Le renseignement au cinéma : faire appel à des sous-traitants

Ça n’est pas nécessairement une question de moyens, mais ça peut être une question de compétences. Dans son livre Les Secrets de l’espionnage français (JC Lattès, 1993), Pascal Kropp raconte comment des cambrioleurs aux doigts de fée étaient nuitamment extraits de la prison de La Santé, dans les années ’60 et ’70, pour effectuer des missions au profit de services de la République et finissaient la soirée par un gueuleton dans une brasserie. L’État, en particulier en France, est censé être capable de remplir bien des missions, mais il peut arriver que la ressource vienne à manquer. Il est alors possible de faire appel à des spécialistes – souvent des anciens du gaz – actifs hors de l’administration ou des forces afin de leur confier des missions particulières.

Depuis une vingtaine d’années, ces spécialistes ne sont cependant plus seulement les porte-flingues longtemps décrits par la littérature de gare ou le cinéma de genre. Les sociétés privées de sécurité, parfois très modestes, se multiplient, et on trouve dans ce secteur des professionnels capables de prouesses informatiques et même des compagnies aériennes dont les appareils transportent du matériel de renseignement électronique mis en œuvre par des membres de services bien connus. On pourra, naturellement, regretter que les autorités soient contraintes de recourir à des aides extérieures, faute, parfois, d’avoir su conserver les compétences demandées, ou on pourra, au contraire, saluer leur souplesse et leur adaptation au monde.

En marge des comités d’éthique, des actionnaires pressés et des campagnes commerciales plus ou moins convaincantes subsistent cependant des capacités dont les États ont besoin, sans toujours l’assumer : parler aux pires crapules, leur apporter de petits cadeaux ou les flinguer ; mener des opérations d’influence peu reluisantes ; monter des entreprises de couverture ; et, naturellement, faire le très sale boulot.

DOA a récemment exploré ce milieu, à sa façon, et il a, après bien d’autres, mis en évidence les presque inévitables dérives du renseignement privé et du mercenariat devenu sous-traitance. On comprend, naturellement, les logiques pouvant conduire une autorité ou un service à faire appel à des ressources extérieures : compétence particulière, souci d’économie, désir de ne pas accomplir soi-même certaines actions. Reste qu’à externaliser des prestations éminemment régaliennes on prend le risque de se mettre dans la main de ceux qui vont les réaliser, voire de s’exposer à leur échec, toujours irrémédiable. Il s’agit alors d’établir avec ces partenaires d’un jour une relation de confiance, ce qui n’est pas si facile.

L’Empire contre-attaque, d’Irvin Kershner (1980)

Le renseignement au cinéma : coordonner et synthétiser

Paradoxalement, il m’a toujours semblé que la coopération internationale, à laquelle n’appellent le plus souvent que les moins compétents et les plus ignorants en matière de renseignement, était bien moins complexes que la coordination nationale des moyens et des administrations. La difficulté, en effet, ne naît pas tant de la définition de l’ennemi que, parfois, de la conception de la stratégie pour le combattre et, souvent, des méthodes à employer.

Dans un Etat moderne et puissant, où plusieurs services spécialisés cohabitent, tous avec leur culture, leurs biais, leurs passifs, leurs caractéristiques (Civil, policier ou militaire ? Judiciaire ou administratif ? Clandestin ou pas ?) et leurs moyens, la coordination, nécessité opérationnelle absolue, ne va pas de soi. Si les différences font la richesse d’une communauté du renseignement, quand il s’agit de faire converger des analyses au profit des responsables politiques ou de présenter des options opérationnelles, la coordination quotidienne relève du défi. Au-delà de la question des égos, à ne jamais négliger, il convient en effet de convaincre les uns et les autres qu’ils ont intérêt à travailler ensemble puisqu’ils ne sont pas, quoi qu’ils pensent, capables de gérer seuls toutes les menaces, toutes les crises, tous les phénomènes complexes en constante évolution.

Théoriquement soumis à une autorité unique, les différents services obéissent en réalité à des logiques propres. Emportés par leur poids et leurs habitudes (celles, en particulier, qui font qu’on innove finalement assez peu et qu’on préfère reproduire les mêmes actions dans la zone de confort), les services ont parfois du mal à entendre la parole de leurs partenaires, et encore plus leurs critiques ou leurs remarques. Ils peuvent aussi, en raison de leur puissance intrinsèque, choisir d’agir seuls, et au besoin de coordination s’ajoute alors celui de contrôle.

La coordination, en réalité, dépasse de loin les seuls aspects opérationnels et doit concerner l’analyse, voire même la perception initiale. De cultures intrinsèquement différentes, les services peuvent être confrontés à des appréhensions contradictoires de phénomènes complexes et, par la suite, les traiter de façon incohérente ou contradictoire (il suffit, par exemple, de rappeler ici les innombrables foutaises lues et entendues au sujet des jihadistes, qui seraient tous à la fois fous, motivés par le seul appât du gain et dépourvus du moindre projet politique). La coordination devient alors synthèse puis harmonisation de l’analyse afin de jeter sur la menace un regard à la fois complet et subtil, de concevoir une stratégie globale puis de la mettre en œuvre. Il n’est alors plus seulement question d’agir de façon coordonnée en se répartissant les missions et les actions dans le cadre d’un plan unique mais bien de parler de la même chose et d’échanger renseignements et analyses dans un cadre cohérent. Croyez-moi, ce n’est pas si facile.

L’Attaque nocturne, d’Alexandre Astier (Kaamelott, S3E69, 2006)

 

 

Le renseignement au cinéma : envoyer un analyste sur le terrain

Dans les services de renseignement français, où on pratique à la fois le recueil ET l’analyse du renseignement, le terrain (LE TERRAIN, LES GARS !) est une étape obligée par laquelle il est de bon ton de passer. Quelle que soit la voie qu’on empruntera par la suite, s’être initié aux rudiments de l’action clandestine n’est jamais inutile, surtout quand on sait que certaines des sources les plus sensibles peuvent être traitées dans des villes européennes, loin des fantasmes orientalistes de quelques faux vétérans trop souvent vus à la télévision.

Le terrain (LE TERRAIN, LES GARS !) constitue également, au-delà de ses dimensions opérationnelles, une nécessité pour les analystes. Les dossiers exploités à Paris sont essentiels, selon des méthodes empruntant plus aux sciences humaines qu’à la fréquentation de la salle de musculation ou à celle des Volets rouges, à Biên Hòa, mais avoir arpenté certaines rues, emprunté certains itinéraires, échangé avec des contacts locaux et expérimenté la vie quotidienne de régions parfois très éloignées du 20e arrondissement n’est pas moins impératif.

Il reste que les analystes des services de renseignement n’ont pas la carrière de certains universitaires passant sans difficulté de la Thaïlande ou du Sahel aux centres de recherche occidentaux, ni même celle des reporters de guerre, aussi à l’aise dans le Caucase qu’au micro d’une conférence. Dans un service, l’analyste devenu expert est d’autant plus précieux que trop souvent personne n’est capable de lui proposer un avenir administratif et qu’un esprit ayant fait le choix de la spécialisation au détriment du cursus honorum se doit d’être dorloté. On me dit cependant que certaines filières se mettent en place, et il faut s’en féliciter.

