Escrocs, mais pas trop

Difficile d’y échapper, ces jours-ci, et ça ne va pas s’arranger. « Où étiez-vous le 11 septembre ? » me demande-t-on sur Facebook, mais je n’ai pas le droit de répondre franchement. Télévisions, radios, presse écrite, grandes voix du monde universitaire, tout le monde s’y met pour commémorer les attentats du 11 septembre 2001.

Je ne vais certainement pas écrire que l’événement ne mérite pas qu’on l’étudie ou que l’on évalue ses conséquences. Qu’on le veuille ou non, quelles que soient notre opinion des Etats-Unis, ces attentats ont entraîné de profonds bouleversements géopolitiques sur lesquels il a déjà été beaucoup dit. Cet été, Le Monde a été le premier à dégainer et à publier un hors série sobrement intitulé La décennie Ben Laden.

L’idée de dépasser les attentats, dont on sait à peu près tout grâce aux différentes enquêtes du Sénat impérial, et malgré les piaillements de Thierry Meyssan et de sa bande de nazillons-ultragauchistes-islamistes, n’est pas mauvaise. Au lieu de nous répéter des choses que nous savons déjà, mieux vaut tenter d’avancer un tant soit peu. En un peu moins de 100 pages, La décennie Ben Laden revient donc sur le sens de ces attentats (interview un peu courte de Gilles Képel, par exemple) et s’organise en quatre chapitres : Le choc, La riposte, L’ennemi, et L’après.

L’ensemble ne manque pas d’intérêt, mais il est permis de s’étonner de la légèreté avec laquelle certains journalistes écrivent et, manifestement, ne se relisent pas et ne sont pas relus. Pourtant, et gratuitement, nous sommes quelques uns à pouvoir rapidement corriger, non pas les opinions exprimées – évidemment ! – mais simplement quelques erreurs ou omissions qui ne font pas sérieux. De là à penser que le hors-série a été construit à la va-vite, il y a un pas que je refuse de franchir. Reste la déception. Par exemple, dans l’article consacré à mes chers amis d’Al Qaïda au Maghreb Islamique (AQMI), affirmer que sept otages français ont été enlevés au Niger en septembre 2010 est une erreur (p. 74). Parmi les sept personnes enlevées figuraient cinq Français, un citoyen togolais et un ressortissant malgache. On me pardonnera cette précision un peu tatillonne, mais il me semble que l’on peut rendre justice aux otages non-français. Ils n’ont pas eu moins peur, ils n’ont pas été mieux traités, et je ne vois pas de raison de passer à la trappe leur nationalité. C’est ce qui arrive quand on ne se relit pas, comme aurait pu le dire Walter Sobchak.

De même (p. 15), on aimerait être certain que Corinne Lesnes, quand elle énumère les attentats commis contre les démocraties, ne confond par les attaques contre les trains de Bombay/Mumbai de juillet 2006 et l’assaut de novembre 2008 contre la capitale économique indienne. On lui laisse le bénéfice du doute, par pure bonté d’âme.

C’est pp. 28 et 29 que le hors-série touche véritablement le fond. Sous un titre prometteur, « Les principaux attentats depuis 1998 commis, attribués à ou inspirés par Al Qaïda », une ambitieuse infographie tente de nous montrer le caractère planétaire de la violence jihadiste. Il s’agit en fait d’un véritable naufrage. Où sont les attentats commis dans le Sinaï depuis 2004 par les cellules jihadistes égyptiennes ? N’y a-t-il pas eu d’autres attentats en Arabie saoudite que les deux attaques de 2003 rappelées ici ? Et les attentats d’Istanbul de novembre 2003 contre les intérêts britanniques (consulat, HSBC), la communauté juive et les francs-maçons turcs ? Mystère. Pourquoi ne pas mentionner les attentats de 2003, 2004 et 2009 à Djakarta ? Et les attentats au Mali et en Mauritanie contre nos ambassades ? Et les attentats en Ouganda commis par les Shebab – dont je rappelle quand même qu’ils ont reconnu l’autorité d’Al Qaïda ? Et les nombreux attentats au Yémen (2007, pour commencer ? non, vraiment, ça ne vous dit rien ?) ? Et pourquoi ne pas parler des opérations ratées (paquets piégés envoyés par Al Qaïda dans la Péninsule Arabique – AQPA – aux Etats-Unis il y a un an) ou des types recrutés par les Taliban pakistanais (TTP) qui voulaient faire exploser un véhicule à Times Square ? L’exhaustivité est évidemment impossible et sans intérêt dans un document destiné au grand public, mais si le but est de montrer à quel point la menace peut-être mondiale et évolutive, un minimum d’ambition est le bienvenu. Et qu’on ne me dise pas que certaines données sont confidentielles, car tout ce que je viens d’énumérer se trouve dans le domaine public. Si, en revanche, la sélection est assumée, je suis obligé de m’interroger sur sa pertinence et ses objectifs.

Il n’échappera pas à la sagacité des lecteurs affutés que vous êtes que la sélection d’ouvrages figurant en dernière page (p. 98) réserve une place de choix à Gilles Képel, dont l’interview ouvre le hors-série, à Jean-Pierre Filiu et même à Mathieu Guidère (cité à mon sens un peu trop souvent), et surtout à des ouvrages devant paraître à l’occasion du 11 septembre prochain. Tout cela ressemble fort à de la promotion plus ou moins déguisée, ce qui est d’autant plus décevant que, du coup, Olivier Roy ou Hélène L’Heuillet ne sont pas mentionnés, une lacune plutôt inquiétante.

Je me permets d’ailleurs une remarque sur l’interview de Képel. Notre superstar de l’islamisme, qui avait quand même raté le coche en 2001 avec Jihad, expansion et déclin de l’islamisme mais qui a su rebondir avec Fitna, guerre au cœur de l’islam, reste un incorrigible optimisme et il est même permis de se demander s’il n’est pas le jouet de ses convictions. Autant lire les travaux de Michael Barry ou, une fois encore, de Roy, plus réalistes ?

Les convictions de Gilles Képel reposent cependant sur un savoir magistral et une pratique minutieuse du Moyen-Orient, ce qui lui donne une légitimité que d’autres n’ont pas. Le Télérama de cette semaine, titré avec un remarquable sens de l’anticipation « Dix ans » (pas mal, pour le numéro du 17 août), comprend une interview du grand écrivain américain Jonathan Franzen. Sauf négligence de ma part, cet admirable homme de lettres ne compte pas parmi les hommes dont les avis font autorité sur l’islam radical, la contre-guérilla, la lutte contre le terrorisme et la macro-économie. Pourtant, c’est avec l’aplomb des grands artistes que M. Franzen, interrogé sur le 11 septembre (et pourquoi pas sur la bataille de Lépante ? on se le demande) se permet d’asséner une vérité jusque là secrète : la récession économique mondiale est due à l’intervention américaine en Irak en 2003. Vous ne le saviez pas ? Il fallait demander.

Et non content de nous avoir appris quelque chose, il va plus loin en nous rappelant, sots que nous sommes, que les attentats du 11 septembre 2001 (un peu moins de 3.000 morts) n’ont pas été plus meurtriers que les routes de certains pays. Donc, nous dit-il, pourquoi faire tant de bruit ? L’argument n’est pas neuf, et Percy Kemp, que l’on a connu plus pertinent, l’avait lui-même invoqué dans Le Monde l’année dernière au moment des alertes terroristes en Europe. Franzen, par sa remarque, se met au niveau d’une Marion Cotillard ou d’un Jean-Marie Bigard, dont les avis sur le 11 septembre font autorité, comme chacun sait.

En réalité, pourquoi cet argument est-il d’une stupidité abyssale, d’une pauvreté intellectuelle qui ferait passer le JT de TF1 pour un cours d’Umberto Eco au Collège de France ? Mais parce qu’il n’y a aucun rapport !

On ne lutte pas contre le terrorisme à cause du bilan humain – il n’y a pas eu de mort en France depuis 1996, alors on démonte la DCRI et le B-LAT ? – mais à cause de l’insupportable menace que le terrorisme fait peser sur notre souveraineté nationale et de la non moins insupportable menace IMPREVUE qu’il fait peser sur nos vies. La question du bilan a été longtemps accessoire, jusqu’aux attentats des années 90s en Afrique ou des années 80s au Liban. Elle ne l’est plus à cause du 11 septembre et des projets non conventionnels des uns et des autres. Le terrorisme a d’abord pour but de faire pression sur nos gouvernements et sur nous afin de changer nos politiques. C’est cette pression, dénuée de toute légitimité, que nous combattons, cet assaut contre nos libertés et notre libre-arbitre. Conduire une voiture comprend des risques auxquels nous sommes sensibilisés par les autorités et dont nous avons conscience. En partant en vacances en voiture, nous savons que le risque existe et cette connaissance nous permet, pour ceux d’entre nous dotés d’un cerveau et dont le pénis n’a pas la forme d’une poignée de vitesse, d’adopter un comportement responsable sur la route. Si le risque est insupportable (essayez donc de conduire à Alger ou au Caire !), nous pouvons différer notre voyage, choisir un chauffeur plus expérimenté que nous, ou adopter un autre mode de transport.

Mourir sur la route peut parfois être la conséquence d’un enchaînement de petits événements (défaut d’entretien, pluie soudaine, que sais-je ?) aboutissant à un accident sans réel responsable. L’attentat terroriste est au contraire une action volontairement et aveuglément meurtrière. J’accepte le risque de mourir en voiture, et je fais mon possible pour l’éviter même si je sais que le danger persiste, mais je refuse l’idée même de mourir en prenant le métro pour aller au cinéma car je dénie toute légitimité à ceux qui veulent faire pression sur mon gouvernement et mes concitoyens en me tuant, ainsi que les autres voyageurs. L’attentat terroriste est une oppression, et comparer le bilan des attentats du 11 septembre aux chiffres de l’insécurité routière est une insulte aux victimes et à notre intelligence.

Je vous laisse à la lecture du hors-série du Monde, mais je vous ai prévenus.

The usual experts

Il n’a échappé à personne que la guerre que nous avons déclenchée contre le régime libyen n’est pas terminée, et encore moins gagnée. J’ai déjà indiqué ici mes doutes quant au déclenchement de cette opération, mais également ou mon soutien à une offensive qui vise à nous débarrasser, enfin, du bondissant colonel Kadhafi et de sa bande de bras cassés.

L’événement, d’importance, a évidemment suscité un grand nombre de réactions, allant de l’enthousiasme le plus belliciste à la condamnation la plus ferme. Fidèle – bloquée ? – à ses vieilles alliances, la fringante Russie a naturellement condamné l’intervention occidentale en Libye, comme elle défend bec et ongles la Syrie et l’Iran. On sait l’attachement historique de Moscou à la souveraineté de ses voisins et à la défense des Droits de l’Homme, et il convient donc de saluer cette constante et intransigeante posture russe.

L’Iran, justement, attaché à ces mêmes valeurs et qui entretint longtemps de troubles relations avec la Libye, a, lui aussi, fait part de son opposition à cette insupportable invasion judéo-croisée. Il faudra songer à rappeler au Yémen, au Liban ou à Irak cet attachement perse à la paix universelle. Dans une troublante concomitance, les leaders nationalistes européens, dont on mesure à chaque saillie l’humanisme et l’empathie qu’ils éprouvent à l’égard de la civilisation arabo-musulmane, ont rejeté avec fureur cette nouvelle démonstration de l’impérialisme cosmopolite judéo anglo-saxon. Il faut, soit dit en passant, reconnaître aux fascistes, marxistes, staliniens et autres extrémistes un authentique talent dans le choix des adjectifs, même si tous n’ont pas, loin s’en faut, la verve d’un Howard Phillips Lovecraft, le plus talentueux – et dingue – des prognathes de Nouvelle Angleterre.

Et il convient de signaler, mais nous y reviendrons, la courageuse prise de position de l’Algérie, aveuglément cramponnée au dogme de la résistance à l’oppression étrangère et qui, de toute façon, contredirait même la France – mais pas l’Empire, allez savoir pourquoi – sur la date d’hier. Notons que la solidarité algérienne s’est également exprimée à l’égard du régime yéménite, démontrant une fois de plus la pertinence de la vision historique et morale du Président Bouteflika.

Forcément intrigués par l’ampleur de cette crise, sa soudaineté, ses implications régionales, ses conséquences mondiales, d’éminents spécialistes de la chose stratégique se sont rapidement emparés de la question et, n’écoutant que leur courage et leur inextinguible soif de vérité, se sont précipités en Libye au milieu des bombes et des raids, évidemment aveugles et criminels, de l’OTAN. Il est sorti de cette initiative un rapport (téléchargeable ici) dont le simple titre, Libye : un avenir incertain, nous en dit déjà long sur la puissance des observations qui y sont relatées et la force des recommandations qui y figurent.

Attardons-nous à présent sur les six courageux auteurs de cette somme intellectuelle qui promet de marquer son époque comme BHL a marqué le cinéma. On ne présente plus Monsieur Eric, heureux président du Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R), l’homme qui s’acharne à porter des chemises aux cols rehaussés mais qui ne ressemble hélas pas à Erich Von Stroheim – il faut plus qu’une minerve pour présenter au regard la classieuse rigidité d’un officier prussien.

Il est, en revanche, permis d’évoquer le parcours politique de Madame Saïda Benhabyles, ancienne ministre algérienne de la Solidarité (un gros poste, on n’en doute pas), ancienne sénatrice et fondatrice du CIRET-AVT, un étonnant think tank que nous présenterons plus bas. Mme Benhabyles ne compte pas que des amis dans son beau pays, et il se trouve même quelques esprits rétifs au progrès social pour critiquer son action (ici, par exemple). On ne sait pas bien de quelles compétences se réclame Madame le (la ?) Ministre pour aller ainsi s’exposer en pleine guerre civile, mais saluons quand même son courage – c’est toujours ça. La quintessence de la pensée diplomatique de Mme Benhabyles peut, pour les plus curieux d’entre vous, être appréciée dans les nombreuses interviews qu’elle donne à la presse de son pays, et qui sont parfois reprises par des médias aux motivations pour le moins curieuses, comme Nouvel ordre mondial, un site Internet dont les propos me paraissent, pour certains, relever de la médecine psychiatrique.

Parmi nos six aventuriers se trouve également Mme Roumania Ougartchinska, une troublante « journaliste d’investigation » franco-bulgare déjà auteure d’ouvrages sur le KGB – « vaste programme », aurait sans doute dit le Général.

Plus étonnante encore est la présence dans notre panel d’Yves Bonnet, ancien DST, ancien député, préfet honoraire, et surtout, surtout, président du CIRET-AVT. M. Bonnet, qui n’a jamais réellement impressionné son monde par sa fine connaissance du Moyen-Orient, est pourtant l’auteur d’une déjà longue série d’ouvrages manifestement marqués par une franche hostilité au régime des mollahs. Il faut dire, et on le comprend, que l’homme a subi, lorsqu’il était le chef de nos contre-espions, les coups que Téhéran nous assénait avec patience et régularité pour une malencontreuse affaire de dette nucléaire sur fond d’affaires d’otages en Liban. On ne dira jamais assez à quel point les Perses sont soupe au lait.

Aux côtés de notre honorable préfet honoraire officie également Monsieur Dirk Borgers, un citoyen belge qui se présente comme « expert indépendant ». Il eut été cocasse que ce garçon se présentât en tant qu’agent d’influence, mais il faut souligner, avec le respect qui s’impose, cet effort de transparence. Tout le monde n’est pas forcément aussi doué.

