rien de vain et ne devrait rien avoir de luxueux. Elle permet d’être étonné quand il y a lieu de l’être, et de rester calme quand les orages de bêtises se lèvent et balayent tout, du journaliste au ministre en passant par le philosophe débraillé ou le haut fonctionnaire dépassé.

Mais comment oses-tu venir ici, avec ta horde de rats immondes ?

La seule nouveauté notable des attentats de Paris réside dans la nature du groupe qui a frappé. D’un côté, les frères Kouachi, honorablement connus des services, passés sous les fourches caudines du jihad, étroitement liés à AQPA, ont affirmé avoir accompli une mission qui leur aurait été confiée au Yémen. Peu importe que la chronologie de l’affaire ne soit pas si simple, que la revendication émise par AQPA soit authentique mais ne réponde pas à toutes les questions relatives aux différentes étapes du projet. Les frères Kouachi étaient, sans le moindre doute, directement connectés à une organisation constituée, combattue depuis des années et considérée comme l’élite du jihad mondial.

De l’autre côté, Amedy Coulibaly, jihadiste sincère mais sans lien avec des organisations actives sur le terrain (LE TERRAIN, LES GARS !), revendiquant dans une vidéo posthume ses actions « au nom de l’Etat islamique », est typique de ces jeunes hommes en rupture (« en recherche », dirait le Père Albert) que l’on observe dans et autour du jihad depuis le début des années ’90.

Coulibaly et les frères Kouachi ont tout et rien en commun. Leur formation est différente, leurs connexions sont différentes, leurs parcours sont différents, et pourtant les voilà réunis, d’abord autour de figures de la mouvance, puis d’un projet. Ils ne sont évidemment pas les premiers jihadistes à créer des relations inattendues, et j’ai déjà tenté d’expliquer sur ce blog que la force de la mouvance venait de sa constante recomposition. A la différence d’un fonctionnaire ou d’un militaire, auxquels sont attribués des missions précises dans des environnements donnés, les jihadistes sont souvent connectés à plusieurs cellules, et s’auto activent. Les réseaux que l’on dessine autour des émirs sont en 3D.

On me pardonnera de reprendre ici une modélisation effectuée par la DSGE en 2003 autour des différents cercles du jihad. J’en parle avec d’autant plus d’admiration que j’étais alors loin des bureaux où a été conçue cette théorie et que je n’en ai appris l’existence qu’en lisant la note qui la décrivait. Je prends la liberté de reproduire ici le schéma explicatif – assorti d’un 4e cercle dont j’ai eu l’idée en 2005, après mon retour à la maison mère. Un ami encore en activité évoque, pour sa part, des matriochkas. L’illustration est d’une rare pertinence, puisqu’elle illustre parfaitement à la fois ce passage d’un groupe puissant à des acteurs plus petits et, surtout, l’effet de surprise presque sans fin.

Les 4 cercles du jihad
Les 4 cercles du jihad

La théorie des trois cercles du jihad, initialement conçue pour appréhender Al Qaïda, et qui mériterait, à l’occasion, d’être confrontée au fonctionnement de l’Etat islamique et de ses wilayas lointaines, schématise le fonctionnement de la mouvance jihadiste. Elle place au cœur AQ, l’organisation fondatrice et fait rayonner autour d’elle deux cercles concentriques, le 1er figurant les groupes proches d’AQ mais indépendants (2e cercle) puis, plus éloignés encore, les groupes inspirés par AQ mais sans lien organisationnel (3e cercle). En 2005, à la suite du vif débat au sein de la communauté française du renseignement au sujet des attentats de Madrid, mes collègues et moi avions postulé qu’un 4e cercle, composé de petites cellules autonomes, voire d’individus isolés, était susceptible de voir le jour quand la cause aurait encore gagné en adhésion. L’attaque, le 3 février à Nice, de trois soldats engagés dans l’opération Sentinelle relève, par exemple, du 4e cercle, tout comme les attentats déjoués de Birmingham (2012).

