Agresseurs et adversaires

Au sortir de la Seconde guerre mondiale, les forces aériennes américaines (US Army Air Forces, US Naval Aviation et USMC Aviation) comptaient dans leurs rangs des centaines d’as (5 victoires et plus) ayant combattu dans le Pacifique, en Afrique du Nord et en Europe. Des pilotes américains avaient volé au sein de la Royal Air Force dès 1940, avant d’être progressivement rassemblés, à partir de février 1941, au sein de trois Eagle Squadrons (No 71, 121 et 133), puis intégrés à la 8th Air Force en 1942, tandis que d’autres, membres de l’ American Volunteer Group (AVG) de Chenault en Birmanie et en Chine du Sud (les Tigres volants), avaient mené la vie dure à la chasse japonaise.

La qualité des appareils (P-38 Lightning, P-47 Thunderbolt ou P-51 Mustang, voire P-39 Airacobra ou P-40 Kittyhawk pour les USAAF, F-4F Wildcat, F-6F Hellcat ou F-4U Corsair pour la Navy ou les Marines) y était évidemment pour quelque chose, de même que la qualité décroissante des pilotes allemands ou japonais. Paradoxalement, soit dit en passant, la supériorité numérique des alliés, qui écrasait progressivement les chasses ennemies, ne favorisait pas l’émergence d’as en raison du relatif manque de cibles par pilote. Pour tous, cependant, les qualités de combattants et de techniciens du vol des pilotes américains ne faisaient pas de doute, et elles furent rapidement élevées au rang de mythe national.

Très vite, l’USAF, créée en septembre 1947, se transforma massivement sur chasseurs à réaction – de l’intérêt de servir une armée riche. Le P-80, renommé F-80 Shooting Star, devint le premier jet de chasse en dotation massive de l’Air Force, avant d’être rapidement épaulé puis remplacé par le F-84 Thunderjet et le F-86 Sabre. De son côté, la Navy mit elle aussi aux rencarts ses chasseurs à piston, comme le remarquable F-8F Bearcat, et se dota de jets, comme le FH-1 Phantom, puis le F-2H Banshee et surtout le F-9F Panther.

Autant le dire tout de suite, cette première génération de chasseurs à réaction en service dans les forces de l’Empire, si elle assurait une supériorité sur le reste du monde (vitesse en palier, vitesse ascensionnelle, accélération, puissance de feu), ne révolutionnait pas vraiment l’art du dog fight, dont les lois fondamentales restèrent inchangées : voler dans le soleil, repérer le premier, surprendre, viser juste et abattre en une sale passe, ne pas s’acharner, etc. L’arme de bord par excellence restait le canon (de 20 mm pour l’Empire), ou, éventuellement la roquette, et le radar embarqué n’en était qu’à ses débuts (faible portée, pas de calculateur, viseur optique simple). Du coup, il fallait savoir manœuvrer, « secouer son zinc » comme l’auraient dit des personnages de BD, et tout cela se passait, naturellement, quasiment à portée de voix.

MiG alley

Le début de la Guerre de Corée, en 1950, permit aux aviateurs de l’Empire de tester au-dessus de la péninsule leurs chasseurs et leurs propres aptitudes contre les pilotes chinois et – chut ! c’est un secret – russes. Le 8 novembre 1950, un pilote de Sabre abattit deux MiG-15 nord-coréens lors de la première rencontre entre jets.

Evidemment, et comme d’habitude, chaque camp revendiqua le plus grand nombre de victoires aériennes. Longtemps, l’Empire vécut d’ailleurs sur le mythe d’un ratio victoires/pertes indécent (15 contre 1 !) et parfaitement irréaliste qu’aucun historien sérieux ne retient plus. Il semble, malgré tout, que les pilotes américains aient bien largement dominé leurs adversaires (kill ratio autour de 7 contre 1, quand même), avec des périodes de crise et de doutes. Les pilotes communistes, pas moins méritants, étaient cependant moins bien formés et moins dirigés. Et quoi qu’on nous veuille nous faire croire dans une certaine littérature et sur quelques forums complaisants, il y eut aussi des as chinois (une petite dizaine), nord-coréens (on parle de 4), et même russes, dans cette affaire.

En mai 1952, la Navy, désireuse de maintenir le niveau général de ses pilotes, créa sur la base des Marines (Marine Corps Air Station – MCAS) à El Centro (Californie) la Fleet Air Gunnery Unit (FAGU) destinée à l’entraînement au combat. En 1958, le FAGU fut déplacée vers la MCAS Yuma (Arizona), tandis que la mode évoluait, de plus en plus, vers les missiles air-air.

Les appareils de la FAGU (ici, F-8U Crusader, F-4D Skyray, A-4D Skyhawk et FJ-4 Fury) furent ainsi, sans doute, les premiers appareils de la Navy spécialement employés lors d’exercices de combat dissemblables (DACT), mais l’expérience ne dura pas tant il devenait évident pour les stratèges et les industriels que l’avenir était au combat à moyenne portée à l’aide de missiles guidés.

Un missile ou rien

L’irruption du missile air-air guidé, par infrarouge ou par radar, révolutionna naturellement le combat. Dès la seconde partie de la Seconde Guerre mondiale, les Allemands avaient utilisé des missiles air-surface guidés, et avaient envisagé des armes emportées contre les avions ennemis, mais il leur manqua, entre autre chose, du temps. Comme le faisait remarquer mon prof d’Histoire de Terminale au sujet des pays de l’Axe écrasés sous les bombes, « ‘fallait pas y aller ».

Dès 1946, Hughes avait entamé la mise au point pour l’Air Force de l’AIM-4 Falcon (Air Interceptor Missile, désignation post-1962, je vous épargne les dénominations pré-62 et je suivrai dorénavant cette règle), qui entra en service en 1956 et se révéla d’une presque complète inutilité contre des cibles manoeuvrantes, comme le découvrirent rapidement les équipages de Phantom au Vietnam. Le Falcon, d’abord à guidage thermique puis à guidage semi-actif, avait une faible portée, une faible charge militaire et on pouvait assez aisément le faire décrocher…

La Navy, de son côté, avait lancé les travaux en vue de se doter, elle aussi, d’un missile air-air, ce qui donna l’AIM-9 Sidewinder, un authentique succès industriel toujours en service et qui pourrait bien être produit pendant encore des décennies. Le Sidewinder, à guidage infrarouge, se révéla plus rapide, plus agile et plus puissant que le Falcon, mais il restait un missile à courte portée, sorte de prolongement du canon en dog fight. L’obsession de l’interception de bombardiers nucléaires, mission prioritaire en ces temps de guerre froide, requérait l’emploi de missiles à plus grande allonge, et l’AIM-7 Sparrow, dont les origines remontaient un programme de 1947, semblait répondre à ce besoin.

A guidage semi-actif – c’est-à-dire, pour faire simple, doté d’un petit radar le guidant vers une cible elle-même éclairée par le radar de l’avion lanceur, le Sparrow , que l’on vit monté sur le F-7U Cutlass ou sur le F-3H, équipa d’entrée les F-4 Phantom II de la Navy puis ceux de l’Air Force.

L’heure était à la confiance absolue dans la technologie, et les appareils, surtout ceux de l’Air Force, en charge de la défense de l’Amérique du Nord, étaient conçus pour foncer vers les formations de bombardiers soviétiques pour les décimer à l’aide de missiles puissants et rapides, et pour certains dotés de charges nucléaires. C’était l’époque des successeurs du F-89 Scorpion ou du F-94 Starfire, comme le F-102 Delta Dagger et son grand petit frère, le F-106 Delta Dart (et leurs AIM-26 Falcon à tête nucléaire, terrifiante évolution de l’AIM-4 déjà évoqué), sans parler de l’incroyable YF-12, dont le couple radar/missiles finit par équiper le F-14, et qui devint lui-même le SR-71. Mais c’est une autre histoire.

Inutile de dire que personne au sein de l’Air Force n’envisageait sérieusement de commander des chasseurs maniables, et l’effort portait sur les radars, la vitesse des appareils, la rapidité de leur réaction, la qualité des transferts de données entre les stations du réseau de veille du NORAD et la précision des trajectoires d’interception.

La Navy, pour sa part, paraissait loin du débat. Elle n’avait pas participé au programme des Century Series et devait remplir deux missions principales : projeter de la puissance grâce à ses groupes aéronavals et être capable de les défendre contre les bombardiers soviétiques.

C’était le début des groupes embarqués richissimes, équipés de chasseurs, d’avions d’attaque, d’avions de veille, d’avions de lutte anti-sous-marine, puis d’avions de guerre électronique, sans parler des hélicoptères ASM et de sauvetage. Le F-4H Phantom II, héritier du F-3H Demon, qui constituait la dernière évolution des chasseurs embarqués, de plus en plus lourds, avait pour mission de protéger le groupe aéronaval mais les contraintes de l’emploi sur porte-avions limitaient, malgré tout, les dérives (poids et vitesse à l’appontage, manœuvrabilité, robustesse). Le Phantom II se présentait comme un  chasseur massif, puissant, conçu pour le combat à moyenne portée grâce à l’emport d’au minimum quatre Sparrows sous le fuselage, voire de quatre Falcon en plus sous les ailes. Personne n’envisageait sérieusement que l’interception puisse se terminer en combat tournoyant, et aucun canon n’était prévu – même si on pouvait, par coquetterie, accrocher un pod de 20 mm en point central.

Étonnamment, le Phantom côtoyait dans les unités de chasse embarquée (VF) le Crusader, un appareil très différent. Ce dernier, bien qu’équipé, lui aussi, d’un radar, emportait en effet quatre canons de 20 mm dans le nez, et jusqu’à quatre Sidewinder sur ses flancs. La communauté des pilotes de F-8 en était persuadée, et elle reprit avec plaisir le slogan du consortium Ling-Temco-Vought (LTV) qui construisait le chasseur, « si vous n’êtes pas dans un F-8, vous n’êtes pas dans un chasseur ».

On peut noter, en passant et sans se moquer parce que ce n’est pas notre genre, que les responsables britanniques allèrent encore plus loin dans la confiance aveugle dans la technologie en annulant à l’époque tous leurs programmes de chasseurs pilotés. Ils estimaient, en effet, que l’avenir était aux avions de combat guidés du sol et que, de plus, les performances des missiles air-air allaient sonner le glas de la chasse traditionnelle. La France, elle, s’obstina et conserva sur les Mirage le fameux canon DEFA de 30 mm qui fit des merveilles – une question de point de vue, évidemment, et les pilotes syriens ou égyptiens étrillés par les Mirage III CJ israéliens ne sont sans doute pas d’accord…

Le rapport Ault

Comme souvent, les réalités opérationnelles rappelèrent cruellement à la réalité aux stratèges et autres responsables. Les premiers engagements aériens au-dessus du Vietnam, en 1965, firent voler en éclats les certitudes.

Face à leurs appareils lourds et paradoxalement trop puissants et trop rapides, les pilotes de l’Air Force et de la Navy trouvèrent des chasseurs infiniment moins sophistiqués, (MiG-17, 19, et 21),  maniables, utilisant presque exclusivement leurs canons (23 ou 37 mm…) et pratiquant donc à outrance le combat tournoyant. Les pilotes américains, qui de plus devaient combattre au-dessus du territoire ennemi, étaient confrontés à des conditions climatiques détestables qui dégradaient les performances de leurs missiles. Mais, disons-le franchement, ces derniers n’avaient de toute façon pas besoin de ça pour ne pas marcher. Le Sparrow, en particulier, se révéla particulièrement peu fiable, et il fallait parfois en tirer quatre – soit la dotation habituelle d’un Phantom – pour toucher un MiG…

Les pilotes nord-vietnamiens, qui redoutaient, malgré tout, les missiles et qui n’en possédaient eux-mêmes que très peu, choisirent rapidement de pratiquer le dog fight à outrance, se collant littéralement aux appareils américains. Plusieurs as nord-vietnamiens déclarèrent après la guerre qu’ils avaient décidé de combattre comme on le faisait au-dessus de la France en 1917 : en se mettant dans la queue de la cible et en vidant leurs magasins. Avec un canon de 37 mm, on imagine les résultats. Evidemment, la multiplicité des cibles aériennes offertes par l’Empire favorisa l’émergence de pilotes aux palmarès élevés, vainqueurs d’avions de guerre électronique ou d’attaque, voire de drones, mais il serait injuste de nier les grandes qualités de ces as.

Si l’on considère les seuls combats entre chasseurs, entre 1965 et 1968, le ratio  victoires/pertes pour la Navy fut de 2,75/1, et seulement de 2,15/1 pour l’Air Force. De plus, les statisticiens du Pentagone établirent qu’en 1966 seuls 3% des pertes enregistrées étaient dues à la chasse nord-vietnamienne. En 1967, ce pourcentage passa à 8%, et atteignit finalement 22% lors du premier trimestre 1968. Cette même année, le ratio de la Navy atteignit même un très inquiétant 1/1…

Naturellement, il faut lier ces données aux évolutions de la guerre, et en particulier aux offensives aériennes américaines au-dessus du territoire nord-vietnamien, mais il était évident que quelque chose ne fonctionnait pas. Le constat était d’autant plus évident que les unités de F-8 de la Navy enregistraient de bons résultats, comme la VF-211 (8 victoires), dont les membres se surnommaient, en toute modestie, les MiG killers. Ce n’est pas de l’orgueil, c’est de la lucidité.

Au total, les F-8 abattirent au-dessus du Vietnam 19 appareils adverses (16 MiG-17 et 3 MiG-21). Certes, la plupart des victoires furent remportées à l’aide de Sidewinder (4 MiG-17 seulement furent abattus au canon), mais l’emploi de ce missile à courte-portée requérait de mener un véritable combat rapproché, à quelques kilomètres de la cible.

Le taux de réussite des flottilles de F-8 ne changeait cependant rien au constat général. Preuve était faite, dans la douleur, qu’une armée pouvait perdre en une décennie ses compétences les plus précieuses. Et les pilotes de toutes les armes engagées réclamaient des canons de bord. Paradoxalement, le principal chasseur de supériorité arienne de l’Air Force au Vietnam, le Phantom, n’en emportait pas non plus, alors que les F-100 Super Sabre ou les F-105 Thunderchief en étaient équipés. Certains chefs faisaient pourtant preuve d’imagination, comme le légendaire Robin Olds (16 victoires, dont 4 au Vietnam) à la tête du 8th Tactical Fighter Wing (TFW) basé en Thaïlande, qui monta quelques opérations d’anthologie.

 

Evidemment, cette situation n’avait pas échappé à la haute hiérarchie militaire – comme quoi – et l’amiral Moorer, patron des opérations navales, chargea le capitaine Ault de mener une étude sur le sujet. Le résultat, connu sous le nom de Rapport Ault (téléchargeable ici) établit en 1968 un constat brutal, remettant en cause bien des certitudes et posant autant de questions gênantes.

Le capitaine Ault s’interrogeait ainsi sur la valeur des équipages, la pertinence de leur entraînement, leurs capacités à utiliser toutes les ressources de leurs avions, ainsi que sur la qualité de la doctrine du « tout missile » ou, autre point bien gênant, sur l’adéquation entre les matériels achetés par la Navy et ses besoins réels – sans parler de la qualité des missiles qui avaient tendance à faire long feu ou à se perdre. Dans ses conclusions, Ault disait les choses avec le langage rude des hommes d’action et écrivait, parmi d’autres paragraphes percutants :

Existing schools for CVA guided missile officers and squadron ordnance officers are not adequate. A course is needed designed specifically to provide information on missile theory and operation, test equipment, handling and assembly, publications, and reporting requirements.

