Il n’est pas de plus sûre astrologie que la prudence

Écrivain prolifique ayant revivifié le roman d’aventures, Arturo Pérez-Reverte a lancé en 1996 la série des aventures du capitaine Alatriste, soldat et mercenaire espagnol de la première moitié du XVIIe siècle. 7 récits ont pour l’heure été publiés, et deux autres sont annoncés, qui permettront d’achever un cycle romanesque fait d’intrigues de cour, d’embuscades dans les sombres ruelles de Madrid ou de batailles féroces dans les Flandres.

Écrits dans une langue volontairement datée, émaillée de citations et de poèmes, ces romans permettent, sous couvert de distraction, de s’initier à la vie de l’Espagne de la fin du Siècle d’or, alors que l’Europe se déchire une fois de plus. Les intrigues, intelligentes et maîtrisées, sont riches en rebondissements sans jamais lasser, tandis que les protagonistes, qui ne manquent ni d’esprit ni de culture, peuvent vous faire sourire au détour d’une dispute et d’un échange de bons mots – qui finit souvent en duel à mort, d’ailleurs.

Le dernier tome paru, Le Pont des assassins, s’éloigne cependant du ton habituel des romans pour se lancer dans un remarquable récit d’espionnage. Il n’est plus question, ici, de simples manœuvres entre clans rivaux à Madrid mais d’une audacieuse opération secrète menée à Venise. Du roman de cape et d’épée, on passe d’un coup au thriller et le récit suit de façon très prenante les étapes préparant un coup de force : organisation des équipes, infiltrations cloisonnées, repérages, imprévus, jusqu’à une issue finale rappelant le concept d’expandable cher au major Dutch de Predator (1987). Les romans d’espionnage mettant en scène des bretteurs sont rares, et Arturo Pérez-Reverte met plus que jamais ses pas dans ceux d’Alexandre Dumas (père). En ces temps de confinement, la lecture de cette série vous fera voyager, dans l’espace et dans le temps.

On pourra, en revanche, se passer de la série télévisée (2013-2015), terne, et surtout du film sorti en 2006, interminable fresque sans queue ni tête, à peine sauvée par la présence de Viggo Mortensen et par la remarquable beauté de certaines scènes, construites comme de véritables peintures. Mais le cinéma, et pas seulement celui des films d’aventures, c’est du mouvement, pas des natures mortes, et un récit cohérent ou savamment déstructuré, pas un assemblage bâclé de scènes à peine datées.

« You are the move you make/Take your chances, win or loser” (“Owner of a lonely heart”, Yes)

Le récit d’espionnage constitue un genre majeur du cinéma ou de la littérature de divertissement, et certains héros sont devenus des figures incontournables de la pop culture au même titre que les personnages de Marvel ou DC Comics. Bien plus rares, en revanche, sont les romans ou les films qui restituent avec réalisme le monde du renseignement, ses ressorts et la nature de ses intrigues. On pourrait citer John Le Carré, Robert Littell, Vladimir Volkoff ou James Grady, tous romanciers de grand talent capables de faire vivre des histoires complexes et restituer l’ambiance si particulière qui règne (ou peut régner) dans les services. Rien ne remplace vraiment les travaux des historiens et des journalistes spécialisés, et chacun se doit de posséder les deux tomes des archives Mitrokhine ou les mémoires de Peter Wright, livres littéralement indépassables.

Ben MacIntyre, historien et écrivain britannique, est de cette trempe et il explore avec minutie l’histoire du renseignement au XXe siècle au fil de ses livres. Son dernier ouvrage, L’Espion et le traître, offre une plongée fascinante au cœur de l’affrontement entre le KGB et les services occidentaux pendant les années ’70 et ’80. Malgré une traduction parfois défaillante, ce livre se dévore et impressionne par la qualité de sa documentation et de sa reconstitution.