Et enfin, un autre expert indépendant – mais c’est une manie ! – s’est joint à notre petite troupe, sans doute pour son plus grand bonheur. Monsieur André Le Meignen n’est pas le moins intéressant de nos experts : vice-président du CIRET-AVT (encore ?!), l’homme se présente comme la victime d’un racket fiscal – air connu – mais aussi, et ça ne manque pas de piquant, comme un « diplomate, ambassadeur en mission ». Etrangement, son nom ne me disait pourtant rien, et l’annuaire diplomatique ne le mentionnait nullement. Dieu sait pourtant que le Quai d’Orsay regorge littéralement d’ambassadeurs itinérants chargés des missions les plus essentielles. Il paraît par ailleurs que le poste d’ambassadeur auprès de l’UNESCO a été récemment libéré par sa titulaire, une bondissante pétroleuse aux convictions changeantes et au parler imagé. En réalité, et comme souvent, je m’égarais : Son Excellence André Le Meignen est un diplomate centrafricain.

Et donc, quatre de nos amis œuvrent au sein du Centre international de recherches et d’études sur le terrorisme & l’Aide aux victimes du terrorisme, un organisme plutôt mystérieux présidé par M. Bonnet, assisté de M. Borgers et d’un certain M. Saleh Radjavi, le bienheureux frère de Massoud Radjavi, président du Conseil national de la résistance iranienne (CNRI) et dirigeant de l’Organisation des moudjahiddines du peuple d’Iran (OMPI), un mouvement armé qui fut, un temps, considéré comme terroriste par l’Union européenne et qui est suspecté d’avoir adopté un fonctionnement de type sectaire. Le hasard faisant bien les choses, il se trouve que M. Bonnet ne rate pas une occasion de signer des pétitions en faveur de l’OMPI et de sa bondissante dirigeante, Maryam Radjavi. Bref, nous sommes en pleine affaire de famille.

En une quarantaine de pages, notre équipe de fins limiers, dont on a pu mesurer plus haut les connaissances étendues dans le domaine de la guérilla et leur immense savoir au sujet de l’est libyen, nous livre donc leur appréciation de la guerre. Franchement, on ne ressort pas intact de la lecture d’une œuvre d’une telle intelligence prospective, même si on ne peut que conseiller à ses auteurs de réviser les règles de la ponctuation en français tant certaines tournures de phrases font mal aux yeux.

Officiellement, le rapport s’est fixé pour objectif une « énonciation des faits excluant tout jugement », une précision utile (p. 3) puisque on apprend très vite, et la révélation est brutale, qu’il « n’est nul besoin d’insister sur la nature hautement critiquable de la dictature imposée, depuis 1969, par Mouammar Kadhafi à ses concitoyens ». Comme annoncé, le style est donc froid, presque chirurgical, et on sent la patte de grands universitaires et d’esprits aiguisés. On retrouve cette distance avec le sujet page 9, lorsque les auteurs indiquent que « le régime Kadhafi, c’est 42 ans d’injustice et de privation de liberté. » Pourtant, et à plusieurs reprises, les mêmes mettent en avant le « socialisme arabe du gouvernement » (p. 9), le succès de son développement économique (p. 10), voire – et on se pince – un « fait trop souvent ignoré : la Libye a été un acteur majeur du développement et de l’indépendance du continent africain ». Nul doute que cette affirmation, qui n’est bien sûr aucune étayée, provoque le vif intérêt des africanistes du monde entier. Nos experts passent d’ailleurs rapidement sur le rôle plus que douteux joué par l’Association mondiale pour l’appel à l’islam (AMAI), une ONG libyenne aux activités troubles. De même, la révoltante affaire des infirmières bulgares est ici pudiquement décrite et on apprend, pages 9, que les « hôpitaux et dispensaires sont aux normes européennes ».

Pas un mot, non plus, sur les dessous de la contamination des 475 enfants de Beghazi – victimes d’un mélange, déjà vu ailleurs il est vrai, d’incompétence et de corruption. Et pas d’explication sur le dédommagement des familles de Benghazi par l’état libyen, en réalité l’achat par le colonel de la paix socio-politique dans la région, traditionnellement hostile à la Tripolitaine. Le caractère artificiel de la Libye moderne est à peine évoqué, tout cela restant du niveau d’une « aventure d’Alice au pays du gentil colonel K » et un petit paragraphe, page 15, expédie la question. C’est le propre des hommes d’action et des esprits visionnaires d’aller à l’essentiel.

Selon un – fort médiocre – plan qui aurait sa place dans la copie d’un mauvais élève de Terminale, le rapport s’organise en 13 parties (!), la dernière faisant office de conclusion. Tout le monde ne peut pas avoir suivi les cours de la Sorbonne ou de Sciences Po. Les banalités y côtoient les affirmations péremptoires (cf. plus haut), les inexactitudes manifestes (lien du régime avec le terrorisme, par exemple) et les contradictions. Le texte est plutôt mal écrit, sentencieux, la démonstration laborieuse et il se dégage, à la pénible lecture de ces pages, le sentiment de plus en plus fort que tout cela a été écrit sous influence, voire même qu’il pourrait s’agir d’une commande.

Initialement, je pensais que Monsieur Eric avait assemblé une bande de ses joyeux amis pour un séjour plein d’émotions en Libye.

– Allez, fais pas ta timide, mets du cirage noir sur tes joues, ça fait plus guerrier !

– Zut, j’ai tâché ma chemise Figaret avec de la graisse à fusil !

– Tu crois que je peux demander à cette jeune femme qui a été violée 14 fois si elle peut me photographier près de ce T-72 démâté ?

L’étude, rapide, du profil des missionnaires m’a vite convaincu du contraire. Il ne pouvait s’agir d’une virée de mythomanes mais bien d’un coup de pub, assez courageux d’ailleurs. Mais je vois mal Yves Bonnet courir sous les balles ou la troublante Roumana O vider un chargeur de M-4 à l’aveugle en criant à ses camarades « Mouvement ! ».

Surtout, le texte ne cesse de mettre en avant une opinion plutôt limpide et assumée sur les causes de la révolution libyenne, les motivations et les conséquences de l’intervention occidentale en usant d’arguments, dont certains sont lus et relus depuis des années :

– le colonel Kadhafi n’était pas un poète, mais son peuple était riche. C’est vrai, ces histoires de démocratie, c’est une manie occidentale et ça devient lassant, à la longue.

– Il y a des islamistes en Cyrénaïque. Noooon ? Sans blague ?

– Il ne faut JAMAIS intervenir pour aider un peuple qui se révolte. Ah bon ? Ok. Donc, l’Egypte a eu tort de soutenir le FLN ? Et c’est mal d’aider les Sahraouis ? Et tous ces types qui se battaient en Europe contre les nazis, alors ?

– Il y a des réseaux criminels à l’œuvre sur les arrières de la rébellion. Moi, je pensais qu’il n’y avait que des scouts. Comme quoi, on en apprend tous les jours.

– Tout ça, c’est la faute des médias (air connu) et surtout d’Al Jazeera. Il faut dire que le Qatar participe aux opérations de la Coalition, forcément, ça agace.

– Le régime n’a pas tiré sur sa propre population. Nos enquêteurs sont allés vérifier, et ils n’ont rien vu. Et quand bien même, aurait pu argué Claude Piéplu, « ils ont sans doute leurs raisons ». (Le charme discret de la bourgeoisie, Luis Buñuel, 1972).

– La résolution de l’ONU a été votée sur la foi de simples informations de presse. Quel amateurisme !

– La révolution est menée par d’anciens dignitaires du régime. Rendez-vous compte, ça ne n’est jamais vu nulle part, c’est insensé !

– « La révolution libyenne n’est pas une révolte pacifique ». Je dois dire que ça m’avait échappé. Et puis, seules les révolutions pacifiques sont légitimes. Finalement, les Syriens n’ont pas tort, leurs policiers se font tirer dessus.

– « La crise a provoqué le retour chez eux de nombreux émigrés économiques ». Là  encore, on est sidéré par le caractère novateur de ce conflit.

– Certains membres du CNT veulent que les principes de la sharia soient la source des lois libyennes. Non mais rendez-vous compte, bon Dieu ! Et au Maroc, en Egypte, au Yémen, dans le Golfe, en Tunisie, en Algérie, en Jordanie, c’est quoi, la source des lois ? Les Pages jaunes ?

– La volonté américaine d’empêcher la pénétration chinoise en Afrique. Outre qu’elle était un peu tardive, cette offensive contre Pékin a échoué puisque l’Empire du Milieu a reconnu, finalement, le CNT. Pas de chance, les gars.

– L’insurrection libyenne est raciste. Alors que le régime libyen a toujours été d’une grande correction avec les populations étrangères, c’est bien connu. Demandez aux Tchadiens, demandez aux étrangers travaillant à Tripoli, ils vous diront à quel point la population libyenne est respectueuse, amicale et combien elle fait honneur aux traditions méditerranéennes d’hospitalité.

– « La Libye est le seul pays du « printemps arabe » dans lequel la guerre civile s’est installée » (p. 43). Quelqu’un peut prévenir les Yéménites et les Syriens ?

On pourrait également moquer les approximations (Saïf Al Islam, il a libéré 800 ou 2.000 islamistes ?), les ragots (Moussa Koussa, le ministre des Affaires étrangères ayant fait défection aurait été, évidemment de notoriété publique, un « agent-double du MI-6 ». C’est à ces petits riens que l’on peut percevoir la patte d’un authentique spécialiste du renseignement), l’évidente ignorance des arcanes de la diplomaties (les passages sur le droit d’ingérence et les résolutions de l’ONU sont à pleurer de rire) et des erreurs de débutants : on ne peut pas « rejoindre » l’US Africa Command, (AFRICOM), qui est un commandement militaire régional et non une organisation comme l’OTAN ou l’Union africaine. Heureux les simples d’esprit car le royaume des cieux est à eux.

N’en jetez plus, la coupe est pleine. Je me permets quand même de finir par un dernier ricanement, en me remémorant la réflexion attristée des auteurs, page 29, commentant une salve de Tomahawk sur des cibles sans intérêt : « Trois millions de dollars ont ainsi été dépensés pour réduire en cendres des matériels inertes ». Et alors, c’est votre argent ?

Finissons par le plus important. Outre d’importantes faiblesses, dues au fait que pas un seul de ces « observateurs » n’est réellement compétent, un point doit être souligné, et je n’ai fait que l’évoquer pour l’instant. Il me semble ainsi plus que probable que ce texte, qui n’a finalement eu qu’un faible retentissement dans nos contrées, soit un travail de commande, ou du moins un travail sous influence. A qui peut donc profiter ce rapport, écrit à la va-vite, mais sous-tendu par une hostilité, parfaitement admissible, à l’intervention en Libye ?

Le texte n’est en effet qu’une longue liste des arguments que le régime algérien ressasse depuis des années, le plus souvent pour l’édification de son peuple et de ses voisins arabes. Tout y passe :

– D’abord, une fidélité sans faille au principe bien inconnu de souveraineté nationale, essentiellement quand l’envahisseur est occidental et l’envahi un pays du Sud. L’expérience prouve que la dite souveraineté est moins importante dans d’autres configurations.

– De même, l’obsession occidentale pour la démocratie est ici dénoncée avec vigueur, dans des termes assez voisins que ceux qu’emploient depuis des mois les ministres algériens pour s’opposer aux revendications, quotidiennes, de la population.

– Ensuite, un goût immodéré pour le complot, ici – naturellement – ourdi par les Etats-Unis, mais surtout par Israël – qui, cherchez l’erreur, pourrait être reconnu par le CNT, vous savez bien, ce ramassis d’islamistes radicaux.

– Les intérêts économiques, là aussi soigneusement cachés, sont bien sûr de la partie. Page 37, on nous parle même de « contrats secrets » entre l’Empire et les insurgés. Fumiers, voilà que le CNT va acheter des F-15E à la place de nos Rafale.

Que voilà des experts à la pensée raffinée et manifestement parfaitement indépendante.

« Les experts/Créteil » : Michel Bounan

J’accumule tellement de livres que mon épouse décrit désormais notre appartement parisien comme une annexe d’Amazon. Il va de soi que cette accusation est sans fondement, même si j’envisage depuis peu de stocker des polars dans nos salles de bain. Bref, c’est donc en triant des bouquins que j’ai découvert ce petit livre de Michel Bounan, Logique du terrorisme.

J’avais oublié jusqu’à son existence, mais un simple coup d’œil à son 4e de couverture m’a rafraichi la mémoire, et je ne résiste pas au plaisir de vous en citer le texte :

La guerre menée par le terrorisme contre ses adversaires déclarés est tout à fait invraisemblable. Pour être crédible, cette histoire exigerait triplement et simultanément une excessive stupidité des terroristes, une incompétence extravagante des services policiers et une folle irresponsabilité des médias. Cette invraisemblance est telle qu’il est impossible d’admettre que le terrorisme soit réellement ce qu’il prétend être.

Michel Bounan a au moins le mérite d’assumer sa position. Evidemment, des esprits chagrins avanceront que notre homme est un médecin homéopathe et que ses compétences en matière de terrorisme sont infimes. Autant vous le dire, je suis fier de me compter parmi ces esprits chagrins tant j’ai été affligé par la lecture de cet essai d’une soixantaine de – petites – pages.

Bounan, après tant d’autres, se roule dans la plus médiocre des théories complotistes. Mais, saluons son ambition, notre homme ne se contente pas de s’en prendre aux Etats-Unis, il préfère réinterpréter pour notre édification l’histoire du terrorisme au 20e siècle.

Michel Bounan, qui semble connaître quelques difficultés avec certains concepts historiques (crimes de guerre ? connaît pas), se vautre dans l’erreur et l’anachronisme en qualifiant les bombardements allemands sur le Royaume-Uni, alliés sur l’Allemagne et américains sur le Japon d’attentats terroristes. Peut-être l’auteur prendra-t-il le temps, à l’occasion, de lire quelques textes juridiques ainsi que, par exemple, le livre que Patrick Facon consacra, il y a plus de dix ans, au bombardement stratégique.

Il pourrait même feuilleter quelques pages du Code pénal, un ouvrage précieux. Inutile, non plus, d’informer Michel Bounan que le Blitz sur Londres a bien failli avoir raison de la légendaire ténacité britannique, que les raids sur le Reich, pour criminels qu’ils aient été, n’en ont pas moins eu de réelles conséquences politiques intérieures et que, pour finir, les bombardements nucléaires sur Hiroshima puis Nagasaki ne visaient pas à démoraliser le peuple japonais mais à frapper de stupeur le régime pour le contraindre à la capitulation. Il est difficile de nier le succès de la manœuvre, au-delà des terrifiantes pertes humaines, et, ma foi, si l’URSS a, en plus, été impressionnée par la puissance de l’Empire, pourquoi se plaindre ? Bounan, qui semble plus fréquenter les ouvrages de Thierry Meyssan que les historiens sérieux, n’a pas non plus pensé que l’issue rapide de la guerre dans le Pacifique coupait l’herbe sous le pied de Staline et empêchait les Soviétiques de trop progresser en Extrême-Orient.

Pour le bien de sa démonstration, qui voudrait que le terrorisme n’ait jamais obtenu de gains politiques, Michel Bounan – qui évoque avec une grande légèreté la résistance française durant le dernier conflit mondial – passe sous silence les gains politiques de l’OLP ou la prise de pouvoir de Castro à Cuba. Et il ne s’interroge pas plus sur les motivations de groupes comme Al Qaïda, désireux de provoquer des conflagrations et pas plus tentés que ça par une prise de pouvoir.

