Le renseignement au cinéma : côtoyer des légendes (1)

Chaque service compte dans ses rangs une poignée de figures plus que marquantes, presque légendaires. Spécialiste de l’Afghanistan montré en exemple aux jeunes recrues, contre-terroriste enragé, chef de poste mythique dont la carrière opérationnelle ferait rougir n’importe quel scénariste, on les croise parfois dans le couloir devant le bureau du directeur ou dans le métro. Leurs exploits sont rarement connus, comme vous l’imaginez, mais certains noms font rêver les jeunes recrues : Bagdad, Kigali, Moscou, Beyrouth, Manille, Washington…

De prime abord, ils ne semblent pas si différents du reste du personnel : on peut les surprendre à rire autour d’un café, entouré d’un petit aréopage de responsables admiratifs, et ils se heurtent comme les copains aux aberrations administratives du Service, machine redoutablement puissante et complexe mais dont toutes les entités ne sont pas nécessairement coordonnées (délicat euphémisme).

Vos collègues plus anciens vous les désignent discrètement du menton alors que tout le monde attend patiemment sa ration de frites molles au mess : « Tiens, ça c’est Machin, du secteur Afrique. Il a écrit une note annonciatrice du génocide rwandais en mars 1994, mais tout le monde s’en est foutu. » Ou « Elle, c’est Bidule, elle parle couramment burgonde et deux autres patois burgondes, elle a été en poste au Caire et à Beyrouth. » Ou « Là-bas, en train de remplir sa carafe, c’est Macheprot, il s’est engagé dans la Marine à 17 ans, il a commandé le bateau du SA et c’est le spécialiste des libérations d’otages ».

De façon assez étrange, tous semblent accessibles, sympathiques, et le poids des innombrables secrets qu’ils connaissent ne les empêche pas de vous tenir la porte dans l’escalier ou de vous serrer la main en cellule de crise alors même que vous débarquez. Eux ne vont pas écrire des récits bidonnés de leur carrière, transformant un misérable fiasco londonien en une répétition du raid sur Abbottabad ou dissimulant leurs échecs stratégiques derrière de pesantes considérations philosophiques comme de vieux loups-de-mer qui n’auraient en réalité navigué que sur les eaux calmes de pédiluves de petites piscines municipales.

Quelques-uns, bien sûr, ne sont pas si classiques. Il faut avoir vu, par exemple, un haut responsable débarquer en boubou vert vif en salle d’état-major, au début de la crise ivoirienne – et avoir capté le haussement de sourcil du Directeur général –, ou il faut avoir entendu crier comme un possédé dans son bureau le chef du contre-terrorisme, alors que vous venez d’être affecté à son équipe, pour réaliser que ses talents hors norme ne sont peut-être pas si classiques que cela. Et, parfois, certains d’entre eux paraissent avoir conscience de leurs capacités. On les croise alors qu’ils viennent de prendre leurs instructions, mystérieux, et on lit ensuite leurs pseudos dans les comptes rendus réservés (/RES) destinés au DG.

On les admire, et on leur est reconnaissant, non seulement de tout ce qu’ils ont fait pour le Service et la République, mais aussi pour tout ce qu’ils vous ont appris.

The Final Problem (Épisode 3 de la 4e saison de Sherlock), de Benjamin Caron (2017)

Le renseignement au cinéma : prendre la main sur une cellule de crise

Je suis du genre à vous dire que tout est intéressant car tout participe de la mission. Les moments de calme vous permettent de réfléchir aux événements passés, à la façon dont ils ont été gérés, à la façon dont ils sont survenus, et à leurs conséquences. Les travaux administratifs, parfois rébarbatifs, permettent de tout remettre en ordre de marche et de se préparer à la crise suivante. Mais il faut ici être honnête : on fait ce métier parce qu’on aime les crises, l’urgence, la traque, et peut-être même, en un sens, les drames.

Les événements tragiques non seulement construisent en partie l’Histoire, mais ils révèlent aussi des vérités en exposant les âmes et les forces à l’œuvre. C’est dans ces moments que la vocation de chroniqueur de votre serviteur prend tout son sens, lorsque vous notez les petits détails adossés aux grandes décisions, les fautes de frappe sur les ordres de mission, les téléphones débranchés alors que vous tentez de joindre le terrain (LE TERRAIN, LES GARS !), les déjeuners qui s’éternisent dans l’ignorance de ce qui se joue au bureau, à quelques dizaines de mètres de votre table.

