Les castors lapons sont-ils hermaphrodites ?

Un ami, qui aime comme moi à fréquenter les blogs où l’on parle d’illuminati, de quêtes mystérieuses, de forces obscures et de sociétés secrètes pour initiés du 33e degré et plus si affinités, m’a récemment conseillé un site Internet remarquable à plus d’un titre. Parmi les nombreux motifs de réjouissance de cette merveille, un dialogue a particulièrement attiré mon attention. Ne reculant devant aucun sacrifice, la maison vous le reproduit ici :

MARTIN : Parlons de cela maintenant. Comment êtes-vous arrivé à la conclusion historique que ce sont les jésuites qui ont coulé le Titanic ?

ERIC : Parce qu’ils en ont tiré avantage.

Tout est dans la réponse, proprement stupéfiante, et on ne saurait rêver plus lumineuse illustration de la logique des complotistes. Pour eux, pas question, en effet, d’étudier les faits avant de parvenir à une conclusion. Non, le raisonnement est limpide, et immuable : si un événement a été utile à un camp, s’il a été parfaitement géré, alors il a été provoqué. Ignorance crasse des ressorts de l’Histoire, systématisme de romans de gare, et surtout, aveuglement et présupposés.

Prenons l’opération Serval, par exemple. Dès les premières heures du conflit, des journalistes algériens ont commencé à affirmer que Paris avait grossi la menace, forcé la main de Bamako, que la recolonisation de l’Afrique par la France était en marche. Aucune preuve, aucun élément concret pour étayer cette conviction, mais au contraire une mauvaise foi qui ferait passer la justice soviétique pour un modèle de respect des droits de la défense.

Quelques jours plus tard, l’attaque d’In Amenas a suscité force commentaires passionnants d’apprentis experts. Pour eux, aucun doute, le DRS était derrière l’affaire, dans le cadre de la sourde lutte qui oppose les clans autour du président Bouteflika. Des preuves ? Des faits ? Non, évidemment, car cela serait s’abaisser à une pratique bien bourgeoise de l’analyse. Si l’attaque d’In Amenas est le fait du DRS, qui a, au mieux laissé faire les jihadistes, au pire les a aidés, c’est simplement parce que l’affaire affaiblirait l’armée. Ou le contraire car, au fond, on ne comprend jamais rien aux explications des complotistes, qui, comme les chats, retombent toujours sur leurs pieds, mais sans bien savoir où ils sont.

Si ça les arrange, alors ils l’ont fait. Très bien, parfait. Pas d’opportunisme, pas d’erreur, pas de facteur humain, tout cela ne serait donc qu’une suite mathématique, sans imprévu ou impondérable, sans irrationalité. Et si François Hollande n’avait lancé l’opération Serval que pour réveiller l’orgueil des Maliens et propulser leur équipe de football en demi-finale de la CAN ? La présence de Français parmi les organisateurs de la compétition devrait vous convaincre de la réalité de ce complot. Ah non, on me dit en régie que leur entraineur est français, sans doute membre d’un service secret de la République. Voilà, tout est dit. Cette guerre sert à financer le PS sous couvert de paris sportifs truqués.

Quoi qu’on dise, il n’y a guère de zones d’ombre dans les attentats jihadistes, y compris ceux du 11 septembre, et les thèses avancées par certains ont été autant discréditées par la faiblesse des raisonnements tenus que par la qualité de leurs auteurs, révolutionnaires marxisants en mal de frissons, théoriciens racistes en mal de grand soir ou esprits supérieurs aux médiocres vies mais aux capacités cognitives hors du commun. Oui, oui, c’est bien du mépris que j’exprime là.

Au moment de l’affaire de Merah, je ne sais plus quelle intelligence supérieure m’expliqua doctement que toute l’affaire tombait bien, et qu’il fallait, évidemment – mais où avais-je la tête, aussi ? – repenser à la stratégie de la tension des services italiens à la fin des années 70. L’affirmation, assénée avec la force qui sied à ceux dont toutes les croyances politiques ont sombré dans de retentissants naufrages au cours du siècle passé, n’a, naturellement, supporté aucune contradiction ou toléré la moindre demande de preuve concrète. Quant à mes propres arguments, vous pensez bien qu’ils n’avaient guère de poids, tant mon passage, déjà ancien, au sein d’une certaine administration faisait de moi un être ô combien suspect, si ce n’est complice.

Car les conspirationnistes et autres complotistes ne sont pas seulement les détenteurs de la vérité, tellement éclatante que personne ne la voit à part eux. Ils sont aussi en mesure de dévoiler les manœuvres des plus grandes puissances de ce temps, étatiques ou privées, sans enquêter, par la seule puissance de leur pensée. Nous ne sommes plus face à des hommes, nous sommes face à des mentats, voire à des devins. N’attendez pas de leur part le travail de fourmi d’un grand reporter, les investigations poussées d’un policier de la Brigade financière ou les recherches d’un membre du contre-espionnage, ils n’en ont pas besoin.

Ils n’en ont pas besoin car ils sont omniscients, perchés à des hauteurs analytiques qui échappent au commun des mortels. Peu importe si les complots qu’ils dénoncent ne servent qu’une cause, ou n’attaquent qu’un seul ennemi, cet Occident dépravé et prédateur aux mains d’une clique dont la description rappelle les plus riches heures de l’Europe des années 30, dans le glorieux Reich ou la merveilleuse Union soviétique. Peu importe que le terme de complot ne soit utilisé que dans un sens, que jamais un attentat préparé pendant des mois sur trois continents par des dizaines de terroristes ne soit qualifié de complot, que jamais les mensonges de Mohamed Merah pour abuser les policiers ne soient perçus comme un complot.

Tordre les faits, ou même les ignorer, se refuser à la moindre construction intellectuelle rigoureuse reposant sur des faits, des questions, des réponses, des hypothèses étudiées puis validées ou abandonnées, ne jamais accepter la moindre conclusion différente, confondre conviction et investigation, telles sont les méthodes de nos découvreurs de secrets, pour lesquels les certitudes valent bien les faits, quand un enquêteur sérieux ne peut avoir pour certitude qu’un fait avéré et un renseignement recoupé. Inutile de préciser que tout dialogue est sans objet, et sans issue. C’est à se demander même pourquoi je vous dis tout ça.

Il y a, dans l’Histoire, assez peu de complots ou de conspirations – infiniment moins que dans la littérature ou le cinéma, et certains ont tendance à considérer que, parce qu’il existe des opérations secrètes et entreprises criminelles (cf. les quatre crétins qui, récemment, voulaient assassiner Obama) les complots internationaux ou de coups de billard à six bandes sont monnaie courante.

Quand des conspirations entrent en jeu, comme lors de l’assassinat du président Kennedy, elles n’ont pas le bel enchainement mécanique que se plaisent à nous décrire nos conspirationnistes. Mais pour le savoir, ces derniers devraient abandonner leurs œillères et travailler un minimum, ce dont ils n’ont nullement l’intention puisque leur recherche du complot n’obéit pas tant à une recherche de la vérité qu’à une démarche purement idéologique. Qui complotent, sinon les Américains, les Anglo-saxons, les Juifs, les banques ? Personne ne va vous parler d’un complot chinois, indien, iranien, saoudien ou brésilien. Et quand on signale une possible manœuvre souterraine des Soudanais au Tchad, on ne hurle pas comme une hyène blessée, on cherche.

Quand il s’agit de manœuvres politico-stratégiques, comme ce que fait le Qatar depuis le début des révolutions arabes, est-il bien nécessaire de d’évoquer un complot ? Ne s’agit-il pas d’opérations politiques, certes confidentielles, mais dont les effets seront de toute façon visibles ? Et pourquoi s’acharner sur le Qatar depuis deux ans alors que l’ensemble des pétrothéocraties du Golfe exporte depuis plus de trente ans une vision arriérée et dévoyée de l’islam ? Le besoin d’apporter des réponses simples à des phénomènes complexes est typique de ces conspirationnistes, à la recherche d’une cause à défendre, ou de puissants alliées, ou de gloire.

Le recours à des théories conspirationnistes permet d’apporter des explications en apparence simples à des phénomènes qui choquent, surprennent ou inquiètent. On les a entendues au sujet des attentats du 11 septembre, on les a entendues au sujet de la mort de Marie Trintignant, afin d’exonérer Bertrand Cantat de toute responsabilité, on les a entendues au sujet de l’affaire du Sofitel de New York afin d’exonérer Dominique Strauss-Kahn, on les entend à chaque attentat, à chaque évènement. Et, à chaque fois, ces théories proviennent des mêmes, enquêteurs de salon, sans connaissances, sans qualification, sans expérience. Et, à chaque fois, l’arrière-fond idéologique est le même, teinté de paranoïa et de raccourcis intellectuels. Benoît Collombat, le grand reporter de France Inter, en enquêtant sur l’affaire Boulin, a montré que des choses bien louches pouvaient se passer dans les coulisses mais, à la différence de bien d’autres, il a travaillé, il a cherché, il a réfléchi. Oui, je suis d’accord, ça n’est pas donné à tout le monde.

L’usage de théories complotistes pour expliquer le monde, outre qu’il révèle, comme je l’ai déjà dit, une grande ignorance, en dit long, également, sur la perception de son environnement. Qui parle, en effet, de complots ? D’obscurs activistes, des antisémites, des types qui croient dur comme fer que la Russie de Vladimir Poutine est assiégée et que l’insurrection syrienne ne saurait avoir de causes autres qu’extérieures. Il en va de même pour la guerre civile algérienne, qui a conduit quelques orientalistes – dont on mesure chaque jour la pertinence des analyses après les révoltes arabes – à ne voir dans la violence islamiste qu’une simple manœuvre des SR algériens. Faut-il être aveugle et ignorant pour ignorer l’échec social et politique du régime d’Alger, la montée de l’islam politique, le rôle des instituteurs envoyés par Nasser quand celui-ci épurait l’Egypte de ses Frères ? Et faut-il se sentir dépossédé de sa propre vie à ce point pour voir des fils de marionnettistes partout ?

Pourquoi faire passer les perplexes pour des conspirationnistes ? demandait, sans doute sincèrement, il y a quelques mois, un lecteur du Monde  ? Mais parce que la plupart des questions posées avec gravité par ces esprits acérés révèlent une grande ignorance, et en aucun cas une grande intelligence. Le doute est la deuxième qualité d’un enquêteur, mais le refus de se prononcer dans l’immédiat sa plus importante.

Si je pose des questions à un astrophysicien et que je ne comprends pas ses réponses – à supposer, déjà, qu’il saisisse ma question – de quoi aurais-je l’air en l’accusant de dissimulation ? Le fait de ne pas comprendre votre interlocuteur est-il toujours la marque d’une manœuvre de sa part ? J’ai été harcelé sur Twitter par une poignée de types qui ne supportaient pas l’idée que je puisse en savoir plus qu’eux sur certains sujets. Peu importait les diplômes, les années passées, le travail assidu, tout cela n’était que de l’arrogance – un défaut que je vais, par ailleurs, avoir du mal à nier… Ce genre de personne appelle au respect mais ne demande en réalité qu’à pouvoir vous asséner des foutaises sans être contredite. On invoque la démocratie mais on rejette la contradiction, le débat, les contre-arguments, le simple questionnement intellectuel reposant sur des faits. Entre celui qui pratique son art (le droit pénal, l’agriculture, la peinture sur soie, peu importe) et celui qui se présente devant lui sans la moindre expérience pour le critiquer, qui préférer ?

De plus en plus nombreux sont ceux qui estiment que la démocratie n’est parfaite que si on a la même opinion qu’eux, qui confondent démocratie et adhésion à leurs thèses. Il s’agit là des prémices du totalitarisme, fondé sur un mensonge, construit sur le rabâchage de vérités soi-disant évidentes, comme dans les cauchemars d’Orwell ou de Kafka. Lutter contre les théories du complot n’est pas nier l’existence de forces profondes, mais de même qu’il ne faut pas confondre Caroline Fourest avec Jean Jaurès, il ne faut pas mélanger Thierry Meyssan et Fernand Braudel. Je me comprends.

C’est pas que vous me gênez, Monsieur Fernand, mais je ne sais pas si ça va bien vous plaire

Je voulais prendre cinq minutes pour livrer au peuple, certainement impatient, ma consternation, mais d’autres, à la fois plus talentueux et plus rapides, ont livré ici ou leurs analyses, quand ils n’ont pas simplement moqué, avec une irrésistible drôlerie, les réactions d’effroi qui ont tant agité la toile ces derniers jours.

A la vue de ce sympathique légionnaire, lundi matin, mon cœur s’est instantanément gonflé de fierté, tandis que je souriais, comme souvent, bêtement. J’avais, évidemment, reconnu le foulard que l’on porte dans Call of duty et que j’ai souvent aperçu sur le visage d’autres joueurs pendant que j’agonisais dans le caniveau d’un village d’Afrique ou sur le toit d’un bidonville brésilien.

Mais d’autres que moi n’ont pas trouvé cette image réjouissante, ou rassurante, ou amusante. Ils l’ont trouvée, au contraire glaçante. Pensez donc, un militaire en opération de guerre, avec un masque qui dit tout de sa mission, c’est glaçant, c’est choquant, c’est révoltant, c’est inquiétant, c’est, c’est… gênant. Oui, chère Madame, cher Monsieur, chers citoyens modèles, un soldat français est un tueur en puissance, chargé de projeter la volonté politique de l’Etat – et de la nation, dans la plupart des cas – et de l’imposer à nos ennemis. Et cette projection de puissance se fait par la violence parce qu’on s’est rendu compte assez vite que dans certaines circonstances un simple discours ferme mais poli ne suffisait pas.

Car figurez-vous que le soldat fait la guerre. Inutile de vaciller sous le poids de cette percée conceptuelle majeure, c’est comme ça. Et la guerre n’est pas – attention au nouveau choc intellectuel – un événement indolore. Elle est au contraire l’imposition de notre volonté à l’ennemi en lui infligeant le plus de pertes, le plus de dommages, jusqu’à ce que l’un des deux camps n’en puisse plus et demande la fin de l’affrontement. C’est un concours dans la souffrance et le sacrifice, subis et infligés.

En portant ce masque annonciateur de mort, ce légionnaire, fidèle à la réputation de son corps, montrait sa détermination à tuer et sa capacité à encaisser les chocs. Il mettait également ses pas dans une tradition millénaire qui veut que les guerriers portent les signes extérieurs de leur mission, plus souvent des crânes que des tutus.

Hélas, chers amis, la France est en guerre. EN GUERRE. Vos impôts vont servir à tuer, à blesser, à mutiler. Des hommes sont morts sous les bombes que VOUS avez payées, des soldats qui portent VOTRE drapeau sur la manche ont d’ores et déjà tué. Je respecte profondément le pacifisme, je comprends l’antimilitarisme, mais je ne peux supporter ce mélange fascinant de bêtise et d’angélisme qui s’est déversé sur nous depuis lundi. Oui, vos maris, vos frères, vos fils, rêvent d’étuis brulants tombant sur le sol, ou de missiles déchirant le ciel, et de types éclatés façon puzzle dans d’exotiques cahutes ou de lointains kékés. C’est ça, la guerre, sale, d’une violence sans limite, et c’est bien pour ça que je ne la fais pas et que je souhaite ne jamais en vivre trop près. Mais je me renseigne, je lis, je me dis que la réalité ne peut se réduire à Louis la Brocante fait le jihad ou Joséphine ange gardien en Syrie.

Vous avez été choqués par la violence qui se dégageait de ce soldat ? J’en ai été fier. Etes-vous plus choqué par ce masque glaçant que par les familles qui vivent dans la rue, par ces enfants que l’on tue et dont on déterre les petits cadavres dans la forêt de Fontainebleau, par ces jeunes femmes violées vingt fois qui tapinent en bas de chez vous ? Où est votre morale ? Que valent vos cris d’horreur ? Quelles sont donc vos valeurs ?

Evidemment, naïvement, on espérait un silence narquois de nos chefs militaires, vaillants guerriers étoilés aux poitrines gonflées. On souhaitait un off amusé des gars du SIRPA, du genre, « Bah, c’est un légionnaire, notre ultimate warrior à nous, il a un peu dérapé, mais c’est pas grave, c’est marrant ». Mais non, que nenni, point du tout. Là aussi, cris d’orfraie, roulements d’yeux, concours de mesquinerie : « Oh, c’est mal, toute cette violence, ce n’est pas très AQMI friendly, que vont penser nos ennemis auxquels notre Président – que le Très haut l’ait en Sa sainte garde – a promis l’éradication ? Ils vont sans doute être blessés par l’attitude désinvolte de ce soldat. » En France, chère Madame, on voudrait éliminer les ennemis sans les tuer. Oui, ce serait ça, la vraie grandeur, la nôtre, celle de Munich, de Sedan, d’Azincourt, de la Mansourah, et tant d’autres hauts lieux de notre « art français de la guerre ». Oui, je sais, ça ne marche pas. Soupir.

On apprend ce soir que des sanctions sont à l’étude. C’est affligeant, mais on se dit, par ailleurs que si elles sont étudiées par ceux qui ont attendu plus de dix ans avant d’aller au Sahel, notre légionnaire aura eu le temps de commander le 1er REC avant de prendre son rapport chez son chef de section.

Découvrir au début d’une guerre qu’on est commandé par des émasculés n’est pas ce que j’appelle une bonne nouvelle.

 

 

Et je dédie ce post à un ami du glorieux 2e REP, qui se reconnaîtra.

« Who’s your leader? Who’s your man? Who will help you fill your hand? » (« Night of the long knives », AC/DC)

Ah quel cirque, mes amis, quel cirque ! Manifestement, les jihadistes présents au Mali ne sont pas les aimables amateurs de trek que d’aucuns, dans les salons feutrés de l’îlot Saint Germain, pensaient affronter.

On en parlé au Général, à Londres, et il a dit : « ça craint ».

Dès dimanche soir, un conseiller de l’Élysée confiait, faux ingénu ou vrai crétin, que la combativité et l’équipement des terroristes que nous affrontions avaient été sous-estimés. Par vos services, peut-être, votre Eminence, mais pas par les quelques bloggeurs qui s’intéressent, en amateurs, à la chose. A moins, ce qui est toujours possible puisque nous sommes en France, que les administrations ne se parlent pas. Ou à moins, puisque nous sommes en France, que les immenses succès militaires qui ont scandé le siècle passé n’aient inspiré nos stratèges, éblouis par la puissance de nos arsenaux. Au fait, sergent, merci de monter l’allume-cigare de ce Dewotine 520 sur nos nouveaux Mystère IV. Et où en est la commande de Sherman ?

Cet automne, il se murmurait même que les jihadistes seraient balayés au premier choc, comme une tribu de Celtes défoncés à l’hydromel de contrebande anéantis par la IXe Légion Hispana. On a d’ailleurs retrouvé des images des premiers débriefings.

Qu’on ne se méprenne pas. Je soutiens cette guerre, et autant par patriotisme que par certitude qu’il faut la mener, même avec retard. Et je soutiens les autorités politiques, même si elles ont tergiversé et attendu, jusqu’au dernier moment, pour s’engager. Mais je ne peux m’empêcher de m’interroger sur la pertinence de certaines analyses et synthèses réalisées à des échelons intermédiaires. En même temps, je repense à quelques cerveaux croisés dans mon ancienne vie, et je me dis que la diffusion de certains papiers a déjà été un beau succès remporté sur la machine, entre frilosité, relecture tatillonne avec ajouts de fautes et ouverture compulsive de parapluie. « Vous pouvez vérifier cette histoire de guerre en Europe en 1940 ? »

Bref, la douleur m’égare, et elle n’est pas très constructive, je n’en disconviens pas.