L’ignorance de Bounan ne s’arrête évidemment pas là, ce serait trop beau. Nourri de quelques articles cueillis dans Libération, il pense être en mesure d’affirmer que les services de renseignement et de police font preuve d’une « impuissance surprenante ». Ce bon Dr Bounan serait sans doute effaré d’apprendre combien d’attentats sont déjoués chaque année…

S’agissant des médias, il n’a pas tort de moquer leur fébrilité, mais il lui a sans doute échappé que l’irruption de CNN, à l’occasion de la guerre contre l’Irak en 1991, avait durablement bouleversé les mœurs journalistiques. On peut le déplorer, se lamenter, théoriser sans fin, mais les faits sont têtus et les grands médias ne jouent pas d’autre jeu que le leur lorsqu’ils nous inondent d’informations angoissantes et d’images pénibles liées à la menace terroriste. Enfin, Bounan dévoile l’étendue de son ignorance en affirmant que les groupes terroristes ne peuvent être que dirigés par des esprits supérieurs. En réalité, il semble même que notre écrivaillon n’ait pas son service militaire, sans quoi il saurait que la bêtise la plus crasse peut côtoyer de grands esprits, et que les plus beaux plans de bataille sont parfois réduits à néant par de piètres exécutants – demandez donc à Grouchy, ou éventuellement à Provençal le Gaulois.

Le regard, incroyablement naïf, que porte Bounan sur l’Histoire, le cours des événements ou le facteur humain nous en dit long sur l’intolérable ignorance qui le guide tout au long de cet opuscule. Pourtant, l’homme essaye d’étayer son propos par des arguments, mais ceux-ci, puisés dans les délires de Meyssan ou de Gore Vidal, sont sans valeur. Et à la naïveté ou à la stupidité s’ajoute une insondable mauvaise foi, tant il est évident que Michel Bounan n’écrit pas pour prouver ou démontrer mais pour coucher sur la papier la vision inepte qu’il se fait du monde.

Franchement, il aurait pu éviter de nous la livrer.

Le Caire ne répond plus

Figurez-vous que le printemps est ma saison préférée. C’est la période des révisions au Jardin du Luxembourg, le moment de l’année où les amitiés nouées en classe sont les plus profondes, les sourires reviennent sur les visages, la séduction reprend le dessus, l’espoir est là. C’est sans doute en raison de cet espoir que le monde a pris l’habitude de qualifier les mouvements révolutionnaires de printemps : printemps des peuples en 1848, printemps de Prague en 1968, printemps de Pékin en 1989, et à présent printemps arabe. Le seul hic, mais il est de taille, c’est que tous ces printemps se sont achevés dans le sang et/ou dans l’échec de leurs revendications.

Depuis janvier dernier, on nous parle ainsi de printemps arabe, ce que je trouve plutôt inquiétant pour la raison susmentionnée. A l’approche de la fin de ce premier semestre riche en événements, le bilan de ce printemps n’est, en effet, pas fameux. Du Maroc à l’Irak, combien de tyrannies renversées ? Trois. A Tunis et au Caire, l’épicier et Pharaon ont été chassés par la rue. A Sanaa, le Président Saleh, le cher ami de Jacques Chirac, a bien failli passer l’arme à gauche et il est désormais soigné dans la riante Arabie saoudite, en passe de devenir pour les tyrans arabes ce que l’Argentine ou le Paraguay ont été pour les nazis.

Et ailleurs ? Ailleurs, il n’y a pas de quoi pavoiser. En Algérie, un Président malade et persuadé d’avoir une mission divine à accomplir, aidé par une poignée de généraux hors d’âge, bloque le système. En Syrie, le fils de son père pratique avec une admirable détermination une répression sans pitié à l’encontre de son peuple. Il s’inspire peut-être de l’exemple bahreïni, puisque le petit Etat a été le premier à parfaitement et méthodiquement écraser la révolte de la population – avec l’amical soutien des alliés du Conseil de coopération du Golfe (CCG). Au Soudan, le foutoir reste de mise, comme il se doit, et rien ne change vraiment. Au Yémen, le Président Saleh, debout sur l’accélérateur, a conduit son pays vers l’abyme. Il faut dire qu’avec une insurrection houthiste, la révolte des tribus et la guérilla d’Al Qaïda dans la Péninsule Arabique (AQPA), le Yémen avait tous les atouts pour devenir le nouvel Afghanistan, juste en face de la Somalie des Shebab et des pirates. Et tous les drones de l’Empire ne suffiront pas à exterminer les jihadistes actifs de chaque côté du Golfe d’Aden. En Libye, la guerre contre le Guide et ses sales gosses est bien partie pour durer et devenir sans doute l’occasion, à terme, de redéfinir les frontières de cet Etat artificiel. Tous ces pays sont en train de sombrer dans de graves crises intérieures qui voient, malgré l’optimisme béat des éditorialistes parisiens, des régimes policiers défendre bec et ongle des décennies de pouvoir absolu et de kleptocratie décomplexée.

Restent le Maroc et la Jordanie, deux monarchies dont les souverains, respectivement Commandeur des Croyants et Protecteur des Lieux saints, font preuve d’une belle habileté malgré les tensions internes et un environnement régional plutôt agité. Mais l’avenir est loin d’être écrit.

Le printemps arabe a donc toutes les allures d’une fête gâchée. La plupart des commentateurs audibles dans les médias semblent, à mon sens, en proie à un enthousiasme béat bien éloigné des réalités observées sur le terrain. Les universitaires et les administrations pudiquement qualifiées de spécialisées sont pour leur part plus mesurés. Quant à moi, je dois confesser, très modestement, mes grands doutes quant à l’issue positive de ces révolutions.

Combien de temps faut-il pour réellement changer un régime, pour chasser les serviteurs de la dictature ? Et combien pour effacer des esprits la peur et la soumission à l’autorité, ou la crainte de l’uniforme ? Combien de temps pour bannir la corruption, la violence comme seul mode de communication ? Et qui peut prédire la capacité de l’ancien système à résister ? Qui peut même garantir que la révolution réussira ? Y a-t-il vraiment une marche irrésistible vers le progrès et la démocratie ? Ne sommes-nous pas des meurtriers en poussant des adolescents à affronter des services secrets et des gardes présidentielles Je me posais ces questions au Caire en mars dernier, je me les pose toujours alors que la situation égyptienne se dégrade à vue d’œil, sans réellement intéresser les médias français. Seuls les blogs des journalistes du Monde ou de Libération essayent de rendre compte de ce qui se trame sur les bords du Nil à un public plus intéressé par les frasques supposées de DSK ou par le maintien de leur droit à rouler comme des bourrins sur les autoroutes. Pourtant, l’évolution de la situation égyptienne a de quoi donner le vertige.

Commençons par l’économie, et rappelons-nous que, comme les Tunisiens, les Egyptiens qui se sont d’abord soulevés contre un Etat policier, avaient aussi faim et réclamaient la fin de la confiscation des richesses par le pouvoir et ses amis. Avec un salaire mensuel moyen de 150 dollars, un ouvrier égyptien gagne, à quelques euros près, le prix d’une cravate en soie achetée au Bon Marché. La cruelle absence des touristes européens, partis vers le Maroc et surtout vers l’Europe du Sud, n’a fait qu’accélérer la chute de l’économie nationale (pour plus de détails, cf. ici, par exemple), qui survit grâce aux revenus du Canal de Suez, à de maigres gisements gaziers et une industrie lourde qui construit des immeubles à perte de vue.

Les guides de Guizèh qui attendaient en mars, au pied du Sphinx, que je descende de voiture et qui ont essayé, de dépit, de m’en extraire avaient déjà faim. Trois mois plus tard, toujours sans touristes, où en sont leurs réserves ? Je doute qu’ils disposent d’un Livret A auprès de la Bank of Egypt et leur colère doit être encore plus grande que le 25 janvier, date retenue pour le début de la révolution. Chaque jour ou presque, des manifestants viennent réclamer devant les ministères qui bordent la place Tahrir des aides, des logements, un avenir meilleur pour leurs enfants. Hélas pour eux, le gouvernement de transition et le Conseil suprême des Forces armées paraissent bien incapables de fournir quoi que ce soit de tangible, même en saisissant les avoirs de Pharaon et de sa famille.

Sans éducation politique, la population égyptienne (40% d’analphabètes) croyait à des jours meilleurs et à des lendemains lumineux. Pour l’heure, elle doit apprendre à vivre avec encore moins qu’avant, sans garantie pour l’avenir et découvre qu’il ne peut exister de miracle économique immédiat.

Comme nombre de commentateurs l’ont souligné, ces révolutions arabes ont éclaté spontanément, sans mot d’ordre lancé par les rares partis d’opposition en état d’en lancer et sans vaste conspiration organisée par l’Empire – ou par d’autres. Inutile donc, soit dit en passant, de prêter la moindre attention aux nouvelles fadaises de M. Eric, qui nous rapporte d’un récent voyage une compilation d’idioties, lui que ne différencierait pas un rabbin d’un guitariste de ZZ Top. A chacun sa version du voyage en Orient. Que l’armée ait réussi, dans quelques Etats arabes, à renforcer son pouvoir à l’occasion de ces révoltes, personne ne le discute. Que ces armées aient réalisé des coups d’Etat prémédités de longue date et poussés par l’Empire, seul un observateur n’ayant ni vu ni écouté la rue arabe peut l’affirmer (ici).

Le ras-le-bol des populations arabes s’est exprimé brutalement, et si nous étions quelques uns à avoir annoncé une crise politique régionale d’ici cinq ans, aucun n’avait évidemment prévu que l’étincelle tunisienne mettrait le feu aux poudres. Dépassés dans les premiers jours, les Frères musulmans égyptiens ont su, très vite, rebondir et saisir leur chance historique. Dès la prise de pouvoir par l’armée, après le départ de Pharaon vers Charm El Sheikh, la confrérie a publiquement accordé sa confiance au Conseil suprême des Forces armées, dirigé par le – faussement – débonnaire maréchal Tantawi. L’annonce de futures élections « sans entrave » a ensuite entraîné une profession de foi des Frères en faveur de la démocratie.

Sans être exagérément suspicieux, il est quand même possible de penser que cette prise de position a été inspirée par la confortable assise électorale dont dispose la Confrérie. Celle-ci, largement financée par les Qataris, toujours serviables, est fidèle à son dogme et à ses méthodes : parvenir au pouvoir par les urnes et non par la violence, grâce à un travail social en profondeur (actions humanitaires, utilisation des relais que sont les imams pour faire des passer des messages, soutien scolaire, grande attention portée aux difficultés quotidiennes de la population). Créditée, a minima, d’au moins 45% des intentions de vote, dès la chute du régime, l’organisation a eu beau jeu de se rallier au processus démocratique. Seule force politique organisée en Egypte depuis que le parti présidentiel a été dissous en avril dernier, la Confrérie est en position de force et monte en puissance dans le débat public, alors que de nombreux petits partis politiques, nés de la révolution, en sont encore à chercher des locaux, rédiger leur programme ou se doter d’une direction.

Il m’a semblé, assez rapidement, que l’armée et les Frères avaient passé un accord instituant un modus vivendi valable pour toute la durée de la transition. Quoi qu’on en dise, l’armée égyptienne n’est pas une force progressiste et elle compte dans ses rangs une proportion non négligeable de sympathisants de l’organisation religieuse – dont certains, que j’ai pu observer de près, sont bien loin d’être sensibles aux revendications de la jeunesse vue place Tahrir. Son nationalisme sourcilleux est par ailleurs parfaitement compatible avec l’islamo-nationalisme des Frères, farouches défenseurs, eux aussi, de la grandeur incomparable de l’Egypte au sein du monde arabe. A mon sens, le deal peut être résumé ainsi :

– à l’armée, les Frères abandonnent, pour l’instant, la gestion quotidienne et sans entrave du pays jusqu’aux élections de l’automne (législatives PUIS présidentielle, étrangement) et les premières inflexions diplomatiques ;

– aux Frères, l’armée garantit le droit de monter en puissance, en y mettant quand même les formes.

Evidemment, tout cela ne va pas sans heurts, mais, grosso modo, tout le monde s’y retrouve.

Les Frères musulmans, qui ont pourtant durement souffert de l’impitoyable répression menée contre eux par les pharaons successifs, ne sont pas rancuniers et laissent l’armée jouer les innocentes. Dieu sait pourtant que les généraux égyptiens – au fait, Pharaon, il n’était pas un peu militaire, des fois ? – se sont largement servis et ont profité de la confortable aide militaire apportée par l’Empire. Dans les rues du Caire, on croisait en mars dernier plus de M-1 et de M-60 que de T-72, et il serait bon de se souvenir que l’armée de Pharaon vole depuis des années sur Phantom et F-16. Les MiG-21 et autres Su-17 sont bien loin… (Soupire de nostalgie en repensant à Guerre d’usure au-dessus du Canal en 1970. Passons.). De même, le patrimoine financier et immobilier de l’armée est considérable et plusieurs voix se sont élevées depuis des semaines pour rappeler que les membres du Conseil suprême des Forces armées n’étaient pas connus pour leurs activités philanthropiques. Encore des mauvaises langues, sans doute.

Travaillés à la chignole et à la gégène dans les sous-sols des bases de l’armée, les extrémistes religieux égyptiens, systématiquement qualifiés de « fous » par les autorités qui leur déniaient toute parenté avec l’islamisme, sont donc désormais aux portes du pouvoir. En mars, la Confrérie a annoncé qu’elle présenterait des candidats aux élections législatives mais qu’elle s’abstiendrait de concourir lors la présidentielle. Faussement modestes, les Frères se disaient, d’abord, concernés par la résolution des difficultés du pays, mais aucunement par le pouvoir pour le pouvoir.

Ah, les braves gens. Evidemment, cette posture, admirable à tous points de vue, agaça la jeune garde, à la fois moins subtile et moins complexée par la prise de pouvoir, qui s’éleva contre cette timidité. A l’époque, j’ai même pensé que les vieux sages de la Confrérie étaient comme pris de vertige alors que le succès, si longtemps recherché, était enfin à portée de main. J’avais tort, ce qui m’a in fine rassuré : les Frères n’étaient pas plus complexés par la perspective d’arriver au pouvoir que je ne l’étais par une soirée chez Pancho, pas très loin d’Edwards. La position des Frères a évolué au fur et à mesure que la situation, intérieure comme internationale, évoluait.

Après avoir reconnu, très rapidement, le rôle de l’armée et avoir salué sa retenue, les Frères envoyèrent les premiers signaux, non pas contradictoires mais, au contraire, habilement complémentaires. Ainsi, la confrérie, qui se disait par avance respectueuse des résultats des scrutins à venir, entendait peser très vite sur la vie politique. La démocratie ? Oui, bien sûr, mais il ne pouvait être question de voir se présenter, et encore moins être élus à la Présidence, une femme ou un chrétien. Bien sûr – qu’allions-nous penser là ? – tous les citoyens égyptiens avaient les mêmes droits, mais il n’était pas question d’oublier qui commandait… Avec un grand courage et une bonne dose d’inconscience, un dignitaire copte a récemment précisé que « les musulmans étaient les invités des coptes en Egypte ». Inutile de dire que cette franchise, certes un peu brutale et fondée sur la seule chronologie, lui a valu quelques viriles réprimandes, au milieu d’un climat de paranoïa communautaire qui voit les uns et les autres s’accuser de conversion forcée ou de profanation de lieux de culte.