Les crises révèlent les femmes et les hommes d’action, celles et ceux qui savent synthétiser et décider, qui ne paniquent pas et préservent leur capacité de réflexion. Il doit être ici entendu que si seuls les opérateurs déployés risquent leur vie, la capacité à décider vite et bien (et donc à risquer la vie des autres) et à s’engager sans pouvoir faire machine-arrière n’a rien d’anodin et implique des prises de risque d’une autre nature – et parfois d’une autre ampleur. De fait, si cela peut s’apprendre, la capacité à gérer une crise dépend en grande partie de qualités et de talents personnels, y compris une certaine de dose charisme et de force de conviction. Il va de soi qu’il faut également savoir de quoi on parle, et celui ou celle qui gère une catastrophe ferroviaire ne saura pas nécessairement être utile lors d’une prise d’otages.

Saisir les enjeux, écouter les détenteurs du savoir le plus technique, répondre aux responsables politiques ou administratifs (et le cas échéant anticiper, filtrer, voire bloquer leurs demandes), organiser et décider, rien de tout cela n’est inné, et on en connaît qui paradent en costume cintré dans certains bureaux en se prenant pour des professionnels mais qui sont, en réalité, incapables, de résister à la pression.

Le Fugitif, d’Andrew Davis (1993)

Le renseignement au cinéma : lire les commentaires après une tragédie

On se révèle dans l’épreuve, et il faut bien reconnaître que les jihadistes, que l’on prétend vaincus mais qui ne le sont évidemment pas, ont beaucoup fait pour montrer les différents visages des Français. Nous comptons dans nos rangs des héros, des citoyens solides et silencieux, des victimes dignes, des dirigeants sensés, des responsables efficaces, mais il ne faudrait pas oublier les commandos de salon, les stratèges de comptoir et les commentateurs omniscients qui font le charme des chaînes d’information en continu comme des réseaux sociaux.

L’audacieuse et tragique libération de quatre otages il y a quelques heures au Burkina a ainsi provoqué les habituelles remarques au sujet de l’imprudence, certes réelle, des concitoyens que nos forces ont sauvés. A en croire certains, sans doute sincèrement touchés par la mort de deux soldats, il aurait fallu laisser à leur sort les touristes inconséquents – et quelques-uns, toute honte bue, se sont même permis de s’interroger au sujet du moment choisi pour l’opération. La prochaine fois, les gars, on ira vous chercher pour vous demander des conseils.

Abandonner nos otages au prétexte qu’ils avaient été incapables de prendre la mesure de l’insécurité qui règne dans la région aurait pourtant relevé de la démission pure et simple. On imagine la réaction des mêmes commentateurs si un pompier leur disait un jour, après une vilaine de blessure de bricolage ou un accident de la route « Ah ben non, mon petit vieux, vous ne portiez pas de gant ou vous rouliez trop vite, débrouillez-vous ». Ça détendrait sans doute, mais il ne s’agirait, ni plus ni moins, que de la trahison des valeurs de nos forces. Vous me direz que question trahison, ceux qui râlent ainsi ont les fascinations que l’on sait pour quelques tyrans étrangers et que la trahison, ça les connaît. Mais passons.

Ne pas intervenir aurait constitué une double capitulation. Sur un simple plan tactique, laisser ainsi des otages occidentaux, dont deux de nos concitoyens, aux mains des jihadistes aurait impliqué qu’un nouveau cycle d’interminables et complexes contacts clandestins s’enclenchât, avec son lot d’intermédiaires douteux, d’affairistes moisis et de chefs de guerre incontrôlables. On sait quand ça commence, et ça ne finit que rarement. Sur un plan politique et donc stratégique, ne pas intervenir alors que c’était possible mais risqué n’aurait été qu’un abandon de poste, un refus de combattre un adversaire qui ne renonce pas et, in fine, une nouvelle étrange défaite. Là encore, on ne peut qu’admirer la constance de ceux qui appellent en permanence à la croisade mais refusent le principe même de pertes dans nos rangs.

Gégé, la petite soeur !

Les vies perdues dans la nuit de jeudi à vendredi étaient irremplaçables, et j’espère avoir la possibilité d’être sur le pont Alexandre III, mardi prochain, pour leur rendre hommage. Souvenons-nous que les vies sauvées ne l’étaient pas moins et que les avoir secourues a été, ni plus ni moins, qu’une question de principe – vous savez, ces principes pour lesquels nous nous battons contre les jihadistes… Laissons là les pourfendeurs de bulles de savon, incapables de se taire, rappelons-nous que la France agit dès qu’elle le peut. C’est sa grandeur, et c’est celle de ceux qui la servent.