Since decommissioning of the Fleet Air Gunnery Unit (FAGU) in 1960 there has been a gradual loss of expertise and continuity in the field of fighter weaponry. This trend must be reversed by providing a means of consolidating, coordinating, and promulgating the doctrine, lore, tactics, and procedures for fighter employment.

Comme un fait exprès, on avait en effet dissous à Yuma, en février 1960, la FAGU, quelques années avant que les pilotes de l’aéronavale ne soient engagés dans de véritables opérations de guerre. Ault suggérait simplement que l’unité soit réactivée, et il proposait qu’elle le soit à partir de la VF-121, le Phantom Replacement Air Group (RAG) stationné en Californie, sur la NAS Miramar.

Il faut dire que les petits gars de la VF-121 et ceux de la VF-124 (le Crusader Replacement Air Group, connu aussi sous le nom de Crusader College) avaient commencé en cachette, dès 1965, à organiser des DACT entre Phantom et Crusader et qu’ils avaient entraîné dans leur projet, comme le raconte Richard Wilcox, leurs camarades de la VA-126, une unité chargée d’entraîner au vol aux instruments les pilotes de Skyhawk. Il n’est ainsi pas anodin de constater que l’impulsion ayant conduit aux agresseurs et autres adversaires vint d’unités d’entraînement avancé.

Et pendant ce temps, à Tonopah… 

Evidemment, l’Air Force n’était pas en reste et elle était pleinement engagée, malgré les réticences de certains caciques, dans des travaux visant à améliorer les performances des pilotes et de leurs appareils.

Dès 1953, l’Air Force avait pu se procurer un Yak-23 auprès de la Yougoslavie et l’avait testé à Wright-Patterson – une histoire fascinante racontée, notamment, ici, et qu’évoque Curtis Peebles dans son livre Dark Eagles. Le chasseur russe avait été intensément étudié par une petite équipe de pilotes, et chacun avait pu en conclure que les avions de l’Empire étaient bien supérieurs… La volonté de se procurer d’autres appareils soviétiques ne faiblit pas, la DIA et la CIA essayant plusieurs pistes au fil des ans. Il s’agissait surtout d’évaluer au plus près les progrès technologiques du bloc de l’Est afin d’y répondre.

En 1968, dans le cadre du projet Have Doughnut, un Mig-21 iraquien, dont le pilote avait fui vers Israël en 1966, avait fait l’objet d’évaluations poussées dans une zone particulièrement secrète de Nellis AFB (Nevada), dans le polygone d’essais de Groom Lake, que les geeks et autres conspirationnistes du monde entier connaissent sous le nom de Zone 51 et qui est, en effet, une base secrète. Il en faut, n’en déplaise à certains.

Evalué par la Foreign Technology Division (FTD) de l’Air Force Systems Command (AFSC) au sein de laquelle évoluaient des pilotes de l’ Air Force mais aussi des officiers détachés de l’escadron de test de la Navy, la VX-4, ce MiG-21 – redésigné YF-110 – fut rapidement rejoint par deux MiG-17, également d’origine iraquienne et dissimulés dans les registres en tant que YF-113A et YF-114C… Je conseille à ce sujet la lecture du livre Steve Davies, Red Eagles, qui expose l’ensemble du programme Constant Peg, et je vous renvoie à l’article d’Andreas Parsch au sujet des covert designations des chasseurs de l’Empire.

 

Une fois maîtrisés par la poignée de pilotes autorisés à les piloter, ces MiG furent confrontés lors de DACT à des équipages d’unités régulières mais triés sur le volet, et l’idée des aggressors se renforça encore. Se renforça, dis-je, car des expériences très poussées avaient été conduites par l’Air Force dès 1965.

Le programme Feather Duster, lancé cette année-là peu de temps après le début des opérations aériennes au Vietnam, visait ainsi à mettre au point les meilleures tactiques de combat au profit des F-4C et autres F-105, les principaux chasseurs de première ligne de l’Air Force. Des unités de l’Air National Guard (New York, Maryland, et Porto Rico) dotées de F-86H furent mises à contribution et participèrent à des séries d’engagements lors de Feather Duster I et II. Le Sabre était censé y jouer le rôle du MiG-17, et il y remporta, certes aux mains de pilotes chevronnés, un grand nombre de combats simulés.

Ces combats ne visaient cependant pas à aguerrir des pilotes mais à déterminer dans quel domaine de vol les chasseurs US étaient les plus vulnérables. La rapport final identifiait ainsi des conditions précises d’emploi en terme, par exemple, d’altitude et de vitesse, qui, si elles n’étaient pas remplies, devaient conduire les équipages à ne pas engager le combat. Une partie de la doctrine d’emploi des chasseurs américains se vit renforcée par ce travail (importance de la puissance moteur, priorité accordée aux missiles, etc.), mais, et ce fut le point le plus désagréable, tous les problèmes identifiés par ce programme se trouvèrent cruellement confirmés dans les cieux vietnamiens.

A nous deux, Baron Rouge !

Comme je l’écrivais plus haut, le taux de pertes au combat au Vietnam était particulièrement insatisfaisant. L’Air Force, comme la Navy, était évidemment préoccupée par ses piètres performances. Le principe de réalité appliqué au combat aérien faisait grincer bien des dents dans les états-majors, qui avaient tant misé sur les plates-formes de tir et se retrouvaient tenus en échec par des chasseurs bien moins sophistiqués. L’incapacité à tirer des conclusions des exercices Feather Duster faisait jaser. Entre 1967 et 1969, trois études successives nommées Red Baron I, II et III, furent donc menées concernant l’ensemble des combats entre appareils américains et nord-vietnamiens depuis le début des opérations aériennes, en 1965. Il s’agissait, engagement après engagement, de détailler les tactiques ennemies et d’identifier les manques des équipages US. Des centaines de pilotes furent interrogés au cours de ce qu’il faut bien appeler un gigantesque RETEX.

Ce travail colossal, initialement mené par le 4520th Combat Crew Training Wing (CCTW) qui devint ensuite le Tactical Fighter Weapons Center (TFWC), listait les insuffisances et concluait, sans surprise, à l’impérieuse nécessité de tout revoir et de tout changer, malgré les hurlements des mandarins de la Fighter Weapons School (FWS) qui, pour faire simple, refusaient l’évidence et jouaient les vieilles ganaches. Au sujet de la guerre aérienne au Vietnam, je ne peux que conseiller le classique de Marshall L. Michel III, Clashes.

You two characters are going to Top Gun

Parallèlement aux réflexions conduites par l’ Air Force, la Navy n’avait pas perdu son temps et mit en place ce qui allait devenir Top Gun. Les premiers stages commencèrent  en mars 1969 à Miramar, sous l’égide de la VF-121, qui se vit attribuer une poignée d’appareils supplémentaires (A-4 issus des escadrons d’attaque en cours de transformation sur A-7 Corsair II, et T-38 Talon gracieusement prêtés par l’Air Force).

Le cursus (US Navy Postgraduate Course in Fighter Weapons Tactics and Doctrine) des équipages stagiaires consistait en quatre semaines de cours et de dissimilar air combat trainings (DACT) au cours desquels on leur apprenait, dans les conditions les plus réalistes possibles, comment se comporter lors d’un combat rapproché.

Il s’agissait ainsi de réapprendre aux pilotes de l’aéronavale à secouer leurs avions, à ne pas s’en remettre aux seuls missiles et à apprendre à évoluer contre des appareils qu’ils ne connaissaient pas – ou peu. Les études avaient, en effet, démontré que les pilotes américains étaient abattus au-dessus du Nord Vietnam au cours de leurs premières missions (grosso modo : les 10 premières) et que les risques d’être descendus décroissaient rapidement à mesure que leur expérience du combat augmentait. Vu avec le recul, ça semble logique, mais il fallut quand même des études statistiques pour démontrer cette loi. A Top Gun, l’idée était donc, très simplement et très logiquement, de les soumettre à un entraînement si exigeant et si réaliste qu’on pourrait les considérer comme aguerris, quand bien même ils n’auraient jamais connu de véritables combats. Une sorte de déniaisage en Phantom, si je puis me permettre, obéissant aux fortes pensées chères aux fantassins, du genre Entraînement difficile, guerre facile, ou La sueur épargne le sang. Oui, je sais, que de souvenirs.

Depuis 1967, un escadron de perfectionnement, la VA-126 (cf. supra), devenue VF-126, pratiquait déjà à Miramar l’entraînement au combat aérien (Air  Combat Maneuvering – ACM) pour les unités embarquées de la Navy. Avec le recul, la VF-126 doit sans doute pouvoir être considérée comme la mère de tous les agresseurs et autres adversaires.

En 1972 fut, enfin, créée la Navy Fighter Weapons School (NFWS), qui obtint rapidement un statut d’escadron indépendant de la VF-126. Il existait désormais sur la base de Miramar deux entités chargées exclusivement d’enseigner le véritable combat aérien aux pilotes de chasse.

Les résultats de ce nouveau programme ne se firent pas attendre, et la tendance au-dessus du Vietnam s’inversa rapidement. Dans la dernière partie de la guerre, le ratio victoires/pertes de la Navy atteignit ainsi 8,33/1, jusqu’à culminer à 12 /1 au printemps 1972. Le 10 mai 1972, au début de l’opération Linebacker II, le binôme Cunningham/Driscoll, de la VF-96, abattit même trois Mig en une seule mission.

Pour beaucoup, le fait que le pilote et son opérateur radar (RIO) aient été diplômés de Top Gun expliquait tout, et c’était sans doute vrai. Pour la petite histoire, Cunningham, qui devint le patron de la VF-126, se lança par la suite dans une carrière politique qui le conduisit à la Chambre des Représentants, où il fut considéré comme un des plus corrompus des hommes politiques de l’histoire américaine. On est bien loin des heures glorieuses du Golfe du Tonkin et de Yankee Station

Top Gun, les équipages de Phantom étaient confrontés à des Skyhawk, appareils qu’ils côtoyaient au sein de leur groupe aérien embarqué (CAW), mais aussi à des T-38, rapidement remplacés par des F-5E/F Tiger II. Le Skyhawk était censé simuler le MiG-17, tandis que le T-38 et le F-5 dont il était issu simulaient les MiG-21, plus rapides.

Rapidement (dès 1970, me semble-t-il), les appareils reçurent des camouflages exotiques et des marquages censés imiter ceux des chasseurs du bloc soviétique et de ses alliés. L’aéronavale américaine portait alors une livrée très codifiée grise et blanche, et le contraste fut saisissant. Inutile de rappeler à quel point les militaires sont sensibles à ces marques distinctives, symbole d’une appartenance à un corps d’élite. Les appareils de la Navy, agrémentés d’une étoile rouge sur la dérive, devinrent le symbole et la marque distinctive des adversaires de la Navy.

Viva Las Vegas

Les performances de la chasse embarquée américaine au Vietnam s’améliorèrent donc de façon spectaculaire, à tel point qu’il semble que les pilotes nord-vietnamiens décidèrent de s’en prendre en priorité aux Phantom de l’Air Force et d’éviter ceux de la Navy. On n’est jamais trop prudent… Du coup, les pertes de l’Air Force s’accrurent encore, et son ratio victoires/pertes était plus mauvais en 1972 qu’en 1968.

Les chefs de l’Air Force étaient bien conscients qu’un conflit en Europe serait un défi d’une toute autre ampleur que l’engagement au Vietnam et qu’il fallait d’autant plus s’y préparer que, manifestement, tout le monde n’était pas prêt. En 1972, alors qu’était créée Top Gun à Miramar, il fut donc décidé, enfin, de tirer les conséquences des différents rapports écrits depuis des mois et d’activer à Nellis une nouvelle unité de chasse, le 64th Fighter Weapons Squadron (FWS) doté de T-38 puis, lui aussi,  de F-5E/F, qui devint ainsi le premier escadron d’agresseur de l’Air Force. Le 64th FWS rejoignit le 414th Fighter Weapons Squadron, recréé, lui, en 1969 pour remplacer le 4538th Combat Crew Training Squadron et doté de Phantom, et les deux unités furent complétées en 1975 par le 65th FWS tandis que de deux autres escadrons étaient activés outre-mer (cf. infra).

En 1976, le 414th CTS remplaça même le 4440th Tactical Fighter Training Group (TFTG) et le grand cirque fut enfin en place.

Ces unités allaient constituer l’ossature de l’opposite force (OPFOR) de Red Flag, les manoeuvres géantes que l’Air Force mena dans le Nevada à partir de Nellis, dès 1975 et qu’avait longuement suggérées le colonel Suter, un vétéran du Vietnam, convaincu, lui aussi, qu’il fallait aguerrir les pilotes. Ces unités seraient ainsi régulièrement engagées contre des équipages venus participer à ces exercices, censés être très réalistes et reproduire les conditions de vastes batailles aériennes dans un environnement opérationnel impliquant des moyens de guerre électronique, des ravitailleurs, des bombardiers et même des avions de transport, de jour comme de nuit. Les 64th et 65th FWS seraient ainsi plus particulièrement chargés, de façon encore plus poussée que ce que leur homologue de Miramar, la VF-126, réalisait, de reproduire les méthodes de combat de la chasse soviétique.

Dans le désert commencèrent donc de grands travaux visant à reproduire tout ce qu’un pilote de l’Air Force aurait à frapper quand le moment serait venu : bases aériennes, concentrations de blindés, sites industriels. Ce furent sans doute des moments bénis pour tous ces grands enfants qui purent essaimer dans le désert du Nevada quantités d’épaves (avions, blindés de toute sorte) sorties des dépôts.

Dix ans après le début du fiasco de la guerre aérienne au Vietnam, les principales composantes aériennes des forces américaines s’étaient donc dotées de deux centres d’entraînement avancé. A Miramar, l’aéronavale avait mis en place une école de chasse qui organisait des stages intensifs permettant aux équipages des VF de se mesurer à des instructeurs particulièrement capés volant comme des pilotes soviétiques. A Nellis, l’Air Force était allée encore plus loin en transformant radicalement son Warfare Center et en proposant, non seulement des exercices de combat aérien, mais aussi des manoeuvres complètes associant dog fights, frappes tactiques et guerre électronique.

Ce fut le début d’un véritable âge d’or, qui dura jusqu’au début des années 90, lorsque les dividendes de la paix entraînèrent de drastiques réductions d’effectifs.

Arbitrage vidéo

Pour bien tirer les leçons de ces combats, encore fallait-il dépasser l’exploitation des images des ciné-mitrailleuses et ne pas se fier aux cris de victoire des pilotes. En plus d’éviter les bagarres dans les vestiaires, les instructeurs désiraient disposer d’outils leur permettant de reconstituer les trajectoires et manoeuvres de chacun, et de gérer le grande nombre d’appareils engagés dans les exercices.

Les chasseurs furent donc équipés sur un rail lance-missile d’un pod ACMI (ACM Instrumentation) transmettant en temps réel à une salle de contrôle l’ensemble des données du vol. Associé à un AIM-9 inerte emporté pour sa tête chercheuse, ce pod recueillait des éléments qui, associés à ceux des autres participants, contribueraient à des débriefings poussés.