Avec un talent que bien peu possèdent, Ben MacIntyre parvient à faire le récit intelligible de la défection d’Oleg Gordievsky, d’une importance historique capitale, malgré la complexité des acteurs en présence. On y croise des pontes du KGB, du MI6, du MI5 ou de la CIA, et on y découvre le dessous de certains événements marquants de la séquence finale de la Guerre froide. Salué par les professionnels comme par les critiques, le livre de MacIntyre tire son titre des portraits croisés qu’il fait d’un officier du KGB passant à l’ouest par rejet du système soviétique et d’un responsable de la CIA, Aldrich Ames, décidant de travailler pour Moscou pour des motifs bien moins nobles. Au moins Kim Philby était-il communiste (ce qui, à la réflexion, j’en conviens, n’est guère plus convainquant), et pas vénal.

Contrairement à nombre d’auteurs qui se contentent d’aligner les faits sans chercher à leur donner du sens, McIntyre contextualise, explique, prend son temps. Les changements de rythme de son récit sont réguliers, et ils collent à l’histoire qui nous est contée. Les détails des contre-filatures et des ruptures dans Copenhague ou Moscou sont passionnants, et il ne fait pas de doute qu’ils devraient être étudiés dans certains services. A la lecture de certains passages, on se surprend d’ailleurs à se demander si les techniques mises en œuvre sur le terrain (LE TERRAIN, LES GARS) sont encore maîtrisées par chez nous. De même, les difficultés liées à la double vie de Gordievsky sont-elles extraordinairement bien rendues – bien mieux, en tout cas, que dans certaines séries télévisées récentes – et contribuent à casser l’image toujours étonnamment si glamour des espions. Être un agent-double qui dure demande des qualités surhumaines et se paye durement. Enfin, il y est rappelé une règle fondamentale du renseignement : plus une source est sensible, moins on peut se servir facilement de sa production.

Sans pouvoir répondre à toutes les questions, L’Espion et le traître constitue un apport majeur à la compréhension de ces années. Le livre rappelle également que les actuels maîtres de la Russie, loin d’être les défenseurs de la liberté que vantent ces temps-ci des hordes d’idiots utiles, sont les héritiers assumés d’un régime totalitaire vaincu qu’ils tentent de venger, sinon de restaurer. L’affaire Gordievsky, défaite majeure du KGB, est une humiliation dont certains ne se sont pas remis, et l’auteur n’a pas tort de rappeler le sort de Skripal, victime d’une tentative d’assassinat de la part de décidément pas bien malins membres du GRU. A cet égard, bien que portant sur des événements vieux de 30 ans, ce livre est d’une grande pertinence pour expliquer notre monde. Il nous plonge surtout dans les méandres d’une affaire passionnante, exposée ici avec un talent remarquable. On attend donc avec une impatience accrue le nouveau récit de Ben MacIntyre, The Spy Next Door, qui doit traiter d’un autre agent-double, Robert Hanssen.

Le renseignement au cinéma : le cloisonnement

Le cloisonnement constitue probablement une des caractéristiques les plus notables et les plus profondes des services de renseignement. Visible dans l’organisation des administrations comme dans le comportement de leurs membres, il a pour but de protéger les secrets, les sources et les opérations en cours (et même passées) de la curiosité de celles et ceux qui, en raison de leur affectation, n’ont « pas besoin d’en connaître ». Le cloisonnement ne protège d’ailleurs pas seulement les actions de ceux qui savent, et il protège aussi ceux qui ne savent rien : comment révéler ce que vous n’avez jamais lu ou entendu ? (Et donc, pourquoi vous le demander ?)

Au temps béni de la Guerre froide, les règles les plus strictes en la matière s’appliquaient afin de limiter les conséquences d’une pénétration par un service adverse. C’était l’époque où, dans certaines agences, vos collègues et vous-même portiez de faux noms, changés régulièrement, et où la suspicion systématique pouvait détruire un service de l’intérieur. C’était l’époque où, sur un doute ou une dénonciation calomnieuse, vous pouviez vous retrouver à la cave ou dans une villa de banlieue, interrogé au sujet de votre trahison imaginaire par des gros bras persuadés que vous les aviez donnés à l’ennemi.