Tais-toi !, de Francis Weber (2003)

“Papa was a rolling stone/Wherever he laid his hat was his home/And when he died, all he left us was alone” (“Papa Was a Rolling Stone”, The Temptations)

Netflix a entamé depuis quelques années la production de films afin de compléter son abondante offre en séries. Ses ambitions sont réelles, et les moyens financiers mis au service de cette stratégie permettent de recruter cinéastes et acteurs de qualité. De façon assez mystérieuse, pourtant, cette stratégie ne paye toujours pas et la plupart des films ainsi réalisés sont, dans leur grande majorité, quelconques. Certains sont même franchement ratés, comme le médiocre Annihilation (2018), avec Natalie Portman, Jennifer Jason Leigh et Oscar Isaac, réalisé par Alex Garland, le scénariste de 28 jours plus tard (2002) ou le calamiteux Polar (2019), de Jonas Åkerlund, avec Mads Mikkelsen et Katheryn « Lagertha » Winnick, interminable clip putassier, ridicule et finalement lassant.

Quelques films sortent du lot, cependant, à l’instar du récit par Paul Greengrass de l’attentat d’Utøya, ou le très récent The Highwaymen, de John Fusco, avec Woody Harrelson, Kevin Costner et Kathy Bates, qui n’est pas si mal malgré son manque de rythme. Le studio, en tout cas, aborde tous les genres et c’est ainsi que J.C. Chandor, auteur en 2011 de l’exceptionnel Margin Call, puis de All is lost (2013) et de A Most Violent Year (2014), s’est vu confier la réalisation de Triple frontière.

Film d’action, presque film de guerre (ou, pour le moins, film de guerre secrète), Triple frontière, dont le scénario a été écrit par Chandor et Mark Boal (un garçon récompensé par deux Oscars pour Démineurs et nommé pour Zero Dark Thirty), reprend la vieille idée de soldats effectuant un braquage audacieux en profitant du désordre ambiant. On a déjà vu ça un paquet de fois, par exemple en 1970 dans De l’or pour les braves, de Brian Hutton, ou même dans Les Morfalous (1984), sans doute un des plus mauvais films de Henri Verneuil, mais le projet (un groupe d’anciens des forces spéciales US prépare l’attaque de la villa fortifiée d’un baron de la drogue aux confins des frontières de l’Argentine, du Brésil et du Paraguay, et, naturellement, rien ne se passe comme prévu) ne manque pas d’intérêt tant il mêle les thèmes et les références.

Welcome to the jungle

Entre la fin de la Guerre du Vietnam et le début de la lutte contre les réseaux jihadistes, le combat contre le narcotrafic a été la grande affaire des autorités judiciaires puis militaires américaines, avant de devenir un sujet majeur de la littérature et du cinéma. Triple frontière n’est à cet égard que le prolongement d’une série de films consacrés aux opérations spéciales menées contre les cartels sud-américains, et les commandos désabusés que l’on voit à l’écran pourraient très bien être des vétérans des missions décrites dans Danger immédiat (1994) ou Sicario (2015).

De même, la fameuse zone des trois frontières, connue de longue date pour les trafics qui la traversent, abritait-elle la résidence de Montoya dans l’adaptation cinématographique de Miami Vice, en 2006. La jungle du Parc national d’Iguazú constitue le décor idéal et le cinéaste ne lésine pas sur la pluie, la moiteur ou la brume. La forêt vierge, qui pourrait être un personnage à part entière du film, n’est pourtant pas exploitée comme elle le devrait et le film hésite entre de multiples pistes. Il aurait pu s’agir d’un thriller nerveux, comme Sicario, voire d’un film d’espionnage, comme l’est aussi Danger immédiat. Il aurait pu être un film sur les retrouvailles de vieux guerriers, ou même une réflexion sur le devenir des vétérans des guerres clandestines que mènent avec plus ou moins de bonheur les démocraties, sur leur abandon ou leur goût pour la violence (intéressant personnage joué par Ben Affleck).