L’importance des exercices menés depuis Nellis conduisit, tout naturellement, à la mise au point d’un mécanisme de suivi des appareils et de restitution des performances, connu sous le nom de Nellis Air Combat Training System (NACTS).

Rien de pire que les tricheurs.

La gloire de l’Empire

Navy et Air Force, chacune à leur façon, commencèrent à répandre dans leurs rangs ces nouvelles méthodes d’entraînement. On créa des unités, on acheta du matériel, on modifia les cursus et on systématisa les manoeuvres avec les agresseurs et les adversaires.

La plus rationnelle fut certainement l’ Air Force. Les exercices Red Flag, qui débutèrent en 1975, furent déclinés sous l’impulsion des Pacific Air Forces (PACAF) en 1976, en un exercice organisé en Alaksa sous le nom de Cope Thunder.

Deux escadrons, affectés aux PACAF et à l’ US Air Force in Europe (USAFE), furent chargés de répandre la bonne parole auprès des unités de ces deux grands commandements régionaux.

A Clark AB, aux Philippines, le 26th Tactical Fighter Training Squadron (TFTS), créé en 1973 mais seulement actif à partir de 1976 avec une poignée de T-38 puis des F-5E, se chargea d’entraîner les unités stationnées en Corée du Sud et au Japon.

A RAF Alconbury, au Royaume-Uni, le 527th Tactical Fighter Training Aggressor Squadron (TFTAS), fut créé en 1975 et activé en 1976 avec des F-5E, devenu décidément le plastron standard.

Les choses étaient donc claires. Pour rencontrer des agresseurs, il fallait aller à Nellis, Clark ou Alconbury. Les escadrons, après quelques hésitations, furent tous progressivement rebaptisés Tactical Fighter Training Aggressor Squadron et devinrent des affectations particulièrement recherchées. Pour le détail de l’histoire de ces escadrons, je vous invite par ailleurs à consulter le site de l’Air Force Historical Research Agency, une véritable mine d’or.

Du côté de l’aéronavale, disons-le tout de suite, ce fut légèrement différent. Je dois confesser ici ne pas avoir réussi à répondre à toutes les questions. Les livres de Rick Llinares ou George Hall sont avant tout de superbes recueils de photos et d’anecdotes, et le livre de Richard Wilcox ne répond pas à toutes les questions. Et même le site du Naval History and Heritage Command ne parvient pas à lever plusieurs ambiguïtés en ce qui concerne l’histoire de certains escadrons.

 

 

De même, et bien que certaines de ses pages soient incohérentes ou incomplètes, le site de l’A-4 Skyhawk Association regorge d’informations et de témoignages précieux. On peut également consulter Home of the MATS, le site de référence sur le F-14, voire interroger les membres de la Navy Adversary Pilot Association.

Bref, poursuivons. L’aéronavale possédait, elle aussi, un centre nerveux pour son programme de DACT, et il s’agissait, naturellement, de Miramar où étaient stationnées la NFWS et la VF-126. Une autre unité, la VA-127, initialement moins en pointe que la VF-126, fut rapidement impliquée. Basée à NAS Lemoore, la VA-127 devint la seconde adversary unit  de la côte Ouest en 1975,  en recevant des A-4 et, surtout, des TA-4J.

Sur la côte Est, un premier escadron stationné à NAS Oceana, la VF-43, fut activé dès 1973. Constitué à partir de la VA-43, cette nouvelle unité, elle aussi dotée de Skyhawk et de F-5, reçut également des T-2 Buckeye, un appareil d’entraînement plutôt pataud mais pas dénué de charme qu’utilisait en petit nombre la VF-126. Mais les T-2 de la VF-43 étaient camouflés, et ça change tout…

 

Surtout, la VF-43 fut la seule unité de la Navy à recevoir une douzaine de Kfir loués à Israël de 1985 à 1988 et utilisés par l’Empire sous le nom de F-21 Lion.

La VF-43 fut rapidement rejointe par la VF-45 – encore un escadron de Skyhawk devenu une unité d’adversaires. Rapidement stationnée à NAS Key West, la VF-45 fut la 4e unité d’active, en plus de la NFWS elle-même, à être chargée des DACT.

Le moral de l’aéronavale, requinqué par les achats de matériels décidé par l’Administration Reagan,  grimpa encore grâce aux performances, très médiatisées, du F-14, qui devint une star des médias dans le cadre d’une campagne de propagande particulièrement bien montée. Déjà, en 1980 (donc sous l’Administration Carter), Don Taylor, un tâcheron de Hollywood avait tourné The Final Countdown, avec Kirk Douglas et Martin Sheen (quand même !).

Et comme Don Taylor n’était pas du genre à laisser de côté les copains, il tourna pour la télévision, en 1981, Red Flag: The Ultimate Game, avec William Devane et Joan Van Ark, tout droit sortis de Côte Ouest. Oui, je sais.

Pendant que les citoyens de l’Empire découvraient à quel point la Navy était puissante, celle-ci donnait une petite leçon de savoir-vivre à deux pilotes libyens. Le 19 août 1981, au-dessus du Golfe de Syrte, deux F-14 de la VF-41 expédièrent au tapis en 45 secondes deux Su-22 Fitter J de la glorieuse Jamahiriya. Anytime, baby.

Juste pour le plaisir, rappelons que la VF-32 détruisit à son tour deux chasseurs libyens, deux MiG-23 Flogger, le 4 janvier 1989. Trois ans après le triomphe mondial du film de Tony Scott, Top Gun, il y avait de quoi bomber le torse.

Jusqu’au début des années 90, l’aéronavale développa tous azimuts ses unités d’adversaires. En plus du parc aérien de Top Gun et de ceux des 4 escadrons de première ligne, (VF-43, VF-45, VF-126 et VFA-127) déjà mentionnés, la Navy associa à l’ensemble un certain nombre d’unités de soutien (Composite Squadron, VC), des unités de la Naval Reserve, et, fort logiquement, les RAG qui affectaient les équipages tout juste sortis d’école. Certaines unités de formation de base, comme la VT-7 de la NAS Meridian, ne résistèrent pas à la tentation et se permirent de rompre avec la livrée des appareils d’entraînement de l’aéronavale à l’occasion des cours d’Air Combat Maneuvering. Mais les tâches de couleur ne font pas les agresseurs (proverbe californien).

Au temps de sa toute puissance, la Navy disposait par ailleurs d’une quantité appréciable d’unités de soutien stationnées aux quatre coins de l’empire, sur les deux côtes, dans les Caraïbes, à Hawaï et jusque dans les Philippines. Ces escadrons de réservistes, tous dotés de l’increvable Scooter – le surnom du Skyhawk – remorquaient des cibles, véhiculaient en place arrière des autorités, prêtaient leurs appareils aux officiers ayant besoin de se décrasser ou de remplir leur carnet de vol, et ils s’initièrent avec empressement au DACT. Certains, comme la VC-2, se livraient déjà à l’exercice depuis des années, un peu comme M. Jourdain.

Et comme la demande croissait et croissait encore, la Navy fit également appel à des escadrons de chasse de la Naval Reserve, les VF-201, 203 et 204. Je dois d’ailleurs avouer ici mon ignorance. Tandis que l’Air Force concentrait à Nellis l’essentiel de ses sessions de formation et d’entraînement, l’aéronavale multipliait, pour sa part, les unités impliquées, manifestement en soutien de Top Gun. S’agissait-il d’essaimer des escadrons d’adversaires au profit des groupes aéronavals en croisière afin de procéder à des entraînements permanents ? N’y a-t-il pas eu une mode du DACT, chaque responsable de base, chaque commandant de Wing désirant sa petite bande d’adversaires ? Cette politique a-t-elle permis de considérablement relever le niveau des réservistes ? Je n’ai pas trouvé de réponse satisfaisante, du moins à ce stade de mes recherches.

En route pour Fallon

Au Liban, l’état-major de la marine, qui voyait ses efforts en matière de combat aérien récompensés, découvrit que les escadrons d’attaque n’étaient plus capable d’affronter un environnement raisonnablement hostile. Le 4 décembre 1983, lors d’un raid contre des positions syriennes, trois appareils (un A-6E TRAM et deux A-7E) furent perdus, un pilote tué, et un autre capturé. Après les années d’efforts pour relever le niveau de la chasse, découvrir que les unités d’attaques avaient également des lacunes à combler fut sans doute un sale coup.

Il fut rapidement décidé de remettre tout le monde au travail puisque, pendant que tout ce petit monde s’envoyait en l’air au large des Keys ou au-dessus de la Sierra Nevada, les escadrons d’attaque de la Navy avaient manifestement perdu l’expérience acquise au Vietnam. Dès mai 1984 fut installé à NAS Fallon (Nevada) le Naval Strike Warfare Center (NSWC), sorte d’équivalent pour l’aéronavale de ce qui existait à Nellis depuis près de dix ans.

  

Surnommé Strike U, ce nouveau centre venait compléter les écoles existantes basées à Mirama, la Navy Fighter Weapons School – Top Gun, et la Early Warning Weapons School – Top Dome. Il s’agissait là aussi de réapprendre à combattre, mais dans le domaine des frappes aériennes et des missions d’appui. Le raid du Beyrouth avait été, plus qu’un fiasco, un signal inquiétant pour une Navy censée pouvoir participer à des opérations de guerre dans un contexte autrement plus sérieux.

En 1987, la VF-127, devenue VFA-127 (Strike Fighter Squadron) fut transférée à Fallon et entama ses missions d’adversaire contre les escadrons d’attaque de la flotte qui se transformaient depuis des années sur F/A-18 Hornet.

 

(Les puristes que vous êtes n’auront pas manqué de noter que ces F-5 portent des insignes de dérive libyens et nord-coréens, tandis que ce F/A-18 arbore une marque irakienne. Ah, les enfants…).

Electronic adversaries

Cet intérêt accru pour l’art délicat du raid aérien et pour la simulation poussée conduisit à une autre innovation, permise par l’importance des budgets de ces années bénies. Dès 1977, la VAQ-33 de Key West avait participé à des exercices de guerre électronique, mais la recréation de la VAQ-34, en 1983, marqua le vrai début des agresseurs électroniques.  Les deux unités, dotées de versions spécialisées des appareils en service dans l’aéronavale (EA-6A Prowler, EF-4J Phantom II, EA-4F Skyhawk, EA-7L Corsair II, ERA-3B et EKA-3B Skywarrior et même un EC-121K Warning Star), participèrent à des exercices de grande ampleur. La VAQ-34 permit même à des équipages féminins de piloter des Skyhawk et des Corsair.

En 1991, la VAQ-35, dotée d’EA-6B, fut à son tour activée et les trois escadrons se trouvèrent alors sous le contrôle du Fleet Electronic Warfare Support Group (FESWG).

La communauté des Adversaires de l’aéronavale était alors au sommet de sa puissance. A Miramar et Fallon, deux écoles fournissaient un entraînement de qualité. Sur les côtes Est et Ouest comme dans des bases outre-mer, des unités de soutien et de réserve participaient à ce gigantesque effort de remise à niveau et alimentaient la gestation du mythe. Mais la paix était là et l’heure fut à la réduction, rapide, des budgets de la défense.

Fin de la récréation

Les différents programmes d’agresseurs et d’adversaires étaient évidemment critiqués. Leurs détracteurs y voyaient un Barnum que se réservait une élite pour jouer à la guerre avec des avions qui auraient été bien plus utiles dans des unités de première ligne. La Navy, par exemple, avait obtenu de commander, à la fin des années 80, des F-16 pour remplacer ses F-5 et A-4. 22 F-16N et 4 TF-16N (des F-16C et D modifiés) avaient ainsi été achetés, et des F-21 (cf. supra) avaient été loués à Israël. Tout cela commençait à faire désordre, d’autant plus que les missiles marchaient enfin, que l’empire soviétique était en train de s’effondrer et que les pilotes du Tiers-Monde n’étaient, disons le mot, que des amateurs.

Le programme de DACT de l’aéronavale était un véritable gouffre financier, une danseuse qui faisait voler des dizaines d’avions dans des escadrons éparpillés sans véritable cohérence de doctrine ou de tactique. Même les Marines s’y étaient mis en créant, en 1986 sur la MCAS Yuma, un escadron d’adversaires, la VMFT-401, d’abord dotée de F-21 – elle-aussi – puis, à partir de 1989, de F-5E.

Les Marines, qui ne sont pas les derniers pour la rigolade, avaient même affecté un escadron de soutien, le H&MS-31, à des missions de DACT dès 1965, mais il ne s’agissait là que d’un pis-aller, loin du professionnalisme des unités dédiées au programme. Mais tout le monde avait son petit groupe d’adversaires sous la main, ça faisait chic.

L’ Air Force, en transformant Red Flag en véritable académie occidentale du combat aérien, pensait avoir été bien plus habile. Comment envisager, en effet, de supprimer les plus grandes manoeuvres de l’OTAN, à la fois creuset d’une véritable interopérabilité et vitrine de la puissance impériale ? Ce subtil calcul n’allait pourtant pas sauver les escadrons de Nellis.

Pour les uns et les autres, malgré les succès, le réveil allait donc être brutal.

Quand ça change, ça change

Il faut dire que pendant ces vingt années de DACT intensifs à Nellis et Miramar, le contexte avait bien changé. La chute de l’URSS, l’indépendance de ses satellites, l’isolement croissant de leurs anciens alliés au Sud, tout avait concouru à assoir l’écrasante domination aérienne occidentale. Les chasseurs de l’Empire étaient polyvalents, maniables, puissants, et fiables. Ils avaient été testés par les Israéliens pendant les années 80, et tout le monde avait été rassuré. Au moins 86 victoires contre la chasse syrienne en 1982… ça cause, quand même.

Le nouveau missile AIM-120 était satisfaisant, et les nouvelles versions du Sidewinder fonctionnaient à merveille. Les chasseurs entrés en service depuis les années 70 ont tous été conçus en fonction des leçons tirées du conflit vietnamien, qui ont par ailleurs au développement des unités d’adversaires et d’agresseurs.

Tous dotés d’un canon, tous capables d’engager des combats rapprochés, ces chasseurs ne sont pas seulement de bonnes plate-formes de tir. Evidemment, le F-14 était sous-motorisé, oui, le F/A-18 n’a pas un rayon d’action très satisfaisant, mais le F-16 est un appareil très agile et le F-15, bien que massif, est un adversaire redoutable. Cette génération d’avions de combat était performante, et elle allait même être un succès commercial.

En face, les Soviétiques, qui continuaient d’aligner MiG-21, MiG-23 et Su-22, avaient fait entrer en service le MiG-29 Fulcrum et le Su-27 Flanker. Si le MiG-29, équivalent du F-16 ou du F/A-18, s’était révélé décevant, le Flanker fut d’entrée un chasseur exceptionnel, mais, au début des années 90, bien peu d’exemplaires étaient en service. J’en profite pour indiquer ici que les Soviétiques déployèrent eux aussi des escadrons d’agresseurs, dotés de MiG-23 et de MiG-29, en particulier sur la base de Mary, au Turkménistan. Bref, ne nous égarons pas – et ne parlons pas des F-5 sud-vietnamiens transférés en URSS après 1975 ou des F-14 amicalement prêtés par l’Iran.