Cette modélisation, une fois de plus, n’est pas née un soir de pluie mais découle du besoin de comprendre comment fonctionne l’adversaire afin de catégoriser les différents acteurs. De même qu’on peut garder dans des bureaux les plus beaux esprits sans leur donner le moindre renseignement, on peut envoyer sur le terrain (LE TERRAIN, LES GARS !) les opérationnels les plus capés sans la moindre instruction ou la moindre idée de manœuvre. Analyser pour agir reste la clé de toute stratégie un tant soit peu ambitieuse.

Si on applique ce modèle aux attentats de Paris (en postulant que la relation de Coulibaly avec l’EI est virtuelle, malgré les communiqués du groupe saluant ses attentats – et aussi ceux du tandem Kouachi, ce qui en dit long), on réalise que les deux frères peuvent être intégrés au 2e cercle, en tant que membres (ou anciens membres) de la plus puissante franchise d’Al Qaïda, tandis que Coulibaly appartient sans ambiguïté au 4e cercle. S’il s’était rallié aux Kouachi, et s’il avait été adoubé, même à distance, par AQPA, il aurait rejoint le 2e cercle. Sauf que non, au contraire. Tout en demandant à se coordonner avec les Kouachi, formés et entraînés par AQPA, il a agi au nom de l’Etat islamique et n’a pas été intégré à la manœuvre. Ses meurtres sont commis parallèlement à ceux des Kouachi, et ils n’ont pas la même logique. Les Kouachi tuent des satiristes, quand lui veut s’en prendre à la communauté juive française.

Si j’osais (allez, je me lance), j’écrirais même que la séquence de violence dans Paris et sa banlieue, si elle a été traitée pour des raisons opérationnelles évidentes par les autorités comme un seul évènement cohérent, semble en réalité avoir été la réalisation concomitante de deux projets terroristes coordonnés aux buts et motivations différentes – mais convergentes. La vraie nouveauté est là, et elle donne le vertige, puisqu’on voit des équipes, liées mais autonomes, chacune ayant ses propres connexions avec le jihad mondial, frapper ensemble. Les idéologues voulaient des actions d’intensité basse ou moyenne afin d’éviter la détection par les services, et voilà que leurs combattants, comme souvent, dépassent les querelles politiques entre AQ et l’EI et recréent des opérations à fort impact en associant des projets relativement modestes.

Plus que jamais, donc, il n’y a pas de second couteau dans le jihadisme et la menace terroriste ne cesse de prendre des formes nouvelles tout en faisant appel à des mécanismes identifiés de longue date. Je pourrais ainsi vous infliger une autre digression sur le fonctionnement des réseaux jihadistes en tant que gangs urbains, mais je vous sens lassé et je ne peux que vous renvoyer à ce vieux post. Cette autre grille de lecture, elle aussi moquée, a pourtant donné des résultats concrets, à commencer par quelques démantèlements.

Face à ces défis, il n’est pas inutile de rappeler le fascinant mélange d’excellence tactique et d’impuissance politique de nos services. Fidèles à un réflexe typiquement français, et afin de briser l’apparente malédiction, certains nous promettent déjà des lois sur le terrorisme et le renseignement. Il n’est pas certain que la logorrhée législative ait jamais rien réglé, surtout dans ce pays, mais elle permet de briller, de s’agiter à la tribune et de prendre des airs importants en s’adressant à des directeurs généraux – à qui on ne le faut pourtant pas mais qui n’ont guère le choix. Les lois nouvelles permettent aussi d’ignorer les dysfonctionnements anciens et de garder soigneusement sous le tapis les échecs ou les impasses. Le contrôle parlementaire, oui ! Les questions qui fâchent, non !

Jihad mécanique

Sortent également des chapeaux des initiatives plus ou moins heureuses. Tenter de déconstruire le discours jihadiste, même si le projet est bien tardif, est ainsi une excellente idée, à condition de pouvoir être aussi imaginatif que le sont les terroristes et de tenir sur la durée. On ne peut, en revanche, s’empêcher d’observer avec incrédulité les actuels projets en milieu carcéral.