La croissance rapide de la menace jihadiste contraignit cependant les services, même les plus orthodoxes, à assouplir les règles du cloisonnement et à alléger les procédures qui régissaient les relations entre les analystes et les officiers-traitants déployés à travers le monde. N’hésitons pas à écrire que ce fut une révolution, au moins dans certains services. Fut un temps, en effet, où passer une tête dans les bureaux des équipes chargées d’évaluer et de gérer les manipulations était plus pénible que d’aller chez le proviseur après un chahut. Les analystes y étaient toisés avec mépris, puisqu’ils n’étaient que des scribouillards comparés aux opérationnels supposément capés qui traitaient les sources – et qui parfois n’auraient pas réussi à obtenir l’heure de l’horloge parlante. Le fait de pouvoir opposer le « besoin d’en connaître » à de jeunes gens ressemblait souvent, pour quelques personnalités médiocres placées là par amitié ou lassitude, à une revanche.

A la fin des années ’90, quand il devint évident (pour ceux qui bossaient) que la menace jihadiste n’était si sous contrôle ni sans projet, le manque de pertinence de cette organisation devint patent. Les contrôleurs de sources, formés à la fin de la Guerre froide, n’entendaient rien au jihadisme – ils n’étaient pas les seuls –, et de toute façon nombre d’entre eux n’avaient rien compris non plus à l’affrontement avec les services de l’Est. Leur lourdeur, qu’ils faisaient passer pour de la patience et de la rigueur, était un frein, et leur manque d’ouverture sur le monde constituait un handicap insurmontable. Il faut avoir vu une vieille baderne raciste tenter de manipuler un jeune islamiste algérien pour comprendre le sens du mot naufrage.

Le cloisonnement ne disparut pas, puisqu’il est nécessaire, mais il fut assoupli. Presque toutes les sources humaines recrutées au sein de la mouvance jihadiste l’avaient de toute façon été grâce au ciblage des analystes. Qui plus est, eux seuls étaient capables de transformer en orientations et en besoins opérationnels les nécessités de la lutte contre le jihadisme. Dès lors, le cloisonnement ne concerna plus que l’identité des sources – que les analystes les plus chevronnés parvenaient à identifier à la longue – et le détail des manipulations. Les murs ne tombèrent pas, mais un grand nombre de portes fut ouvert afin, à la fois de fluidifier les échanges entre les analystes et les traitants, et d’améliorer la qualité et la pertinence des orientations en donnant aux premiers une meilleure connaissance des méthodes et des moyens des seconds. Pour le dire autrement, à quoi bon disposer d’une source de premier plan au sein d’une cellule jihadiste à Malmö si c’est pour le cacher aux enquêteurs ? De même, quel intérêt y a-t-il à investir dans de coûteux et complexes systèmes de géolocalisation de certains GSM si c’est pour les dissimuler à ceux qui traquent leurs utilisateurs ?

La même logique de décloisonnement contrôlé concerna, en effet, le renseignement technique puis, plus lentement, le renseignement opérationnel. Des officiers chargés de jouer les interfaces entre les consommateurs de renseignement et leurs producteurs participèrent activement à cette révolution, indispensable pour des services confrontés à des groupes qui ne cessaient d’innover. Quand un analyste disait « Hmm, j’aimerais bien savoir à quoi ressemble ce camp en Somalie », il était désormais possible de lui proposer des options et de lui indiquer comment se tourner vers directions capables de lui répondre. Et peut-être lui proposerait-on de glisser une note à la DO ou une demande de survol à la DT…

Le décloisonnement ne rendait pas les sources moins sensibles, et leur protection, plus que jamais, était un devoir sacré – et elle l’est encore, naturellement. Leurs capacités ou leurs accès, en revanche, n’étaient plus autant dissimulés, et cela permit de libérer l’imagination des enquêteurs, une autre richesse des services, pas moins indispensable.