L’état de délabrement des forces armées soviétiques, la certitude que les dividendes de la paix étaient à portée de main, et le besoin de réduire l’abyssal déficit budgétaire contribuèrent donc à des dissolutions d’unités.

La VC-1 et la VC-5 furent dissoutes dès 1992, suivies par la VC-10 en 1993. Les trois VAQ d’entraînement disparurent la même année, et en 1994 la VF-43 et la VF-126, primary adversary squadrons, furent emportées à leur tour. La VF-74, détachée de l’USS Saratoga, fut brièvement chargée de cette mission de plastron en 1993 et 1994, avant d’être dissoute.

L’Air Force avait été encore plus rapide. A Nellis, le 65th Aggressor Squadron fut dissous dès 1989, et le 64th AS en 1990, ses avions étant transférés au 4440th TFTG. En Europe, le 527th d’Alconbury disparut en 1989, et le 26th AS, basé aux Philippines, le suivit en 1990. En moins de deux ans, l’Air Force élimina donc ses 4 escadrons d’agresseurs, et le flambeau fut finalement confié au 414th Combat Training Squadron en 1991, intégré au 57th Wing et acteur historique de l’aventure.

Mais au moins le matériel évoluait-il et les F-16 (C et D) remplacèrent en 1989 les F-5 (E et F). Il leur revenait la mission de simuler le MiG-29 et le Mirage 2000, les stratèges de l’Empire redoutant à l’époque leur prolifération dans les pays hostiles.

 Et alors tous partirent dans le désert

Les réductions d’effectifs ne touchaient pas que les unités de danseuses, et un effort de rationalisation avait été entamé sous l’impulsion de la Defense Base Closure and Realignment Commission (BRAC). En 1993, il fut donc décidé de déplacer vers la NAS Fallon Top Gun et Top Dome, et d’attribuer Miramar aux Marines. La fin de Fightertown

Ce mouvement administratif se concrétisa de façon spectaculaire en 1996, avec la création du Naval Strike and Air Warfare Center (NSAWC) à Fallon.

Cette nouvelle école rassemblait donc, fort logiquement d’ailleurs, Top Gun, Strike U et Top Dome au sein d’un vaste complexe associant l’aéronavale et les Marines.

Sans atteindre la taille et l’importance de Nellis, cette nouvelle entité était tout sauf un caprice ou une installation de seconde zone. Mais la réduction de format de la communauté des adversaires se poursuivit et la VFA-127, dernière unité d’active, fut dissoute à son tour en 1996. Elle fut remplacée à Fallon par la VFC-13, un escadron de réserviste en provenance de Miramar (cf. tableau supra Naval Reserve Adversary Squadrons) qui, après avoir brièvement volé sur F/A-18, était désormais équipé de F-5E et F puis de F-5N – des F-5 suisses présentant des différences mineures mais au potentiel plus important rachetés à la Confédération helvétique en 2006.

En 1996, plus de vingt ans après le début de Top Gun et l’institutionnalisation du concept d’adversaires, l’aéronavale de l’Empire ne disposait plus que de deux escadrons spécialisés et de la composante aérienne du NSAWC…

Renaissance

L’effort militaire entrepris par les Etats-Unis depuis le début des années 2000 mit fin à cette période de vaches maigres. La persistance des tensions avec la Corée du Nord et l’Iran, l’évidence de la compétition avec la Chine et la Russie, la montée en puissance de l’Inde, tout contribuait à un renforcement des capacités d’entraînement des forces aériennes.

Dès 2003, le 64th AS fut réactivé à Nellis et doté d’une vingtaine de F-16C et D block 32, le 414th CTS devenant alors une unité de soutien entièrement dédiée à la tenue des exercices Red Flag. Les F-16 reprenaient ainsi leur rôle de faux MiG-29.

Fin 2005, ce fut au tour du 65th AS de renaître, équipé de F-15C aux livrées également chatoyantes.

Le dispositif fut enfin complété en 2006 par la transformation en Aggressor Squadron du 18th Fighter Squadron stationné à Eielson AFB, afin de donner une ossature aux manoeuvres Red Flag Alaska qui venaient d’être créées.

L’Air Force avait reconstitué en trois ans un ensemble d’unités spécialisées visant à maintenir le niveau de ses pilotes. Mais, alors que près de 40 ans plus tôt les insuffisances constatées au Vietnam avaient conduit à la mise en place d’un programme structuré, la décision de donner une nouvelle dynamique et de nouveaux moyens à la communauté des agresseurs reposait d’abord sur des constats géopolitiques et techniques. L’heure n’est plus aux « enroulages à blanc » avec les chasseurs libyens ou russes en Méditerranée, et la supériorité des pilotes de l’Empire est théorique.

Les unités Red Flag évoluent, plus que jamais, en fonction des renseignements fournis par la DIA et des observations effectuées à Nellis ou lors de manoeuvres outre-mer. Dans ce domaine comme bien d’autres, on ne connait pas la valeur réelle de ses combattants tant qu’ils n’ont pas été confrontés au feu ennemi. Si le F-16 et le F-15 sont de bons appareils, fiables (mais âgés, s’agissant des F-15C), le F-22 constitue d’ores et déjà une déception dans le domaine du combat tournoyant. Plate-forme de tir furtive, le Raptor s’est révélé plutôt lourd lors de ses premiers DACT et un article d’ABC News en juin dernier révélait qu’il avait été sérieusement secoué par des Typhoon II allemands lors d’un Red Flag – Alaska. Le 23 juillet 2012, David Cenciotti, sur son blog The Aviationist, notait d’ailleurs, l’air de rien, que les pilotes de la Luftwaffe ne semblaient pas peu fiers de leurs performances.

Censé nettoyer le ciel à distance de sécurité, le F-22 pourrait ainsi bien n’être que la version la plus aboutie du chasseur dont rêvaient les concepteurs du YF-12 ou du F-14… Et le F-35, pour prometteur qu’il soit malgré les inévitables difficultés de mise au point, ne semble pas être non plus conçu pour le dog fight. Il reste donc le F-16 et le F-15E pour faire le travail, pour l’instant.

Top Gun revival

La même année, la VFC-13 de Fallon détacha à NAS Key West un groupe de F-5 qui devint, après quelques mois, la VFC-111 – en reprenant les traditions d’un mythique escadron de chasse, la VF-111.

De son côté, à Oceana, la VFC-12 tenait, vaille que vaille, son rôle d’adversaire à un rythme plus que soutenu. Considérée comme l’unité la plus demandée de toute l’aéronavale, elle est encore un escadron de réserve à la solide réputation d’excellence.

Enfin, à Fallon, les instructeurs volaient sur des F/A-18 de différents types et, depuis 2003, sur des F-16 pakistanais bloqués par un embargo et destockés de l’Aerospace Maintenance and Regeneration Center (AMARC) de David-Monthan AFB. Le Pakistan peut donc être utile à quelque chose.

Au-delà de la propagande relayée par des auteurs le plus souvent fascinés et facilement influencés par le mythe en échange d’un vol plein de frissons, il faut, en effet, estimer que ces trois escadrons et la composante chasse du NSAWC représentent la fine fleur de l’aéronavale. Pour autant, la dimension dog fight est menacée par les qualités mêmes des appareil acquis par l’aéronavale depuis plus de vingt ans, pas aussi maniables que les F-16 de l’Air Force. Le Hornet et son successeur, le Super Hornet, n’ont ainsi pas l’agilité du Viper et rien n’indique qu’il seront capables de tenir face à des Mirage 2000 ou des Su-27 bien pilotés. Cela dit, la doctrine impériale prévoit justement que le ciel soit dégagé grâce à l’action combinée des appareils de guerre électronique, des plate-formes de tir et des avions de C4I. Mais, comme l’écrivait Tom Clancy, un plan de bataille est obsolète après le premier coup de canon.

(voix martiale) Vers l’infini, et au delà

40 ans après les premiers balbutiements des adversaires et des agresseurs, le concept est donc largement validé. De nombreuses armées de l’air ont d’ailleurs créé des unités spécialisées ou réaffecté des escadrons existants.

Le Canada voisin a son propre exercice, Maple Flag, lui aussi ouvert aux alliés de l’Empire, et l’étoile rouge des agresseurs fait fantasmer tous les pilotes occidentaux.

Les besoins sont tels que des sociétés privées proposent désormais leurs services. Vous n’avez pas les moyens d’affecter trop de vos chasseurs à des unités de danseuses ? Pensez au privé !

On croise désormais sur les tarmacs des Alpha Jet ex-Luftwaffe, des A-4L ex-RNZAF ou des Kfir ex-Heyl Ha’Avir…

Mais l’avenir n’est pas là. Alors que la Navy et les Marines gèrent sereinement à Fallon un dispositif fidèle aux origines du programme, l’Air Force innove. Le concept d’agresseur, s’il n’était que l’amélioration de pratiques anciennes, a donné naissance à une véritable culture de l’entraînement agressif, tourné vers la découverte des failles, l’identification des faiblesses et la validation de contre-mesures. A Nellis oeuvrent des milliers de spécialistes au sein du gigantesque complexe décrit, notamment, par Bryan Jones sur son Jonesblog.

Dans le sillage de Red Flag, des unités d’agresseurs spécialisés ont ainsi été créées afin de brouiller les GPS, les flux de données transitant par satellite ou les communications via Internet. La priorité donnée par les Etats-Unis à ce que certains appellent la cyber war – alors que la Chine fait preuve d’une fascinante audace dans le domaine – laisse présager le développement de cette nouvelle dimension. Je ne vais cependant pas m’aventurer sur cette voie, moi qui sais à peine utiliser mon Mac, et plutôt penser avec nostalgie au bon Scooter de la Navy s’agitant au-dessus des hauts plateaux californiens…

 

Un grand nombre des illustrations de ce post viennent de l’incontournable site Airliners, qui regorge de photos parfois exceptionnelles mais aussi de renseignements, pour qui veut chercher, ainsi que de sites officiels.

 

I hope Texas remembers

De même qu’il y a de moins en moins de techniciens du combat à pied, l’art délicat de la poliorcétique se perd, ce qui est un tort, reconnaissons-le. Du siège de Troie à celui de Sarajevo, en passant par Jérusalem, Stalingrad, Château-Gaillard ou Tenochtitlán, les combats pour conquérir des villes ou investir des places fortes émaillent l’histoire de notre pacifique planète.

En Amérique du Nord, à l’exception notable de la bataille des Plaines d’Abraham devant Québec, les sièges sont rarissimes. Rien de plus logique pour une partie de continent, non pas vide, mais sans culture urbaine. Des siècles d’affrontements entre Britanniques et Français en Nouvelle France ou le long des 13 colonies, seuls les spécialistes et les amateurs maniaques, comme votre serviteur, gardent le souvenir des combats pour des fortins et autres comptoirs. Moi qui ai l’insigne honneur d’être le propriétaire d’un exemplaire du Tome 1 de l’Atlas historique du Canada, je ne me lasse pas de contempler, depuis mes lointaines études, les cartes des combats de la Guerre de Sept ans, mais les effectifs engagés sont réduits et les conséquences politiques minimes.

En février 1836, alors que les Texans, soutenus par l’Empire tentent d’obtenir l’indépendance de la République du Texas, moins de deux cents hommes se retranchent dans une mission à Alamo, près de l’actuelle San Antonio. Face à eux, l’armée mexicaine, menée par le général Santa Anna, prend position et entreprend de réduire la petite garnison avant de poursuivre la guerre contre les rebelles. La bataille de Fort Alamo est un événement majeur de l’histoire du Texas, et une date importante dans le vaste mouvement d’expansion vers l’Ouest et le Sud-Ouest des jeunes Etats-Unis. Le combat, terriblement déséquilibré (1.500 soldats mexicains contre près de 190 miliciens), est devenu un symbole de courage et de sacrifice, et son souvenir flatte le nationalisme des Texans.

John Wayne caressait depuis la fin des années 30 l’idée de réaliser un film sur la bataille. Son projet se concrétise en 1959, et le film sort finalement en 1960.

A ce propos, merci de faire savoir au journaliste de Télérama qui commet l’erreur chaque année qu’Alamo n’est pas le seul film réalisé par the Duke, puisque le grand homme commettra en 1968 un authentique navet, The Green Berets, consacré à la guerre du Vietnam. Une véritable consternation.

The Alamo est un film, à mes yeux, assez particulier. Long, (près de 3 heures), il est aussi lent et on ne voit les premières troupes mexicaines qu’après plus d’une heure de pellicule. Surtout, dans un décor de western, il est d’abord un film de guerre plus attaché aux hommes qu’à l’action, et on sent là l’influence de John Ford ou de Howard Hawks sur Wayne.

Et il est le film d’une transition stratégique. Certains des Américains ont combattu les Anglais en 1812, et la guerre « à l’européenne » est encore la norme – comme elle le sera jusqu’à la Guerre de Sécession (Civil War) : uniformes flamboyants, tireurs en ligne disciplinés, fusils à un coup que l’on recharge avec une baguette, drapeau blanc, civils épargnés, et ce code qui fait rendre les honneurs militaires à une veuve et sa fille, rescapée de la tuerie. Pourtant, on sent bien, ici et là, que les miliciens ont vécu d’autres combats. Jim Bowie ne quitte pas un coutelas qui fleure bon la petite guerre, et nombre des volontaires de Crockett, outre des castors morts sur la tête, exhibent des étuis à fusils qui ont plus à voir avec l’artisanat amérindien qu’avec celui de Boston. La fin est connue, et le combat final, l’investissement de la mission, ne prend qu’une vingtaine de minutes, plutôt violentes pour l’époque. Wayne a l’habileté de nous éviter les conclusions larmoyantes si chères à Spielberg et autres délires pompiers.

Classique dans sa facture, The Alamo n’est pas un très grand film, mais il est attachant et les trois heures ne pèsent pas. Les dialogues, très écrits, sont aussi naturels que la poitrine d’une starlette californienne, mais ils ont une toute autre élégance. Lawrence Harvey incarne un impeccable colonel Travis, officier intransigeant et raide comme la justice porté par son idéalisme et son désir de reconnaissance sociale, tandis que Richard Widmark (Jim Bowie) et John Wayne (Davy Crockett) sont de vrais personnages de western, bagarreurs, buveurs, jureurs et râleurs. Le film est ainsi la rencontre entre un décor (le Texas poussiéreux et hispanique), un contexte (la lutte entre deux Etats pour le contrôle d’un territoire), et de deux univers sans rapport : celui de la guerre presque en dentelles, et celui de la conquête sauvage de l’Ouest, comme si William Thackeray croisait Cormac McCarthy…

 

You better hold fast

Peter Weir ne filme pas des aventures, il filme des hommes – et, plus rarement, des femmes. Sa filmographie, variée, est de qualité et il a été nominé 6 fois aux Oscars, une performance plutôt impressionnante. Que ce soit dans Pique-nique à Hanging Rock (1975), L’année de tous les dangers (1982), Witness (1985), Mosquito coast (1986), Le cercle des poètes disparus (1989), The Truman show (1998) ou Les chemins de la liberté (2010), Peter Weir étudie ses personnages au plus près, avec tendresse, lentement.

 

 

En 2003, Peter Weir réalise, avec Master and commander: The far side of the world une magistrale adaptation des aventures d’un des personnages les plus aimés de la littérature d’aventures en langue anglaise, Jack Aubrey, dit Jack la Chance.

