« I got a name, and I got a number, I’m coming after you. » (« Just a job to do », Genesis)

Et voilà, l’Empire a réussi à faire payer le grand tout maigre. « Justice a été faite », a annoncé l’Empereur, en homme qui n’a décidément pas été émasculé par son Nobel de la Paix. C’est à ces petits détails qu’on sépare les vrais mecs des demi-sels, mais, franchement, on n’y croyait plus. D’ailleurs, pour tout dire, on le croyait mort, l’excité de l’Hadramaout, emporté par une vilaine turista quelque part dans les zones tribales pakistanaises ou ravagé par une vilaine MST dans un claque de Tijuana ou une clinique du Montana.

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En 2006, les Saoudiens avaient même plutôt l’air sûrs de leur coup quand ils évoquaient une sépulture dans les montagnes et puis quand même, il reste une question : pourquoi diable Oussama a-t-il disparu de la circulation comme ça, d’un coup, pour ne plus laisser transpirer que des enregistrements moisis ? Evidemment, un esprit suspicieux comme le mien pourrait suggérer que les services saoudiens avaient sciemment laissé filtrer de fausses informations afin de donner un peu de répit au rejeton le plus turbulent du clan Ben Laden. Après tout, l’Arabie saoudite n’a découvert que sur le tard à quel point le jihadisme n’avait rien de sexy, et elle avait longtemps observé avec tendresse les agissements de cette bande de quadragénaires vivant chichement en Afghanistan dans des grottes et des camps de toile et rêvant d’abattre l’Empire. Il ne faut pas mépriser la camaraderie des tranchées, je sais, mais quand même. Peut-être Oussama en avait-il eu assez de toute cette violence, de toute cette pression, un peu comme Odile Deray ?

Quoi qu’il en soit, pendant qu’Oussama Ben Laden observait le silence blasé de celui qui n’a rien à prouver, le bon docteur Ayman se glissait avec talent dans les habits de chef d’Al Qaïda, et c’est à lui qu’on doit donc les grandes évolutions idéologiques et stratégiques du groupe, comme je l’ai exposé ici ou . Contrairement aux affirmations des dizaines d’experts plus ou moins compétents et inspirés qui se succèdent dans les médias depuis l’attentat de Marrakech et qui étaient donc en place quand la nouvelle est tombée, Ben Laden n’a jamais été le théoricien du jihad. Leader charismatique porté par une vision, il s’est toujours appuyé sur des idéologues originaires du Moyen-Orient (Abou Koutada al Filastini, Abou Hamza al Masri, Abou Walid, Abou Moussab al Suri, tous de sympathiques théologiens ouverts sur le monde) pour mettre en musique ses projets.

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Obsédé par l’Empire, Oussama Ben Laden avait quasiment trahi ses camarades du Machrek, plutôt obsédés par Israël, et Abou Zoubeida avait même confié à ses interrogateurs de la CIA que de réelles tensions étaient apparues à la fin des années 90 au sein de l’état-major d’AQ à ce sujet. Fort heureusement, fin tacticien, OBL avait su apaiser ses amis par quelques opérations de belle facture. Quel homme, quand même.

Et lundi matin, à l’heure où blanchit le campagne, voilà que j’apprends qu’Oussama a été tué par une équipe de SEALS, non pas dans les rugueuses campagnes pakistanaises près de la frontière afghane, mais au nord d’Islamabad, dans une ville, Abbottabad, qui abrite, excusez du peu, l’académie militaire nationale (PMA). Entouré d’élèves officiers et de militaires à la retraite, Oussama serait donc passé inaperçu toutes ses années, alors que tous les services de renseignement un tant soit peu sérieux savaient depuis au moins 1998 que l’ISI n’avait JAMAIS cessé de soutenir les Taliban, Al Qaïda, les groupes cachemiris et quelques autres rigolos. L’Inde a même émis des mandats d’arrêt internationaux à l’encontre de deux membres de l’ISI pour leur rôle dans l’assaut lancé contre Bombay/Mumbai en novembre 2008. Et n’importe quel analyste de l’OTAN vous dira que les insurgés afghans – ce terme est proprement insupportable tant il passe sous silence le radicalisme religieux – n’ont jamais cessé de recevoir l’aide du Pakistan.

L’année dernière, Hilary Clinton avait même glissé, en public, qu’à son humble avis Oussama Ben Laden vivait au Pakistan. Naturellement, à Islamabad, on s’était ému, on avait protesté de sa bonne foi, on avait appelé à une pleine et entière coopération internationale, les habituelles foutaises servies par un gouvernement qui, au mieux savait qu’il n’avait aucune prise sur ses propres services secrets, ou qui, au pire jouait un double jeu éhonté avec les Occidentaux. Déjà, en 2003, au Quai, on riait des déclarations d’une délégation pakistanaise, incarnation de la vertu bafouée : « Des camps terroristes chez nous ? Mais il n’y en a jamais eu. D’ailleurs, on les a tous démantelés ». Non seulement c’était idiot, mais en plus c’était faux…

La duplicité d’Islamabad depuis le début de l’intervention occidentale en Afghanistan était donc telle qu’il semblait exclu d’informer qui que ce soit du raid contre Oussama Ben Laden. A quoi bon tenir secrète une opération au sein de ses propres forces pour en informer le pire allié qui soit ? Laissons le général Heinrich, interviewé dans Le Parisien, le quotidien qui fait l’opinion au pays des Lumières (ici), à ses évaluations et persistons à penser que l’opération Geronimo a bien été conduite sans un mot au Pakistan. Et réjouissons nous de ce silence, réel ou souhaité, car on imagine sans mal quelle aurait été la réaction de la rue pakistanaise, connue pour son amour de l’Occident et sa retenue lors des manifestations de sa colère… Finalement, le silence de l’Empire épargne un partenaire ambigu mais précieux, du moins pour l’instant.

Déjà, les conspirationnistes sortent du bois et, profitant de la diffusion par la presse pakistanaise d’une photo trafiquée, se laissent aller à leur hobby de prédilection. Le choix est vaste : Oussama était déjà mort, il avait été capturé il y a des mois et l’opération de l’Empire n’a été montée que pour servir les intérêts d’Obama, Oussama n’a jamais été qu’un agent de la CIA en mission d’infiltration profonde, Oussama était une drag queen de Sidney (« Priscilla, moudjahiddine du désert » ?), Oussama était un droïde de protocole parlant 6 millions de formes de communication, Oussama était le frère jumeau de Timothy McVeigh etc. Ce qui reste fascinant est la prodigieuse imagination et l’absence totale de cohérence de nos émules de Dan Brown, mais il s’agit ne pas perdre de temps avec ces analystes de pacotille ou ces experts de troisième zone, et on pourra se contenter des hilarantes contributions de Slate.fr.

Donc, il est mort, et si certains en doutent, ses fidèles, eux, commencent à le pleurer. Les cadres d’Al Qaïda dans la Péninsule Arabique (AQPA), un temps abasourdis, se sont repris et nous ont promis une vengeance à la hauteur de l’affront. Enfin, un peu d’action, ne peut-on s’empêcher de penser. Il faut dire que la branche yéménite d’Al Qaïda a une autre allure que les petites frappes d’Abou Sayyaf, les lointains cousins de Mindanao, mais on y reviendra.

Donc, disais-je, Oussama est mort. « On meurt pas forcément dans son lit », disait Raoul Volofoni, qui s’y connaissait. Il a été abattu par un membre de la Team 6 des Navy SEALS, une unité de la marine impériale appartenant aux Forces spéciales et présentée au grand public par deux abominables navets, Navy Seals – les meilleurs (tout un programme, 1990, Lewis Teague) et GI Jane (1997, Ridley Scott).

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Alors, exécuté, Oussama ? Oui, probablement, mais ça dérange qui, exactement ? Capturer vivant le fondateur d’Al Qaïda aurait été, au-delà de la posture juridique et morale qui veut qu’on garantisse un procès impartial à l’accusé et qu’on préserve sa vie, un authentique et durable cauchemar. Partout, des jihadistes auraient pris des otages, réclamé la libération du héros, fait sauter avions et trains, des milliers d’avocats se seraient battus pour défendre l’homme le plus traqué de l’histoire, les témoins auraient été innombrables, les débats seraient rapidement devenus incompréhensibles, interminables, et surtout trop sensibles.

Ben oui, la CIA a joué avec le feu dans les années 80, et nous avec elle.

