“You don’t drink what I drink/And you don’t smoke what I smoke” (“You don’t drink what I drink”, Smokey Wilson)

La leçon inaugurale de François-Xavier Fauvelle au Collège de France a provoqué un enthousiasme bien compréhensible pour qui connaît les travaux de l’auteur du Rhinocéros d’or (2013). On aurait aimé, bien sûr, que cet évènement soit retransmis à la télévision, peut-être sur LCI, mais ceux qui aiment les pétainistes ne goûtent guère les africanistes. Je préfère sans ambiguïté ces derniers, et d’une façon plus générale ceux qui travaillent au lieu de vociférer, ceux qui réfléchissent au lieu de délirer et ceux qui étudient le passé au lieu de l’inventer.

La capacité à affronter les faits constitue une qualité précieuse, sinon indispensable, et elle a été récemment illustrée par un ouvrage collectif, Africa connection (2019), consacré au crime organisé en Afrique. Porté par Laurent Guillaume, un homme aux multiples vies (policier de la BAC en banlieue, coopérant au Mali, auteur de polars, scénariste, consultant pour l’ONUDC, etc.), le projet réunit des spécialistes expérimentés nourrissant leurs recherches d’une connaissance approfondie du terrain (LE TERRAIN, LES GARS !) et capables de restituer la complexité de leurs découvertes.

Autour de Laurent Guillaume se retrouvent donc associés Axel Klein, Antonin Tisseron, Georges Berghezan, le colonel Goya (qu’on ne présente plus dans ces pages), Jean-Pierre Bat et Sonia Le Gouriellec. La présence de cette universitaire en si bonne compagnie offre, soit dit en passant, un superbe démenti à ceux qui, il n’y a pas si longtemps, l’attaquaient vertement en raison de ses critiques à l’encontre d’un écrivaillon monarchiste qui se sent capable de décrypter l’Afrique réelle d’Alger au Cap et de Dakar à Nairobi. A ceux qui estimaient, en raison de séjours réguliers dans des bases gabonaises et des BMC djiboutiens, qu’ils connaissaient mieux l’Afrique que quiconque, il convient de ne pas s’abaisser à répondre, seul le travail demeurant quand les fanfaronnades s’estompent.

Nommé en hommage à un chef-d’œuvre bien connu de William Friedkin, ce travail collectif frappe par la diversité de ses styles et la profondeur des connaissances qu’il met en avant. On y parle narcotrafic, clans criminels, trafic de médicaments contrefaits, lutte contre la corruption, coopération internationale, traite des êtres humains, trafic d’armes, sécurité aéroportuaire et formation des forces de sécurité. A défaut de nourrir l’optimisme, le livre a l’immense mérite de faire le point sur des sujets peu ou pas traités dans nos médias et qui restent dans l’intimité des bureaux des rares chercheurs français (citons ici Aline Leboeuf) qui se consacrent à ces sujets.

On pourrait, évidemment, faire le reproche à l’ouvrage dirigé par Laurent Guillaume de ne pas traiter des groupes jihadistes, mais ce serait faire preuve d’un insupportable mauvais esprit (je me comprends) et oublier le fait que ce sujet mérite un livre à part entière. Une lecture plus que recommandée, donc.

“And the soldiers who are dead and gone/If only we could bring back one” (“We Got to Have Peace”, Curtis Mayfield)

Poursuivant une réflexion passionnante consacrée à l’organisation des forces armées et à leurs évolutions sous l’influence des enseignements tirés des combats,  Michel Goya vient de prolonger son précédent livre, consacré à l’armée française de la victoire de 1918, par une étude plus ample, S’Adapter pour vaincre. Ce nouvel ouvrage s’attache à relater les réformes, succès et échecs des principales armées occidentales depuis la seconde moitié du XIXe siècle, la pertinence de leurs réflexions et de leurs choix, leurs victoires et leurs défaites.

Comme tout historien digne de ce nom, Michel Goya ne livre pas ici seulement un travail théorique mais aussi un récit, riche et passionnant, accessible à tous. Sans doute ceux ayant lu Les Vainqueurs l’année dernière auront-ils initialement le sentiment d’avancer en terrain connu, mais ce sentiment s’estompera rapidement devant la richesse des références et la capacité de l’auteur, comme il l’avait admirablement montrée dans Sous le feu (2014), à passer des cas les plus concrets aux développements les plus abstraits.

Ceux qui, comme votre serviteur, lisent le colonel Goya depuis La Chair et l’acier (2004) et fréquentent son blog retrouveront dans ce nouveau livre les mêmes exigences d’efficacité opérationnelle, de lucidité et d’imagination. Ils y croiseront également, pour ceux qui ont l’honneur de fréquenter l’auteur, quelques-unes de ses références préférées, comme Isaac Asimov, John Paul Vann et, surtout, Robert Heinlein.