Il aurait aussi pu être un film sur les rêves de richesse d’Oscar Isaac, perdus dans les Andes. On aurait alors pensé à Aguirre, la colère de Dieu (1972), le chef-d’œuvre halluciné de Werner Herzog, et on se serait dit que décidément les Occidentaux viennent en Amérique du Sud y chercher de l’or mais y sèment la désolation. On aurait pu se dire tout ça si le film n’avait pas fait qu’esquisser ces thèmes au lieu de les explorer. On sort de là en se disant que Netflix a produit un film qui aurait dû être une série, et on n’en est pas autrement surpris.

“He broke the main rule that controls the street: don’t double-cross the ones you love, the ones you need.” (“The Hit”, Rubén Blades)

Dramaturge, scénariste, producteur au cinéma comme à la télévision, David Mamet s’est imposé depuis des décennies comme un maître des intrigues de précision. Sa virtuosité, qui lui a permis d’être nommé deux fois aux Oscars, n’a sans doute jamais été aussi éclatante que dans son chef-d’œuvre, La Prisonnière espagnole, sorti en 1997.

Le film, qui comme souvent chez Mamet est le récit d’une machination, met en scène un jeune, ambitieux, brillant et anxieux ingénieur en proie à des doutes croissants quant à la façon dont il sera récompensé de son invention. Je vais, pour une fois, ne rien dire de l’intrigue, mais le lecteur doit savoir qu’il s’agit sans doute d’une des plus audacieuses manipulations jamais montrées à l’écran. Sans violence ou presque, avec sobriété, et grâce à des acteurs tous remarquables (dont Rebecca Pidgeon, Steve Martin, Ed O’Neill et Ben Gazzara), La Prisonnière espagnole constitue une superbe mécanique narrative, parfaitement maîtrisée.

On pourra reprocher au film sa froideur. C’est pourtant son caractère minéral, son efficacité qui font de lui un véritable classique du genre. Sans véritablement relever de l’espionnage, il s’agit quand même de renseignement économique et on aimerait être certain que dans quelques écoles supposément spécialisées on le projette en le commentant. Il est hélas permis d’en douter.

Le film, bien mieux que d’autres, expose admirablement les mécanismes de la manipulation (biais cognitifs de la cible, souplesse opérationnelle du manipulateur, influences croisées exercées avec doigté, etc.) et le poids des illusions. La manœuvre est moins spectaculaire que celle filmée la même année par David Fincher dans The Game, mais elle convainc plus. Sans doute est-ce en raison de sa relative modestie ou de l’absence de réelles impossibilités techniques et chronologiques dans son déroulement. La Prisonnière espagnole, film intrigant, se revoit avec le plaisir que l’on prend à observer un mouvement d’horlogerie et à admirer son ingéniosité.

Andreï le barge reprendra du quatre-quarts à moins le quart

L’heure est à la régression, y compris au cinéma. L’incapacité des grands studios hollywoodiens à produire autre chose que des récits issus des univers de Marvel ou de DC Comics commence ainsi à peser lourdement. Elle influence nécessairement les metteurs en scène, surtout ceux auxquels on confie de gros budgets, et il faut voir dans le récent Hunter Killer, de Donovan Marsh, l’affligeante illustration de tout ce qu’il ne faut pas faire au cinéma, et de tout ce qu’on pensait ne plus jamais revoir depuis la fin des années ’80 et les années ’90.

Librement adapté du techno-thriller de George Wallace et Don Keith, Firing Point, publié en 2012, Hunter Killer est un film ambitieux mêlant divers genres. Comme dans A la recherche d’Octobre rouge, le classique de John McTiernan, on y trouve des sous-marins, des transfuges, des va-t-en-guerre, une crise internationale et le spectre d’un affrontement de grande ampleur entre les États-Unis et la Russie. Et pour faire bonne figure, on y ajoute un petit détachement de forces spéciales. Il est vrai que de nos jours on ne peut plus rien faire sans un groupe de SEALs.

Réalisé avec l’amical soutien de l’US Navy, qui en a fait un clip de recrutement (ce qui nous vaut quelques belles et parfaitement inutiles images de F/A-18 et de F-35), le film, qui pose quelques bases en apparence solides (un sous-marin coulé sans raison, un amiral très tendu, un putsch en Russie) se révèle rapidement être une bouse de dimension très respectable. Le scénario  (un SNA américain et une poignée de commandos déjouent un coup d’État en Russie et sauvent la paix) est, comme on le redoutait, parfaitement inepte (et évoque d’ailleurs une aventure de ce bon colonel Danny), il a été écrit et dialogué avec les pieds (et il est à peine mieux joué), rien ne sonne juste, et la multiplication des références écrasantes rend l’ensemble à peine regardable. Pour un peu, Hunter Killer aurait pu être produit par la Cannon, et même l’affiche manque d’originalité.