Ben oui, l’Arabie saoudite, les Emirats arabes unis et le Pakistan avaient reconnu les Taliban et n’ont pas tenu compte des sanctions décidées par les Nations unies.

Ben oui, la France n’a pas osé expulser les attachés religieux saoudiens qui faisaient en 1998 la tournée des mosquées clandestines en banlieue pour chauffer les foules.

Ben oui, les Britanniques ont toléré le Londonistan sur leur sol jusqu’à la vague de départs vers l’Afghanistan, en juin 2000, de quelques unes de ses figures. Et ils avaient même recruté quelques jihadistes de valeur…

Ben oui, la Chine commerçait avec les Taliban jusqu’au 11 septembre.

Ben oui, c’est l’armée pakistanaise qui a détruit les Bouddhas de Bamyan et qui a entrainé les tueurs de Bombay.

Ben oui, les Allemands ont mis plus de dix ans à reconnaître que les terroristes actifs sur leur sol n’étaient pas de petits délinquants maghrébins mais des jihadistes enragés.

Ben oui, les attentats de Moscou en 1999 sont un montage de M. Poutine, le démocrate exigeant qui a su associer à son refus de la guerre en Irak MM. Chirac et de Villepin.

Ben oui, les groupes jihadistes libanais ont été financés par les Saoudiens, avec l’accord tacite de la France, pour nuire à la Syrie.

Ben oui, c’est parfois avec des gifles qu’on obtient des renseignements.

L’option d’un procès était donc inenvisageable pour l’Empire, et j’imagine les ravages dans les opinions arabes et occidentales qu’auraient provoqués les révélations plus ou moins tronquées qui auraient garni les débats. L’élimination d’OBL présentait par ailleurs plusieurs avantages :

– évidemment, il s’agit d’un vrai succès personnel de l’Empereur ;

– de plus, les circonstances de l’assaut ont permis de déciller les yeux de certains journalistes – tout le monde ne peut pas avoir la clairvoyance de l’équipe de Rendez-vous avec X – qui découvrent, ou font mine de découvrir, que le Pakistan n’est pas notre meilleur allié dans la guerre contre Al Qaïda et sa clique de cinglés ;

– surtout, il s’agit d’un message très clair envoyé à tous les jihadistes, et c’est ainsi qu’il faut traduire le fameux « Justice has been done » : ça a pris dix ans, nous avons tâtonné, nous avons hésité, nous avons dépensé des fortunes, nous avons perdu des hommes, nous avons tué des innocents, mais au bout du compte, nous l’avons trouvé et nous l’avons tué. La déclinaison planétaire d’une affaire comparable à la mort de Khaled Kelkal, en quelque sorte.

Peut-être aussi faut-il prendre en considération le facteur humain. Quand on connaît les modes opératoires des forces spéciales, et plus particulièrement ceux des SEALS, il ne faut pas s’étonner que ça ait un peu rafalé. Surentraînés, surmotivés, surarmés, les hommes de la Team Six n’ont sans doute pas beaucoup hésité à tirer quand Oussama Ben Laden a bougé la main. Go ahead, Osama, make my day

Seulement voilà, quand on est l’Empire, on fait attention, on fait des efforts, on essaye de calmer le jeu, et un conseiller a sans doute pensé : nous ne sommes pas des Russes massacrant des Tchétchènes, donc, pas de colliers d’oreilles ou de doigts, pas de vidéos idiotes comme à Abou Ghraïb, on va la jouer finement. On va lui donner une sépulture correcte, on ne va pas inonder le monde de photos qui seraient autant de trophées malsains, on va se montrer responsables. Et la dépouille d’OBL a donc été inhumée en mer, au large du Pakistan, après une courte cérémonie à bord du porte-avions USS Carl Vinson, une modeste barcasse. Seulement voilà, c’était compter sans le soin maniaque que portent de nombreux responsables musulmans au strict respect de rites funéraires. On ne plaisante pas avec ça, les amis. Les Arabes, peuple du désert, ne jettent pas leurs cadavres en mer, ils les inhument avec soin.

– Ben oui, mais les marins ? Les copains de Sindbad ?

– Mon cher ami, les copains de Sindbad, comme vous dîtes, ne mouraient tout simplement pas en mer. Il suffit de faire des efforts, voilà tout.

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On imagine la consternation des stratèges de l’Empire, réunis là-bas, à Washington. Bon Dieu, les marins musulmans ne meurent pas en mer, la poisse ! Non mais vous imaginez ? En voulant éviter de créer un point de ralliement et de recueillement pour les jihadistes et autres fanatiques, nous avons fait pire, nous avons heurté la foi de millions de croyants.

En effet, ça n’est pas de chance. Il y en aura toujours pour protester, pour se demander à haute voix pourquoi le recteur d’Al Azhar ne trouve pas déplacés les massacres de chrétiens au Soudan, ou lamentables les crimes d’honneur au Pakistan, ou honteux les attentats contre les églises en Indonésie, ou scandaleux les tirs de missiles antichars sur les bus de ramassage scolaire israéliens, mais ceux qui feraient ces objections mélangeraient tout, amalgameraient, se tromperaient lourdement. Dont acte. Bien penser à ajouter « on n’inhume pas un musulman en mer » à la fameuse sentence indienne rapportée dans une aventure de Lucky Luke « un Apache ne combat pas la nuit » (ça aussi, c’est bon à savoir).

Les plus vicieux, dont je m’honore de faire partie, poursuivront même leur questionnement. Par exemple :

– s’il n’était pas mort, vous ne croyez pas qu’il aurait appelé l’AFP, comme les petits malins d’AQPA au Yémen, ou CNN, comme les comiques des Shebab somaliens ?

– et en quoi c’est si grave d’avoir abattu un terroriste quand on coupe les têtes avec une belle cadence en Iran ou dans la riante Arabie saoudite ?

– et au fait, pourquoi Oussama Ben Laden était-il un héros si les attentats de New York et de Washington – et d’ailleurs, d’ailleurs – ont en fait été perpétrés par une diabolique machination internationale à majorité judéo-maçonnique anglo-saxonne ?

Et à présent ? Après la fin de l’islamisme annoncée en janvier par quelques orientalistes, après l’enterrement précipité du choc des civilisations par une poignée de commentateurs politiques frappés d’infantilisme, allons-nous avoir droit à la fin du jihad ? Devons-nous croire, comme Bernard Guetta ce matin sur France Inter, visiblement en proie à une crise de delirium, que la paix est devant nous ? A qui avons-nous affaire ? Clausewitz chez les Bisounours ? Machiavel au pays de Candy ? Raymond Aron invité du Muppet show ? Le fait de refuser le choc des civilisations au nom d’un aveuglement imbécile, et pour tout dire suspect, ne change rien à la réalité. De même, le fait, très modestement comme moi, de ne pas juger Huntington complètement idiot ne veut pas dire que je me réjouisse des tensions communautaires. Nous autres, pères de famille, avons inexplicablement tendance à préférer la paix, mais cela ne nous empêche pas de regarder les choses en face.

Certes, les islamistes ont raté le début des révolutions arabes, mais en Tunisie, en Egypte, on les voit à la manœuvre, et si la jeunesse occidentalisée ne veut pas d’eux, les couches les plus populaires font plus que les écouter. Ils sont en embuscade en Jordanie, en Syrie, plus qu’actifs en Libye. Il n’y a qu’en Algérie, la malheureuse Algérie, que rien ni personne ne semble en mesure de faire bouger ce pouvoir. On dira ce qu’on veut, mais si l’armée algérienne est incapable de sécuriser 100 mètres de route en Kabylie, la Gendarmerie et la police, elles, savent y faire pour bloquer les manifestations. Comme toujours, tout est question de priorité.

Et donc, partant, le jihad serait derrière nous ? Pas fous, Bernard Guetta et Rémy Ourdan préparent l’avenir et ses possibles (!) désillusions en n’écartant quand même pas des attentats, un peu comme le chant du cygne. Néfaste vision arabo-centrée du jihad. Il faudra leur expliquer, au Sahel, en Somalie, en Ouganda, au Kenya, dans le sud de la Thaïlande, en Inde, en Afghanistan, au Pakistan ou dans quelques banlieues européennes que le pire est derrière nous. On croirait entendre Michel Galabru dans Le viager (1972, Pierre Tchernia), annonçant chaque année l’inévitable reculade du Reich. En mai 1940, il est forcément moins crédible.