Se spécialiser a un coût. La connaissance intime de pays, de crises ou de phénomènes complexes, à l’aide de sources auxquelles le monde civil n’a pas accès – quoi qu’il en pense – peut faire de vous un cas non conforme. Ce choix, en effet, peut être révélateur de traits de personnalité pas nécessairement compatibles avec ce qui fait la vie routinière de votre service. Dans certains cas, même, la hiérarchie peut se demander à quoi peuvent bien lui servir des compétences dont le caractère opérationnel ne saute pas aux yeux. De tels questionnements sont souvent la marque d’une ignorance crasse, ou d’une incompréhension réelle (ou des deux combinés) de ce que peut apporter un véritable spécialiste, mais ils peuvent aussi, ponctuellement, être légitimes. Toutes les spécialités, après tout, ne sont pas utiles.

Il arrive alors qu’on tente des expériences, qu’on expédie seul sur le terrain un analyste au prétexte qu’il a suivi un stage il y a dix ans et qu’il est donc théoriquement autonome, et qu’on lui confie des missions simples. Mais, s’il existe des missions plus simples que d’autres, aucune n’est vraiment de routine et, comme chacun sait, aucun plan de bataille ne survit au contact avec l’ennemi. Il peut en aller de même en matière de renseignement humain…

Indiana Jones et la dernière croisade, de Steven Spielberg (1989)

We have no idea what we are up against

J’entendais récemment un critique affirmer que le cinéma montrait et que la télévision racontait. La formule est brutale, et sans doute injuste, mais il est manifeste, en particulier depuis que nous vivons un nouvel âge d’or de la fiction télévisée, que le temps offert par une succession d’épisodes, voire de saisons, permet d’exposer des récits complexes sans occulter les enjeux ou caricaturer les personnages. Certaines des productions diffusées depuis une dizaine d’années sont ainsi d’une qualité narrative au moins équivalente à certains chefs d’œuvre du cinéma. Reste, cependant, la question de la mise en scène elle-même, souvent plus classique sur le petit écran – le classicisme n’étant pas un défaut, évidemment.

La profondeur de champ offerte par la télévision est idéale dès qu’il s’agit de décrire sur la durée une situation complexe, et il me semblait, depuis longtemps, qu’une série capable de nous présenter le jihad contemporain faisait terriblement défaut, en particulier dans notre pays. Les sujets ne manquent pas, la documentation est là, et il suffirait de s’y mettre. Hélas, malgré d’incontestables progrès, la production télévisuelle ou même cinématographique française reste terriblement respectueuse, sinon craintive, dès qu’il s’agit de traiter de sujets liés aux questions de défense, de renseignement ou de sécurité.

On pourrait invoquer, pour expliquer cet état de fait, l’inexpérience des scénaristes ou la fascination parfois puérile de certains réalisateurs, mais la difficulté est avant tout culturelle. Alors que notre histoire récente, disons depuis une cinquantaine d’années, ne manque pas d’affaires complexes, d’attentats, de crises internationales ou même de guerres, rares sont les séries ou les films à s’en être approchés, ou alors de façon caricaturale, voire risible. On pourrait ainsi mentionner le lamentable Secret défense (2008), le misérable Forces spéciales (2011), ou le pénible  L’Ordre et la morale (2011) – ce dernier film ayant au moins le mérite de présenter un point de vue.

La comparaison avec la production britannique est, à cet égard, cruelle. Les années ’90 ont vu la diffusion d’une remarquable minisérie de la BBC consacrée au séjour en Bosnie des Casques bleus britanniques, Warriors (1999), tandis que l’invasion de l’Irak en 2003 a donné lieu aux Etats-Unis à une série de fictions courageuses, comme Over There (2005) ou Generation Kill (2008), cette dernière analysée ici par Jean Michelin. On a même vu de bons survival movies traiter de la situation au Moyen-Orient de façon décalée mais passionnante, comme 28 Semaines plus tard (2007) :

En France, la pesanteur bien connue des aides de l’Etat, désormais supposées accompagner les auteurs dès qu’il s’agit de défense, n’encourage pas vraiment la création, tandis que le climat politique, l’incapacité du pays à se regarder en face et des contraintes économiques bien normales étouffent ou découragent les récits indépendants. La menace jihadiste, qui est notre grande affaire, reste ainsi très peu traitée malgré le besoin qu’il y aurait à présenter au public sa complexité et son ampleur. Le cinéma, quand il s’aventure sur ce terrain (Made in France, en 2015 ; Nocturama, en 2016) n’est, pour sa part, pas toujours convainquant et rarement bien accueilli.

Vingt ans après les attentats fondateurs d’Al Qaïda au Kenya et en Tanzanie, une série américaine a cependant enfin été consacrée aux années essentielles ayant précédé le 11-Septembre. Adaptée du livre éponyme de Lawrence Wright publié en 2007, The Looming Tower se veut le récit à la fois de la montée en puissance d’Al Qaïda jusqu’aux attaques de New York et Washington et des tentatives désordonnées des services américains de contrer cette menace.

 

Diffusée récemment en France par Amazon, la série a été écrite par Dan Futterman, par le documentariste chevronné Alex Gibley, et par Wright lui-même. Journaliste de grand talent, ce-dernier avait participé à l’écriture en 1998 du scénario de Couvre-feu, d’Edward Zwick, un film dont la pertinence et la préscience frappent à chaque nouvelle vision.

Sa perception du phénomène jihadiste est, vingt ans plus tard, au cœur de la série produite par Hulu, et son empreinte est d’autant plus forte que le récit, non seulement reprend le livre de 2007 mais intègre également les éléments d’un fameux article du New Yorker de 2010 consacré à Ali H. Soufan, le célèbre agent du FBI, et commenté ici. The Looming Tower choisit, en effet, de suivre Soufan à la trace tandis que le service de sécurité américain entame son combat contre Al Qaïda. La série, cependant, n’a rien d’une biographie et essaye de d’écrire l’inexorable enchaînement d’erreurs, d’aveuglements ou de querelles méthodologiques permettant, in fine, à l’organisation d’Oussama Ben Laden de commettre les attentats du mois de septembre 2001.

A défaut d’avoir une valeur documentaire, la série a le mérite d’aborder les deux questions principales qui ne cessent de nous hanter depuis, désormais, plusieurs décennies : qu’est-ce le jihad, et quelles réponses lui apportons-nous ? (En réalité, les questions qui hantent votre serviteur sont plutôt : quelles réponses sommes-nous capables de lui apporter ? Ces réponses sont-elles, même, possibles ?).