La prison est un des problèmes centraux, identifiés de longue date, de la lutte contre le jihadisme. Les incarcérations, si elles peuvent ponctuellement décourager les condamnés, sont souvent perçues comme un passage obligé, voire nécessaire, et même un rite d’initiation. Elles permettent de recruter, de tisser des contacts, de réfléchir à la suite en attendant la libération et le retour aux affaires. Regrouper les jihadistes condamnés dans des centres pénitentiaires spécifiques paraît donc relever du bon sens (« Ensemble, ils ne pourront pas se radicaliser puisqu’ils le sont déjà. Gégé, la petite sœur ! »), mais personne, au moins publiquement, n’a posé les questions gênantes qui viennent naturellement à l’esprit. Qu’en est-il, par exemple, des justifications légales au regroupement de détenus condamnés pour leur implication dans le jihad ? Qui a pris en considération les éventuelles objections, en France ou au sein des institutions européennes ? Qui a anticipé les conséquences de la mise en place, dans le pays qui prétend être le plus sourcilleux en matière de Droits de l’Homme, de ce que le monde ne tardera pas à qualifier de Guantanamo gaulois ? (#Guantanamix ?) Qui a conscience que placer des lions dans la même cage, sauf à ne jamais les faire sortir, ne va pas les transformer en agneaux ?

La question centrale, essentielle, fondamentale, pour l’ennemi comme pour nous, est celle de la logique de notre lutte contre le jihadisme. Au lieu de nous bassiner avec les lieux communs les plus éculés, les glorieux défenseurs de la République feraient bien de s’interroger sur ce qui se trame. Le terrorisme est un crime, traité par notre code pénal (que nombre de nos concitoyens devraient lire, d’ailleurs, on y apprend un tas de trucs intéressants), mais l’islamisme radical, à ma connaissance, n’est pas sanctionné. Si on rassemble dans des prisons dédiées les terroristes islamistes radicaux – communément appelés jihadistes, si on les soumet à des programmes de déradicalisation alors que ni les types d’Action Directe, ni ceux de l’ETA, ni ceux de l’OAS n’ont eu à en suivre, ne va-t-on pas, plus ou moins insensiblement, glisser vers une République autoritaire ? La démocratie ne signe-t-elle pas son propre constat d’échec quand elle doit contraindre ses opposants à se rééduquer, non pas pour ce qu’ils ont fait mais aussi pour ce qu’ils pensent, et donc, pour ce qu’ils sont ?

Il y a la une dérive particulièrement préoccupante, et, outre que je suis d’un grand scepticisme au sujet de l’efficacité des projets de déradicalisation, je ne peux cacher un certain malaise. Sous prétexte de déradicalisation, en effet, il ne s’agit de rien d’autre que de rééducation politique. A l’issue de sa peine de prison, un jihadiste ne présentant aucun signe d’apaisement sera-t-il maintenu en détention « par prévention » ? Et qui saura dire s’il ment, au contraire ?

Inventer le délit d’opinion et des cycles de rééducation représente exactement ce que les terroristes veulent ce que nous fassions : modifier nos lois, notre modèle social et politique afin de les écraser encore plus durement et justifier un peu plus leur lutte. A l’inverse, ne rien faire n’est pas la solution, mais je n’ai pas, évidemment, de réponse. Je peux seulement m’amuser des roulements d’yeux affolés de nombre de nos dirigeants qui, après avoir interdit d’interdire, avoir nié les immenses difficultés de notre système éducatif, découvrent que le respect du savoir n’est pas un réflexe fasciste, que l’ordre est nécessaire à une société, que l’indispensable lutte contre le racisme s’est transformée en une novlangue faite de slogans creux.