Rien de ce qui justifiait, en profondeur, le jihadisme dimanche soir n’a disparu lundi matin. La crise économique est là, et elle va en s’aggravant dans les pays qui vivaient du tourisme. Pourquoi croyez-vous qu’un attentat a eu lieu à Marrakech, dans le seul pays qui gère habilement et humainement le printemps arabe ? Les naïfs et les idiots – Thiéfaine aurait dit les dingues et les paumés –  parlent d’un complot (encore un !) pour empêcher le roi de faire ses réformes, voire, comble du ridicule, d’un acte mafieux entre gangs rivaux. Ben voyons.

La crise économique est là, disais-je, mais aussi la crise de gouvernance, la colère, hélas justifiée, contre l’Occident et son soutien aveugle à Israël, et même le refus d’une société de consommation devenue folle qui conduit de nombreux adolescents « du Sud » à adopter le jihadisme comme idéologie révolutionnaire.

On n’a pas fini d’envoyer nos tueurs liquider des gourous, des religieux dévoyés et des soldats perdus.

Et je dédie ce post enflammé à un lieutenant-colonel que j’ai très bien connu et qui se reconnaîtra.

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« Thrill and panic in the air » (« Map of the problematique », Muse)

L’aéroport du Caire était hier après-midi en proie à son habituel désordre. Le couvre-feu imposé par l’armée, et qui court de minuit à 6 heures du matin, a provoqué d’importantes modifications d’horaires et certains vols se télescopent presque sur les pistes, tandis que les bagages s’accumulent et que les passagers poireautent devant les différents filtres des douanes et de la police.

Et pour ne rien arranger, et alors que les expatriés occidentaux reviennent en nombre croissant, l’Egypte doit également faire face au retour imprévu de milliers de ses enfants partis travailler dans la glorieuse Jamahiriya (جماهيرية), désormais elle aussi secouée par la révolte. Les pauvres hères s’entassent dans des dizaines de minibus rassemblés loin des parkings réservés aux touristes, et il est fait peu de cas de ces jeunes hommes, pauvres comme Job, transportant leurs maigres possessions dans des sacs poubelle ou des cartons. Mais hier après-midi, un magnifique chant s’est élevé et a fait taire – quelques instants, on est en Égypte, ne l’oublions pas – les conversations. Au 1er étage du Terminal 1, un homme en costume lançait la prière, indifférent au bruit et à la foule. Près de moi, deux adolescents lui ont lancé un rapide regard avant de se tourner à nouveau vers la sortie des passagers. Quelques hommes portant fièrement sur le front la marque de leur assiduité à la prière l’ont contemplé plus longuement, mais il faut bien vivre et ils ont repris la chasse aux clients tandis que les premiers voyageurs, enfin libérés par les douaniers, franchissaient les portes.

L’Egypte est un pays paradoxal. Encore habitée par le nassérisme, encore traumatisée par l’assassinat d’Anouar El Sadate, le 6 octobre 1981, par des membres du Jihad Islamique égyptien (JIE), elle s’enorgueillit à raison d’abriter l’université Al Azhar et ne parvient pas – mais est-ce possible ? – à dépasser une pratique encore passionnelle de la religion. L’échec social et économique du pays a permis aux Frères musulmans, dont la confrérie a été fondée en 1928, de devenir patiemment la première force politique du pays, et ce n’est pas ce que j’observe aujourd’hui qui va me démontrer le contraire.

Certains de nos orientalistes les plus talentueux, comme Olivier Roy ou Gilles Képel, ont récemment constaté, de façon assez convaincante d’ailleurs, que les révolutions en cours dans le monde arabo-musulman – arabo quoi ? aurait demandé Hubert Bonisseur de la Bath – sont post islamistes. Il faut en effet admettre qu’en Tunisie ou en Egypte les islamistes ont été, comme les autres, surpris par le déclenchement des mouvements de protestation. A ce sujet, mais c’est une autre histoire, je nourris une certaine méfiance à l’égard des tribus de Bengahzi actuellement à la manœuvre et qui ne sont pas connues pour leur avant-gardisme social.

Il a donc été de bon ton, dans les médias occidentaux, de se réjouir à voix haute de la gifle infligée aux islamistes. Certains se sont même crus autorisés à moquer, comme on les comprend, l’échec patent du jihadisme. Le silence des principaux leaders de la mouvance islamiste radicale mondiale n’a sans doute pu que les confirmer dans leurs certitudes. De façon assez pathétique, les émirs ont apporté leur soutien aux révolutionnaires, dans l’indifférence générale. La jeunesse arabe, avide de liberté et de consommation, n’a que faire des imprécations de guérilleros inlassablement traqués par l’Empire et ses alliés. Le bon docteur Ayman Al Zawahiry, véritable Watson d’Oussama Ben Laden, a même félicité l’armée égyptienne pour sa retenue lors de la révolution. Quand on se souvient des méthodes délicates des services de renseignement de cette armée contre les terroristes islamistes, on ne peut qu’admirer la générosité du pardon du frère Ayman. Ainsi donc, convenons-en, Al Qaïda a raté le coche, et les Frères musulmans ont pris le train en marche. Cet échec est-il pour autant définitif ? Il est permis d’en douter.

En premier lieu, on ne peut qu’observer ici, au Caire, à quel point la confrérie pèse de plus en plus sur le débat politique postrévolutionnaire. En avançant patiemment ses pions, elle sonde la réceptivité de l’armée à ses demandes et observe les réactions occidentales. Evidemment, et en praticiens expérimentés de la taqya (تقيّة), nos habiles barbus ont affirmé leur volonté de respecter la volonté du peuple telle qu’elle s’exprimera dans les urnes lors des prochains scrutins organisés dans la précipitation. Mais, après cette intéressante profession de foi en la nouvelle démocratie égyptienne, voilà que les Frères ont glissé qu’ils ne tolèreraient pas qu’une femme ou un copte devienne Président sur la terre des pharaons. Ils ont également envisagé l’introduction de la charia dans la nouvelle Constitution. Les femmes d’ici, de plus en plus voilées, ne devraient pas s’en émouvoir, d’ailleurs. Et ils ont laissé passer quelques messages aux Occidentaux, dont la promesse d’une nette remise en cause de l’alliance de l’Egypte avec l’Empire, sans parler de leur refus, par avance, de toute ingérence en Libye. Comme on les comprend ! Mieux vaut être massacré par des musulmans que sauvé par des chrétiens, voire même, pire, par des juifs.

En second lieu, on peut noter, en passant, que si les jihadistes n’ont pas vu arriver le printemps arabe, ils ne semblent pas avoir perdu de terrain dans d’autres régions. Nous pourrions demander aux autorités pakistanaises, thaïlandaises ou maliennes si elles ont réellement le sentiment que les groupes inspirés par Al Qaïda ont été balayés.

En fait, il serait bon de regarder les faits avec un minimum de bon sens. Les revendications économiques et sociales du peuple égyptien ont-elles reçu des réponses satisfaisantes ? Non, et ce n’est pas avec une inflation de 12% et la perte du tourisme que l’Egypte va redevenir la plus opulente des provinces impériales. De même, l’aveuglement fébrile dont fait preuve Israël, lancé dans une course aux gains territoriaux, ne devrait pas apaiser la rancœur du peuple égyptien. Surtout, surtout, les citoyens de ce pays commencent à ressentir une certaine angoisse à l’approche d’une hypothétique démocratie, un système qu’aucun de leurs ancêtres n’a expérimenté et qui paraît surtout générateur de foutoir. Et l’exemple donné par les Etats occidentaux n’est peut-être pas si tentant pour une population qui se sent humiliée et dominée depuis tant de siècles.

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Engagés en Afghanistan dans une guerre perdue qu’il faut pourtant mener, embourbés, pour certains d’entre eux, en Irak, impuissants à éliminer Laurent Gbagbo malgré son impressionnant pédigrée, incapables de réduire aux silences les pirates somaliens, les Etats occidentaux n’offrent pas vraiment l’exemple de puissances fières et décomplexées. Evidemment, et ça n’étonnera personne – mais ça agacera les quelques vieilles culottes de peau qui se complaisent dans la nostalgie la plus rance et les guerriers du dimanche qui gagnent les guerres dans leur salon – seule la perfide Albion se montre à la hauteur, même si ses SAS sont cueillis au vol. Après tout, par chez nous, le GIGN doit voyager sans ses armes, le Charles De Gaulle ne parvient pas à quitter Toulon, une habitude prise par la Marine depuis 1942, et nous envoyons le Mistral se ridiculiser en Tunisie.