Lucky Jack, héros d’une prodigieuse saga écrite par Patrick O’Brian (1914 – 2000), est l’incarnation de ce que bon nombre d’adolescents ont sans doute rêvé de devenir (bon, pas moi, qui voulais devenir espion depuis mes 10 ans). Courageux, chef-né aimé de ses hommes, guerrier accompli mais romantique, tenace, fin tacticien s’escrimant à jouer du violon, patriote, Jack Aubrey est un personnage complexe mais finalement plutôt serein qui gravit les échelons de la Royal Navy pendant les guerres de la Révolution et de l’Empire.

Capable de douter, courant une partie de sa vie après la sécurité financière, Aubrey n’est pas monolithique et la fréquentation de son ami, le Dr. Mathurin, médecin militaire et homme de renseignement, l’initie aux complexités du monde et aux intrigues de couloirs.

Master and commander est, à l’image du cycle romanesque, un film ambitieux. Entouré de seconds rôles talentueux (Paul Bettany, Max Pirkis, Robert Pugh, Billy Boyd, notamment), Russell Crowe y incarne un homme souriant, presque une première pour lui, à bord d’un splendide trois-mâts, le HMS Rose, acheté par la Fox 1,5 million de dollars et rebaptisé HMS Surprise, le légendaire navire du capitaine Aubrey. Le voilier est, peut-être plus encore que le personnage de Crowe, la figure principale du film, mais celui-ci, contrairement à celui de Polanski (Pirates, 1986) n’est pas écrasé par ce splendide décor. Au contraire, il l’explore, et chacune des péripéties du voyage que réalise l’équipage de la Surprise est l’occasion de découvrir les détails de la vie à bord.

Comme Patrick O’Brian le fit dans ses romans, édités en recueils chez Omnibus, Peter Weir ne nous cache rien, mais il ne nous montre rien avec ostentation. On est loin de ces cinéastes aveuglés par leurs moyens et oublieux de leurs acteurs. Tempête ou calme plat, ravitaillement, entretien, navigation, combats, discipline, vie des officiers et de l’équipage, rien ne nous est caché, jusqu’à la terrible ingéniosité qui confie à l’eau de mer pompée dans les cales pendant les combats le soin de nettoyer le sol de la rudimentaire infirmerie – dans laquelle il est de bon ton de ne pas se rendre…

La caméra de Peter Weir se joue de la terrible exiguïté du navire, entre canons, hamacs, carré et mats. Sur ce petit bout d’Angleterre, les barrières sociales sont plus que maintenues, elles sont comme figées par les exigences de la discipline et certaines scènes, qui montrent la cabine de Lucky Jack devenir l’infirmerie au gré du déplacement de quelques cloisons, rappellent que le navire est un théâtre tragique. Du coup, le film présente de nombreux personnages, visages devenus familiers au fil d’une poursuite qui conduit la Surprise dans le Pacifique.

Master and commander, qui emprunte à plus de dix romans de la saga, s’inspire surtout, évidemment, du roman éponyme qui voit Aubrey poursuivre un corsaire de l’Empire. En 2003, et afin de ne pas déplaire au public américain, les producteurs décident de le transformer en corsaire français – ce qui conduira de nombreux critiques français à penser qu’il s’agit là d’une nouvelle manifestation de la querelle autour de l’intervention en Irak. En réalité, les romans de Patrick O’Brian ne montrent guère d’indulgence pour la France de Napoléon 1er et le film n’a rien de bien choquant – surtout quand on connait le cinéma de Peter Weir, peu tourné vers les blagues xénophobes. Les scènes de combats sont impressionnantes et elles montrent que Weir possède ses classiques – jusqu’à citer Spielberg (Saving Private Ryan, 1998) dès les premières minutes. Le film a sans doute appris à bon nombre de spectateurs que personne n’avait attendu 1914 pour livrer une guerre mondiale – qui connaît la Guerre de Sept Ans ? – et il met bien en évidence quelques traits de la guerre navale (distances parcourues, importance d’une seule unité si elle est raisonnablement puissante et bien commandée). On apprend beaucoup en deux heures, et ceux qui ne lisent pas ensuite les romans sont impardonnables.

Sobrement et élégamment mis en scène, Master and commander nous gratifie également d’une étourdissante bande originale, faite de musique de chambre (Boccherini, Corelli, Bach, Mozart) – de celle que jouent Aubrey et Mathurin – et de compositions originales ou de morceaux traditionnels.

L’élégance des choix musicaux n’a, en réalité, d’égale que celle de la mise en scène du plus grand film de Weir et probablement d’un des plus grands moments de la guerre navale au cinéma.

J’ai bien peur qu’on ne boive plus jamais son pastis dégueulasse

Pierre Schoendoerffer est mort le 14 mars à l’hôpital militaire de Percy, à Clamart. Ecrivain et cinéaste, il avait suscité bon nombre de vocations et était devenu un mythe. Qualifié par Eric Deroo, sur le blog de Jean Guisnel de « soldat-réalisateur », Schoendoerffer avait filmé la guerre avec élégance, mais sans esthétisme, loin des excès, remarquables par ailleurs, d’un Sam Peckinpah (Cross of Iron, 1977), du réalisme d’un Steven Spielberg (Saving private Ryan, 1998) ou de la stylisation d’un Francis Ford Coppola (Apocalypse Now, 1979).

Documentariste venu à la fiction et à la littérature, Schoendoerffer était, comme le disait Bénédicte Charon à Jean-Dominique Merchet, avant tout un aventurier et sa passion pour les portraits de guerriers était celle d’un homme désireux de les raconter, de leur rendre justice sans nier sa fascination pour la guerre, l’héroïsme, et le tragique. Il écrivait sur la guerre et ceux qui la font, mais il ne s’intéressait pas tant aux ténèbres, me semble-t-il, qu’à l’histoire en train de se jouer. Jamais loin de ses personnages, il leur faisait dire des dialogues très – trop ? – écrits qui, ne criez pas, me font toujours penser à Eric Rohmer. Nous ne sommes pas dans le réalisme, mais dans l’illustration presque éducative.

En 1965, Schoendoerffer adapte son propre roman, La 317e section, et livre sans doute un de ses meilleurs films.

 

La trame sera reprise partout et par tous, et elle inspirera aussi bien Oliver Stone (Platoon, 1986) que Florent Emilio-Siri (L’ennemi intime, 2007), sans parler de l’inénarrable John Milius, coscénariste d’Apocalypse Now et réalisateur de L’Adieu au Roi (Farewell to the King, 1989), médiocrement adapté, justement d’un roman de Schoendoerffer (1969).

Nul militarisme imbécile chez Pierre Schoendoerffer, mais cette fascination très française pour les guerres perdues, si romantiques, si délicieusement désespérées, au cours desquelles des homme d’honneur perdent la vie pour des idées et par devoir. Nul cynisme, donc, et presque de la naïveté, pourrait-on dire, ou en tout cas une certaine candeur. C’est d’ailleurs dans les scènes les plus bavardes que l’on perçoit la principale faiblesse de Pierre Schoendoerffer, encore plus criante depuis que le cinéma de guerre s’est mis au réalisme.

A ce titre, Diên Biên Phu (1992) fut une terrible déception, tant le cinéaste, grand témoin et acteur de la bataille (il y sera capturé), rata ce qui aurait dû être le film de sa vie. Lente, compassée, la mise en scène passe à côté du sujet et semble hésiter entre la fresque et la réflexion intimiste sur la fin d’un empire. Les scènes dans le mess de Hanoi ont été pour moi une véritable souffrance tant les acteurs, mal dirigés, y récitent leur texte comme de mauvais candidats d’une émission de TF1 ou de M6. Ça n’était plus « Rohmer contemple la fin du monde » mais « Voisin Voisine sautent sur Eliane 4 ».

Fort heureusement, il nous reste de Pierre Schoendoerffer un documentaire oscarisé en 1967, La section Anderson,  ancêtre de films comme Restrepo (Tim Hetherington et Sebastian Junger, 2010), Armadillo (Janus Metz Pedersen, 2010) ou Hell and back again (Danfung Dennis, 2011).

Poursuivant son étude de personnages mythiques et/ou symboliques, Pierre Schoendoerffer signera en 1977 (Le Crabe-tambour) et en 1982 (L’honneur d’un capitaine) les portraits de deux soldats français : un aventurier flamboyant et un homme de principe.

 

Ces deux films, avec La 317e section, forment une trilogie dont la cohérence est renforcée par le talent de Jacques Perrin, figure inoubliable d’une armée française mythifiée, héroïque et élégante dans la défaite et dans la défense d’un monde qui file. Car l’œuvre de Pierre Schoendoerffer n’est que cela : élégance et romantisme, celui des avant-postes perdus en Indochine, du crapahut en Afrique du Nord et de la fraternité des armes et du sang versé.

« Then it comes to be that the soothing light/At the end of your tunnel/It’s just a freight train comin’ your way » (« No leaf clover », Metallica)

Essayons de prendre de la hauteur, comme le disait Moïse (Deutéronome, 3.27). Alors que nos chers orientalistes, si diserts il y a un an, ont disparu des ondes ou préfèrent se consacrer à des travaux moins risqués, la tentation pourrait être de grande d’afficher le sourire faussement modeste de celui qui, avec tant d’autres, s’est souvenu que les révolutions ne duraient pas trois jours, que les régimes renversés reconnaissaient rarement leur défaite avec fair-play et qu’on ne transformait pas si aisément les bidonvilles du Caire en 7e arrondissement parisien.

On pourrait aussi se laisser aller à quelques développements sur les évènements en cours, par exemple en énumérant les différentes grilles de lecture possibles à ce stade. Ainsi, on pourrait relever que le printemps arabe, déclenché par des causes intérieures voisines (kleptocraties au pouvoir, échec socio-économique, exaspérations multiples), est en train d’évoluer vers un vaste phénomène de remise en cause des frontières nées du démantèlement de l’Empire ottoman acté par le traité de Sèvres (1920) puis celui de Lausanne (1923) et plus généralement issues des interventions occidentales dans la région.

En Syrie, évidemment, mais aussi en Irak, dans l’est de la Libye, dans le grand sud Algérien, ce sont ses forces qui sont à l’œuvre, et elles remettent, une fois de plus, en cause le sacro-saint principe de l’intangibilité des frontières, devenu dogme mondial après 1945 et auquel se raccrochent, naturellement, les régimes qui se savent les plus exposés à ces révisions. Ces Etats ne changent pas seulement de régimes, ils changent aussi de structures et subissent des tentatives incontrôlées – incontrôlables ? – de résoudre des questions centrales : frontières, minorités ethniques/culturelles/religieuses. Soyons fous, allons même jusqu’à affirmer que ces Etats, victimes d’un décalage historico-stratégiques provoqué par des dominations étrangères (ottomanes et/ou/puis européennes), gèrent à leur tour ce que les Etats européens ont eu à gérer après les guerres de la Révolution et de l’Empire.

On pourrait aussi se référer au basculement de puissance que j’évoquais il y a déjà un an et qui voit les Etats que nous entretenions au delà du limes emportés par l’impéritie de leurs gouvernants et par notre propre faiblesse à leur égard – et qui voit le Qatar prendre des positions plus qu’inquiétantes dans notre jardin.  A ce titre, on pourrait même en profiter pour faire le parallèle avec les comportements de la Russie et de la Chine, deux empires décomplexés – même si l’un d’eux est convalescent – qui assument la défense de leurs intérêts stratégiques par un soutien sans faille à la riante Syrie et dessillent les yeux de ceux qui pensaient que la guerre froide était derrière nous et n’avait que des causes idéologiques. Ceux-là peuvent, au choix, relire Tocqueville, Brzezinski, John Le Carré, Graham Greene ou mon ami Patrick de Friberg, qui sait que les Empires ont leurs propres dynamiques et se moquent bien des modes.

On pourrait également s’arrêter sur les déclinaisons arabes – et bientôt africaines – du mouvement des « Occupy » et autres « Indignés » inspirés par l’escroquerie intellectuelle de Stéphane Hessel, pitoyable héraut d’un malaise social qui le dépasse.

Cela ne vous a évidemment pas échappé, mais du coup, à lire la presse française, c’en est fini du jihad, du terrorisme et de toutes ses foutaises, évidemment inventées par une conspiration judéo-maçonnique impériale cosmopolite liée aux grandes banques. Evidemment, il y a bien quelques incidents en Tunisie, à l’université de la Manouba, et le gazoduc égyptien qui alimente la Jordanie et Israël vient encore d’être saboté, mais ce ne sont que des détails.

Pourtant, inutile d’être un veilleur particulièrement attentif pour savoir que les jihadistes algériens d’AQMI font le coup de feu au Mali avec certains Touaregs, dont les petits comiques d’Ansar Al Din, ou que le Mouvement pour l’Unicité et le Jihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO) vient de faire un pied de nez au régime algérien en commettant un attentat-suicide au cœur de Tamanrasset, la principale ville du sud du pays censée être le pivot de la lutte anti terroriste pour toute la bande saharo-sahélienne…

Pas la peine d’émarger à Langley pour savoir qu’au Yémen, le 4 mars dernier, les esthètes d’AQPA ont flingué 185 soldats des forces gouvernementales, dans ce qui ressemble bien à la plus grosse tannée prise par une armée régulière contre des barbus depuis le jihad contre les Soviétiques. Et comme les terroristes yéménites n’ont pas les deux pieds dans la même rangers, ils auraient également abattu un conseiller de l’Empire à Sanaa. Et en Syrie, me direz-vous ? Et bien, en Syrie, une nouvelle terre de jihad est en train de naître, un événement toujours émouvant qui me rappelle quelques notes écrites au Quai par votre serviteur dans une autre vie.

Après avoir manqué le (tout) début des révoltes, les islamistes arabes sont donc à la manœuvre. Au pouvoir en Tunisie, en Egypte, au Koweït, au Maroc, constitués en coalition en Algérie, ils bénéficient du soutien amical des pétrothéocraties du Golfe, qui les financent largement. Mais, et c’est bien là la problème, il y a pire que les islamistes. Les salafistes, dernière étape du radicalisme avant le jihadisme, ont remporté 24% des voix aux législatives égyptiennes. En Tunisie, ils sèment la terreur dans les universités et assiègent les cinémas. Partout, et grâce à la rhétorique que leur soufflent des imams qataris ou saoudiens, ils poussent les feux et légitiment l’action des jihadistes actifs en Syrie, au Yémen ou en Irak. Pour eux, la lutte ne s’arrêtera que lorsque des régimes religieux auront remplacé les systèmes actuels, qu’ils soient déjà issus des révolutions ou qu’ils aient survécu, pour l’instant.

Les salafistes et les jihadistes, que d’aucuns ont donc enterrés un peu vite en 2011, partagent la même lecture du printemps arabe, et elle n’est pas dénuée d’intérêt. Pour eux, le renversement des régimes tunisien ou égyptien a confirmé la justesse de leur combat. Eux qui dénonçaient la corruption, la perte de valeurs, l’acculturation, la domination occidentale – dont le conflit israélo-palestinien est une manifestation – et la répression policière, démultipliée par la menace jihadiste, ont vu l’ensemble ou presque de leurs constats repris par les foules. Avoir considéré, dès le début, que les révoltes étaient le fait de peuples unis par autre chose que la haine de dictateurs a été une erreur. Si certaines franges de la population voulaient la démocratie, d’autres voulaient un système simplement moral et redistributeur de richesses. Le seul point de convergence était une détestation d’Israël, loin des enthousiasmes de quelques unes de nos plus belles plumes sur le Moyen-Orient.