On pourrait également, avec le recul offert par plus d’un siècle de démocratie, penser que le terrorisme est consubstantiel à nos sociétés ouvertes. A quoi bon, en effet, tuer dans une dictature des citoyens qui ne votent pas et dont, après tout, on se moque bien des états d’âme ? Quand on est un groupe politique radical, dans une démocratie, les lois vous empêchent le plus souvent de vous présenter aux élections, et il ne vous reste plus qu’à frapper l’opinion publique afin de toucher, par ricochet, le pouvoir.

Il ne s’agit pas, évidemment, de minimiser la nécessité d’une lutte anti terroriste sans merci, mais il ne peut être question de tomber dans la sidération, et il faut envisager froidement la menace jihadiste. Elle en dit, après tout, long sur nous, sur notre capacité, au-delà des grands rassemblements citoyens, à ne pas céder aux sirènes d’un républicanisme autoritaire, d’une laïcité trop agressive, de la mise en place, sournoisement, d’une doxa qui ne nous servira pas et pourrait même nous faire perdre ce que nous chérissons plus que tout : être des Français, porteurs, dit-on, de valeurs, d’une histoire, amoureux du débat, de la polémique, du ricanement. A quoi bon saluer la mémoire de Charlie Hebdo ou vanter la diversité de nos disparus pour, ensuite, censurer Internet et réinventer la rééducation politique ?

Allez, tous au bar – et ne tirez pas.

Les trois jours du pigeon

Les quelques jours qui viennent de s’écouler ont, bien plus que nombre d’articles savants ou de notes parfaitement renseignées, illustré l’impact de la menace jihadiste sur nos vies. Les drames successifs de Joué-Lès-Tours, Dijon puis Nantes, par leurs caractéristiques comme par le contexte dans lequel ils sont intervenus ont, un instant, fait redouter le pire. Passés les premiers moments de stupeur, et quand les premiers éléments recueillis ont mis en évidence l’absence de liens entre les événements, sont restées des impressions plus que troublantes.

Alors que certains commentateurs irresponsables en étaient déjà à accuser les autorités de mollesse (en oubliant avec quelle magnanimité ils avaient pardonné aux précédentes le stupéfiant naufrage de l’affaire Merah), les pouvoirs publics ont multiplié les annonces, les déclarations rassurantes (ou se voulant telles) et les appels au calme. Au regard de l’examen froid des faits, l’annonce du renforcement – par ailleurs traditionnel – des patrouilles armées dans nos gares a pu paraître un brin exagérée. Ce sont surtout, en réalité, les appels à la vigilance du Président et des membres les plus éminents du gouvernement qui ont retenu l’attention. Pourquoi, en effet, réagir avec une telle énergie alors que, sur les trois drames du week-end, un seul peut être lié au jihad, les deux autres relevant plutôt de la pathologie mentale – comme le montre ce rapide tableau récapitulatif ?

L'attentat est-il caractérisé dans ces trois affaires ?
L’attentat est-il caractérisé dans ces trois affaires ?

L’important, malgré les morts, malgré les blessés, malgré le choc et les questions autour de ces trois événements, est ailleurs. La menace terroriste, en effet, est devenue un élément presque constitutif de nos sociétés, sans rapport avec les pertes humaines qu’elle occasionne réellement ici. Les habitants du Nigeria, d’Irak, de Syrie, du Pakistan ou de Libye savent bien, eux, que le jihadisme n’est pas un fantasme relayé par des médias hystériques, et ceux qui ne jugent la réalité d’une menace qu’en la comparant aux accidents de la route ou aux grandes guerres européennes du siècle passé démontrent, sans doute sans le vouloir, l’étendue de leur incompréhension du phénomène.