L’incapacité militaire de l’Europe à agir militairement, que nous avons déjà pu observer dans les Balkans à deux reprises dans les années 90, marque l’échec historique de l’Union européenne (UE). Pendant que nos ministres démissionnent, lentement, très lentement, et que les hommes politiques préfèrent refaire les sondages plutôt que de les méditer, le tempo est encore donné par l’Empire, en passe de réussir un de ses vieux projets : faire de l’Union une simple alliance économique dont l’OTAN serait le bras armé. Quand le manque de vision politique atteint cette intensité, il faut le considérer comme un art.

Revenons donc à nos révolutions arabes, un phénomène fascinant à de nombreux égards. Je laisse aux sociologues et politologues le soin d’analyser l’impact de Facebook et Twitter sur le déroulement de ces événements, et je ne peux que plaindre les esprits un peu lents qui refusent de voir dans ces logiciels une considérable nouveauté. De même que les Ardennes étaient infranchissables, de même que les Anglois ne devaient pas avoir d’archers à Azincourt ou le Vietminh d’artillerie à Dien Bien Phu, laissons à leurs certitudes les cerveaux figés.

Comme chacun le sait, ou devrait le savoir, les révoltes tunisiennes et égyptiennes ont été déclenchées par des revendications économiques, vite rejointes par de légitimes demandes politiques. La crise alimentaire, provoquée aussi bien par la spéculation que par la demande de l’insatiable Empire du Milieu, a été aggravée par l’incapacité de certains Etats à maintenir la subvention des produits de première nécessité, comme en Jordanie par exemple. Dès 2008, nous avions été quelques uns à pointer le risque de crises sociales débouchant sur des crises politiques dans une région du monde peu préparée à gérer les chocs de ce genre autrement que par la violence. Et pour ma part, j’avais évoqué en novembre dernier, à l’occasion d’une de mes rares conférences, que l’arc de crise arabo-musulman était confronté à une vague d’obsolescence de ses classes dirigeantes et qu’avant cinq ans nous allions devoir compter avec des changements brutaux. J’étais évidemment loin de penser que la crise tunisienne allait prendre cette ampleur, avant d’embraser les Etats voisins.

Nourri par l’ampleur des échecs arabes dans les domaines de la gouvernance, du développement économique et du bien-être social, le printemps arabe a confirmé à la fois le désir de la jeunesse et de la bourgeoisie de la région de vivre comme les Occidentaux, qu’il s’agisse de consommation ou de droits politiques. De façon très ironique, c’est justement l’adoption par la Chine du Western way of life qui fait basculer les sociétés arabes dans la révolte, et ce alors que les pays à l’origine de ce mode de vie voient fondre leur puissance. En réalité, les révolutions arabes illustrent le basculement de leadership que décrivait Paul Kennedy dans son monumental essai Naissance et déclin des grandes puissances, cette fois des l’Empire et ses alliés de l’Atlantique Nord au profit de la Chine. Et ce basculement est d’autant plus brutal et spectaculaire que la Chine, à l’instar de la Russie, voire de l’Inde et du Japon, n’est pas paralysée par le refus de la violence qui caractérise la diplomatie des Etats occidentaux. Le pragmatisme chinois, associé à la conscience de la puissance et à la certitude que tous les acteurs mondiaux ne sont pas nécessairement sensibles au soft power, devient chaque jour plus visible, qu’il s’agisse de combats contre les pirates somaliens, des évacuations massives de ressortissants bloqués en Libye par la révolution en cours, ou de la sauvage répression conduite en 2008 contre les Ouïghours au Xinjiang. Nous observons le déploiement de cette puissance avec le regard fasciné et horrifié d’un phobique qui trouverait dans sa chambre l’objet de sa phobie, mais notre angoisse ne saurait égaler celle d’Israël. L’Etat hébreu voit disparaître un Pharaon bien accommodant, et la version contemporaine des principautés latines du XIIe siècle peut à raison s’inquiéter du sort que lui réserveront, dans quelques décennies, les stratèges de Beijing.

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Le jihad serait donc de l’histoire ancienne. Intéressante s’agissant du monde arabe, la question me semble pourtant sans objet. Al Qaïda s’est nourrie du malaise d’une région et d’un peuple soumis depuis de siècles et ravagés par de spectaculaires échecs économiques. L’organisation terroriste n’est en effet pas simplement le reflet d’une crise qui s’étendrait du Maroc ou de la Mauritanie jusqu’à la frontière perse, mais elle incarne aussi la revanche de populations du sud pas seulement mues par le sentiment d’une domination culturelle et politique occidentale plus qu’envahissante. Dans cette optique, il ne faut pas appréhender Al Qaïda comme une simple organisation jihadiste islamo-centrée mais comme l’avant-garde de la révolte des peuples du Sud. Il suffit pour s’en convaincre de lire les communiqués des uns et des autres pour constater que la rhétorique révolutionnaire des années 70 s’est amalgamée au discours religieux initial et a apporté une réponse, quelle que soit la valeur qu’on lui accorde, aux frustrations de millions d’individus frustrés de ne pas profiter de la prospérité de l’Empire et de ses alliés. Comme il y a vingt siècles, les peuples proches du limes poussent pour entrer et bénéficier de nos richesses. Il n’y a là rien de bien nouveau ni même rien de bien surprenant ou choquant, jusqu’à notre incapacité à les accueillir et à les intégrer. Si nous étions encore capables de tels prodiges, les questions de l’immigration clandestine et de l’intégration de l’islam ne se poseraient pas. Elles se posent aujourd’hui, aussi bien parce que nos sociétés ont atteint les limites de leur développement économique que parce qu’elles ne sont plus assez attirantes et convaincantes pour conduire des peuples allogènes à faire l’effort d’embrasser leurs us et coutumes.

Cette révolte, qui se manifeste par l’augmentation du débit des flux migratoires Sud-Nord, était, de longue date, annoncée et souhaitée par les idéologues d’extrême gauche, tandis qu’elle était annoncée et redoutée par les idéologues d’extrême droite. Entre les deux, personne n’osait rien dire par crainte d’être mal compris, voire sciemment déformé. La tyrannie du politiquement correct confirme d’ailleurs l’irrésistible dégradation du débat politique occidental, désormais monopolisé par les vendeurs de consensus et les agitateurs extrémistes et populistes qui vendent de la peur ou de la révolte, comme M. Mélenchon, pour se bâtir des carrières.

Le basculement de puissance est évidemment visible dans le rachat de la dette de certains Etats européens par la Chine. A la dépendance énergétique de l’Occident à l’égard du Golfe, maintes fois décrite, il faut donc ajouter la perte de souveraineté de membres de l’Union européenne et de l’OTAN. Il est permis, dans ces conditions, de douter de la capacité de l’Europe à devenir une puissance complète, i. e diplomatique et donc militaire.

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La volonté de l’Empire de briser les chaînes de la dépendance pétrolière a provoqué au moins deux guerres dans le Golfe arabo-persique contre l’Irak. Les historiens devront se pencher sur le rôle central de Bagdad depuis 1980 dans la stratégie impériale. Après trois guerres de destruction puis de conquête, l’Etat le plus avancé, ou supposé tel, du monde arabe, est devenu un enfer et un bourbier dans lequel Washington a englouti des milliers de vies et des milliards de dollars. Y verra-t-on, dans un siècle, la volonté de l’Occident de mater un pays qui était presque parvenu à sortir de la médiocrité régionale ? Finissant par le conquérir, l’Empire a échoué à faire du pays un allié capable de remplacer l’Arabie saoudite comme principal fournisseur de pétrole, comme il a échoué, pour l’heure, à en faire une démocratie. Surtout, si l’Afghanistan a été la matrice du jihad porté par Al Qaïda, c’est au nœud irakien que nous devons la véritable émergence de l’organisation d’Oussama Ben Laden. Il faut en effet se souvenir que c’est pour éviter la présence de troupes occidentales sur la terre des deux villes saintes qu’OBL a proposé à la monarchie saoudienne le déploiement de sa légion de volontaires arabes, auréolés de la victoire contre les Soviétiques en Afghanistan. Et c’est par exaspération, après le refus poli de ses anciens maîtres, que le barbu le plus célèbre de la région a décidé de tourner son courroux vers l’Empire.

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Et, pour boucler la boucle, revenons à la montée des revendications communautaristes arabo-musulmanes au sein de nos sociétés. Ces manifestations d’indépendance culturelle et religieuse émanent d’une région que nous avons écrasée, volontairement ou involontairement, de notre puissance. Et à présent que cette puissance est sur le point d’appartenir au passé, nous voilà confrontés à un retour de flamme inattendu – et pourtant ! – potentiellement destructeur. La perte de puissance est une conséquence directe de la quasi banqueroute qui nous guette et qui nous contraint à de douloureux arbitrages.

