Le renseignement au cinéma : partir en mission

Pas de terrain sans analyse, pas d’analyse sans terrain. Je ne cesse de répéter cette formule évidente, sur ce blog et ailleurs, et elle permet d’évaluer rapidement les contributions des uns et des autres. De l’éditorialiste omniscient qui ne sort pas du lobby du Semiramis à l’opérationnel qu’on n’a jamais vu rédiger autre chose que des bulletins de punition quand il était encore en service actif, notre monde regorge de ces esprits attachants dont la vacuité n’a d’égale que le charisme.

Il faut donc, pour tenter de connaître le monde, le parcourir. La règle est bien connue, mais elle ne s’appliquait pas aisément dans le monde du renseignement quand j’y ai fait mes débuts, il y a très longtemps. On ne partait alors pas à l’aventure impunément, et encore moins sans avoir reçu les sacrements délivrés par les stages et les exercices. Le monde du contre-terrorisme, nourri de la culture du contre-espionnage, ne badinait pas avec les compétences techniques de ses missionnaires, en particulier s’agissant des mesures minimales d’autodéfense, comme la contre-filature ou l’usage, prudent, des fausses identités.

On commençait par des missions protocolaires, des réunions avec des services plus ou moins amis, et on montait progressivement en puissance jusqu’à rencontrer des sources et/ou à partir seul vers des destinations mystérieuses. Là encore, soit dit en passant, on reconnaît les mythos et les imposteurs au fait qu’à les entendre une opération sensible ne peut se dérouler qu’à Kaboul ou Sanaa. Dangereuse, oui, mais sensible ? La sensibilité d’un contact tient plus à sa nature qu’à sa localisation, et certaines rencontres à Londres, Stockholm ou Bangkok se sont révélées bien plus complexes que d’autres au Caire ou à Abidjan.

Toujours est-il qu’un beau jour vient le moment où on vous désigne pour aller au contact d’un individu que vous ne connaissiez auparavant que sous son pseudo, Grossetanche 117 ou Rutabaga 112. En l’espèce, Grossetanche 117 est un industriel anglo-italien, Gary Gliano, marié à une Française, qui vit à Brest et se targue de pouvoir vous donner les horaires des marées à Pleumeur-Bodou. Votre hiérarchie, qui ignorait l’existence de ces marées, a sauté sur l’occasion et vous a donc envoyé en mission dans l’Ouest. A vous le trajet interminable, mais l’aventure la gloire au service de la République – en espérant que personne ne remarquera le fait que vous êtes un Gaulois de chez Tifus. Ce n’est pas certain.

Dead Man, de Jim Jarmusch (1995)

Quoi de neuf, p’tit bonhomme ?

Les séries télévisées connaissent depuis plus d’une décennie ce qu’il est devenu commun d’appeler un nouvel âge d’or. Cette période d’intense créativité a, en effet, donné une quantité très conséquente de créations remarquables, révélant des auteurs audacieux et des acteurs parfois stupéfiants. Les historiens de la télévision nous expliqueront dans quelques années où se situaient les origines, artistiques et économiques, de ce phénomène, mais certains nous disent déjà qu’on peut trouver ses racines dans la série mythique de David Lynch Twin Peaks (1990-1991), véritable œuvre de créateur. On aurait tort, cependant, d’oublier qu’avant cette période la télévision ne diffusait pas que des bouses, y compris en France où la production, actuellement en pleine renaissance, n’a pas toujours eu à rougir de la comparaison avec la BBC ou les chaînes américaines. On n’aurait pas moins tort de considérer qu’avant David Lynch les séries télévisées n’étaient dans leur écrasante majorité que des divertissements sans intérêt, voire dénués de toute qualité.

On trouve ainsi, dès les années, ’60, de véritables monuments, rapidement devenus objets de vénération (Star Trek, 1966-1969 ; Destination Danger, 1960-1966 et sa suite officieuse, Le Prisonnier, 1967-1968, pour ne citer que les exemples les plus spectaculaires), et la production télévisuelle s’est imposée sans difficulté comme une importance pourvoyeuse de fictions de qualité, voire comme une nouvelle créatrice de mythes. D’autres créations, moins ambitieuses, parfois de pure consommation courante, ont cependant acquis au fil des années le statut de séries cultes, à l’instar de Magnum (1980-1988).

Thomas Magnum, les plus belles moustaches de Hawaï

Initialement lancée par Universal pour succéder à Hawaï Five-0 (1968-1980) et soutenir le tourisme dans l’archipel, Magnum, P.I – pour Private Investigator – est d’abord conçue comme un feuilleton policier sans autre objectif que la distraction de ses spectateurs. Le schéma narratif initial est classique : autour du personnage principal (ici, un ancien officier des services de renseignement de la Navy devenu détective privé) gravitent les figures habituelles des copains et de l’empêcheur de tourner en rond, indispensable élément comique d’une schéma narratif d’une grande banalité. Le premier générique de la série résume d’ailleurs parfaitement la situation. Magnum, P.I n’est qu’une série policière de plus, et on a déjà entendu mille fois ses violons grinçants, sur le Pacific Princess ou dans les rues de San Francisco.

Les premiers épisodes confirment cette impression, en particulier en raison de leurs scenarii bâclés, parfois incohérents, mais la série échappe rapidement à ses créateurs pour devenir autre chose qu’un nouvel enchaînement d’intrigues formatées. Les ingrédients initiaux produisent ainsi autre chose que ce qui était escompté et la série, après huit saisons couronnées par des récompenses et des pics d’audience, a produit un effet durable sur ses spectateurs. Magnum recèle, en effet, une richesse qui, sans évidemment égaler celle de The Wire (2002-2008) ou de Breaking Bad (2008-2013), mérite qu’on s’y attarde.

The Wire
The Wire, ou les rues de Baltimore
Breaking Bad : de l'importance de suivre en cours de chimie
Breaking Bad : de l’importance de suivre en cours de chimie

Avec le recul, Magnum apparaît comme le sommet du classicisme télévisuel des années ’70 et ’80. On n’y jure quasiment pas, la violence y est minimale, la plupart des épisodes se suffisent à eux-mêmes et s’achèvent sur une note positive, et on n’y trouve aucun effort de mise en scène ou l’esthétique. Il faut d’ailleurs noter qu’au plus fort de son succès apparaît sa parfaite antithèse, Miami Vice (1984-1990), série policière sombre, violente, sexy, esthétisée à outrance et dont la musique (Jan Hammer et le gratin du rock commercial du moment) est un élément essentiel. Les années ’80 marquent ainsi la fin d’une époque, et le basculement vers une modernité, parfois caricaturale.

Du polar au nouveau roman

Magnum reprend la figure bien connue du privé, mais pour la revisiter. La série est rythmée par les commentaires à voix haute du héros (doublé en français par Francis Lax), mais Magnum est loin d’être Sam Spade ou Philip Marlowe. Il parle beaucoup, évoque souvent un Manuel du parfait détective qu’il devrait écrire et répugne à la violence – même s’il porte souvent son Colt et sait distribuer des bourre-pifs quand il le faut. Il ne manifeste surtout aucun cynisme, et fait même parfois preuve de naïveté, si ce n’est d’une candeur charmante.

Perpétuellement fauché, comme le sont les privés de l’âge d’or du roman noir, mais nettement moins arrogant, Magnum passe ses journées à quémander de l’argent et des faveurs à ses amis, et surtout à celui avec lequel il vit, Jonathan Quayle Higgins III, un aristocrate britannique, ancien sous-officier à la carrière véritablement extraordinaire devenu, sur ses vieux jours, l’intendant du domaine hawaïen de Robin Masters, un écrivain à succès (dont on ne voit jamais le visage et dont la voix est fournie par Orson Welles lui-même). Tout le génie de la série vient de cet affrontement permanent, drôle et attendrissant, entre ceux deux personnages que tout semble opposer.

Une cohabitation parfois tendue
Une cohabitation parfois tendue

Recruté par Robin Masters pour assurer la sécurité de sa luxueuse propriété et gérer accessoirement quelques affaires, Magnum est en effet logé « sur le domaine » et cohabite donc avec Higgins, gestionnaire sourcilleux que la personnalité du détective exaspère. On n’imagine pas, de prime abord, individus plus antagonistes que cet aristocrate raffiné, cultivé, dont la vie, au service de la Couronne, n’est qu’aventures (et anecdotes) et abnégation patriotiques, et cet ancien membre des forces spéciales américaines, désordonné, égocentrique, vaguement tricheur et, en apparence, parfaitement irresponsable.

Un art de vivre
Un art de vivre

Faire résider Magnum au cœur de la résidence de Robin Masters, sous la surveillance de Higgins – et de ses deux chiens, les immortels Zeus et Apollon – constitue le ressort comique central de la série. Magnum, qui profite d’une Ferrari devenue, elle aussi, iconique – pille la cave à vins, utilise l’appareil photo ou le télescope de Masters et tente, souvent en vain, d’échapper à la surveillance du maître des lieux. Les nécessités des enquêtes se heurtent ainsi régulièrement aux exigences de Higgins, employé consciencieux de Masters, et donnent lieux à des négociations incessantes, sous l’œil amusé de Rick et Terry. Ceux-ci, bien que conscients des travers de leur ami, ne peuvent que le défendre face à un homme dont la culture leur échappe. La série, sur ce point, met en scène un choc social permanent entre un aristocrate hébergé par un milliardaire et un Américain moyen né à Détroit, fils et petit-fils de militaires. Rick, gérant du King Kamehameha, et Terry, propriétaire d’une petite société de transport de touristes, travaillent dur et jugent sévèrement l’attitude de Higgins, perçu comme un nanti d’un autre temps.

Rendez-vous à la plage du club
Rendez-vous à la plage du club

Très vite, sans doute dès le début de la deuxième saison, il est manifeste que les intrigues policières, pourtant un peu moins bâclées, ne sont plus le cœur d’une série qui, pourtant, reste officiellement consacrée aux enquêtes d’un privé. Les récits se concentrent désormais sur la vie des quatre personnages principaux, et si Magnum est toujours au centre des épisodes, Higgins, Rick et Terry sont loin de n’être que des faire-valoir. Leurs interactions incessantes sont bien plus intéressantes, et mises en valeur, que les cas que le héros doit résoudre, souvent de simples prétextes.

Ne l'appelez jamais Orville
Ne l’appelez jamais Orville
Terry, le bon Samaritain
Terry, le bon Samaritain

On est ainsi bien plus intéressé par l’accès illimité à la piscine que réclame Magnum que par l’issue d’une enquête, sans véritable enjeu. La série a donc évolué vers des récits évoquant le nouveau-roman, ou, pour faire simple, vers des scènes de vie quotidienne dont on trouve un équivalent dans Les Bijoux de la Castafiore (1963), le chef d’œuvre de Hergé.

Les bijoux de la Castafiore
Les bijoux de la Castafiore

Ce poids du quotidien dans la série participe de sa mythologie. Outre la Ferrari, déjà évoquée, nombre d’objets ou de lieux font l’univers de Magnum : l’hélicoptère de Terry (un Hughes 500), la garde-robe des personnages (dont le short réglementaire de Magnum), leurs chevalières, les casquettes de base-ball (dont celle de la VMO-2), la résidence de Masters ou la villa réservée aux amis dans laquelle crèche Thomas, le bar du club Kamehameha, la maquette du pont de la rivière Kwaï sur laquelle s’acharne Higgins, et même le sauna où se traitent les affaires sensibles avec Ice Peak. La série dispose ainsi d’un véritable univers, qui fut décliné en quelques produits dérivés. Nul doute que de nos jours les producteurs auraient mis en vente des cartes de visite de Magnum (pour ma part, je détiens déjà celle de Saul Goodman) ou des plans du domaine. Le nouveau générique, qui met en évidence tous ces éléments, dont le thème musical est inoubliable, est évidemment l’élément le plus spectaculairement connu de la série.

Du nouveau roman à la sitcom étudiante

Tout au long des huit saisons, les producteurs et scénaristes expérimentent – à leur échelle, et en fonction du public. Certains épisodes sont des hommages, parfois évidents, aux classiques, comme celui citant explicitement Key Largo (John Huston, 1948) ou Indiana Jones (Raiders of of the Lost Ark, Steven Spielberg, 1981), que Tom Selleck faillit incarner.