Je ne sais plus qui disait il y a quelques semaines, dans une intéressante tentative de justification, que la poussée islamiste était une conséquence directe de l’oppression politique. Selon cet analyste, la victoire des uns et des autres aux élections tunisiennes ou égyptiennes avait donc tout à voir avec la répression féroce et imbécile des régimes arabes, et rien avec ce que tous les observateurs un peu sérieux ont vu depuis des décennies.

La vague verte qui touche au but maintenant avait déjà bien failli atteindre le rivage au début des années 90s en Algérie, et bien avant en Egypte, et elle doit aussi à l’effrayante richesse des wahhabites du Golfe, généreux sponsors d’une forme particulièrement arriérée d’islam. En réalité, il me semble que l’arrivée au pouvoir des islamistes doit avant tout à leur détermination, à l’efficacité de leur organisation, à la pertinence de leurs actions sociales et à leur grand pragmatisme, mais c’est une autre histoire. Revenons plutôt à nos jihadistes.

Et s’ils avaient raison ? S’ils avaient en effet provoqué ces révolutions ? Et si les révoltes arabes étaient en effet, en partie du moins, étroitement liées à la lutte des islamistes radicaux pour le pouvoir depuis les années 80s ?

Si on avait un peu plus de temps, on pourrait même se lancer dans une modélisation, forcément un peu schématique, des causes de ces révoltes, mais on n’a pas le temps et je me contenterai donc de vous soumettre cette planche, élaborée une de ces dernières nuits dans le but d’illustrer un précédent post, mais qui a le mérite – vous noterez cette nouvelle manifestation de mon humilité bien connue – de mettre en évidence quelques enchaînements.

A partir de situations sociopolitiques bloquées, en grande partie grâce à l’aveuglement des Occidentaux – au sein desquels je classe exceptionnellement les Russes – un cercle vicieux s’est mis en place, et il ne pouvait aboutir qu’à la série de catastrophes à laquelle nous assistons. Si les islamistes ont su prospérer, et si le recours à la violence, y compris aveugle, a pu devenir légitime, ce n’est pas tant à cause de la répression des systèmes policiers qu’en raison des naufrages que ces régimes ont provoqués, et qui ont naturellement détourné une partie des intellectuels et de la jeunesse vers un islam de combat, révolutionnaire et porteur d’une promesse d’ordre social et moral. Dès lors, en réprimant d’autant plus durement ces opposants dont ils avaient sans doute conscience de la justesse de leur diagnostic, les dictateurs n’ont pas créé le jihadisme mais se sont contentés de le légitimer, à la manière des Soviétiques ou des Birmans avec leurs propres opposants. Mais, soyons francs, tant que cela se passait loin de l’Occident repu, tout cela n’intéressait pas grand monde, et Gilles Képel, en publiant Le Prophète et Pharaon (1984, La Découverte) s’est sans doute senti bien seul alors que les moudjahidine frictionnaient l’Armée rouge en Afghanistan.

Le début de la guerre civile algérienne a été un premier signal, mais la plupart des observateurs hors de France ont estimé, et ils n’avaient peut-être pas tort, à y réfléchir, qu’il s’agissait d’abord d’un conflit postcolonial qui ne les concernaient pas. Evidemment, certains ont commencé à regarder les choses différemment après l’attentat de février 93 à New York, mais le vrai réveil a eu lieu en 1998. La création du Front islamique mondial pour le jihad contre les juifs et les croisés (23 février), puis les attentats contre les ambassades impériales au Kenya et en Tanzanie (7 août) ont réveillé tout le monde (enfin, nous, on ne dormait pas, pas vrai, les gars ?). C’est sans doute là que le cercle s’est véritablement mis en place, et de vicieux il est devenu infernal après le 11 septembre 2001.

A partir de là, obéissant à une nécessité impérieuse plutôt légitime (tuer des jihadistes) et déroulant un programme issu de constats plutôt bien venus (« Mais, tous vos pays, là, ça ne marche pas, non ? »), les Occidentaux, et l’Empire en tête, ont exercé sur leurs partenaires arabes deux pressions contradictoires : démanteler les réseaux jihadistes ET développer la démocratie. Je ne sais pas bien comment on pouvait faire autrement, mais le fait est que ça n’a pas eu que des résultats heureux. Les despotes en place ont été ravis de pouvoir accroître la pression sur les islamistes, et certains ont même su revenir en grâce (Algériens, Libyens, Yéménites, et même Syriens). De son côté, les responsables impériaux de la lutte contre Al Qaïda ont été sensibles à toutes ces bonnes volontés qui se manifestaient soudain. Mais, au sein même de l’Empire, et à la grande stupeur des dirigeants arabes, d’autres voix ont commencé à protester contre les prisons secrètes (pourtant bien utiles), les raids de drones (tellement festifs), les opérations spéciales (rien de tel qu’un peu d’exercice, pourtant) et le vote de quelques lois un peu sévères (mais puisqu’on vous dit que c’est pour votre bien).

Ces forces contradictoires (« Liquidez-moi tout ça » contre « Assurez-vous que leurs droits fondamentaux ont été respectés ») ont considérablement affaibli, à mon avis, des systèmes politiques intrinsèquement incapables de jouer la partie finement, en jouant sur les deux tableaux – à l’exception notable du Maroc, de la Jordanie ou des pétrothéocraties (à croire qu’un roi riche est plus malin qu’un général parvenu, je me comprends). En ne comprenant pas que l’idéologie peut aussi être un ressort dans une démocratie en paix, certains dirigeants moyen-orientaux ont considéré qu’on cherchait d’abord à les abattre en mettant en avant les habituelles revendications humanistes. D’ailleurs, l’actuel procès au Caire contre les ONG progressistes, accusées par ceux qui en ont profité d’avoir provoqué la chute du régime, est une belle illustration de cette certitude. Et je ne parle pas de cette maladie mentale qui fait voir des complots partout, là où d’autres voient des nains, et qui empêche de percevoir les vrais phénomènes.

Du coup, la répression accrue née de la campagne mondiale d’Al Qaïda contre l’Empire et ses alliés a provoqué un sursaut de l’ensemble citoyens, et pas des seuls islamistes, qu’ils soient radicaux ou pas. Et ce sursaut n’a trouvé face à lui que des systèmes politiques et policiers persuadés de devoir gérer ce phénomène comme une nouvelle menace. 11 ans après les attentats de New York et Washington, la boucle semble donc bouclée et les jihadistes peuvent légitimement penser qu’ils ont contribué à renverser des régimes. Le bon docteur Ayman Al Zawahiry ne dit pas autre chose quand il appelle à poursuivre la révolution en Egypte ou à soutenir le jihad en Syrie. Les avant-gardes de la conquête, dont il rêvait à Peshawar avec ses frères d’armes du Jihad islamique égyptien (JIE) sont bien là, et peut-être leur succès est-il encore plus éblouissant que prévu.

On débat en effet, depuis plusieurs mois, afin de déterminer si Al Qaïda a été vaincue. En fait, il me semble que l’organisation (je parle du « canal historique ») est bien en train d’être éradiquée par l’Empire au terme d’une étourdissante offensive faite de drones, de forces spéciales et d’une poignée d’avions de combat utilisés à bon escient. On ne peut, au passage, que rester ébahi devant la montée en puissance de l’appareil de renseignement impérial après les ratés du 11 septembre

Mais sa victoire stratégique me semble tout autant manifeste : des régimes alliés ont été fragilisés – voire renversés, notre système d’Etats clients s’est disloqué, les tensions communautaires (qui ont aussi d’autres causes, bien sûr, économiques, ethniques) sont vives dans tout le Moyen-Orient mais aussi au Pakistan, en Thaïlande, en Indonésie, ou au Nigeria, et les Occidentaux vivent désormais dans la certitude que leurs gouvernements les espionnent (mais est-ce si grave ?). Loin du silence des médias français, l’intensité de la menace jihadiste est encore vive, et le fait qu’elle ne s’exerce plus sur notre sol, ou marginalement, n’excuse pas l’aveuglement de nos journalistes, seulement capables de lire ou de recopier les dépêches d’agence et les communiqués des uns et des autres. (Hé, les amis, ça n’est pas ça, l’information. Ça c’est de la compilation.)

Si on essaye de dresser un tableau (très) simple de la mouvance jihadiste, on obtient ça :

Il est impossible de faire apparaître les connexions entre les mouvements si on veut conserver un minimum de clarté, ou alors il faudrait faire des dizaines de planches, et vraiment je n’ai pas le temps… En réalité, il faudrait même disposer d’un système de projection en trois dimensions comme en dispose l’Académie jedi de Coruscant (L’Attaque des Clones, George Lucas, 2002) afin de mettre en évidence la multiplicité des liens entre les mouvements (Boko Haram et les Shebab et AQMI, AQPA et les Shebab, AQMI et les réseaux jihadistes européens, AQ et le TTP et le LeT, etc.), comme j’avais tenté de la présenter ici. Mais l’important est ailleurs.

Symbolisée par l’élimination d’Oussama Ben Laden en mai dernier, la dislocation, presque achevée, d’Al Qaïda ne semble pas avoir eu de conséquences sur le dynamisme du jihad mondial. Au contraire, serait-on même tenté de dire. Mais, après tout, qui pensait vraiment que tous nos amis jihadistes allaient d’un coup poser leurs AK-47 et leurs ceintures d’explosifs pour reprendre leurs études de droit ?

La chose est devenue évidente, et nous en débattions doctement à Bruxelles il y a près de dix ans : Al Qaïda a rempli sa mission en déclenchant le jihad mondial et sert désormais de référent. Il suffit pour s’en convaincre de compter les groupes terroristes ayant changé leur nom après avoir cherché et obtenu l’adoubement des fondateurs de l’organisation. La pause opérationnelle observée – pas partout et pas par tous, essayez d’expliquer aux Nigérians ou aux Maliens que le jihadisme est de l’histoire ancienne – depuis le début des révoltes arabes ne doit pas nous faire penser que tout est fini. Au contraire, tout porte à croire que nous entrons dans une nouvelle phase qui va, entre autre, voir se jauger puis s’affronter les islamistes radicaux et les nouveaux régimes qui les auront déçus, et qui verra les progressistes ramasser coup sur coup, comme en Egypte.

Ce qui devrait logiquement attirer notre attention, mais qui ne l’attire pas, c’est qu’aucune des revendications profondes des jihadistes n’a encore été entendue, même s’ils sont sur la bonne voie : pas de théocratie, pas de charia, pas de femmes interdites d’emplois publics et cloîtrées chez elles, pas de décapitation publique de criminels, comme dans la débonnaire Arabie saoudite. De même, pas de rupture avec Israël ou avec l’Empire, pas de spectaculaire renégociation de tel ou tel accord avec l’Europe. Et surtout, aucune des difficultés sociales ou économiques dépassées. Aux portes du pouvoir, mais sans avoir obtenu gain de cause, pourquoi les jihadistes renonceraient-ils à la violence alors que tout les porte à croire que la victoire est là, presque au bout des doigts ?

Le succès du dispositif occidental mis péniblement en place après les attentats de 2001 a littéralement nettoyé l’Europe et l’Amérique du Nord des réseaux jihadistes opérationnels. De temps à autre, et comme pour s’occuper, les services arrêtent bien un ou deux exaltés victimes d’un pot de miel – une opération toujours réjouissante à monter, même si elle fait bondir les lecteurs de Libé, mais qu’importe, après tout ? En Asie du Sud-Est également, il faut noter que les services ont fait le ménage, même si les ambiguïtés indonésiennes demeurent. Ailleurs, en Afrique du Nord, en Afrique sub-saharienne, en Afrique de l’Est, au Moyen-Orient, dans le Caucase, dans la zone pakistano-afghane et jusqu’en Inde, force est de constater que la situation est loin d’être aussi reluisante – et si on avait du temps, on pourrait s’interroger sur les liens entre développement économique, démocratie et efficacité de la lutte contre le terrorisme. Mais on n’a pas le temps.

Alors, où en sommes-nous ? En Algérie, l’infinie médiocrité de la classe dirigeante, la qualité toute relative de l’Armée nationale populaire (ANP) et les calculs moisis de quelques généraux laissent survivre en Kabylie la plus ancienne guérilla jihadiste de la planète. AQMI se sait vaincue au nord, mais elle a su, très habilement, développer les réseaux du GIA puis du GSPC au Sahel. Mieux, si j’ose dire, on dirait bien que la jonction avec Boko Haram est devenue réalité, et, encore mieux, l’apparition du MUJAO doit être analysée comme un succès d’AQMI, qui a réussi à générer le jihad régional rêvé depuis des années. Et comme c’est brillamment écrit ici, on peut même se demander si le MUJAO n’est pas un partenaire d’AQMI plus qu’un rival ou qu’une dissidence hostile.

En Egypte, et depuis plus d’un an à présent, le gazoduc du Sinaï est saboté par des jihadistes qui ont même commis un attentat à El Arish cet été et voudraient bien soutenir leurs frères esseulés de Gaza. Au Yémen, AQPA est lancée dans une lutte à mort avec le régime, soutenu par l’Empire. Il ne s’agit plus de tuer des officiels mais de contrôler des villes et des territoires. Plus qu’AQMI au nord du Mali, AQPA tente clairement de créer des émirats au Yémen, sur le modèle afghan ou irakien.

Mais c’est en Syrie que l’avenir se joue. Les jihadistes en provenance d’Irak, qui essayent de confisquer la révolte, permettent aux vieilles ganaches nostalgiques, aux supporters du régime et aux petits bras pacifistes de l’humanitaire sans violence de dénoncer un complot islamo-sioniste (vous noterez cette nouvelle confirmation qu’il n’y a pas de limite à la bêtise humaine). Que nous soyons nombreux à souhaiter la chute du régime syrien, c’est une évidence. Il suffit de penser à l’ambassadeur Delamare, aux paras du Drakkar ou aux Marines de l’Empire pour se dire que c’est quand même bien fait. Mais souhaitons-nous pour autant une victoire des jihadistes ? Je crois qu’il est difficile de me soupçonner d’un tel penchant. Je peux en revanche révéler une de mes perversions : j’aime contempler deux camps également détestables s’entretuer, c’est distrayant et source de grande joie. Evidemment, m’objecterez-vous, ce sont encore les civils qui prennent mais vous savez bien qu’une intervention militaire directe en Syrie est impossible et on ne peut que pester devant notre impuissance, décidément spectaculaire dans bien des domaines.

Ne voir dans la révolte syrienne qu’une poussée islamiste est réducteur, même s’il faut s’attendre, avec le pourrissement en cours, à une montée en puissance des jihadistes. Il est bien trop tard pour essayer de monter un coup d’Etat contre Bachar El Assad et ses amis : le régime va se disloquer seul, et nos alliés du moment, dans le Golfe, ne nous pardonneraient pas d’essayer de leur voler leur victoire et retourneraient contre nous, plus vite que prévu, les barbus qui vont faire le coup de feu à Homs ou ailleurs.