Principale force d’opposition, les Frères ont soutenu sans hésiter le référendum du 19 mars ouvrant la voie aux élections de l’automne. Relayés par les imams, les arguments du Conseil suprême des Forces armées ont aisément convaincu les électeurs malgré l’opposition farouche des jeunes du Mouvement du 6 avril ou des candidats déclarés à la présidence, comme Amr Moussa ou Mohamed El Baradei. Chargée de maintenir un semblant d’ordre, l’armée ne s’est quasiment pas impliquée dans la gestion des manifestations place Tahrir qui ont suivi la chute de Pharaon et a préféré se concentrer sur la protection des frontières et des centres de pouvoir. Cette attitude, qui a initialement été saluée par les révolutionnaires et qui était censée rassurer les alliés occidentaux, a rapidement évolué. Devant la montée de la contestation et la multiplication des manifestations, l’armée a annoncé fin mars que les protestataires seraient dorénavant traduits devant des tribunaux militaires, dont on sait qu’ils sont à la justice ce que la musique militaire est à la musique. De même, les amendes promises aux mauvais citoyens qui osaient s’élever contre le déroulement de la transition ont atteint des montants proprement ridicules, alors que la pauvreté est le premier fléau du pays. Et les langues se délient quant au comportement, supposément exemplaire, de l’armée pendant la révolution et après. Fin février, après de sérieux affrontements entre militaires et jeunes manifestants, l’armée avait présenté ses excuses et promis que de tels excès ne se reproduiraient pas. Elle a l’air moins débonnaire, ces jours-ci, après l’arrestation d’un bloggeur qui a osé la critiquer…

Pourtant, des vidéos circulent qui montrent de jeunes gens parqués dans une caserne et tabassés par des soldats hilares – toujours cette saine camaraderie, un peu virile sans doute, qui unit civils et militaires. Puis, il y a eu ces récits, par de jeunes femmes traumatisées, de nuits d’horreur au Musée du Caire, transformé pour l’occasion en camp de transit. Là, sans doute afin de débusquer des agents sionistes ou des contre-révolutionnaires, des « tests de virginité » ont été pratiquée par des soldats que l’on imagine assez semblables à la soldatesque décrite dans Soldat bleu (Ralph Nelson, 1970) ou La chair et le sang (Paul Verhoeven, 1985) et qui n’ont pas dû beaucoup se faire prier pour palper et peloter des femmes terrorisées. Dans un pays qui compte deux viols par heure et dans lequel la victime d’une agression sexuelle ne peut être qu’une tapineuse qui l’a bien cherché, on imagine que la révélation de ces sévices a été très mal perçue. Dès mars, mon chauffeur m’expliquait que ces affirmations ne pouvaient qu’émaner d’ennemis de la révolution désireux de casser le lien armée – peuple. La haute hiérarchie militaire a évidemment nié, jusqu’à l’aveu d’un général, il y a quelques jours. Demandez donc à Laura Logan ce qu’elle pense de la galanterie cairote ou lisez ça (et ça aussi).

Tout se met donc patiemment en place dans un désordre de plus en plus violent auquel personne ne semble capable de s’opposer. Durablement décrédibilisée, la police en fait encore moins qu’avant. La sinistre Sécurité d’Etat, dont plusieurs bâtiments ont été incendiés en mars, au Caire comme à Alexandrie, a été dissoute et remplacée par sa copie presque conforme. Ses dizaines de milliers de membres vivent dans la crainte depuis que des centaines de dossiers ont été volés par la foule et sont de temps à autre mis en ligne sur Facebook ou ailleurs. N’ayez crainte, les gars, nul doute que le pouvoir aura besoin de vos précieuses compétences.

Et quid de la diplomatie ? Contrairement aux affirmations de certains, la population égyptienne a immédiatement demandé aux autorités de transition un changement radical à l’égard d’Israël. Soigneusement cachée aux yeux des médias occidentaux, cette revendication a été rapidement la plus consensuelle au sein du peuple. Dénoncés, la corruption et les abus de pouvoir du régime déchu semblaient moins graves que l’alliance avec l’Empire et surtout l’indulgence envers l’Etat hébreu. En janvier 2009, l’armée avait ouvert le feu sur les Palestiniens qui fuyaient l’offensive israélienne contre Gaza, ce qui avait naturellement ulcéré les Egyptiens. Quelques semaines après la chute de Pharaon, l’armée a indiqué qu’elle respecterait les traités signés par le pays, y compris l’accord de paix avec Israël – qui fut fatal à Sadate – mais qu’elle entendait « rééquilibrer » ses relations avec l’Empire et son allié de Judée-Samarie. Une telle déclaration ne pouvait qu’emporter l’adhésion des Frères comme des révolutionnaires les plus jeunes.

Dès le début de l’insurrection libyenne, la Confrérie a par ailleurs indiqué publiquement qu’elle rejetait toute intervention occidentale et que « seule une solution arabe pouvait être admise ». Très vite, et alors qu’il semblait bien que les rebelles libyens comptaient dans leurs rangs quelques islamistes, l’Egypte a laissé passer des armes à leur intention tout en refusant à la fois d’intervenir et d’autoriser le transit des F-16 des Emirats arabes unis dépêchés aux côtés de la coalition conduite par Paris et Londres.

Puis, sans doute emportées par leur élan, les nouvelles autorités du Caire ont œuvré pour une réconciliation, sans doute condamnée d’avance, entre le Hamas et le Fatah. Les attentats contre le gazoduc alimentant Israël et la Jordanie ont dans le même temps commencé, et personne n’a semblé très mobilisé par les enquêtes. Il faut dire que les dirigeants israéliens, lucides sur les revendications de tous les révolutionnaires arabes à leur égard, ont adopté une posture autiste qui les condamne à moyen terme. Isolé, le pays, qui connaît déjà de vives tensions intérieures, durcit sa diplomatie et prend des gages territoriaux selon un vieux principe stratégique, sans réaliser que le moment est sans doute venu de se montrer raisonnable. Netanyahou n’est ni Rabin ni Sharon, et il mène une politique étrangère suicidaire qui alimente la rage dans toute la région.

Cette colère s’exprime dans les déclarations des islamistes plus ou moins radicaux. De même que le néo-poujadisme de la droite populaire de l’UMP libère la parole du Front national en France, le discours assumé des Frères conduit les membres les moins reluisants de la famille à sortir de leur silence. Dès la fin du mois de février, des membres de la Gama’a Islamiyaa ont ainsi exprimé des revendications claires, peu compatibles avec l’idée que nous nous faisons de la démocratie. Visibles place Tahrir lors de prières publiques, les salafistes s’en sont pris à celles qui manifestaient au Caire lors de la Journée internationale de la femme, les tripotant, les menaçant de viol, les insultant comme jamais, tout cela sous le regard d’une armée que l’on sentait bien peu sensible à ces débordements. Yousef Al Qardawi, un prédicateur vedette qui aurait dû mille fois finir dans sa baignoire avec un grille-pain, a publiquement repris les revendications des salafistes, dont celle appelant à la conversion immédiate des coptes à l’islam. On peut difficilement être plus clair. Voyez même ce qu’en dit le frère Tariq .

Depuis, les Frères, plus présentables que les terroristes plus ou moins repentis de la Gama’a, ont finalement indiqué qu’ils n’excluaient plus une candidature à la présidence, tandis que le chaos économique se double désormais d’un vaste chantier sécuritaire qui voit se multiplier évasions massives de prisonniers, agressions de toutes sortes, trafics d’antiquités, incidents dans le Sinaï et très vives tensions communautaires entre coptes et musulmans, tout cela dans une atmosphère de coups fourrés, de provocations et de navigation à vue de la part de l’armée égyptienne.

Alors ? Alors il est plus que prématuré de dire que le fameux printemps arabe voit la fin du jihadisme, et même l’échec de l’islamisme radical. Dépassés par les événements, nos amis barbus ont su rebondir et profiter du désordre général. En Egypte, les voilà aux portes du pouvoir. Il suffit de regarder une carte pour réaliser quelle sera l’ampleur du choc quand le nouveau pharaon, tout auréolé de sa légitimité démocratique, se rapprochera de l’Iran – c’est en cours, soit dit en passant – et/ou de l’Arabie saoudite dans le fascinant jeu diplomatique que connaît la région depuis 1.400 ans. En Tunisie, les islamistes relèvent également la tête. En Algérie, les leaders de l’ex-FIS en sont à faire pression sur le très déclinant Bouteflika pour obtenir la libération de 7.000 (rpt fort et clair : 7.000) islamistes actuellement détenus, tandis que des quartiers de la capitale, comme Kouba ou Baraki, semblent revenus 20 ans en arrière. Au Yémen, AQPA paraît en mesure de créer son petit émirat sur mesure.

Autant dire que tout s’arrange, et que BHL va épuiser son stock de chemises blanches et de laque en voyageant de révolutions ratées en guerres civiles.

« Il n’y a jamais eu de démocratie qui ne se soit suicidée. » (Samuel Adams)

Un complot, on vous dit. Un coup monté des Russes, des services grecs (les pauvres, s’ils savaient), de l’UMP, de militants antisémites, de la CIA, de féministes enragées – elles le sont toutes, d’ailleurs, en tout cas d’après plusieurs sources fiables. Jusqu’à l’éditorialiste du Monde Magazine qui, grâce à l’expertise d’un hôtelier berrichon, affirme sans rire que jamais une femme de chambre ne ferait son travail si la chambre était encore occupée. Moi qui ai fréquenté des palaces dans tous les coins de la planète, et qui viens même de passer un mois dans un luxueux hôtel du Caire, je peux vous dire que ma chambre a été nettoyée alors que j’étais présent. Autant vous dire que les doutes du taulier des Volets rouges, pas tellement loin de Vierzon, on leur accorde la même valeur qu’à ceux de Mme Royal, le gourou du Poitou.

L’éditorial du Monde Magazine, empli de doutes présentés avec un semblant de finesse, est d’autant plus surprenant qu’un éditorial du Monde, la maison mère, évoquait peu de jours auparavant une véritable « régression démocratique » – au grand dam des internautes, évidemment. Il fallait pourtant bien, après quelques jours de stupeur et de fascination, qu’une plume responsable sorte du bois et écrive que la théorie du complot ne tenait pas. On aurait même pu ajouter que les défenseurs de DSK, auquel il faut naturellement accorder le droit au doute, étaient peu ou prou les mêmes que ceux qui, il y quelques mois, avaient défendu Roman Polanski contre l’ignoble justice de l’Empire. Désormais, avec une grande élégance, certains vont même jusqu’à affirmer qu’une fellation sous la contrainte est impossible, et ces aimables esthètes de nous donner des détails. On sent bien que nous avons à faire à de fiers mâles qui n’ont jamais eu peur, jamais cédé, jamais été contraints. Saluons ici leur immense courage, la finesse de leur analyse psychologique et souhaitons que jamais leur mère, leur épouse, leur soeur ou leur fille ne croisent un soir, dans un parking, un prédateur sexuel. On imagine que leur réaction serait de la même nature, équilibrée, pudique, empatique.

Je ne tire, pour ma part, aucune conclusion de la constitution de ce comité de soutien, je me contente de noter qu’il existe comme une légère coupure entre une partie de nos élites – plus économiques et sociales qu’intellectuelles – et le bon peuple de France. Inutile, ensuite, de rouler des yeux effarés quand on entend, hélas, Marine Le Pen lancer des remarques de bon sens alors que les partis de gouvernement sont comme tétanisés, si ce n’est empêtrés dans leur proximité avec l’illustre inculpé. Il faut cependant concéder que peu de choses sont plus rageantes et inquiétantes que la vision d’une classe dirigeante piégée par ses calculs électoralistes de cour de récréation, ses réflexes corporatistes et son manque flagrant de sens de l’Histoire.

Dès lors, alors que le monde entier moque la légèreté des mœurs de nos hommes politiques et se gausse de notre presse de larbins, les citoyens de ce pays se partagent entre les partisans d’un obscur complot aux commanditaires inconnus et aux objectifs inavouables, les défenseurs plus ou moins sincères de la morale commune, et ceux, innombrables, qui n’éprouvent que honte et lassitude devant un tel étalage de médiocrité. Comme un seul homme, voilà que nos intellectuels prennent la défense de DSK comme ils avaient, il y a quelques mois, pris celle de Roman Polanski au mépris de la simple décence. Fort heureusement, il reste à quelques uns le courage et la lucidité de pousser de retentissants coups de gueule, comme ici, par exemple.

Du coup, la justice de l’Empire, qui n’est certes pas irréprochable, en vient à être vouée aux gémonies par ceux qui, il n’y a pas si longtemps, admiraient sans honte les succès sociaux de l’URSS ou les irrésistibles progrès réalisés au Kampuchéa démocratique par les Khmers rouges. Soyons juste, il se trouve aussi parmi les comptenteurs de DSK quelques esprits avant-gardistes qui pour leur part voyaient d’un bon œil les régimes militaires sud-américains ou l’aimable gouvernance du général Franco – voire qui croient encore que le maréchal Pétain n’a pas démérité, et même qu’il préparait la revanche dans le secret des états-majors de Vichy. Pour ma part, la justice impériale, certes accusatoire, me convient tout autant que celle de la patrie autoproclamée des droits de l’Homme.

Et les articles de fleurir désormais dans la presse du soir et celle du matin. On y disserte doctement du pourquoi et du comment des théories du complot – alors que l’insondable bêtise d’une écrasante majorité d’humains depuis la nuit des temps constitue, à mes yeux, une explication parfaitement valable – et on y apprend que quantité de respectables membres de notre intelligentsia savaient tout – ou en tout cas s’en vantent – et n’ont rien dit, à la différence de Pierre Gastié-Leroy (Je sais rien mais je dirai tout, Pierre Richard, 1973). On pourra lire avec profit, malgré les réserves que ne peut que susciter la référence au 11 septembre, un article d’Agora Vox sur ce point ().

Ainsi donc, on accuse et on défend sans preuve, on fait le lit des extrêmes en adoptant des comportements dont osaient à peine rêver les polémistes les plus nauséabonds de notre glorieux entre-deux-guerres et que n’aurait sans doute pas reniés Louis Ferdinand Auguste Destouches, le nazillon de Meudon. Et tout cela intervient, l’Histoire a le sens de l’humour, au moment où les nations occidentales se débattent dans d’immenses difficultés morales, sociales, économiques et politiques. En France (un exemple au hasard), une équipe gouvernementale sans envergure tente, sous l’impulsion d’un Président qui est à la fois une énigme et une catastrophe, d’obtenir une réélection en pillant sans vergogne le fond de commerce du Front national. Nous voilà donc dans une situation qui devrait rappeler des souvenirs – étant entendu que l’Histoire ne se répète pas mais qu’elle offre quand même de solides éléments de comparaison pour peu qu’on lève la tête  de Télé 7 Jours ou d’Auto Plus.