Indiana Magnum, dans "Raiders of the Lost Art" (1988)
Indiana Magnum, dans « Raiders of the Lost Art » (1988)

D’autres flirtent avec le fantastique ou le surnaturel, confrontent les personnages à des tueurs (Sharon Stone en 1984, par exemple) ou les soumettent à des accidents. On trouve également le passage obligé par Noël ou le voyage dans le temps, sans parler des incessantes références à la Seconde guerre mondiale ou au Vietnam.

Forcément, si on ne pleure jamais et si on s’inquiète rarement, on rit souvent. Les quatre personnages principaux, entourés de seconds rôles attachants (Agatha, le lieutenant Tanaka, Mac, Carol, Keoki ou Maggie), sont d’infernaux bateleurs, toujours à se moquer et à ricaner les uns des autres. L’apparition régulière des improbables demi-frères de Higgins, dont le père était un infatigable coureur de jupons, donne parfois lieu à de véritables farces.

Magnum, à cet égard, et malgré des épisodes plus sérieux (il arrive quand même qu’on meure ou que des romances se finissent mal), relève de la comédie dramatique. Rien n’est finalement vraiment grave, et Magnum, qui philosophe à voix haute, ne cesse de rappeler, sur son canoë ou dans la « piscine d’eau de mer de Robin Masters », qu’ils vivent tous au paradis. Il exprime là un détachement qui n’a rien de cynique mais semble parfois exprimer une forme de lassitude ou de fatalisme. Magnum, qui a quitté la Navy et ses services de renseignement après une belle carrière, n’exprime aucune ambition et vit au jour le jour, cherchant vaguement des clients, essayant de truander Higgins ou de ne pas payer sa note au bar – sans pourtant être détaché de tout.

A bien des égards, Magnum est ainsi un adolescent attardé, vivant dans un charmant désordre, se couchant et se levant selon des horaires décalés, se nourrissant de bière et de biscuits trempés dans du lait, et ne ratant pas une seule édition du match Army/Navy. Face à ce Tanguy en chemise à fleurs, Higgins incarne la figure paternelle, rigide, cinglante, snob, mais respectée. Rick et Terry, plus responsables mais pas moins insolents, sont les copains qui squattent le salon mais rendent service et savent former le carré quand il le faut. Tout ce petit monde tient ses conseils de guerre dans le bureau de Higgins, au cœur de la propriété, où on s’engueule mais où on réfléchit et où on se parle sérieusement. La villa de Magnum et le bureau de Higgins évoquent ainsi ces lieux, semblables à des décors de théâtre, où les intrigues télévisées classiques trouvent leur point final. Avec le recul, on pense, par exemple, au Central Perk de Friends (1994-2004) – une série que fréquentera d’ailleurs Tom Selleck. Et la résidence Masters, comme celle des parents, est celle vers laquelle on se précipite et où on se réfugie en cas de coup dur.

Robin's nest
Robin’s nest

Ce dispositif théâtral est renforcé par les regards complices que lance régulièrement Magnum à la caméra. Jouant des sourcils bien avant que Dwayne The Rock Johnson ne le fasse dans Be Cool (F. Gary Gray, 2005), Tom Selleck, un acteur pourtant sobre, désormais habitué aux rôles de taiseux (dans Blue Bloods, 2010- , ou dans Jesse Stone, 2005-), multiplie les mimiques, distribue des sourires charmeurs et des œillades plaintives qui confirment que son personnage utilise son charme autant qu’il le peut. La complicité de Magnum avec le spectateur, renforcée par le fait que la série sait parfaitement tirer parti de ses décors, très vite familiers, crée une réelle proximité, marque des feuilletons réussis dont l’univers semble réellement exister et qui reste en mémoire.

Soldats et espions, anciens et nouveaux centurions

La série n’appartient cependant pas seulement au genre de la comédie policière. Ses quatre personnages principaux sont tous, en effet, d’anciens combattants, certains étant passés par les services de renseignement (Higgins, Magnum). Le silence se fait quand l’un ou l’autre raconte un souvenir de guerre. Higgins, volontiers sentencieux, et qui possède un nombre infini d’anecdotes tirées de sa prodigieuse carrière et de sa non moins prodigieuse mémoire, sait alors écouter, conseiller, et les autres, au lieu de le railler, l’écoutent. On apprend ainsi, par exemple, qu’il a participé aux opérations contre les Mau-Mau, au Kenya, dans les années ’50, et qu’il y a assisté à des crimes de guerre commis par l’armée britannique. Magnum, quant à lui, n’est pas en reste d’histoires sombres, au Vietnam mais aussi au Cambodge, et son passage à l’ONI l’a mis en contact avec le monde de l’espionnage.

Frères d'armes
Frères d’armes

Les deux hommes cessent de se chamailler quand ils évoquent la guerre, et on les sent alors plus proches que jamais. Leur amitié, qui se développe au cours de la série mais reste marquée par des coups tordus et des querelles absurdes, se nourrit du respect mutuel entre anciens combattants. Il en va évidemment de même pour Rick et Terry, même si ceux-ci se confient moins. Plus jeune que Higgins, Magnum n’a connu qu’une guerre, alors que l’ancien sergent-major a parcouru le monde pour la Couronne et a, à l’entendre, combattu partout où il était possible de le faire sous le drapeau britannique.

L’un et l’autre sont les représentants d’empires qui se sont succédé. Higgins, personnage archétypal, incarne la grandeur mais aussi la morgue de l’Empire britannique. En uniforme la journée, en smoking le soir, arborant une veste d’intérieur après le dîner, il est à la fois d’une grande élégance et d’une parfaite désuétude. Sa culture, ses exigences intellectuelles ou son formalisme sont l’incarnation, en tout cas pour le public de l’époque, de ce qu’un gentleman anglais peut avoir de plus caricatural – et fascinant. Magnum, au contraire, ne saurait être plus américain : sympathique, simple, bavard, dépourvu de tout snobisme, adepte des plaisirs simples, il est sans complexe – sans être timide – et représente la puissance assumée des Etats-Unis, en particulier sous l’ère Reagan. Higgins et Magnum semblent ainsi se passer le relais d’une domination impériale. Au premier, l’Histoire, la gloire, la culture européenne, le raffinement. Au second, la simplicité et l’optimisme d’une jeune superpuissance, avec le tragique romantique d’une guerre perdue. Après tout, Higgins et Magnum ont en commun d’avoir livré des guerres (post)coloniales, ce qui ajoute, pour des spectateurs sans conscience politique, une touche d’exotisme et offre d’importantes possibilités scénaristiques.

Un peu de gravité
Un peu de gravité

Plus de trente ans après son lancement, Magnum reste une série extrêmement populaire, dont le souvenir est chéri par des millions de fans. On pourrait croire que le doublage français, forcément parfait, a créé une spécificité française, mais l’impact de la série aux Etats-Unis a été immense et son influence durable.

L’univers de Magnum, P.I, superficiel et incomparablement moins ambitieux que celui des grandes séries récentes, s’est révélé particulièrement attachant, alternant scènes de comédie et drames toujours surmontés. Higgins est devenu, sans doute plus encore que Magnum, un personnage véritablement mythique. Incarnation de l’autorité mais aussi de la dignité et de l’honneur, il incarne un modèle à la fois insupportable et inaccessible pour le détective. C’est peut-être grâce à lui que Magnum ne se laisse pas aller, avant de finalement réintégrer la Navy dans le dernier épisode de la série. Les huit saisons apparaissent alors comme une parenthèse dans sa vie, comme une période d’insouciance, une adolescence tardive et prolongée avant que le devoir ne se rappelle à lui.

Le renseignement au cinéma : le briefing présidentiel

Instauré dans les années ’60, le briefing des services de renseignement fait au président des Etats-Unis marque le début de la journée du chef de l’Etat. Il lui permet, en quelques minutes, d’effectuer un tour d’horizon de l’actualité internationale et des menaces pesant sur le pays grâce au rapport présenté par des membres des agences spécialisées, parfois par leurs chefs en personne (comme ici).

Ces briefings sont évidemment l’occasion pour le président d’échanger de vive voix avec des responsables de services, ou certains de leurs cadres supérieurs. Parfois médiatisées, ces rencontres n’ont aucun caractère exceptionnel et participent de l’intégration du renseignement à la conduite des affaires du pays. Nul besoin d’être du même parti que lui ou d’être un camarade de promotion – voire un ancien mentor – pour avoir accès au président, et si vous n’êtes pas écouté, au moins êtes vous entendu. Le renseignement, s’il n’est peut-être ni folichon ni d’une parfaite rectitude morale, est intégré au processus de décision politique, et il semble plus compter aux Etats-Unis qu’en France, où les services sont concurrencés par des philosophes de comptoir, des éditorialistes omniscients et quelques personnalités médiatiques aux compétences mal cernées.

Jack

Le briefing présidentiel n’a donc rien d’inhabituel dans le cinéma américain, et on en compte même plusieurs dans Clear and present danger (1994, Philip Noyce), d’après Tom Clancy. C’est pourtant loin des intrigues d’espionnage et des récits de bataille qu’on en trouve une distrayante reconstitution.

Le Roi Lion (1994) de Roger Allers et Rob Minkoff.

When one man says to another, « I know what let’s do today, let’s play the war game. »… everybody dies

La Seconde Guerre mondiale, inépuisable sujet d’inspiration pour le cinéma, a été le prétexte de films géants dont la vocation était, à l’aide de moyens massifs et d’une distribution prestigieuse, de reconstituer de grandes batailles. Les exemples sont connus (Le Jour le plus long en 1962, La Bataille des Ardennes en 1965, Le Pont de Remagen et La Bataille d’Angleterre en 1969, Midway en 1976) et parfois peu convaincants ou datés. Relatant des faits d’armes devenus légendaires ou des engagements décisifs, ces productions ont souvent pêché par leur construction, trop segmentée en raison de l’ambition des scénaristes de montrer tous les protagonistes de la bataille, la lourdeur de leur propos (ces films ne montrent que des victoires alliées) et la volonté des producteurs de voir à l’écran les moyens mobilisés. La Bataille d’Angleterre, réalisé par Guy Hamilton, constitue à cet égard un échec cuisant malgré la présence de dizaines d’authentiques avions de combat britanniques ou allemands. Le film, qui aurait pu devenir une œuvre majeure du cinéma de guerre, se révèle sans intérêt, et même difficilement compréhensible. Bien malin qui, après l’avoir vu, peut décrire les grandes phases de l’affrontement entre la Royal Air Force et la Luftwaffe, et l’ensemble reste, en dépit des efforts des comédiens, d’un épouvantable ennui.

Battle of Britain

En 1977, le défi est pourtant relevé avec maestria par Richard Attenborough, acteur britannique de grand talent (vu notamment dans La canonnière du Yang-tsé, Robert Wise, 1966) devenu réalisateur et déjà auteur de deux films (Ah ! Dieu que la guerre était jolie, en 1969, et Les Griffes du lion, le récit des jeunes années de Winston Churchill, en 1972). Il s’agit, ni plus ni moins, de filmer la genèse puis le déroulement de Market Garden, une des plus importantes opérations aéroportées de la Seconde Guerre mondiale qui visait à saisir aux Pays-Bas plusieurs ponts sur le Rhin et qui s’acheva par un cruel demi-succès. Le projet, qui prend pour titre Un Pont trop loin, est particulièrement ambitieux, bénéficie de moyens considérables, d’une distribution incomparable, mais Attenborough n’accepte de le réaliser que pour pouvoir tourner son Gandhi (1982) – pour lequel il obtiendra deux Oscars.