Les dix épisodes de la mini-série ont l’immense mérite d’offrir une initiation assez séduisante à la complexité des réseaux jihadistes de l’époque. Citant la référence obligée qu’est devenue Zero Dark Thirty, le chef d’œuvre de Kathryn Bigelow (2012), et le documentaire de Peter Bergen Man Hunt (2013), The Looming Tower montre le mélange fascinant, et toujours valable au temps de l’Etat islamique, d’amateurisme, d’imagination et de volonté qui caractérise les jihadistes. Des camps afghans aux Etats-Unis en passant par l’Europe ou le Yémen, elle met en scène des personnalités complexes, des hommes (et aussi des femmes) gagnés au jihad, et dont cet engagement n’est pas jugé mais simplement mis en lumière.

Man Hunt
The Looming Tower

Les auteurs – scénaristes et réalisateurs successifs – ne prennent pas position et laissent au spectateur le soin de comprendre et de juger. Les jihadistes et les services américains sont, au moins en apparence, montrés froidement, avec leurs qualités, leurs défauts, leurs objectifs et leurs méthodes. Ils ne sont pas plus condamnés que ne le sont les personnages des séries qui font notre quotidien depuis plus de 15 ans : policiers, mafieux, narcotrafiquants ou pilotes de Vipers.

Comme le firent les cinéastes du Nouvel Hollywood en leur temps, montrer une réalité complexe sans énoncer de jugements afin que les faits parlent est toujours un bon choix. Il est, ici, d’une parfaite pertinence et on peut donc contempler les erreurs répétées des services américains face à un phénomène dont ils ne saisissent pas encore l’ampleur. A cet égard, plus qu’Ali Soufan, que le pourtant talentueux Tahar Rahim ne parvient à véritablement incarner, c’est la figure de John O’Neill, magistralement incarné par Jeff Daniels, qui impressionne. Véritable légende du FBI, O’Neill, qui mourut dans l’effondrement des tours le 11 septembre, est sans doute le seul à avoir saisi ce qui se profilait. Sa formule, à la fois atterrée et inquiète, « We have no idea what we are up against », lancée au cours d’une des nombreuses discussions houleuses au NSC, est admirable.

Va y avoir des failles

La série, sans être véritablement polémique, dresse un portrait accablant de la CIA et synthétise les divergences de fond entre deux des principales agences de renseignement américaines : d’un côté, l’Agence, aux capacités mondiales, perçoit le caractère opérationnel de la menace jihadiste et milite pour des actions clandestines et des opérations militaires ciblées ; le FBI, service intérieur par excellence, saisit en revanche le caractère global et le projet politique radical d’Al Qaïda et de ses sympathisants et défend pour sa part une approche judiciaire, par principe. Les deux ont raison, et les deux ont tort.

La CIA ne manque pas d’arguments quand elle propose des opérations ponctuelles, mais ses responsables n’ont pas compris qu’AQ n’était que la composante structurée et émergée d’une mouvance en train d’apparaître. Le FBI, lui, semble avoir compris la nature de la menace mais s’attache à une approche légale, conforme aux valeurs d’une démocratie. Toutes nos difficultés proviennent de l’inefficacité de ces deux approches, la série, peut-être involontairement, nous montre que l’impasse actuelle était déjà devant nos yeux il y a 20 ans.

The Looming Tower, et c’est sans doute une de ses limites, occulte les responsabilités du FBI (quid de l’affaire Moussaoui ? Quid des rapports enterrés du bureau de Miami ?), minimise l’apport de la CIA (tout le monde semble trouver parfaitement normal que le service dispose d’un réseau de sources plutôt performant), oublie le rôle majeur des Britanniques (et pas celui du Security Service mais bien celui du SIS, sans doute le service le mieux renseigné au monde sur AQ à cette époque), et ne s’attarde pas sur des moments clés, comme le fut l’affaire Beghal, pendant l’été 2001. Sa description, en revanche, des querelles incessantes entre Langley et Quantico/New York est stupéfiante et rappelle les relations, pas meilleures, entre nos services jusqu’à récemment. Les scénaristes, malgré leur talent, ne font ici que s’appuyer sur les travaux parlementaires américains, à l’origine de l’indispensable rapport sur les attentats du 11-Septembre, et les auditions sont reproduites au mot près. L’audition de Richard Clarke, auteur en 2004 d’un livre remarquable sur cette période, Contre tous les ennemis, est à cet égard d’une cruelle honnêteté et rappelle les mots des chefs de la DGSE et de la DGSI devant les députés de la commission Fenech/Pietrasanta après les attentats de 2015. On se souviendra qu’à cette occasion les deux directeurs généraux avaient démenti l’enthousiasme réjoui de Bernard Westmoreland. Des morts ? Où ça ?

Ces auditions, qui montrent ce qu’est vraiment une démocratie, permettent à des personnages malmenés par la série d’exposer la logique de leurs actions. Martin Schmidt, un des cadres de la CIA le plus durement mis en cause, y rappelle quelques vérités souvent méprisées et expose le cœur de la mécanique intellectuelle du renseignement extérieur. « Je ne suis pas citoyen du monde », lance-t-il notamment en expliquant que sa mission d’espion ne consiste pas à tenir compte des lois des nations étrangères. Il n’a pas tort, mais il n’en est pas moins responsable. C’est en effet sous son impulsion que les règles de cloisonnement sont appliquées avec une rigueur absurde, et finalement criminelles. On comprend les emportements réguliers de John O’Neill en réunion, et son découragement final. La série, à la différence du très lisse Bureau des légendes, ne cache rien du poids de l’administration, des luttes incessantes ou des querelles d’égos.

« Fusillez-moi ça »

Comme d’habitude, le pire vient cependant des responsables politiques. La mise en place de l’Administration Bush, début 2001, s’accompagne d’une série d’erreurs dont nous connaissons tous l’issue. Condoleezza Rice apparaît cassante, refusant la complexité et déjà obsédée par l’Irak. Elle ne comprend manifestement rien à ce qu’est la menace jihadiste et semble peu douée, malgré ses fonctions, en matière de renseignement et d’analyse. C’est le procès de ces mois décisifs qui est fait dans les derniers épisodes, quand il apparaît que les nouveaux dirigeants du pays ne sont que des idéologues incapables – déjà. Obéissant à la logique tragique de l’Histoire, c’est d’ailleurs au moment où la menace devient immédiate que les équipes de policiers et d’espions sont décapitées.

Les Deux tours

La série, cependant, n’est pas parfaite. Outre les oublis dans le récit de ces années décisives, elle souffre de la faiblesse de ses deux derniers épisodes. La scène d’évacuation au Yémen est, par exemple, absurde (l’ambassade américaine a été évacuée le 12 septembre, et certainement pas le 11 alors que l’attaque d’Al Qaïda était encore en cours) et on a une pénible impression de remplissage. L’ensemble reste, malgré tout, d’une grande qualité, avec quelques clins d’œil amusants (le générique évoque celui des Incorruptibles de De Palma), et surtout d’un grand courage politique. On y perçoit parfaitement les logiques à l’œuvre, l’ambiguïté (pour ne pas dire plus) de certains partenaires des Etats-Unis, et le caractère presque inéluctable des attentats quand les services se déchirent, qu’aucune ligne politique n’a été définie, qu’aucune stratégie n’a été conçue et que l’adversaire est plus rapide, plus souple, et qu’il sait, lui, ce qu’il fait et pourquoi.