La Taupe, de Tomas Alfredson (2011)

“The good old days, the honest man/The restless heart, the Promised Land” (“Read my mind”, The Killers”)

Je ne crois pas avoir jamais vu un épisode entier de Game of Thrones (2011-2019), mais j’ai lu les cinq tomes de l’intégrale de la saga écrite par George R.R. Martin depuis 1996, et croyez-moi, ça n’a pas été facile tous les jours. Un tome, en particulier (le 3e ou le 4e, allez savoir), a bien failli finir dans la cheminée tant il était incohérent et sans direction, l’auteur paraissant écrire sans trop savoir pourquoi. Certains personnages, bien sûr, méritent qu’on supportent l’enchaînement interminable de viols, meurtres, trahisons et autres carnages qui sont le quotidien de cette série de romans, l’ensemble évoquant parfois une aventure de SAS en Terre du milieu.

Un jour que je m’interrogeais à voix haute au sujet de la qualité de la série télévisée (et de ce qu’il était possible de faire à partir de tels romans), un ami me confia qu’il lisait pour sa part les livres de Robin Hobb, auteure de fantasy dont le cycle consacré à l’assassin royal était, à l’entendre d’une autre tenue – et n’avait jamais été adapté. De fait, c’est d’un tout autre niveau.

Publié en 1995 (avant le premier tome du Trône de fer de Martin), le premier récit de ce cycle met en place un univers médiéval-fantastique pas moins complexe mais plus subtil que le monde créé par Martin.  On y suit la vie agitée du fils illégitime d’un héritier royale aux dons très particuliers, et on y trouve des envahisseurs mystérieux dotés de sombres pouvoirs, des jeux de pouvoir autour d’un trône royal, des intrigues personnelles, des combats, des espions, des complots, et des magies plus ou moins noires qui évoquent parfois la Force inventée par George Lucas. Surtout, on y trouve des récits correctement construits, joliment écrits et qui vous conduisent d’un point A à un point B sans donner l’impression que l’auteur s’est perdu en route. A ce titre, Robin Hobb est bien plus une héritière de Tolkien que George R.R. Martin, dont l’univers n’a finalement rien de très original. Elle démontre aussi, après Michael Moorcock, qu’on peut écrire de la fantasy sans recourir aux artifices les plus putassiers qui soient. Des livres à offrir aux adolescent.e.s et à leurs parents, puisque c’est, me dit-on, la période.

The most miserable performance I’ve ever seen

C’était évident pour tout le monde, et l’optimisme ne caractérisait pas les commentateurs de l’intervention occidentale en Afghanistan. L’importance de la mission était parfaitement comprise, quitte à agacer les antiimpérialistes d’opérette, mais l’échec était écrit. Au mois de novembre 2001, l’irruption dans notre bureau d’un brillant et ambitieux analyste politique venu nous expliquer que la France allait participer à l’établissement d’un régime démocratique dans le pays et qu’une conférence allait se tenir à Bonn en ce sens nous avait d’ailleurs sidérés. Sans doute n’avions-nous pas toutes les cartes en main, mais l’impossibilité du projet sautait aux yeux.

Presque vingt ans après les attentats du 11-Septembre, la chute des Taliban et la destruction des infrastructures d’Al Qaïda, notre défaite est devenue à ce point inévitable qu’elle donne, comme en Syrie, le vertige. Fallait-il combattre ? Autrement ? Aussi longtemps ? Notre engagement a-t-il freiné le jihad ou l’a-t-il nourri ? Que serait-il arrivé si nous étions partis dès 2002 ou 2003 ? Ces questions ne trouveront sans doute jamais de réponses, et elles renvoient à l’incapacité des plus importantes puissances militaires de cette planète à éteindre définitivement des foyers d’insurrection. La chose n’est pas nouvelle, il suffit de demander aux Romains (« le petit Varus attend son empereur à la caisse centrale »), mais le charme des démocraties est qu’on peut questionner les stratégies, les étudier et, grâce à une presse indépendante, dévoiler les mensonges des autorités. C’est exactement ce que vient de réaliser le Washington Post en publiant une étourdissante enquête consacrée aux mensonges répétées des Administrations américaines quant à l’évolution de la guerre en Afghanistan.