Gandhi

Preuve de son talent, le cinéaste ne se laisse pas happer par les considérables moyens de sa production et parvient à filmer une gigantesque opération militaire de façon intelligible, en associant habilement considérations stratégiques, manœuvres de grandes unités, combats de rue et dimension humaine. Les combats sont filmés au plus près, mais on ne perd jamais de vue la logique de cette bataille : pour les Alliés, s’emparer des ponts et les tenir jusqu’à l’arrivée de la composante terrestre de leur offensive, et pour les Allemands reprendre les ponts ou les détruire. Sans doute le caractère tragique de la bataille contribue-t-il à rendre le film passionnant, la tragédie l’emportant sur les sempiternels accents cocardiers du genre. Tiré, comme Le Jour le plus long, d’un livre de Cornelius Ryan, Un Pont trop loin lui est infiniment supérieur. Il ne souffre pas, en particulier, des différences stylistiques dues à la présence de plusieurs réalisateurs, et les acteurs y sont réellement dirigés.

La distribution, à cet égard, relève de la gageure, tant il semble ne pas manquer une seule star des années ’70 – et des décennies suivantes. On trouve là, en effet, Dirk Bogarde, Gene Hackman, Sean Connery, Robert Redford, Ryan O’Neal, James Caan, Jeremy Kemp, Michael Caine, Edward Fox, Anthony Hopkins, Maximilian Shell, Hardy Krüger, Liv Ullmann, Elliott Gould, Ben Cross, sans parler du maître Laurence Olivier. A aucun moment ce casting phénoménal ne constitue cependant un poids, et il contribue, au contraire, à mettre en évidence l’importance des nombreux protagonistes. Là où certaines superproductions se fourvoyaient dans l’étalage vain de célébrités, le film d’Attenborough fait preuve de subtilité et aucune des stars présentes ne tente ainsi d’écraser les autres.

A bridge too far

Un Pont trop loin, malgré sa volonté de reconstituer un engagement de cette importance, n’est cependant pas un documentaire. Il relaye une certaine vision de la bataille, et peut être vu comme un film engagé. Le maréchal Montgomery, qui n’apparaît pas, est comme une ombre qui plane sur le désastre final, tandis que le général Browning, interprété par Dirk Bogarde, est présenté comme son responsable, aveugle et sourd aux avertissements.

Fox, O'Neal et Bogarde

Le film, au-delà de son parti-pris et de ses omissions, n’en reste pas moins porteur de bien des leçons. Personne ne conteste ainsi la nécessité de combattre le Reich nazi jusqu’à sa capitulation, et personne n’épargne même ses efforts dans ce but, mais Market Garden est présentée comme un opération déclenchée au moins autant pour des raisons politiques (Eisenhower permettant aux Britanniques, et singulièrement à Montgomery, de se mettre en avant) que militaires. Ces enjeux, diplomatiques et personnels, conduisent à faire taire les remarques formulées par les commandants de terrain – dont le général polonais Sosabowski (Gene Hackman), à minimiser les inévitables difficultés nées d’une trop grande complexité, à surestimer la puissance des forces alliées engagées tout en ne retenant que les estimations les plus optimistes de celles de l’ennemi, à ne pas prendre en considération les inévitables frictions lors de la mise en œuvre du plan, lui-même établi à partir de constats volontairement biaisés et en oubliant, très opportunément que l’ennemi, ô surprise, manœuvre. Allez savoir pourquoi ça me rappelle quelque chose. Mais quoi ? #Onseledemande

Les démons sont éternels

Fidèle à l’esprit du 11 janvier, fait d’ouverture et de lucidité, le ministre de l’Intérieur l’a clairement rappelé alors que quelques voix audacieuses s’interrogeaient sur l’efficacité de nos services, au lendemain des attentats du 13 novembre : il n’y a pas eu de faille dans le dispositif (en fait, il n’y en a jamais). Et, se justifiant avec l’agilité intellectuelle qui nous le rend si sympathique, le même a rappelé le nombre de policiers et de gendarmes mobilisés sur le territoire national depuis plusieurs mois. Manifestement, le brave homme semble confondre les moyens et leur emploi et n’entend pas voir le bilan de l’organisation dont il a la charge remis en cause par les faits. Après tout, les faits, c’est tellement 20e siècle, et critiquer, c’est tellement la marque d’une posture anti nationale.

Un succès

Le ministre a cependant raison. Le terme de faille n’est pas approprié, et je lui préfère, tout comme quelques amis bien renseignés, celui de naufrage, voire même celui de naufrage historique. NAUFRAGE HISTORIQUE.

130 morts, Monsieur le Ministre, à Paris et Saint-Denis, et certains des blessés sont vraiment dans un sale état, mais pas de faille, oh non, aucune. Devrait-on alors parler de succès ? Ou de fatalité ? Je ne suis pas le seul à trembler de rage en écrivant ces lignes tant l’indécence de la position officielle le dispute à l’ampleur de l’attaque qui nous a frappés – et à laquelle on s’attendait. Vraiment, vous êtes certain, tout s’est passé comme prévu ? Même pas un petit souci ? Ah bon, d’accord. Oui, oui, je circule.

Parce que, moi éternel ricaneur, d’un seul coup je ne ricane plus car je ne vois pas une faille, mais un tas de cadavres, plusieurs tas, en fait, devant des bars, dans les rues, dans une salle de concert, dans un quartier où l’essence même de notre pays, joyeuse, métissée, a été fauchée. Mais non, n’est-ce pas, tout va bien, tout s’est passé comme prévu ? J’imagine que c’est ce que vous allez expliquer aux familles, n’est-ce pas ? D’ailleurs, n’est-ce pas ce que vous célébriez le vendredi 13 dans la journée ? Moi, qui étais alors loin de la France, je ne trouvais alors sur le compte Twitter de la Place Beauvau, tandis que les morts s’accumulaient dans nos rues, que de misérables manifestations d’autocélébration.

Tout va bien

Tout va on ne peut mieux

Et pourtant, que ne nous avait-on promis ? La sécurité pour tous, des services devenus soudainement infaillibles grâce à une loi qu’on nous disait indispensable. A l’époque, au milieu des moqueries et des accusations à peine déguisées de trahison, on nous expliquait que les mesures votées, devenues légales après le vote d’une Représentation nationale sous pression (« Je vais voter cette loi, je ne veux pas qu’on me reproche quoi que ce soit en cas d’attentat »), étaient en réalité déjà largement mises en œuvre par les services concernés et que la lutte contre le terrorisme s’en verrait ainsi renforcée légalement et consolidée sur le terrain. Il faut dire qu’entre les attentats déjoués fortuitement et les carnages évités de justesse dans un train, la menace n’avait rien d’anecdotique.

Jamais, JAMAIS, ne fut discutée l’organisation de la communauté du renseignement. Jamais, JAMAIS, l’Assemblée, malgré les discours fermes de Jean-Jacques Gandhi, ne tenta de savoir comment les attentats du mois de janvier avaient pu se produire, comment des hommes connus – et parfois surveillés – avaient pu échapper à notre vigilance. A l’inverse de toute logique, économique ou industrielle, à l’encontre de la plus élémentaire rigueur intellectuelle, on décida de renforcer considérablement les moyens de structures lourdement prises en défaut. Ceux qui, en un fascinant mélange d’arrogance et d’ignorance (« Vous êtes très… français » aurait sans doute dit Larmina), moquaient la communauté impériale du renseignement tombaient dans les mêmes pièges, votant des budgets sans savoir s’ils seraient correctement utilisés, attribuant des renforts sans savoir où ils seraient affectés, décidant d’un accroissement de la masse des renseignements recueillis sans jamais JAMAIS se demander s’ils seraient correctement analysés, et surtout dans quel but. Avoir une idée de manœuvre, c’est tellement 20e siècle.

Il faut dire que les stratèges à l’origine de ces décisions étaient admirablement conseillés. On trouvait – et on trouve toujours – dans les antichambres du pouvoir les mêmes conseillers, inspirateurs de la catastrophique réforme de 2008 ayant abouti à la disparition des Renseignements généraux (DCRG) – une bonne raison pour les adorateurs de l’ancien Président de ne pas la ramener, d’ailleurs – et fourguant à tout va l’imposture d’une certaine criminologie française. Il faut dire que confier à des individus niant depuis le début l’existence d’Al Qaïda (elle n’existe pas, mais on écrit quand même des livres à son sujet, faut bien vivre) le soin de penser l’ensemble de notre stratégie contre le jihad tient du génie. Foulant aux pieds des milliers de pages de travaux scientifiques, les voilà qui mettent en avant une espèce de gourou aux motivations troubles qui, alors qu’on se bat du Maroc aux Philippines, affirme sans rire que tout ça c’est rien que la faute aux jeux vidéos et à la drogue et au chômage. Sans doute les assassins de Sadate, en 1981, avaient-ils trop joué en ligne (#ohwait), sans doute les fils à Papa détournant les avions du 11 septembre étaient-ils trop pauvres.

Transformant le pays occidental le plus menacé par le jihadisme en un stupéfiant îlot de superbe ignorance, vomissant la CIA ou la NSA en ne cessant secrètement de les envier, drapés dans des valeurs de gauche tout en envisageant des Guantanamo gaulois, nos héros, rejetant par avance toute vision d’ensemble d’un phénomène vieux de près de 40 ans, s’en remettent à de fumeuses théories psychologisantes qui font rire – quand elles ne font pas pleurer – les vrais professionnels (puisqu’il y en a, dans tous ces domaines, et qu’on prend bien soin de ne pas les écouter). Les historiens nous expliqueront sans doute par quel complexe cheminement une élite – ou supposée telle – a inventé la réforme- sabotage. Face à ces échecs vertigineux, personne, cependant, ne semble avoir pensé une seconde à démissionner. La décence, c’est tellement 20e siècle.

Il y a près de cinquante ans, les mêmes nous disaient qu’il était interdit d’interdire. Il est désormais interdit de critiquer, et on envoie pour nous châtier, nous autres malheureux PEAP, l’élite intellectuelle du parti. Que n’a-t-on dit au général Desportes, au colonel Goya, et à quelques autres qui déploraient la coûteuse et inutile présence de nos troupes dans nos rues ? Traités avec dédain par des responsables politiques désormais face à leurs responsabilités (Monsieur le Ministre de la Défense, ça baigne à Bamako ? ça filoche à Bangui ?), les observateurs ne ressentent aucune jubilation à avoir pu voir et comprendre ce que tant de beaux esprits s’obstinaient à ignorer. Ils pourraient cependant se moquer, même si c’est pas leur genre.

Prenons, à tout hasard, les frappes aériennes soudainement intensives réalisées en Syrie et en Irak. Qu’on écrase sous les bombes les combattants de l’EI ne me pose pas de problème, mais je me demande pourquoi on le fait APRES le carnage du 13 novembre. Ces frappes, que nous avons été quelques uns à juger trop timides, et donc à la fois peu pertinentes et inutilement dangereuses (en nous sur exposant pour un résultat opérationnel médiocre), nous ont été présentées comme des actions préventives. Il va, là aussi, être compliqué d’y voir un succès, et ce d’autant plus que nos ennemis, en revendiquant les attentats du 13 novembre, ont bien pris soin de préciser qu’ils nous frappaient en réaction. Que ce soit faux ou vrai importe peu, puisque nous parlons ici de communication. Nous sommes sans nul doute plus puissants qu’eux, mais ils sont tellement plus forts. Mais la réalité, c’est tellement 20e siècle.

Quelques heures après la perpétration du pire attentat jamais commis sur notre sol par ceux que nous bombardions justement pour l’éviter, nous avons donc redoublé d’effort. Mais, osé-je demander, si nous avons su si vite où et qui frapper après le carnage, pourquoi ne pas l’avoir fait AVANT ? Pudeur ? Splendide retenue ? Ou faut-il plutôt penser que nous nous agitons, une fois de plus, en tous sens et que, magnifique démonstration de notre solidité dans l’épreuve, nous nous vengeons ? La pertinence de cette stratégie est d’autant plus spectaculairement démontrée que celui qu’on présente comme le cerveau des attentats est mort à Saint-Denis et non pas à Raqqa. Pendant que nous ravagions des stations-services en Syrie, l’homme le plus recherché des services français pouvait s’infiltrer en Europe pour mourir finalement à quelques centaines de mètres d’un stade dont il avait fait fuir le Président. Je suis sans doute lyrique, mais j’y vois comme le symbole de notre soumission aux événements.