Tout est oublié, tout est pardonné.

Le hasard a voulu – mais était-ce le hasard ? – que je lise coup sur coup le dernier roman de John Le Carré, L’Héritage des espions, puis celui, plus ancien, d’Henry Bromell, Little America. L’association de ces textes a été d’autant plus intéressante qu’il s’agit, dans les deux cas, de récits porteurs d’une grande nostalgie et d’une indéfinissable tristesse.

 

Je tiens à préciser d’emblée que le livre de Le Carré, malgré ses qualités, m’a déçu. J’avoue d’ailleurs ne jamais avoir été un admirateur systématiquement ébahi du maître. Sans doute a-t-il beaucoup fait, et plus que d’autres, pour donner au roman d’espionnage une place à part entière au sein de la littérature (Joseph Conrad était passé bien avant lui, évidemment), mais sa virtuosité froide et sa fausse humanité ne m’ont jamais véritablement séduit.

A cet égard, L’Héritage des espions, confession au cynisme élégant, ne déroge pas à la règle. Son humour distancié et son intrigue en mille-feuilles, typique du contre-espionnage le plus classique, laissent un goût désagréable d’inutilité, voire d’amertume. Il faut cependant en retenir, une fois de plus, une forme raffinée de désenchantement de la part d’un vieil espion à l’égard d’un monde qui change perpétuellement sans jamais véritablement s’améliorer.

Publié quelques semaines avant les attentats du 11-Septembre, Little America est d’une autre trempe. Son auteur, Henry Bromell, disparu prématurément en 2013, y livre le récit intime, terriblement attachant, de la quête du fils d’un membre de la CIA affecté, dans les années ’50, dans un petit royaume évoquant terriblement la Jordanie du roi Hussein. Effectuant avec une remarquable fluidité de constants allers-et-retours entre cette époque et la nôtre, le texte nous montre la réalité du grand jeu entre Américains et Soviétiques, la vie quotidienne d’un poste de l’Agence, les drames personnels, les crises familiales et les cas de conscience du renseignement humain.

Quand John Le Carré semble se complaire dans une intellectualisation outrancière du métier, Bromell, qui sera aussi un des scénaristes de Homeland, la trop fameuse et très inégale série télévisée, parvient à conjuguer la vision impériale des Etats-Unis dans la région et les aléas de la vie au cœur des ambassades et des petites communautés expatriées, les fameuses petites Amériques qui donnent son titre au roman.

A sa qualité littéraire s’ajoute une compréhension remarquable de la région, et certaines pages, écrites, rappelons-le, avant le funeste mois de septembre 2001, sont proprement stupéfiantes. Mettant en scène un révolutionnaire, Bromell lui prête des réflexions qui frappent par leur courage, leur justesse et leur rudesse.

Kumait, un intellectuel marxiste de la génération des années 1930, se demandait si les Arabes avaient été aussi sauvagement exploités par l’Occident qu’ils le prétendaient, et il finit par conclure que non. Pas assez pour justifier cette grandiloquence pleurnicheuse, irascible, illogique, vomie par la bouche de personnes par ailleurs intelligentes et cultivées, comme les divers écrivains et artistes que l’on entendait toutes les nuits sur Radio Le Caire. L’honnêteté intellectuelle, la distance critique, les bonnes manières d’une tribune, des bases historiques approfondies – voilà ce dont, à son avis, les Arabes avaient un besoin si désespéré, et toutes étaient – et là l’ironie le fit grimacer tandis qu’il allumait une autre de ses cigarettes du cœur de la nuit – toutes étaient des notions occidentales. Comme l’était le marxisme lui-même, aussi occidental que le moteur à combustion interne. Il n’y avait pas plus occidental qu’un juif allemand issu de la bourgeoisie, intellectuel – idéaliste d’un monde urbain industrialisé, formé par la littérature et à la morale des Grecs, des Romains, des Hébreux et des chrétiens – surtout des chrétiens. Le marxisme, acte de dépit juif, d’athéisme obstiné et boudeur, puait la piété chrétienne : regardez les pauvres pour trouver ce qui est Mieux, ou Dieu.

On peut ne pas être d’accord, mais la crudité du propos, en particulier de la part d’un auteur peu suspect d’être raciste ou colonialiste, est salvatrice. Un dialogue entre Kumait et le roi est mérite également d’être cité :

Kumait commençait à avoir mal aux jambes d’être presque au garde-à-vous depuis si longtemps. Il n’y avait qu’une seule autre chaise dans la pièce, une en bois ordinaire dont le dossier manquait. Kumait fit un geste dans sa direction :

-Je peux, Votre Majesté ?

Le roi lui fit signe que oui. Kumait approcha la chaise et s’assit.

– D’abord, je veux que vous sachiez que je crois maintenant que nous souffrons tous, sauf vous, peut-être, de la haine de soi. C’est certainement vrai pour moi. Nous nous voyons du point de vue de l’Occident et nous nous trouvons déficients. L’Ouest est notre tentation et notre disgrâce, pour utiliser la métaphore chrétienne, qui semble adéquate. Nous avons été séduits, nous avons perdu notre innocence. Anwar essayait de la retrouver.

-D’un point de vue arabe ?

Le roi attendit qu’il en dise plus.

-Avec la haine de soi, bien sûr, vient une incroyable nostalgie de ce qu’étaient les choses, ou du moins de ce que nous imaginons qu’elles étaient, avant, ce qui est assez peu fiable et relève davantage du mythe que de l’histoire. Cette nostalgie, la nostalgie de l’échec, est dangereuse, et engendre des tyrans.

-Comme Anwar ?

-Peut-être. Certainement comme Nasser.

-Mais ça attire tellement de monde, des millions de gens.

Le roi semblait atterré par cet illogisme.

-C’est une des raisons pour lesquelles c’est si dangereux, Votre Majesté. Les pauvres, les riches, les gens éduqués, ceux qui ne le sont pas – ça les attire tous autant. L’autre raison pour laquelle cette nostalgie est si dangereuse, c’est qu’elle est terriblement, terriblement violente, comme nous l’avons vu.

Là, Kumait se tut, épuisé, ayant expié, mis à nu. Il ne pouvait pas faire plus pour honorer le roi qu’il avait trahi. Et il l’avait trahi, c’était évident pour lui maintenant. Il ne lui avait tout simplement pas dit la vérité.

Bromell situe son récit au cœur d’une région traversée de puissantes, et plus que jamais vivaces, tensions idéologiques. Frères musulmans, communistes financés par Moscou, nationalistes arabes disciples de Nasser, partisans de l’Occident, les forces émergent, évoluent, se cherchent des protecteurs tandis que se joue à l’échelle du monde un affrontement dont on pensait connaître l’issue mais qui, en fait, n’est pas terminé. Des stratèges américains, dont les calculs planétaires sont terriblement coûteux, aux modestes acteurs de leur politique, le romancier livre des portraits attachants, volontairement inachevés. Son ambiguïté est plus convaincante, car plus sincère, que celle de Le Carré, et elle diffuse avec plus de finesse l’amertume des espions et les blessures de leurs proches.