Les révélations de ce grand quotidien au sujet du fascinant mélange d’aveuglement, d’inertie et de déni (« Siii, ça passe ») qui caractérise les opérations armées occidentales de longue durée depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, si elles sont choquantes, ne devraient pas étonner. Qu’il s’agisse de la corruption ou de l’incompétence de forces que nous entraînons et équipons à fonds perdus ou de la réécriture permanente des faits afin de les faire correspondre à une narration politique sans lien avec les objectifs stratégiques prétendument poursuivis (et souvent, hélas, en effet authentiquement stratégiques), ce douloureux nouveau scandale afghan rappelle le non moins douloureux naufrage vietnamien et la spectaculaire affaire des Pentagon Papers, en 1971, qui le confirma grâce au courage du New York Times.

Tout le monde n’a pas la chance de travailler pour Valeurs actuelles ou Marianne.

Les articles du Post et la tableau qu’ils dressent de la défaite afghane rappellent surtout l’extraordinaire personnalité de John Paul Vann, véritable légende de la contre-insurrection, figure extraordinairement complexe, et symbole, malgré lui, des errements américains dans le Sud-Est asiatique. Terriblement lucide, et pourtant déterminé à gagner une guerre qui était déjà perdue, Vann n’a cessé de réfléchir à la nature du conflit auquel son pays participait, et à son courage physique s’est ajouté celui de dire la vérité, inlassablement, aux plus hautes autorités militaires.

En 1988, le journaliste Neil Sheehan a consacré à Vann un livre prodigieux, L’Innocence perdue, rapidement récompensé par le National Book Award puis, l’année suivante, par le Prix Pulitzer. Dans ce texte, long, dense, et remarquablement documenté, Sheehan ne retrace pas seulement la vie d’une personnalité hors-du-commun. Il fait également le récit de l’enlisement américain, des compromissions, des erreurs majeures, des lectures erronées et de la fuite en avant d’une puissance égarée faisant sur le terrain l’exact contraire de ce pour quoi elle s’est militairement impliquée.

Faire et défaire, c’est toujours travailler.

Un tel ouvrage, devenu instantanément un classique et est toujours commenté, ne pouvait pas ne pas être adapté à l’écran. En 1998, pour le compte de HBO, le réalisateur, scénariste et producteur Terry George se lance dans le projet fou de transposer à la télévision le livre de Sheehan. Doté de moyens importants et d’une belle distribution menée par le regretté Bill Paxton, A Bright Shining Lie n’est pourtant qu’un téléfilm décevant, sans rythme et sans attrait.

Durement critiqué pour les libertés prises avec le livre, le film ne choisit pas entre le portrait d’un homme torturé, à la recherche de son destin, et la description de l’enlisement américain vu par des décideurs militaires. Trop court, pas aussi bien écrit et joué qu’il le fallait, il est de surcroît terriblement daté. Il faut donc se concentrer sur la biographie de John Paul Vann par Neil Sheehan, un travail d’une profondeur exceptionnelle qui, plus de trente ans après sa publication, pose des questions essentielles alors que la France est confrontée au Sahel à une situation pas si éloignée.

Au contact

Laurent Touchard ne diffuse pas régulièrement une feuille de chou raciste. Il ne prétend pas pouvoir écrire sur l’Afrique du Cap à Tanger sur tous les sujets, et ne défend pas les théories politiques les plus nauséabondes, jusqu’à flirter avec le négationnisme. Non, Laurent Touchard travaille, et dans l’ombre, ce qui le différencie de la plupart des experts régulièrement interrogés par nos médias. Contributeur de DSI, il force le respect par sa connaissance des armées du continent et ses recherches incessantes sur le sujet.