Remarquable passeur, Michel Goya ne fait pas que constater et expliquer. Il met en garde et donne des outils de compréhension. La conclusion de son livre, dense et puissante, donne envie de se (re)plonger dans des traités de sociologie des organisations tant elle fourmille de réflexions stimulantes. Elle donne aussi envie de décliner son projet et de s’attaquer avec ambition aux évolutions administratives et opérationnelles de la lutte contre le jihadisme afin de mieux comprendre nos succès et nos échecs. Il faut, en plus de tout son travail, être reconnaissant au colonel Goya de sa capacité à stimuler l’esprit de ses lecteurs. Cette qualité est devenue trop rare.

“There will be no pictures of pigs shooting down/Brothers in the instant replay” (“The Television Will Not Be Televised”, Gil Scott-Heron)

Diplomate chevronné, ancien ambassadeur à Damas, Michel Duclos a récemment publié aux Éditions de l’Observatoire La Longue nuit syrienne. Ni véritablement essai ni livre de souvenirs, le texte se présente comme une suite de réflexions de l’auteur au sujet du régime syrien, de la révolution de 2011, des illusions de normalisation que nous avons entretenues à son sujet et des errements qui ont suivi.

Rédigé dans un style très personnel qui fait la part belle aux souvenirs de notre représentant en Syrie, le livre impressionne non par tant par la complexité de son analyse que par sa clarté. Mêlant une profonde connaissance du pays et du régime à une grande habitude du fonctionnement de notre propre administration et une fine compréhension des enjeux internationaux, Michel Duclos dresse un bilan sans faux-semblant de la tragédie syrienne.

La solidité du texte est complétée par sa profondeur morale, aux antipodes des foutaises de certains supposés réalistes omniprésents dans nos médias. En creux, on perçoit dans ce livre la véritable abdication des démocraties à l’égard de la crise syrienne. Face à des États lassés de décennies de guerres perdues au Moyen-Orient, les alliés de Damas ont su répandre un récit politique que nous savons tous éhontément mensonger. L’auteur, en décrivant la nature du régime de Damas, balaye méthodiquement les déclarations régulières au sujet de sa supposée laïcité et rappelle qu’il n’a cessé d’écraser son peuple, de favoriser des clans d’affairistes et de manier la violence terroriste, au Liban ou en Europe.

Documenté, limpide, le livre de Michel Duclos confirme tout le mal qu’il faut penser des propagandistes qui soutiennent bec et ongles Damas. Imbéciles, ignorants (ça avance, ce gazoduc, Jean-Luc ?) ou, au contraire, cyniques pataugeant dans le sang de la population syrienne, celles et ceux qui se commettent avec des officiels syriens et vantent leur politique ne sont, ni plus ni moins, que les apologistes de crimes contre l’humanité dont l’ampleur fait frémir. Michel Duclos, dont l’Institut Montaigne a publié en 2017 une étude sur le conflit syrien, n’a pas tort de voir dans cette crise un poison qui contamine lentement le monde. A l’instar des infatigables Marie Peltier ou Nicolas Tenzer, il rappelle la centralité morale et stratégique de la guerre civile syrienne, naufrage collectif dont les conséquences se feront sentir tout au long de ce siècle.

Soutenu par les extrémistes de droite comme par une certaine gauche dont l’anti-impérialisme nourrit les pires dérives, le régime syrien est devenu La Mecque des adversaires de la démocratie et des patriotes de pacotille fascinés par tout ce qui nuit à leur propre pays. On y croise aussi des journalistes sous influence et des défenseurs acharnés de la souveraineté des peuples qui, pas plus qu’ils ne condamnaient les interventions soviétiques régulières en Europe de l’Est au cours de la Guerre froide, approuvent désormais avec un merveilleux enthousiasme la mise en coupe réglée de la Syrie par la Rodina et la République islamique d’Iran – ce qui, dans ce dernier cas, ne manque pas de sel quand on connaît leurs orientations politiques personnelles…

Ce livre de Michel Duclos, sincère et accessible, constitue tout autant un réquisitoire dévastateur contre notre (absence de) politique qu’un constat accablé du monde qui s’annonce. Il faut le lire, donc, et l’offrir, le faire circuler ou le conseiller.