En refermant Little America s’impose une immense mélancolie, d’autant moins fabriquée que le texte est en grande partie autobiographique. Les luttes que nous menons et qui nous paraissent essentielles – et sans doute le sont-elles – seront un jour vaines aux yeux de nos enfants – et sans doute auront-ils raison.

Le renseignement au cinéma : coopérer avec la télévision

Quelqu’un dans les échelons les plus élevés de la hiérarchie, peut-être auprès du Directeur général, peut-être au cabinet du ministre, a donc eu la brillante idée de soutenir – sinon d’inspirer, sera-t-il suggéré avec un air de conspirateur – un projet de fiction consacré à votre chère administration afin, dit-on, d’en vanter le charme suave et mystérieux. Naturellement, lors de l’abondante promotion qui suivra, les uns et les autres, fonctionnaires et producteurs, officiellement les meilleurs amis du monde, mentiront comme on sait si bien le faire dans ces métiers. Alternativement, on affirmera que les policiers, les espions ou les militaires n’ont rien dit aux scénaristes, puis on glissera que si, bien sûr, on leur a offert un accès privilégié aux recoins les plus secrets de la cantine. Dans l’autre camp, on affirmera que ces mêmes scénaristes n’ont reçu que de rares informations, qui plus est parcellaires, avant d’avouer que la relation de travail a été si proche que certains des personnages sont directement inspirés de quelques-uns de vos collègues.

Pour votre part, vous garderez des visites de tous ces Messieurs-Dames un souvenir plus mitigé. Il aura d’abord fallu gérer l’extrême nervosité de vos chefs, pour lesquels le cinéma ou la télévision semblent être des inventions récentes (par rapport à la roue ou au gouvernail, c’est vrai). Voir ces hauts fonctionnaires ou ces officiers, aux carrières parfois très impressionnantes, rougir comme des écoliers devant des réalisateurs finalement peu connus ou des acteurs et actrices bien nés aura été d’autant plus touchant que vous les aurez vus gérer des cellules de crise, manipuler des sources et prendre des décisions difficiles – et certains d’entre eux auront même combattu (et pas un nœud de cravate réticent ou la grippe saisonnière).

Chez vos visiteurs, en revanche, vous n’aurez pu être que frappé par ce mélange d’arrogance et de fascination. Certaines des personnes que vous aurez rencontrées ce jour-là se seront révélées être des artistes très attachants, abordables, curieux, humbles, charmants, même, mais d’autres, en revanche, seront vues avançant dans les couloirs comme Howard Carter dans le boyau conduisant à la tombe de Toutankhamon, littéralement fascinés, plutôt inquiets, et à peine capables de vous dire ce qu’ils font là.

Et puis il vous aura fallu briefer l’acteur vedette, un garçon manifestement talentueux mais dont les opinions politiques valent celles de Fernand Naudin en matière de musique contemporaine. La séance avec lui aura duré des heures, dans une ambiance de plomb évoquant Z (1969), le chef d’œuvre bien connu de Costa-Gavras, et vous serez sorti de là épuisé et agacé. Puis, il vous faudra faire bonne figure lors des régulières séances de promotion, répondre aux questions des stagiaires ou supporter les plaisanteries ou la jalousie de vos camarades des autres administrations.

Bref, tout ça, c’est fini, tout le monde est content, à commencer par César, et quand César est content, alors tout va bien.

La Manière forte, de John Badham (1991)

Le renseignement au cinéma : entendre une source sur le terrain

Nécessité fait loi, et il peut arriver que l’on ait besoin, sur le terrain (LE TERRAIN, LES GARS !) de compétences quasiment jamais réunies chez une seule personne : de réelles capacités opérationnelles et de non moins réelles capacités d’analyse. La hiérarchie, dans son infinie sagesse, décide alors de projeter un binôme répondant aux besoins.

Il peut s’agir de se rendre sur les lieux d’un attentat, voire d’épauler les autorités locales. Il peut s’agir de rejoindre un théâtre d’opérations extérieur afin d’y intégrer un dispositif plus vaste mais dans lequel vous resterez autonome. Il peut s’agir de mener une mission vraiment discrète, afin d’évaluer un walk-in, de rencontrer une autorité, voire de mener une véritable enquête.

L’attelage, naturellement, doit être équilibré et se nourrir du respect indispensable que l’analyste doit éprouver pour l’opérationnel et l’opérationnel pour l’analyste. On a vu des missions capoter lamentablement pour des histoires misérables, sans parler des postes dans lesquels quelques-uns ont même fini par se battre pour des raisons que vous préférez ne pas connaître. Il reste que le succès de la mission dépend aussi des conditions dans lesquelles elle se déroule. Tout peut échouer pour un détail, un impondérable, et il peut même arriver que votre contact, une fois rencontré, se révèle d’une utilité toute relative.

La Chèvre, de Francis Véber (1981)

Conspiracy believed to kill rich Indians

Fameux journaliste connu pour ses longues enquêtes et son style minéral, David Grann compte dans notre pays quelques admirateurs acharnés – dont certains se reconnaîtront et que j’embrasse. Ces disciples du maître vous vantent sa rigueur, son travail acharné, son éthique, et aussi son humilité. Il faut dire que Grann, malgré sa notoriété et les prix qui émaillent sa carrière, parvient toujours à s’effacer derrière son sujet. Evitant de se prendre pour un scientifique, il se contente de raconter des histoires, d’en démêler les fils et de révéler des mensonges. Ça n’est déjà pas si mal, tout le monde n’ayant pas la chance de pouvoir recopier des notes sur des coins de table en pensant devenir ainsi un spécialiste du Moyen-Orient.

La lecture de The Yankee Commandante, initialement publié en 2012 dans The New Yorker, m’a fortement impressionné, au-delà de l’intérêt du sujet. Plus récemment, c’est grâce au film, décevant mais attachant de James Gray, que j’ai lu La Cité perdue de Z, un livre paru en 2010, qui révélait déjà le goût de Grann pour les destins tragiques.

Les Editions Globe viennent de publier la dernière enquête de David Grann, La Note américaine, quelques mois après la sortie du livre original aux Etats-Unis sous le titre de Killers of the Flower Moon. Salué par la critique, malgré une traduction qui aurait mérité d’être correctement relue, ce nouveau texte fait le récit d’une longue série d’assassinats d’Amérindiens de la tribu des Osages sur leur réserve, située en Oklahoma, dans les années ’20.