La séquence est donc désormais bien connue, et il faut s’attendre à ce que le jihad syrien déborde vers l’Irak, le Liban et la Turquie, avant d’essaimer dans des pays plus lointains idéologues, réseaux de soutien et cellules opérationnelles. Il va aussi falloir résister à la tentation de soutenir les jihadistes, et j’espère du fond du cœur que le bondissant Saïd Arif, qui a échappé il y a quelques jours aux fines gâchettes de la DCRI, n’a pas été prêté aux services qataris ou saoudiens afin de monter quelque action malveillante…

Le bilan est donc loin de correspondre aux déclarations enflammées de quelques uns.

La Syrie ? Une nouvelle terre de jihad. L’Irak ? Plus que jamais engagé dans un processus de guerre civile qui va redonner du sens au jihad. Le Nigeria ? Au bord de l’implosion. Les Shebab somaliens ? En difficulté sur le terrain, ils vont devoir frapper en Ethiopie, en Ouganda ou au Kenya pour exister et prouver que leur lutte n’est pas interrompue. Le Yémen ? En train de s’effondrer sur lui-même. Le Pakistan ? Ses services peuvent être tentés de refaire le coup de Bombay/Mumbai (novembre 2008) tandis que le TTP poursuivra son offensive. Le Caucase ? Loin d’être pacifié. Et plus à l’est, le retour en Ouzbékistan ou au Tadjikistan de combattants qui fuient les zones tribales pakistanaises contribuent déjà à renforcer les réseaux locaux, constitués comme en Algérie ou en Mauritanie de jeunes gens qui pensent que seule la violence peut faire évoluer la situation.

Alors, la fin du jihad ? Sans doute pas pour demain.

Monsieur et Madame Palairtrèsolidecestourslà ont un fils

Comment décrire les ressorts humains du jihadisme ? Comment rendre la fascinante complexité de ces parcours individuels ? Comment exposer les motivations de ces jeunes hommes engagés dans un jihad mondial sans tomber dans la caricature, l’entomologie, ou la sociologie.

Evidemment, les travaux scientifiques de Farhad Khosrojavar (Quand Al Qaïda parle, Grasset, 2006) sont indispensables, mais le public n’a pas accès aux PV d’audition, aux débriefings ou aux synthèses faites par quelques moines guerriers tapis dans les salles d’archives de nos administrations. Et pourtant, on pourrait en expliquer des choses à nos concitoyens en narrant les parcours de Farid Melouk, Djamel Beghal, Hocine Toury, Ramzi Bin Al Shib, Mohamed Moummou, Mokhtar Belmokhtar, Farouk Abdul Moutallab et autres Hambali. On y verrait la frustration politique, la colère sociale, l’incompréhension d’un monde qui change, la peur de l’avenir, la haine de l’étranger, le goût de l’aventure, le désir d’en découdre.

Le cinéma a déjà décrit avec plus ou moins de bonheur les manifestations du jihadisme, de The Siege (Edward Zwick, 1998) à The Hurt locker (Kathryn Bigelow, 2008), en passant par Body of lies (Ridley Scott, 2008), Green Zone (Paul Greengrass, 2010) ou The Kingdom (Peter Berg, 2007). Nous avons également eu droit au passionnant Citoyens clandestins, de DOA (Gallimard, 2007), mais il nous manque toujours la version jihadiste des Bienveillantes de Jonathan Littell, (Gallimard, 2006), un roman habité qui nous présenterait le jihad d’Al Qaïda sans romantisme ou fioriture, de décapitations d’otages en attentat sur un marché de Bagdad, en passant par les camps d’entraînement afghans ou yéménites, les combats en Somalie contre les forces spéciales américaines ou françaises et la vie clandestine en Europe ou dans l’Empire.

Le grand écrivain de SF Norman Spinrad, auteur prolifique et talentueux qui n’hésite jamais, comme les cowboys de Boris Vian, à mettre ses grands pieds dans le plat, a sans doute tenté de combler, en partie, ce manque avec Oussama, un roman paru en 2010 chez Fayard.

Faisant ouvertement référence au Candide de Voltaire (1759), Spinrad décrit malicieusement le parcours, d’abord en Europe puis au Moyen-Orient et en Afrique, d’Oussama, une jeune recrue des services de renseignement du Califat, un Etat islamiste centré sur Al Haramein, la terre des deux villes saintes.

Jetant un regard effaré sur la société française et ses citoyens musulmans, Oussama permet à Norman Spinrad de lancer quelques pavés dans la mare et de dire une poignée de vérités désagréables à la France. Il fait surtout montre d’une grande clairvoyance quant au fonctionnement des réseaux terroristes et à l’importance du facteur humain. Sa description de la montée en puissance opérationnelle d’une bande de jeunes idiots est très pertinente, et le projet terroriste mis en œuvre à Paris n’est pas sans rappeler les scenarii que s’acharnent à élaborer les services chargés de la gestion de notre capitale. J’ai évidemment vu dans ces pages la confirmation d’une de mes plus profondes convictions, qui veut que les artistes parviennent, bien plus que les techniciens, à anticiper des évolutions historiques. De même, la description du hadj est-elle fascinante, à la fois pour son empathie et pour sa lucidité.

C’est au Nigeria, justement identifié par Norman Spinrad comme le futur point de convergence du jihad, que la partie se joue vraiment. On passera sur les projections stratégico-diplomatiques pour le moins discutables de l’auteur, voire même sur ses fantasmes technologiques – même si la description de la guerre des drones est plutôt convaincante.

D’une plume alerte, légère, jamais sentencieuse, Norman Spinrad nous expose avec ironie et lucidité, mais sans être désabusé, le parcours d’un jeune homme au destin d’exception. Son récit, malgré quelques invraisemblances de grande ampleur, est étonnement convaincant et parvient même à provoquer de la sympathie pour Oussama le feu, un leader aux idées claires et aux formules qu’on ne peut qu’approuver, même depuis le camp d’en face : Ceux qui ne sont pas avec nous sont contre nous.

On ne saurait mieux dire.

Every time I think I’m gonna wake up back in the jungle

Cette année, Noël tombe un 25 décembre, une nouvelle plutôt rassurante pour ceux que l’année en train de finir a pu troubler par son ébouriffante actualité. En réalité, la nouvelle est certes rassurante, mais elle ne doit pas nous faire oublier que nous allons tous mourir le 21 décembre 2012, comme l’ont vaguement prévu des devins mayas – oui, ceux-là même qui n’avaient pas prévu leur extermination par l’envahisseur espagnol, mais je m’égare.

Or, puisque que nous en sommes à parler apocalypse, il me semble opportun de vous rappeler que le chef d’œuvre indescriptible de Francis Ford Coppola, Apocalypse Now (1979), a enfin été édité en Blu-Ray et surtout, surtout, que le documentaire Heart of Darkness (1991), réalisé par Fax Bahr et George Hickenlooper à partir des images tournées par Eleanor Coppola aux Philippines, est lui aussi disponible.

Est-il encore besoin de présenter Apocalypse Now, véritable monument du cinéma, probablement le plus grand film de guerre de l’histoire, vision hallucinée de la guerre du Vietnam mais surtout itinéraire intime d’un guerrier parti à la recherche de sa part la plus sombre ? Brillant, mythique, remarquablement écrit et dirigé, le film de Coppola est devenu une référence, une sorte d’étape indépassable dans la filmographie d’un auteur qui, par ailleurs, a livré au monde quelques autres chefs d’œuvre. La scène d’ouverture, jouée par un Martin Sheen ivre, est indépassable, des Doors au visage de Bouddha en passant par la jungle embrasée, le ballet des hélicoptères et les tourbillons de fumigène orange. Comme me le dit un jour un de mes professeurs de français, la guerre ainsi filmée devient horriblement belle.

Son influence ne s’est jamais démentie, et toute scène de vol groupé d’hélicoptères renvoie au fameux raid contre le village.

 

Et dans Predator, John McTiernan cite Coppola lors de l’affrontement final, le major Dutch émergeant de la boue ressemblant fort au capitaine Willard…

Et je ne parle même pas du visage de Patrick Gemayel (Chromeo) dans la vapeur du sauna du clip de Hot Mess.

La figure du colonel Kilgore, un autre fou de guerre, est elle aussi entrée dans la légende, aussi bien pour son impassibilité sous le feu ennemi que pour son amour du surf. Il est surtout l’auteur de quelques mots définitifs sur le napalm et sur la victoire. Chef de guerre dont le cas relève de la psychiatrie, il incarne à merveille cette mélancolie dont on dit qu’elle s’empare des vainqueurs.

Les éditions Sonatine, dont le dynamisme et le goût ne sont plus à démontrer, ont profité de la réédition du film cet été pour publier le journal que tint Eleanor Coppola pendant le tournage, dantesque, du film. L’ouvrage n’était paru, à ma connaissance, qu’en anglais.

Le livre et les éditions DVD et DVD Blu-Ray d’Apocalypse Now et de Hearts of Darkness ont été réunis dans un coffret qui ne présente d’intérêt que pour des fétichistes tels que moi.

Le coffret Blu-Ray sorti au printemps comprend, outre le film et son making-of, un très intéressant texte de Jean-Baptiste Thoret, un critique plutôt pertinent.

Quoi qu’il en soit, vous n’avez aucune excuse.

 

« Can’t you see the giant that walks around you seeing through your petty lives? » (« I spy », Pulp)

Je trimballe un sacré paquet de défauts. Je suis snob, élitiste, arrogant – et même « délicieusement », selon un DRH que je salue. Je suis soupe-au-lait, je n’aime pas les cons (et je leur dis), je n’aime pas l’à-peu-près, je me méfie des amateurs et des autodidactes, je fume, je bois, je jure comme sous-officier cosaque, je suis facilement odieux et injuste, et j’ai rarement tort car je ne m’engage JAMAIS sur un terrain que je ne connais pas. Parmi mes autres défauts, il se trouve que j’éprouve pour les journalistes – ou l’image que je m’en fais – un profond respect, eux que je considère naïvement comme des éléments importants de notre vie démocratique. Evidemment, ce respect ne m’empêche pas de juger avec sévérité les Robert Capa du pauvre qui pensent pouvoir se déguiser en Afghans avec un pakol et un pantalon de treillis, mais passons.

Je lis pourtant avec une lassitude croissante les médias citoyens, ou autoproclamés tels, qui se mêlent de tout avec un enthousiasme hélas sans rapport avec la qualité de leurs articles. Je serais bien en peine de formuler un avis intelligent sur bon nombre de sujets, mais j’ai en revanche l’insupportable prétention de pouvoir aligner quelques idées simples sur le renseignement, une activité vitale – même pour une démocratie – dont les Français ignorent tout. Il faut dire, pour leur défense, que le XXe siècle n’a pas été nécessairement celui du renseignement hexagonal, plombé par la monumentale rouste de mai 1940, la tannée indochinoise, l’amère défaite algérienne et surtout la longue série d’horreurs africaines que le Général, l’intransigeance morale faite homme, nous a laissée.

On aurait pu espérer que les Français, simples citoyens, écrivains, universitaires ou journalistes tenteraient d’en donner une vision intelligente, et donc dépourvue de tout compliment déplacé ou de tout reproche injuste. Hélas, personne ne semble avoir lu ne serait-ce que les mémoires du Colonel Passy, de Jacques Soustelle, de Peter Wright ou de William Colby, sans parler des romans de Vladimir Volkoff, Robert Littell, James Grady, ni même consulté les encyclopédies de Jacques Baud ou les synthèses de Pascal Kropp. L’omniscience est décidément un don de grande valeur, et on se couvre avec un petit coup de Google. Hop, c’est fait.

Inutile, donc, de citer Bakchich, un site de grande valeur qui a publié à plusieurs reprises les fulgurances de Maurice Dufresse/Pierre Simary, un homme dont j’ai livré ici puis ma modeste appréciation. Pas la peine, non plus, de s’attarder sur Rue89, plombé par une absence totale de rigueur intellectuelle et par l’incohérence de sa ligne éditoriale, mêlant authentiques spécialistes et parfaits escrocs, un reproche que l’on peut d’ailleurs également adresser à Agoravox, voire aux gamins d’Atlantico.

Je suis avec intérêt, depuis quelques mois, l’évolution d’OWNI, essentiellement en raison de la présence à sa tête de Guillaume Dasquié, dit Gueule d’Ange, dit Belle-mêche – mais sans aucun lien avec David Robicheaux.

Je dois avouer que je ne parviens toujours pas à me faire une opinion arrêtée de M. Dasquié. J’ai apprécié son démontage en règle, en coopération avec l’excellent Jean Guisnel, des thèses de Thierry Meyssan, et je dois confesser que j’ai même pris un certain plaisir à lire, malgré un 4e de couverture ridicule et un poussif style d’adolescent romantique, Al Qaïda vaincra, (2005, Flammarion) qui contient quelques pages fort pertinentes sur la mouvance jihadiste.

Comme tant d’autres, Guillaume Dasquié semble en effet plus qu’attiré par la part d’ombre de la République, et il aurait probablement fait un bon analyste, peut-être un brin trop littéraire, du côté du boulevard Mortier ou de la rue Nélaton. Mais il a choisi la lumière.

En 2007, M. Dasquié publie donc dans les colonnes du Monde, ravi de l’aubaine, les bonnes feuilles d’un épais dossier que la DGSE avait, semble-t-il, constitué à la hâte aux lendemains des attentats du 11 septembre pour rappeler aux autorités politiques qu’Al Qaïda n’était pas vraiment une divine surprise et que les services travaillaient sur le sujet depuis des années – malgré le virulent scepticisme de quelques uns, qui publient ces jours-ci leurs souvenirs en omettant ce détail. La publication de ce dossier, passionnant, avait alors, forcément, contrarié en haut lieu et conduit au dépôt d’une plainte, à l’ouverture d’une enquête et, in fine, à l’irruption matinale de policiers plutôt agacés au domicile de M. Dasquié.

Jusque là, rien d’anormal, et chacun jouait sa partition : « Le public a le droit de savoir » contre « Des hommes et femmes travaillant secrètement pour la France vivent cachés grâce à vous ». On le voit, le compromis – hein ? Quoi ? Qui a promis ? – n’était pas évident, et il le fut encore moins quand M. Dasquié, le Bob Woodward français, l’incarnation du Paul Kerjean de Mille milliards de dollars (1982, Henri Verneuil), pleura à chaudes larmes sur un plateau de télévision en racontant son interpellation, sans doute comparable à celles que connurent les rues de Santiago du Chili en 1973 ou de Saigon en avril 1975. Quand on veut jouer dans la cour des grands, on s’entraîne, c’est mieux.

Guillaume Dasquié a pris la tête de la rédaction d’OWNI en août 2011 et y a publié un papier, si j’ose dire, très intéressant sur le regard des universitaires et des journalistes d’investigation sur les attentats du 11 septembre (ici). Hélas, il est difficile d’aller contre sa nature, et le même a publié, avec un certain Pierre Alonso, le 21 octobre dernier, une consternante interview de Pierre Martinet dans laquelle l’immortel auteur de Un agent sort de l’ombre (2005, Flammarion, dans la même collection que Al Qaïda vaincra, soit dit en passant) nous livre les détails de son désastreux périple en Libye, au cours duquel Pierre Marziali, figure des Troupes aéroportées françaises et fondateur de la sulfureuse SMP (rires) Secopex , finira flingué à la surprise à Benghazi.