« Je ne veux pas jouer les Cassandre », disait Cassandre dans Maudite Aphrodite (1995, Woody Allen) et on lui répondait « Mais tu es Cassandre ! ». Sans être exagérément pessimiste, il est quand même possible de dire que nous sommes mal partis pour finir ce siècle sans une nouvelle catastrophe dont nous avons le secret, « nous autres de la France » comme le chantaient les Rita Mitsouko. L’étude, la fréquentation des grands auteurs et des grands témoins, les voyages dans des zones troublées, tout cela donne à réfléchir – ou devrait donner à réfléchir – sur la fragilité des systèmes politiques et la vanité – l’inconscience ? – de ceux qui croient qu’un système social et politique se fige une fois pour toutes. L’Europe, cette fameuse vieille Europe, nous a donné tout au long du siècle passé de terrifiantes illustrations de cette fragilité. Surtout, nous n’avons aucun recul sur la longévité des démocraties, sur leur capacité à survivre, à surmonter les chocs. Les femmes votent en Occident depuis moins d’un siècle. Dans l’Empire, la population afro-américaine s’est vue empêchée de jouir de ce droit jusqu’aux années 60. L’Europe a vu ses dernières dictatures tomber en 1989, et déjà, après un demi-siècle de paix – et une épouvantable guerre civile dans les Balkans, désormais sous protectorat de facto de l’UE et de l’OTAN – notre système montre ses limites et ses premiers signes de faiblesse.

En France, mais aussi en Italie, le personnel politique ne vit pas pour servir mais pour se servir. La politique y est devenue un métier qui permet de cumuler les mandats sans grand souci du bien commun, et on compte bien peu de M. Smith au Sénat. La faiblesse de la justice de ces deux Etats, à l’histoire pourtant déjà longue, a longtemps retardé le renouvellement des classes dirigeantes qui ne rechignent pas à s’auto-absoudre. Certains de nos départements n’ont rien d’ailleurs à envier au New Jersey des Sopranos, à la Louisiane de James Lee Burke ou la Californie de James Ellroy. L’exaspération de nos peuples et l’usure de nos régimes peuvent se mesurer à de nombreux signes. Le désintérêt des électeurs en est un, bien difficile à expliquer aux Egyptiens qui étaient si fiers de voter le 19 mars dernier. Le plus inquiétant reste, à mes yeux, le lissage du spectre politique dans lequel les deux principaux partis dits de gouvernement ne dominent plus la scène mais s’appuient, comme les récents sondages le confirment, sur un socle électoral voisin de celui de l’extrême-droite ou de la nébuleuse alternative, principalement les écologistes. En 2002, Jacques Chirac parvient au second tour de l’élection présidentielle avec un score dérisoire, et si Nicolas Sarkozy est « bien élu » en 2007, c’est parce qu’il a su incarner l’espoir d’un changement net et donc aspirer des voix initialement portées vers le vote contestataire. En 2012, cette rupture ne pourra manifestement pas être vendue une deuxième fois aux électeurs et le choc pourrait bien être rude.

La colère et la lassitude du peuple, à l’origine de notre crise de gouvernance, sont accentuées par l’échec patent de notre système éducatif et de notre processus d’intégration des populations étrangères – quelle que soit la raison du fiasco de ce processus. Sans culture, sans connaissance de sa propre histoire, sans le moindre respect pour la connaissance et donc sans la moindre humilité intellectuelle, la population est d’autant plus aisément séduite par les tribuns (pensez à relire le Jules César de Shakespeare) qu’elle ne dispose plus des outils intellectuels lui permettant, à mon sens, d’exercer un véritable droit de critique. La mode des commentaires sur Internet, dont j’ai déjà dit tout le bien que j’en pensais (ici), ne fait que mettre en lumière, par la popularité des théories du complot et autres fadaises, sa totale déconnexion de ses dirigeants et de la réalité.

Conscients ou inconscients de cette situation, certains parmi les plus brillants de nos hommes politiques agitent des chiffons rouges sous le nez de leur électorat. Les membres de la droite populaire, aimable association d’élus UMP fiers de relayer la parole des cafés du commerce, s’emparent de sujets de société (mariage gay, immigration, sécurité routière, fiscalité, que sais-je) et profèrent des déclarations dignes du comptoir le plus mal fréquenté du pays : un nationalisme qui n’a rien de gaulliste, une vision simplissime des relations internationales, de faux remèdes à la délinquance, un populisme vulgaire. La droite populaire ne comprend rien, s’en vante, et on est partagé entre le personnage joué par l’immense Jean Yanne dans Que la bête meure (Claude Chabrol, 1969) et le Georges Lajoie interprété par Jean Carmet dans Dupont Lajoie (Yves Boisset, 1975).

L’angoisse des populations occidentales, qui n’a pas échappé à la sagacité d’Henri Guaino et que j’avais modestement abordée ici, ne semble pas pouvoir trouver de réponse dans l’état actuel de notre débat politique et de nos capacités économiques.

Adepte d’un enchaînement coup de menton/rétropédalage digne des plus doués des élèves de Wu Tang, le Président navigue à vue, lance des débats rapidement bâclés, monte les Français les uns contre les autres, nourrit la déception encore et encore, annonce des réformes historiques oubliées dans la semaine et expose avec une rare indécence l’étendue de ses névroses et de sa fragilité. Face à lui, les socialistes ne font guère mieux et surtout, surtout, nos amis du jihad mondial observent avec gourmandise croître notre vulnérabilité. Les prochains mois, alors qu’AQMI monte spectaculairement en puissance au Sahel, que le Yémen et la Syrie sombrent et que le Pakistan confirme son statut de cauchemar planétaire, pourraient bien être décisifs.

Osons l’écrire : si les jihadistes ont un minimum de sens politique, ils frapperont l’homme malade de l’Europe, la France irrémédiablement coincée entre ses leçons de morale et son vieux fond autoritaire. Gageons qu’une bombe bien placée accompagnée d’une revendication bien sentie nous placeront au bord du gouffre, et il faut compter sur Marine Le Pen, sans doute la moins folle et la plus froide de nos politiques, pour nous y pousser d’un vigoureux coup de pied au fondement. Un de mes amis, officier supérieur breveté – et à ce titre paré de toutes les vertus – m’a dit il y a près de dix ans qu’il sentait qu’un jour ou l’autre nous serions à notre tour des résistants. Il n’avait sans doute pas tort. Saurons-nous nous montrer à la hauteur de cet enjeu ?

« I got a name, and I got a number, I’m coming after you. » (« Just a job to do », Genesis)

Et voilà, l’Empire a réussi à faire payer le grand tout maigre. « Justice a été faite », a annoncé l’Empereur, en homme qui n’a décidément pas été émasculé par son Nobel de la Paix. C’est à ces petits détails qu’on sépare les vrais mecs des demi-sels, mais, franchement, on n’y croyait plus. D’ailleurs, pour tout dire, on le croyait mort, l’excité de l’Hadramaout, emporté par une vilaine turista quelque part dans les zones tribales pakistanaises ou ravagé par une vilaine MST dans un claque de Tijuana ou une clinique du Montana.

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En 2006, les Saoudiens avaient même plutôt l’air sûrs de leur coup quand ils évoquaient une sépulture dans les montagnes et puis quand même, il reste une question : pourquoi diable Oussama a-t-il disparu de la circulation comme ça, d’un coup, pour ne plus laisser transpirer que des enregistrements moisis ? Evidemment, un esprit suspicieux comme le mien pourrait suggérer que les services saoudiens avaient sciemment laissé filtrer de fausses informations afin de donner un peu de répit au rejeton le plus turbulent du clan Ben Laden. Après tout, l’Arabie saoudite n’a découvert que sur le tard à quel point le jihadisme n’avait rien de sexy, et elle avait longtemps observé avec tendresse les agissements de cette bande de quadragénaires vivant chichement en Afghanistan dans des grottes et des camps de toile et rêvant d’abattre l’Empire. Il ne faut pas mépriser la camaraderie des tranchées, je sais, mais quand même. Peut-être Oussama en avait-il eu assez de toute cette violence, de toute cette pression, un peu comme Odile Deray ?

Quoi qu’il en soit, pendant qu’Oussama Ben Laden observait le silence blasé de celui qui n’a rien à prouver, le bon docteur Ayman se glissait avec talent dans les habits de chef d’Al Qaïda, et c’est à lui qu’on doit donc les grandes évolutions idéologiques et stratégiques du groupe, comme je l’ai exposé ici ou . Contrairement aux affirmations des dizaines d’experts plus ou moins compétents et inspirés qui se succèdent dans les médias depuis l’attentat de Marrakech et qui étaient donc en place quand la nouvelle est tombée, Ben Laden n’a jamais été le théoricien du jihad. Leader charismatique porté par une vision, il s’est toujours appuyé sur des idéologues originaires du Moyen-Orient (Abou Koutada al Filastini, Abou Hamza al Masri, Abou Walid, Abou Moussab al Suri, tous de sympathiques théologiens ouverts sur le monde) pour mettre en musique ses projets.

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Obsédé par l’Empire, Oussama Ben Laden avait quasiment trahi ses camarades du Machrek, plutôt obsédés par Israël, et Abou Zoubeida avait même confié à ses interrogateurs de la CIA que de réelles tensions étaient apparues à la fin des années 90 au sein de l’état-major d’AQ à ce sujet. Fort heureusement, fin tacticien, OBL avait su apaiser ses amis par quelques opérations de belle facture. Quel homme, quand même.

Et lundi matin, à l’heure où blanchit le campagne, voilà que j’apprends qu’Oussama a été tué par une équipe de SEALS, non pas dans les rugueuses campagnes pakistanaises près de la frontière afghane, mais au nord d’Islamabad, dans une ville, Abbottabad, qui abrite, excusez du peu, l’académie militaire nationale (PMA). Entouré d’élèves officiers et de militaires à la retraite, Oussama serait donc passé inaperçu toutes ses années, alors que tous les services de renseignement un tant soit peu sérieux savaient depuis au moins 1998 que l’ISI n’avait JAMAIS cessé de soutenir les Taliban, Al Qaïda, les groupes cachemiris et quelques autres rigolos. L’Inde a même émis des mandats d’arrêt internationaux à l’encontre de deux membres de l’ISI pour leur rôle dans l’assaut lancé contre Bombay/Mumbai en novembre 2008. Et n’importe quel analyste de l’OTAN vous dira que les insurgés afghans – ce terme est proprement insupportable tant il passe sous silence le radicalisme religieux – n’ont jamais cessé de recevoir l’aide du Pakistan.

L’année dernière, Hilary Clinton avait même glissé, en public, qu’à son humble avis Oussama Ben Laden vivait au Pakistan. Naturellement, à Islamabad, on s’était ému, on avait protesté de sa bonne foi, on avait appelé à une pleine et entière coopération internationale, les habituelles foutaises servies par un gouvernement qui, au mieux savait qu’il n’avait aucune prise sur ses propres services secrets, ou qui, au pire jouait un double jeu éhonté avec les Occidentaux. Déjà, en 2003, au Quai, on riait des déclarations d’une délégation pakistanaise, incarnation de la vertu bafouée : « Des camps terroristes chez nous ? Mais il n’y en a jamais eu. D’ailleurs, on les a tous démantelés ». Non seulement c’était idiot, mais en plus c’était faux…

La duplicité d’Islamabad depuis le début de l’intervention occidentale en Afghanistan était donc telle qu’il semblait exclu d’informer qui que ce soit du raid contre Oussama Ben Laden. A quoi bon tenir secrète une opération au sein de ses propres forces pour en informer le pire allié qui soit ? Laissons le général Heinrich, interviewé dans Le Parisien, le quotidien qui fait l’opinion au pays des Lumières (ici), à ses évaluations et persistons à penser que l’opération Geronimo a bien été conduite sans un mot au Pakistan. Et réjouissons nous de ce silence, réel ou souhaité, car on imagine sans mal quelle aurait été la réaction de la rue pakistanaise, connue pour son amour de l’Occident et sa retenue lors des manifestations de sa colère… Finalement, le silence de l’Empire épargne un partenaire ambigu mais précieux, du moins pour l’instant.

Déjà, les conspirationnistes sortent du bois et, profitant de la diffusion par la presse pakistanaise d’une photo trafiquée, se laissent aller à leur hobby de prédilection. Le choix est vaste : Oussama était déjà mort, il avait été capturé il y a des mois et l’opération de l’Empire n’a été montée que pour servir les intérêts d’Obama, Oussama n’a jamais été qu’un agent de la CIA en mission d’infiltration profonde, Oussama était une drag queen de Sidney (« Priscilla, moudjahiddine du désert » ?), Oussama était un droïde de protocole parlant 6 millions de formes de communication, Oussama était le frère jumeau de Timothy McVeigh etc. Ce qui reste fascinant est la prodigieuse imagination et l’absence totale de cohérence de nos émules de Dan Brown, mais il s’agit ne pas perdre de temps avec ces analystes de pacotille ou ces experts de troisième zone, et on pourra se contenter des hilarantes contributions de Slate.fr.

Donc, il est mort, et si certains en doutent, ses fidèles, eux, commencent à le pleurer. Les cadres d’Al Qaïda dans la Péninsule Arabique (AQPA), un temps abasourdis, se sont repris et nous ont promis une vengeance à la hauteur de l’affront. Enfin, un peu d’action, ne peut-on s’empêcher de penser. Il faut dire que la branche yéménite d’Al Qaïda a une autre allure que les petites frappes d’Abou Sayyaf, les lointains cousins de Mindanao, mais on y reviendra.

Donc, disais-je, Oussama est mort. « On meurt pas forcément dans son lit », disait Raoul Volofoni, qui s’y connaissait. Il a été abattu par un membre de la Team 6 des Navy SEALS, une unité de la marine impériale appartenant aux Forces spéciales et présentée au grand public par deux abominables navets, Navy Seals – les meilleurs (tout un programme, 1990, Lewis Teague) et GI Jane (1997, Ridley Scott).

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Alors, exécuté, Oussama ? Oui, probablement, mais ça dérange qui, exactement ? Capturer vivant le fondateur d’Al Qaïda aurait été, au-delà de la posture juridique et morale qui veut qu’on garantisse un procès impartial à l’accusé et qu’on préserve sa vie, un authentique et durable cauchemar. Partout, des jihadistes auraient pris des otages, réclamé la libération du héros, fait sauter avions et trains, des milliers d’avocats se seraient battus pour défendre l’homme le plus traqué de l’histoire, les témoins auraient été innombrables, les débats seraient rapidement devenus incompréhensibles, interminables, et surtout trop sensibles.

Ben oui, la CIA a joué avec le feu dans les années 80, et nous avec elle.

Ben oui, l’Arabie saoudite, les Emirats arabes unis et le Pakistan avaient reconnu les Taliban et n’ont pas tenu compte des sanctions décidées par les Nations unies.

Ben oui, la France n’a pas osé expulser les attachés religieux saoudiens qui faisaient en 1998 la tournée des mosquées clandestines en banlieue pour chauffer les foules.

Ben oui, les Britanniques ont toléré le Londonistan sur leur sol jusqu’à la vague de départs vers l’Afghanistan, en juin 2000, de quelques unes de ses figures. Et ils avaient même recruté quelques jihadistes de valeur…

Ben oui, la Chine commerçait avec les Taliban jusqu’au 11 septembre.

Ben oui, c’est l’armée pakistanaise qui a détruit les Bouddhas de Bamyan et qui a entrainé les tueurs de Bombay.

Ben oui, les Allemands ont mis plus de dix ans à reconnaître que les terroristes actifs sur leur sol n’étaient pas de petits délinquants maghrébins mais des jihadistes enragés.

Ben oui, les attentats de Moscou en 1999 sont un montage de M. Poutine, le démocrate exigeant qui a su associer à son refus de la guerre en Irak MM. Chirac et de Villepin.