Connue sous le nom, plus qu’évocateur, de « règne de la terreur », cette période de crimes, dont les conséquences se font encore sentir de nos jours chez les Osages, a permis l’essor du FBI en tant que service de police fédérale. Le livre de Grann est, en effet, passionnant à plus d’un titre. Non seulement il décrit une communauté terrifiée par les meurtres qui la déciment, non seulement il met en évidence l’étendue la corruption qui sabotait les enquêtes locales (certaines scènes évoquent même Les Incorruptibles, le film de Brian De Palma), et permettait l’élimination de témoins, mais il montre les conséquences criminelles de l’occupation puis de la colonisation des terres indiennes, surtout quand celles-ci sont riches. Le drame qui a frappé les Osages n’est naturellement pas isolé, et on pense, par exemple, à l’affaire Peltier et aux incidents des années ’70 entre les Sioux Lakota et le gouvernement fédéral.

Le récit que livre David Grann est la chronique du racisme, de la cupidité, et du crime comme mode de vie. On y mesure l’impuissance des Amérindiens face à une société qu’ils ne comprennent pas, qui les méprise et les vole. C’est aussi le portrait d’un tueur effrayant et de ses complices, à l’œuvre dans un chapitre particulièrement glauque de la longue tragédie qu’a été la conquête de l’Amérique du Nord.

L’enquête aborde surtout la naissance du FBI, et l’émergence, moins mise en avant par les critiques, de méthodes modernes d’enquête et d’analyse. On y voit le monde des shérifs disparaître progressivement au profit de fonctionnaires désireux de construire des dossiers solides reposant sur des raisonnements rigoureux (Cf. en particulier la page 135, consacrée à la gestion des renseignements recueillis, ou la page 196, traitant de la question centrale du classement des données).

Tout autant qu’une enquête consacrée au « règne de la terreur », le livre de David Grann est donc aussi un livre sur les débuts du FBI. On y apprend, sans surprise, que le jeune et ambitieux directeur de ce nouveau service, un certain Edgar J. Hoover, avait parfaitement compris la nature éminemment politique de son activité. Comme des dizaines d’autres chefs de SR après lui à travers le monde, il avait admirablement saisi que l’important n’était pas tant de remplir sa mission que de convaincre le public et les responsables politiques que c’est le cas et que tout se passe comme prévu. Grann explique ainsi de quelle façon le Bureau a mis en scène son implication dans la résolution des crimes en se concentrant sur la seule affaire Hale et en évitant soigneusement de se mêler des autres meurtres. Ce faisant, Hoover évitait à la fois de possibles échecs de ses enquêteurs et, surtout, des questionnements gênants sur le nombre réel d’assassinats d’Osages et donc l’ampleur du phénomène. Comme cela est expliqué p. 318, « les spécialistes et les chercheurs qui se sont penchés sur ces meurtres estiment que le nombre de morts se compte en dizaines, si ce n’est en centaines. »

L’important n’était pas ici la justice mais la survie d’une administration encore jeune et la défense, et rien de tel pour cela que d’assurer qu’il n’y avait pas de failles. Déjà – et tant pis pour les cadavres.

« Who is the man that would risk his neck/For his brother man? » (« Theme from Shaft », Isaac Hayes)

Les réveils trop tôt ou les nuits dans l’avion vous offrent la possibilité de regarder des films seuls, sans les imposer à vos proches, et donc sans avoir à subir leurs regards affligés. Certains de ces films, en effet, sans être authentiquement nuls, ne font pas honneur au 7e art, et il faut bien admettre que les thèmes qui nous occupent ici (renseignement, action clandestine et autres délices relevant de la raison d’Etat) ont nourri sur les écrans de cinéma ou la télévision quantité d’œuvres calamiteuses. Antoine Fuqua, qui a déjà eu les honneurs de ce blog, semble s’être fait une spécialité de ces films caricaturaux, qui, au fur et à mesure de leur déroulement, se perdent dans l’outrance jusqu’à devenir des gâchis consternants.

Fuqua, qui ne manque pourtant pas de savoir-faire, ne cesse, en effet, de gâcher des idées et de dériver. Nourri de bonnes références mais dépourvu de la moindre finesse, il est en passe de devenir le Wolfgang Petersen ou le Simon West afro-américain et ne cesse de mettre en scène, pour des raisons sans doute aussi bien idéologiques que commerciales, la lutte menée par des hommes seuls contre la violence du monde.

Dans ses deux meilleurs films, Training Day (2001) et Brooklyn’s Finest (2009), il avait étudié de façon plutôt attachante les figures de policiers de Los Angeles et New York. Les issues tragiques de ces deux films avaient confirmé un véritable pessimisme, voire une lucidité résignée, face à la réalité.

 

Fuqua, hélas, ne se bonifie pas. Déjà, en 2007, on l’avait senti tenté par des récits aux présupposés idéologiques douteux rappelant la production des années ’70 et ’80, à commencer par la filmographie de Charles « Mr. Majestyk » Bronson.

La figure du héros solitaire est vieille comme le monde, et elle évolue avec lui. Au cinéma, on l’a souvent vue sous les traits de cowboy taiseux, de détectives privés faussement cyniques ou de policiers fatigués mais tenaces, et depuis quelques décennies, elle est désormais incarnée par d’anciens espions ou des retraités des forces spéciales. En 1985, alors que la télévision américaine est en pleine révolution, CBS commence à diffuser The Equalizer, une série à la croisée de plusieurs genres dont le personnage principal, un ancien membre de ce qu’on imagine être la CIA, propose ses services de justicier pour expier les fautes commises dans sa carrière au nom de la raison d’Etat.

Incarné par l’acteur britannique Edward Woodward, Robert McCall offre à New York ses services via les petites annonces de la presse quotidienne. Il bénéficie de l’aide d’un ancien membre des SEALs, joué par Keith Szarabajka, et est discrètement soutenu par ses anciens employeurs. Correctement jouée et filmée, la série (1985-1989) est typique de la période, entre effets de style et noirceur, mais n’a pas laissé de souvenirs particuliers, essentiellement en raison de scenarios peu originaux et d’une formule rapidement parvenue à ses limites.

En 2014, Antoine Fuqua, toujours dans les bons coups et mettant ses pas dans ceux de Michael Mann, choisit d’adapter la série à l’écran, sur un scénario de Richard Wenk, un garçon spécialisé dans les bleuettes et autres comédies intimistes (Le Flingueur, en 2011 ; Expandables 2, en 2012). Prenant la relève de Woodward, Denzel Washington devient un nouveau Robert McCall, employé dans un magasin de bricolage, collègue agréable et célibataire sans histoire.

 

Quinquagénaire solitaire, homme d’habitudes sinon de maniaqueries, cette nouvelle incarnation de l’Equalizer évoque initialement le Morgan Freeman de Se7en. Souriant, patient sinon placide, il n’a rien, cependant, de la lassitude de l’inspecteur Somerset et dégage une force tranquille. C’est aussi, comme on le découvre après une longue et assez habile mise en place, que notre débonnaire vendeur de planches est, en réalité, une machine à tuer sans pitié, capable de transformer un bureau en champ de bataille et même d’évaluer le temps que cela prendra.