« Come aboard, we’re expecting you » (« Love Boat Theme », Jack Jones)

Sous-genre du cinéma de guerre, codifié à l’extrême, le film de sous-marin fonctionne autour de quelques ressorts narratifs liés à la nature même de son objet : espace clos au cœur d’une machine mortelle, puissante et excessivement fragile, relations entre le commandant et ses officiers (risque de mutinerie, présence éventuelle d’un traître dont les effets sont décuplés en raison du confinement, etc.) ; ennemi invisible, à l’affût, dans le cadre d’un affrontement entre deux adversaires aux moyens équivalents et dont l’habileté sera donc déterminante (comme lors d’un assaut d’escrime) ; angoisse du naufrage, de la noyade et d’une mort naturellement secrète et solitaire. Ajoutez à cela, depuis les années ’50, la possibilité d’une guerre nucléaire, et donc l’inévitable vertige qui saisit quand l’ordre tombe de lancer les missiles, qui plus est à l’aveugle, et vous disposez de quelques ingrédients qui, correctement associés, peuvent donner un récit passionnant.

Les récits sous-marins ne manquent pas, mais rares sont ceux qui parviennent à sortir du classicisme. En 1989, James Cameron, dans Abyss, n’avait, par exemple, fait qu’adapter une mécanique bien connue (à côté de qui naviguons-nous au plus profond de l’océan ? Quelles sont ses intentions ? Ne faudrait-il pas l’attaquer en premier ?) à la science-fiction. On pourrait ajouter ici que les codes initialement développés par ce genre ont, en effet, été largement repris par la SF, toujours avide de monstres infiltrés dans des vaisseaux (« Entre les Jumeaux de Thor, personne ne vous entend crier »), comme Alien (1979, Ridley Scott), ou de navires devenu des pièges, comme dans 2001, l’odyssée de l’espace (1969, Stanley Kubrick).

Il est, bien sûr, possible d’échapper aux codes en utilisant intelligemment les contraintes du submersible, comme le fit Blake Edwards en 1959 dans Opération Jupons, une comédie hilarante. On peut également, si on en a le talent, se lancer dans le long récit d’une mission, de l’Atlantique à la Méditerranée d’un équipage de la Kriegsmarine, à la manière de Wolfgang Petersen. Das Boot (1981) reste à ce jour le chef-d’œuvre indépassable du genre, âpre, réaliste, complexe et cruel. Dans A la poursuite d’Octobre rouge (1990), John McTiernan avait parfaitement réussi à adapter un classique de Tom Clancy décrivant la traque d’un sous-marin en y associant une authentique intrigue de contre-espionnage sur fond de crise stratégique. Ce faisant, McTiernan – comme il le fit avec d’autres catégories du film d’action – créa d’ailleurs de nouveaux standards, encore en vigueur.

Toujours dans les bons coups, Tony Scott s’attaque, 5 ans après Octobre rouge, au sujet et réalise USS Alabama.

Auréolé du succès de ses précédentes productions, le réalisateur réunit une distribution mêlant stars (Gene Hackman, très à l’aise dès qu’il s’agit de jouer un salaud) ou Denzel Washington (dont la carrière est déjà à l’époque impressionnante), seconds rôles expérimentés (Matt Craven, George Dzundza, et même Ricky Schroder) et futures étoiles (Viggo Mortensen, James Gandolfini). Tourné comme un clip (avec l’amical soutien de la Marine nationale mais sans celui de la Navy en raison de la nature du scénario), le film se présente comme un thriller dont l’unique ambition est le divertissement, et son intrigue est, comme il se doit, parfaitement inepte.

Pour filmer des combats intéressants, il est préférable de faire s’affronter des adversaires puissants et capables. Quoi, en effet, de plus intéressant et effrayant que de voir se titiller les deux plus importantes flottes sous-marines de cette planète ? C’est ce que propose Tony Scott, à la suite du tandem Clancy/McTiernan. Cet impératif étant posé, comment l’écrire et le mettre en scène ? En inventant une guerre mondiale, comme dans Tempête rouge, le monumental techno-thriller stratégique (dont la traduction est tellement médiocre que je me demande régulièrement si je ne vais pas la reprendre pendant mes vacances) ? Non, car sa mise en scène demanderait trop de moyens. En montrant, alors, des entraînements tellement réalistes que le spectateur aurait sa dose de manœuvres dangereuses et d’héroïsme ? C’est tout l’idée de Top Gun – qui offre une bataille finale réelle, mais contre un ennemi fictif.

Les options, en réalité, ne sont pas si nombreuses : si vous souhaitez que le combat aille à son terme sans impliquer un État, et si vous désirez ne rien perdre des enjeux liés à la dissuasion nucléaire, il faut qu’un des protagonistes soit un non-étatique et que, d’une façon ou d’une autre, il dispose de moyens et de compétences. C’est là qu’interviennent les fameux dissidents russes, nationalistes intrinsèquement radicaux capables de puiser dans l’arsenal de la Rodina, menaçants et imprévisibles, et qu’il va peut-être falloir vitrifier au risque d’accélérer la fin du monde (qui, comme chacun le sait, est de toute façon pour demain).