Ainsi donc, depuis une semaine, la France mène au Mali la guerre qu’elle ne voulait pas mener. « Pas de troupes au sol », nous disait-on au début de l’hiver. Pas d’appui aérien, nous assurait-on, drapé dans un refus si européen de toute violence. Seulement voilà, à force de dire à des types qu’on va les renvoyer à l’âge de pierre (qui ça ?), mais qu’on viendra plus tard parce que là il faut repeindre les roues du VAB en noir et retrouver la clé du champ de tir, ces sales garçons prennent l’initiative. « Faut admettre, c’est logique », aurait ajouté Dame Seli, à qui on ne la fait pas. Et du coup, sans crier gare, voilà l’armée française engagée dans les airs et au sol au Mali, déployant ses chasseurs, les vieux et les neufs, ses hélicoptères, les fragiles et les solides, ses petits gars venus en catastrophe du Tchad, de Côte d’Ivoire et du riant Sud-Ouest, connu pour sa bonne chère, son goût de la fête et du partage, et ses unités parachutistes vantées par le grand poète alternatif Maxime Le Forestier. 1.800 hommes, selon le ministre de la Défense, et bientôt 2.500…

C’est « côtelettes » que vous ne comprenez pas ?

Essayons de lever le nez, oublions les fulgurances de ceux qui prédisaient la fin de l’islamisme en 2001 et annonçaient la disparition du jihad après les révoltes arabes de 2011. Evitons aussi quelques outrances, car que n’a-t-on entendu depuis une semaine. Honteuse ingérence ! vocifèrent ceux qui soutenaient en 1995 la glorieuse Serbie. Infâmes colonialistes ! nous serinent ceux qui considèrent le Sahel comme un jardin privatif. Abjects racistes ! nous lancent ceux qui enseignent à leurs enfants que les juifs gouvernent le monde et que les homosexuels méritent la mort. Intervention illégale ! nous assurent ceux qui ont vanté le coup de Prague et saluent les avancées démocratiques cubaines. Manipulation grossière ! chantent en chœur ceux dont les élections sont truquées depuis leur indépendance.

Qui peut affirmer sans rire que la descente des jihadistes, la semaine dernière, vers Sévaré a été un prétexte pour la France ? Qui peut dire (j’ai les noms, pour ceux que ça tente, y compris des journalistes algériens) que Paris a forcé la main de Bamako ? Hé, les amis, vous avez vu les images ? Le contingent français a été constitué dans l’urgence, le matériel n’était pas prêt, pas encore reconfiguré après l’Afghanistan, le matériel volant pas déployé, et les personnels pas encore mobilisés. On me disait même, cette semaine, que les surplus parisiens n’avaient plus beaucoup de tenues couleur sable.

Et puis, évidemment, il n’aura échappé à personne que la France, usée, vieillie, presque ruinée, sans aucun appui militaire européen sérieux, poursuit au Mali son rêve colonial tout en défendant des intérêts économiques cachés. De même, chacun sait que François Hollande, ancien gouverneur du Texas, et que Jean-Yves Le Drian, membre bien connu de la NRA, sont des néoconservateurs enragés, avides de guerres salvatrices, de conflits rédempteurs, de domination impériale, qui considèrent John Milius comme un poète romantique.

En réalité, et de façon très inquiétante, on dirait que ces accusations, qui émanent dans leur écrasante majorité du monde arabo-musulman, sont le reflet de tensions culturelles qui dépassent largement la seule sphère islamiste. Il y a quelques jours, un jeune progressiste égyptien, qui n’a pourtant pas démérité il y a deux ans contre les sbires du raïs déchu, expliquait ainsi avec le plus grand sérieux que la France menait une guerre coloniale raciste, fondée sur la haine de l’islam et du monde arabe. Comment un garçon censé être un militant progressiste, avide de progrès social et politique, peut-il imaginer un pays européen ourdissant une telle manœuvre politico-militaire ? N’y a-t-il pas là comme une étrange et inquiétante interprétation du monde, largement reprise avec plus ou moins de subtilité par certains médias arabes et, dans un terrible écho, par les jihadistes, de la Mauritanie au Pakistan ?

Et que penser des réactions africaines à ces réactions arabes ? Seule au front, la France enregistre depuis quelques jours des ralliements presque inespérés à son opération militaire (Mauritanie, certes, mais aussi Sénégal, Niger, Nigeria, Tchad, Togo, Bénin) et on sent poindre comme la montée d’une vaste tension entre le nord et le sud de l’Afrique. La crainte de heurts ethniques dans un Nord Mali reconquis est dans tous les esprits qui pensent plus loin que le prochain plateau sur TF1, et j’ai brièvement évoqué ici notre impréparation à ce scénario.

L’armée malienne, qui ne s’est guère battue ces derniers temps, est soupçonnée de vouloir se venger des populations des régions reprises afin d’effacer une authentique humiliation. Il serait bon, ici, de se souvenir de l’hostilité ancestrale entre « Blancs » et « Noirs » dans cette région. Cette semaine, un homme en apparence raisonnable m’a dit sur Twitter, avec un naturel et une sincérité terribles : « Les Maghrébins musulmans rêvent d’asservir les Africains animistes. » J’en suis resté sans voix, tant la perspective de violences intercommunautaires me pétrifie. Les incursions répétées de la Libye du colonel Kadhafi au Tchad, que quelques imbéciles regrettent ces jours-ci, reposaient sur cette vision raciste. Pour cette raison, l’arrivée de troupes tchadiennes, si elle devrait donner encore plus de mordant à l’offensive française, n’est pas nécessairement une bonne nouvelle pour la stabilisation de la région en raison des rancœurs qu’elle pourrait provoquer. Et que dire des renforts nigérians… Espérons que ça ne sentira bientôt pas le pneu brûlé.

Il ne s’agit pas, évidemment, de critiquer la valeur militaire de ces contingents, mais de prendre en considération l’impact de leur présence sur les populations du Maghreb, en particulier en Algérie ou en Libye. Les tensions qui ont présidé à la scission de fait du Mali sont présentes également au Niger, et jusqu’au Tchad, et il serait bon de ne pas oublier que la Mauritanie connaît, elle aussi, une ligne de fracture. Par quel miracle les horribles conflits ethniques qui ont déchiré l’Europe et déchirent l’Afrique des Grands lacs ne déchireraient-ils pas demain le Sahel, zone tampon entre monde arabe et monde noir, et ce pour les exactes mêmes raisons : frontières idiotes, inégalités sociales et économiques, différences religieuses, confiscation du pouvoir politique.

Bill, que veulent ces marginaux ?

Il est, dès lors, possible de lire différemment les actions des jihadistes, dont j’ai déjà dit ici qu’ils pourraient bien être parmi les causes – je n’ai pas dit les inspirateurs – des révoltes arabes. Incarnations d’un projet politico-religieux délirant et sanguinaire, les terroristes actifs dans la zone sont aussi le reflet, en s’associant à certains Touaregs, d’un panarabisme dévoyé qui explique l’hostilité quasi unanime que rencontre l’intervention française. Par « néocolonialisme », il faut donc entendre « domination occidentale sur le monde arabe », un ressenti ancien, et historiquement fondé, devenu dogme national en Algérie, et qui a présidé à la création en 1928 de la Confrérie de Frères musulmans, mouvement religieux mais aussi, profondément arabe. Les jihadistes ne sont donc pas seulement des musulmans radicaux, ils sont aussi les défenseurs autoproclamés d’une fierté arabe. Les progressistes se trouvent ainsi piégés, entraînés par panurgisme dans la condamnation d’une guerre qui vise des hommes qui les tueraient sans hésitation. Un paradoxe vertigineux, me semble-t-il, mais je suis un grand sensible.

Cette nouvelle crise régionale qui se profile, comme toutes les crises régionales de l’Histoire, ne saurait avoir une cause unique. Ceux qui voient dans l’intervention occidentale en Libye le point de départ de la crise malienne révèlent sans complexe l’étendue de leur ignorance, et de la Libye, et du Mali. De même ceux qui comparent la guerre au Mali à celle menée en Libye il y a deux ans se vautrent-ils dans la plus insensée médiocrité. Quant à ceux qui moquent la lutte de la France contre les jihadistes algériens alors qu’elle les soutiendrait en Syrie, ils ne font que relayer le prêt-à-penser aimablement fourni par Moscou et Téhéran sans avoir, manifestement, réfléchi ou cherché à comprendre. Cela dit, et comme on le disait il n’y a pas si longtemps dans les casernes, réfléchir c’est commencer à désobéir. Ne nous inquiétons pas, eux sont bien obéissants.

Dis donc, t’essaierais pas de nous faire porter le chapeau des fois ?

La France est donc le coupable idéal, et son indécision, que j’ai rappelée, notamment, ici, n’exonère pas la principale puissance régionale, l’Algérie de ses propres errements. Les commentaires sur l’audacieuse et inédite attaque d’In Amenas m’ont ainsi littéralement fait hoqueter. Non, bon Dieu, non, l’Algérie n’est pas à son tour touchée par la crise malienne. C’est plutôt le Mali, et le Niger, et la Mauritanie, et le Tchad, et le Maroc, et la Tunisie, et la Libye qui sont tour à tour touchés par la crise algérienne. AQMI est un mouvement algérien, héritier du GIA puis du GSPC, ses cadres sont presque tous algériens, leurs ennemis sont le régime algérien et la France – une association remarquable, mais passons. La prise d’otages de masse du 16 janvier dernier est donc un tragique retour de bâton, une conséquence directe, même, de l’affligeant mélange de cynisme, d’incompétence, d’aveuglement et de calcul à court terme qui caractérise depuis des décennies les gouvernants de ce pays.

J’ai eu la chance de me rendre en Algérie à plusieurs reprises, à la fin des pires années de la guerre civile – et je veux d’ailleurs croire que mes collègues et moi avons joué un rôle dans l’éradication de certains groupes. A Alger, j’ai découvert une ville superbe, des citoyens attachants, qui aiment leurs enfants comme j’aime les miens, ni meilleurs ni pires, un pays qui semble magnifique – mais que je n’ai pas eu le droit de parcourir. J’ai, hélas, aussi pu contempler, lors de réunions stupéfiantes, les lourdeurs d’un système qui, à cette époque, accusait l’Iran d’être derrière le GIA (et pourquoi pas l’Islande, ou le Honduras ?), et occultait les causes économiques, sociales et politiques de la crise.

Quand un Algérien me dit, fier et peiné, que l’Algérie s’est tenue seule face aux barbares pendant près de dix ans, je le crois. Mieux, je sais qu’il a raison, car j’ai été un très modeste acteur de la misérable et craintive aide que nous lui accordions pour des raisons bien plus politiques que stratégiques ou morales. C’est donc avec consternation que j’ai vu l’Algérie s’isoler, aller d’initiatives sans lendemain en coups politiques sans moyen, refuser de prendre ses responsabilités alors que, comme je l’ai maintes fois dit et écrit, elle a tous les moyens et toute la légitimité pour agir, y compris le soutien de l’Union africaine. Où est donc passée la coalition de l’été 2009 ?

Si la crise malienne est l’échec de la France, incapable de stabiliser et de développer ses anciennes colonies sahéliennes, elle est donc aussi l’échec de l’Algérie, incapable de venir à bout d’une guérilla jihadiste qui tue toutes les semaines. Après avoir traîné des pieds, refusé l’évidence, rejeté par avance toute modification du statu quo – sans voir qu’il avait volé en éclats depuis des mois, Alger a été comme Paris surprise par l’offensive jihadiste du 7 janvier. Mais quand la France s’est jetée dans la bataille, l’Algérie a préféré observer un silence boudeur, laissant sa presse plus ou moins libre entonner les vieilles rengaines, et apprendre au peuple qu’elle n’avait eu d’autre choix que d’autoriser un survol de son territoire par les avions de son ennemi juré. Et pourtant, il y a des Su-24 à quelques centaines de kilomètres des combats maliens. Quand même, voyez où ça mène, le dogmatisme.

Comment, « comment » ?

L’opération Serval est donc un camouflet diplomatico-militaire majeur pour l’Algérie. ET comme si ça ne suffisait pas, l’attentat contre le site gazier d’In Amenas est encore plus grave, en exposant la vulnérabilité d’un pays dont on pensait, malgré toutes ses faiblesses, qu’il gérait et protégeait son unique richesse – puisque la jeunesse algérienne est abandonnée à son sort. Mise à l’écart par les révoltes arabes, sèchement marginalisée par le déclenchement de la guerre française au Mali, humiliée aux yeux du monde par une spectaculaire opération contre le plus cher de ses trésors, l’Algérie vacille, ou devrait vaciller. C’est tout un système dont on contemple le naufrage, entre persistance, depuis près de 25 ans, des maquis jihadistes, encerclement par les poussées révolutionnaires et les terroristes – qui ne sont pas les mêmes, désolé MM. Bonnet et Dénécé – et faillite socio-politique. La crise malienne, née de la crise algérienne, nourrie des crises arabes, est en passe de devenir une autre crise, régionale, majeure, faite de tensions ethniques et religieuses, de poussées irrédentistes incontrôlées, d’attentats majeurs, de guérillas sans frontière.

Dans cet immense et désertique foutoir, le terrorisme islamiste radical, comme toujours, n’est pas tant une menace stratégique que le révélateur de tensions plus profondes. Il n’en doit pas moins être combattu, pour ce qu’il est, pour ce qu’il représente, pour ce qu’il attaque. On en est droit d’espérer que la conduite de cette guerre sera supérieure à son anticipation, et on est droit de craindre que ça ne soit pas le cas. Restent, sur le terrain, nos hommes, courageux, à peine rentrés d’une autre guerre lointaine et incompréhensible, dont le premier est tombé il y a une semaine.

Je suis allé aux Invalides mardi dernier rendre hommage au chef de bataillon Boiteux, mort pour la France, et je sentais, plus nettement encore qu’au soir du 11 septembre, le sol s’ouvrir sous nos pieds. Guerre terrestre, guérilla, attentats au Mali, en Afrique, en Europe, au Moyen-Orient, exécutions d’otages, tensions entre communautés… Les mois qui s’annoncent ne seront pas joyeux, et, pour la première fois depuis très très longtemps, la France est seule en première ligne. On a le devoir d’être fier, on le droit d’être inquiet.

« Going nowhere, going nowhere » (« Mad World », Tears for Fears)

Ecrire sur le jihad, c’est écrire sur une longue série d’échecs, une suite ininterrompue de défaites stratégiques ponctuée de quelques succès tactiques et de contre-offensives maladroites, toutes menées sans que de vrais objectifs aient été fixés.

Décrire le jihad, un phénomène non pas mineur mais malgré tout secondaire, c’est décrire la lutte de quelques milliers de radicaux contre un Occident pataud, indécis, qui hésite entre répression brutale et capitulation, sans jamais trancher.

Etudier le contre-jihadisme en Europe ou en Amérique du Nord, c’est contempler vingt ans d’aveuglement, de présupposés, d’incompréhension, de tâtonnements, d’impasses, d’erreurs et d’inadaptation. C’est aussi constater la complexité croissante d’une lutte qui ne donne pas de résultat probant, et la militarisation d’une réponse à un défi dont personne ne semble, en France par exemple, saisir tous les enjeux. C’est enfin prendre conscience de la faiblesse de son pays, incapable de procéder aux réformes, prisonnier de son passé, sans imagination, sans volonté, engoncé dans ses habitudes, paralysé par les querelles administratives et les chocs d’égos, intoxiqué par quelques vieilles ganaches ressassant leurs obsessions et une poignée d’imposteurs qui vendent du contre-terrorisme comme ils vendraient des implants capillaires.  C’est contempler son pays se confronter à la si cruelle réalité de son impuissance.

Qui oserait dire, en effet, que la menace islamiste radicale, désormais connue sous le nom de jihadisme, n’a pas cru depuis plus de vingt ans ? Qui oserait affirmer qu’elle ne s’est pas étendue, qu’elle n’a pas gagné en intensité, qu’elle n’a pas innové, et qu’elle ne cesse de nous prendre de court ? Qui de nos si brillants orientalistes pourra encore affirmer sans rire que les révoltes arabes marquent la défaite inéluctable d’Al Qaïda ? Sans vouloir être outrageusement désagréable, force est de reconnaître qu’à part lancer des réformes à contretemps de nos alliés et allouer des moyens quand on n’a plus besoin, on n’est plus bons à grand’ chose. Une sorte de tradition, me direz-vous.

Reprenons les choses dans l’ordre, si c’est possible. Le terrorisme, tel que le code pénal le définit, a le plus souvent été le fait de mouvements politiques ou séparatistes, poursuivant des buts précis. Dans certains cas, des Etats leur prêtaient même une amicale assistance, financière, logistique, militaire, mais nous restions dans le schéma parfaitement défini d’un acteur politique exerçant une pression sur un Etat par la réalisation d’actions violentes, ciblées ou aveugles. Comme je l’ai déjà souvent écrit, c’est avant tout l’atteinte à la souveraineté nationale qui justifie la mobilisation de la justice française, et, à son service, l’entière communauté des services répressifs.

A défaut d’être simples, les choses étaient donc, somme toute, assez claires : d’une main, l’Etat enquêtait, identifiait et neutralisait les auteurs, et de l’autre main essayait de convaincre les commanditaires que la méthode employée pour atteindre les buts poursuivis n’était ni acceptable ni pertinente, et que les diplomates feraient bien de, rapidement, prendre le pas sur les hommes d’action.

Disons, pour faire court, que cette méthode a été très efficace jusqu’au début des années 90. Depuis 1945, la justice française avait été confrontée à des dizaines d’attentats sur le territoire national, aussi bien perpétrés par des gens sérieux (FLN, OAS, Action Directe, etc.) que par des groupuscules moins crédibles – mais parfois meurtriers, comme les irrédentistes bretons. Les pouvoirs donnés aux services d’enquête par la justice, et à la justice par le législateur, étaient sans commune mesure avec tout ce qu’on pouvait observer dans les démocraties, et les sombres opérations du FBI de Hoover ne pouvaient être comparées puisqu’elles avaient le plus souvent été à la fois clandestines et illégales. En France, le parquet antiterroriste et les services du ministère de l’Intérieur agissaient, eux, en toute légalité. L’incrimination pour « association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste » permettait de ramasser tout un réseau, y compris le cousin qui vous avait naïvement prêté sa voiture ou le concierge qui gardait vos lettres pendant que vous prépariez la révolution mondiale et prolétarienne en assassinant des hauts fonctionnaires dans la rue ou des touristes dans les aéroports. On faisait le tri après, quand on y pensait.

Va dire à César que tu as été vaincu par des Gaulois de la Gaule celtique

L’irruption en France de la guerre civile algérienne, à partir de 1992, a lentement changé la donne, mais personne ne s’en est véritablement rendu compte – une constante nationale dont nous devons être fiers. Sans doute l’urgence puis la frénésie ont-elles empêché de prendre de la hauteur.

Dans un premier temps, après les premiers assassinats de Français en Algérie par des Afghans arabes (ah, ce brave Kada Benchiha Larbi – le garçon coiffeur de Sidi-Bel-Abbès, comme l’appelait un ami – et sa bande de dégénérés…), on a commencé à arrêter en France des soutiens du GIA (rappel : aucun observateur sérieux ne dit « les GIA »). Il s’agissait parfois d’arrestations liées à un meurtre, parfois liées à la diffusion d’un communiqué de menaces, parfois d’une simple convocation dans les locaux de la DST ou de la 6e DCPJ, pour un entretien cordial (Ben quoi, tu vas pas pleurer pour une gifle, non plus ? Un grand gars comme toi !). Ces arrestations visaient à la fois à identifier les réseaux de soutien de l’insurrection islamiste, à les casser autant que possible en s’appuyant sur les délits commis, à recruter quelques sources et à envoyer des messages aux responsables des mouvements.

S’agissant de l’ex-FIS et des maquis de l’AIS, son bras armé, les choses étaient assez simples. Le parti dissous disposait à Bruxelles de l’Instance exécutive du FIS en exil (IEFE), une petite équipe de ténors de seconde zone connectés à leur mouvement en Algérie et à l’ensemble de la mouvance islamiste radicale algérienne dans le monde, à commencer par l’Europe (il faut vraiment que je vous raconte ça, un jour). Pour le GIA, c’était plus compliqué, mais il y avait des contacts à Londres, en Suède, en Belgique et en Allemagne, et évidemment des liens avec le Pakistan où tout ce petit monde avait gardé des amis, du temps des grandes heures.