Le terrorisme, comme je tentais de l’exposer ici, est une méthode, un choix tactique au service d’une cause. Oublions la cause, et restons sur la méthode. Un acte de terrorisme, (attentat à l’explosif, fusillade aveugle, prise d’otages, peu importe) vise à produire un effet politique par la violence, plus ou moins aveugle, plus ou moins maîtrisée, exercée sur une cible. Inutile, ici, de rentrer dans les catégorisations, mais il faut retenir que l’effet politique recherché ne peut être obtenu que si l’acte de terrorisme réalisé a eu des témoins et s’il a retenu l’attention des autorités. Faites exploser demain un cabanon de jardin sans que quiconque puisse en témoigner, et sans qu’aucune perte soit à déplorer, et votre appel à l’AFP pour revendiquer votre action au nom d’Al Qaïda dans la Somme ou de la Wilaya Haute-Normandie sera, au mieux analysé par la SR locale de la Gendarmerie, au pire mis de côté par le standardiste. Il fera, en tout cas, bien rigoler dans les bureaux de l’UCLAT.

Votre attentat, s’il n’est pas le plus meurtrier de l’histoire, doit avoir un sens, et une revendication crédible s’inscrivant dans un contexte particulier. Plus vous êtes crédible, moins vous avez besoin de provoquer un carnage pour entamer le dialogue politique que vous recherchez avec la cible que vous frappez. Vous pouvez, naturellement, opter pour le carnage – les exemples sont nombreux – mais vous recherchez alors, plus qu’une prise de contact, plus que le rappel de votre existence, un effet majeur : une mobilisation internationale, le déclenchement d’une répression sauvage ou d’un conflit armé, une crise politique profonde. Les attentats du 11 septembre en sont l’exemple le plus évident, déclencheurs d’une guerre en Afghanistan – et de bien d’autres choses ailleurs – dont on nous dit qu’elle est achevée alors qu’il n’en est rien.

Et maintenant, la guerre

Depuis plus de vingt ans que le terrorisme islamiste radical s’en prend aux intérêts occidentaux, il n’a fait que gagner en puissance et en maîtrise opérationnelle en s’adaptant aux évolutions des services de sécurité et de renseignement. Pour des raisons que j’ai déjà évoquées à plusieurs reprises, la mouvance jihadiste a abandonné les réseaux massifs dans le monde occidental et privilégie depuis une dizaine d’années les petites cellules ou les actions isolées – qu’il convient de ne pas confondre avec les loups solitaires, fantasme ultime des commentateurs et crainte permanente des responsables sécuritaires.

Déjà, dans les années ’90, Oussama Ben Laden préconisait le recrutement de volontaires au sein des communautés musulmanes majoritaires dans les pays visés. Cette approche ethnico-culturelle, qui rejoignait la réalité sociale des réseaux préexistants, visait non seulement à utiliser au mieux les bassins de recrutements potentiels mais aussi à jouer sur les inévitables rancœurs économiques ou politiques attachées à des populations anciennement colonisées et majoritairement confrontées à des situations difficiles (chômage, racisme ou discriminations rampantes, tensions religieuses et/ou communautaires). La volonté, exprimée bien avant les récents communiqués de l’Etat islamique, d’employer des individus isolés « sur les arrières de l’ennemi » a été au cœur de la stratégie d’Al Qaïda à la fin des années 2000, et principalement mise en œuvre par AQPA. Sans nier le particularisme de l’Etat islamique, il serait bon de se rappeler que certaines des caractéristiques les plus contemporaines du jihadisme ont été définies et mises en œuvre par le groupe saoudo-yéménite, qu’il s’agisse des innovations opérationnelles ou de la communication professionnelle. Dabiq, la revue de l’EI, doit ainsi beaucoup à Inspire, mais c’est un autre sujet.

Inspire Dabiq

La multiplication des cas de jihadistes isolés, bien que rarement solitaires, doit tout autant à l’évolution du contexte sécuritaire occidental qu’à celle de la mouvance elle-même, recrutant de plus en plus largement et diffusant de plus en plus aisément, malgré les tentatives de la bloquer, sa propagande. De plus en plus de volontaires n’ont plus besoin d’être au contact direct d’un imam radical pour choisir la voie du jihad, et on sait, depuis l’affaire d’Ottawa, que les priver de passeports pour les bloquer ne peut que conduire à agir ici – puisqu’ils ne peuvent aller là-bas. Ça semblait logique, mais la logique ne touche que rarement les législateurs plus désireux d’esbroufe que de résultats. On ne se refait pas, me direz-vous, et vous aurez raison, comme toujours.