Ben oui, les groupes jihadistes libanais ont été financés par les Saoudiens, avec l’accord tacite de la France, pour nuire à la Syrie.

Ben oui, c’est parfois avec des gifles qu’on obtient des renseignements.

L’option d’un procès était donc inenvisageable pour l’Empire, et j’imagine les ravages dans les opinions arabes et occidentales qu’auraient provoqués les révélations plus ou moins tronquées qui auraient garni les débats. L’élimination d’OBL présentait par ailleurs plusieurs avantages :

– évidemment, il s’agit d’un vrai succès personnel de l’Empereur ;

– de plus, les circonstances de l’assaut ont permis de déciller les yeux de certains journalistes – tout le monde ne peut pas avoir la clairvoyance de l’équipe de Rendez-vous avec X – qui découvrent, ou font mine de découvrir, que le Pakistan n’est pas notre meilleur allié dans la guerre contre Al Qaïda et sa clique de cinglés ;

– surtout, il s’agit d’un message très clair envoyé à tous les jihadistes, et c’est ainsi qu’il faut traduire le fameux « Justice has been done » : ça a pris dix ans, nous avons tâtonné, nous avons hésité, nous avons dépensé des fortunes, nous avons perdu des hommes, nous avons tué des innocents, mais au bout du compte, nous l’avons trouvé et nous l’avons tué. La déclinaison planétaire d’une affaire comparable à la mort de Khaled Kelkal, en quelque sorte.

Peut-être aussi faut-il prendre en considération le facteur humain. Quand on connaît les modes opératoires des forces spéciales, et plus particulièrement ceux des SEALS, il ne faut pas s’étonner que ça ait un peu rafalé. Surentraînés, surmotivés, surarmés, les hommes de la Team Six n’ont sans doute pas beaucoup hésité à tirer quand Oussama Ben Laden a bougé la main. Go ahead, Osama, make my day

Seulement voilà, quand on est l’Empire, on fait attention, on fait des efforts, on essaye de calmer le jeu, et un conseiller a sans doute pensé : nous ne sommes pas des Russes massacrant des Tchétchènes, donc, pas de colliers d’oreilles ou de doigts, pas de vidéos idiotes comme à Abou Ghraïb, on va la jouer finement. On va lui donner une sépulture correcte, on ne va pas inonder le monde de photos qui seraient autant de trophées malsains, on va se montrer responsables. Et la dépouille d’OBL a donc été inhumée en mer, au large du Pakistan, après une courte cérémonie à bord du porte-avions USS Carl Vinson, une modeste barcasse. Seulement voilà, c’était compter sans le soin maniaque que portent de nombreux responsables musulmans au strict respect de rites funéraires. On ne plaisante pas avec ça, les amis. Les Arabes, peuple du désert, ne jettent pas leurs cadavres en mer, ils les inhument avec soin.

– Ben oui, mais les marins ? Les copains de Sindbad ?

– Mon cher ami, les copains de Sindbad, comme vous dîtes, ne mouraient tout simplement pas en mer. Il suffit de faire des efforts, voilà tout.

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On imagine la consternation des stratèges de l’Empire, réunis là-bas, à Washington. Bon Dieu, les marins musulmans ne meurent pas en mer, la poisse ! Non mais vous imaginez ? En voulant éviter de créer un point de ralliement et de recueillement pour les jihadistes et autres fanatiques, nous avons fait pire, nous avons heurté la foi de millions de croyants.

En effet, ça n’est pas de chance. Il y en aura toujours pour protester, pour se demander à haute voix pourquoi le recteur d’Al Azhar ne trouve pas déplacés les massacres de chrétiens au Soudan, ou lamentables les crimes d’honneur au Pakistan, ou honteux les attentats contre les églises en Indonésie, ou scandaleux les tirs de missiles antichars sur les bus de ramassage scolaire israéliens, mais ceux qui feraient ces objections mélangeraient tout, amalgameraient, se tromperaient lourdement. Dont acte. Bien penser à ajouter « on n’inhume pas un musulman en mer » à la fameuse sentence indienne rapportée dans une aventure de Lucky Luke « un Apache ne combat pas la nuit » (ça aussi, c’est bon à savoir).

Les plus vicieux, dont je m’honore de faire partie, poursuivront même leur questionnement. Par exemple :

– s’il n’était pas mort, vous ne croyez pas qu’il aurait appelé l’AFP, comme les petits malins d’AQPA au Yémen, ou CNN, comme les comiques des Shebab somaliens ?

– et en quoi c’est si grave d’avoir abattu un terroriste quand on coupe les têtes avec une belle cadence en Iran ou dans la riante Arabie saoudite ?

– et au fait, pourquoi Oussama Ben Laden était-il un héros si les attentats de New York et de Washington – et d’ailleurs, d’ailleurs – ont en fait été perpétrés par une diabolique machination internationale à majorité judéo-maçonnique anglo-saxonne ?

Et à présent ? Après la fin de l’islamisme annoncée en janvier par quelques orientalistes, après l’enterrement précipité du choc des civilisations par une poignée de commentateurs politiques frappés d’infantilisme, allons-nous avoir droit à la fin du jihad ? Devons-nous croire, comme Bernard Guetta ce matin sur France Inter, visiblement en proie à une crise de delirium, que la paix est devant nous ? A qui avons-nous affaire ? Clausewitz chez les Bisounours ? Machiavel au pays de Candy ? Raymond Aron invité du Muppet show ? Le fait de refuser le choc des civilisations au nom d’un aveuglement imbécile, et pour tout dire suspect, ne change rien à la réalité. De même, le fait, très modestement comme moi, de ne pas juger Huntington complètement idiot ne veut pas dire que je me réjouisse des tensions communautaires. Nous autres, pères de famille, avons inexplicablement tendance à préférer la paix, mais cela ne nous empêche pas de regarder les choses en face.

Certes, les islamistes ont raté le début des révolutions arabes, mais en Tunisie, en Egypte, on les voit à la manœuvre, et si la jeunesse occidentalisée ne veut pas d’eux, les couches les plus populaires font plus que les écouter. Ils sont en embuscade en Jordanie, en Syrie, plus qu’actifs en Libye. Il n’y a qu’en Algérie, la malheureuse Algérie, que rien ni personne ne semble en mesure de faire bouger ce pouvoir. On dira ce qu’on veut, mais si l’armée algérienne est incapable de sécuriser 100 mètres de route en Kabylie, la Gendarmerie et la police, elles, savent y faire pour bloquer les manifestations. Comme toujours, tout est question de priorité.

Et donc, partant, le jihad serait derrière nous ? Pas fous, Bernard Guetta et Rémy Ourdan préparent l’avenir et ses possibles (!) désillusions en n’écartant quand même pas des attentats, un peu comme le chant du cygne. Néfaste vision arabo-centrée du jihad. Il faudra leur expliquer, au Sahel, en Somalie, en Ouganda, au Kenya, dans le sud de la Thaïlande, en Inde, en Afghanistan, au Pakistan ou dans quelques banlieues européennes que le pire est derrière nous. On croirait entendre Michel Galabru dans Le viager (1972, Pierre Tchernia), annonçant chaque année l’inévitable reculade du Reich. En mai 1940, il est forcément moins crédible.

Rien de ce qui justifiait, en profondeur, le jihadisme dimanche soir n’a disparu lundi matin. La crise économique est là, et elle va en s’aggravant dans les pays qui vivaient du tourisme. Pourquoi croyez-vous qu’un attentat a eu lieu à Marrakech, dans le seul pays qui gère habilement et humainement le printemps arabe ? Les naïfs et les idiots – Thiéfaine aurait dit les dingues et les paumés –  parlent d’un complot (encore un !) pour empêcher le roi de faire ses réformes, voire, comble du ridicule, d’un acte mafieux entre gangs rivaux. Ben voyons.

La crise économique est là, disais-je, mais aussi la crise de gouvernance, la colère, hélas justifiée, contre l’Occident et son soutien aveugle à Israël, et même le refus d’une société de consommation devenue folle qui conduit de nombreux adolescents « du Sud » à adopter le jihadisme comme idéologie révolutionnaire.

On n’a pas fini d’envoyer nos tueurs liquider des gourous, des religieux dévoyés et des soldats perdus.

Et je dédie ce post enflammé à un lieutenant-colonel que j’ai très bien connu et qui se reconnaîtra.

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« Join me in war/Many will live/Many will mourn. » (« Money over bullshit », Nas)

Les Français ne mesurent pas la chance qu’ils ont de vivre dans l’Hexagone, et je ne parle pas du climat, de la littérature, de la mode, des vins ou des fromages.

Où, en effet, pourrait-on trouver des responsables politiques plus novateurs, plus ambitieux, plus courageux ? Georges Clemenceau peut toujours s’aligner, Charles De Gaulle se rappeler à notre bon souvenir, Philippe Auguste ou Louis XI présenter leur bilan, toutes ces figures de notre histoire sont dépassées par la frénésie novatrice de nos leaders – ou supposés tels. Prenez par exemple Dominique de Villepin, qui affirme qu’une fois élu il abaissera à 50% la part du nucléaire dans notre production électrique. L’idée d’utiliser le vent qu’il brasse pour alimenter des éoliennes ne manque pas d’intérêt.

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Ou Minime Grémetz, le communiste bien connu, stalinien bon teint un peu bas de plafond. Ou Nicolas Tracassin, le spécialiste de ce mal français qu’est le micro management. Sans consulter quiconque – à l’exception de BHL, le Spinoza de Promotion de Ligue, le voilà qui annonce que la France va intervenir en Libye pour soutenir les insurgés de Benghazi. L’intention est louable, et nous voudrions tous croire qu’elle obéit à des considérations humanitaires ou stratégiques. Hélas, il semble bien que ce nouveau coup de menton présidentiel ait surtout été inspiré par le besoin de faire oublier la lamentable affaire MAM. La France compromise avec des tyrans arabes ? Voilà la preuve, forcément éclatante, du contraire. Tous à Tripoli.

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On pourra toujours s’étonner de l’influence démesurée d’un BHL, faux intellectuel et vrai poseur. On pourra déplorer que M. Juppé, un des rares esprits éveillés de l’UMP, ait été marginalisé par le Président. Mais il faut admirer, saluer, célébrer la nouvelle innovation stratégique française.

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Après « je déclare une guerre et je la perds », après « je déclare la guerre et on la gagne pour moi », après « je déclare la guerre, je la perds mais je dis que je l’ai gagnée », voici « je déclare la guerre mais je ne peux pas me projeter sur le champ de bataille ». Noble, courageuse, la volonté affirmée de Paris de rosser le colonel Kadhafi et sa bande de sales gosses s’est heurtée à plusieurs cruelles réalités. Le temps où nos Jaguar et nos Mirage F-1 faisaient régner l’ordre en Afrique, celui des raids sur Ouadi Doum, des charges de jeeps contre les blindés libyens, est bien révolu.

Désormais, nous éprouvons les plus grandes peines à mater quelques centaines de jihadistes algériens guère plus armés qu’une bande de scouts flamands, notre porte-avions est plus souvent en cale sèche qu’une Triumph chez le garagiste, nos Rafale sont bien loin du compte et surtout, nous sommes seuls. Les Britanniques, sans doute par réflexe, ne sont pas contre nous apporter de l’aide, mais ils se demandent si nous connaissons si bien nos nouveaux amis de Benghazi. Et l’Empire nous rappelle que l’heure n’est plus – et on le regrette, évidemment – aux interventions unilatérales, en particulier sans solution de rechange.

Nous voilà, selon une habitude désormais séculaire, comme des imbéciles, annonçant l’ouverture d’une ambassade auprès des rebelles libyens – tant qu’ils vivent – et suppliant à genoux nos alliés de venir avec nous, juste quelques jours.

Il y a un siècle, une éternité, la France éclairait le monde. Elle le fait rire désormais. La furia francese est devenue une pathétique rodomontade, notre G8 s’est dégonflé, l’Union européenne, lamentable échec politique, regarde ailleurs et il ne nous reste plus qu’à quémander à New York des alliés de circonstance pour sauver notre nouvelle aventure. Les Etats arabes ne sont pas contre l’éviction du bondissant du colonel K, mais ils n’iront pas seuls – on les comprend. En Egypte, les Frères musulmans ont rejeté par avance toute intervention étrangère. Le nouveau pouvoir au Caire s’inquiète de la capacité de survie du régime libyen et voit d’un œil morne revenir les dizaines de milliers d’expatriés qui il y a peu travaillaient encore chez la voisine, mais il n’entend pas s’impliquer militairement.

Avec un peu de chance, et ça rappellera à quelques uns d’entre nous la criminelle lâcheté de l’Europe et des Nations unies dans les Balkans, il y a presque vingt ans, nous disposerons ce soir d’un mandat pour une no fly zone au-dessus de la Libye quand le drapeau vert flottera de nouveau sur Benghazi. Et après ? Interdire le ciel aux chasseurs libyens ne devrait pas empêcher le colonel K de massacrer les rebelles. Pour peser sur la situation, il faudrait un mandat offensif, le droit de frapper les colonnes de l’armée de Tripoli. Qui va nous accorder ce droit ? Et même, pour quel résultat ? La création d’une enclave rebelle à l’est du pays ? On sait avec quelle énergie les Occidentaux défendent les enclaves… Faire la guerre sans tuer n’est toujours pas à l’ordre du jour. Une enclave ? Alors, un nouvel Etat ? Et que fait-on du régime libyen ? Pouvons-nous pousser jusqu’à Tripoli ? Voulons-nous livrer des armes et affecter des conseillers aux rebelles ?

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Soyons clair, il est très certainement trop tard pour renverser le régime du colonel K. Il fallait agir tout de suite, avec détermination – mais avec quels moyens ? mystère – en articulant manœuvres militaires et actions diplomatiques, et non pas partir comme une bande de Gaulois ivres et dévêtus contre une armée qui défend un système. L’impréparation de la politique française est une fois de plus ahurissante.

Et au fait, a-t-on pensé aux conséquences ? Le Département d’Etat a déclaré aujourd’hui que la crise actuelle pouvait conduire à un retour de la Libye sur la scène du terrorisme international. Qui se souvient que certains Touaregs comptent bien des amis à Tripoli ? Et qui a pensé au fait que le colonel K, même avec un cerveau embrumé par la drogue et l’alcool, penserait évidemment aux clients de ses amis Touaregs, les jihadistes d’AQMI ? Vous avez envie d’un vrai foutoir pour occuper votre printemps ? Demandez à la France.

La capacité de nuisance libyenne est immense au Sahel (Mali, Tchad, Niger, mais aussi plus bas, en RCA ou en Côte d’Ivoire), et le régime algérien, toujours en proie à ses idées fixes, ne s’opposera sans doute que mollement aux menées de Tripoli contre nous. D’ailleurs, Alger s’est clairement opposée, cette semaine, à notre politique à l’égard de la Libye.

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Et au fait, prenons de la hauteur. La répression sans merci menée contre les rebelles libyens dans l’indifférence et l’impuissance générales a sans doute inspiré nos alliés du Golfe. Les forces armées saoudiennes et émiriennes, à la manœuvre à Manama, ont en tête notre incapacité à soutenir concrètement nos valeurs. La démocratie ? Allez-y, les amis, partez devant, on vous rejoint – ou pas. L’échec de la révolution libyenne va donner un coup de fouet aux régimes arabes les plus menacés, et le sang va encore couler parmi la jeunesse. Et quand ces jeunes gens réaliseront à quel point nous les avons trahis, sacrifiés, ils sauront nous remercier.