Dans un article devenu fameux, le Directeur général de la DGSE écrivait en 2014 que le renseignement visait à réduire l’incertitude. Il a, ici, spectaculairement échoué. Comme souvent dans l’histoire de notre pays, les plus épouvantables tannées ne sont pas dues à la lâcheté de nos combattants mais à la médiocrité de nos chefs. Jamais, en effet, les policiers, espions, magistrats, douaniers, gendarmes n’ont été mieux formés, mieux équipés qu’au moment où j’écris ces lignes. Quant aux militaires, dont on réduit sans fin le budget depuis des années, il apparaît aujourd’hui qu’on a besoin d’eux, de leur engagement, de leur patriotisme, de leur courage, et qu’ils ont besoin, eux, d’un minium de soutien. Le talent personnel, l’engagement absolu, au détriment de tout le reste, peuvent ne pas suffire quand le système ne fonctionne pas, ou, pire, quand il ne cherche pas à fonctionner tant il est occupé à autre chose : se battre pour les budgets, les missions, les dossiers, la gloire, les étoiles, les postes, etc.

Selon une tradition solidement établie, c’est donc une nouvelle génération que la France envoie défendre ses valeurs et ses intérêts sans jamais réfléchir à la façon dont il faudrait s’y prendre. Le sacrifice des personnels, civils et militaires, au Sahel comme en France, est d’autant plus admirable qu’il est gaspillé. Le panache, cette grandeur dans l’échec qui ne fait plus vibrer que les anciens Premiers ministres devenus avocats d’affaires, ne doit pas suffire quand tant est en jeu. Comme ne cesse de le répéter le colonel Goya, les défaites admirables, c’est beau, mais les victoires, c’est mieux.

La défaite face au terrorisme prend rarement la forme d’une débandade militaire. Il s’agit, le plus souvent, et en toute logique, d’une défaite politique puisque le terrorisme, mode opératoire, ne cherche qu’un effet politique. Il faut ainsi noter que ce sont les civils visés qui, par leur réaction, font ou ne font pas le succès sur le long terme du terrorisme. En rigolant malgré leurs larmes, en créant des comptes parodiques sur Twitter ou Facebook, en se réunissant spontanément dans les rues, en envahissant les terrasses parisiennes, nos concitoyens ont démontré toute la résilience qu’on attendait d’eux. Mais, et là aussi comme souvent, la trahison est venue des chefs, des élus, des responsables.

Exprimant une peur indécente, presque hystérique, alors que la population, groggy, se relevait déjà, la classe politique nationale, à de rares exceptions, s’est rapidement livrée à une affligeante surenchère associant propositions juridiques ineptes, polémiques indignes (mention spéciale à M. Bartolone qui, dimanche matin, avec sa diction inimitable de boxeur drogué, accusait sur RTL la précédente majorité d’avoir ruiné la sécurité de la France mais appelait dans la même phrase à l’union), et déclarations imbéciles (poke Malek Boutih, Xavier Bertrand, Laurent Wauquiez, et un paquet d’autres).

C’est pourtant de la tête de l’Etat qu’est venu le spectacle le plus consternant. Oubliant des années de soutien à ceux qui veulent renverser le régime, des décennies d’affrontements clandestins, la France a, en effet, paru adopter les positions de Damas et de Moscou au sujet du jihad syrien. Cette inflexion, décidée sereinement après mûre réflexion, aurait pu être explicitée, défendue, argumentée, mais elle a, en réalité, été décidée sous la pression des événements. De même la proclamation de l’Etat d’urgence, si elle a de nombreuses justifications opérationnelles, donne le sentiment d’une perte de contrôle de la situation par un Etat et une administration qui, après avoir pendant des années réduit le budget des forces armées ou rejeté par principe des constats sociaux douloureux, prennent en pleine face la terrible réalité du monde. On pense ici à la brave dame qui reprochait récemment à David Thomson de décrire les jihadistes comme ils sont, ou à ceux qui geignaient en 2013 devant le masque glaçant d’un Légionnaire désormais perdu pour la République. Regardez bien se développer en France notre version du néoconservatisme, souvent défini ainsi : « A neoconservative is a liberal who has been mugged by reality » (Irving Kristoll). La réalité est cruelle, surtout pour ceux qui la niaient par aveuglement.

Que la population soit sensible à la violence, puisqu’elle est visée par elle, n’a rien de choquant. On aimerait simplement parfois plus de lucidité de sa part. Mais que nos gouvernants tombent dans tous les pièges qu’on leur tend a de quoi inquiéter, alors que tous les constats officiels sont faux (le Premier ministre évoquant les jeux vidéos ? Sérieusement ?) et qu’il est interdit de questionner le gaspillage d’énergie provoqué par la désorganisation de la lutte anti terroriste en France, déjà en difficulté depuis longtemps.

De ce point de vue, et en pensant au terrible gâchis de ces vies brutalement achevées ou brisées, l’attentat commis et revendiqué par l’EI est un succès pour les jihadistes. Ils contemplent notre fébrilité, la déconnexion entre nos ambitions et nos moyens, les béances au sein de nos services malgré la qualité des moyens techniques et humains mis en œuvre, et ils envisagent peut-être même de recommencer. Après tout, ça marche. Pourquoi se priver ?

« Where has everybody gone?/I’ve got this feelin/Goin to end up here on my own/Where’s my support now?/Where’s the ranks of the strong?/In this faceless crowd, where can I belong? » (« Where has everybody gone? » The Pretenders)

Vous voulez de l’intelligence, de la culture, du travail, de la rigueur, de la profondeur, du talent, de la hauteur de vue, de l’indépendance d’esprit, de la solidité dans l’épreuve ? Vous allez être servis, je vous en donne.

Les amis, et pour certains mes maîtres, je ne vous ai pas tous rencontrés, mais je vous lis, vous m’inspirez, vous m’aidez, vous m’ouvrez des voies, vous me corrigez. Je vous aime comme des compagnons non combattants, malgré tout en première ligne, notre première ligne, celle des idées et du savoir contre l’ignorance, la leur comme la nôtre.

Henry Laurens

Sonia Le Gouriellec  (https://twitter.com/MorningAfrika)

Stéphane Taillat ( https://twitter.com/staillat)

Pierre-Jean Luizard

Michel Goya (https://twitter.com/Michel_Goya)

Pierre Razoux

Michel Moutot (https://twitter.com/mmoutot)

Florent de Saint Victor ( https://twitter.com/marsattaqueblog)

Aaron Y. Zelin (https://twitter.com/azelin et https://twitter.com/Jihadology_Net / Jihadology)

David Thomson (https://twitter.com/_davidthomson)

Wassim Nasr (https://twitter.com/simnasr)

Gilles Dorronsoro

Kenneth Menkhaus (https://twitter.com/kemenkhaus)

Gilles N (et sa moustache) (https://twitter.com/VegetaMoustache)

Jean-Marc Lafon (https://twitter.com/aquila2407)

Andrew Lebovich (https://twitter.com/tweetsintheme)

Hugues Eudeline

Gilles Kepel (première période)

Joseph Henrotin (https://twitter.com/josephhenrotin)

Aurélie Campana (et aussi ici et )

Thomas Hegghammer (https://twitter.com/hegghammer)

Charles Lister (https://twitter.com/charles_lister)

J.M Berger (https://twitter.com/intelwire)

Paul Cruickshank (https://twitter.com/cruickshankpaul et aussi  CTC in West Point / https://twitter.com/ctcwp)

Peter Bergen

Bernard Rougier

Jean-Pierre Milelli

William McCants (https://twitter.com/will_mccants et Jihadica)

Magnus Ranstorp (https://twitter.com/magnusranstorp)

Jean-Baptiste Jeangène Vilmer (https://twitter.com/jeangene_vilmer

Lemine Ould M. Salem (https://twitter.com/lemineoms)

Maya Kandel (https://twitter.com/mayakandel_)

François Mabille (http://francois-mabille.over-blog.fr/ et http://francois-mabille.over-blog.fr/2015/11/creation-du-reseau-international-d-etudes-sur-la-radicalisation-et-le-risque-religieux.html)

Cyril Roussel

Fabrice de Pierrebourg (https://twitter.com/fabricedp)

David Kilcullen

Philippe Migaux

Stéphane Lacroix

Farhad Khosrokhavar

François Vignolle (https://twitter.com/frvignolle)

Pauline Talagrand (https://twitter.com/ptalagrand)

Claude Guibal (https://twitter.com/claudeguibal)

Vanessa Descouraux (https://twitter.com/vdesc)

Nikita Elisséeff

Yaroslav Trofimov (https://twitter.com/yarotrof)

Camille Tawil (https://twitter.com/camille_tawil)

Hassan Hassan (https://twitter.com/hxhassan)

Zone d’Intérêt (https://twitter.com/zonedinteret)

Nicolas Lebourg

Jean-Marc Manach (https://twitter.com/manhack)

Joël Gombin (https://twitter.com/joelgombin)

Lawrence Wright (https://twitter.com/lawrence_wright)

Jason Burke (https://twitter.com/burke_jason)

Gregory D. Johnsen (https://twitter.com/gregorydjohnsen)

Abdel Bari Atwan (https://twitter.com/abdelbariatwan)

Gérald Bronner

Olivier Chopin (https://twitter.com/chopin_olivier)

Adrienne Charmet-Alix (https://twitter.com/adriennecharmet)

Soren Seelow (https://twitter.com/soren_seelow)

Jean-Paul Rouiller (https://twitter.com/EXPECT_GCTAT)

Delphine Byrka (https://twitter.com/delfby)

Jean-Luc Marret

Al Pacino (oui, je sais) (https://twitter.com/Al_Pacino_)

Philip K. Dick

Norman Spinrad

DOA

Jean Flori

Michael Bonner

Philippe Petriat

Pascal Menoret

Geoff D. Porter (https://twitter.com/geoffdporter)

Dominique Thomas

Omar Nasiri

Phil Gurski (https://twitter.com/borealissaves)

Nada Bakos (https://twitter.com/nadabakos)

Morten Storm

Michael S. Ryan

Bruce Hoffman (https://twitter.com/hoffman_bruce)

Fernando Reinares (https://twitter.com/f_reinares)

Anna Geifman

Hélène L’Heuillet

Michael Weiss (https://twitter.com/michaeldweiss)

Thomas Joscelyn (https://twitter.com/thomasjoscelyn)

Guy Van Vlierden (https://twitter.com/guyvanvlierden)

Caleb Weiss (https://twitter.com/weissenberg7)

Bill Roggio (https://twitter.com/billroggio)

Timothy Hollman (https://twitter.com/atgm2010)

Romain Caillet (https://twitter.com/romaincaillet)

Florian Flade (https://twitter.com/florianflade)

Habib M. Sayah (https://twitter.com/habsolutelyfree)

Benjamin Ducol (https://twitter.com/terrologic)

Andrew Zammit (https://twitter.com/andrew_zammit)

Raffaello Pantucci (https://twitter.com/raffpantucci)

Rena Netjes (https://twitter.com/renanetjes)

Luc Mathieu (https://twitter.com/lucmathieulibe)

Bilad Al Fransa (on me dit que c’est une IF) (https://twitter.com/biladfransa)

Géraldine Casutt (https://twitter.com/_kasdine)

Philippe Bannier

Brooklyn Middleton (https://twitter.com/bklynmiddleton)

Florence Lozach (https://twitter.com/florencelozach)

Peter R. Neumann (https://twitter.com/peterrneumann)

Dirk Baehr (https://twitter.com/dirkbaehr)

Jean-Vincent Holeindre (https://twitter.com/aegestrategie)

Ryan Evans (https://twitter.com/evansryan202)

Casey L. Coombs (https://twitter.com/macoombs)

Peter Van Ostaeyen (https://twitter.com/p_vanostaeyen)

Harun Maruf (https://twitter.com/harunmaruf)

Leah Farrall (https://twitter.com/allthingsct)

Romain Mielcarek (https://twitter.com/actudefense)

Daveed Gartenstein-Ross (https://twitter.com/daveedgr)

Joseph Bahout (https://twitter.com/jobahout)

Myra MacDonald (https://twitter.com/myraemacdonald)

Michael Barry

Olivier Schmitt (https://twitter.com/olivier1schmitt)

Philippe Gros

Kathryn Bigelow

Wolfram Lacher (https://twitter.com/w_lacher)

Gaïdz Minassian

Saïd Haddad

Marc-Antoine Pérouse de Montclos

Frédéric Jordan (https://twitter.com/echochampbatail)

Laurent Lagneau (https://twitter.com/zonemilitaire/)

Imad Mesdoua (https://twitter.com/imadmesdoua)

Sam J. Mullins (https://twitter.com/Sam_J_Mullins)

Yvan Guichaoua (https://twitter.com/YGuichaoua)

Cédric Mas (https://twitter.com/CedricMas)

Tracking Terrorism (https://twitter.com/TRACterrorism)

Jean-Charles Brisard

Matthieu Suc

Gwendoline Debono

Kevin Jackson

Laurence Bindner

Le CAT (http://cat-int.org/)

Vanessa Codaccioni

L’IFRI

Marc Hecker

Damien Van Puyvelde

Yan St-Pierre

Sébastien Pietrasanta

« Tell me all about man/Tell me so I can understand/Tell me somebody all about wars/Please try and tell me just how much more » (« Tell me », Terry Kath)

Un Airbus A321 de la compagnie russe Metrojet s’est donc écrasé, le 31 octobre en début de matinée, dans le centre du Sinaï, et aucun des 224 passagers et membres d’équipage n’a survécu à la catastrophe. Après quelques dizaines de minutes d’une confusion finalement bien compréhensible, et alors que certains voyaient déjà le malheureux avion s’approcher de Chypre, les autorités égyptiennes ont confirmé la réalité de la tragédie tandis que des moyens se déployaient afin de sécuriser les débris et récupérer les dépouilles des victimes, toutes, évidemment, civiles.