Du coup, à quoi assistons-nous ? A la rencontre d’un phénomène de recrutement massif, bien que passablement désordonné, et d’un contexte politico-sécuritaire tendu, même de façon irrationnelle. D’un côté, comme le souligne Raffaello Pantucci ici, la menace terroriste réelle dans nos pays pourrait bien être en baisse si on prend en considération les pertes humaines et les dégâts matériels potentiels ou la nature des acteurs de  la violence. Mais, d’un autre côté, en raison de la perception que nous avons de la puissance des groupes jihadistes, au Moyen-Orient, au Pakistan ou ailleurs, la menace terroriste ressentie est en hausse. Ceux qui se refusent toujours comprendre que le terrorisme, au-delà des considérations tactiques, est aussi un phénomène politique sont condamnés à répéter en boucle les mêmes grommellements de vieux bougons. Les jihadistes ont choisi le terrorisme – et la question est posée, en passant, de savoir si le terrorisme est consubstantiel du jihadisme ou si on peut être un jihadiste sans être un terroriste – et ce choix opérationnel est politique. De même, en face, les gouvernements et les populations visées sont également des acteurs politiques, et par là même leur réaction peut échapper à la rationalité basique que certains souhaiteraient les voir manifester. Le bon sens, censé être la chose du monde la mieux partagée, n’est pas une valeur en hausse.

Le paradoxe visible ici est fascinant. En raison de la menace jihadiste initiale, les Etats occidentaux ont pris des mesures qui, si elles sont incapables de freiner les recrutements de terroristes, empêchent pour l’heure la réalisation d’attentats majeurs. Du coup, les organisations terroristes désireuses de frapper en Occident ont choisi de réduire leurs ambitions opérationnelles en optant, non plus pour des opérations de grande ampleur (qu’elles réalisent ailleurs, en Inde, au Kenya, au Pakistan) mais pour de petites actions, moins meurtrières mais visiblement imprévisibles et donc génératrices d’une peur plus ou moins diffuse. L’efficacité des politiques sécuritaires a, sans surprise, fait évoluer la menace, désormais moins sanglante en Europe ou aux Etats-Unis mais tout autant, si ce n’est plus, politiquement redoutable. Plus nous sommes efficaces, plus nos concitoyens ont peur. Et si nous sommes moins efficaces, si le pire se produit, leur sentiment se verra conforté alors qu’aucun des succès enregistrés ne les rassure.

La situation actuelle constitue un authentique succès pour la mouvance jihadiste, ses organisations, leurs chefs, leurs idéologues comme leurs membres les plus humbles. Il ne leur est plus nécessaire de recruter des terroristes, d’envoyer des professionnels ou de construire des réseaux. Leur vision du jihad séduit désormais sans effort, pousse à l’action, inspire des militants sincères, mais habille aussi la folie ou l’errance personnelle d’individus fragiles. Bertrand Nzohabonayo voulait-il, au-delà de sa sympathie affichée pour le jihad syro-irakien, commettre un attentat contre des policiers français, symboles de l’ordre républicain ? On n’en sait rien. Les deux agresseurs de Dijon et de Nantes le voulaient-ils ? Non, et pourtant les trois événements se sont mêlés pour produire un effet politique incontestable. La vérité est sans doute trop douloureuse à énoncer : ce n’est pas parce que ce ne sont pas des terroristes que ça n’est pas du terrorisme. Dabiq, d’ailleurs, ne s’y trompe pas et compte déjà Bertrand Nzohabonayo parmi ses héros du moment. La récupération politique est une pratique partagée par tous, et elle est facilitée par le contexte. Quelques jours avant l’affaire de Joué-Lès-Tours, on massacrait des enfants à Peshawar, on prenait des otages à Sydney et on s’en prenait à des centres culturels français à Kaboul et à Gaza. Difficile de ne pas voir là la manifestation d’une menace globale directe.