Chacun suivait évidemment avec grande attention les développements des relations entre maquis algériens afin de lire les évolutions des réseaux actifs en Europe, et donc de pouvoir frapper le moment venu. Pourtant, au fil des mois, la scène jihadiste algérienne devint de moins en moins lisible et la belle mécanique justice/diplomatie secrète se grippa. A Paris, certains cherchaient les maitres cachés du jihad algérien – quelques uns cherchent encore – et ne comprenaient pas qu’ils étaient confrontés à une des premières manifestations du jihad mondial, qui bientôt se développerait au Yémen, aux Philippines, en Egypte, dans le Caucase ou en Afghanistan. Du coup, arrêter des terroristes et casser des cellules, tout en limitant la menace immédiate, ne suffisait plus à circonvenir l’ensemble de la mouvance, dont on cherchait les financiers, les idéologues, les inspirateurs, les soutiens et les points de convergence.

S’engagea alors une course contre la montre, d’abord continentale puis planétaire, entre les réseaux jihadistes et les services de sécurité et de renseignement. Ce furent de passionnantes années…

Ramasser les miettes, vous appelez ça la sécurité ?

Deux logiques s’affrontaient, et elles s’affrontent encore : police contre renseignement. Et cette lutte qui se menait dans les couloirs de Beauvau ou dans d’autres lieux moins recommandables était encore épicée par des enjeux qui, au lieu d’être annexes, étaient devenus centraux. Combien de carrières faites sur des arrestations ? Combien de primes très conséquentes versées à tel ou tel haut fonctionnaire pour son rôle supposément décisif ? Combien de ministre paradant devant les caméras, à coup de déclarations martiales, de formules choc, de poses conquérantes ? Inutile de rappeler ici que le terrorisme est, plus que tout autre défi criminel, un enjeu politique majeur dans nos sociétés, et peu importe la rationalité de cet état de fait.

La ST et la PJ estimaient, à raison, qu’il fallait arrêter, casser des réseaux, prévenir, ne pas attendre. Leurs chefs considéraient que nous autres espions, habitués à travailler à l’étranger, n’étions pas impliqués comme eux dans la défense du territoire, et qu’un attentat serait d’abord leur échec. Sur ce dernier point, ils avaient raison, mais penser que nous ne serions pas ulcérés par le succès d’une entreprise terroriste contre notre pays, que nous ne nous sentirions pas frappés au cœur, était pour le moins insultant. Il faut dire que ces policiers d’élite, qui nourrissaient des sentiments voisins à l’encontre de leurs collègues des RG, sans parler des gendarmes, méprisés et surnommés les gardes-champêtres, étaient bien conscients de leur valeur et n’acceptaient pas de notre part nos méthodes et ce qu’ils considéraient comme un refus de jouer en équipe.

Dans leur esprit, me semble-t-il, il y avait comme le sentiment que nous n’aurions dû être que des supplétifs soumis, bien utiles pour leurs moyens techniques ou leurs capacités opérationnelles mais quand même pas bien malins. Le fait que nos chefs soient le plus souvent dociles, pour des raisons plus ou moins avouables, ne pouvait les détromper. On avait beau se réunir pieusement, le mardi matin, dans le bureau du chef de l’UCLAT, la coopération entre services pouvait plus facilement ressembler à la confrontation entre l’inspecteur Valentin et Roberto Texador (Q&A, Sidney Lumet, 1990, avec Timothy Hutton, Nick Nolte, Luis Guzman, Armand Assante et Paul Calderon) qu’à une réunion de catéchèses.

Il faut bien reconnaître, malgré tout, que nos philosophies différaient – et on me dit qu’elles diffèrent manifestement toujours. Cette opposition donnait souvent lieu à des situations cocasses, entre gamineries et mauvaises manières. Comme cette voiture avec gyrophare garée dans la cour d’une certaine caserne du boulevard Mortier, ou ce commissaire entrant dans le bureau du directeur adjoint avec son holster (go ahead, punk, make my day), ou encore ce responsable nous demandant au début d’une réunion de crise le nom de notre source principale dans une certaine affaire. Plutôt mourir, mon vieux, surtout quand on voit comment vos sources, quand vous en avez, sont traitées.

Parfois, l’arrogance, la pression de la hiérarchie politique, et même une forme sourde de compétition (ne nous voilons pas la face) conduisaient à des écarts de conduite bien plus graves. Je me souviens de cet ami me racontant, devant les grilles de la place Beauvau, comment ses collègues d’un certain service avaient suivi, pendant la campagne terroriste de 1995, un policier allant voir sa source infiltrée au sein du GIA et avaient arrêté son indic afin de pouvoir plastronner devant le ministre le lendemain. Des haines inextinguibles sont nées pendant ces heures difficiles et avoir imposé la fusion des RG avec la ST a ressemblé à la fusion du PSG avec l’OM. Ça ne pouvait pas marcher, et ça ne marche d’ailleurs pas, à bien y regarder. Nous, de notre côté, puisque nous ne faisions rien ou si peu, il aurait été difficile de nous surprendre en train de faire autre chose que nous lamenter.

La création d’une équipe anti terroriste inter services, après le 11 septembre, vit même certains donneurs de leçon piller le pot commun dans lequel les autres administrations versaient consciencieusement dossiers et affaires. Il est certes plus facile de copier que d’apprendre ses leçons, mais ça se paie un jour. Mohamed Merah, ça vous dit quelque chose ? Bref, enchaînons, sinon je vais vider mon sac et ça va casser l’ambiance.

Le fait est que le contre-terrorisme est devenu un enjeu de pouvoir aux retombées immédiates, qui fait vivre son petit monde, entre ceux qui hantent les commissions de chaque Livre blanc, les réformateurs hystériques, et les donneurs de leçons qui ne croyaient pas à Al Qaïda en juin 2001 ou ceux qui, en 2002, dissolvaient les équipes travaillant sur l’Europe puisque celle-ci, supposément sanctuarisée, ne risquait plus rien. Ce sont eux, les références publiques françaises en matière de contre-terrorisme. C’est vous dire si on est bien protégés et c’est donc sans surprise qu’on ne peut que constater que rien n’a changé depuis vingt ans, ni dans la doctrine, ni dans l’articulation des services ni dans les buts à atteindre – puisque je veux croire qu’il y en a.

Celui qu’a des lunettes, c’est Rey. Le plus dangereux, c’est Rey. Le plus con, c’est Rey. L’autre, c’est Massart.

L’arme absolue des policiers français dans ces années était, et reste, la commission rogatoire internationale (CRI). De façon finalement très française, nos collègues du ministère de l’Intérieur pouvaient ainsi se mêler des affaires du monde, puisqu’on trouvait toujours un jeune crétin dans une banlieue de Mossoul, dans un hôtel miteux de Peshawar ou même dans la jungle thaïlandaise à jouer avec un M-16. La CRI était précieuse par bien des aspects, et il s‘agissait, comme la Force, d’un puissant allié. Elle permettait à un service de devenir leader (il en faut bien un), elle lui permettait d’obtenir la coopération des services judicaires des démocraties (allez savoir pourquoi la vue d’une CRI n’a jamais fait réagir la police syrienne), et elle marginalisait tous les autres services. Ah non, mon cher camarade, ce que vous me dîtes est passionnant mais tout est versé en procédure et je ne devrais même pas parler à un espion. Encore un rollmops ?

La méthode Bruguière, qui reposait sur la ST et marginalisait les RG, pourtant plus pertinents s’agissant de la lutte contre le jihadisme, connut quand même quelques ratés. Le procès du réseau Chalabi, qui dut se tenir dans un gymnase tant le nombre de prévenus était élevé, aboutit à une gifle judiciaire en janvier 1999 : très peu de condamnations, pas mal de relaxes totales, et la confirmation qu’avoir prêté votre voiture à votre imbécile de cousin parti venger le Prophète (QLPSSL) en tuant des enfants ne faisait pas de vous un fou de Dieu. Ou alors un crétin de Dieu ?

Après le 11 septembre, j’assistai à quelques réunions secrètes d’anthologie au cours desquelles j’entendis de véritables perles. Ces moments, fascinants pour le professionnel du renseignement que j’étais à l’époque comme pour l’historien que j’avais failli être, m’affligèrent véritablement car j’y pris conscience de l’ignorance ou de l’aveuglement de la plupart de nos chefs. Ainsi donc, même eux ne lisaient pas nos notes, et très peu, par ailleurs, semblaient avoir pris conscience du caractère inédit de la menace contre laquelle nous luttions. Je compris alors, en écoutant ces vieux routiers du contre-espionnage rappeler avec effroi que les terroristes du 11 septembre s’étaient dissimulés dans nos sociétés (rendez-vous compte, les fumiers), que ceux qui veillaient à la bonne organisation de notre défense n’y étaient pas du tout. Demandez à l’entraîneur des Washington Red Skins de prendre en main le Spartak de Moscou…

Entre choc générationnel, idées fixes, mépris pour ces jeunes hommes un peu exaltés et manifeste incompréhension du monde qui changeait à vue d’œil, il y avait de quoi être inquiet. Certains responsables pensaient qu’il ne fallait toucher à rien, d’autres qu’il fallait réformer à tout prix, quelques mythomanes issus d’autres administrations (je pense ici à au moins un transfuge de l’Education nationale qui donna une autre ampleur au mot imposture) rêvaient d’opérations spéciales et de recrutements offensifs, et bien peu pensaient à la menace plutôt qu’à leur carrière… Quand il faut monter sur les remparts et que vos chefs choisissent la couleur de leur tunique, vous savez que vous allez avoir un problème.

Assure-toi qu’il s’est recouché

Les attentats du 11 septembre furent évidemment un choc en Europe où les services étaient mobilisés, (sauf en Allemagne, où on voyait essentiellement dans la lutte contre le jihadisme une idée fixe raciste) et redoutaient plus ou moins consciemment un  big one – mais personne ne pensait que cela pourrait être autre chose qu’une nouvelle attaque contre une ambassade. Si on trouvait dans tous ces services des analystes conscients de la nature de cette nouvelle menace, aucun n’avait vraiment envisagé la réalisation de ce qu’il faut bien considérer comme une véritable rupture.

Le cataclysme au sein de la communauté américaine du renseignement fut plus provoqué par l’ampleur de l’échec du système, dans son ensemble, que par un refus de comprendre le phénomène. D’abord réticents ou dubitatifs, les services de Washington, confrontés aux attentats de 1996 en Arabie saoudite, puis aux remarquables attaques simultanées de 1998 au Kenya et en Tanzanie, et enfin à l’opération de 2000 contre l’USS Cole au Yémen, commençaient à se faire une idée du merdier qu’il fallait combattre. Avec le recul, il ne me semble pas que la doctrine impériale ait, depuis, vraiment changé sur le fond : toujours une forme raffinée de vengeance, tempérée par une touche de justice. Seule l’ampleur changea et aux attaques du 11 septembre répondit le déclenchement de la plus vaste campagne anti terroriste de l’Histoire, à la fascinante brutalité.

Peut-on dire que l’Administration Bush fit de pertinents constats au sujet du jihadisme ? Portée par les théories, somme toute assez séduisantes, des néoconservateurs et poussée par les obsessions de Dick Cheney et de Paul Wolfowitz, elle se servit de l’islamisme radical combattant pour nourrir un vaste projet stratégique de refonte du Moyen-Orient. On ignore souvent que cette stratégie s’accompagna d’un authentique effort d’ouverture vers la région, mais doit-on être reconnaissant au pyromane du verre d’eau qu’il vide sur le brasier qu’il vient de provoquer ? La logique de l’Administration Bush en matière de contre-terrorisme fut très largement répressive, entre soif de vengeance et contemplation de sa propre puissance.

Pendant un peu plus d’une semaine après le choc, l’Empire resta muet. Nous pressentions qu’à la stupeur allait rapidement succéder une colère froide. Le 12 septembre, j’avais dit à mon équipe : Nous nous sommes préparés pendant des années pour un moment comme celui-là, et mon chef avait ajouté, en pointant du doigt une carte de l’Afghanistan que montrait CNN : Il faut se demander si eux ont conscience de ce qu’ils ont déclenché et de ce qu’ils vont ramasser.

Le fait est que nous fûmes débordés, immédiatement, aussi bien par l’ampleur des attentats que par celle de la riposte impériale. Qu’aurions-nous fait si un groupe basé à l’étranger nous avait infligé de telles pertes humaines et de tels dégâts matériels ? La réponse militaire ne faisait pas de doute, et l’issue de l’expédition afghane ne change rien à la donne. Face à des centaines de combattants jihadistes et à leurs milliers d’alliés taliban, comment envisager sérieusement une action judiciaire classique ? Et comment envisager, politiquement, l’inaction ? Comment justifier auprès de son opinion le refus de l’option militaire ? Ceux qui étaient aux affaires à l’époque à Paris peuvent bien dénoncer l’inefficacité de la politique de la canonnière, on ne se souvient pas les avoir entendus proposer d’alternatives. Et pour cause. Quand on ne croît pas à la réalité d’une menace et qu’elle vous surprend dans votre sommeil…

L’intervention militaire en Afghanistan, que j’ai longuement évoquée ici, a été la première indéniable illustration de la nature décidément évolutive du défi jihadiste. Manifestement, les moyens judiciaires classiques ne suffisaient plus à circonscrire une menace mondiale dont les membres étaient mobiles, rapides, de plus en plus professionnels et capables de mener, au Moyen-Orient des actions de guérilla, et en Europe des actions purement clandestines. Eux pouvaient tout faire, se jouaient des frontières, tandis que nous étions, pour des raisons parfaitement compréhensibles, soumis aux lois qui font, par ailleurs, la force de nos démocraties. Sauf que la loi, c’est bien joli, mais ça n’a pas réponse à tout, quoi qu’on pense en France où on légifère sur à peu près n’importe quoi.

Le choix d’intervenir militairement en Afghanistan répondait, en réalité, à un impératif sécuritaire immédiat. Parachuter des agents du FBI avec des mandats aux portes des camps de Khalden ou de Darunta n’aurait sans doute pas eu le même impact que les frappes de B-52 et les raids de forces spéciales. Mais sans aucun doute eut-il mieux valu que les jihadistes et autres combattants soient d’abord traités selon les conventions de Genève puis, après examen, remis à la justice. Quitte à innover, il y avait là matière à associer justice et armée, sans tomber dans l’inconnu juridique d’un statut bâtard (« ennemi combattant ») ou l’excessive judiciarisation du champ de bataille dont on débâtait ces jours-ci entre gens de bonne compagnie. Le fait est qu’il n’existait aucune réponse prête à ce cas de figure inédit, et le fait est que, onze ans après, rien n’a été inventé alors que nous allons – peut-être – bientôt combattre au Mali contre des terroristes. Prisonniers de guerre ou terroristes présumés mis en examen sur le champ de bataille ? Personne ne semble savoir, et surtout pas ceux qui devraient savoir.

Ceux qui condamnent les interventions armées occidentales, au nom d’un souverainisme le plus souvent bien nauséabond, n’ont manifestement pas réfléchi à l’ampleur de la menace – quand ils ne l’ont pas niée – et, évidemment, ne proposent rien. Face à des groupes de petite taille, géographiquement localisés, l’action judiciaire, avec ce qu’il faut d’adaptations et de coopération internationale, a toujours donné satisfaction. Nous sommes, en revanche, loin du compte face à la mouvance jihadiste, souple, imaginative, aux foyers de recrutement multiples, aux motivations différentes et aux détestations communes.

Le prix s’oublie, la qualité reste

Je me souviens parfaitement de ces photos satellite des camps de Darunta sur mon bureau, en octobre 2001. Elles furent remises à l’Empire quelques heures plus tard, et il me plaît de penser qu’elles ont servi à préparer les raids qui ont écrasé les infrastructures d’Al Qaïda et de ses alliés. Dans notre esprit, et bien avant les attentats de New York et de Washington, il ne faisait pas de doute que nous livrions une guerre. Il ne s’agissait pas pour autant d’abattre les suspects dans les rues de nos villes, mais le constat de notre impuissance était terrible. Pas un seul d’entre nous n’imaginait l’ampleur des attentats de septembre 2001, mais cette catastrophe, outre qu’elle révéla les failles du dispositif impérial, nous confirma dans nos craintes. Nous étions en guerre, et nos méthodes nous contraignaient, comme dans une partie mondiale de Space Invaders, à tenter de parer les attaques.

Les pudeurs de nos chefs avaient fait des services de renseignement extérieurs de simples prestataires des services intérieurs, contraints de coopérer avec les autorités locales, fuyant toute activité clandestine, évitant les risques comme on évite un malade de la peste. Cette stratégie, directement héritée du fiasco du Rainbow Warrior, avait entrainé depuis des années une terrible perte de compétences, la disparition progressive de la culture de l’action secrète et la montée en puissance d’une génération de cadres dont bien peu avaient le courage de dire à leurs chefs qu’il fallait se mouiller. Cette dégradation du dispositif n’est, évidemment, pas pour rien dans la montée en puissance, concomitante, des services de renseignement judiciaires, y compris à l’étranger, y compris loin, très loin de l’Europe. Comme le dit un soir de crise un directeur adjoint, « nous sommes le meilleur service de renseignement du 20e arrondissement ». Effet garanti sur la troupe.

Inutile de nier les grandes ambitions du Ministère de l’Intérieur. Inutile de réfuter ses arguments selon lesquels il fallait, pour gérer la menace, aller la combattre à sa source. Ainsi donc, les policiers français, fidèles à leur mission, occupaient sur la ligne de front une place laissée vacante par une administration qui, en tout cas à l’époque, se ridiculisait régulièrement en diffusant, pour se couvrir, des notes indigentes dont aurait eu honte un jeune journaliste de la Pravda.

Loin de moi, donc, toute volonté de blâmer mes anciens collègues de la place Beauvau ou du 15e arrondissement.Si on pouvait, en effet, leur reprocher leur manque de courtoisie, il nous était hélas difficile de contester la profondeur de leur engagement pour la sécurité de notre pays, illustrée par leur réactivité, leur imagination, leur audace – leur culot ? – et le courage de leurs chefs. A cette époque, il n’était pas rare de voir revenir de réunion un de nos collègues, écœuré, demandant à mi-voix s’il existait des passerelles entre administrations. « Ne cherche pas, on a déjà essayé », lui disions-nous.

Un matin, je filai à Amman y rencontrer une poignée de garçons un peu turbulents – la mission fut un échec complet – juste pour que mon service puisse se prouver qu’il était capable de projeter en 24 heures un blanc-bec de mon espèce. A l’aube des années 2000, cet aveu d’un de mes chefs me consterna. On en était donc là, à vérifier, au prix de plusieurs dizaines de milliers de francs, que si on allumait une lampe munie d’une ampoule on aurait de la lumière ?

Nos collègues policiers, certes ambitieux, certes convaincus d’être des seigneurs quand nous n’aurions été que d’aimables amateurs, illustraient ce vieux précepte qui veut que la nature ait horreur du vide administratif. Puisque nous ne pouvions rien faire seuls, puisque nous refusions de faire en secret, alors ils le faisaient, au grand jour, avec une CRI, avec des téléphones civils que la planète entière pouvait écouter. Je me souviens encore de l’effroi sur le visage d’un DG quand il découvrit que le policier membre de la mission commune que nous venions d’envoyer sur une scène d’attentat, au Moyen-Orient, parvenait à transmettre à sa hiérarchie des renseignements avec cinq ou six heures d’avance sur notre homme. Et que, du coup, ses renseignements, recueillis en commun sur le terrain, arrivaient chez son ministre avec douze heures d’avance sur notre propre note…

En nous expliquant qu’ils remontaient à la source de la menace, les policiers nous expliquaient en fait qu’ils faisaient notre métier en plus du leur. Croyez-moi, ça pique les yeux. Mais au moins le travail était-il fait, et ce constat nous consolait, à défaut de nous satisfaire.

Moi, mon truc, c’est la loi, pas toi ?

Le paradoxe était délicieusement gaulois. Nous étions en guerre (nous le sommes toujours, d’ailleurs), et elle était faite par des policiers. La chose aurait plu à Fouché, elle plaisait assurément à bon nombre de nos responsables, qui passaient le dossier dès qu’il devenait un peu chaud. L’affaire des menaces contre le rallye Paris-Dakar-Le Caire, en janvier 2000, que j’ai rapidement relatée ici, fut littéralement arrachée des mains de la police pour nous être confiée. Et si je retire une réelle fierté de la gestion de cette crise, je ne peux m’empêcher de penser que nous ne l’avons pas conclue comme nous aurions dû le faire, puisque Mokhtar Belmokhtar, le borgne le plus célèbre du Sahel, est encore en vie, et qu’il nous menace même.