En 2017, il avait, après des années de labeur, publié grâce aux offres d’autoédition d’Amazon une somme indispensable, Forces armées africaines : Organisation, équipements, état des lieux et capacités, qu’il faudrait toujours avoir à portée de main. Ce travail est d’autant plus important que la situation dans certains États reste désespérément mauvaise. Au Sahel, notamment, l’optimisme ne devrait pas être de mise, alors que nos alliés s’enfoncent dans le chaos, que le bénéfice de l’opération Serval a été effacé depuis longtemps et qu’il semble que les forces françaises soient, décidément, les seules à vraiment compter sur le terrain.

Sans défaitisme mais sans angélisme, Laurent Touchard évalue les armées africaines et il vient de lancer une souscription dans le but de financer la mise à jour de son livre. Aidons-le.

Le passé change parce que nous changeons

On trouve plus de savoir et de sagesse dans une carte de vœux de Gabriel Martinez-Gros que dans toute l’œuvre de Michel Onfray. L’historien, spécialiste d’al-Andalus et d’Ibn Khladûn, déjà auteur de quelques livres marquants dont l’indispensable Fascination du djihad. Fureurs islamistes et défaite de la paix en 2016, vient de publier un essai particulièrement stimulant consacré aux premiers siècles de l’islam. Publié chez Passés composés, une nouvelle maison d’édition du groupe Humensis, L’Empire islamique : VIIe-XIe siècles se présente comme une longue réflexion sur l’irruption de l’islam au début du Moyen-Âge (si ce n’est la fin de l’Antiquité).

Malgré son titre, peut-être un tantinet trompeur, ce nouveau livre de Gabriel Martinez-Gros n’est cependant pas un récit chronologique de l’émergence de cette religion puis de ses divisions mais une étude, à la lumière des enseignements d’Ibn Khaldûn, de sa nature, des causes profondes de ses conquêtes et des mécaniques de sa domination puis de son apparente dislocation. S’adressant à un lectorat déjà expérimenté, l’essai se veut aussi une réflexion sur les ressorts de l’Histoire. Extrêmement riche, il se concentre sur le temps long, celui des empires, des héritages linguistiques et des chocs stratégiques, et offre, comme les précédents ouvrages de son auteur, matière à mieux appréhender le présent.

A ce titre, si sa lecture exige un véritable investissement, ce dernier livre est d’une remarquable richesse pour ce qu’il dit des tensions en cours entre communautés et des difficultés de nos régimes politiques. Indispensable.

« I must love what I destroy and destroy the thing I love » (« Moon over Bourbon Street », Sting)

Certaines décisions semblent si évidentes, si naturelles. Vous entrez dans une librairie, vous ne jetez même pas un œil au 189e livre de Michel Onfray, Comment j’aurais gagné à Teutobourg (1.317 pages, aux Éditions du Naufrage) avant de prendre avec gourmandise le dernier essai de Gabriel Martinez-Gros. Et si vous négligez avec un dédain bien compréhensible le nouvel allume-barbecue de Sonia Mabrouk (La Terre, elle, ne ment pas, 31 pages, une publication du Sigmaringen Social Club), vous ne pouvez vous priver du dernier texte de François Sureau, Sans la liberté.

Publié dans une collection de Gallimard, Tracts, dont l’objectif est de diffuser la pensée de certaines de nos grandes consciences (ou supposées telles) et de donner au débat public autre chose que les polémiques misérables, les crises de nerfs du Lider Minimo ou les appels à la collaboration de certains éditorialistes névrosés. De fait, ce dernier essai de François Sureau tranche avec ce qu’on nous offre à lire d’habitude par sa dignité et son exigence morale.