Sacrifié, l’outil militaire. Réduit, l’outil diplomatique. Anéantie, la boîte à outils sociale (enseignement et intégration, formation et emploi, autorité et justice, démocratie et fermeté). Notre discours officiel repose désormais sur du vent, ce qui laisse la place à tous les excès : crispations identitaires, vociférations xénophobes, inutiles débats politico-historiques sur la place de l’islam. Et pour couronner le tout, la faillite, au propre et au figuré, de nos Etats nourrit les angoisses des classes moyennes occidentales, saisies de vertige devant l’ampleur du déclassement social qui s’annonce pour leurs enfants, et donc tentées par tous les populismes. Et les fameuses incivilités, restées impunies en raison de l’échec des systèmes éducatifs et du manque de moyens des services sociaux, viennent encore confirmer les bourgeoisies européennes et américaines dans leur rejet de populations jugées, à tort, étrangères.

Il ne s’agit pas tant de l’échec d’un système que de sa fin, quelques décennies après son apogée. Cet espace dans nos murailles ne peut qu’être utilisé par les jihadistes, de plus en plus mâtinés en révolutionnaires, bien plus capables que nous de saisir leur chance. L’Histoire jugera.

« Stage blood is not enough » (Yukio Mishima)

Le 25 novembre 1970 mourait Yukio Mishima à l’issue d’un pitoyable simulacre de putsch. Maladroitement décapité par un de ses jeunes disciples devant un Ministre de la Défense bâillonné et horrifié, le grand écrivain japonais achevait dans le sang, le sien, une vie marquée par la quête d’un absolu guerrier et esthétique.

Pour la première fois en zone 2 sort ces jours-ci le DVD du magistral film que Paul Schrader, le scénariste de Martin Scorsese (Taxi driver, 1976 ; Raging Bull, 1980 ; La dernière tentation du Christ, 1988 ; A tombeau ouvert, 1999), lui consacra en 1985. Et pour ajouter encore au plaisir, Wild Side Video nous gratifie de la présence dans le coffret de l’extraordinaire musique composée par Philip Glass.

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Homosexuel tourmenté par la violence guerrière et la soif d’absolu, écrivain prolifique, cinéaste et même chef de milice, Yukio Mishima reste peu connu en France. Son militarisme nostalgique a permis à quelques uns de jeter le bébé avec l’eau du bain et de mépriser un auteur pourtant attachant, ou pour le moins intrigant. Son refus de l’américanisation à marche forcée du Japon, sa nostalgie pour un passé largement fantasmé ou ses rapports ambigus avec la modernité nous renvoient à la crise morale et sociale que traversent aujourd’hui d’autres pays, eux aussi soumis par l’Occident.

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Nul autre que Paul Schrader, scénariste et cinéaste tourmenté (Hardcore, 1979 ; American gigolo, 1980) ne pouvait restituer la complexité du personnage de Mishima, adolescent complexé, homosexuel hanté, guerrier contrarié, pourfendeur de la décadence nippone et auteur adulé. La mise en scène de Schrader, véritable merveille d’inventivité – qui sera d’ailleurs saluée à Cannes en 1985 par le Prix de la meilleure contribution artistique – fait alterner des pages de la vie de Mishima, des moments de sa dernière journée et des interprêtations visuellement ébouriffantes de quelques unes de ses oeuvres les plus révélatrices.

Tout au plus pourra-t-on déplorer que le fameux vol de Mishima dans un F-104 de la JASDF n’ait pu être parfaitement reproduit – et il n’échappera à personne que l’appareil dans lequel prend place Ken Ogata n’est pas un chasseur mais bien un T-33 d’entraînement.

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Curieusement, Paul Schrader évoque à peine Confessions d’un masque, le véritable chef d’oeuvre de Mishima, troublante évocation par l’auteur de son homosexualité. Il traite en revanche avec maestria Le pavillon d’or, autre monument de l’écrivain.

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J’ajoute, pour les maniaques, que Marguerite Yourcenar a consacré un livre passionnant à Mishima.

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Enfin, vous ne le savez pas encore, mais vous ne pourrez plus vivre sans la musique de Philip Glass.

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Je vous avais prévenus.

« No way out » : par ici la sortie.

Le contre-terrorisme est une activité passionnante en raison de quelques caractéristiques bien connues : urgence de la menace, imagination et adaptabilité des terroristes, nature des revendications, pression politique. Mais posez la question dans tous les services de renseignement et de sécurité de notre petit monde : pour nous tous, le travail de seigneur, la mission la plus noble, la plus complexe, celle qui demande le plus de capacités et le plus d’efforts, celle qui vous laissera au soir de votre vie épuisé et paranoïaque, c’est  le contre-espionnage.

Les plus grands écrivains se sont essayés à l’exercice ô combien difficile de restituer la vérité de cette activité : Somerset Maugham, Joseph Conrad, Graham Greene, John Le Carré, Vladimir Volkoff, Eric Ambler, et plus près de nous Robert Littell. Et au milieu des caisses de romans de gare, on trouve des pépites comme les premiers romans de Robert Ludlum, dont Osterman week-end, ou ceux de Frederick Forsyth (Le dossier Odessa, L’alternative du Diable, Le quatrième protocole).

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En 1987, Roger Donaldson, un cinéaste néo-zélandais dont la production n’a jamais enthousiasmé la critique et les cinéphiles, adapte un roman de Kenneth Fearing (The big clock, déjà porté à l’écran en 1948 par John Farrow) dans l’univers du renseignement. No way out/Sens unique réunit quelques jeunes acteurs prometteurs (Kevin Costner, Sean Young, Will Patton) autour de Gene Hackman, comme toujours délicieusement à son aise dans un rôle de politicien répugnant, mais qui fera mieux dans Les pleins pouvoirs (1997, Clint Eastwood).

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Le principal attrait du film réside dans sa description des affres d’un agent infiltré dont la couverture est brutalement mise en danger par un événement imprévu. Comme dans la réalité, l’aventure et le danger sont plus présents dans les couloirs des administrations et les antichambres des cabinets ministériels que dans certaines villes du Tiers-monde. Comme peu de films d’espionnage, No way out parvient à exposer au grand public toute la délicieuse complexité de l’infiltration et du maniement d’agents doubles, un travail réservé à l’élite et pour lequel nous autres Français avons toujours montré peu de talents – nous sommes probablement plus doués pour la trahison, mais je m’égare.

Donaldson livre sans doute là un de ses meilleurs films, au cours d’une carrière qui a surtout vu des produits de commandes. Il tournera à nouveau avec Kevin Costner en 2000, avec Treize jours, un autre film observant l’intimité du pouvoir et la dimension humaine des crises, même les plus graves.

« Cette petite aventure va tourner en déconfiture. » (« Eteins la lumière », Axel Bauer)

(Le texte qui suit est tiré de plusieurs échanges de mails avec les lecteurs qui me font l’honneur de m’adresser leurs remarques et leurs interrogations. Qu’ils en soient ici une nouvelle fois remerciés).

Abdelmalek Droukdel est un garçon malin, gage de sa survie. Si son engagement jihadiste est certain et sincère, il ne dispose pas des mêmes ressources que ses amis yéménites, irakiens ou pakistanais. La plus ancienne guérilla islamiste de la planète doit donc son salut aux faiblesses de l’appareil sécuritaire algérien comme aux calculs politiques des généraux. Ceux-ci, bien que farouchement éradicateurs, ont compris depuis longtemps que la persistance d’un foyer de rébellion en Kabylie – dont l’élimination est de toute façon hors de portée de leurs moyens militaires – leur garantissait le soutien, lucide, des États-Unis et de quelques pays européens, tant que des attentats n’avaient pas lieu dans la capitale. C’est pour cette raison que des ratissages sont régulièrement lancés sans volonté d’aller au bout, tandis que les services sont mobilisés pour préserver Alger. Pour le monde, « pas d’attentat à Alger » équivaut à « pas d’attentat en Algérie », ce qui est faux puisque des militaires, des civils et des terroristes meurent chaque semaine.