De façon assez sidérante, Dasquié et Alonso ont semblé boire les paroles de Pierre Martinet, un homme dont le nom est aussi méprisé dans les mess de Cercottes, Carcassonne, Perpignan ou Quélern (à Quélern, on ne dit pas « mess » mais « carré »), que l’est celui d’Elliot Belt dans les saloons du Texas en raison des révélations opérationnelles qu’il fit dans son livre.

Martinet est, ne l’oublions pas, l’homme qui, embauché par Canal+, acceptera sans sourciller de monter une surveillance plus qu’active de Bruno Gaccio et ne commencera à émettre quelques doutes que quand il sera question de le piéger, avec poudre et gagneuse, comme on le faisait à la grande époque du côté de Moscou. On le voit, Pierre Martinet est un homme d’honneur qui mûrit ses engagements et qui accomplissait probablement en Libye une mission humanitaire. On est d’ailleurs en droit de se demander pourquoi des journalistes aussi intransigeants ont gobé avec une telle candeur les déclarations d’une brebis égarée du renseignement français, devenue une caricature de personnage de polar avant de devenir, très officiellement, un mercenaire, une activité proscrite par le droit français. Dans le genre « soldat perdu follement romantique », on a quand même déjà vu mieux.

Comme d’autres, fascinée par ce monde interlope objet de mille fantasmes idiots, la rédaction d’OWNI aime donc le renseignement et en livre de puissantes analyses. La dernière en date, postée le 10 novembre, m’a tiré des larmes de rire, puisque mieux valait en rire.

Sous un titre tentateur, Les espions s’ouvrent au public, le site s’attaque au passionnant sujet de l’exploitation des sources ouvertes par les services de renseignement. Hélas, l’article commence mal, en citant comme référence une définition avancée par le CF2R, une structure dont on ne présente plus le fondateur et qui provoque sourires et haussements de sourcils dans le monde du renseignement. Il aurait été sans doute plus pertinent et plus professionnel de citer le Secrétariat général de la Défense et de la Sécurité nationale (SGDSN) qui évoque sur son site les notions de sources ouvertes ou de sources fermées, ces dernières étant gérées par les services de renseignement et autres administrations spécialisées.

En affirmant que la France possédait son « propre système de renseignement via les sources ouvertes » qui ne serait pas autonome mais intégré à la DGSE, l’auteur commet une faute qui révèle une écriture plutôt rapide de son article. En réalité, la DSGE, comme la DCRI, la  DRM ou la DPSD, mais aussi le Quai d’Orsay, le Ministère de l’Intérieur ou celui de la Défense, dispose d’un service de documentation – bien séparé du service de gestion des archives, qui, elles, sont secrètes – évidemment ! On veut croire que la rédaction d’OWNI a par ailleurs déjà entendu parler du Service d’information du Gouvernement SIG, mais c’est une autre histoire, qui nous ferait rappeler que Le Monde confond la DCRI avec les « services secrets », ou qu’Umberto Eco, commentant les fuites organisées par Wikileaks, confondait avec aplomb espions et diplomates. On ne peut décidément pas être bon en tout.

La République ne dispose pas, à ma connaissance, d’un service comparable à l’Open source center (OSC) impérial, chaque administration gérant ses propres moyens de documentation en fonction de ses missions et de ses moyens, au service des autorités politiques ou d’autres administrations. Ainsi, le service de documentation de la DGSE ne peut être directement interrogé par des acteurs extérieurs à la centrale de renseignement et il opère exclusivement au profit des entités chargées de recueillir du renseignement : Direction du renseignement (DR), Direction technique (DT) ou Direction des opérations.

Le travail des membres de ce service de documentation consiste à, d’une part, réaliser une veille sur l’ensemble des sources ouvertes (grande presse, presse spécialisée, travaux universitaires, sites Internet), à signaler les faits saillants aux unités chargées de recueillir et d’analyser le renseignement et qui se focalisent sur les vrais renseignements, c’est-à-dire ceux obtenus par des sources secrètes à l’étranger, et, enfin, à répondre aux demandes de ces unités.

Imaginons, par exemple, que la DGSE décide demain de s’intéresser à la police islandaise. Les responsables de cette mission découvriront, à n’en pas douter, l’absence totale de données au sein du service, et ils auront besoin, en premier lieu, de créer un fonds de connaissances pour affiner leurs besoins, leurs cibles et leurs méthodes. Le service de documentation devra alors hanter les librairies, réelles ou virtuelles, afin de rassembler des données qui seront synthétisées et transmises aux analystes, qui les moulineront à leur tour et, de fil en aiguille, parviendront à déboucher sur des besoins en renseignement qui seront alors donnés à la DT, à la DO ou à qui veut pour « creuser » et attendre la fameuse pointe de la pyramide, celle qui ne recouvre que les 10% de renseignements réellement secrets et cachés en conséquence aux yeux du monde.

Contrairement à ce qu’écrit OWNI, les membres du service de documentation, du moins à ma connaissance, ne se livrent donc pas à des activités illégales, telles que la pénétration d’ordinateurs. L’auteur cite bien imprudemment le Figaro magazine pour justifier ses doutes quant à la légalité des actions conduites par les documentalistes de la DGSE, et il a bien évidemment tort. Le piratage de données informatiques est, on veut le croire, pratiqué boulevard Mortier, mais au sein d’équipes spécialisées opérant au sein de la DT ou de la DR, selon le sacro-saint principe du cloisonnement et d’autres règles opérationnelles qu’il n’est pas utile de détailler ici. Le fait que la DSGE reconnaisse recruter des hackers n’implique pas que ceux-ci soient affectés à un service de documentation mais bien plutôt aux structures chargées de faire du renseignement, et organisées en conséquence.

S’agissant de l’identité des fonctionnaires, il va de soi, mais il semble que cela ne saute pas aux yeux de tout le monde, qu’elle est couverte par le secret défense. En France comme au Royaume-Uni ou en Allemagne, le statut des membres des services de renseignement est particulier (cf. ici, par exemple). Il s’agit aussi bien de les protéger que de protéger leur administration et les fuites sont rarissimes, aussi bien pour des raisons déontologiques que par crainte des sanctions pénales. On se souvient de la douloureuse affaire Plame aux Etats-Unis sous l’Administration Bush, qui a donné en 2010 un film passionnant, Fair Game, de Doug Liman (The Bourne identity, 2002), avec Sean Penn, Naomi Watts et Bruce McGill.

Qu’ils soient analystes, cuisiniers, chauffeurs ou affectés à l’exploitation des sources ouvertes, les fonctionnaires de la DGSE sont donc tenus au secret, et ça n’a rien à voir avec la réalité de leurs activités. Que les réponses du porte-parole de la DGSE, Nicolas Wuest Famose, n’aient pas été à la hauteur, admettons-le, même s’il me revient de toute part que l’homme est brillant, intègre et plutôt bon camarade. Que le journaliste fasse preuve de suspicion, c’est bien le moins, mais on aimerait voire cette suspicion s’exercer aussi au sujet du rôle de certaines unités françaises au Rwanda en 1994, ou de nos liens avec Hashim Taçi au Kosovo en 1999, ou des relations de certains de nos diplomates avec le défunt régime de Saddam Hussein. Mais, évidemment, voilà qui exposerait les poseurs de questions à des ripostes plus ou moins fines des autorités, et il est bien plus confortable de passer la main dans le dos du public et de le conforter dans sa vision caricaturale d’un métier pratiqué en France, dans des conditions parfois ubuesques, par des hommes et des femmes, policiers, gendarmes, douaniers, civils et militaires qui, sans toujours risquer leur vie, sacrifient beaucoup à la défense d’un peuple qui n’a conscience de rien. L’alimentation du soupçon, nécessaire dans une démocratie, conduit parfois à des abus, comme la pitoyable instruction de l’attentat de Karachi par le juge Trévidic, ou à des aberrations, comme ces articles qui en disent plus long sur leurs auteurs que sur leur objet.

Pour finir, on ne peut conseiller à M. Wuest Famose d’aiguiller ses interrogateurs d’OWNI, la prochaine fois que ceux-ci reprocheront à la DGSE de ne pas s’ouvrir au monde, vers deux ouvrages passionnants dont la parution était impensable il y a encore quelques années : Les espions français parlent, de Sébastien Laurent (2011, Nouveau Monde Editions) et l’indispensable Dans les archives inédites des services secrets, sous la direction de Bruno Fuligni (2010, Iconoclaste).

Comme on l’apprenait autrefois dans les universités de la République, il faut lire et lire encore avant d’écrire n’importe quoi. Disons simplement que c’est mieux.

 

Le cerveau de Himmler s’appelle Heydrich

Je dois confesser mon peu d’appétence pour les auteurs français contemporains. Depuis la mort de Julien Gracq, le paysage littéraire hexagonal me semble en effet bien morne. Quitte à lire des romans français, autant lire ceux de Flaubert que ceux de Guillaume Musso et éviter les tombereaux de mauvaises nouveautés qui se déversent sur nous à chaque rentrée « littéraire ».

J’avais évidemment noté la publication de HHhH (Himmlers Hirn heisst Heydrich : le cerveau de Himmler s’appelle Heydrich), de Laurent Binet, mais, fidèle à ma légendaire distraction, je n’avais en revanche pas noté que cet ouvrage n’était, en aucune façon, une simple biographie de Reinard Heydrich, une des pires crevures que le IIIe Reich, qui n’en était pourtant pas avare, ait données au monde.

La figure de Heydrich, comme celle, d’ailleurs de Martin Bormann – sans doute le pire des fumiers – m’a toujours fasciné.

J’avais découvert son existence en lisant, au début de mon adolescence, le monument de William Shirer The rise and fall of the third Reich (1960), qui offrait au lecteur un trombinoscope des principaux dirigeants nazis. J’étais revenu à Heydrich au cours de mes années d’études, lorsque je travaillais sur le système concentrationnaire du Reich. Plus tard, au service de la République, je revisitai à nouveau la figure du maître espion nazi, avec toujours les mêmes frissons d’horreur.

L’ouvrage de Laurent Binet a constitué une excellente surprise, loin des austères études historiques dont je suis pourtant friand, à mille lieues des œuvres françaises qui accumulent d’années en années poncifs, facilités et nombrilisme.

Dans un style jubilatoire, l’auteur mène de front plusieurs récits avec lesquels il jongle brillamment sans jamais tomber dans une vaine virtuosité. Biographie à peine déguisée de Heydrich, description de l’opération des services anglais et de la résistance tchèque qui parvint à éliminer le protecteur de Bohème-Moravie, HHhH est aussi un réjouissant tableau des affres de la création littéraire. Comme dans un essai d’Umberto Eco ou un des premiers films de Woody Allen, Laurent Binet ne nous cache rien de ses errements, essais, renoncements, mais cette légèreté, apparente, ne nie rien de la terrible réalité qu’il décrit. On est ainsi loin de la brutale – mais courageuse – démarche de Roberto Benigni (La vita è bella, 1997), et encore plus de l’immortel chef d’œuvre de Claude Lanzmann, Shoah (1985), un film que tout homme devrait voir au moins une fois dans sa vie.

Auteur complet, Binet profite de son récit pour évoquer les autres œuvres consacrées à Heydrich, à commencer par le film de Fritz Lang (Hagmen also die !, 1943). Mais, sans snobisme – du moins me semble-t-il – il fait aussi référence au mythique Fatherland, de Robert Harris (1992) adapté pour la télévision en 1994 par Robert Menaul avec Rutger Hauer.

Il ne manque plus à ces références iconoclastes que l’hilarant Rêves de fer, de Norman Spinrad (1972), les remarquables polars de Philip Kerr, (L’été de cristal, 1989, La pâle figure (Heydrich), 1990, Un requiem allemand, 1990, récemment rassemblés dans La trilogie berlinoise), ou, pour les plus exigeants, Le complot contre l’Amérique, de Philip Roth (2004).

Laurent Binet nous offre avec HHhH une brillante variation littéraire sur le thème de l’enquête historique et du on going work. Il serait dommage de bouder son plaisir, avant de relire Raul Hillberg, Ian Kershaw ou Christopher Browning. Quant aux critiques faites à Binet (« ce n’est pas un roman », « ce n’est pas un ouvrage historique »), on laisse à leurs auteurs le plaisir pervers de dénigrer – une façon comme une autre de dissimuler leur médiocrité.

Varus, rends-moi mes légions !

Le 4 mai dernier est sorti un péplum, ce qui n’arrive pas si souvent, même si Gladiator (2000, Ridley Scott) avait donné un sacré coup de jeune au genre.

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Inspiré du roman pour adolescent de Rosemary Sutcliff, L’aigle de la 9e légion nous conte la quête d’un jeune Romain au nord du mur d’Hadrien, en Ecosse, à la recherche d’une précieuse relique et de la trace de la IXe légion, disparue vingt ans plus tôt.

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Récit d’initiation au rythme lent, sans beaucoup d’action, le livre offre à ses jeunes lecteurs une agréable initiation au monde romain, en particulier celui de la frontière, où conquérants et conquis cohabitent tant bien que mal. Kevin Macdonald a, pour sa part, opté pour un authentique film de genre et le scénario tourné prend de grandes libertés avec le roman, privilégiant la quête et les scènes d’action. Tout le monde n’est pas Terence Malick.

Kevin Macdonald est cependant un cinéaste talentueux (Un jour en septembre en 1999, Le dernier roi d’Ecosse en 2006, Mon meilleur ennemi en 2007, Jeux de pouvoir en 2009) et on se laisse prendre au jeu. La disparition de cette légion – pour mémoire, les historiens estiment désormais qu’elle a disparu lors d’une guerre contre les Parthes ou lors d’une révolte juive en Judée – a inspiré un autre film, Centurion, de Neil Marshall (Dog soldiers, 2002), sorti l’année dernière et qui, lui, assume pleinement son choix du divertissement – enfin, moi, en tout cas, voir des Romains et Pictes s’entretuer, ça me distrait.


Il m’a semblé, à la vision de ce film, que l’embuscade tendue aux valeureux légionnaires rappelait le déroulement supposé de la mythique bataille du Teutobourg, qui vit trois légions littéralement massacrées par des Germains et qui conduisit Auguste à s’exclamer « Vare, legiones redde » (merci de réviser votre vocatif). Yann Le Bohec, le grand spécialiste français de l’armée romaine a d’ailleurs consacré un petit ouvrage à cette bataille, mais je dois avouer que sa lecture m’a rebuté tant le style est plein de morgue à l’égard du lecteur.

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La démarche de la collection dans laquelle a été publiée cette courte étude est certes d’apporter au grand public un éclairage scientifiquement étayé, mais fallait-il pour autant adopter ce ton hautain ? On en doute, et d’autant plus qu’il faut déplorer l’absence de toute réflexion stratégique sur les conséquences de cette lourde défaite romaine sur la suite de la l’Empire. Il suffit pour s’en convaincre de regarder une carte d’Europe pour noter à quel point le maintien d’une Germanie non romanisée a pesé sur les frontières de Rome. Bref, on pourra toujours se consoler en consultant quelques ouvrages de référence.

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Ce sera surtout l’occasion de lire ou de relire le remarquable roman de Gillian Bradshaw, L’aigle et le dragon, ou, pour les plus jeunes, L’affaire Caïus, d’Henry Winterfeld.

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