Pour un obsessionnel tel que moi, la disparition d’un avion de ligne au-dessus du Sinaï ne pouvait que susciter des doutes, mais la rigueur que mes maîtres m’ont péniblement enseignée m’empêchait d’avoir, justement, autre chose que des doutes, ou un vague pressentiment. Il existe quantité de raisons purement techniques et mécaniques capables d’expliquer la destruction d’un Airbus, et ça aurait été aller bien vite en besogne, alors que l’épave n’avait pas encore été retrouvée, que d’affirmer qu’un acte de malveillance était à l’origine de la tragédie. Il reste que la situation sécuritaire en Egypte, et en particulier dans le Sinaï, même au sud, incitait à conserver encore un peu l’hypothèse d’un attentat. Après tout, et malgré l’apparente amnésie de quelques uns, la destruction criminelle d’avions civils en vol n’a rien d’une nouveauté, et il existe plusieurs conventions des Nations unies consacrées au terrorisme aérien, celle de 1971 (ici) traitant précisément de l’usage d’explosifs à bord. Je sais bien qu’on ne peut pas demander plus aux frères Volfoni qu’aux fils de Charlemagne, mais la connaissance des faits marquants d’un domaine que l’on prétend traiter ne devrait pas être superflue. L’attentat de Lockerbie, c’était en 1988. La destruction du DC-10 d’UTA, en 1989. Et le vol 182 d’Air India, en 1985.

Dans l’après-midi du 31 octobre, alors qu’on s’apprêtait à déguster la finale de la Coupe du monde de rugby, un communiqué de la Wilaya du Sinaï de l’Etat islamique (EI), diffusé en plusieurs langues – dont le français – par les canaux habituels, est venu plomber l’ambiance. Affirmant que le groupe avait « provoqué le crash » de l’appareil, le communiqué, qui par ailleurs n’apportait aucun élément de preuve, indiquait que la catastrophe était une réponse à la « présence » russe en terre musulmane (comprendre, sans le moindre doute, la Syrie). Forcément, ça changeait tout – et venait conforter les doutes que nous avions été quelques uns à exprimer.

Revendication en français

Le communiqué de l’EI ne prouvait donc rien, mais il était d’autant plus troublant 1/qu’il venait confirmer la menace croissante contre la Russie et ses intérêts à la suite de son intervention tonitruante en Syrie 2/qu’il était émis par un groupe qui jamais auparavant ne s’était attribué (et non, pas même lors de l’attentat du Bardo) un attentat auquel il n’avait pas, au minimum, participé 3/que l’EI, dont la stratégie en terme de communication est, hélas pour nous, d’un grand professionnalisme, n’avait aucun intérêt à se décrédibiliser en revendiquant une catastrophe aérienne qui n’aurait été due qu’à un tragique problème technique – comme, par exemple, les dégâts mal réparés d’un accident ancien.

Face à la perte de cet avion et au communiqué, crédible, de l’EI s’en attribuant la responsabilité, le plus sage aurait été de reprendre les quelques faits connus, d’étudier le contexte et d’attendre que tout cela se décante. Mais, pour des raisons qui restent mystérieuses, et alors qu’aucun élément objectif ne permettait ni de rejeter le texte de l’EI ni de le prendre pour argent comptant, certains décidèrent de le tenir pour nul et non avenu. La démarche aurait pu être intellectuellement stimulante si elle s’était appuyée sur un raisonnement construit, mais ce ne fut hélas pas le cas. Deux arguments principaux furent alors avancés : 1/l’EI n’avait pas de missile capable de frapper à cette altitude – ce qui tombait bien, puisque, justement, un missile n’était très certainement pas en cause 2/ ça n’était jamais arrivé.

Je dois avouer que ce dernier argument m’a proprement sidéré. On savait déjà qu’un fait ne doit pas se produire car cela serait trop horrible – oh non mon Dieu, pas ça. On sait désormais qu’un fait ne peut pas s’être produit car ce serait trop horrible – oh non mon Dieu, pas ça. De même que les Ardennes sont infranchissables, que les Anglais n’auront pas d’archers à Azincourt et que les Japonais ne maîtrisent évidemment pas la guerre aéronavale, voilà que l’EI ne saurait avoir détruit un avion en vol puisqu’il ne l’a jamais fait avant. Ben oui, faut admettre, c’est logique, et avec une telle logique, selon la formule bien connue, personne n’aurait jamais mangé d’oursin. Si l’on pousse ce raisonnement à ses extrémités, rapidement atteintes, il va de soi que l’EI jamais n’aurait tiré un missile contre un bâtiment des gardes-côtes égyptiens au mois de juillet dernier, n’aurait jamais isolé pendant quelques heures la ville de Sheikh Zuweid au mois de juin dernier à la suite d’une spectaculaire offensive terrestre, ou n’aurait abattu d’hélicoptère militaire dans le Sinaï en 2013. Ben non, puisqu’il ne l’avait jamais fait auparavant.

Alors que, selon un réflexe orwellien typique de la merveilleuse démocratie égyptienne, le président Al Sissi a affirmé aujourd’hui que relayer la thèse de l’attentat relevait de la propagande pro-jihadiste (une attachante façon de considérer, et la diffusion de l’information et la maturité politique de ses concitoyens), il faut admettre que les soupçons se font de plus en plus pressants. A Paris, dans des milieux où, selon le mot de Coluche, on s’autorise à penser, la piste terroriste est prise avec le plus grand sérieux. Reste que, en l’absence de tout fait supplémentaire, on n’est pas beaucoup plus avancé que samedi soir. L’EI, en tardant confirmer son implication, prend le risque de perdre de sa crédibilité, ce qui n’est pas son genre, et il est donc permis de penser, si on retient la thèse d’un acte terrorisme – qui plus est relativement complexe à réaliser – que sa stratégie de communication a prévu autre chose.

On pense alors à ce que réalisa le 29 octobre 2010 (amusante coïncidence) Al Qaïda dans la Péninsule arabique (AQPA), la franchise bien connue d’AQ au Yémen. Bien que son projet d’attentat aérien ait été déjoué (l’affaire est plus complexe que ça, mais passons), le groupe le détailla quelques semaines plus tard dans un numéro devenu mythique d’Inspire. Cette revendication, apaisée, permit d’exposer les buts et le mode opératoire de l’opération. Rien ne permet, à ce stade, d’exclure une telle pratique de la part de l’EI, qui ne néglige pas dans Dabiq de recourir à l’autocélébration mêlée d’ironie à l’encontre de ses ennemis – toujours plus nombreux.

Inspire

Si la catastrophe du 31 octobre n’a pas de cause criminelle, il faudra la classer parmi les nombreuses tragédies qui, depuis des décennies, endeuillent le transport aérien. S’il s’agit bien d’un attentat aérien, il s’agira du premier du genre jamais réalisé par l’EI, et du premier réussi par un groupe jihadiste depuis des années – et il s’agira donc aussi, en creux, d’un échec pour Al Qaïda. La Russie pourra sans doute y voir la première riposte de taille de l’EI à son intervention en Syrie, et on pourra alors se souvenir que le pays a déjà connu des attaques d’importance depuis une vingtaine d’années de la part des islamistes radicaux du Caucase, mais toujours sur son sol. C’est, en réalité, pour l’Egypte que le choc sera le plus rude. Après des mois d’opérations de plus en plus importantes, et des bilans de plus en plus exagérés, l’armée – au pouvoir, quoi qu’on dise – se verra confrontée à l’échec de sa stratégie, bien sûr dans le Sinaï mais aussi dans le reste du pays, alors qu’un attentat a été évité de justesse devant un hôtel du Caire il y a quelques jours.

Presque quatre jours après la chute de cet Airbus et la mort de 224 personnes, aucune certitude n’est donc apparue. Je reste, pour ma part convaincu qu’il s’agit d’un attentat et que la revendication de la Wilaya du Sinaï n’a rien de fantaisiste. Je reconnais cependant volontiers que ce sentiment ne repose que sur des éléments de contexte et aucune preuve directe, pour reprendre l’attachante expression des services de renseignement américains. Ceux qui doutent de la crédibilité de cette revendication ont pour leur part quelques arguments intéressants à articuler, mais qu’ils nous épargnent, de grâce, les enchaînements douteux de certitudes sans fondement. Ce n’est pas parce que des faits ne se sont jamais produits qu’ils ne se produiront jamais, et c’est pour cette raison que la langue française possède le mot « inédit ». Qu’ils soient bien conscients, également, qu’avoir raison à la fin d’un mauvais raisonnement n’a rien de bien convainquant. Et, pour tout dire, si on pouvait démontrer que l’EI n’a pas assassiné 224 civils après avoir tiré profit des failles de la sécurité aéroportuaire égyptienne, j’en serais le premier soulagé.

I’m not sure I made the slightest difference. I tried. I really did.

Le 25 mars 2001, Julia Roberts remporte l’Oscar du Meilleur premier rôle féminin pour son interprétation d’Erin Brockovich dans le film éponyme réalisé par Steven Soderbergh. Quelques minutes avant elle, Benicio Del Toro a remporté celui du Meilleur second rôle masculin pour la façon dont il a donné vie à un policier mexicain dans Traffic, un autre film de Soderbergh. Le cinéaste surdoué, Palme d’Or à Cannes à 26 ans pour Sexes, mensonges et vidéo (1989), est en effet en compétition, cette nuit-là, avec deux films, également virtuoses mais très différents – et très politiques. Il est lui-même nommé deux fois, ce jour-là, pour l’Oscar du meilleur réalisateur.

Erin Brockovich Traffic

Erin Brockovich, à la mise en scène élégante et ludique, conte la lutte acharnée d’une femme contre une entreprise pollueuse – et pour sa dignité (un sujet qui sera à nouveau traité en 2007, avec plus de noirceur, par Tony Gilroy dans Michael Clayton, produit par le même Soderbergh et Clooney, via leur société Section Eight). Soderbergh y démontre sa maîtrise des codes hollywoodiens, mais y imprime sa marque et y glisse, une nouvelle fois, ses références aux années ’60 – comme dans L’Anglais (The Limey, avec Terence Stamp et Peter Fonda), l’année précédente.