Bilal Un des nouveaux héros de Dabiq

La question de la folie, d’ailleurs, mériterait bien plus de réflexions que les propos de café du commerce de certains (très) hauts fonctionnaires tant les conclusions hâtives, au-delà des cas avérés de pathologie mentale, font fi d’innombrables travaux sur les phénomènes de violence collective ou sur, mais c’est sans doute un détail, quelques millénaires de violence humaine. Il s’écrit même des choses très intelligentes, ici ou , mais leurs auteurs ne sont pas publiés au Seuil ni invités à l’INHESJ. On se demande bien pourquoi.

Le moindre acte de violence paré des atours du jihad mobilise donc, désormais, médias et commentateurs, provoque des avalanches de fortes réflexions et nourrit les certitudes de ceux qui, au sein de la classe politique ou de la société civile, voient un terroriste derrière chaque Français d’origine étrangère ou, au contraire, sont persuadés que tout cela relève d’un vaste complot judéo-américain visant à nuire à l’islam. Le jihadisme fait peur sans qu’il ait besoin de réellement frapper, et c’est d’autant plus un succès pour lui qu’il est, pour l’instant – mais pour l’instant seulement – incapable de faire autre chose dans nos pays.

A la fébrilité de la population et de la presse a rapidement fait écho celle de nos gouvernants. Leur adversaire déclaré, qu’ils combattent au Sahel, en Libye ou en Irak, comme l’ont fait leurs prédécesseurs sur d’autres théâtres, provoque des effets politiques sans rapport avec les efforts qu’il déploie pour les obtenir. Si le jihad est loin d’avoir triomphé, on ne peut en revanche ne pas penser que ses fondateurs ont pris l’avantage tant leur lutte a gagné en ampleur et en visibilité. Les appels à la raison sont donc capitaux, mais ils ne doivent pas se tromper d’objet : la question n’est pas de savoir si Machin ou Truc sont des terroristes mais bien de tenir la position, de se montrer ferme et réfléchi afin de faire preuve, comme l’écrivait Joseph Henrotin en 2007, de résilience. Le pire, en effet, est sans doute à venir. L’inquiétude visible de nos dirigeants n’est pas liée, en effet, à une hypothétique faiblesse, mais à la lecture de signaux (très) inquiétants relayés par les services de sécurité et de renseignement.

A Paris comme à Londres, la question n’est plus de savoir si un attentat majeur va être commis mais quand et où. Très probablement, d’ailleurs, ne sera-t-il pas réalisé par un réseau structuré, espèce devenue excessivement rare et que les policiers tentent d’éradiquer, mais par une poignée de terroristes isolés, réunis au sein d’une cellule ponctuelle. Alors que les responsables sécuritaires sont plus que jamais mobilisés pour empêcher une telle occurrence, les responsables politiques planifient d’ailleurs déjà la réponse politique à une crise qui sera en proportion du choc subi. Les dirigeants britanniques ne cachent plus la vérité à leurs concitoyens, comme ils le faisaient en 2004, quelques mois avant les attentats du mois de juillet 2005. Nos propres gouvernants, fidèles, quant à eux, à la ligne officielle traditionnelle, préfèrent affirmer que l’Etat, omnipotent et intrinsèquement infaillible, ne cèdera pas, comme à Azincourt, comme face au Reich ou au nuage radioactif de Tchernobyl. Les tensions sociales et politiques françaises mériteraient sans doute une autre approche, mais est-elle encore possible ?

Il faut, en tout cas, accepter que les jihadistes isolés, les cellules d’amateurs et les esprits dérangés se réclamant de la cause ne sont qu’un des visages de la menace. Il est encore bien trop tôt pour affirmer que les actions de faible intensité observées à Boston, Bruxelles ou Woolwich sont tout ce que le jihadisme peut nous infliger. La lutte va donc se poursuivre, et croire qu’un seul camp marquera des points serait la marque d’un terrible aveuglement.