(spoiler alert!) USS Alabama raconte ainsi la façon dont, à bord d’un SNLE dont le commandant, guerrier né (et Gene Hackman emprunte ici beaucoup au Patton joué par George C. Scott), se joue une crise gravissime autour d’un ordre de tir dont on ignore s’il a été annulé.

Le film fait s’affronter un commandant, tyrannique, agressif – et dont le racisme, pourtant évident, n’est pas véritablement utilisé par le scénario – et son second, Afro-américain posé, cultivé, qui ose réfléchir à l’effarante responsabilité qui est à la leur à bord d’un tel bâtiment tandis que son chef l’assume brutalement. Tout le récit s’articule autour d’une querelle fondamentale liée à l’obéissance théoriquement absolue à une décision de lancer des missiles nucléaires sur des cibles en Russie : le commandant veut frapper, comme on le lui commande, tandis que son second estime qu’une confirmation pourrait être demandée en raison de la réception imparfaite d’un message qui pourrait contenir un contrordre.

Remarquablement joué par des acteurs dont les rôles sont des caricatures, mis en scène lourdement avec efficacité (et des filtres) par un vieux routier habitué aux blockbusters sans âme, USS Alabama s’achève par un naufrage narratif comme on en voit rarement : le commandant et son second sont absous, le drame qui s’est joué est enterré (et le film participe à sa façon, comme ce fut le cas à Hollywood dans les années ’90, à un récit complotiste et populiste du monde), et tout le monde se quitte bons amis. On retrouvera ces ressorts dans Hunter Killer (2018) et dans Le Chant du loup (2019) – y compris, dans ce dernier cas, les inévitables scènes autour du sonar – mais avec une efficacité bien moindre. Parce que, finalement, ce qui faisait le charme des films de Tony Scott, c’est qu’ils étaient le plus souvent parfaitement nuls mais qu’on les regardait quand même parce qu’ils étaient bien faits, un peu comme la pop des années ’80, sans la moindre prétention en matière de crédibilité ou de réalisme. Un tel savoir-faire s’est perdu, et on ne l’a jamais eu en France.

Fiez-vous aux Dieux, mais amassez du renseignement

L’enthousiasme ne me vient pas facilement, et il ne faut pas donc pas bouder son plaisir quand les éditions Taillandier publient enfin en poche un classique parmi les classiques de la littérature scientifique consacrée à l’histoire du renseignement. Tirée de sa thèse, soutenue en 1987, la somme de Mary Rose Sheldon, Renseignement et espionnage dans la Rome antique, s’est imposée dès sa publication en 2004 comme un ouvrage de référence, difficilement dépassable. L’auteure, officier supérieur dans l’armée américaine, enseigne désormais au Virginia Military Institute (VMI), et elle a consacré sa carrière à l’étude du renseignement dans l’Antiquité.

Rendu accessible au public francophone grâce aux Belles Lettres en 2009, le livre, dense et technique, constitue une étude exemplaire de l’utilisation par l’empire romain du renseignement. On y parle organisation, chefs de guerre, méthodes, succès et échecs, et de l’ensemble se nourrit d’une prodigieuse érudition. Le livre, en plus de ce qu’il nous apprend et nous explique, nous donne une remarquable leçon de méthodologie historique en mêlant les sources (textes, fouilles archéologiques, études d’autres chercheurs) et donc, de façon très révélatrice, une excellente leçon de renseignement. On y assemble en effet des indices disparates et des faits parfois imparfaitement connus pour donner du sens, on y pose des hypothèses, on en contredit d’autres, on y argumente avec rigueur et on admet son ignorance ou son impuissance.

Ouvrage indispensable, à lire et à consulter, Renseignement et espionnage dans la Rome antique doit être impérativement présent dans les bibliothèques de nos services et de nos forces armées. Il n’est jamais inutile de méditer sur les causes profondes de la défaite romaine de Teutobourg (en 9 après J.-C) et sur ses conséquences.

Through counter-intelligence it should be possible to pinpoint potential trouble-makers and neutralize them.

La guerre est la grande affaire des nations, et la guerre irrégulière est celle des puissances occidentales depuis, au moins, la fin de la Seconde Guerre mondiale. Dans un ouvrage passionnant, Partisans et centurions. Histoire de la guerre irrégulière au XXe siècle, paru il y a déjà presque un an, Elie Tenenbaum, chercheur à l’IFRI, retrace l’évolution de ces conflits au cours du siècle passé.