The Limey

Traffic, adapté de la série britannique Traffik, (1989, Alastair Reid, diffusée sur Channel 4), se présente, pour sa part, comme un film choral traitant, selon différents points de vue, de la réalité du narcotrafic entre le Mexique et les Etats-Unis. Comme toujours, Soderbergh y économise ses effets (pas une seule véritable scène d’action en près de deux heures et demie, sur un sujet qui a donné le récent Sicario, de Denis Villeneuve) et offre une remarquable direction d’acteurs, tous admirablement choisis, par ailleurs. On trouve là certains des membres de sa bande (Don Cheadle, Luis Guzman, Albert Finney), tandis que d’autres personnalités intègrent ici son univers (Michael Douglas, Catherine Zeta-Jones, Benicio Del Toro, Topher Grace).

Le projet, pour le moins ambitieux, vise à exposer les enjeux du narcotrafic, policiers, sécuritaires, sociaux, politiques, administratifs, sans jamais délaisser les hommes et les femmes qui l’animent ou le combattent. Le récit s’articule ainsi autour de personnages révélateurs d’un aspect particulier du trafic de drogue : Benicio Del Toro, policier à Tijuana ; Michael Douglas, devenu le drug czar de l’Administration américaine à Washington ; sa fille, Erika Christensen, lycéenne et junkie à Cincinnati ; et en Californie, Don Cheadle et Luis Guzman, policiers, et Catherine Zeta-Jones, épouse du chef d’un cartel (Steven Bauer, clin d’œil au Scarface de Brian De Palma, 1983 – avant son apparition dans un rôle similaire dans la 4e saison de Breaking Bad, en 2011).

Steven Bauer dans Traffic

Steven Bauer dans Scarface

Ces personnages permettent au cinéaste, grâce à Stephen Gaghan (Oscar du meilleur scénario, et plus tard nommé pour celui de Syriana) de faire œuvre de pédagogie sans jamais tomber dans la démonstration, et encore moins dans le moralisme. Les uns et les autres font ce qu’ils ont à faire, selon leurs logiques propres, se croisent et interagissent parfois comme dans une version criminelle de Short Cuts (1993, Robert Altman, d’après Raymon Carver). La froideur, apparente, de Soderbergh, ne vaut cependant pas approbation, et on voit bien, à suivre Michael Douglas à la recherche de sa fille, Benicio Del Toro manœuvrant entre l’armée de son pays et la DEA américaine, ou Catherine Zeta-Jones succédant à son époux, qui sont les criminels, qui sont les victimes et qui sont ceux qui luttent contre le trafic de drogue.

Usant de filtres de couleur, Soderbergh donne à chacun de ces points de vue une identité visuelle liée aux personnages et aux lieux. Benicio Del Toro, policier à Tijuana, est filmé dans des teintes jaunes, au grain très visible, suggérant la chaleur étouffante du pays. Michael Douglas, juge devenu le drug czar de l’Administration américaine, et sa fille se meuvent dans des images d’un bleu glacé à Washington et Cincinnati. Catherine Zeta-Jones et le duo Cheadle/Guzman sont, quant à eux, filmés dans une lumière éclatante, sous le ciel bleu, presque paradisiaque, de la Californie du Sud.

Benicio Del Toro

Michael Douglas

Erika Christensen

Don Cheadle & Luis Guzman

Catherine Zeta-Jones

Aux côtés de ces têtes d’affiche peuvent être admirés de nombreux seconds rôles, tous impeccables : Jacob Vergas, Amy Irving, Miguel Ferrer, Viola Davis, Dennis Quaid, Benjamin Bratt, James Brolin, Jose Yenque, Enrique Murciano, Clifton Collins Jr., John Slattery, Jack Conley, autant de visages vus et revus à la télévision ou au cinéma depuis des années et qui donnent de la substance à leurs personnages. La qualité de la distribution confirme d’ailleurs l’exigence mise par Soderbergh dans la réalisation de son film, peut-être le plus grand de sa carrière, parfaite rencontre entre ses exigences artistiques (dans la narration, dans le montage, dans la musique) et celles d’un projet destiné au grand public. Il alternera ensuite la comédie de luxe (la série des Oceans’11, 12 et 13) et les films conceptuels (Full Frontal, The Bubble, The Girlfriend Experience) avant de revenir à des projets de genre (The Good German, The Informant, Haywire, Contagion ou Magic Mike, par exemple) mais sans retrouver le parfait équilibre qui caractérise Traffic.

A la différence de The Wire (2002-2008), qui étudiait le fonctionnement concret et les ravages du narcotrafic à Baltimore, Traffic se concentre sur la complexité du phénomène et les immenses difficultés auxquelles sont confrontés ceux qui le combattent. A mesure que le récit se développe, on voit ainsi le duo de policiers Guzman/Cheadle être la victime de la concurrence entre administrations, jusqu’à devenir la cible des trafiquants eux-mêmes. Les conversations avec Miguel Ferrer, devenu témoin protégé, au sujet de la logique du trafic et de la compétition entre organisations criminelles constituent de cruelles initiations pour les policiers, confrontés aux limites de leur action et à l’habileté de leurs adversaires.

C’est cependant pour Michael Douglas que l’initiation est la plus pénible. Nommé par le président à un poste très visible, il découvre rapidement qu’on va plus lui demander de faire bonne figure que d’obtenir des résultats. Son prédécesseur, un général (James Brolin, plus vieux baroudeur que jamais), l’accueille d’ailleurs sur le constat d’un échec comme il n’en avait sans doute jamais connu dans sa carrière : I’m not sure I made the slightest difference. I tried. I really did. Cet aveu n’est que la première étape d’un cheminement qui va conduire Michael Douglas a prendre la mesure de l’ampleur, proprement hors de contrôle, du trafic qu’on lui demande, au moins publiquement, de réduire.

Sans jamais être le moins du monde ambigu à l’égard des narcos, tous présentés comme des criminels froids et calculateurs, Soderbergh expose parfaitement les logiques infernales de la guerre contre la drogue. Impuissants à enrayer le trafic, les autorités américaines, piégées par leur discours martial, sont condamnées à alimenter sans cesse une machine répressive qui ne répond à presqu’aucune des questions posées par le phénomène. Devenue un enjeu politique dont le succès n’est mesuré qu’en nombre d’arrestations et de saisies, la politique antidrogue américaine que Michael Douglas est censée incarner et améliorer ne fonctionne pas, mais il est impensable de le reconnaître, en particulier après tant de morts, de milliards investis et d’années de discours binaire. L’inefficacité stratégique de la guerre contre la drogue ne doit cependant pas interrompre la nécessaire lutte, tactique, des services de police et des agences spécialisées contre les trafiquants, et le système, à la limite de la schizophrénie, devient tout autant incontrôlable que le trafic qu’il combat.

La visite de Michael Douglas à l’El Paso Intelligence Center (EPIC) le confirme dans ses (nos ?) craintes. La structure, méritoire tentative de l’administration de coordonner ses composantes et de produire des résultats, n’est en réalité qu’un montre impuissant face à un adversaire encore plus puissant que lui et, surtout, infiniment plus réactif et souple. Là, dans des locaux luxueux, avec des moyens particulièrement sophistiqués, les fonctionnaires de la première puissance militaire du monde ne peuvent que constater leur échec, sans jamais pouvoir admettre que leur pays est une partie du problème – si ce n’est son cœur. Le passage au sein de l’EPIC illustre, quelques mois avant la création du Department of Homeland Security (DHS), après les attentats du 11 septembre 2001, l’inanité de la création de nouvelles structures administratives massives, condamnées à passer plus de temps à gérer leur complexité interne qu’à affronter celle du monde, et d’autant plus inutiles que les constats à partir desquels elles ont été bâties sont faux, biaisés, incomplets. La leçon n’a toujours pas été apprise, d’ailleurs, et le cirque politico-médiatique autour de la lutte contre le narcotrafic n’a été que la répétition de celui qui s’est mis en branle autour de la lutte contre le jihad.

Les premières semaines de son mandat permettent à Michael Douglas de réaliser à quel point il est déconnecté, à Washington, de la réalité du terrain (LE TERRAIN, LES GARS), selon la règle bien connue qui dit que plus on est puissant et entouré, moins on voit vraiment les faits et les hommes. De fait, placé au sommet d’une pyramide administrative, scruté par la classe politique, entravé par les luttes entre structures et l’absence de consensus intellectuel autour du narcotrafic (la scène du cocktail à Georgetown est édifiante, à cet égard), le tsar antidrogue, qui vit au sein de sa famille la réalité la plus crue de l’addiction, finit par lâcher prise, non par renoncement mais par honnêteté intellectuelle face à une tâche impossible. La mission l’intéressait, mais pas le pouvoir. Tout le monde n’a pas de tels scrupules.

La sortie spectaculaire de Michael Douglas, que le film prend soin de ne pas nous montrer, est l’aboutissement d’un processus qui voit, au Mexique Benicio Del Toro avancer à petits pas (scène finale, pleine d’espoir) tandis que Catherine Zeta-Jones, impitoyable, reprend les rênes de l’empire. Dès sa visite à l’EPIC, Douglas a compris que toute la stratégie mise en œuvre, au mieux était sans effet, au pire aggravait le problème en suscitant plus de violence. De retour en avion, avec son équipe, il cherche de nouvelles idées et contemple l’impasse dans laquelle tous se trouvent.

Film magistral, Traffic, qui vaudra à Soderbergh l’Oscar du meilleur réalisateur, a eu, dès sa sortie, de terribles résonances au sein des services de contre-terrorisme. L’impuissance politique et intellectuelle des responsables américains, malgré leur puissance policière et technologique, ne pouvait, déjà en 2000, que nous frapper par sa cruelle pertinence et nous renvoyer à ce que nous vivions au bureau. Les enjeux multiples, croisés, d’un phénomène qui ne peut être réduit à sa simple dimension criminelle, évoquaient ceux que nous observions chaque jour. Si pas un des fonctionnaires ou militaires engagés contre le jihad n’a jamais remis en cause la nécessité de lutter, parfois violemment, parfois illégalement, aucun n’a jamais pensé que la répression était la seule solution et que la politique ou le travail social n’étaient pas pertinents. Encore faudrait-il, pour que nos dirigeants, s’en convainquent, qu’ils cessent de lire le monde avec des grilles qui, n’ayant jamais été pertinentes, ne le sont pas plus aujourd’hui qu’elles ne l’étaient hier.

Comme dans The Wire, le constat d’une guerre sans fin faute de solution est omniprésent dans le film et Traffic, malgré son sujet, est sans doute un des moyens les plus intelligents de comprendre pourquoi, dans un autre domaine, nous sommes encore et toujours tenus en échec – peut-être parce qu’il n’y a pas de solution à un phénomène historique intrinsèquement lié à ce que nous sommes.

They’re coming outta the walls. They’re coming outta the goddamn walls!

Après les Etats-Unis et le Royaume-Uni, la France a donc reconnu qu’elle éliminait ceux des jihadistes dont elle ne pouvait disposer par des moyens légaux. Cette évolution, inévitable à défaut d’être souhaitable, aurait pu être l’occasion de présenter enfin à une population inquiète la froide détermination de nos gouvernants, capables d’appréhender la menace avec hauteur et de ne pas reculer devant certaines mesures extrêmes, mises en œuvre à l’issue d’un processus décisionnel rationnel. Hélas, et comme si nous ne pouvions échapper à nos habitudes de baltringues, il a fallu que cette décision, loin d’être anodine, soit annoncée entre deux portes par un conseiller ministériel sans doute émoustillé. La question a, par la suite, été sèchement éludée par le Premier ministre, toujours prompt, cependant, à invoquer la défense sacrée de la Nation et de la République, tandis que le ministère de la Défense, contre toute évidence, gardait un silence que l’on qualifiera, au choix, de prudent ou de gêné – à moins qu’il ne soit les deux.

Un Premier ministre très agacé

Récitant de façon peut-être un peu scolaire des éléments de langage qui ne semblent pas l’avoir convaincue outre mesure (et qui ont peut-être été écrits au Quai plutôt que place Vendôme), Mme Taubira, Garde des Sceaux et femme de gauche s’il en fut, a, dans Le Monde, justifié le principe de frappes qui, pour l’heure, n’existent donc pas. Il faut saluer, une fois de plus, l’excellence de la communication gouvernementale et son extrême cohérence. J’ajoute que cette dernière prise de position publique, qui vient à l’appui de l’invocation par Paris d’une nécessaire « légitime défense » en vertu de l’article 51 de la Charte des Nations unies, équivaut à un début de reconnaissance par la France de l’Etat islamique en tant qu’Etat. Je ne dis pas que ça me choque, mais avouez que la chose est notable.