Écrit, comme toujours, d’une plume alerte, le texte exprime une colère retenue – mais à peine – au sujet de l’évolution de notre pays, de ses lois, de ses gouvernants et même de ses citoyens. Pourfendant sans pitié la vision bien trop positive que nous avons de la France, de son histoire, et en particulier des années d’après-guerre, l’auteur n’épargne rien ni personne et aligne les formules acérées, d’autant plus cruelles qu’elles sont fondées et qu’elle rappelle des vérités essentielles :

Tout se passe comme si la République était pour nous l’horizon indépassable du bien. Mais la République, c’est aussi le bagne, la torture en Algérie et la peine de mort jusqu’en 1981 ; un régime dur aux pauvres, aux femmes, aux Arabes, aux Bretons et aux esprits libres. Il faudra bien un jour, sous le rapport des droits, consentir à regarder en face notre histoire nationale. Nous nous sommes fabriqué un mythe commode, celui d’un État sinon toujours convenable, du moins en progrès constants, où quelques taches heureusement isolées peuvent faire figure de repoussoir universel. C’est l’inverse qui est vrai. La liberté ne nous est aucunement naturelle.

Fidèle à lui-même et aux convictions qu’il ne cesse d’exprimer publiquement, François Sureau ne peut que constater l’autoritarisme croissant d’un État qui ne veut pas tant protéger que contrôler et qui dérive d’autant plus aisément que les citoyens l’y encouragent et que les parlementaires ont abdiqué.

Je ne reviens pas (…) sur cette manie fâcheuse de légiférer à chaque incident, qui ne date pas d’hier et qui paraît avoir installé l’hémicycle au milieu du café du commerce », écrit-il, sans doute en pensant à quelques esprits un peu laborieux qui vocifèrent tout autant sur les bancs qu’au micro de certains médias.

Rappelant que la République française a tout d’une monarchie, il n’épargne pas plus la population en quelques phrases d’une terrible pertinence :

Le citoyen est en effet non celui qui se satisfait de poursuivre son but propre, mais celui qui maintient vif le souci des buts des autres. La « fraternité » portée sur la devise républicaine ne désigne pas d’abord le devoir d’assistance aux plus faibles ni même la solidarité au sens que nous donnons couramment à ce mot. Cette fraternité-là est de nature politique et c’est elle dont nous avons perdu le sens.

Fidèle à l’esprit du tract, écrit dans l’urgence, parfois un peu verbeux, ce texte de Sureau sonne comme le rappel à l’ordre énergique et inquiet d’un vieux maître que l’on irait consulter après les cours et qui remet d’équerre en quelques formules. Une lecture vivement conseillée.

“Hollywood/I know your middle name/Who inspires your fabled fools” (“Glamour Profession”, Steely Dan)

Longtemps les rayons que les librairies consacraient au terrorisme sont restés vides, ou presque. On y trouvait les élucubrations incohérentes de criminologues et de vieux néonazis sous pseudonyme, les récits de quelques vieilles gloires à la crédibilité discutable et un ou deux classiques charmants mais dépassés. Les attentats du 11-Septembre ont provoqué un afflux d’ouvrages souvent bâclés ou de compilations hâtives de lieux communs, textes de commandes recyclant quelques idées empruntées. Par miracle, une poignée de livres intelligents et sincères ont cependant été écrits par la suite.

Après une pause, les événements des dernières années dans notre pays, depuis la terrible affaire Merah, ont été ce qu’ils ont été, et les éditeurs ont recommencé à publier des ouvrages en quantité, parfois intéressants, parfois rédigés (ou en tout cas signés) par des escrocs patentés. Le fait est que parmi tous les titres encombrant les tables de présentation bien peu méritaient qu’on gaspillât autant d’encre et de papier pour les imprimer. Il en allait de même pour le renseignement, sujet longtemps mal aimé du public et trop souvent vu par la presse comme le prétexte à des articles putassiers, peu ou pas documentés, alternant les découvertes d’évidences et les émois faciles.