Pour l’heure, il ne nous reste que l’action individuelle, noble et vaine, grâce à Avaaz.

Et nous pouvons toujours nous consoler en écoutant les fumeuses révélations libyennes sur notre cher leader. Nous aussi, nous pourrions répondre :

– Monsieur Saif Al Islam, une question ! Confirmez-vous avoir eu une liaison avec le regretté responsable politique autrichien Jorg Haïder (quel bel homme) ?

« On ne fait pas les révolutions avec de l’eau de rose » (Sébastien-Roch Nicolas, dit Chamfort)

Le monde arabe s’agite, et nous avec. Mais tandis que des peuples – ou un seul, mais divisé ? – tentent de renverser un ordre séculaire, les Occidentaux, et singulièrement les Français, se perdent en vaines analyses, polémiques, moqueries.

Les uns, Tartuffes modernes, s’émeuvent de l’infinie médiocrité de nos dirigeants, prisonniers des conseils d’une cour aveuglée par les dogmes et par le souci de plaire, en oubliant que eux aussi ont largement profité de la générosité des potentats arabes. Les autres, que l’on sait à peine capables de différencier une manifestation lycéenne d’une émeute de la faim, se répandent sur la Toile en invectives contre les experts, les universitaires, les journalistes, les faux démocrates, la chute des cheveux et le prix du ballon de blanc.

Inutile de revenir sur les écrits de M. Immarigeon, qui rédige décidément bien plus vite qu’il ne pense – à supposer que la furie anti-américaine, les approximations stratégiques et la plus crasse mauvaise foi puissent être tenues pour une forme de pensée. Inutile non plus de nous attarder sur les réflexions de Bernard Lugan, réputé pourtant pour son indépendance d’esprit mais dont il faut déplorer, là aussi, les raccourcis (ici, par exemple) .

Essayons donc de poser froidement les données du problème, pour changer.

Peut-on vraiment affirmer que le progrès économique et la stabilité politique sont préférables à la démocratie ?

On entend ici et là de doctes commentateurs s’émouvoir de l’instabilité née de la révolution tunisienne et de la révolte égyptienne. Ils n’ont évidemment pas tort, et si on peut estimer que la crise tunisienne, loin d’être achevée, ne bouleversera pas les équilibres régionaux, on est en droit de redouter les suites des évènements du Caire – et il est inutile de rappeler à quel point la comparaison avec la révolution iranienne n’est pas valable. J’ai déjà évoqué, bien modestement, cette question ici, mais je voudrais m’étonner ici des positions de nos habituels donneurs de leçon.

Minimiser le caractère dictatorial du régime de Ben Ali (« le mari de la coiffeuse ») au nom d’un soi disant progrès économique est assez sidérant, en tout cas révélateur d’une redoutable ignorance. A de nombreux égards, le régime tunisien était un des plus répressifs du monde arabe et c’est faire montre de mépris que d’écarter ça de la main en mettant en avant le seul bilan économique. Celui-ci, d’ailleurs, n’est pas si bon – la révolution a quand même commencé après le suicide d’un vendeur à la sauvette. Le fait que le pays affichait des taux de croissance honorables ou accueillait des milliers de touristes n’avait aucune conséquence concrète sur le niveau de vie réel de la population. Les rues tunisiennes sont d’ailleurs largement comparables à leurs équivalentes algériennes, pour citer un voisin pas mieux loti.

Pour certains, la démocratie, celle qu’ils défendent bec et ongle contre l’Empire, évidemment accusé de tous les maux, serait une aventure bien hasardeuse en Egypte, comme d’ailleurs dans la plupart des pays du Sud. Porteuse de menaces et même d’imprévus, elle se retournerait invariablement contre nous. Laissons-les aller au bout du raisonnement : pour ces contempteurs de la thèse, pourtant passionnante, du choc des civilisations, les Arabes, les Musulmans, les Africains, bref tous ces gens qui vivent au-delà de nos remparts ne pourraient être réellement gouvernés que par la violence. Ne tournons pas autour du pot et appelons ça, au mieux un paternalisme excessif, au pire un racisme sans fard.

Les progrès économiques de la Tunisie, validés par les experts du FMI, ont-ils vraiment eu un impact sur la vie des Tunisiens ? La stabilité de l’Egypte, tant vantée par quelques uns, était-elle si réelle alors que le régime tremble depuis treize jours – et ne paraît pas sur le point de tomber ? Peut-on vraiment sacrifier sur l’autel des intérêts stratégiques les valeurs que nous sommes censés incarner et défendre ? (La réponse est oui, mais chut !). En réalité, nos commentateurs énervés se perdent une fois de plus dans l’incohérence de leurs remarques. Stratèges nourris par la lecture de quelques classiques peu ou mal compris et par les autojustifications de généraux vaincus – essentiellement français, faut-il le souligner – nos commentateurs mélangent tout.

Citoyens exigeants, ils dénoncent notre soutien à des tyrannies mais, géopoliticiens de qualité, ils nous reprochent dans le même temps de déstabiliser ces Etats. Humanistes sans concession, ils déplorent les victimes de ces crises, mais n’hésitent pas à saluer en Dimitri Medvedev un « homme d’Etat rompu aux charmes de l’Orient mystérieux ». Quand on connaît l’amour immodéré des dirigeants russes pour le monde arabo-musulman, il y a quand même de quoi s’étouffer. Il est même permis de s’interroger sur cette appréciation positive du jeu de Moscou. Et si, en dénonçant le jeu des Occidentaux M. Medvedev 1/ leur répondait après les récentes critiques sur la vie politique russe 2/ s’affirmait (ou essayait de s’affirmer) face à Poutine comme le vrai tsar 3/ révélait que l’obsession russe est plus que jamais la stabilité intérieure ?

Plus que tout, ce qui réjouit nos commentateurs, c’est l’apparente imprévoyance de l’Empire et la – hélas bien réelle – panique de nos propres dirigeants. Souverainistes acharnés, nostalgiques, dogmatiques, la démocratie arabe n’est pas leur problème. Leur problème, c’est l’Amérique, celle qui, symbole du capitalisme mondialisé et du libéralisme politique, associe avec plus ou moins de bonheur depuis plus deux siècles défense de la démocratie et croissance du libre-échange. Pour ces rêveurs persuadés que la France peut à nouveau, et seule, rayonner dans le monde, et que le nationalisme est le stade ultime du progrès politique, l’interventionnisme de l’Empire est proprement insupportable.

Pourtant, à n’en pas douter, l’Egypte est une dictature et il ne semble pas immoral ou déplacé de s’émouvoir de ce qu’il s’y passe. Si on peut estimer que la vie publique y est moins verrouillée qu’en Tunisie du temps de la splendeur de Ben Ali, il n’en reste pas moins que les élections y sont des mascarades, que la justice n’y est qu’une farce, que la corruption y est omniprésente, que le népotisme y est un mode classique de gestion des ressources humaines, que la pauvreté et l’analphabétisme y sont des fléaux répandus comme jamais.

Alors, que faut-il comprendre de ces remarques ? Crainte, par ignorance ou racisme, d’un régime arabe démocratique ? Certitude, déguisée, que tous ces gens qui s’agitent et vocifèrent au sud de la Mare Nostrum ne sont décidément pas prêts pour la démocratie ? Pour ma part, je pense que s’il y a bien un peuple qui ne semble pas mûr pour ce mode de gouvernement, c’est bien le peuple français, râleur, égoïste, vaniteux et ignorant.

Nos observateurs n’ont évidemment pas tort de penser qu’on ne peut pas, ou rarement, imposer une démocratie par la force. Mais à la différence de l’Irak, la Tunisie ou l’Egypte n’ont pas été envahies. Aucun système politique n’a été imposé ex abrupto. La révolte s’est déclenchée spontanément, et elle a associé dans la rue jeunes et vieux, bourgeois et ouvriers.

Les observateurs ont moralement et politiquement tort, en revanche, d’estimer qu’il vaut mieux laisser mourir en prison tout un peuple plutôt que de tenter le diable. Cette façon de condamner par avance toute expérience est tellement révélatrice de ceux de nos intellectuels qui prennent des poses de pourfendeurs du politiquement correct. Un nouveau cycle s’est en effet ouvert dans l’espace public. Il y a vingt ans, les Français ricanaient de la tyrannie du politiquement correct aux Etats-Unis. Certains mots étaient interdits, certains comportements bannis, certains regards condamnés. Puis les Français ont à leur tour été gagnés par cette mode et il est devenu impossible de dire ou faire certaines choses – ce qui a eu, in fine, plutôt des conséquences positives quand j’y repense. Mais ce politiquement correct gaulois a, à son tour, lassé les esprits forts – ou supposés tels – et quelques voix s’élèvent désormais à Paris pour secouer tout le système. Je ne m’attarderai pas sur le cas d’Eric Zemmour, sans grand intérêt, mais on pourrait s’interroger sur les propos que tient régulièrement Patrick Besson. La fascination pour les régimes serbes et russes et la défense des dictatures arabes laïques en disent long, aussi bien sur de douteuses sympathies que sur la volonté de paraître publiquement à contre courant.

S’il y a ingérence, c’est en ce moment, et je la salue car elle vise à aider un peuple à se soulever et à expérimenter la démocratie. Les Français devraient se souvenir que leur liberté n’a pas toujours été gagnée par leurs seuls efforts, la dernière fois, en juin 1944, l’ingérence de l’Empire a même eu des conséquences positives, du moins si ma mémoire est bonne.

Et comme un seul homme, nos dénonciateurs professionnels s’en prennent à la presse, accusée d’avoir ignoré sciemment la misère des villes tunisiennes ou égyptiennes, ou nos universitaires, taxés d’aveuglement. C’est un fait, à force de lire Gringoire ou Rivarol (ici), on finit par croire, dire et écrire des foutaises. Affirmer que les Frères Musulmans sont en pointe dans le déclenchement de la révolte égyptienne est une erreur qui révèle une grande ignorance. La confrérie, qui porte en effet, à moyen terme, une réelle menace, n’a rien vu venir et n’a rien vu partir. L’habileté de ses dirigeants – tout le monde ne peut pas avoir adhéré à un parti politique français – la replacera bientôt au cœur du jeu, mais il est faux de voir derrière cette insurrection la main de nos amis barbus. Les prières publiques devant les canons à eau de la police égyptienne n’avaient que peu à voir avec l’islamisme radical, et beaucoup à voir avec la détermination pacifique des manifestants. De même, et comme en Tunisie, la présence de nombreuses femmes dans les cortèges devrait convaincre de la nature non religieuse du mouvement.

S’en prendre aux diplomates (il faut avouer que le Quai d’Orsay, depuis le début de ce printemps arabe, ne brille pas par ses positions d’avant-garde, la qualité de ses prédictions, la pertinence de ses analyses, et la défense ombrageuse des libertés individuelles), s’en prendre aux universitaires (un expert explique, il ne lit pas dans les entrailles d’un agneau) et aux journalistes relève, à mon sens, d’un nauséabond discours anti élites qui, finalement, est cohérent avec l’ensemble des positions assez douteuses que je viens d’énumérer.

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On attend de celui qui se prononce publiquement qu’il avance des idées, des propositions, des remarques constructives. Pour ma part, je ne suis pas convaincu que l’Egypte se sorte intacte de cette crise. Le Président Moubarak, d’une autre trempe que son homologue tunisien, ne laissera sans doute pas le système en plan pour gagner un exil doré dans le Golfe ou en Floride. Le risque de chaos est réel, mais faut-il s’étonner que des peuples qui n’ont jamais connu la démocratie, de l’Empire ottoman aux régimes militaires en passant par des protectorats européens ne se livrent de terribles de guerres internes entre ceux qui ont profité du système et ceux qui en ont été victimes ? Quant au péril islamiste, il est réel dans toute la région, mais il me semble, hélas, qu’un gouvernement de radicaux religieux est une option que certains peuples de la région sont prêts à expérimenter, comme une sorte d’étape historique douloureusement inévitable avant le passage, éventuel et nullement garanti, à notre propre système de gouvernance.

Ce que les Arabes sont en train de tester, c’est leur capacité à se gouverner selon des critères – les nôtres – que nous voudrions universels et, partant, c’est justement cette universalité qu’ils testent. Dans ces conditions, on comprend que les tyrans russes ou chinois et leurs défenseurs occidentaux soient attentifs à cette expérimentation régionale.

Un intellectuel assis va moins loin qu’un con qui marche

Etant d’un naturel curieux, j’ai cru bon, comme des dizaines de milliers de mes concitoyens, de lire les quelques pages que Stéphane Hessel a publiées cet automne sous le titre intrigant d’Indignez vous !

Véritable phénomène de société, ce très petit livre m’a, n’ayons pas peur de le dire, véritablement affligé – et ce d’autant plus que j’ai pour M. Hessel une grande admiration. Sa vie est un exemple pour nous tous, son courage, ses engagements, sa carrière même, devraient nous inspirer. On voit mal en revanche comment on pourrait s’inspirer de son opuscule, tant celui-ci est indigent. Pour tout dire, un élève parlant à peu près le français – mais ils se font rares, me disent mes amis professeurs – aurait été parfaitement capable d’aligner les mêmes banalités que M. Hessel.

Prenons par exemple cette idée forte : « Le moteur de la résistance, c’est l’indignation ». Nous voilà bigrement avancés. M. Hessel nous dit avoir été « indigné par le nazisme », on le rassure, il n’a pas été le seul, et nous sommes encore quelques centaines de millions à être « indignés par le nazisme », même si l’expression me paraît un peu pâlotte. Pour ma part, je suis indigné par les inégalités sociales ou politiques, par la médiocrité de mes gouvernants, mais je suis horrifié par le nazisme.

Agé mais homme de son temps, M. Hessel n’a par ailleurs pu/su résister aux torrents de foutaises et de mensonges que déversent sur nous les pseudo-scientifiques qui invoquent, données bidonnées à l’appui, la responsabilité humaine dans les actuels dérèglements climatiques. Surtout, il semble être un vénérable tenant de cette idéologie sans nom qui survit dans notre pays depuis des décennies et qui associe, dans une improbable coalition, la détestation de l’Amérique, le rejet du capitalisme, et une défense de la cause palestinienne qui fleure bon son antisémitisme de gauche, le tout sous couvert de progrès.

Partisan décidé de l’existence de l’Etat d’Israël, je n’en suis pas moins profondément choqué par le sort qui est fait depuis 1948 aux populations palestiniennes, expulsées par Israël puis parquées par les Etats arabes. Cette position, qui m’a paradoxalement valu plus de problèmes de la part de certains agités de la communauté juive que de la part d’Egyptiens ou de Libanais, n’est évidemment pas facile à tenir, mais elle a le mérite de l’honnêteté et de la rigueur intellectuelle. Surtout, cette position ne crée pas de hiérarchie dans l’injustice ou dans l’oppression, et, pour reprendre les mots de M. Hessel, je suis également indigné par le comportement des Russes dans le Caucase, par celui des Taliban, par la guerre autour des Grands Lacs, par les expulsions d’Indiens en Amazonie, par les immigrés clandestins qui meurent en Méditerranée, par le sort des Mexicains qui se noient dans le Rio Grande en tentant de rejoindre l’Empire ou qui sont cueillis par les policiers américains.