Mme Taubira, souple sur ses appuis

L’élimination ciblée de jihadistes n’est évidemment pas une mesure anodine, et le fait qu’elle soit ainsi rendue publique – en partie pour des raisons de politique intérieure – constitue, comme je l’ai déjà dit, une erreur. Un des défis majeurs auxquels sont confrontés les responsables d’une politique anti terroriste est en effet de trouver le juste équilibre entre les nécessaires actions de prévention/répression exercées sur les groupes qui nous menacent et les effets inverses qui ne manqueront pas d’être produits par ces actions. Il s’agit, pour faire simple, de ne pas aggraver la situation par des opérations inopportunes ou surdimensionnées, et dans le même temps, de ne pas laisser la menace se développer par une retenue excessive. Cette équation, sans solution à ce stade, est transposable sur tous les théâtres extérieurs où les Occidentaux – Russes compris, dans ce cas – interviennent. Ne rien faire, c’est laisser l’adversaire se développer à son initiative. Agir, c’est, s’agissant du jihad, alimenter la propagande ennemie et susciter des vocations. Il faut donc faire ça en ayant identifié les risques et avoir, grâce à une stratégie solide, conscience que la route sera longue et cahoteuse mais qu’elle doit être empruntée. Les postures de matamore sont sans utilité dans ce contexte, quand elles n’incitent pas simplement à rigoler, et on voit à quel point sont également ridicules ceux qui geignent au moindre coup de feu (« La fabrication de l’ennemi » et autres foutaises qui fleurent bon l’héritage de Georges Bonnet) et ceux qui, rêvant d’une carrière au service de l’Etat qu’ils n’ont pas eue, appellent à des épurations internes et le lancement de nouvelles croisades – dont nous connaissons tous les indéniables succès.

Le recours à de telles extrémités opérationnelles, de la part de responsables ayant souvent adopté publiquement des postures morales outrées, ne doit cependant pas être – seulement – moqué (même si on aimerait connaître la position de Jean-Jacques Gandhi sur ce point). Ces actions clandestines révèlent, en effet, à la fois l’impuissance, régulièrement commentée sur ce blog, des politiques traditionnelles à l’égard de la menace jihadiste et l’urgence d’agir alors que le danger n’a jamais été aussi grand.

Le constat, mille fois répété depuis des mois par les gouvernants, d’une menace immédiate et hors de contrôle n’a jamais été aussi terriblement vrai. Partout, au sein des services spécialisés comme auprès des observateurs les plus avertis on sent monter l’angoisse de l’inéluctable, alors qu’il est manifeste que la mobilisation des moyens et des énergies ne parvient pas à produire des résultats durables.

Il serait, ici, faux et injuste de dire que nos services ne se démènent pas en tout sens pour neutraliser les individus, cellules et réseaux qui projettent de réaliser des attentats en France. Jamais, sans doute, depuis des décennies la mobilisation de notre appareil de sécurité, intérieure et extérieure, n’a été aussi intense, et pourtant le constat d’échec est partout le même. Il faut dire que jamais non plus la menace terroriste n’a été à la fois aussi intense et complexe, portée par des acteurs différents, parfois concurrents, parfois coordonnés, agissant sur ordre ou de façon autonome, voire spontanée.

Face aux services, dont on nous présente parfois une vision un peu trop idyllique, la mouvance jihadiste avance en ordre dispersé. Nous trouvons là des individus menant ce que l’on nomme désormais un jihad solitaire – à ne pas confondre avec le loup du même nom – et répondant aux appels des grandes organisations, comme l’EI ou AQ. Sans formation particulière, ils compensent leur manque d’expérience par leur volonté d’agir et la fragilité des cibles qu’ils attaquent. Celles-ci, quoi qu’affirme le ministre de l’Intérieur, ne peuvent d’ailleurs pas toutes être défendues dans un pays qui en compte une infinité. Dangereux, imprévisibles, ces jihadistes solitaires inexpérimentés sont, à leur façon, la chance des services de sécurité, car leur faible compétence les conduit à des erreurs opérationnelles (affaires de Villejuif ou du Thalys). Nier pour autant leur capacité de nuisance, comme le font certains, bloqués dans de vieux fantasmes dignes d’un mauvais film d’espionnage, est non seulement idiot mais dangereux. Les terroristes réels, anarchistes russes ou militants de la RAF, n’ont que très rarement été de grands opérationnels.

Les jihadistes peuvent également agir au sein de microcellules, là encore totalement autonomes (affaire de Sarcelles) ou au contraire liées à des organisations extérieures (affaire Kouachi). Le risque existe alors (affaire de Verviers) d’une opération ambitieuse, et la tendance, observée depuis plus de dix ans (Al Khobar et Beslan en 2004, Bombay en 2008, Benghazi en 2012, In Amenas et Nairobi en 2013, Peshawar en 2014, Garissa en 2015) est celle de la réalisation d’un attentat dynamique dans notre pays.

Ce risque, que les autorités envisagent depuis 2008, est devenu concret à la fin de l’été 2010, lorsqu’un projet européen a été déjoué, en partie grâce à des frappes répétées de drones américains (ben oui, ça sert à ça) en Afghanistan contre des cellules jihadistes originaires d’Asie centrale – les mêmes que l’on verra à l’œuvre en 2012 lors de l’affaire Merah. Comme toujours, il est possible d’imaginer quantité de scenarii terrifiants (un piège dans lequel tombent régulièrement certains responsables) mais le plus important est d’identifier ceux qui permettent de dimensionner la riposte : attaques simultanées ou séquencées ? Seulement à Paris ou sur l’ensemble du territoire ? Quelles sont les cibles à protéger en priorité ? Quels sont les moyens à engager ? Selon quelles règles ? Quelles sont les pertes acceptables ? Quels sont les dégâts que l’on peut gérer et ceux qui feront d’un évènement sécuritaire une crise majeure ? De quoi avons-nous besoin ? Cellules de crise, services de secours, équipes d’enquêteurs et d’analystes, unités d’intervention, processus décisionnel raccourci, éléments de langage, etc.

Il faut, en effet, impérativement lutter contre le processus intellectuel qui transforme la peur de l’évènement en certitude qu’il ne se produira pas. La possibilité d’un bain de sang en France, après les carnages vus depuis vingt ans et les attentats régulièrement évités, n’a ainsi rien de théorique. En réalité, l’Histoire et les dernières années nous enseignent que ce n’est pas parce qu’une crise ne doit pas se produire qu’elle ne se produira pas. Au contraire, serais-je même tenté d’écrire, et on n’a jamais fait mieux, pour concevoir des défenses et des attaques efficaces, que de correctement comprendre l’ennemi. On me pardonnera de ne pas seulement compter sur la MIVILUDES sur ce point.

Les acteurs décrits plus hauts peuvent être inspirés aussi bien par l’Etat islamique que par Al Qaïda. Se focaliser sur les filières de volontaires à destination de la Syrie et de l’Irak est une erreur, qui nous a déjà coûté cher, et il n’est sans doute pas inutile, une fois de plus, de rappeler que le jihad français a une profondeur historique qui permet à des anciens, du GIA ou du GSPC, de côtoyer des gens s’étant éveillés à la cause après l’invasion de l’Irak par les Etats-Unis (2003) et d’autres, encore plus récemment convaincus.

Face à ce phénomène, les services ne peuvent que constater la saturation des défenses mises en place. Cette saturation est due tout autant au nombre de cibles à évaluer et à éventuellement traiter qu’à la quantité, ahurissante de renseignements recueillis. Les cibles, en effet, se comptent non seulement par centaines, mais elles sont toutes largement équipées en moyens de communication modernes, utilisés sous divers pseudonymes et selon des règles de sécurité que l’on peut apprendre en regardant n’importe quelle série télévisée moderne (Vidocq n’utilisait pas Viber, et Schulmeister se méfiait de Twitter, sans doute une question de génération). La nature de la mouvance jihadiste, faite d’une multitude d’interactions personnelles, constitue la difficulté majeure, voire intrinsèque, à la lutte que mènent les services.

L’enjeu, comme on l’a dit en vain au printemps dernier, n’est donc pas de recueillir plus de renseignements – il y en a déjà presque trop – mais bien de les analyser correctement et de comprendre la réalité de la menace. Il faut dégager des ressources intellectuelles et tenter de concevoir une stratégie qui ne serait pas seulement défensive, et donc passive. A cet égard, les autorités politiques et administratives semblent avoir admis l’inéluctabilité d’un prochain attentat, sérieux, en France et mobilisent une partie de leurs ressources à réaliser des contrôles internes sur fond de compétition entre grands services. Qu’il faille évaluer les performances des uns et des autres est une évidence – même si on attend encore des rapports qui ne soient pas écrits par des parlementaires aux ordres et/ou fascinés. Que cette volonté de mieux faire passe par la complexification – avec tous les enjeux de carrière et de pouvoir qui s’y greffent – d’appareils administratifs déjà organisés de façon parfois baroque a de quoi désoler. Cette soif de contrôle répond à l’angoisse de l’échec et vise, sans ambiguïté, à préparer des lendemains cruels pour des responsables qui, ayant trop longtemps seriné que le système fonctionnait et qu’on allait même accroître sa puissance, se trouvent piégés. Entre la fluidité indispensable au bon fonctionnement du cycle du renseignement et les contrôles nécessaires au fonctionnement de l’Etat et à la survie politique, certains ont choisi pour nous. L’Histoire nous dira s’ils ont eu raison.

Il n’y a, de toute façon, et à ce stade, pas de solution miracle. Si le phénomène a tous les aspects d’une guerre, il est révélateur d’une crise bien plus profonde qui voit, par exemple au Moyen-Orient, des Etats aux gouvernements déficients vaciller, ou en Europe des sociétés fatiguées contempler, impuissantes, les conséquences de décennies de crises socio-économiques. Il faut donc durer, tenir le choc, mais il faudrait aussi réfléchir. Il serait temps, par exemple, que la lutte contre le jihadisme, sans abandonner les indispensables actions coercitives, devienne une des composantes d’une stratégie plus large, plus ambitieuse. Plus de vingt ans de lutte sans succès durable(s) auraient dû convaincre nos dirigeants qu’il fallait penser le monde différemment et organiser la réponse avec un peu plus d’ambitions et de hauteur de vue, mais il est désormais trop tard.

Une évaluation de la menace jihadiste actuelle conduit à penser qu’un attentat majeur est probable dans notre pays. Il n’est certainement pas inévitable, mais le risque est assez élevé pour que, comme l’année dernière, les autorités se préparent au choc en étant terriblement conscientes de son ampleur potentielle. La revue d’AQPA, Inspire, ne cache d’ailleurs pas les ambitions des terroristes, et rappelle les feuilles de chou diffusées à Londres dans les années ’90. Dans sa dernière édition, la revue, rédigée par ceux-là mêmes qui ont organisé l’assassinat des membres de Charlie, envoie une série de signaux très inquiétants.

C'est sûr, c'est pas le classement des cliniques.
C’est sûr, c’est pas le classement des cliniques.
A quoi ressemble le bureau d'un planificateur ? A ça.
A quoi ressemble le bureau d’un planificateur ? A ça.

Plus que les morts et les dégâts, ce qui inquiète, plus que jamais, est la capacité de l’Etat et de la société à encaisser ce qui se profile. Dans un pays dépressif, traversé de multiples tensions, travaillé par le doute, tenté par le populisme, une attaque terroriste pourrait bien avoir de très lourdes conséquences. Sans doute pourra-t-on dire plus tard que celles-ci ont été la suite logique d’années d’errements, mais il n’y a pas de fatalité. Il faut, ainsi, se méfier de ceux qui, oracles de sous-préfecture, nous promettent le pire – quand ils ne l’espèrent pas – en espérant devenir nos sauveurs.