Le renseignement est cependant devenu un sujet sérieux (et vendeur), et il provoque depuis quelques années un afflux de témoignages, mémoires, essais et autres réflexions plus ou moins dispensables. La qualité, cependant, augmente de façon sensible et on commence à voir apparaître, sous l’impulsion de quelques-uns, admirables défricheurs, un champ de recherches mêlant histoire, science politique, sociologie et stratégie. Des ouvrages ambitieux sont publiés par des maisons sérieuses, et il faut citer ici le Dictionnaire de la guerre et de la paix (PUF, 2017) ou celui consacré au renseignement (Perrin, 2018). Il faut également mentionner le manuel de Jean-Claude Cousseran et Philippe Hayez Leçons sur le renseignement (Odile Jacob, 2017) et la nouvelle édition du livre de référence écrit par Oilvier Chopin et Benjamin Oudet Renseignement et sécurité (dont la 2nde édition vient de paraître chez Armand Colin). Ces quatre textes – le dernier d’entre eux constituant bien plus qu’une introduction remarquable – sont des alliés précieux, riches, dans lesquels il faut puiser et vers lesquels il faut revenir régulièrement.

Une fois de plus, en effet, le choix n’est pas si complexe. Le fait d’être un ancien ne vous qualifie pas automatiquement pour parler de renseignement. Il ne suffit pas d’exhiber un vieux badge et il faut travailler, réfléchir, essayer de comprendre, explorer de nouvelles pistes. Tout le monde n’a pas cette abnégation. Les auteurs des ouvrages cités plus haut, théoriciens ayant parfois eu la chance d’être des praticiens, doivent donc être lus et médités.

“And the soldiers who are dead and gone/If only we could bring back one” (“We Got to Have Peace”, Curtis Mayfield)

Poursuivant une réflexion passionnante consacrée à l’organisation des forces armées et à leurs évolutions sous l’influence des enseignements tirés des combats,  Michel Goya vient de prolonger son précédent livre, consacré à l’armée française de la victoire de 1918, par une étude plus ample, S’Adapter pour vaincre. Ce nouvel ouvrage s’attache à relater les réformes, succès et échecs des principales armées occidentales depuis la seconde moitié du XIXe siècle, la pertinence de leurs réflexions et de leurs choix, leurs victoires et leurs défaites.

Comme tout historien digne de ce nom, Michel Goya ne livre pas ici seulement un travail théorique mais aussi un récit, riche et passionnant, accessible à tous. Sans doute ceux ayant lu Les Vainqueurs l’année dernière auront-ils initialement le sentiment d’avancer en terrain connu, mais ce sentiment s’estompera rapidement devant la richesse des références et la capacité de l’auteur, comme il l’avait admirablement montrée dans Sous le feu (2014), à passer des cas les plus concrets aux développements les plus abstraits.

Ceux qui, comme votre serviteur, lisent le colonel Goya depuis La Chair et l’acier (2004) et fréquentent son blog retrouveront dans ce nouveau livre les mêmes exigences d’efficacité opérationnelle, de lucidité et d’imagination. Ils y croiseront également, pour ceux qui ont l’honneur de fréquenter l’auteur, quelques-unes de ses références préférées, comme Isaac Asimov, John Paul Vann et, surtout, Robert Heinlein.

Remarquable passeur, Michel Goya ne fait pas que constater et expliquer. Il met en garde et donne des outils de compréhension. La conclusion de son livre, dense et puissante, donne envie de se (re)plonger dans des traités de sociologie des organisations tant elle fourmille de réflexions stimulantes. Elle donne aussi envie de décliner son projet et de s’attaquer avec ambition aux évolutions administratives et opérationnelles de la lutte contre le jihadisme afin de mieux comprendre nos succès et nos échecs. Il faut, en plus de tout son travail, être reconnaissant au colonel Goya de sa capacité à stimuler l’esprit de ses lecteurs. Cette qualité est devenue trop rare.