En insistant sur les penseurs et théoriciens ayant nourri la réflexion des stratèges s’étant affrontés lors de certaines des guerres les plus importantes de l’Après-guerre, Elie Tenenbaum nous livre également une histoire de la pensée militaire occidentale et évoque très régulièrement l’action et l’organisation de grands services de renseignement comme le SDECE, qui deviendra la DGSE, et la CIA. Dense mais limpide, son ouvrage suit les parcours d’une poignée de personnalités hors-du-commun (pas nécessairement fréquentables, par ailleurs) dont la vie est émaillée de guérillas et d’opérations spéciales. On y croise des noms connus, comme celui de David Galula, l’officier français dont les écrits inspirèrent tant le général Petraeus. On y parle également de Fort Bragg ou de l’École des Amériques, de sanglante réputation, certains passages donnant furieusement envie de relire James Ellroy ou James Grady.

Rarement on aura lu des synthèses aussi claires et percutantes de la Bataille d’Alger ou de la Guerre du Vietnam, et le livre d’Elie Tenenbaum frappe par sa hauteur de vue, sa documentation, et surtout le constat d’échec qu’il établit après des décennies de contre-guérilla menées par les Occidentaux et leurs alliés. Au moment où l’État islamique, moins vaincu que jamais, poursuit son combat, que la défaite occidentale en Afghanistan est patente et que notre propre enlisement au Sahel n’est guère plus discuté, Partisans et centurions s’impose comme une lecture indispensable.

“The garrison sleeps in the citadel/With the ghosts and the ancient stones” (“What It Is”, Mark Knopfler)

Discipline reine, science des sciences, l’histoire est en perpétuel mouvement et échappe aux tentatives de confiscation régulièrement détectées, en particulier en France. Les réflexions incessantes, aux conclusions parfois contre-intuitives, des chercheurs constituent autant d’outils précieux à la compréhension du monde. Les sciences humaines n’échappent cependant pas aux difficultés de vulgarisation et transmission, et il faut donc du talent et de la volonté pour porter à la connaissance du public l’état du débat historique, les évolutions de notre appréhension du passé ou le démontage de mythes fondateurs.

Il faut donc particulièrement saluer l’initiative de Sylvain Venayre qui dirige la collection Histoire dessinée de la France aux Éditions La Découverte, associées à La Revue dessinée. Le projet, aussi simple qu’il est ambitieux, est de raconter notre histoire à l’aide des plus récentes découvertes et de dépasser la geste nationale. Le projet, naturellement, n’est pas seulement scientifique puisqu’il répond au besoin de s’affranchir des clichés.

Le premier volume, La Balade nationale : les origines, publié en 2017, frappe par la clarté et l’intelligence de son propos. Sans doute le texte peut-il agacer en raison de ce qui peut être perçu comme des partis-pris idéologiques, mais l’aisance avec laquelle se déploie l’argumentation devrait rassurer les esprits les plus sceptiques. Amusant, follement stimulant, le livre séduit progressivement par son humour, parfois mordant, parfois absurde. Les dialogues entre les personnages font souvent franchement sourire, comme lorsqu’un homme du paléolithique supérieur annonce à Jeanne d’Arc que les siens ont domestiqué le feu et qu’elle lui répond, goguenarde « Oui, bon, je ne vous félicite pas. »

Plaisir pour l’esprit, La Balade nationale l’est aussi pour les yeux grâce aux dessins d’Etienne Davodeau, réalistes mais attachants. L’ensemble est une réussite, qui rappelle que l’humilité, qualité des historiens, devrait être partagée par tous devant les millénaires de notre évolution.

« Son surnom, Samouraï du Soleil/En démantelant le gang de l’Archipel » (« L’Aventurier », Indochine)

Le succès d’une œuvre ne constitue nullement, comme chacun le sait, la démonstration de sa qualité. Nombre d’auteurs célébrés il y a des décennies sont désormais relégués au fond des bibliothèques, dans les boîtes à livres qui apparaissent ici et là ou même dans des malles au grenier. Certaines œuvres, trop vite oubliées, méritent cependant qu’on les exhume, et c’est la gloire de quelques-uns de nos éditeurs que de permettre au public d’avoir à nouveau accès à des romans ou à des films disparus. C’est sans doute cette démarche qui a conduit Gallmeister à rééditer les thrillers de l’écrivain américain Rodney William Whitaker, publiés sous le pseudonyme de Trevanian dans les années ’70 et ’80, dont le trop fameux Shibumi, en 1979.