Lorsque vous demandez à des militaires de réaliser des missions de police, ça se passe rarement bien. Mais lorsque vous demandez à des policiers de faire la guerre, rien ne se passe, ou si peu. A l’aide de leurs CRI, de leur très habile stratégie de coopération avec les grands services occidentaux, de leurs relations de confiance avec quelques homologues au Moyen-Orient, les policiers français voyaient venir la plupart des coups. Mais rien n’était fait contre les structures terroristes embusquées au Niger, en Somalie, au Yémen, et aucune stratégie nationale ne se dessinait. La partie de Space Invaders était simplement devenue multi-joueurs.

Les prises d’otages en Irak donnèrent l’occasion de démontrer un savoir-faire, et un potentiel, au point que l’unité de contre-terrorisme fut un temps surnommée « service de contre-kidnappings ». L’appellation était flatteuse, car elle reconnaissait le talent et l’engagement de ceux et celles qui travaillaient à libérer nos compatriotes, même ceux qui étaient de parfaits imbéciles inconséquents, mais elle était aussi, à bien y réfléchir, cruelle : qu’était devenu le contre-terrorisme ? Qui analysait la menace, ses évolutions, ses pics et ses creux ?

Dieu sait qu’elle avait pourtant évolué. L’Europe avait été assez aisément nettoyée de ses réseaux en 2001/2002, ce qui avait semblé conforter nos Weygand et nos Gamelin dans la certitude que se désengager du Vieux continent avait été un choix pertinent. Sauf que ce désengagement n’avait pas donné lieu, quoi qu’on dise, à une croissance exponentielle des opérations clandestines ou à ce fameux recentrage, maintes fois annoncées, sur le « cœur de métier ». Et sauf que l’apparition de filières liées au conflit irakien, dès 2003, avait redonné au jihad européen une impulsion, encore accrue par notre enlisement en Afghanistan. En 2004 à Madrid et en 2005 à Londres, preuve fut cruellement faite que l’Europe n’était pas sanctuarisée. L’évolution des modes opératoires – des kamikazes au Royaume-Uni – et la détermination sans faille des terroristes, comme à Leganés, confirma que l’action judiciaire classique ne suffisait plus. Que faire face à des hommes qui veulent mourir en vous tuant ? La lecture d’une commission rogatoire pourrait bien ne pas suffire, et on a vu à Toulouse comment ça peut finir – et ce ne sont pas les lamentables jérémiades corporatistes (téléchargeables ici) d’un syndicat de police qui y feront quelque chose. Faut casquer, gros père, faut casquer.

Animal factory

De même, le recours à l’emprisonnement, dans le cadre de peines de prison infligées par une justice indépendante – et, en France, spécialisée – a démontré sa totale inefficacité. Je ne suis pas partisan des exécutions extrajudiciaires ou des systèmes d’exception, mais le fait est qu’emprisonner des terroristes n’est utile que tant qu’ils restent enfermés. Depuis plus de dix ans, chacun sait au sein de la communauté du renseignement que les peines de prison, mises en place dans un Etat de droit pour punir, isoler puis réinsérer dans la société des criminels, ne sont d’aucune utilité contre les radicaux. Qu’ils soient nazis, révolutionnaires marxisants ou jihadistes, aucun ne sort de détention, à l’issue de sa peine, calmé, convaincu de s’être égaré dans la violence et d’avoir eu tort de tuer des innocents pour sa cause.

Pire, la prison est devenue un lieu de radicalisation, de recrutement, voire d’organisation de réseaux, et les administrations carcérales ne peuvent qu’avouer leur impuissance face à un phénomène qu’elles ne peuvent combattre autrement que par des mesures disciplinaires qui, à terme, font le jeu des fauteurs de troubles en les stigmatisant. En France, ceux qui mènent les contestations religieuses dans les prisons sont finalement déplacés vers d’autres centres de détention, où ils recommencent. Ainsi, au lieu de les isoler, l’administration française n’a d’autre solution, pour les sanctionner, que de leur permettre de poursuivre leur œuvre de prosélytisme. Notre impuissance, malgré les efforts des uns et des autres, est totale, et le constat, lors des réunions du G8 de 2005, n’avait pas manqué d’amuser nos collègues russes, dont les méthodes sont nettement plus expéditives. Si Guantanamo a été un gâchis juridique et diplomatique, il faut en revanche convenir qu’on y a appris bien des choses intéressantes, dont l’existence d’un homme dont la traque a conduit jusqu’à Oussama Ben Laden. Soupir d’aise.

Il ne s’agit aucunement ici pour moi de promouvoir la peine de mort, des traitements inhumains ou une violence étatique sans nuance. Le fait est, simplement, que nos outils actuels n’apportent pas de solution satisfaisante, dans le respect de nos valeurs, à ceux dont la mission est de lutter contre le terrorisme. Le dernier numéro de la vénérable Revue de la défense nationale (RDN) établit ainsi quelques constats intéressants, à défaut d’être indiscutables, sur ce point.

Qu’est-ce qui te gêne, toi ?

La question de la pertinence de la solution carcérale, comme celle de l’efficacité à moyen terme de la réponse pénale, et même comme celle de l’action armée, n’est pas seulement légitime, elle est inévitable. Comme d’habitude, je n’ai pas de solution, mais je constate simplement, pour le peu de temps qu’il me reste à travailler sur le terrorisme, que la France, qui disposait d’une solide expertise, a laissé filer le temps et se réveille, après l’affaire Merah, dans une situation d’extrême vulnérabilité.

Plus grave, notre volonté, affichée mais manifestement mollissante, d’aller combattre au Mali nous place dans la même situation que l’Empire lorsqu’il lui fallut détruire avec des moyens militaires classiques des groupes terroristes devenus de véritables mouvements de guérilla. Au Sahel comme en Somalie, au Yémen comme en Irak, aux Philippines comme au Pakistan, des organisations qui relèvent du code pénal ne peuvent plus être sérieusement affrontées qu’avec des moyens militaires. Depuis 2001, la mouvance jihadiste a déjà mué plusieurs fois, perdant son centre (AQ core) au profit d’affidés innovants (Irak, Yémen, Algérie et Sahel, Somalie/Kenya), suscitant des vocations, déléguant à de brillants héritiers en Asie centrale le soin d’avancer et de promouvoir le jihad. En Europe, les réseaux structurés ont disparu, remplacés par des individus isolés agissant sur ordre ou des cellules autogénérées saturant les défenses. Jihad global et jihad local sont plus que jamais imbriqués, et les polémiques religieuses qui n’agitaient avant que les révolutionnaires du vendredi sont désormais reprises et alimentées par des salafistes de plus en plus audacieux, qui sont la dernière étape avant le terrorisme.

Posons la question brutalement. Sommes-nous en mesure de répondre à ces nouveaux défis ? L’expertise française existe-t-elle toujours ? Il est permis d’en douter.

Comme aux Etats-Unis depuis 2001, le terrorisme est devenu un enjeu industriel et administratif. Les logiques d’appareils ont remplacé, dans bien des cas, l’accomplissement de la mission. L’acharnement avec lequel les anciens de la ST étouffent toute velléité de recréer de véritables RG illustre à merveille, en plus de certitudes pourtant démenties par les faits, la survivance de rivalités d’un autre âge. Les auteurs du rapport sur l’affaire Merah (téléchargeable ici) l’ont écrit, certes très poliment, mais ils l’ont écrit quand même : perte de compétences, mauvaise coordination, manque de formation, absence de confiance, etc. Le constat est désastreux, et force est de constater que si les uns et les autres avaient passé plus de temps à travailler au lieu de regarder chez le voisin s’il a plus de primes ou de RTT, certaines dérives auraient pu être arrêtées. Ce n’est pas le tout, de vouloir le pouvoir, encore faut-il avoir les épaules.

Les temps sont durs, Camille.

Avoir définitivement mis la main sur la lutte contre le terrorisme aurait dû donner aux grands vainqueurs de cette lutte de vingt ans une autre attitude, plus responsable. Hélas, certains restent manifestement tributaires du travail des autres, en France comme à l’étranger. Le temps des sources humaines intelligemment recrutées et correctement traitées est bien passé de mode, et on s’appuie, toujours plus, sur le bon vouloir de grands alliés. Ailleurs, dans d’autres services, la mécanique administrative s’est emballée, et comme elle ne tournait déjà pas bien, vous imaginez son état. Les indicateurs, les tableaux de bord, les réunions de comptables ont remplacé le cœur du métier. Comme au temps béni, non pas des colonies mais de l’Union soviétique, l’administration passe plus de temps à se contrôler elle-même qu’à agir.

Il a été révélé récemment que les structures de coordination mises en place dans l’Empire après le 11 septembre produisaient essentiellement des foutaises. D’un strict point de vue technique, cette découverte n’a rien de surprenant et est même plutôt logique. Engagé dans un conflit mondial, enseveli sous sa propre puissance, l’Empire a multiplié les agences et les intiatives, alourdissant du même coup sa communauté du renseignement. Le récit de la traque d’OBL par Peter Bergen, par exemple,  met en scène une petite équipe d’acharnés, soutenue par des moyens colossaux. L’expérience montre qu’il vaut mieux une poignée de gros cerveaux qu’une pléthore de cerveaux médiocres, ne serait-ce que pour des raisons d’organisation.

La croissance trop rapide d’une structure met celle-ci en danger : elle se fragilise, elle risque de se disperser, de perdre de vue ses missions, son premier métier. Comment intégrer des contingents de jeunes cadres, auxquels, en plus, des recruteurs ont vendu du glamour et de la gloire alors qu’il s’agit d’abord de remuer la boue et de recoller des milliers de morceaux ? Croyez-moi, ça ne se passe pas si bien, et avoir décidé de n’embaucher que des forts en thème quand le Quai, de son côté, réduisait sa voilure, a conduit à bien des erreurs d’orientation. Et le problème est voisin s’agissant des officiers. On trouve dans certains couloirs une telle proportion de jeunes brevetés de l’Ecole de guerre qu’on a l’impression de visiter un état-major de force. Brillants civils comme militaires, tout le monde attend une carrière, des promotions, des missions. Le hic, c’est que beaucoup de ces beaux esprits sont trop pressés. Dans le renseignement, ça n’est vraiment pas une qualité.

La course à la production, de notes, de dossiers, d’opérations (appelons ça comme ça, par charité chrétienne), la crainte permanente, si caractéristique du ministère de la Défense, de déplaire ou de faire une boulette paralyse un système qui, de toute façon, n’aime guère les pensées hétérodoxes – mais qui survit grâce à elles. Face à cette lourdeur, face à ce centralisme démocratique que Staline a sans doute volé au génie français, il était naturel que le ministère de l’Intérieur sorte grand vainqueur d’une confrontation de méthodes, mais aussi de réseaux et de personnes.

La pensée est donc sclérosée. Les liens entre les services et le monde universitaires sont ténus, incomplets. Les grands penseurs que nos dirigeants politiques adoubent ou flattent dans les salons de la République, malgré leur ignorance crasse des réalités du jihadisme, sont plus écoutés que les analystes des services spécialisés. Et ces derniers n’ont ni le temps ni l’envie d’aller écouter un conférencier ou de lire les actes d’un colloque. Sans parler du mépris des uns envers les autres, constant, solide, porté comme une médaille.

Du coup, qui réfléchit VRAIMENT ? Qui discute encore du terme de « guerre », sinon ceux qui répètent les lieux communs du moment en espérant obtenir des postes, ou ceux qui, n’ayant jamais rien compris, ne comprennent toujours rien ? La guerre ne serait-elle, immuablement, que le choc dans une plaine ou un bras de mer de deux formations militaires pareillement organisées ?

Qui, donc, dans ce pays envisage le phénomène de l’islam radical combattant dans sa globalité, des poussées salafistes en Tunisie, en Libye ou en Egypte aux maquis caucasiens en passant par l’irrédentisme du sud de la Thaïlande, le Sahel ou la mystérieuse Asie centrale ? Depuis 2001, la doctrine française n’a pas évolué, et seuls les textes répressifs se sont, certes utilement, étoffés. La seule évolution visible a été la fusion entre les RG et la DST, dont on a pu mesurer l’extrême efficacité à Toulouse au printemps.

Y a-t-il une doctrine ? Une stratégie ? Nationale ? Internationale ? Des relais ? Une offensive médiatico-intellectuelle conçue sur plusieurs années pour détacher du jihadisme une population qui trouve dans cette idéologie, que ça plaise ou non, des réponses ? Entre angélisme et racisme, entre orientalisme dévoyé et pains au chocolat populistes, qui se lance ? Qui écrit des notes désagréables à nos chefs ? Les liraient-ils, de toute façon ? Nous avons cru compenser notre incapacité à nous adapter à l’adversaire par un accroissement des moyens. L’ennemi s’est déplacé, a pris des coups, s’est adapté, et il a su rebondir avec une agilité qui nous était désormais interdite par notre montée en puissance. Je crois, plus que jamais, à l’articulation entre les services clandestins et judiciaires. Je crois à l’importance de l’action légale et à la nécessité de l’action illégale, je crois au soft power et aux raids de drones, je crois qu’il faut avoir une doctrine mais pas de dogme, je crois aux forces spéciales de l’analyse, à ces policiers, espions, diplomates, militaires, universitaires, qui ruent dans les brancards, et je crois au besoin impérieux d’avoir des chefs qui n’ont pas peur et qui ont des convictions. Forcément, donc, je n’ai pas d’espoir.

« The morning sun, when it’s in your face, really shows your age » (« Maggie May », Rod Stewart)

Mohamed Merah ? Un dingue. Jérémie Louis-Sidney ? Un sociopathe. Oussama Ben Laden ? Un type qui compensait ses handicaps physiques.

Avec des analyses d’une telle profondeur, on ne s’étonne plus des étonnants résultats de la communauté française du renseignement contre la menace jihadiste, ni de l’étourdissant éventail de sources humaines que certains responsables ont laissé lors de leur retraite, évidemment bien méritée.

Mais, qui parle donc avec autant d’autorité ? Qui assène de telles affirmations, drapé dans la toge du vieux professionnel qui en a vu d’autres ? Qui balaye avec un tel mépris les travaux de centaines d’analystes, universitaires et autres journalistes qui, depuis près de vingt ans, tentent de comprendre ? Qui réduit tout cela à un simple déséquilibre mental ?

Voyons, cherchons. Un homme qui a porté de rudes coups à Al Qaïda ? Ah non, il n’y a jamais cru, et il a même essayé de dissoudre la seule équipe de spécialistes de France, en juin 2001 – même s’il prétend désormais le contraire. Ou alors un homme qui a recruté un idéologue du jihad à Londres ? Ah non, il préférait fréquenter des journalistes libanais concentrés sur leur propre pays. Ou alors un homme qui a démasqué les horribles manœuvres des SR algériens ? Ah non, il n’a jamais rien trouvé. Ou alors un homme qui a pressenti les révolutions arabes des mois avant les autres ? Ah non, il n’a rien vu venir et répète partout que toutes ces révoltes ont été lancées par les Frères – non, pas les siens, les autres. Le suicide de Mohamed Bouazizi ? Une manip’, voyons.

Mais parlons-nous de celui qui, le nez sur le disque dur d’un PC d’Al Qaïda découvert dans une planque de Kandahar, persistait à dire qu’il ne croyait pas à tout ça ? Ou parlons-nous de celui qui contraignit, sur la foi de ses seules obsessions – pardon, convictions – des analystes à écrire que les attentats du 7 août 1998 au Kenya et en Tanzanie étaient le fait des services soudanais ? Ou parlons-nous de celui qui refusa toujours d’aborder la modélisation des réseaux jihadistes ? Ou parlons-nous de celui qui essaya, en vain, de tordre le bras des spécialistes d’AQ afin qu’ils écrivent qu’il y avait des membres des SR irakiens aux côtés des Taliban, en octobre 2001 ? Ou parlons-nous de celui dont les critères moraux exceptionnellement élevés le conduisirent à fréquenter de près les phalangistes libanais au début des années 80 ? Ou parlons-nous de celui qui vante sa sagesse alors que les rues de Beyrouth ne furent pas plus sûres malgré l’enivrante habileté de ses manœuvres à trois bandes ? Ou parlons-nous de l’homme qui, grâce à cette belle sagesse de vieux guerrier, quitta brutalement le navire sur un caprice d’enfant, laissant derrière lui un champ de ruines commandé par une poignée d’authentiques pervers patiemment mis en place ?

Comment évaluer la contribution d’un vénérable ancien, authentique légende des années 80, qui ne sait que proférer banalités au sujet des terroristes ? Tous ces hommes seraient donc fous parce qu’ils tuent ? Venant d’un homme qui a fait sienne la raison d’Etat, parfois la plus sale, tout au long de sa carrière, il y a de quoi ricaner. Et s’ils sont fous parce qu’ils tuent, comment envisager nos propres tueurs, nos commandos, nos opérationnels, ceux qui dans l’ombre liquident les ennemis de la République, avant-hier en Algérie ou au Liban, hier en Afghanistan ou en Libye, demain au Mali ? Alors, tous des dingues, des sociopathes ? Et si les terroristes, comme ceux qui les combattent, croyaient à la justesse de leur cause, à la supériorité de leurs valeurs ? Et si considérer avec une telle arrogance nos adversaires ne relevaient pas seulement de l’aveuglement, mais aussi d’une forme non assumée d’ignorance, voire de racisme ? Et si la folie n’avait rien à voir là-dedans ? Nos propres combattants, nos fiers héros aux torses bombés recouverts de médailles, ceux qui ne sont heureux que dans les djebels, les rizières, les dunes ou les rues de villes en guerre, seraient-ils donc des malades ? On préfère ne pas répondre.

Et comment considérer les propos d’un homme qui, du haut de sa supériorité morale, préfère les tyrans d’hier aux rêves d’aujourd’hui. Personne ne nie – et surtout pas moi – que les islamistes étaient en embuscade lorsque les révolutions arabes ont éclaté. N’ayant pas de livre à vendre ni de place au soleil à défendre, et étant par ailleurs totalement insouciant, je l’ai même écrit régulièrement, dès mars 2011, puis ici, , encore ici, à nouveau là, et même ici.

On peut déplorer, même si c’était largement prévisible, que ces révolutions accouchent aujourd’hui de régimes qui nous sont hostiles. On peut même dire que cette hostilité est une conséquence de notre trop grande et trop longue proximité avec des régimes qui étaient des hontes. Mais de là à les regretter, de là à souhaiter la victoire de Bachar El Assad, un homme qui, héritier d’un système répressif que nous avons combattu et qui a tué plusieurs de nos concitoyens, dont un ambassadeur, il y a un pas infranchissable pour qui conserve un peu de décence.

En venir à souhaiter la victoire d’un vieil ennemi par peur d’un nouveau, qu’on ne comprend pas et qu’on refuse même d’étudier, n’est pas seulement une erreur, il s’agit d’un signal fort. Le signal d’un changement d’époque, le signal qu’il faut, enfin, se retirer, et ne plus jouer les Caton de seconde zone. Et si on ne se retire pas dans une lointaine bastide entouré des souvenirs d’une grandeur passée, si on ne se tait pas, si on persiste dans les errements, si on s’obstine dans les veilles rengaines, alors, on n’est pas seulement celui qui induit ses concitoyens en erreur, on est pitoyable.

« I thought we had this conversation already » (« Hot mess », Chromeo)

Ce pauvre Jérémie Louis-Sidney est à peine froid, flingué à la surprise, que déjà on se bouscule pour modéliser, disserter, lancer de nouveaux concepts. Après les arrestations d’hier, on parle même de néo-jihadisme, et bien que friand de nouveautés, je ne peux cacher mon scepticisme.

En quoi les islamistes radicaux arrêtés en France le 6 octobre diffèrent-ils donc de ceux qu’on arrête depuis des années ? Essayons de lister, rapidement, les quelques affirmations lues ou entendues ces dernières heures.