C’est à partir de cette scène que le film oblique vers la série B d’action pure, dépourvue de la moindre originalité. Fuqua, comme d’autres avant lui, compense son manque d’idées par une violence décuplée et les types que tuent McCall ne connaissent pas de fins paisibles. Cette surenchère illustre une nouvelle fois la transformation de l’opérationnel surentraîné en véritable superhéros – voire, ce qui n’a rien de si surprenant, en véritable psychopathe, voisin souriant le jour et assassin glacé la nuit. D’autres explorent ce filon méthodiquement, comme les créateurs de la très médiocre série Taken, avec Liam Neeson.

Le réalisateur pousse ici jusqu’à l’absurde la figure de l’opérationnel indestructible et insaisissable, même s’il prétend lors de ses interviews avoir cherché une forme de réalisme. L’intrigue, ridicule, aurait pu servir à n’importe quelle parodie, et elle est donc condamnée d’avance : en organisant une confrontation, forcément mortelle, entre le héros, intrinsèquement invincible, et la mafia russe, peu connue pour sa miséricorde, le scénario s’enferme dans un affrontement de plus en plus violent, qui suit une intrigue devenue parfaitement linéaire – et qui s’achève par une scène, en Russie, qui ferait passer Moonraker (1970, Lewis Gilbert) pour un documentaire d’Arte sur l’astrophysique.

Fuqua, paradoxalement, démontre aussi une véritable maîtrise technique, ce qui lui permet d’aligner des scènes bien faites, hélas déjà vues mille fois. Il lui manque, désespérément, un véritable scénariste et des producteurs.

Le film, enfin, accumule les références très appuyées. Interprétant le superméchant que se doit d’affronter tout superhéros, Marton Csokas arrive tout droit du 2e film de la saga Bourne, tout en en empruntant au personnage de Gary Oldman dans Léon, le film bien connu de Luc Besson (encore lui) – et un gage, comme chacun sait, de grande finesse.

La scène finale, qui voit Denzel Washington s’éloigner placidement dans la rue, sous un soleil radieux, des sacs de provision dans les bras, est illustrée par la fameuse reprise par Moby du morceau de Joy Division New Dawn Fades, initialement parue en 1979 sur l’album Unknown Pleasures. La version de Moby avait déjà illustré en 1995 une scène légendaire de Heat, le chef d’œuvre de Michael Mann, avant de figurer en 1997 sur une compilation thématique du musicien.

Fuqua, qui assume donc ses hommages, est plus que jamais un faiseur. Techniquement au point, il se perd dans la répétition, voire des pastiches involontaires. Ne résistant à aucune facilité, il aligne même fortes pensées (« Quand on invoque la pluie, il faut savoir gérer la boue », fallait quand même le faire) et scènes de vétérans « dont le silence dit bien des choses ». Bref, ça passe en fin de nuit, mais ça ne vaut pas grand-chose. Il y aura donc une suite.

« Too many teardrops/For one heart to be crying/Too many teardrops/For one heart to carry on » (« 96 Tears », ? & The Mysterians)

Six mois après les assassinats de deux jeunes femmes à Marseille, le jihadisme vient encore de tuer dans notre pays. C’est peu de dire que nous étions quelques-uns à le redouter, tant les propos victorieux entendus ici et là nous semblaient parfaitement déconnectés de la réalité. Agressions dans les prisons, évasions de jihadistes détenus en Irak et en Syrie (oh, la riche idée de les laisser là-bas !), revenants perdus en route, 17 attentats déjoués en 2016, 20 en 2017, etc. Il fallait être d’une troublante candeur pour imaginer que la pause qui durait depuis quelques mois pouvait être chose qu’un répit passager. Les chiffres, d’ailleurs, diffusés par le CAT ne sont pas si difficiles à comprendre, et ils ne rendent pas optimiste.

La série d’attaques d’hier matin a été rapidement revendiquée par l’Etat islamique, comme pour nous narguer. Et c’est là que, malgré une profonde lassitude, je vais me laisser aller à énumérer quelques points.

1/ Non, l’EI n’est pas « au plus bas ». La simple fréquentation de la presse irakienne et la lecture des bilans du CentCom ou des articles de fond – rarement écrits en français, hélas – confirment au contraire que le groupe, vaincu en tant que proto-Etat, est plus que jamais actif. Il tue, recrute, mute, et ne renonce pas.

2/ Si, évidemment, l’EI diffuse des vidéos. Là aussi, il suffit de consulter Jihadology, de suivre Vegeta Moustache et HistoricoBlog4, les fameux increvables veilleurs, pour savoir le groupe, après une courte interruption, a repris ses émissions de propagande. Là encore, il ne serait pas inutile d’inviter dans les médias des gens qui bossent plutôt que les brochettes habituelles d’escrocs, saboteurs, gourous en tablier, mythomanes et autres propagandistes en mission.

Extrait d’une vidéo diffusée hier par un groupe qui n’en diffuse plus.

2Bis/ A ce propos, le traitement de la tragédie d’aujourd’hui nous confirme qu’aucune (RPT : AUCUNE) leçon des années passées n’a été retenue par une bonne partie de la presse, et on invite tout le monde pour dire n’importe quoi, peu importe. Hier après-midi, par exemple, une amie, spécialiste reconnue de l’Afrique de l’Est, a même été invitée pour parler d’un attentat dans l’Aude commis par un jihadiste marocain. On a aussi entendu une poignée de vieux beaux (que l’on pensait carbonisés) donner leur opinion – fort heureusement sur une chaîne en ruine. On a aussi subi la logorrhée pleine d’aplomb d’un type dont l’influence délétère sur le renseignement (intérieur et même extérieur) français coûte des vies depuis trop longtemps. Certains des grands médias, en donnant la parole à des personnalités totalement déconsidérées au nom d’un mélange de copinage et de paresse intellectuelle, participent à la décrédibilisation de toute la presse. Avant même de voter des lois absurdes contre les mensonges ou d’aller accuser, à raison, d’ailleurs, les trolls russes et les propagandistes pro-syriens, dites-vous bien que donner la parole à des imposteurs fait du mal à tout le monde, et à notre démocratie. Il ne tient qu’à vous de ne pas les inviter, mais il faudrait alors chercher des compétences (elles sont innombrables) et casser cette routine si confortable. Pourquoi servir des plats raffinés puisqu’à vos yeux le public se satisfait de trucs moisis ?

3/ L’explication psy ne suffit JAMAIS, quand elle n’est pas, tout simplement, risible. Les études ne manquent pas, elles sont aisément accessibles, parfaitement claires et argumentées. Et si vous ne parvenez pas à concevoir/accepter l’existence de projets idéologiques délirants et sincèrement défendus, je vous conseille d’ouvrir un livre d’histoire. Plusieurs, mêmes.