Présenté comme un livre culte, salué par Télérama comme « un roman stupéfiant, parmi les plus grands de la littérature américaine », ce curieux récit d’espionnage – qu’il faudrait donc  placer aux côtés des texte de Mark Twain, Jim Harrison, Arthur Miller, John Steinbeck, Toni Morrison, Edgar Poe, Saul Bellow, etc. – n’est plus ni moins qu’une purge d’une sidérante prétention. On se prend même à penser à Michel Onfray tentant d’imiter Frederick Forsyth, et on prie pour que jamais ce cauchemar ne prenne corps.

Shibumi, dont le succès fut retentissant, se présente comme un roman étrange mêlant les clichés les plus éculés du roman d’espionnage de gare à des fulgurances littéraires, hélas insuffisantes. Manifestement aussi bien influencé par James Grady ou Robert Ludlum que par Jack Higgins ou Gérard de Villiers, Trevanian relate l’affrontement, forcément impitoyable, entre un « contre-terroriste solitaire » (le concept n’en finit pas de m’amuser), châtelain aux talents infinis et aux performances sexuelles presque surhumaines se vendant au plus offrant, et un mystérieux organisme connu sous le nom de Mother Company et qui réunit les intérêts de multinationales agissant derrière les États les plus puissants par l’intermédiaire de leurs services secrets. Le propos est tellement outrancier qu’on imagine d’abord lire un thriller parodique, comme Sur la route de Gandolfo, bien que certaines réflexions stratégiques évoquent plutôt la finesse d’analyse du Lider minimo, de responsables d’extrême-droite (attention à ne pas confondre) ou même de quelques blogs prorusses bien connus de nos lecteurs.

Il s’arrêta. Diamond était au service de la Mother Company, un valet de l’organisation. Hel pensa aux installations de forage sous-marin qui contaminaient les océans, aux mines à ciel ouvert qui dévastaient les terres vierges, aux pipelines dans la toundra, aux centrales nucléaires bâties malgré les protestations de ceux qu’elles allaient contaminer. Il se souvint de l’adage : « Qui doit se charger des choses cruelles ? Celui qui le peut. » Avec un grand soupir et une sensation de dégoût au fond de la gorge, il se retourna et leva son arme.

Médiocrement écrit, comme on le voit, mais parfaitement traduit par Anne Damour, le roman frappe par la virulence et la naïveté de son engagement politique. Les attaques contre les États-Unis, à défaut d’être originales, y sont amusantes, mais le livre est littéralement farci de remarques racistes et le caractère parodique de l’ensemble n’est pas si évident. Shibumi, en effet, aurait pu être un exercice de style – réussi, dans ce cas –, un pastiche enlevé de thriller politique paranoïaque (on dirait, aujourd’hui, qu’il est complotiste), mais la beauté de certains passages (les méditations du général Kishikawa, p.122 de l’édition de poche) laisse à penser que l’auteur avait d’autres ambitions. Les trop longs passages consacrés à la spéléologie alourdissent de surcroît le texte au lieu de l’enrichir. De même, le soin apporté par Trevanian au récit des premières années de son héros et la sympathie évidente qu’il éprouve pour lui rendent l’hypothèse d’une parodie plus difficile encore à défendre. Agrémenté d’un humour caustique plutôt efficace, le roman étonne enfin par sa tonalité politique, au-delà de posture antiaméricaine distrayante mais candide.

Le texte, en effet, est parsemé de remarques d’une profonde misanthropie. On y perçoit, en plus d’une arrogance assumée et d’un mépris profond pour le reste de l’humanité, un goût pour la violence purificatrice qui n’a rien d’anodin. Trevanian, hélas, n’est pas Ernst Jünger, et son obsession pour le dépassement de soi, l’ascèse et la beauté du sacrifice ultime est plus banalement suspecte que séduisante. Le livre mériterait sans doute d’être analysé sous ce seul angle.

“There’s a lot to learn for wasting time”, chanta Neil Young, et on retient de Shibumi quelques belles phrases et une poignée de situations intéressantes. Parodie inachevée ? Brulot pour révolutionnaires de salon (ceux-là mêmes que Trevanian critique d’ailleurs vigoureusement) ? Thriller terriblement daté ? Mystère. Le point le plus important du livre est cependant que son personnage central, Nicholaï Hel, est capable de se battre et de tuer « avec n’importe quel objet présent dans une pièce », ce qui fait de lui, à supposer que ce soit possible, le précurseur de Chuck Norris (qui, lui, peut en plus vous tuer avec la pièce elle-même). Bref, Shibumi a plus mal vieilli qu’un roman de Pierre Loti.