1/ Non, les garçons – et les filles – de ce groupe ne sont pas de nouveaux Mohamed Merah. D’un faible niveau opérationnel, ils ne semblent aucunement liés à des groupes jihadistes internationaux et semblent bien totalement autonomes. De ce fait, ils appartiendraient même à ce 4e cercle du jihad, dont quelques uns, dont votre serviteur, pressentaient l’existence dès 2006. Frustes, autoradicalisés, totalement déconnectés du cœur de la mouvance mais abreuvés de propagande, ils sont les électrons libres de l’islamisme combattant, loin, très loin d’un Merah.

2/ Non, le concept de homegrown terrorist n’est pas né aux Etats-Unis en 2009, puisqu’il y a fait l’objet d’un texte de loi en 2007, et qu’il était débattu au sein de la communauté du renseignement depuis des années. On travaillait, par ailleurs, sur ce point à Bruxelles, on en parlait entre services, les RG français creusaient la question avant même le 11 septembre en observant la croissance du nombre de conversions à l’islam le plus intransigeant parmi les post adolescents nés en France, dans toutes les communautés. Je rappelle pour ceux qui voudraient ne pas se ridiculiser sur les plateaux de télévision qu’en 2005 Muriel Degauque, une citoyenne belge convertie à l’occasion de son mariage, a commis en Irak un attentat-suicide. C’était il y a sept ans… Question nouveauté, pardon. Si j’étais cruel, je pourrais même évoquer Willy Brigitte, Johan Bonté, ou même Kamel Daoudi, né en Algérie mais élevé en France. De grâce, les gars, un peu de rigueur.

3/ Non, le phénomène des délinquants du jihad n’est pas nouveau. Dans les années 90, à Londres, les militants du GIA et du GSPC escroquaient le système de protection sociale britannique pour financer leurs activités. A la fin de cette même décennie, les jihadistes présents aux Pays-Bas ou en Belgique recelaient des marchandises volées. En Allemagne, j’en ai même vus qui fréquentaient de près des dealers. A aucun moment de leur histoire les réseaux opérationnels n’ont refusé d’intégrer d’anciens délinquants. Pour peu que ces derniers soient jugés sincères, ils étaient même appréciés pour leurs compétences. Souvenez-vous de Khaled Kelkal.

4/ Non, on ne découvre pas aujourd’hui l’immense problème de la radicalisation en milieu carcéral. Là aussi, les administrations planchent sur le sujet depuis des années. On en a discuté à Londres en 2005 lors d’une réunion du G8 – dont je vous parlerai bientôt, on en a discuté avec des alliés, et personne ne sait comment éviter la conversion ou la radicalisation en prison. Il y a plus de dix ans, nos relations avec l’administration carcérale avaient provoqué une cruelle prise de conscience. Le problème se pose depuis de nombreuses années, et il ne me semble pas qu’une solution soit en vue. Allez donc jeter un oeil à Quand Al Qaïda parle, de Farhad Khosrokhavar (2006, Grasset), si ça vous amuse.

5/ Et non, bon Dieu, non, l’antisémitisme de ces imbéciles n’est pas une nouveauté ou une évolution récente. En 1995, Khaled Kelkal et sa bande de rigolos avaient posé une bombe devant une école juive de Villeurbanne, blessant 11 personnes, dont des enfants. Sur les forums, dans les communiqués, dans les conversations mêmes parfois surprises dans les transports, on entend les pires horreurs antisémites de la part de gens qui trouvent quantités d’excuses aux islamistes radicaux. Le fait que personne n’ose publiquement dire les choses ne fait pas de ce phénomène une apparition subite.

Quant à invoquer les pertes de repères d’une certaine jeunesse… On mesure la portée de ce constat, aussi novateur qu’audacieux.

Je comprends les besoins des médias de remplir les plateaux, je comprends – pour les vivre de temps à autre – les impératifs des interviews, quand il faut faire simple pour le plus grand nombre, mais j’aimerais, chers amis, un peu d’ambition dans les propos. Et pendant ce temps-là, comme nous le disions il y a longtemps, « les terroristes travaillent ».  Par ailleurs, il faut noter le silence de nos amis conspirationnistes, commentateurs de comptoir, enquêteurs de salon, stratèges en chambre. Personne n’a pris, à ma connaissance, d’air mystérieux en évoquant une « stratégie de la tension », ou une opération de police qui tomberait bien pour donner du gouvernement et du Président une image plus décidée, celle de meneurs d’hommes durs à la douleur ? Alors, les gars, elles sont où, vos théories ?

 

Get another source

« Où est la pièce de base ? » demandions-nous à nos jeunes recrues. Combien de fois n’avons-nous pas entendu cette question posée par nos chefs lorsque nous leur présentions un télégramme à envoyer sur le terrain ou une note à adresser à nos autorités politiques. « Quelle est la source ? As-tu vérifié les conditions dans lesquelles ce renseignement a été recueilli ? Peux-tu poser la question à cette autre source sans mettre en danger la première ? Peux-tu donner cette information au ministre sans risque de griller tout le dispositif ? Es-tu sûr que cette information ne nous a pas été donnée pour obtenir un effet que nous ne discernons pas encore ? Crois-tu que nous puissions être manipulés/intoxiqués ? As-tu bien conscience qu’en nous manipulant/intoxicant, on  manipule/intoxique nos lecteurs ? Bref, es-tu sûr de ton coup ? Ah, au fait, si tu as un doute, soit tu l’écris avec un conditionnel, soit tu le gardes pour toi et tu cherches encore ».

La leçon d’humilité était pénible pour certains, mais pour d’autres, qui avaient traîné leurs guêtres à la Sorbonne et avaient fréquenté la Bibliothèque nationale, ce réflexe était plus que naturel. Remonter aux sources primaires, aux archives, aux vestiges, voire aux témoins, n’est pas seulement une démarche scientifique, c’est simplement du bon sens.

Ce réflexe était le garant de la solidité de nos analyses, il était l’assurance pour notre hiérarchie, administrative et politique, de pouvoir construire ses propres opérations sans se demander si les dossiers étaient fiables. Imaginez les conséquences humaines, opérationnelles et diplomatiques si vous donnez le mauvais nom à vos amis policiers, surtout s’ils ne sont pas européens… Oups, vous allez rire, cher Monsieur, ce vol en Transall entre le Yémen et l’Afghanistan vous a été offert par la France…

Cette rigueur, cette méthodologie, nous étions bien conscients du temps qu’elles nous prenaient, comme nous étions conscients des limites qu’elles nous imposaient. Pas question, surtout dans une administration frileuse, de trop nous avancer, et la prudence confinait même parfois à la lâcheté. Figurez-vous que certains de nos responsables n’auraient pas osé signer de leur nom le moindre formulaire sans avoir leur passeport (le vrai) à portée de main pour vérifier leur identité. Mais, avec le recul, nous avons sans doute évité une poignée d’erreurs et quelques bavures, et nous pouvions alors nous réjouir de ne faire sourire dans les ministères qu’en raison des fautes d’orthographe que 17 relecteurs n’avaient pas été capables de corriger – quand ils ne les avaient pas ajoutées.

Quelques uns de nos responsables fantasmaient sur la presse, sa réactivité, sa souplesse. Les mêmes qui passaient leur journée à lire nos mails grâce à des dérivations de nos messageries et qui passaient des heures sur une virgule vantaient l’autonomie des grands reporters anglo-saxons. Ces envies de grandeur, qui nous exaspéraient par leur naïveté et leur petitesse, se heurtaient aux lourdeurs d’une administration intrinsèquement méfiante et d’un système au fonctionnement suranné. Transformer un char d’assaut en voiture de sport n’est pas une mince affaire, surtout quand on ne sait conduire ni l’un ni l’autre.

Cette formation exigeante nous rend, forcément, intolérants avec les amateurs, mais il me semble, malgré tout, que nous savons apprécier l’enthousiasme de certains commentateurs passionnés par notre métier – ancien métier, me concernant – et nos sujets. Dans bien des cas, évidemment, ces passionnés sont cruellement dépourvus de méthode, de sources, et il leur manque souvent des pièces du puzzle. Il leur arrive même, parfois, de se fourvoyer avec les mauvaises pièces. Autant d’erreurs qu’on n’imagine pas observer chez des professionnels.

Et pourtant… Faut-il blâmer la course au scoop ? Faut-il accuser la pression commerciale qui s’exerce sur les sites Internet qui ne vivent que de la publicité ? Faut-il, plus grave, y voir de l’arrogance, des certitudes, un aveuglement lié à des obsessions politiques ou à un orgueil démesuré ? On dirait bien que certains, en effet, ne s’embarrassent pas de concepts aussi datés que le contexte, ou la validation des sources, ou l’analyse de l’information.

Prenons, par hasard, les récentes informations, relayées par des medias italiens, puis britanniques et français, au sujet du possible meurtre du regretté colonel Kadhafi par un agent français. L’affaire est plaisamment résumée ici.

Je ne vais pas me prononcer sur le fond, car je n’ai pas vraiment réfléchi à l’affaire, et encore moins pu poser de questions autour de moi. Tout au plus puis-je, une fois de plus, me féliciter de la mort du Guide, douter de la présence d’un officier français parmi les maquisards qui ont cerné le convoi touché par un raid, m’étonner de la foi donnée d’emblée aux affirmations de deux responsables politiques libyens au passé trouble et aux connexions douteuses, noter en passant que cette nouvelle affaire intervient après le risible fiasco d’un certain média citoyen au sujet du financement de la campagne de Tracassin à hauteur de 50 millions d’euros par le colonel K (campagne dont les comptes ont été validés par le Conseil constitutionnel) ou le mémorable numéro de claquette de Me Mokhtari au sujet des fameux enregistrements de Mohamed Merah, ou remarquer benoîtement qu’on tente depuis six mois de déstabiliser la diplomatie française dans la région alors qu’une guerre couve au Mali et que Paris aide, plus que jamais, les rebelles syriens…

Je pourrais aussi glisser, mais ce n’est pas mon genre, que les porteurs du message semblent totalement ignorer qui, en 2000, depuis Paris, a relancé la coopération avec Tripoli, ou qui, à Paris depuis 2011, relaie une certaine propagande hostile aux révoltes arabes. Je pourrais aussi remarquer, mais je m’en voudrais alors terriblement, que les mêmes cherchent toujours du même côté et paraissent sciemment ignorer l’essentiel. Je pourrais, mais ce serait détestable, moquer la façon dont certains dénoncent des manipulations sans être manifestement capables d’envisager qu’ils puissent eux-mêmes être manipulés. Je pourrais, honte à moi, demander où sont les témoins, les archives, les preuves directes. Je pourrais m’interroger sur le sérieux et les motivations de journalistes qui semblent bien être, en réalité, des propagandistes modérément doués. Et je pourrais même ajouter, sans y être évidemment contraint, qu’il va être difficile de démontrer mon allégeance au précédent gouvernement, et que ma carrière, mes articles et autres désopilantes saillies devraient m’exonérer des aboiements de quelques Saint-Just de seconde zone.

Je pourrais, mais je n’en ferai rien, car le spectacle d’un nouveau naufrage est un plaisir dont je ne saurais me priver.

Non, mais moi je crois qu’il faut que vous arrêtiez d’essayer de dire des trucs

C’est moi, ou quelqu’un a dit une énorme connerie ? (Désolé, je ne vois pas d’autre mot). Dans le pays des droits de l’Homme, celui de la Résistance devenue religion d’Etat, celui de la repentance devenue dogme officiel, celui de la tolérance devenue unique valeur nationale, celui de la défense mondiale des faibles contre les forts, voilà qu’une sénatrice socialiste élue à Marseille demande l’intervention de l’armée contre les dealers et le rétablissement du service militaire pour les délinquants. Faut dire ce qui est, c’est du lourd. Chapeau bas, Madame la Sénatrice.

Donc, depuis le début de l’année, 19 personnes sont mortes dans la région de Marseille lors de fusillades liées au narcotrafic. Faut admettre, ça commence à causer, mais ça ne fait pas de la ville l’équivalent français de Tijuana ou de Damas. Et ces morts ont une cause, non ? Madame la Sénatrice pourrait-elle lever les yeux de Biba ou de Plus belle la vie et réfléchir quelques seconde avant de parler ?

Ça n’amuse vraiment personne de ramasser les cadavres de jeunes gars dans les rues ou de sortir des corps de voitures incendiées, mais rien de tout cela ne devrait être mystérieux pour une responsable politique qui doit gérer des arrondissements de Marseille. Il suffit de lire les rapports de l’UNODC, ou ceux de la MILDT, ou si c’est trop dur pour vous, les romans de Richard Price ou de George Pelecanos pour comprendre que le marché de la came à Marseille n’est pas encore passé sous le contrôle d’un seul groupe criminel et que la lutte fait donc rage entre les prétendants.

Après tout, la drogue est un produit que l’on distribue, que l’on vend et que l’on achète, et le secteur doit se réguler. Sauf que là, au lieu de se lancer dans des procès pour copie de brevets, on flingue. Demandez donc à Carlito Brigante ou à Tony Montana. Sinon, il y aussi le cinéma, Spike Lee, Ridley Scott, William Friedkin, Steven Soderbergh. Faîtes un petit effort, vous êtes sénatrice, vous avez du temps libre.

 

 

 

Et il se trouve, en effet, qu’on flingue avec des armes de guerre plutôt qu’avec des cuillères à pamplemousse. Question de distance, me dit-on. Je ne sais pas où vous étiez ces, disons, vingt dernières années, mais les AK-47 – au tac-tac classique – et autres Skorpion ne sont plus rares en Europe occidentale depuis que le rêve socialiste de la Yougoslavie pluriethnique a volé en éclats. Il se murmure même que les convois de fonds sont attaqués au RPG ! Rendez-vous compte ! Faut-il déployer une brigade blindée et un régiment de Tigre aux abords de nos banques ?

En même temps, ce qui est vraiment agréable, avec votre remarque, c’est qu’on ne sait pas par où commencer tellement elle est confondante de naïveté, voire proprement affligeante. Tenez, par exemple, le déploiement de l’armée en temps de paix sur notre propre territoire. Avouez que c’est pas banal.

Alors, donc, l’armée. Pourquoi l’armée ? Pardi, pour remplacer la police. Ah. Mais alors, dans ce cas, si on remplace la police par l’armée, c’est pour faire la guerre, non ? Pour faire ce que la police n’a pas le droit de faire, comme, je ne sais pas moi, tirer sans sommation, tirer pour tuer, tabasser les prisonniers (Les quoi ? Les suspects ? Ah non, désolé, il n’y aura plus de suspect en zone de combat, il y aura des ennemis et des civils). A nous, les perquisitions sans commission rogatoire, les arrestations arbitraires, les violences volontaires. Ben oui, parce que, Madame la Sénatrice, vous ne croyez pas que le déploiement du 126e RI, du 2e REP ou du 17e RGP va permettre de garantir les droits constitutionnels des citoyens ? Si ?

Donc, si je vous suis, on déploie l’armée, sur le territoire national, en temps de paix, contre notre propre population. On reconnaît là d’authentiques valeurs de gauche, ça fait plaisir. Et, évidemment, la présence de militaires réglera d’un coup l’épineuse question du narcotrafic. Plus de consommation, plus de crises de manque, plus de malaise social, plus de dépression, rien. Il va de soi que la vision d’une patrouille de Marsouins redonnera à ce tout petit monde l’amour de la République, de ses lois et de ses valeurs et apportera des réponses tangibles à tous ces petits dossiers sans importance.

Et donc, l’armée. 19 morts, 19 narcos flingués, et hop, l’armée. Faut admettre, ces flics, ces juges, ces douaniers, ces gendarmes, tout ça, c’est rien que des imposteurs. Vous avez mille fois raison, Madame la Sénatrice, une bonne guerre, ça remet tout le monde d’aplomb. D’ailleurs, vous vous y connaissez, vous, en guerre. Vous avez connu le feu, vous avez traîné vos camarades blessés sous les tirs ennemis, vous avez partagé votre rata froid avec un prisonnier, vous avez tenu la position avec un demi-chargeur. Vous savez que la guerre est belle, qu’elle est romantique, qu’elle soude les hommes, qu’elle régénère la société, qu’elle élimine les plus faibles. Non ? Ah bon. Et vous savez aussi, sans doute, que le déploiement d’armées au milieu de civils hostiles donne toujours d’excellents résultats. Par exemple, à Fallujah, ou à Gaza, ou à Belfast, ou à Kaboul.

Et de toute façon, vous avez raison, un peu de courage, bon Dieu. Il faut crier à la face du monde que la France renonce à la légalité, que toutes ces histoires de justice, de droits de la défense, c’est de la flûte. Il aura fallu attendre toutes ces années pour qu’une sénatrice socialiste abandonne enfin toute idée d’une politique globale associant répression et prévention pour appeler à l’instauration de la loi martiale. Non, vraiment, mes respects.

Ah, et puis il y aussi la puissante idée d’un service militaire pour les délinquants. Mais alors là, on parle de quoi ? Du service militaire que nous avons connu, ponctuellement un peu viril, mais quand même assez confortable – nous ne sommes pas en Russie ou en Egypte, ou alors votre ignorance et votre antimilitarisme sont prodigieux – ou parlons-nous de bataillons disciplinaires, dans nos lointaines colonies ? Ne pourrions-nous pas demander à Mme Taubira et à M. Le Drian de reconstituer les BILA en Afrique équatoriale française ? Chaleur, humidité, moustiques, maladies, mauvais traitements, encadrement sadique. Ah ça, ils vont revenir calmés, vos jeunes administrés. Et puis, voilà une authentique réponse de gauche, à l’écoute de la souffrance, en quête de solutions alternatives.

C’est votre échec, Madame la Sénatrice, le vôtre et celui de la classe politique nationale après 40 ans de médiocrité, de lâchetés, d’aveuglement idéologiques et de petits calculs minables. Ne pas voir que l’argent de la drogue fait vivre des quartiers entiers avec l’assentiment de la République, c’est être aveugle. Oublier que les prohibitions ont toujours les effets contraires à ceux désirés, c’est être ignorant. Affirmer à une ville que seule l’armée pourra y rétablir l’ordre, c’est être irresponsable. Occulter le fait que le narcotrafic se développe grâce à l’échec de l’Etat dans des quartiers gangrenés par la misère sociale, le fiasco de l’intégration, le naufrage de l’éducation nationale, la dislocation de notre politique sociale, c’est se mentir.

Autant de talents en une seule personne, c’est presque gênant.

Je ne te dis pas que c’est pas injuste, je te dis que ça soulage

On ne regrette pas sa soirée, aurait sans doute dit un homme politique allemand au délicieux accent bavarois. On se réunit avec des amis bloggeurs pour parler popote (« Alors, ça avance, ce putsch ? », « Et ces armes en RDC, tu en as tiré combien, finalement ? », « Mais tu as un alibi, ou pas ? »), et vous recevez d’un coup une flopée de mails et de SMS, d’amis, de contacts, de lecteurs, qui vous demandent si vous avez lu l’article du Parisien sur les conversations de Mohamed Merah. Du coup, pour ne pas avoir l’air d’être vraiment un sale type, vous le lisez, l’article, et puis, ensuite, vous ne pouvez plus le cacher, vous êtes vraiment un sale type.

Que nous dit-on ? Que Mohamed Merah, dont Le Monde a récemment dressé un portrait consternant de candeur, aurait filmé la fin du siège mené par le RAID et que ces vidéos seraient en possession de sa famille. Que dans ces enregistrements on entendrait distinctement Merah affirmer qu’il a été manipulé par les services français, qu’il n’a rien fait, qu’on lui avait promis une forme d’immunité. Forcément, ça fait un sacré scoop, pas vrai, les gars ?

Mais, reprenons posément, comme il est d’usage quand on travaille pour un quotidien national.

En premier lieu, comment ont-ils été tournés, ces enregistrements ? Quand précisément ? Et comment ont-ils été envoyés ? Mystère, pas vrai ?

Et puis, nous avons Maître Mokhrari (indicatif radio : Sœur Sourire), qui affirme depuis des semaines être en possession de ces enregistrements, dont elle agite la révélation imminente depuis Alger sans apporter le moindre élément. Inutile de revenir sur le parcours de cette avocate, dont Le Monde a fait le portait dans son édition du 17 mai dernier, même si on peut noter, l’air de rien, que cette charmante enfant manie comme nulle autre la vulgate islamo-nationaliste plus ou moins rance qui dénote une vraie proximité idéologique avec certains régimes. Autant dire que sa démarche est un peu connotée.