4/ Avancer, pour expliquer un échec des services, le fait que le suspect pratiquait la taqiya est un naufrage. Les militants d’Action Directe ou de l’IRA se dissimulaient aussi…

5/ Les attentats d’hier montrent qu’ils auraient pu être pires si le travail de RETEX n’avait pas été fait. A la différence d’un ancien DGPN, au bilan bien connu, ou du chef d’une unité d’intervention dont la seule contribution semble avoir été un moment de régulation du trafic sur le périphérique, un matin de janvier 2015, les gens sérieux travaillent, étudient l’ennemi et ses méthodes, et ils s’entraînent. Au mois de décembre dernier, un exercice plus que pertinent avait ainsi été conduit à Carcassonne, et il reposait sur l’observation attentive des pratiques des terroristes. Tout le monde, forcément, n’a pas cette rigueur, tant il est vrai qu’il est plus facile de mentir à des journalistes fascinés et de geindre à l’Assemblée que de bosser ses dossiers.

5Bis/ A cet égard, ceux qui osent évoquer un complot sont indignes de partager la bauge du plus abject des porcs. Quand l’ennemi attaque selon un mode opératoire anticipé par nos tacticiens, c’est que ces-derniers ont bien travaillé, et pas qu’ils sont complices. Une fois de plus, au lieu de rendre hommage à ceux qui nous défendent, ces fameux patriotes se délectent de nos morts et pactisent objectivement avec l’ennemi en jouant sa partition. C’est, à l’extrême-droite et à l’extrême-gauche, une tradition solidement établie, qui nous mène de Moscou à Sigmaringen et des camps de concentration vietnamiens à Damas.

6/ Comme à Londres l’année dernière lors de l’attentat de Westminster, l’attaque d’hier aurait donc été menée, à en croire le ministre, par un acteur en apparence périphérique de la mouvance jihadiste. Identifié par les services, fiché, surveillé jusqu’en 2017, le terroriste aurait même donné le change jusqu’à en convaincre quelques-uns, ce qui devrait nous conduire à nous poser, encore et encore, quelques questions gênantes au sujet de l’efficacité des mesures votées, dont on nous disait qu’elles nous sauveraient, et des capacités analytiques de certaines administrations. Ce passage de l’article du Monde qui lui a été consacré fait frissonner :

Bravo à tous.

D’un côté, le ministre, obéissant la règle bien connue de l’infaillibilité de l’Etat, avance des explications creuses et dépourvues de la moindre argumentation. Comment, en effet, faire preuve d’autant d’assurance au sujet d’un attentat qui vient de se produire alors que, justement, on ne l’a pas empêché et qu’on vient d’avouer qu’on ne surveillait plus le suspect ? A un certain stade, l’esbroufe, ça se voit. Comme à son habitude, le procureur Molins, pour sa part, s’en est tenu aux faits, et ils sont inquiétants.

On peut cependant parier qu’aucune enquête sérieuse à la recherche d’éventuels dysfonctionnements n’aura lieu et que les parlementaires ne pourront pas entendre les responsables. On peut aussi s’attendre à ce que notre bon roi, sans doute en train de fulminer en son palais, ne sacrifie un échelon intermédiaire afin d’apaiser la colère du peuple. Ça ne rendra pas sa task force plus efficace, ni ses conseillers plus pertinents, mais ça nous occupera.

6Bis/ Et d’ailleurs, il n’y pas de loup solitaire. Je ne peux pas vous le dire plus clairement, et ça a été démontré des centaines de fois. Les professionnels vous le disent et l’écrivent, les chercheurs le confirment, et même le New York Times l’a compris. C’est dire.

6Ter/ Oui, l’ennemi frappe brusquement. Il n’appelle pas Stop Djihadisme ou Mme Bouzar pour dire qu’il s’apprête à tuer des gens. Si vous déplorez la rapidité des terroristes, changez de métier et élevez des escargots.

7/ Comme je l’ai écrit ici, la dangerosité des acteurs du jihad ne dépend plus de leur nature. Terroriste projeté ou sympathisant local, vétéran ou novice, les jihadistes, conseillés par l’abondante littérature diffusée depuis des années par AQPA ou l’EI, savent innover, s’adapter, identifier des cibles et les frapper. Là encore, on ne peut que hurler de rage en entendant certains commentateurs aligner clichés et grossières erreurs factuelles sur les ondes. Et il est permis, aussi, de s’interroger au sujet du concept même de radicalisation : on ne la détecte pas toujours, on ne parvient pas à l’évaluer, à peine à la prévenir, mais presque jamais à la casser.

7Bis/Le Ministre de la Police s’est d’ailleurs une nouvelle fois couvert d’une gloire éternelle hier. D’abord, en se rendant précipitamment à Trèbes, où, entouré de sa suite, il n’a sans doute aucunement gêné les forces de l’ordre. Ensuite en fonçant à un bout du pays pour y observer un attentat sans envisager une seule seconde qu’une autre tragédie puisse survenir à Brest, Strasbourg ou Nice. Le pauvre homme aurait été bien embêté, à voler d’attentat en attentat, alors que sa place est au ministère, aux commandes. Quand apprendrons-nous ? Enfin, la clarté de ses explications a montré toute la maîtrise qu’il avait de ce dossier, à moins que personne dans son entourage n’ait été capable de lui écrire trois lignes d’éléments de langage. L’affaire, hélas, promet de mauvaises surprises.

On m’a dit de venir, pas de venir avec des bagages. Pourquoi, il fallait que j’en prende ?

8/ Les attentats de Carcassonne et Trèbes confirment que la menace jihadiste couvre tout le territoire. On le savait depuis 1995, on l’a redécouvert en 2012 avec l’affaire Merah, et les attaques qui se succèdent depuis le mois de décembre 2014 ne font que montrer que la France est visée dans chacun de ses recoins. Les cibles sont innombrables, les opérations adverses pas toujours évitables, et tout repose donc sur la capacité des forces d’intervention et des services de secours à y faire face. Il se trouve que dans bien des cas tout le monde n’a pas été formé et que les chefs de certaines unités de première ligne, littéralement abandonnés par l’Etat, doivent se former seuls à la menace et se procurer comme un simple chercheur les documents diffusés par les jihadistes afin de savoir ce qui se trame. Quant à disposer de textes de doctrine ou d’évaluations centralisées de la menace, hein… La lutte contre le terrorisme est supposée être une priorité, mais il faudra penser à expliquer à Sa Majesté que tout le monde ne joue pas le jeu.

9/ Un juge qui vous explique qu’avec lui rien de tout ça ne serait arrivé ne mérite que votre mépris. La lecture de son bilan judiciaire vous le confirmera, tout comme la réaction ulcérée des victimes du 13 novembre. Un tel homme n’a pas sa place dans les médias, et à peine à son poste.

10/ Au milieu de ce marasme, face à un ennemi qui ne désarme pas et dont les moindres succès sont commentés par des hordes de trolls paniqués et de responsables politiques indécents, le lieutenant-colonel Beltrame a démontré hier une grandeur admirable. Son sacrifice, son courage, son sang-froid devraient être salués et montrés en exemple, y compris au-delà de nos frontières. Très humblement, je ne peux que m’associer ici à la douleur de ses proches et de ses camarades, en attendant l’hommage que la Nation lui rendra.