Pourtant, à lire M. Hessel, seule la question palestinienne susciterait son indignation. Après tout, pourquoi pas ? Mais on est droit de s’étonner de cette indignation unique. On est surtout en droit de ricaner à la lecture des arguments de M. Hessel, qui sont dignes de ceux d’un mauvais collégien. « Que des Juifs puissent perpétrer eux-mêmes des crimes de guerre, c’est insupportable. Hélas, l’histoire donne peu d’exemples de peuples qui tirent les leçons de leur propre histoire. »

Dépassons notre stupéfaction après la lecture d’une telle ânerie, et alignons quelques remarques :

– Pourquoi les crimes commis par les Juifs seraient-ils plus insupportables que les crimes commis par des Chrétiens ou des Musulmans ? Les Juifs sont-ils donc soumis à des lois historiques plus exigeantes que celles qui s’appliquent aux autres peuples ? (Et je laisse le soin à M. Hessel d’expliciter sa compréhension du terme « Juifs ». On imagine que le débat doit tourner autour de questions nauséabondes comme « Les Juifs français sont-ils d’abord juifs, ou français ? »).

– Y aurait-il des crimes de guerres supportables ? Il s’agit d’un point intéressant, surtout émanant d’un aussi prestigieux humaniste. Il me semble que tous les crimes de guerre sont insupportables, sans exception, même ceux commis par les Américains contre les nazis ou le Japon impérial – et on repense à un récent article du Monde titré « Un hommes d’affaires britannique torturé sans raison en Libye ». Avec une raison, forcément, c’est moins grave. Un crime de guerre, c’est surtout grave quand ce sont des Juifs, c’est bien ça ?

– Ainsi donc, « l’histoire [donnerait] peu d’exemples de peuples qui tirent les leçons de leur propre histoire ». La lecture de Flaubert ou de Vialatte aurait dû enseigner à M. Hessel qu’on n’écrit jamais de généralités aussi plates que celle-ci. Et si on voulait polémiquer – mais ce n’est pas mon genre, on pourrait même relever que l’Histoire (je suis snob, moi je mets un H) a justement beaucoup appris au peuple juif et qu’il lui est apparu, après plus de mille ans de persécutions en Europe, qu’il lui fallait un Etat solide puisque rares étaient les sociétés dites civilisées où leurs droits élémentaires étaient défendus. Que voulez-vous, tout le monde ne peut pas être Danois.

Loin de moi l’idée de défendre, en aucune façon, le traitement qu’Israël réserve aux Palestiniens, mais loin de moi également l’idée de confondre la communauté juive avec la classe politique d’un Etat qui vit sous la menace permanente d’une guerre ou d’une campagne terroriste.

Armé de ce solide raisonnement, Stéphane Hessel en vient donc à défendre le terrorisme avec une rhétorique que je n’avais jusque là entendue que chez les diplomates syriens ou tunisiens que je croisais naguère. « Dans la notion d’exaspération, il faut comprendre la violence comme une regrettable conclusion de situations inacceptables pour ceux qui les subissent ». Qu’en termes choisis ces choses-là sont dites. Dans un raisonnement particulièrement spécieux, notre héros national exonère d’un coup le Hamas et tous les autres radicaux. Pourtant, M. Hessel, diplomate de formation, devrait se souvenir que Dominique de Villepin, dans un de ses rares moments de lucidité, a condamné en août 2003 les attentats du Hamas, jugés iniques et contre-productifs. En tant que résistant, M. Hessel a-t-il jamais tué un enfant ? A-t-il jamais envisagé de faire sauter un restaurant pour la libération de notre pays ? On en doute. mais passons à l’étape suivante.

Et donc, « on peut se dire que le terrorisme est une forme d’exaspération ». On peut surtout se dire qu’après une vie exemplaire, au service des idéaux les plus nobles, M. Hessel, ambassadeur de France, pourrait nous épargner des dissertations d’adolescents et poursuivre ses visites aux collèges et lycées où il raconte quels furent ses combats. La faiblesse insigne de ses raisonnements doit sans nul doute être attribuée à une candeur droit-de-l’hommiste qui doit autant à un âge vénérable qu’à des convictions qu’il vaut mieux ne pas trop explorer – et que l’on avait coutume de qualifier, au Quai d’Orsay, de « politique arabe de la France ».

Je crois bien que je suis indigné. Indigné par l’indigence de ce livre, indigné par la naïveté de ce grand homme, indigné par la crédulité de mes concitoyens, que le doute et la lassitude conduisent à faire un triomphe à un manuscrit qui n’aurait jamais dû quitter son tiroir.

Sans commentaire.

Avant Internet, je lisais les courriers des lecteurs avec gourmandise. Ceux du Figaro, il y a près de vingt ans, semblaient parfois avoir été écrits par des anciens de la LVF tandis que ceux de Libération paraissaient sortis du cerveau de citoyens déconnectés de la réalité – voire simplement débranchés, sans la moindre activité électrique corticale, mais bon an mal an on y trouvait son compte de réactions argumentées et d’indignations grammaticalement correctes.

Et puis avec Internet, une invention merveilleuse qui a changé ma vie et m’est devenue indispensable, est venu le temps des commentaires sur les sites des quotidiens, puis, très vite, des médias citoyens. Et là, autant vous le dire, ça s’est réellement gâté. Désormais, le moindre quidam doté d’une connexion Internet et d’un peu de temps libre peut déverser des monceaux d’idioties sur tout et n’importe quoi.

Certains quotidiens réservent l’art délicat du commentaire à leurs abonnés (Le Monde, Libération), mais d’autres (Le Parisien) laissent la parole libre. Au final, quand on y regarde de près, on s’aperçoit d’ailleurs que les commentaires des uns et des autres sont d’une égale médiocrité. Ça ne me rassure pas, je le constate juste.

Au nom de quelle loi, de quel principe un homme manifestement ignorant du sujet traité se permet-il d‘intervenir et de livrer son commentaire ? Un citoyen a le droit de voter, et son vote doit compter, mais ce citoyen dispose-t-il des connaissances, voire de l’intelligence, lui permettant de livrer une seule phrase intelligente sur le crash d’un Rafale, les performances d’un club de football ou la dernière phrase idiote d’un ministre à moitié nigaud ? Est-il pilote de chasse ? Economiste ? Politologue ? Ingénieur ? Amateur éclairé et curieux ? Macache.

Et puis, nous avons les médias citoyens – ou supposés tels – qui se présentent, en toute modestie, comme des « contre-pouvoirs qui laissent la parole au peuple ». A ce stade, il faut déjà se demander si le peuple a vraiment besoin de parler, et surtout s’il a des choses intelligentes et utiles à dire. Dans mon esprit, le peuple, c’est cette masse informe qui traque les juifs, les homosexuels, les Arabes, qui croît à la fin du monde en 2012 ou à l’astrologie, qui brûle les sorcières à Salem ou lynche les voleurs de pénis au Nigeria.

Prenons par exemple la mort de nos concitoyens au Mali le 8 janvier dernier. Très vite, les pages Internet de nos chers médias citoyens et autres quotidiens ou hebdomadaires se sont couvertes des commentaires de centaines de personnes persuadées que leurs opinions ou analyses avaient la moindre valeur.  Eh bien non, les amis, on s’en moque, de vos analyses, de vos commentaires, de vos fortes pensées – enfin, pas de tout, mais d’une grande partie quand même. Internet était un espace inédit, unique, miraculeux, de liberté, de curiosité. C’est désormais une immense poubelle intellectuelle dans laquelle se déverse toute la bêtise du monde – et je ne parle pas ici de désaccords entre des réflexions construites par des individus capables de verbaliser et de raisonner – mais bien de propos proprement crétins.

AQMI au Niger ? Pourquoi user sa santé à lire des ouvrages de sociologues ou d’anthropologues ? Pourquoi consulter des kilomètres d’archives ? Pourquoi lire les mémoires de policiers, de diplomates, de militaires, de magistrats, de grands voyageurs ? Pourquoi hanter les colloques et confronter nos opinions à celles d’homologues ? Pourquoi compulser les atlas, suivre les pistes caravanières, identifier les oasis ? A quoi bon essayer de comprendre un phénomène pour le rendre à peu près intelligible alors que n’importe quel idiot (rpt fort et clair : « idiot ») peut balancer sur Internet, sans la moindre intervention de modérateurs – dont on se demande parfois s’ils existent ou s’ils ont reçu du Très haut un organe communément appelé cerveau, de véritables torrents de foutaises (le dernier en date, ici) avec l’aplomb et la morgue du type qui en a vu d’autres – mais qui confond probablement le Niger avec le Nigeria et qui ne savait pas que des musulmans pouvaient très bien ne pas être des Arabes.

Et donc, depuis samedi après-midi, tout ce que ce pays compte de racistes, de révolutionnaires, de conspirationnistes, de gaullistes rances, de petits-blancs aigris, de gauchistes, de fachos, d’anthropologues de troisième zone qui puisent leur savoir dans Le Chasseur français ou Le Parisien et qui considèrent les JT de TF1 comme du journalisme d’investigation, tout ce petit monde nous fait profiter de sa science toute neuve sur le Sahel, les prises d’otages, la géopolitique de l’uranium, la question des Touaregs, l’emploi des forces spéciales et la prise de décision en temps de crise. Tous ces gens qui hésitent deux minutes avant de demander une baguette dans une boulangerie, tous ces imbéciles prétentieux qui parlent plus fort que les autres à la fin des repas de famille, qui interrompent les professeurs de leurs enfants, tous ces types qui tueraient pour un autoradio ou qui au contraire justifient la barbarie au nom de la lutte contre l’Occident prédateur, tous ces gens, donc, se mêlent de choses auxquelles ils ne comprennent rien et auxquelles ils ne comprendront JAMAIS rien, essentiellement parce qu’ILS N’ECOUTENT PAS.

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L’histoire de la Renaissance regorge de ces esprits brillants, mathématiciens, biologistes, philosophes, astronomes. A cette époque bénie, il était possible à un homme doté d’un gros cerveau et de moyens financiers appropriés de détenir le savoir dans plusieurs domaines. Qui osera prétendre que c’est encore possible ? Qui osera répondre que Wikipédia offre toutes les réponses souhaitées et que le monde ressemble à la bibliothèque de Borgès – ou à celle d’Umberto Eco ?

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Nous savons tous que les avancées de nos civilisations dans tous les domaines ont conduit à des hyperspécialisations et que rares sont les esprits désormais capables de ne pas raconter d’âneries – même le grand Eco, cité plus haut, s’est laissé aller à un pitoyable article au sujet de Wikileaks dans lequel il confondait – les ravages de la vieillesse, sans doute – diplomate et agent secret (j’aime bien ce terme, il me rappelle Conrad, mais je m’égare). Alors, que peut-on espérer des commentaires d’esprits moins instruits, moins structurés ?

Il ne s’agit pas de nier les vertus de la liberté d’expression (liberté, liberté chérie) mais d’appeler à un retour à l’humilité républicaine du début du siècle dernier, de regretter la dictature du « je suis un citoyen/je peux tout penser/je peux tout dire/je peux (dois ?) tout savoir.

Au risque de passer pour un épouvantable vieux c.., je suis bien obligé d’admettre ici mes doutes. Qu’un homme s’élève contre les dogmes, tant mieux ! Au contraire ! Que nous soyons d’accord ou pas avec ce qui est écrit, nous devons nous féliciter des charges contre le confort intellectuel et les idées reçues (note : penser à relire Flaubert). Mais pour s’élever efficacement contre les dogmes, notre homme libre a besoin de raisonner, d’aligner les idées, d’étudier les faits, de s’interroger. Où sont ces étapes dans les insanités qui polluent les pages Internet de nos quotidiens ? Sommes-nous si certains que le statut de citoyen, garanti par notre constitution et des décennies de combats, induise une capacité à raisonner ? Notre démocratie avance-t-elle parce qu’on peut écrire des horreurs racistes après une nuit d’émeutes en banlieue ou faire des commentaires graveleux sur la fin d’un couple d’acteurs ?

Croire que l’Homme peut être gouverné par la démocratie directe est une foutaise qui nous saute à la figure chaque jour un peu plus. La démocratie, telle que la pratiquaient les Grecs, consistait à tenir compte de l’opinion d’une petite communauté d’individus dont étaient exclus les femmes et tous les étrangers, et elle n’avait donc rien de bien démocratique selon nos critères. Alors, quand l’orateur pouvait appeler chaque membre de la Boulé (Βουλή) par son nom commençait la vraie vie politique. La démocratie de masse, qui a libéré des milliards d’individus de régimes liberticides, contient hélas en elle-même les ferments de sa perte, d’abord en laissant la parole à ceux qui n’ont rien à dire (est-il si choquant d’admettre que si les humains sont égaux en droits, certains sont quand même plus malins que d’autres, sans que la couleur de la peau ou que les croyances entrent en ligne de compte ?) puis en entraînant la nécessaire manipulation des esprits par ceux qui aspirent aux plus hautes fonctions. La dictature des sondages, qui par un fascinant renversement des choses sont devenus les inspirateurs des politiques après en avoir été les observateurs, conduit nos dirigeants à dégrader le discours jusqu’à le rendre compréhensible par le plus grand nombre. Le temps de l’explication, de la nuance, de la subtilité, du « oui mais », est passé, remplacé par la tyrannie des explications simplistes et le culte de la petite phrase, celle que l’on retient, celle qui par son impact laisse à penser que son auteur a vraiment tout compris. L’obligation de la réaction immédiate, le refus d’admettre qu’il faut laisser la poussière retomber avant de faire un commentaire intelligent, tout cela devient une fuite en avant qui aboutit à des spectaculaires plantages.

Plus que le principe de la parole libre, il s’agit ici de critiquer le principe de la parole sans aucune entrave. Fut un temps, pas si éloigné, où on réfléchissait avant de parler, où on vérifiait. Désormais, la parole libre est devenue tyrannique, et elle s’oppose à la parole des élites – ou supposées telles – qui usent pour leur part d’une parole trop technique (les vrais spécialistes, universitaires, techniciens) ou trop démagogue (la plupart des billettistes de la presse écrite, certains chroniqueurs radiophoniques). Ce conflit entre deux paroles contribue, à mon sens, à la rupture entre le peuple et ceux qui sont censés le gouverner. Alors que nous tentons d’apprendre à nos enfants qu’il ne faut pas parler à tort et à travers, force est de constater que tout le monde ne partage pas cette conception d’une parole citoyenne (moi aussi, j’ai le droit de coller citoyen à toutes les sauces)

D’un côté, une « élite » qui ment, qui est soupçonnée de le faire ou, plus grave, qui apporte des réponses trop complexes pour le citoyen lambda. De l’autre, ce citoyen, justement, soupçonneux, et de plus en plus souvent persuadé qu’il a la solution ou qu’il détient la vérité. Ce décalage, qui a coûté cher à Michel Rocard, bien trop brillant pour son pays, est illustré chaque jour par les commentaires laissés sur Internet, lorsque M. Tout-le-monde livre sa fascinante explication d’évènements d’une rare complexité (conflit israélo-palestinien, crise du nucléaire iranien, tensions dans la péninsule coréenne, heurts inter-religieux en Egypte, etc.)

Winston Churchill disait, avec son art si personnel de la provocation : Le meilleur argument contre la démocratie ? Cinq minutes avec une électeur moyen.

Désormais, mais c’est moins amusant, le meilleur argument contre la liberté de pensée, c’est cinq minutes avec un commentateur moyen. Et cela ne devrait pas s’arranger.