Et aussi, Maître Coutant-Peyre (indicatif radio : Madone des Parloirs), mariée au ci-devant Illitch Ramirez Sanchez, dit Carlos, dit Le Chacal, dit Le Bibendum latin, qui ne rate pas une occasion de se mêler de toutes les affaires mettant aux prises la République avec d’apprentis révolutionnaires défendant les damnés de la Terre et les forçats de la faim, au nom d’un étonnant salmigondis idéologique qui mêle marxisme, islamisme, anticolonialisme, et une petite dose de voyeurisme. Comme le disait ce cher Alfred, some men just want to watch the world burn. On comprend bien l’intérêt que présente l’affaire pour Madame Coutant-Peyre, bien connue pour son amour des causes nobles, mais on sait aussi quelle valeur accorder à ses engagements.

Et puis, last but not least, il faut s’arrêter sur le quotidien algérien Echorouk, à l’origine de l’article du Parisien. Moi qui lis la presse algérienne depuis des années, je peux vous dire que les travaux d’une classe de CP n’ont rien à envier aux articles d’Echorouk, une feuille de chou populiste juste bonne à alimenter les tensions entre supporters de foot ou à a relayer les rumeurs les plus imbéciles. Entre nous, si vous voulez lire de la bonne presse algérienne, allez donc jeter un œil chez TSA, El Watan, ou Liberté. Autant dire que si un plumitif d’Echorouk me donnait la date d’aujourd’hui, je ne le croirais pas.

Or, voilà que notre fière équipe du Parisien relaie les affirmations d’Echorouk, au conditionnel, certes, mais sans vraiment y réfléchir. Franchement, vous les avez lues, ces retranscriptions ? Rien ne vous a étonné ? Et d’abord, où sont les originaux ? C’est ça, la validation des sources ? Mes compliments. On attend avec impatience la vidéo de la crucifixion du Christ ou les photos du procès de Jeanne d’Arc. Ah, c’était vous aussi, les carnets secrets du Fürher ? Pardon, j’aurais cru.

Et justement, ces fameux enregistrements, que nous disent-ils ? Merah, contre toutes les preuves formelle détenues contre lui (adresses IP, témoins, enregistrements des meurtres, et même ses propres déclarations), y nie tout en bloc, se présente comme un agent trahi, qui n’a rien fait et qui déballe tous ses voyages avec une étonnante précision, une sorte de catalogue des terres de jihad. Et le voilà qui balance qu’il n’a fait que ce qu’on lui a demandé de faire, et qu’on lui avait promis une protection, etc. On y croit autant qu’aux récits de pauvres filles riches dans les dernières pages de Elle (Au sommaire cette semaine : Kate Moss va traduire Guerre et Paix, Votre sex toy est-il eco friendly ? Le treillis sale et déchiré, hyper tendance, et notre rubrique santé : Pourquoi les hommes ont tort de ne pas se retourner sur les gamines anorexiques)

Tout dans ces douteuses retranscriptions balancées par Echorouk et complaisamment relayées de ce côté-ci de la Mare Nostrum ne semble avoir pour but que d’alimenter les théories du complot et les fantasmes :

– Mohamed Merah n’a rien fait, mais il a agi sur ordre des services français (lesquels ? DCRI ou DGSE ? Le texte n’est pas clair, évidemment) : « Tu veux m’éliminer pour faire ton scénario ». Ben oui, forcément, tout ça, c’est rien que des menteries de Sarkozy.

– Mohamed Merah est allé en Kabylie, à Tizi-Ouzou et Boumerdès, afin d’y rencontrer les maquis jihadistes. Du coup, tout s’éclaire : ces fumiers de Français, non seulement nous espionnent, mais en plus ils doivent sans doute coopérer avec les terroristes dans notre dos afin de nous spolier de nos splendides réussites économiques, de notre merveilleuse démocratie ou de nos incessants progrès sociaux.

– Mohamed Merah était une taupe inconsciente (attention à ne pas s’étouffer de rire ici), comme le suggèrent les auteurs de cet ébouriffant article, consternant de bout en bout tant il démontre une ignorance crasse et surtout une naïveté bien inquiétante.

Passée la stupeur devant un tel tombereau de foutaises, les spécialistes n’ont pu que ricaner, pointant la grossièreté la manœuvre qui, sous couvert de journalisme d’investigation, défend les thèses propagées par certains (complot électoral, coup monté, mensonges d’Etat), ceux qui tentent d’exonérer Merah (« La faute aux jeux vidéos », a dit M. Sifaoui hier sur France 5, comme s’il voulait devenir la nouvelle Mireille Dumas), de pointer le racisme de la France, de dénoncer l’acharnement médiatique contre le malheureux garçon (et de comparer cette affaire avec celle du cannibale québécois…), de nier le rôle de l’islamisme radical ou de refaire l’enquête entre un jeu de TF1 et une émission de M6.

La thèse ne tient pas une seconde, aucun des éléments présentés n’a pu être validé, pas une preuve concrète n’a pu être fournie, rien ne colle avec ce que nous savons et que j’ai essayé de présenter ici – et malgré ce que m’a reproché un lecteur la semaine dernière, il va être difficile de démontrer que je défends le travail des services français… De plus, les défenseurs de la thèse elle-même ne semblent pas tant rechercher la vérité que poursuivre des buts politiques. Cette vision du monde, faite de fantasmes, de complots, de coups montés et de trahisons, révèle une effrayante médiocrité intellectuelle doublée d’une perception paranoïaque des faits, si révélatrice d’une posture de soumission et de renoncement. On ne maîtrise rien, tout se fait dans notre dos, tout est contre nous, tout ça c’est la faute des autres, pauvre petit bonhomme qui n’a sûrement rien fait.

Ben oui, c’est sûr.

« It’s just time to pay the price/For not listening to advice » (« Policy of truth », Depeche Mode)

Le monde change, aurait dit Galadriel, avec le ton sentencieux qu’ont volontiers les elfes. Vous vous réveillez un matin, et les types que vous aviez au bout de vos Jaguar il y a dix ans se pavanent dans les rues de Tombouctou, la mythique porte du désert. Pour le coup, ça donnerait envie d’écouter la bande originale de Pat Garrett & Billy the Kid (Sam Peckinpah, 1973), du grand Bob Dylan, en contemplant la campagne et en laissant filer le temps, un verre à la main.

Que s’est-il passé ? A quel moment a-t-on perdu le contrôle ? Qui n’a pas su réagir ? Qui a eu peur de s’engager ? J’en parle avec d’autant plus d’agacement que voilà plus de quinze ans, non pas que je fais le trottoir pour le Mexicain, mais que j’observe de très près le développement du jihadisme au Sahel.

En 1996, pourtant, il ne s’agissait même pas d’un front secondaire, mais simplement de l’arrière-cour de la guerre civile algérienne. Quelques armes en provenance du Soudan y arrivaient au compte-goutte, et une poignée de membres du Groupe islamique armé (GIA) y sillonnaient le désert aux côtés de Touaregs bien plus mobilisés par les conflits avec le Niger ou le Mali que par le jihad mondial. Pour nous, le nord du Niger était d’abord le moyen de remonter vers les maquis algériens afin d’y infiltrer des sources. Après tout, à l’époque, personne ne comprenait plus rien à la mouvance islamiste radicale algérienne, entre l’assassinat des moines, la mort de Djamel Zitouni et les dissidences successives (Hassan Hattab en Kabylie, deux ans avant de créer le GSPC, Khaled Sehali et les Mouhajiroun, Moustapha Kartali et son MIPD, Sid Ali Bouhadjar et sa LIDD, sans parler du vétéran afghan Kada Benchiha Larbi dans le grand ouest, qui faisait bande à part depuis 1993).

La guérilla islamiste algérienne avait refusé de rejoindre Oussama Ben Laden, malgré des contacts de haut niveau au Soudan, et le seul moyen de savoir ce qu’il se tramait au sein du GIA était d’y glisser un homme. Les uns essayaient en Europe, les autres essayaient au Niger ou dans les camps de Peshawar, avec plus ou moins de bonheur et de talent. Contrairement à ce que beaucoup croient ou semblent croire, le renseignement n’est pas tant une affaire de moyens qu’une affaire de méthode, un peu comme le siège du palais de César.

Jihad là-bas, jihad ici

C’est à peu près cette époque, à l’automne 96, que nous entendîmes pour la première fois le nom de Mokhtar Belmokhtar.

Alors que le GIA, au nord, continuait de se diviser en factions rivales, l’homme apparut très au sud, dans le désert, autour de la légendaire Tamanrasset. Présenté comme l’émir de la région saharienne du groupe, que les initiés connaissaient sous le nom de Région 9, il était né à Ghardaïa et semblait écumer la région en tous sens à la tête d’une poignée de combattants, formant une petite katiba sans objectif clairement défini mais loin d’être le groupe de pillards décrits par certains amuseurs publics. Belmokhtar, un garçon qu’on ne bouscule sans doute pas impunément dans les bars branchés de la Khyber Pass, se fit remarquer en massacrant les 37 passagers d’un bus, une action qui faisait à coup sûr de lui un digne membre du Groupe islamique armé… Comme tant d’autres, il semblait avoir combattu les Soviétiques en Afghanistan et nous avions pu, de source sûre, confirmer sa présence dans les camps que les Pakistanais entretenaient à Peshawar. Là, à la fin des années 80 ou au début des années 90, il avait reçu un entraînement paramilitaire qui lui avait été bien utile en Algérie. Bien sûr, nous évitions de penser qu’il avait peut-être appris à démonter un AK-47 des mains d’un instructeur du 13e RDP, puisque la CIA, quoi qu’en dise certains, n’avait pas été la seule à apporter son soutien aux freedom fighters célébrés par James Bond. A coup sûr, il n’avait de toute façon pas l’élégance discrètement raffinée d’un moudjahid de cinéma, comme ceux vus dans The Living Daylights (John Glen, 1987).

Que faisaient donc ces vigoureux jeunes gens dans le désert, entre le grand sud algérien et le nord du Niger ? L’étroitesse de leurs relations avec certains Touaregs nous sauta immédiatement aux yeux. Il devint ainsi évident que Belmokhtar bénéficiait du soutien logistique d’amis bien placés, de riches commerçants dont je tairai le nom, qui fournissaient du carburant, réparaient les 4X4 en échange de l’amicale présence de jihadistes aux côtés de leurs convois de cigarettes qui remontaient vers l’Algérie sur les millénaires routes caravanières. Pas d’otages, pas de fusillades, pas d’attentats, donc, mais la présence de ces terroristes du GIA hors d’Algérie, dans une zone échappant à tout contrôle, nous intriguait et commençait même à nous inquiéter. Belmokhtar ne trafiquait pas, il rendait service sans en tirer d’autre bénéfice que logistique, sans les valises de dollars qu’évoquent quelques criminologues et sur lesquelles je reviendrai.

Disons le tout net, elle n’inquiétait pourtant que nous. Nos collègues africanistes, fidèles à un héritage typiquement français, nous répétaient que nous ne comprenions rien à l’Afrique – puisqu’il était manifeste à leurs yeux qu’on pouvait appréhender d’un seul regard un aussi vaste continent, eux qui auraient pu par ailleurs disserter des heures des différences entre un Breton et un Marseillais. Nous ne comprenions donc rien à l’Afrique, nos sources nous mentaient, nous étions les obsessionnels du contre-terrorisme, bien éloignés de l’aimable sérénité du vieux colonial. Dans des pays dont nous contrôlions les services, dont nous financions les caprices des dirigeants, dont nous réprimions avec discrétion et fermeté les revendications démocratiques – ah, le pays des Lumières et du Général ! – il était absolument impensable de s’inquiéter des agissements d’une bande d’Arabes barbus errant dans le désert comme une tribu perdue d’Israël. On nous servait les pires clichés sur l’islam africain, et il était rare de pouvoir s’asseoir autour d’une table pour un véritable échange d’analyses. Nous continuâmes donc notre route sans les africanistes, malgré les grandes qualités de quelques uns.

Le suivi des katibats du désert devint une activité parmi d’autres, on y recensait les petits camps d’entraînement mobiles, les liens avec des Touaregs islamistes, membres d’un obscur Front islamique de libération de l’Azawad – ben oui, déjà – et les connexions avec quelques grandes familles du cru. De temps à autre, nous découvrions la preuve des liens de tout ce petit monde avec la mouvance jihadiste internationale, et un seul numéro de téléphone, obtenu par des moyens que le lecteur moyen de Libération jugerait horriblement immoral, nous éclairait un peu plus. Tenez, si j’avais le temps, je vous parlerais d’une petite entreprise de Niamey dont le patron, arrêté plus tard en Thaïlande dans le cadre de la passionnante affaire des faux passeports français, n’était autre que l’oncle d’un membre d’Al Qaïda intercepté à Amman en décembre 1999, ou qui appelait directement un officier de la garde royale saoudienne. Mais je m’égare.

Donc, ça s’agitait, ça parcourait le désert, dans tous les sens, ça restait loin des maquis, ça avait de drôles de liens avec de drôles de types à Kano, au nord du Nigeria – ben oui, déjà, en 1997 – mais la menace contre la France n’était pas directe, et tout le monde doutait. Trop de convictions, trop de confort, et sans doute, aussi, pas le temps. A l’époque, cela ne nous choquait pas. Comme toujours, certains eurent un réveil pénible.

Tu viens au rallye, samedi ?

Tout changea donc en décembre 1999, alors que les services occidentaux étaient occupés ailleurs, à essayer de déjouer le fameux et complexe complot du millénaire ourdi par Al Qaïda. On nous informa que le groupe de Belmokhtar, toujours officiellement membre du GIA, accueillait généreusement un membre de l’état-major du GSPC, un certain Nacer Eddine Mellik – sans lien connu avec le sympathique maire de Béthune – auquel il prêtait ses moyens de communication. Le jihad est une grande famille, bien plus drôle que celle des Enfoirés, soit dit en passant.

Hassan Hattab, qui avait quitté le GIA en août 1996, mais qui ne fonda officiellement le GSPC qu’en 1998, cherchait depuis des années à réactiver à son profit les réseaux jihadistes algériens actifs en Europe. Disons-le tout net, ça ne marchait pas fort. En Scandinavie, une terre chère à mon cœur, les cellules de Stockholm, Lund, Malmö ou Copenhague regardaient depuis des mois vers l’est, où rôdait une sombre terreur, comme sur les hauteurs de Minas Morgul.

Au Royaume-Uni ou en Belgique, longtemps terres d’élection du jihad algérien, on n’en avait plus que pour les Taliban et leur allié saoudien, Oussama Ben Laden. A Bruxelles, le mythique Bureau des Moudjahiddin Afghans fonctionnait à nouveau, et Farid Melouk avait été arrêté dans la capitale belge le 5 mars 1998 en possession d’explosifs, de communiqués du GPPC, et surtout en compagnie de quelques pointures du jihad international, dont Mohamed Chawki Badache, et Bakhti Raho Moussa, deux garçons délicieux dont je parlerai une autre fois.

Bref, Hattab essayait de rallier toutes ces bonnes volontés abandonnées depuis des années par les querelles entre maquis, et Al Qaïda, vous savez, le truc qui n’existe pas, avait raflé la mise. Tout ce petit monde s’agitait, essayait de semer les policiers, de déjouer les surveillances, complotait, rêvait de jihad, de revanche, et les plus courageux prenaient la longue route qui les mènerait à Khalden ou Darunta, en Afghanistan, en passant par le Yémen, l’Iran, la Turquie, les Emirats ou le Pakistan.

Pour les chefs du GSPC, il ne restait plus que l’Allemagne, où quelques uns, dont Adel Mechat, un petit gars de Kouba, et Mustpaha Ait El Hadi, notamment, se démenaient pour la cause au nom du groupe. Pour les plus curieux, je conseille d’ailleurs la lecture de cet article, remarquablement documenté, qui mentionne les fameuses valises Inmarsat si précieuses dans le désert – surtout quand on y est depuis trop longtemps.

Hassan Hattab, qui n’arrivait à rien en Europe, avait donc dépêché auprès de Belmokhtar, quelque part au Niger, un de ses proches adjoints, le fameux Mellik, afin de profiter de sa puissance dans la région. Mellik utilisait une des valises Inmarsat de Belmokhtar pour contacter Aït El Hadi et organiser avec lui un attentat contre le rallye Paris-Dakar-Le Caire qui devait traverser le Niger. Les terroristes, largement armés, avaient besoin de GPS, de lunettes de vision nocturne et de quelques autres gadgets, mais ils étaient de toute façon largement capables de frapper.

Plusieurs services de renseignement écoutaient avec gourmandise les conversations entre Mellik et le reste du monde, et on ne regrettait pas sa soirée. A partir de la fin du mois de décembre 1999, et en raison de la crédibilité de la menace, il fut ainsi décidé à Paris que l’affaire serait gérée par le Ministère de la Défense. Une petite cellule de crise se mit en place, et il faut dire que certains des propos de Mellik méritaient un peu d’attention, comme, par exemple : « Les Français, on va leur rentrer dedans comme jamais ». Vous imaginez que les autorités suivaient ça avec intérêt, et des moyens supplémentaires furent mobilisés. Un Atlantique 2 de la PatMar de Dakar effectua des passages et parvint à prendre quelques clichés de ceux que l’on supposait être les garnements de Belmokhtar. Des équipes spéciales furent mises en alerte, et quelques compagnies de parachutistes passèrent des jours sur des tarmac d’Afrique, près de Transall, à attendre le signal.

Malgré les précautions des terroristes, il avait été possible d’identifier leur itinéraire dans le nord inhospitalier du Niger. Dès lors, il était possible de prévoir dans quelle zone le groupe du GSPC allait se mêler aux concurrents du rallye et y semer la désolation. La perspective était assez effrayante : plus de quarante hommes armés, mobiles et expérimentés, au milieu des concurrents, ou, pire, en plein bivouac… Les images diffusées dans la presse montraient une caravane forte de centaines de mécaniciens, techniciens de toute sorte, journalistes, et tout ce petit monde ne pouvait évidemment pas rejouer Alamo, et encore moins Camerone ou Bazeilles.

La conviction de la cellule de crise était faite depuis des semaines : ces terroristes fonçaient vers le rallye, et aucun moyen militaire nigérien ne pouvait raisonnablement les intercepter, mais la France disposait dans la zone de troupes aguerries et de moyens aériens conséquents. Il suffisait d’un peu de volonté politique : un passage bas de Mirage F-1CT ou CR, ou de Jaguar, et le déploiement de parachutistes dans une zone propice aux embuscades.

La décision d’interrompre le rallye fut ainsi finalement prise après la découverte à Niamey et Agadez de contacts téléphoniques de Mellik. Ce garçon disposait manifestement de soutiens dans tout le pays, et il n’était pas question de courir le moindre risque.

Figurez-vous que les responsables de la course durent se faire prier pour prendre les mesures adéquates. L’interruption de l’épreuve était évidemment une catastrophe financière pour eux, mais sans commune mesure avec le carnage qu’aurait entraîné un raid du GSPC. Comme de bien entendu, les concurrents, dont certains étaient manifestement absents lors de la distribution de cerveaux, gémirent comme des enfants gâtés à qui on interdit la piscine parce qu’il y a un crocodile dedans. Je ne m’attarderai pas sur eux, ni sur le présentateur vedette de l’épreuve, adolescent attardé à la voix de crécelle, au chèche impeccable et à la barbe de trois jours aussi soignée que celle de George Michael. Je me rappelle quand même d’un motard qui déclara devant la caméra, après la décision d’annuler deux étapes et de reprendre la course en Libye : « On nous gâche notre Dakar ». « Pauvre idiot », fûmes-nous quelques uns à penser. « Quand tu auras été égorgé par un barbare du GSPC, tu verras qui gâche quoi ».