« What can I do, I’m a nervous wreck? » (« Planet of Women », ZZ Top)

La question est aussi vieille que le terrorisme, mais elle ne se pose que lorsque la violence de ceux qui attaquent l’Etat semble insensible aux actions du binôme police/justice. Dans les démocraties, la gestion de ces agressions est parfois confiée à des services de police spécialisés, et c’est évidemment le cas en France.

La réponse idéale à ces attaques ne devrait jamais, en effet, exister en dehors du cadre de la loi, parfois très large si on pense à nos pratiques, mais l’idéal n’est pas de ce monde. La tentation d’employer des moyens plus violents, clandestins, illégaux, naît parfois lorsqu’il semble qu’aucune réponse durable ne puisse être conçue puis mise en œuvre contre certains acteurs violents. Le débat est alors vif, entre ceux qui pensent qu’il ne faut pas transiger avec les principes (ils ont raison) et ceux qui pensent que les principes, non seulement ne sauvent pas de vies et, surtout, peuvent sortir terriblement fragilisés d’une crise politico-sécuritaire majeure (ils n’ont pas tort non plus). C’est dans ces moments qu’on juge ses dirigeants, lorsque le pragmatisme de la réponse est le mélange, le moins imparfait possible, des nécessités sécuritaires et du respect des fameux principes de la République.

La menace jihadiste parmi ses nombreux aspects fascinants, constitue à cet égard un des défis les plus sérieux à notre organisation sécuritaire, comme je ne cesse de l’écrire sur ce blog depuis des années (notamment ici, en 2010, et là, en 2012 – et je vais d’ailleurs vous épargner de nouvelles réflexions sur le sujet). Depuis une vingtaine d’années, tout a été essayé ou presque en matière d’actions répressives, et même préventives, et les actions violentes, plus ou moins clandestines, ont fait partie des réponses de la République.

En 1995, un service cher à mon cœur fit ainsi clairement comprendre aux idéologues londoniens du Groupe Islamique Armé (GIA) – et aussi d’Al Qaïda – qu’il serait judicieux de leur part de cesser la diffusion des communiqués victorieux saluant les attentats commis en France. Et personne ne les menaçait d’un lit en portefeuille, pour ceux qui s’interrogeraient. La même année, Khaled Kelkal fut sèchement éliminé par des gendarmes à la suite d’une chasse à l’homme plutôt virile, et bien naïfs sont ceux qui croient encore que sa mort ne fut pas un message de fermeté envoyé au GIA. La République, comme l’Empire, contre-attaque quand on l’attaque, et il ne serait pas inutile que certains essayent de se documenter avant de lancer des avis définitifs au sujet de la boussole morale que serait la France. Mon cher et vieux pays, oui, mille fois oui, mais pour la boussole morale, va falloir repasser, car la carte de nos alliances dans le Golfe et de nos principaux clients dit tout de la réalité de notre exigence dans le domaine.

Depuis 1995, donc, face au jihad, la France – et ce quels que soient ses dirigeants – a fait le choix de la fermeté. Sur le territoire national, la justice, même imparfaite, a continué d’être saisie. J’ai déjà dit ce que je pensais de la récente loi sur le renseignement, des postulats sur lesquels elle reposait, et de ceux qui les avaient inspirés. Le fait est, malgré tout, que nous sommes encore un Etat de droit et que ça marche à peu près (Attention : je n’ai pas dit que c’était d’une efficacité absolue), au moins pour l’instant.

La fermeté de nos dirigeants – à ne pas confondre avec une réelle stratégie, une authentique vision ou même une réflexion complexe – a conduit à des actions parfois autrement plus viriles hors du territoire national. La doctrine, à supposer qu’il y en ait une quelque part, peut être résumée ainsi : en France, en Europe, en Amérique du Nord, partout où l’action judiciaire peut obtenir des résultats grâce à la coopération entre Etats de droit, la priorité est donnée à la légalité. Si un individu est soupçonné de vouloir commettre, soutenir ou commanditer un attentat, les renseignements recueillis légalement par les services compétents convaincront sans difficulté majeure la justice du pays partenaire que des arrestations doivent être réalisées.

Si cet individu est présent dans un Etat moins sourcilleux quant au respect du droit ou des libertés individuelles, il y aura moyen de s’entendre, et personne n’en saura rien. Là, soyons clair, la boussole morale de la France aura salement perdu le nord, quelque part entre la cave d’une villa isolée et une prison secrète, mais on pourra toujours espérer que la sécurité y aura gagné ce que la noblesse de la cause y aura perdu. Ça aussi, ça fait des années sinon des décennies que ça arrive, et certains commentateurs facilement émus feraient bien de retenir leurs imprécations et leurs larmes car elles sont très très en retard. Personne ne dit que c’est bien, mais c’est ça, aussi, la défense de l’Etat. Et non, je ne me prends pas pour le colonel Jessup.

S’agissant du jihad, il est apparu clairement, avant même le début des années 2000, que la justice ne suffisait pas à enrayer un phénomène qu’une poignée de visiteurs du soir de nos ministres persistent à qualifier de criminel, voire de psychiatrique. Dès lors, que faire ? Dans la mesure du possible, les Etats de droit ont choisi de renforcer leurs moyens intérieurs et, après 2001 (quelle surprise !) d’exercer une pression diplomatique accrue sur certains acteurs de la vie internationale. Face à certaines situations très particulières, que nous connaissons tous, l’option militaire s’est (très) rapidement imposée. Il ne s’est plus agi, alors, d’anti terrorisme mais de contre-guérilla (le terrorisme n’étant qu’un mode opératoire, faut-il le rappeler), et l’action des forces armées a répondu à une menace qui avait pris une telle ampleur que le code pénal et la commission rogatoire internationale étaient devenus sans pertinence.

Très égoïstement, nous sommes quelques uns à avoir pensé que les interventions militaires occidentales, ici ou là, contre des groupes jihadistes avaient au moins le mérite, à défaut d’être victorieuses, de montrer du jihadisme sa vraie nature : celle d’un phénomène complexe, global, capable de défier des Etats, de bouleverser des équilibres régionaux et de menacer des populations. Mais les crises générées ou phagocytées par les groupes jihadistes n’autorisent pas nécessairement des interventions militaires massives, ou n’offrent pas toujours la possibilité de conduire des actions diplomatiques fermes. Comment intervenir dans les zones tribales pakistanaises ? Comment peser sur Riyad ou Islamabad afin qu’ils pèsent à leur tour sur les islamistes radicaux avec lesquels ils ont ou ont pu avoir des relations ? Mystère.

Entre l’action judiciaire, les pressions diplomatiques et les interventions militaires, toutes publiques, existe une zone grise dans laquelle agissent les services spécialisés. A eux reviennent les missions de conseils et d’analyse, mais aussi de préparation à l’action, voire de réalisation d’opérations secrètes. La différence est de taille : il ne s’agit plus d’envoyer des milliers d’hommes affronter des groupes hybrides, dont la plupart des membres sont anonymes et seront combattus comme n’importe quel adversaire sur un champ de bataille, mais bien d’éliminer, par tous les moyens nécessaires, des individus identifiés, chefs militaires, logisticiens, artificiers, financiers, planificateurs. On peut le faire dans une grande ville moyen-orientale avec un grand raffinement opérationnel, et on peut le faire avec un missile de croisière ou une bombe lâchée par un Rafale, un F-15 ou un Predator (mais si c’est un Predator, c’est maaaaaaaal).

La logique n’est plus, alors, de reprendre le contrôle d’un territoire ou même de dégrader les capacités militaires d’une organisation identifiée – ce que fait l’opération Inherent Resolve depuis le mois d’août 2014 contre l’EI – mais d’empêcher un groupe terroriste de passer à l’action. C’est, par exemple, toute la logique des frappes américaines de drones ou de chasseurs bombardiers au Yémen, en Somalie ou au Pakistan. Cette logique pourrait même être assimilée à une opération de police mondiale contre des individus relevant du droit pénal, mais la nature du jihadisme fait que, justement, les actions de police traditionnelles ne sont plus assez efficaces pour se suffire à elles-mêmes et faire que l’Etat remplisse ses devoirs à l’égard de ses administrés. Pour faire simple, si on peut arrêter un suspect, on le fait. Mais s’il le faut flinguer pour obtenir un répit, on le fait aussi. Il ne s’agit pas de s’en réjouir, mais il serait sans doute malvenu de s’en émouvoir aujourd’hui en Syrie alors que nous le faisons au Sahel depuis des années et que nous l’avons fait faire par d’autres (Américains, Britanniques, et j’en passe) dans d’autres endroits. Le choix de tuer des adversaires le plus loin possible du territoire qu’ils veulent frapper est d’une grande logique, et bien que cela n’apporte aucune réponse politique au jihad qu’ils mènent, c’est toujours ça de pris. Je n’ai, à cet égard, pas le début d’un état d’âme, et j’ai même écrit en 2005 une note qui préconisait exactement ça. Ceux que ça amuse et qui ont un vrai métier pourront même la retrouver dans les archives.

A dire vrai, le problème posé par notre intervention en Syrie est ailleurs. Que nous y allions pour y combattre l’EI aux côtés de nos alliés, rien à dire. Que nous y allions pour peser politiquement, à la française, c’est-à-dire sans moyens mais la bouche pleine de belles formules, rien à dire. Que des Français meurent dans des frappes militaires contre des cibles attaquées parce qu’elles étaient importantes pour l’ennemi, rien à dire. Il ne fallait pas être là, les gars. On préviendra vos familles en disant que nous sommes désolés et que c’est ballot. Mais que nous fassions savoir, à l’occasion de confidences gourmandes, que nous visons des Français pour les empêcher de nuire, non non non. Notez bien, mais vous l’avez compris, que la mort d’une poignée de traîtres ne saurait m’enlever le sommeil. Qu’en revanche des opérations habituellement tenues secrètes, pour d’évidentes raisons, deviennent des outils de valorisation politique est absolument lamentable.

Eliminer secrètement et illégalement des adversaires est un ultime recours pour un Etat, plus encore pour une démocratie. Le faire est, sans le moindre doute, un acte hors-la-loi décidé par des responsables politiques et exécuté par des entités spécialisées, civiles ou militaires. Que les éliminations (assassinats ?) pratiquées par les Etats-Unis aient été tactiquement utiles et stratégiquement désastreuses ne se discute plus guère. Que nous soyons contraints, selon les mêmes cheminements, de faire la même chose n’est pas non plus une surprise.

A la différence, cependant, des Etats-Unis, où les actions de ce type sont à la fois rarement reconnues et totalement assumées dans le cadre d’une guerre longue et indécise, les responsables français brillent par l’incohérence, au moins apparente, de leurs positions. Révélées par un conseiller de notre décidément très martial Premier ministre, puis démenties par le ministre de la Défense contre toute évidence, les frappes françaises contre des jihadistes français en Syrie sont d’une rare logique, (cf. ici). On sait qui, au sein de l’EI, planifie des attentats sur notre sol, et puisque c’est paraît-il le seul moyen on élimine l’origine de la menace. Ce faisant, cependant, on ne participe pas vraiment à Inherent Resolve, on fait du contre-terrorisme à des fins uniquement nationales, et le reconnaître est alors une erreur.

Le révéler à la presse démontre que ces actions n’ont pas tant des objectifs opérationnels que politiques. Comme le déploiement de milliers de soldats dans les rues de nos villes, les quelques raids que nos pilotes effectuent dans un environnement pour le moins hostile ne sont que de l’affichage, une forme raffinée de gesticulation qui nous surexpose sans nous garantir une sécurité accrue. Cela révèle également que les autorités restent focalisées sur la menace émanant du seul Etat islamique, comme si les attentats du mois de janvier dernier n’avaient pas amplement et tragiquement démontré qu’il était décidément bien imprudent de sous-estimer les réseaux historiques du jihad – et comme si ces éliminations n’allaient pas avoir des conséquences intérieures et contribuer, on peut le craindre, à déclencher des passages à l’acte. Dans « guerre secrète », il y a « guerre » et « secrète ». La combinaison des deux termes semble difficile à envisager pour des responsables politiques qui n’envisagent de victoire qu’électorale. La défense de l’Etat ne devrait jamais être l’occasion de se pousser du col, mais tout le monde n’est pas Cincinnatus.