Droukdel n’essaye plus que sporadiquement de frapper dans Alger, et ses efforts se concentrent sur le Sahel depuis près de deux ans, où il bénéficie des réseaux fondés dans les années 90 par le GIA, récupérés plus tard par le GSPC et surtout amoureusement développés par Mokhtar Belmokhtar, le borgne fringant. Le basculement des effectifs d’AQMI vers le Sahel à l’automne 2009, afin de transférer vers un front ouvert des unités (katibats) qui étaient devenues inutiles, voire encombrantes, en Kabylie, où les actions de harcèlement se poursuivent grâce à des commandos très mobiles qui traversent les wilayas – presque – sans encombres a été un coup de maître.

Le basculement vers le Sahel a logiquement entraîné l’apparition d’actions typiques des groupes jihadistes (attentats-suicides, assassinats ciblés) tandis que les vieilles méthodes étaient conservées (raids/embuscades, mais surtout enlèvements). Contrairement à d’autres, je considère que les kidnappings n’ont pas de motivation financière première, même si les rançons sont évidemment bonnes à prendre, mais servent à 1/ donner aux actions du mouvement un retentissement qu’il ne parvient plus à générer en Algérie puisque la route de la capitale lui est interdite et à 2/ disposer de boucliers humains permettant autant que possible d’empêcher les opérations de sauvetage tout en exacerbant les tensions entre acteurs régionaux et puissances occidentales. Cette stratégie s’est révélée particulièrement payante en montant d’abord l’Algérie et la Mauritanie contre le Mali, puis l’Algérie contre la France et la Mauritanie.

Droukdel a été surpris par l’opération franco-mauritanienne du 22 juillet dernier qui a marqué un vrai changement de posture de la part de la France. Paris a – enfin ! Serais-je tenté de dire – décidé d’ignorer les rodomontades d’Alger quant aux « visées néo-coloniales » de la France ou « les ingérences étrangères au Sahel » et a jugé qu’il fallait tracer une ligne rouge, aussi bien à destination d’AQMI que de l’Algérie. La riposte des jihadistes a été logique (attentat suicide contre la base de Néma, et enlèvements de 7 employés d’Areva et de Vinci) et elle n’aurait pas dû avoir cette ampleur si les expatriés français n’étaient pas si inconscients et les gens chargés de leur sécurité si irresponsables. Comme de bien entendu, Alger a par avance condamné toute prise de contact entre la France et AQMI, et rejeté de même tout versement de rançon. Mais, désormais, tout le monde se fout de la position d’Alger, essentiellement parce qu’on se souvient que tout ce cirque est d’abord la conséquence de l’incompétence de l’appareil sécuritaire algérien et des calculs de Machiavel de seconde zone des généraux au pouvoir.

Dans un premier communiqué, jamais authentifié, Droukdel était censé exiger le retrait des troupes françaises d’Afghanistan, l’abrogation de la loi sur le voile, la libération de détenus islamistes et le versement d’une confortable rançon – ce que La Fontaine aurait traduit par le beurre, l’argent du beurre, les faveurs de la crémière et les clés de la ferme. On le voit, ces revendications avaient autant de chances d’être acceptées par la France que la création d’une unité antiterroriste commune israélo-iranienne, et il est permis de se demander si ces revendications n’étaient pas le fait des SR algériens, désireux de border l’action de la France dans la région. Evidemment, et parce que c’est la France Monsieur !, le Quai a immédiatement rejeté ces exigences tandis que le Mindef, quelques heures, annonçait envisager un retrait d’Afghanistan en 2011. La médiocrité à ce niveau là, c’est presque de l’art.

Et voilà que Droukdel, dans un communiqué authentifié, demande à la France de discuter directement avec Oussama Ben Laden. La manœuvre est habile, et on en vient presque à regretter que l’émir d’AQMI n’ait pas postulé pour un poste dans notre nouveau gouvernement. Il pourrait sans doute y remplacer avantageusement Nadine Morano ou Frédéric Lefebvre, ou même les deux. Inutile de vous rappeler que pour moi Oussama Ben Laden est mort il y a plus de 4 ans mais que sa mémoire est bien utile, à ses amis comme à ses ennemis. Je me permets de vous renvoyer à mon précédent post sur ce point (ici)

Que Droukdel le sache ou pas, peu importe en vérité. Il est en effet parfaitement impossible pour la France d’accepter le principe d’une négociation avec le fondateur d’Al Qaïda, un homme pas très sympathique comme l’aurait écrit Stephen King. En énonçant des exigences irréalistes, Droukdel joue le jeu classique du terroriste qui n’attend qu’un refus pour refuser toute trêve et justifier la poursuite des violences. Mais invoquer le grand homme lui donne aussi une vaste audience tout en revigorant les jihadistes loin des confidences du bon Dr. Zawahiry : si Droukdel parle d’OBL, c’est sans doute qu’OBL est vivant. Imparable, surtout quand on veut y croire à toute force.

Et notre guerre, alors ?

Vous avez raison de noter que l’heure est aux antagonismes durs mais non violents, comme l’illustre la querelle monétaire entre la Chine et les États-Unis. Mais c’est probablement faire preuve d’un bel enthousiasme qu’écarter l’idée de futurs conflits mondiaux entre puissances. La raison ne l’emporte pas toujours – jamais, d’ailleurs quand on y pense. En ce qui nous concerne, égarés en Irak, plus ou moins vaincus en Afghanistan, il ne s’agit pas tant d’une défaite militaire que du refus de vraiment faire la guerre – et ce malgré le terrifiant bilan humain que nous infligeons aux populations. J’ai, pour ma part et bien modestement, la conviction que ce conflit nous dépasse largement et qu’il n’est que l’expression d’un vaste retour de bâton du Sud vers le Nord.

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Comment s’opposer à une lame de fond ? Certainement pas en montant tardivement des digues, mais en se réfugiant sur des points hauts et en tenant la position, vaille que vaille et crânement.

Il va de soi que tous les tyrans de cette terre avancent les mêmes arguments qu’un ancien Premier ministre de Malaisie au sujet de la supposée non universalité de nos valeurs, mais ni ce vieux débris de Mugabe ni la clique de Pékin ne disposent de référents religieux – et pour cause – leur permettant de fonder leurs discours sur des textes, même mal interprétés, à la différence des oulémas saoudiens. Je ne suis ni pessimiste ni optimiste. En tant qu’historien, je regarde les choses de loin, avec le fatalisme du lecteur des Annales.

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En tant que citoyen, je fais de mon mieux pour éviter les clash, par des actions quotidiennes et je reste persuadé que je peux communiquer avec mon semblable.

En tant que CT practitioner, je fais de mon mieux pour rendre les coups ou aider ceux qui les rendent – et c’est sans doute le plus amusant.

Le choc civilisationnel n’est pas une invention de Huntington, c’est une constante historique (Grecs contre Perses, Romains contre Carthaginois puis Germains, Normands contre Arabes, Chinois contre nomades turcs, Blancs contre Indiens, etc.), il n’y a pas lieu de s’en réjouir, de le déplorer ou de l’encourager. D’un point de vue humain, les choses semblent si lentes. D’un point de vue historique, elles semblent si logiques et inévitables.

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L’Allemagne du 21e siècle est une démocratie solide, pacifique, apaisée, prospère. Il aura fallu deux siècles, trois guerres dont deux mondiales, le génocide des juifs et des Tsiganes pour en arriver là. Le prix est incroyablement lourd, au-delà de la raison. Mais que peut-on vraiment y faire ? L’islam radical est lui aussi l’expression du malaise et de la rancœur des populations du Sud face à notre domination. Ils ont raison de lutter, nous n’avons pas tort de conquérir. Le choc va durer un, peut-être deux siècles, il y aura des guerres, probablement d’un nouveau genre, des crises politiques, d’épouvantables injustices, et après ? Un monde apaisé à un endroit, en crise à un autre ? Je pense souvent à cette scène de Danse avec les loups dans laquelle le vieux chef sioux montre un casque de conquistador.

Et Costner le regarde en pensant très fort que de toute façon, c’est cuit. La vague va être une déferlante, et les Indiens sont condamnés. La fin d’un monde, l’horreur

Je pense profondément que nous vivons la fin d’un monde, les puissances occidentales déclinent, l’Europe postmoderne se vautre dans le refus de la violence, les États-Unis savent que la Chine arrive très très vite. Nous vivons une époque de transition, et comme à chaque fois depuis 6.000 ans, ça va être sanglant. Autant se battre un peu, ou en tout cas poser à voix haute les questions gênantes.

Alors, pour répondre à votre question, ai-je vraiment la foi ? Non. Aucune. Mais la certitude qu’un combat doit être mené, durement mais avec discernement, et finalement sans illusion sur son issue.