Quelques jours plus tard, notre motard éploré reprenait la course dans la riante Libye du regretté colonel Kadhafi, et nous nous retrouvions, seuls ou à peu près, avec la bande de Belmokhtar. Le refus de traiter comme il se devait la menace terroriste dans la zone fut une véritable désillusion et manifestement une lourde erreur stratégique. L’affaire avait quand même eu l’avantage de rappeler à nos autorités que nos histoires de barbus dans le désert ne relevaient pas du fantasme de contre-terroristes obsessionnels.

Pas de ça entre nous

Et ensuite ? Ensuite, rien.

Nasser Eddine Mellik, malgré une malencontreuse fuite dans Le Point, continua à parler et parler et parler avec ses amis, en Europe ou ailleurs. La menace contre le rallye avait attiré l’attention, et les services de l’Empire commencèrent à s’intéresser à cette lointaine et désertique région. De leur côté, les chefs d’Al Qaïda, toujours à la recherche de bons coups, reprirent contact avec le GSPC. Heureux hasard, le frère de Mellik coulait des jours heureux au Yémen et il joua avec plaisir les entremetteurs. On n’est pas plus serviable.

A défaut de transformer les 40 garçons de Belmokhtar en chaleur et lumière, une méthode certes sommaire mais qui peut être efficace, il fut décidé de tenter de coopérer avec les SR algériens, dont l’apport dans cette affaire avait pourtant été comparable à celui de la police islandaise. Cette décision, uniquement politique, contraignit à des actions d’une incommensurable mesquinerie afin de coopérer sans se mouiller – un art délicat qui frustre tout le monde. Je vous épargne les détails, le temps perdu, l’argent jeté par les fenêtres – on aurait d’ailleurs sans doute mieux fait de réellement le jeter plutôt que de l’investir dans une opération qui ne déboucha jamais et ne fonctionna que par intermittence, les pudeurs de jeune fille (« Vous croyez vraiment que les Algériens pourraient utiliser nos informations pour tuer des gens en Kabylie ? Ah, mais, ce n’est pas très moral, ça, mon jeune ami. Donnez-leur la météo d’hier, ils verront que nous coopérons de bonne grâce mais que nous ne faisons pas n’importe quoi »), les pitoyables bricolages. Moi, je vous raconte ça, c’est ce qu’on m’a dit, vu que je tirais 5 ans au pénitencier fédéral d’Angola, en Louisiane, pour vol de guimauve et blasphème.

Pendant des mois et des mois, la gestion de la menace contre le rallye fut présentée comme un aboutissement. Ce succès, puisque c’en était un, évidemment, n’appela jamais d’autre souhait que celui d’en savoir un peu plus encore sur le GSPC au Niger. Suivre, analyser, évaluer, anticiper, avec plaisir. Mais traiter, éradiquer ? Allons allons, ne vous emportez pas et dîtes-moi plutôt si Belmokhtar mange ses pizzas avec un rab de fromage.

Le GSPC dans la zone, demeurait une force militairement négligeable, comptant une cinquantaine de combattants, certes armés, mais probablement incapables de tenir le choc face à des troupes entrainées et correctement commandées. Seulement voilà, où trouver de telles troupes ? On se le demande encore.

Passée l’alerte, tout ce petit monde retourna à sa routine. Belmokhtar et les siens se déplaçaient entre le Niger, le Mali et l’Algérie, avec ou sans leurs amis touaregs, et personne n’y comprenait rien. Avaient-ils des liens avec les ONG islamistes dont on observait la ruée en Afrique sub-saharienne ? Et avec les Taliban nigérians qui émergeaient juste ? Mystère. Et de toute façon, ça intéressait qui, au fait ?

Regardez comme ils sont beaux, mes jihadistes

L’étude d’AQMI devint un domaine d’excellence. Comme des entomologistes qui étudient à la loupe les activités d’insectes dans un milieu confiné, des analystes suivaient de leur mieux les mouvements de Belmokhtar et de ses hommes. Chaque année, les organisateurs du rallye étaient mis en garde par les responsables de plusieurs services de renseignement et par le Quai, et chaque année il fallait leur tirer l’oreille. Etienne  Lavigne, directeur de la course, déclara même que les autorités françaises ne lui avaient rien dit. Pauvre petit bonhomme égaré au milieu de messieurs très méchants.

Novembre était le mois des listes de cadeaux de Noël et de la planification opérationnelle. Moi qui suis un esprit moqueur, je trouvais que monter des cellules de crise pendant 10 ans était bien étrange, une crise devant, selon moi, être bien éloignée d’une routine. Et une crise qui se répète chaque année à la même période au même endroit de la part des mêmes nuisibles en dit long sur la détermination de leurs adversaires. Heureux les pauvres d’esprit, car le royaume des Cieux est à eux.

Le GSPC semblait brûler les doigts de certains chefs, qui observaient la menace terroriste se développer, défier le Niger ou le Mali, mais refusaient d’agir. Ils contemplaient leurs propres moyens d’action, chasseurs, paras, forces spéciales, mais ne parvenaient pas à trancher. Il y avait là comme une forme de vertige face à la prise de décision, sans parler du dilemme moral. « Toute cette violence », aurait murmuré Eliott Ness d’un ton las. Le suivi de Belmokhtar était une niche industrielle, une menace administrativement rentable qui garantissait moyens et effectifs. Personne ne manipulait les terroristes, mais les épargner était plutôt rentable – enfin, pour ceux qui vivaient en France, bien sûr.

Pourtant, d’autres, plus pragmatiques, plus lucides, peut-être plus courageux aussi, avaient pris des décisions. En 2001, les Etats-Unis, frappés par les attentats du 11 septembre, avaient rapidement listé les zones dans lesquelles des actions devaient être entreprises contre les réseaux jihadistes. L’Afghanistan, le Yémen, les Philippines, l’Indonésie, la Somalie figuraient au menu, tout comme le Sahel. La CIA avait commencé à s’intéresser à la région après la menace de janvier 2000 contre le rallye, et elle avait gardé un œil dessus. Au cas où. Le changement de posture de l’automne 2001 libéra hommes et moyens. En octobre 2002, le Département d’Etat lança la Pan Sahel Initiative (PSI), un vaste programme d’aide à la Mauritanie, au Mali, au Niger et au Tchad visant à les épauler contre les réseaux islamistes radicaux.

A Paris, le plan de l’Empire dans la région fut considéré comme un insupportable défi. Comme certains ambassadeurs le relevèrent avec dépit, Washington parvenait à donner à son projet une visibilité que n’avait pas l’aide française, dont le montant était pourtant supérieur. Moi qui n’étais qu’une petite souris dans ces réunions, je pensais candidement que considérer l’influence comme une vulgarité hors-de-propos ou ne pas être capable de dire pour quelles raisons nous versions tout cet argent étaient de sérieux handicaps. L’Administration Bush pouvait bien avoir tous les défauts du monde, elle avançait, comme un éléphant dans un magasin de porcelaine, certes, mais elle avançait. Nous, nous trépignions. On ne se refait pas, me disais-je alors en contemplant ces augustes serviteurs de la République proprement ulcérés devant tant de changements.

Le GSPC comptait désormais au Sahel une nouvelle star, plus flamboyante que le taciturne Mokhtar Belmokhtar. Il s’agissait d’Aberrazak le Para, un émir venu des maquis du nord et qui avait enlevé, en février 2003, 32 otages européens, au sud de la frontière entre la Libye et l’Algérie. L’affaire fit grand bruit, et l’Allemagne paya une rançon plutôt conséquente (au moins 5 millions d’euros, d’après ce que me dit un collègue allemand à Bruxelles). Une partie des otages fut quand même libérée par l’armée algérienne qui mena un assaut à peu près réussi contre un groupe du GSPC. Au final, lorsque les derniers otages furent libérés à Gao (Mali), le 17 août 2003, une seule perte était à déplorer, une ressortissante allemande décédée lors de sa détention en raison de la chaleur.

Le Para, dont le parcours a suscité nombre d’articles de la part de conspirationnistes en mal d’action, devint une sorte de légende, un peu comme Provençal le Gaulois. De ce côté-ci de l’Atlantique, tout cela fut observé avec le détachement qui sied aux puissances mondiales, naturellement sereines et peu sensibles aux petits groupes de maquisards. A Washington, en revanche, il semble que quelques cerveaux se soient mis en branle.

En mars 2004, Le Para et ses petits amis, passés au Tchad, tombèrent – l’accident bête – sur l’armée tchadienne, opportunément guidée par l’Empire, dont un avion survolait la scène et écoutait les échanges radios et téléphoniques des terroristes.

Sévèrement étrillé par les Tchadiens, le groupe du GSPC fila vers le nord et rencontra des combattants du MDJT, un mouvement d’opposition qui captura tout ce petit monde mais se trouva bien embêté. A qui refiler le bébé ? Qui pourrait bien être intéressé par Le Para et ses hommes ? L’Algérie ? Evidemment. La France ? Bien sûr. Si vous avez du temps à perdre, essayez donc de savoir pourquoi Paris n’a pas pu récupérer discrètement les survivants du GSPC. De ce que j’en sais, on est loin d’une manœuvre subtile et complexe, et cela évoquerait plutôt les plus belles heures de mai 1940 et j’espère que quelques hauts fonctionnaires ont du mal à avaler leur salive. En même temps, ça m’étonnerait.

Bref, après des semaines de contacts discrets, le MDJT remit ses prisonniers à la Libye qui les livra aussitôt, conformément au deal, à l’Algérie. Il s’agissait de la première intervention occidentale contre les jihadistes algériens dans la région, et l’absence de la France était pitoyable. Fort heureusement, les archives saisies lors de la déroute du GSPC furent accessibles, et on y trouva des trésors, dont la preuve de relations du groupe avec des ONG radicales du Golfe, dont Al Haramain.

Cette dernière était impliquée dans bon nombre de zones de jihad, elle avait donné des armes aux maquis tchétchènes, elle avait été fermée par les autorités kenyanes après les attentats de 98, et elle faisait l’objet de sèvères sanctions internationales. Découvrir ses liens avec le GSPC était une indication précieuse : les jihadistes algériens n’avaient donc pas que des contacts avec certains Touaregs ou des sympathisants au Nigeria, ils étaient également en relation avec des acteurs plus institutionnels du prosélytisme radical en Afrique sub-saharienne.

Mine de rien, le tableau était ainsi plutôt inquiétant. En Somalie, les Shebab et Al Qaïda marchaient la main dans la main et rayonnaient tout le long de la côte est-africaine. D’ailleurs, on cherchait encore Fazul jusqu’à Madagascar, tandis que l’Empire lançait des raids réguliers en Somalie. Entre les opérations contre le GSPC au Tchad et les décollages d’AC-130 à Djibouti, la prédominance française en Afrique s’estompait rapidement.

Notez bien que ça ne me faisait pas de peine, mais je restais, comme souvent, fasciné par notre impuissance et notre foi en de vieilles lunes.

Au Nigeria, les Taliban du nord du pays, que l’on présentait, pour faire simple, comme une simple secte d’analphabètes complètement dingues, tuaient et tuaient encore. « Querelles ethniques », nous disait-on. « Les Africains », soupiraient de vieux guerriers qui oubliaient que pas bien longtemps avant, dans les Balkans, des Européens s’étaient étripés avec le même enthousiasme. Et nos petits gars du GSPC. Et nos amis du GICL, dont on avait démantelé une cellule à Bamako en 2005. Comme je l’ai déjà dit ici, j’avais eu l’honneur de réaliser un briefing au CSI au sujet de la montée de l’islam radical en Afrique. Peu de temps après, j’avais même été convié à une passionnante réunion avec un général sénégalais qui n’était autre que le conseiller « rens » du Président Wade. Avec tout le respect dont je suis capable – ne riez pas, je tentais de lui faire savoir à quel point le prosélytisme de certaines ONG du Golfe pouvait conduire à la violence et à cette forme dévoyée de jihad que nous combattions. Nous savions que des dizaines de petites associations, dûment enregistrées auprès des autorités, pratiquaient un maillage systématique de la société sénégalaise, comme d’ailleurs au Cameroun ou au Burkina le faisaient d’autres ONG. Le général m’écouta avec politesse, et, je l’espère, un peu d’intérêt, mais sa réaction me laissa bien abattu :

– Mon jeune ami, l’islam sénégalais est pacifique, et mon grand-père a même fondé telle confrérie (je ne me souviens plus de laquelle, désolé, mes notes sont incomplètes). C’est dire si nous sommes à l’abri du terrorisme islamiste radical.

Peut-être a-t-il évoqué la question à plus haut niveau. Ses arguments me semblaient quand même bien faibles, tout général qu’il était. Un type qui aurait dit en Allemagne, à l’extrême fin du 19e siècle « le protestantisme germanique est pacifique » n’aurait pas brillé par sa prescience. Mais que faire ? Je m’inclinais donc, et ça n’arrive pas souvent.

Quand ça change, ça change

Le 11 septembre 2006, le bon docteur Zawahiry, adjoint d’Oussama Ben Laden, annonça que le GSPC avait fait allégeance à Al Qaïda. Le groupe algérien, désespérément à la recherche d’un nouveau souffle en Algérie, rompait enfin son splendide isolement et intégrait de plain-pied le jihad international. Après ces dizaines de jeunes algériens morts en Irak lors d’attentats-suicides, ça n’était que justice. Ne faut-il pas encourager les talents et les bonnes volontés ?

Le GSPC devint Al Qaïda au Maghreb Islamique (AQMI) le 25 janvier 2007.

 

Le 11 décembre 2006, le GSPC avait déjà attaqué un bus, près d’Alger, transportant des employés d’une filiale algérienne de Halliburton, Brown Root and Condor. Manifestement, les chefs du groupe essayaient de mettre leurs pas dans ceux de leurs modèles yéménites ou irakiens. Je ne vais pas m’étendre sur le jihad au nord, mais en 2006/2007, c’est là que ça se passait. Le sud était, en apparence, plus tranquille. En apparence seulement.

Le 24 décembre, près d’Aleg, en Mauritanie, une famille de Français fut interceptée par des membres d’AQMI, qui tuèrent 4 personnes. Le 27 décembre, trois soldats mauritaniens furent tués lors de l’attaque de leur poste par un groupe de combattants d’AQMI.

Les meurtriers des Français furent arrêtés en Guinée-Bissau le 11 janvier 2008 grâce à une opération rondement menée, qui prouva que le travail d’entomologiste pouvait avoir des applications opérationnelles, pour peu qu’on prenne des décisions. Les terroristes avaient fui le pays en empruntant, à l’envers, une filière d’immigration clandestine. Au Sénégal, et malgré la fière assurance des autorités, ils avaient pu traverser le pays sans attirer l’attention.

Auprès des enquêteurs qui les entendaient, les assassins se réclamèrent en toute simplicité d’Al Qaïda. A Paris, on savait que ces meurtres avaient été un rite d’initiation pour intégrer le groupe, les terroristes recevant pour mission de tuer les premiers Français qu’ils rencontreraient. Des poètes, on vous dit.

Dès lors, la menace ne cessa de croître dans toute la région. La zone d’influence d’AQMI au Sahel, qui s’étendait initialement au nord du Niger, engloba progressivement le nord du Mali, l’est de la Mauritanie et même le sud de l’Algérie.

AQMI combat depuis lors sur deux fronts : en Kabylie et dans le grand sud. On a déjà vu des évolutions sécuritaires plus positives.

Déterritorialisation : le jihad plein sud

L’année 2007 fut donc une année fructueuse pour AQMI, et on n’avait pas vu un groupe algérien aussi bien portant depuis plus de dix ans : double attentat à Alger le 11 avril contre le Palais du Gouvernement, attentat à Batna le 7 septembre lors d’une visite du Président Bouteflika, double attentat à Alger le 11 décembre contre le siège du Conseil constitutionnel et le bâtiment du HCR

La reddition de Hassan Hattab en septembre, peut-être touché par la limite d’âge, n’avait été qu’une péripétie. Fermement commandée, AQMI poussait les feux, face à des autorités algériennes dont il faut souligner, une fois de plus, qu’elles subissaient plus qu’elles n’agissaient.

Pourtant, assez vite, la pression sécuritaire en Kabylie interdit toute nouvelle action dans Alger. Le pouvoir, qui savait que le monde ne regardait que la capitale, décida plutôt habilement de la sanctuariser, et contraignit ainsi AQMI à mener en Kabylie une longue guérilla qui mobilisait toutes ses ressources. Le calcul n’était pas bête, mais l’armée algérienne n’avait plus les chefs d’antan et la guerre d’attrition la toucha tout autant que les maquis jihadistes. Du coup, la situation sécuritaire au nord se bloqua. Aux ratissages mollement menés par l’ANP succédaient des embuscades sans envergure autour de Boumerdès, Cap Djinet ou Tizi-Ouzou. Des morts, terroristes, militaires, civils, mais pas de décision.

En revanche, au sud, ça s’agitait plutôt. Belmokhtar était désormais épaulé par un psychopathe de grande classe, Abou Zeid, et à deux, ils transformèrent la région en point de fixation jihadiste.

Alors que les responsables survivants d’Al Qaïda au Pakistan envisageaient depuis des mois de partir au Yémen, les chefs d’AQMI en Kabylie étudiaient quant à eux un basculement stratégique du nord vers le sud. Cette décision visait à relancer le jihad, bloqué en Kabylie, en profitant des opportunités nées du cirque régnant au Sahel. Ce que les spécialistes ont alors appelé déterritorialisation commença à l’automne 2009. Par petits groupes, des combattants d’AQMI présents en Kabylie quittèrent la région et gagnèrent le nord du Mali. Dès 2010, certains responsables touaregs interrogés par la presse évoquèrent la présence de presque un millier de jihadistes, dans leur écrasante majorité algériens, au nord du Mali, au nord-est du Niger et à la frontière avec la Mauritanie. Forcément, et même s’il faut tenir compte de l’abyssale médiocrité des cercles sécuritaires algériens qui n’anticipèrent rien, ce mouvement de maquisards fit les affaires, au début du moins, d’Alger, qui se débarrassait d’une partie du problème et pensait sans doute s’en servir pour peser sur ses voisins.

La supposée manœuvre fut naturellement dénoncée par les comiques habituels, comme Jeremy Keenan, le Robert Langdon du Sahel, l’homme qui découvrirait un complot dans une mare aux canards. J’y reviendrai plus loin.

Otages, ô désespoir

La montée en puissance d’AQMI, spectaculaire à partir de la fin 2009, avait en réalité commencé quelques mois plus tôt, le 14 février 2008, lorsque deux touristes autrichiens avaient été capturés dans le sud de la Tunisie puis transférés au Mali via l’Algérie. Une sacrée ballade, quand on regarde une carte.

Les kidnappings récurrents focalisaient déjà l’attention, mais ils n’étaient pourtant pas les seules opérations menées par les hommes d’AQMI, quoi qu’on dise.