“This is the way that life was given/The way we were made to stand” (“My People, My Land”, Pura Fé)

A-t-on jamais construit un empire sans tragédies ? La question ne cesse de hanter la littérature américaine depuis plus d’un siècle, et les plus grands cinéastes ont rapidement pris le relais des romans en explorant inlassablement le crime fondateur des États du Nouveau monde.

Le sort des Amérindiens a, en réalité, toujours suscité des débats très vifs aux États-Unis, sans que cela pèse, comme on le sait, sur leur destin, le respect des traités et le comportement des colons. On oublie trop souvent que le western, genre littéraire avant d’être un genre cinématographique, est une geste coloniale, d’exploration, de conquête, de guerres et de luttes des classes. Le génocide amérindien, initialement toile de fond, s’est progressivement imposé comme un sujet majeur au fur et à mesure que la société américaine mûrissait et admettait, péniblement, la véritable nature de la Conquête de l’Ouest.

En 1930, dans La Piste des géants, Raoul Walsh avait déjà montré des tribus faite d’êtres humains et non de bêtes sauvages, mais la marche vers une reconnaissance à l’écran fut longue. Elle n’est pas achevée, d’ailleurs, mais le cinéma américain est désormais capable, près d’un demi-siècle après Little Big Man, le chef d’œuvre d’Arthur Penn, plus de 25 ans après Danse avec les loups, l’indépassable monument de Kevin Costner, ou Cœur de tonnerre, le brulot de Michael Apted, de produire des films comme Hostiles, de Scott Cooper, qui montre des guerriers fatigués, le vaincu et le conquérant, retrouver leur humanité après les carnages, la victoire étant ici presqu’aussi amère que la défaite.

 

Militant communiste, qui sera incarcéré trois mois en 1950 pendant l’hystérie maccarthyste, et écrira à cette occasion un roman publié à compte d’auteur, Spartacus (adapté au cinéma en 1960 par Stanley Kubrick, quand même), auteur sous plusieurs pseudonymes de remarquables romans policiers, dont le cultissime Sylvia (1960), Howard Fast publie en 1941 La Dernière frontière, exceptionnel récit d’une course-poursuite tragique entre une poignée de Cheyennes désireux de vivre sur leurs terres ancestrales et une armée américaine impitoyable et aveugle aux souffrances d’un peuple en voie d’anéantissement.

Inspiré de The Northern Cheyenne Escape, au cours de l’hiver 1878/1879, le roman retrace les évènements qui conduiront au massacre de Fort Robinson et à l’installation des Amérindiens survivants dans une réserve, dans le sud du Montana. D’une plume discrètement ironique, mais sans jamais verser dans la caricature ou le pamphlet, Howard Fast parvient à reconstituer l’enchaînement de décisions et d’aveuglements qui conduira à la fuite des Cheyennes de leur cantonnement en Oklahoma, au mois de septembre 1878, jusqu’à leur interception par la cavalerie américaine quelques mois plus tard.

Le roman est celui des derniers sursauts d’un monde qui sera bientôt balayé et dont la défaite est écrite. Face à des États-Unis à la puissance sans équivalent, les Cheyennes ne se battent plus que pour leur dignité et la survie de leur culture. A cette lutte vitale s’opposent les ambitions non moins vitales de Washington, qui unifie son territoire, installe son autorité et prépare la mise en valeur de ses conquêtes intérieures. Le choc ne peut être évité, et il est d’autant plus inéluctable que l’Administration impériale, comme les autres, souffre de ses propres incohérences. Les ambitions politiques s’y affrontent, tandis que les officiers chargés de gérer la crise cheyenne sont au choix incompétents et indécis ou au contraire désireux d’écraser un adversaire dont ils refusent même d’envisager qu’il puisse suivre sa propre rationalité. La Dernière frontière est aussi, en effet, un livre sur les machines infernales que rien ne peut arrêter, sur l’inertie des crises qui couvent et qui ne peuvent se résoudre que dans le sang et la destruction de l’ennemi. Il est à cet égard d’une actualité troublante, et il doit notamment être lu par celles et ceux qui étudient les prises de décision politico-militaires.

Texte d’une infinie tristesse, exprimant la nostalgie accablée d’un monde perdu à jamais, le roman servira de trame, aux côtés de celui de Mari Sandoz Les Cheyennes (1953), au testament crépusculaire de John Ford, sorti en 1963. On aura rarement filmé la défaite avec autant d’élégance et d’empathie.

Cheyenne Autumn sera projeté à la Cinémathèque le 28 juillet prochain.