Et puis, la traque, la guérilla, ça occupe, non ?

« Les experts/Brest » : Simon Murden

Il vient parfois l’envie d’arrêter d’écrire, non par lassitude, mais parce que d’autres, plus talentueux, ont su trouver les mots pour exprimer la réalité que l’on tente de décrire.

C’est ainsi avec un grand plaisir que je conseille vivement la lecture des actes du colloque qui s’est tenu à Brest les 31 mai et 1er juin 2007 sur le thème « Résistances, insurrections, guérillas ».

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S’il faut saluer ici la grande qualité des interventions retranscrites ici sous la direction de Corentin Sellin, c’est évidemment la contribution de Simon Murden, de l’université d’Exeter, qui suscite mon enthousiasme. Voilà qu’en presque 25 pages un universitaire, dont les recherches concernent aussi bien le Moyen-Orient que l’islam radical ou la polémologie, expose avec une rare clarté le fonctionnement des réseaux jihadistes.

Son intervention, sobrement intitulée Comprendre l’insurrection globale contemporaine : vers une cartographie de la guerre mondiale contre le terrorisme mais que l’on pourrait aisément rebaptiser Al Qaïda pour les nuls si ne se posaient pas d’épineux problèmes de droits, est un modèle de pédagogie. On y retrouve, avec infiniment plus de profondeur que dans les notes rédigées dans les services ou les états-majors, une explication du mode de fonctionnement si particulier de la mouvance jihadiste.

La description par l’auteur des thèses et controverses autour de la guerre de 4e génération (G4G) est un modèle du genre, qui permet ensuite de suivre une démonstration qui nous entraîne jusqu’à l’étude des réseaux sociaux et les travaux du colonel John Boyd (www.arlingtoncemetery.net/jrboyd.htm et surtout http://en.wikipedia.org/wiki/John_Boyd_(military_strategist)), le mythique stratège de l’US Air Force dont les travaux sont encore étudiés et salués au sein de l’Empire – vous savez cet horrible pays peuplé d’ignorants mais qui, pour des raisons encore obscures, dicte la marche du monde depuis plus d’un siècle.

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Bref, un ouvrage réellement indispensable, évidemment pour la contribution de Simon Murden, mais aussi pour la grande qualité des autres articles, y compris sur des sujets ô combien sensibles (terrorisme et résistance, etc.). J’ajoute que M. Murden a déjà publié plusieurs ouvrages, dont The problem of force, un essai qui s’adresse aux stratèges et aux amateurs les plus (mieux ?) éclairés.

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La guerre est peut-être ingagnable, mais on ne pourra pas dire qu’on n’a pas essayé de la gagner. Si ça peut vous consoler…

Pas de vainqueur sans un historien dans l’équipe

Economica, dont on ne saluera jamais assez l’exceptionnel travail éditorial depuis plus de 20 ans, vient de publier une somme absolument remarquable consacré à la « petite guerre ». En plus de 850 pages, on bénéficie des éclairages pertinents d’historiens et de militaires français sur une longue série de conflits asymétriques, sources de réflexions pour les guerres que nous conduisons aujourd’hui.

Comme toujours, le colonel Goya n’hésite pas à s’affranchir du politiquement correct et des effets de mode pour relire, avec la finesse que chacun lui connaît, les opérations françaises de contre-guérilla en Algérie. Son analyse est précieuse, et on ne peut que regretter qu’elle soit utilisée par certains commentateurs pour réfuter, par un exercice intellectuel que n’auraient pas renié les sophistes, le bien-fondé de la guerre conduite en Afghanistan contre les Taliban et Al Qaïda.

Que cette opération soit délicate et victime des contradictions occidentales, personne ne le conteste – et on pourra, pour s’en convaincre, se référer au livre de Jean-Dominique Merchet ou à celui, récemment publié chez André Versaille, d’Olivier Hubac et Matthieu Anquez L’enjeu afghan. Mais que ces hésitations permettent de proposer, sans solution de rechange, un retrait pur et simple, voilà qui en dit long sur la compréhension qu’ont ces observateurs de la menace terroriste – voire sur l’idéologie sournoisement défaitiste de certains. Anciens militaires, policiers à la carrière achevée depuis des lustres et reconvertis dans la sécurité privée, autodidactes n’ayant jamais confronté leurs lectures disparates à la cruelle réalité du terrain, on ne compte plus les « experts » qui confient avec plus ou moins de talent le fruit de leurs réflexions à un public qui ne sait plus qui croire.

Le grand intérêt de ce livre, qui évite habilement le piège dans lequel était tombé Gérard Chaliand dans son « Histoire du terrorisme » en établissant des comparaisons hasardeuses, est de présenter une longue série de conflits, tous analysés par des spécialistes reconnus, et d’en tirer des éléments de doctrine sans nier leurs spécificités.

Et comme pour faire mentir ceux qui affirment que les militaires français ont oublié que dans une contre-guérilla on tue aussi, je conseille la lecture du compte-rendu de novembre 2009, « Des armes et des coeurs : les paradoxes des guerres d’aujourd’hui » (cf. ici).

« Le premier principe, le second principe », et un seul devoir : lire ce roman.

Les romans d’espionnage de qualité sont rares, ceux écrits avec intelligence sont rarissimes. Quant à ceux présentant ces caractéristiques et écrits en français, disons-le franchement, on n’en voit pas souvent. C’est donc avec curiosité que j’ai lu « Le premier principe, le second principe » de Serge Bramly, et je n’ai pas été déçu. 

Alliant une écriture alerte et élégante à une construction habile et, pour tout dire, délicieusement littéraire, ce roman devrait être lu – mais son succès prouve qu’il l’a été et qu’il le sera encore – avec attention par tous ceux qu’attire ce qu’on pourrait appeler, pour reprendre le titre d’une émission d’Arte, « le dessous des cartes ». Loin des complots d’opérette orchestrés par un Dan Brown qui est au roman ce que Didier Barbelivien est à la chanson, Serge Bramly place la barre bien plus haut et s’approche des écrits d’Umberto Eco, voire de ceux de Borgès. Son habileté à tisser des liens entre les récits, à attirer le lecteur vers des complots tout en se riant des conspirationnistes doit être saluée aussi bien pour des raisons simplement littéraires que pour des motifs politiques. La page consacrée aux similitudes entre les assassinats de Lincoln et de JFK sont à ce titre édifiantes.

Plus sûrement encore qu’un Taguieff, Bramly démonte donc les mythes véhiculés par certains et glisse quelques phrases que nombre de commentateurs devraient méditer. Pour nous, qui avons vécu de l’intérieur crises et manipulations, il faut admettre que la lecture de ces pages nous a rassurés tant elles exprimaient ce que nous ne parvenions pas à verbaliser. Ainsi :

« Il y a une hauteur particulière à laquelle il faut planer pour débrouiller les faits sans se laisser distraire par la variété de leurs implications. Trop de recul, et l’on rate l’essentiel ; pas assez, et l’oeil s’embue dans la mesquinerie hypnotique des circonstances atténuantes, on pèse des « oeufs de mouche avec une balance en fils d’araignée », comme disait Voltaire. »

ou encore :

« Nous aimerions qu’un plan supérieur règle chaque tragédie. S’il faut désigner un coupable, le courroux de l’Olympe, la raison d’Etat, les intérêts d’une multinationale semblent préférables au hasard brut ou à la solitude du désespoir. Face au suicide d’un proche, devat l’abîme qu’ouvre cette trahison accusatrice, il suffit d’un trou d’emploi du temps, d’une bizarrerie, d’une vague ambiguïté pour mendier le réconfort d’une conspiration. »

Evidemment, dans ces conditions, il pourrait paraître mesquin de relever, ici ou là, les quelques erreurs que Serge Bramly a laissées dans son manuscrit et qui révèlent qu’il n’est pas encore parfaitement intégré aux fascinants mondes du renseignement et de la ventes d’armes. Personne n’est parfait, et je me permets de rappeler qu’avant la DGSE il y avait le SDECE et non le SDEC (mais on disait SDEKE à l’époque), et que l’hélicoptère WG-13 dans lequel monte le Président Mitterrand est généralement appelé Lynx dans l’aéronavale française.

  

Rien de bien grave donc, et qui ne saurait gâcher le plaisir de la lecture d’un roman qui, sous le divertissement, donne une leçon d’intelligence. Ce n’est pas si souvent.