  • 14 décembre 2008 : Enlèvement de deux diplomates canadiens, Robert Fowler et Louis Gay, au Niger, à une centaine de kilomètres de Niamey . Ils seront libérés le 22 avril 2009 en échange de la libération par le Mali de 3 jihadistes algériens. A noter que Fowler écrira un livre de souvenirs.
  • 22 janvier 2009 : Enlèvement au Niger, à Bani-Bangou, de quatre touristes occidentaux (2 Suisses, 1 Allemand, 1 Britannique).
  • 31 mai 2009 : Annonce de l’exécution du touriste britannique, Edwin Dyer, alors que les rumeurs d’une intervention des forces spéciales anglaises se faisaient pressantes.
  • 10 juin 2009 : Assassinat à Tombouctou (Mali) d’un lieutenant-colonel des SR maliens spécialisé dans le contre-terrorisme.
  • 23 juin 2009 : Enlèvement raté et assassinat à Nouakchott d’un citoyen impérial, Christopher Leggett. Il avait commencé à rosser ses agresseurs, qui ont préféré l’abattre. On n’est jamais trop prudent.
  • 8 août 2009 : Attentat devant l’ambassade de France à Nouakchott (3 blessés).
  • 26 novembre 2009 : Enlèvement de Pierre Camatte au Mali (et on ne revient pas sur les idioties de Bakchich, que j’avais relevées ici. Le simple fait de publier Simary en dit déjà assez long, me semble-t-il).
  • 29 novembre 2009 : Enlèvement de trois humanitaires espagnols en Mauritanie, sur la route côtière au nord de Nouakchott. Ils furent exfiltrés sans encombre vers le Mali, malgré la mobilisation de l’armée mauritanienne.
  • 18 décembre 2009 : Enlèvement en Mauritanie d’un coupe italo-burkinabé.
  • 16 avril 2010 : Libération du couple italo-burkinabé.
  • 19 avril 2010 : Enlèvement de Michel Germaneau au Mali.
  • 23 juillet 2010 : Exécution de Michel Germaneau, peu avant ou pendant le raid franco-mauritanien contre un camp d’AQMI.
  • 16 septembre 2010 : Enlèvement de 7 employés d’Areva et de Vinci au Niger (5 Français, 1 Malgache, 1 Togolais).
  • 8 janvier 2011 : Enlèvement de deux Français au Niger. Tués lors de la poursuite des terroristes par les forces spéciales françaises.
  • 2 février 2011 : Enlèvement en Algérie, près de Djanet, d’une touriste italienne.
  • 23 octobre 2011 : Enlèvement à Tindouf (Algérie) de deux Espagnols et d’une Italienne.
  • 24 novembre 2011 : Enlèvement de deux Français à Hombori (Mali).
  • 5 avril 2012 : Enlèvement par le MUJAO du consul d’Algérie à Gao (Mali) et de 6 de ses collaborateurs.
  • 15 avril 2012 : Enlèvement d’une citoyenne suisse à Tombouctou (Mali).
  • 17 avril 2012 : Libération de l’otage italienne enlevée en février 2011.

Vous aurez noté, en passant, qu’il n’y a pas que des enlèvements. Je vous ai épargné la liste des accrochages avec les armées locales, mais croyez-moi, ça flingue, des militaires mauritaniens ou maliens, des douaniers algériens. Les gars d’AQMI ne font pas de quartier, mais ils ne font pas non plus de jaloux. Curieusement, pourtant, nos grands analystes se concentrent sur les kidnappings, ressassant le montant supposé des rançons versées et radotant sur les motivations crapuleuses de nos amis barbus.

Personne ne semble vouloir écrire qu’AQMI veille à toujours disposer d’otages afin de ne pas être inutilement exposée à des opérations militaires. La chronologie me semble à cet égard très éclairante : chaque libération est suivie d’un nouvel enlèvement, et plus la pression internationale s’accroît plus le nombre d’otages augmente. Un peu plus d’un mois après le raid franco-mauritanien au Mali, 7 employés d’Areva et de Vinci ont été enlevés au Niger, et la série ne s’est pas interrompue depuis. Séparés, dispersés, les otages sont certes des monnaies d’échange, mais ils sont surtout des boucliers et des moyens de pression. A cet égard, le changement de doctrine opéré en juillet 2010 lors du raid contre AQMI depuis Néma (Mauritanie), s’il a été moralement salutaire, n’a duré qu’un temps. Il est en effet politiquement bien trop risqué de tenter de reprendre par la force des otages alors que les Français, ardents partisans du coup de menton sans effet, blâment toujours moins les terroristes que leurs propres dirigeants.

Les rançons, qui obsèdent tant d’analystes, sont-elles là pour financer de luxueuses villas aux Seychelles ou dans les Keys, ou pour rétribuer les alliés touaregs, acheter des armes et, peut-être le plus important, distribuer aux populations du nord du Mali l’argent qui manque cruellement à l’Etat ? On a tendance à l’oublier un peu facilement, mais l’islam rigoriste fait une percée remarquée du Sénégal au Tchad, et rien de tel pour (re)convertir que d’apporter un peu d’argent à des communautés pauvres comme Job. Oui, je sais, encore un juif.

Evidemment, l’argent des rançons a également été bien utile pour acheter en Libye, il y a quelques mois, SA-7 et autres Milan qui rendront à coup sûr une future opération internationale plus risquée que des manœuvres à Mourmelon ou dans le Nevada…

Ceux qui persistent à ne voir dans AQMI qu’un ramassis de criminels sont, ou bien des aveugles, ou bien des imposteurs agissant sur ordre. Je ne sais pas ce que je préfère, à tout dire. Nier la dimension politico-religieuse des actions d’AQMI revient en effet à nier le phénomène de réislamisation radicale en cours dans la région, le dernier livre de Serge Daniel, AQMI, l’industrie de l’enlèvement, (Fayard, 2012), étant à cet égard un exemple très éloquent de contre-sens.  Comme d’autres, Daniel a tout vu et n’a rien compris. Et je ne m’étends pas sur certaines de ses interviews, singulièrement consternantes. Dans une série d’entretiens accordés à Slate.fr, il a par exemple raconté que les Maliens avaient pleuré Kadhafi et prié pour lui parce qu’il était musulman (ici). Moi, quand Franco est mort, je n’ai pas versé une larme, et pourtant il était catholique. Il faut croire qu’il sera décidément beaucoup pardonné à certains au nom d’une lecture particulièrement primaire de leur religion. Et je pense que si Kadhafi avait été renversé sans l’aide des Occidentaux, les Maliens n’auraient pas autant prié. Oui, je sais, je suis odieux.

 

Se focaliser à l’excès sur les actions criminelles imputées à AQMI est donc une habile manœuvre de diversion qui permet d’éviter de poser les questions qui fâchent. Je ne m’attarde pas sur la fable, qui fait ricaner dans tous les services sérieux, qui voudrait que les terroristes d’AQMI soient le nez dans la coke ou en blouse blanche dans des laboratoires clandestins. Certains auteurs vivent de ça, laissons les vivre. Il ne me paraît pas en revanche inutile de m’attarder sur les avantages de la manœuvre :

– Ramener les terroristes à de simples criminels permet de nier leur démarche politique. Inutile de geindre, même les pires crapules peuvent avoir des objectifs politiques. On attend avec intérêt que nos complotistes se penchent sur le LTTE, par exemple.

– Nier leur démarche politique permet également de ne pas évoquer leur discours religieux. Personne ne discute le fait qu’il s’agit de dégénérés, mais ces dégénérés se disent musulmans. C’est un scandale, comme je l’ai déjà écrit maintes fois, mais c’est aussi un fait, et on aimerait que cette appartenance religieuse ne soit pas un tabou ou un blanc-seing.

– Les qualifier de criminels permet d’éviter les questions qui agacent concernant les causes de leur engagement : pauvreté, oppression sociale, tensions communautaires, corruption, faillite de l’Etat, etc.

– Enfin, les qualifier de criminels permet également d’accuser, par une subtile manœuvre rhétorique que je ne peux qu’admirer, les Etats occidentaux engagés plus ou moins massivement dans la région d’être des suppôts du néocolonialisme occidental, créateurs, comme chacun sait, d’Al Qaïda et instigateurs des pires bassesses contre les glorieux régimes du sud. Les sceptiques pourront se référer aux déclarations des intellectuels d’élite que sont Marion Cottillard, Bernard Lugan, Thierry Meyssan ou Jean-Marie Bigard, le Brummell français.

Franchement, on rigole.

Y a qu’à, faut qu’on

Et voilà qu’aux délires de quelques observateurs s’ajoutent les réflexions tactiques d’autres esprits affutés. A les en croire, neutraliser plusieurs centaines de types armés dans le désert serait aussi aisé qu’échanger des insultes avec un cycliste parisien. On dirait bien que pas un n’a lu Thomas Edward Lawrence et ses réflexions sur la guerre navale appliquée au désert, et qu’aucun n’a même entendu parler du Long range desert group (LRDG). Il faut bosser, les amis, il faut bosser, avant de parler. Quelques dizaines de combattants mobiles et correctement équipés peuvent poser d’insondables difficultés, tout le monde le sait – et ceux qui parlent devraient à coup sûr le savoir.

L’anéantissement – de quoi parlons-nous, sinon ? – d’AQMI et de ses alliés demanderait ainsi des moyens conséquents et une véritable volonté politique. En réalité, rien n’est jamais si facile. L’Empire envisagea même un temps d’intervenir, sans apparemment se soucier des froncements de sourcils algériens – ou en ayant peut-être reçu l’accord d’Alger, allez savoir. Un raid de F-15 sur une colonne fut même envisagé, mais les planificateurs de l’EuCom, qui allait bientôt laisser la place à l’AfriCom, furent dissuadés de lancer une opération dont les risques pour les Touaregs étaient ingérables.

Et les drones ? En l’absence de satellites dédiés au-dessus de l’Afrique, ces beaux engins n’étaient, à l’époque, pas déployables.

AQMI s’est donc renforcée sur le flanc sud de l’Algérie, occupant sans difficulté majeure un espace laissé vacant par le Mali et le Niger, aux moyens insuffisants et à la volonté politique défaillante.

Ce basculement stratégique, paradoxalement, n’a pas vraiment changé la donne dans la zone, comme anesthésiée. Hérault de la résistance à l’oppression occidentale et aux hypothétiques poussées néocoloniales de Paris, Alger a en effet plongé la sous-région dans une profonde glaciation. La coalition régionale annoncée en 2009 par l’Algérie est restée lettre morte, sans la moindre opération conjointe. La Libye et la Tunisie, qui en étaient membres, ne sont plus impliquées dans les projets algériens. Une histoire de révolutions, à ce que j’ai compris. De même, le Maroc reste tenu à l’écart par Alger, qui ne redoute rien tant que l’irruption dans son arrière-cour d’une puissance qui aurait des projets et des buts à atteindre. En avril 2010, un état-major régional fut même installé à Tamanrasset afin de coordonner les actions contre AQMI dans la zone. C’était il y a deux ans… Le 3 mars dernier, les petits gars du Mouvement pour l’Unicité et le Jihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO), qui sont tout sauf des dissidents d’AQMI, soit dit en passant, ont commis un attentat-suicide à Tamanrasset même, histoire de montrer à Alger à quel point la coalition régionale les impressionnait. Ces jihadistes sont d’un taquin…

Il faut dire que la dégradation de la situation constitue un nouveau fiasco pour Alger, déjà incapable de mater AQMI au nord. L’exportation involontaire de la violence jihadiste algérienne est une nouvelle conséquence de la calamiteuse gestion de la guérilla islamiste par des généraux que l’on sent surtout occupés à étouffer toute poussée démocratique.

Littéralement obsédé par une défense à courte-vue de ses intérêts stratégiques, le pouvoir algérien ne gère rien mais interdit aux autres, enfin, à certains autres, d’intervenir. Alors que les Etats-Unis sont présents dans la région depuis 2003 et qu’ils organisent régulièrement les manœuvres Flintlock au profit des Etats de la bande saharo-sahélienne, la France se voit interdire toute présence auprès de ses anciennes colonies. On comprend, naturellement, que les autorités algériennes soient attentives aux menées de Paris, mais quand la vigilance devient de la paranoïa, il me semble que cela relève de la médecine psychiatrique.

Refusant obstinément des opérations militaires occidentales contre AQMI, mais incapable de s’opposer à Washington ou Londres, Alger rejette le paiement des rançons par des pays comme la France, l’Espagne ou l’Italie. Le 17 décembre 2009, le Conseil de sécurité des Nations unies a d’ailleurs adopté la résolution 1904 – coparrainée par la France, ce que la presse algérienne ne dit pas – condamnant le versement de rançons et l’associant au financement d’Al Qaïda, sanctionnée par la résolution 1267 de 1999 et les suivantes. Cette authentique victoire diplomatique algérienne visait à systématiquement disqualifier les libérations négociées d’otages occidentaux au Sahel. Curieusement, pourtant, ni Rome ni Madrid n’ont été attaqués par les autorités algériennes.

Si on ne peut pas payer et qu’on ne peut pas intervenir militairement, il faut donc se fier à la puissance régionale et attendre d’elle qu’elle agisse. Or, il se trouve qu’elle n’agit pas. Les théoriciens de complot estiment qu’Alger tire les ficelles et en retire des avantages. Pour ma part, je ne vois pas les ficelles, depuis 15 ans, et je cherche toujours les gains obtenus par l’Algérie. Manifestement impuissante, elle subit les crises politiques, joue les mauvais chevaux, montre qu’elle ne parvient même pas à influencer marginalement qui que ce soit et se trouve juste capable de rappeler, toujours avec retard, comme un mauvais élève qu’on réveille et à qui il faut répéter la question, qu’elle est contre toute modification de frontière. Régulièrement, de médiocres colloques d’universitaires aux ordres se réunissent ici et là pour condamner à mots couverts les Occidentaux et pratiquer cet art mystérieux qu’est le contre-terrorisme par invocation. Ici aussi on a essayé de lutter contre le terrorisme en faisant de grandes déclarations, et, devinez quoi, ça ne marche pas.

Utiliser ses cellules grises

Comme je le disais plus haut, il y a les faits, et il y a les certitudes. Dans un monde idéal, les premiers bousculent les secondes, et ils priment. Mais dans notre monde, certains, oubliant les leçons de Sherlock Holmes, tentent de plier les premiers pour les faire coïncider avec les secondes. On trouve là quelques journalistes, tiers-mondistes égarés, grands reporters ratés et plumitifs hésitants, mais on trouve aussi une poignée d’orientalistes égarés au milieu de l’islam radical, et, mes préférés, les anciennes gloires un peu rances de services de renseignement continuant à exposer, comme du temps de leur splendeur, leurs erreurs et leurs certitudes. Ce qui ne lasse pas de me fasciner, c’est l’aplomb avec lequel quelques unes de ces vieilles pointures continuent de radoter alors qu’elles se trompent depuis 20 ans. Elles se trompaient lorsqu’elles commandaient, elles se trompent quand elles pérorent devant une poignée de parlementaires ou quelques membres d’un institut parisien, elles se trompent quand elles racontent leur vie.

Une des rares choses que j’ai toujours enviée chez les policiers, de tous les pays, c’est que même leur plus haute hiérarchie connaissait les dossiers. Au Danemark, en Italie, en Australie, en Egypte ou ailleurs, on sentait que la vision globale des réseaux et de leur articulation n’était pas l’apanage des seuls enquêteurs ou des analystes. Ailleurs, hélas, selon le principe si gaulois qui veut que le chef commande tout et n’importe quoi, un hôpital comme une usine Coca, l’impulsion intellectuelle venait d’en bas et les différences d’appréciation étaient nombreuses. Et vous savez quoi, je n’ai jamais vu un de nos grands chefs avoir raison, du moins dans notre domaine. Plusieurs ont été de remarquables leaders, parfaits gestionnaires, mais d’autres ont raté tous les coches, ignorant des pistes, modifiant des notes, jouant leur propre partition. Aucun, cependant, n’a eu le déclic. Le combat commençait parfois dans les bureaux. Pire, certains, qui osent encore s’exprimer en public malgré des carrières émaillées de sanglants échecs et autres magouilles, continuent à nier l’évidence et mentent sans vergogne. Quelques phrases, entendues ici et là, sur Al Qaïda, relèvent ainsi, non plus de l’aveuglement, mais du révisionnisme, voire du sabotage tant leur audience est grande auprès du public.

Alors ? AQMI serait donc une création des SR algériens ? Certains auteurs le croient, mais leurs démonstrations ne reposent que sur de hasardeux raisonnements, de douteux syllogismes sans preuve. Accoler des faits, parfois imparfaitement perçus, pour leur donner l’apparence de la cohérence est de la simple sophistique, pas de l’analyse. S’il ne fait aucun doute que les services algériens ont glissé, comme leurs homologues occidentaux, des sources humaines dans les groupes terroristes, il n’a jamais pu être prouvé que ces groupes obéissaient aux généraux. Les témoignages de garçons comme Samraoui et consorts, officiers en rupture de ban aux motivations douteuses, ont toujours été traités avec beaucoup de prudence en Europe, malgré toutes nos réserves à l’égard du DRS, pour ne citer que lui. De même, vous pensez bien que nous avons cherché à savoir, et rien de probant n’en est sorti. Je compte bien revenir sur se sujet un de ces jours.

AQMI ne serait donc qu’un groupe criminel ? Et Ansar Al Din ? Et le MUJAO ? Et les cellules mauritaniennes ? Evidemment, le phénomène terroriste n’est pas central dans la région, et il ne faudrait surtout pas oublier les défis, autrement plus importants, que sont le développement économique, la bonne gouvernance, la sécurité alimentaire, le progrès social, ou l’apaisement des tensions ethniques ou religieuses. Il reste un sujet d’intérêt pour deux raisons :

– Il s’en prend à nos intérêts

– Il est devenu un enjeu régional, qu’on soit d’accord ou pas d’accord.

Inutile, donc, de faire la moue ou de râler.

Créant une vaste bouillie indigeste d’autant plus prétentieuse qu’elle est mauvaise, plusieurs commentateurs avancent une vision mécanique de l’Histoire. Ils mélangent les phénomènes, font appel à Braudel en pensant qu’on ne l’a pas lu – et pour cause, Braudel est le quarterback des Broncos de Denver, et donc peut-être le père d’Eric Cartmann – et ils présentent une série d’enchaînements de causes et de conséquences, loin de toute intervention humaine. Invoquer Braudel sans se référer aux travaux, fascinants, sur les mécanismes de la prise de décision (voir ici, par exemple) ou sans même avoir lu les mémoires de Churchill, les chroniqueurs antiques ou médiévaux, est la preuve d’un parti-pris teinté d’ignorance volontaire.

Cette totale inexpérience du pouvoir, ce manque cruel de culture, cette vision paranoïaque des faits conduisent à de cruelles erreurs d’appréciation, et confortent la séparation entre universitaires, surtout français, faut-il le préciser, et membres des administrations. Pourtant, quand on a fréquenté le pouvoir, on sait comment se prennent les décisions. Du coup, alors que les analyses devraient converger, elles s’éloignent de plus en plus. Force est ainsi de constater que, en raison de leur refus même d’avoir des contacts avec des fonctionnaires, la plupart des universitaires tombent dans le piège du déterminisme et confondent temps historique et temps tactique. Combien de spécialistes de l’Afrique ricanent ainsi dès qu’on leur parle de jihadisme ? Mieux, le fait d’aller sur le terrain ne permet pas de tout comprendre… Il y a là une forme d’aveuglement de géopoliticiens confrontés à un phénomène qu’ils ne comprennent pas et qu’ils évacuent d’un revers de la main. Des chars allemands dans les Ardennes ? Impossible.

Cleaning up the mess

Où en sommes-nous donc ?

Qu’on le veuille ou non, AQMI a réussi son pari et est devenue un enjeu régional. Ayant tissé des liens opérationnels avec les Shebab et Boko Haram, le groupe est également connecté à quelques pointures en Europe, au Moyen-Orient et jusque dans la zone pakistano-afghane. Pour le savoir, il faut être un minimum connecté aux gens qui travaillent vraiment sur le sujet, et ne pas se contenter de creuser les sillons, importants mais pas suffisants, de l’histoire locale, de la sociologie ou de la démographie. Vous pouvez être le plus grand connaisseur de telle ou telle éthnie, mais si vous n’avez pas eu entre les mains le débriefing d’un émissaire jordanien d’Al Qaïda et si vous n’avez pas étudié les factures téléphoniques d’Abou Zeid, au final, vous ne savez pas grand chose.

Quel que soit le degré d’autonomie des hommes du sud vis-à-vis de l’état-major du mouvement en Kabylie, la machine reste cohérente et elle tente de reproduire dans toute l’Afrique de l’Ouest ce qu’AQ, sa glorieuse inspiratrice, avait réussi : créer des vocations, reprendre des luttes à son compte, rassembler les bonnes volontés et combattre. Ce que les jihadistes algériens font aujourd’hui avec les Touaregs d’Ansar Al Din, les jihadistes d’AQ l’avaient fait avant eux en Asie centrale ou au Cachemire. Faut-il être un génie pour voir cela, ou faut-il simplement enlever les œillères que fournissent si aimablement quelques régimes locaux à des journalistes en mal de célébrité ?

Il n’y avait aucune raison valable que l’Afrique sub-saharienne, pauvre, victime de systèmes politiques corrompus et travaillée par le prosélytisme islamiste radical, échappe aux crises qui secouent depuis des années d’autres régions. On ne peut s’empêcher de penser que l’attitude française, entre lâcheté, calculs administratifs et inconséquence, n’a pas pesé pour rien dans la catastrophe actuelle.