No Room for Ambiguity

Sans doute ne faudrait-il pas s’en étonner, s’agissant d’une profession supposée manier le mensonge avec aisance, mais trop rares sont les mémoires d’anciens des services qui valent le coup d’être lus. Souvenirs embellis d’opérationnels d’opérette transformant leurs rares missions en épopées légendaires, bilans grossièrement bidonnés de saboteurs dont les erreurs et les aveuglements ne cessent de se faire sentir, autobiographies sans relief de directeurs trop froids, les textes qui paraissent depuis des années ne présentent que rarement de l’intérêt. C’est donc avec impatience qu’était attendu le livre de Nada Bakos, ancienne analyste de la CIA spécialiste d’Al Qaïda en Irak puis chargée des opérations de ciblage de responsables jihadistes dans le pays après l’invasion anglo-américaine de 2003 et le début de l’insurrection.

Sobrement intitulé The Targeter, le livre de Nada Bakos, écrit avec Davin Coburn, offre une plongée fascinante au cœur de la CIA lors d’années essentielles marquées par le début du travail sur Al Qaïda, les attentats du 11-Septembre puis l’intervention en Afghanistan, le déclenchement de la Guerre contre le terrorisme, l’invasion de l’Irak et l’ingérable chaos qui en est né. Le texte, qui ne s’embarrasse pas de fioritures, prend d’abord la forme de la biographie d’une jeune femme originaire du Montana, venue travailler à Washington au sein du principal service de renseignement impérial.

Nada Bakos n’est pas une théoricienne, et elle n’en a d’ailleurs pas la prétention, mais elle est une professionnelle aguerrie, ayant même eu la chance de participer à une poignée d’opérations en Irak au cours de ses mois d’affectation à Bagdad. Le regard qu’elle porte sur son service, sur le renseignement, sur le contre-terrorisme et sur les impasses stratégiques dans lesquelles nous sommes tous est d’une remarquable acuité. Analyste chimiquement pure, elle livre une série de réflexions qui font chaud au cœur, dont celle-ci, parfaite à mes yeux :

Analysis is an ambiguous word; new analysts soon learn that analyzing is as much an art as a science”

Décrivant de façon limpide les missions et les devoirs d’un analyste, elle rappelle en particulier le sacerdoce du travail quotidien, la ténacité, l’humilité, l’engagement total de l’esprit, des insomnies aux cellules de crise, quand la concentration devient une obsession, quand on voit déjà les conséquences des erreurs en train d’être commises quand les responsables en sont encore à se congratuler. De façon assez troublante, j’ai retrouvé dans ce texte certaines des plaisanteries qui avaient cours boulevard Mortier à la fin des années ’90, quand nous sondions les murs à la recherche du « vrai Service » (« The real CIA must in the basement »), tout comme les questions posées par les psys à l’occasion des entretiens initiaux puis des contrôles réguliers.

Nada Bakos n’est pas une théoricienne, mais elle a observé son environnement, noté les détails, réfléchi à son métier et à ses pratiques, et on la surprend même à citer le grand John Boyd, légende de la chasse américaine et immense stratégiste. Ce qu’elle décrit du comportement de l’Administration Bush au sujet d’Al Qaïda comme de ses liens, jamais démontrés, évidemment, avec le régime de Saddam Hussein reste, près de vingt plus tard, proprement stupéfiant. Comme le raconte à sa façon Lawrence Wright dans The Looming Tower, l’aveuglement et l’incompréhension de ce qu’est le renseignement dont firent alors montre les plus hauts responsables de la diplomatie et de la défense à Washington sont vertigineux. La pression exercée sur la CIA afin de confirmer des hypothèses qui ne pouvaient pas l’être eut des conséquences terribles. Que des analystes appelés à briefer de hautes autorités politiques aient été soumis à une pression telle que leur hiérarchie ait décidé de recourir à des séances de media training pour les préparer en dit long sur l’ambiance qui a régné entre Langley et la Maison blanche en 2002 et 2003.

Ce que décrit également Nada Bakos des opérations anti terroristes en Irak nous fait toucher du doigt la complexité administrative et opérationnelle de la puissance US en campagne : moyens apparemment sans limite, difficulté à coordonner les actions de différentes branches, nécessité politique d’obtenir des résultats tactiques à défaut de stratégiques. The Targeter expose une culture du renseignement très différente de la nôtre, parfois déroutante en raison de son goût pour la théorisation. Le livre frappe aussi par sa lucidité quand il rappelle que la lutte contre le jihadisme a désormais pris un tour purement militaire alors que le défi mérite bien plus que cela. L’absence de réflexion quant à la nature de la menace constitue sans doute le seul défaut d’un texte par ailleurs remarquable et, finalement, attachant.