« Les experts/Levallois » : Philippe Migaux

Les professionnels du renseignement sortent rarement de leur silence, et quand ils le font, il faut parfois le regretter. On a ainsi beaucoup vu et entendu cet ancien directeur-adjoint de la DST tenir, en 2007 et 2008, des propos lénifiants sans doute dictés par les services algériens au sujet d’Al Qaïda au Maghreb Islamique (AQMI)… Etre et avoir été.

Mais tous les policiers ne sont pas comme ce sous-directeur, et il faut ici rendre hommage à la démarche du commissaire Philippe Migaux, pointure du contre-terrorisme à la française, membre de la DCRI et acessoirement enseignant à Sciences-Po. Dans un livre publié en novembre 2009, ce grand professionnel présente sa vision de la mouvance islamiste radicale.

Très documenté, cet ouvrage constitue un ouvrage de référence qui complètera à merveille « L’histoire du terrorisme » écrite par l’auteur avec Gérard Chaliand. On pourra évidemment regretter le ton parfois un professoral de l’ensemble, mais je soupçonne Philippe Migaux d’avoir utilisé ses cours pour bâtir ce texte. Je lui demanderai.

Malgré tout le bien que je pense de ce livre, unique en son genre en français, qu’il me soit permis ici de formuler quelques remarques :

– je ne m’étends pas sur le titre, que je trouve maladroit et finalement assez peu accrocheur, mais je dois confesser ma surprise quand j’ai lu que l’auteur étudiait aussi bien ce que nous appelons le jihadisme – autrefois appelé islamisme radical sunnite – que l’idéologie révolutinnaire iranienne, chi’ite et par la même très différente. Le sujet est évidemment passionnant, mais il convient absolument de différencier le jihadisme, courant de pensée marginal, sans idéologue digne de nom et sans véritable centre de gravité, du chi’isme révolutionnaire iranien, structuré et au service d’un régime.

– je ne partage pas non plus le goût du commissaire Migaux pour les analyses trop fines et les précautions oratoires. Qualifier le jihadisme de salafisme combattant relève de l’excès de prudence et renvoie aux interminables disputes théologiques que connut l’Eglise à la fin du Moyen-Age.

– enfin, je ne peux m’empêcher de réagir à la préface de ce livre, rédigée par Gérard Chaliand. On ne présente plus M. Chaliand, et il faut noter ici qu’il entretient avec Philippe Migaux d’anciennes et amicales relations. Il est cependant permis de s’étonner tant cette préface jure avec le reste du livre, et tant elle en dit long sur les obsessions du maître. Celui-ci, tout à ses certitudes, n’hésite pas, une fois de plus me direz-vous, à relativiser la capacité de nuisance d’Al Qaïda. Cette manie – Raoul Volfoni aurait sans doute dit de Gérard Chaliand qu’il était la « proie des idées fixes » – conduit ce grand spécialiste à écrire que le bilan terroriste d’Al Qaïda est faible. A l’appui de cette bien péremptoire affirmation, M. Chaliand explique sans rire que le groupe n’a frappé qu’à de très rares reprises en Occident et qu’il n’a pu réellement se développer que dans des pays en guerre. Et de citer le Pakistan et l’Indonésie.

On est en droit de s’étonner tant cette certitude est contredite par les faits. Indonésie et Pakistan, des pays en guerre ? Que non -même si le Pakistan n’est plus loin de cet état). Al Qaïda, ses disciples et ses alliés y ont frappé à de nombreuses reprises depuis 2001, et si j’étais cruel je parlerais même de l’attentat de 1995 à Islamabad contre l’ambassade égyptienne.

Quant au faible bilan d’Al Qaïda depuis 2001… New-York, Washington, bien sûr, mais aussi Djerba (2002), Mombasa (2002), Casablanca (2002), Istanbul (2003), Riyad (2003 – 2005), Madrid (2004), Doha (2005), Londres (2005), Amman (2005), Charm el Cheikh (2005), Dahab (2006), Alger (2007), Bombay (2008), Djakarta (2009)…

On a vu bilan plus faible pour une mouvance traquée sans relâche à la surface du globe. Mais que les certitudes infondées de Gérard Chaliand ne vous empêchent pas de lire le livre de Philippe Migaux.

Au coeur du djihad

Je vais être franc, il me semble que nous écrivons tous beaucoup trop sur le jihadisme, ce phénomène encore jeune sur lequel nous ne disposons que de peu de sources. Ma démarche d’historien pourrait me conduire à faire mienne cette maxime d’un de mes professeurs de la Sorbonne qui affirmait en cours qu’on « ne fait de l’Histoire que quand les témoins sont morts »…

Evidemment, cette approche est plutôt radicale, et elle a été combattue par toute une génération de brillants universitaires. Ceux qui écrivent sur le jihadisme, comme ceux qui écrivaient sur le KGB il y a 30 ans ou qui tentent encore, comme les journalistes du Monde, de comprendre les mécanismes du génocide rwandais, s’exposent donc à des erreurs, à des approximations, à des désavoeux. L’absence d’archives et de sources fiables handicape les chercheurs, et chaque témoignage doit donc être accueilli comme une bénédiction divine.

C’est sans doute ainsi qu’il faut considérer le récit d’Omar Nasiri, « Au coeur du djihad », publié en France en 2006. Dans cet ouvrage, un homme prétendant avoir été un « espion infiltré dans les filières d’Al Qaïda » y relate sa vie dans les réseaux du GIA en Europe, son départ en Afghanistan dans les camps d’entraînement jihadistes puis son retour à Londres.

Disons le tout de suite, un tel récit est unique et constitue une mine d’or. Bien sûr, l’auteur s’y présente sous un jour avantageux, mais sa description des réseaux islamistes maghrébins en Belgique ou au Royaume-Uni et sa vision des camps afghans ou pakistanais est remarquable. On pourra simplement remarquer qu’en France un espion est un fonctionnaire rémunéré, et qu’une source humaine est qualifiée dans les rapports d’agent (cf. à ce titre « L’agent secret » de Joseph Conrad).

Evidemment, plusieurs observateurs ont profité de la publication de ce livre pour livrer leur propre vision de la mouvance jihadiste. En Algérie, un certain Adel Taos, journaliste au quotidien Liberté, s’est laissé aller aux pires penchants de certains plumitifs et a affirmé, à la lecture d' »Au coeur du djihad », que la DGSE « aurait couvert un trafic d’armes et d’explosifs au profit du GIA ». Ce raccourci a permis à notre journaliste d’impliquer la France dans la tragédie algérienne, voire de la considérer comme la complice des terroristes. M. Taos n’avait sans doute du renseignement qu’une connaissance lointaine, et il ne pouvait envisager qu’un service qui avait infiltré un groupe terroriste n’en était pas nécessairement le commanditaire. Il oubliait par ailleurs de préciser que les maigres cargaisons d’armes dont parle Nasiri n’avaient pas pesé lourd dans la guerre civile, surtout comparées aux stocks dont les terroristes s’étaient emparés facilement en Algérie dès 1992. Enfin, affirmer sans rire en 2006 que la France n’a pas aidé l’Algérie contre les terroristes islamistes relève de la plus pure mauvaise foi. Les services du Ministère français de l’Intérieur n’ont pas cessé de soutenir leurs homologues algériens, et la France a même livré, discrètement du matériel « à double usage » à l’Armée Nationale Populaire. Mais à quoi bon ?

Il faut par ailleurs saluer ici la performance de Claude Moniquet qui, en novembre 2006, osait écrire un article sobrement intitulé « Omar Nasiri, ou les dessous d’une manipulation antifrançaise » et dans lequel on pouvait lire « Nous sommes en mesure d’être catégoriques, [Nasiri] n’a jamais été un agent français ». (J’ai choisi ici de conserver le pseudonyme de Nasiri plutôt que sa véritable identité, que M. Moniquet livre aux quatre vents, le pauvre garçon a déjà assez d’ennuis)

Pas de chance, M. Moniquet, Omar Nasiri a bien été un agent français, et il a fait à peu près tout ce qu’il raconte. En l’espèce, Claude Moniquet s’est montré aussi imprudent qu’un lieutenant-colonel de la DAS (Délégations aux Affaires Stratégiques) qui avait affirmé doctement que jamais les services français n’auraient recruté un délinquant…

Mais loin de ces polémiques, il faut lire « Au coeur du djihad », puiser dans ses pages des détails fascinants sur le Londonistan, les camps afghans, les filières de volontaires, les méthodes des services.

A lire.