  

Tout ou presque tombe à côté. Le récit ouvre des pistes trop nombreuses et trop ambitieuses, qu’il est incapable d’explorer. Le réalisateur, qui pourrait éventuellement tourner des téléfilms pour C8, aligne des séquences dans des décors risibles : l’entrée de la salle de crise du Pentagone ressemble à s’y méprendre à celle d’une compagnie d’assurances, tandis que la mythique base de Polyarni évoque un port de pêche islandais. Tout est à l’avenant, la distribution ajoutant au naufrage complet du film : en pacha badass-mais-subtil-quand-même, Gerald Butler, tout droit venu de Sparte, est aussi crédible en patron d’un sous-marin d’attaque que François Morel le serait en Jason Bourne.

A défaut d’avancer la moindre idée neuve, le film aligne les hommages et les clins d’œil, mais on est loin de Robert Altman. Commandant un sous-marin d’attaque (hunter killer, donc), Butler chasse dans les montagnes d’Ecosse pendant ses permissions, et on est bien obligé de penser à Robert De Niro, inoubliable dans le chef-d’œuvre de Michael Cimino The Deer Hunter. Gary Oldman, pour sa part, incarne un amiral à peine moins caricatural que le général que jouait George C. Scott dans Docteur Folamour (1964, Stanley Kubrick).

Quant à l’unique personnage féminin, mollement interprété par Linda Cardellini, il est d’autant plus risible qu’il ne sert à rien et qu’on en a fait un membre de la NSA (on se demande ce que l’agence de renseignement technique US vient faire dans cette galère submersible) alors qu’il n’aurait sans doute pas été absurde de plutôt associer le Conseil de la sécurité nationale (NSC). Encore, pour cela, aurait-il fallu engager des scénaristes et un réalisateur dignes de ce nom et non des tanches.

Relevant plus du jeu vidéo (les scènes avec les SEALs semblent sorties de Call of Duty) que du véritable cinéma, Hunter Killer n’est qu’une mauvaise synthèse : on y trouve un peu de renseignement, un peu de crise militaire, des affrontements sous-marins évoquant plus Star Wars qu’Octobre Rouge menés avec des bâtiments plus maniables que des chasseurs, et une misérable reproduction d’une salle de crise avec LA présidente américaine voulant sans doute rappeler les images d’Obama suivant le raid contre OBL en 2011. Le film aura au moins eu le mérite d’agacer les autorités russes, même s’il suffit le plus souvent pour y parvenir de parler de liberté de la presse, de corruption et de taux de croissance.

Plus de trente ans après la sortie de Top Gun, plus de vingt après celle d’Independance Day, autre redoutable purge, Hunter Killer s’impose comme le film d’action à voir en avion, entre les plateaux-repas, les annonces de l’équipage, les turbulences et les voisins mal élevés. Un naufrage, ce qui, au vu du sujet, est quand même embêtant.

Je veux revoir ma Laconie

Soupleté et agilesse

Idée de roman graphique et/ou de film :

A la tête d’un micro-État militariste, raciste et eugéniste, un chef de guerre et plusieurs de dizaines de ses guerriers radicalisés affrontent une armée étrangère et choisissent, contre toute rationalité, de se sacrifier dans une action-suicide de grande ampleur. Fascinés par la violence et les armes, obsédés par la mort, ils compensent leur manque de moyens par leur extrême détermination. Leur défaite est supposée nourrir leur légende.

Le film pourrait être utilisé dans le cadre d’une nouvelle campagne contre la déradicalisation. On appellerait ça 300.

Projet de slogan : « Nous aimons le roquefort comme vous aimez l’eau-de-vie. »

Le renseignement au cinéma : gérer un contact embarrassant

Nommé en 1977 à la tête de la CIA par le président Carter, l’amiral Turner tenta de moraliser les activités de son service en procédant à un grand nettoyage parmi les sources humaines – et parmi ceux qui les traitaient. Cette décision, en apparence absurde, eut un grand nombre de conséquences, opérationnelles, techniques et politiques. Turner, un homme par ailleurs de grande qualité, avait une vision très personnelle de ces questions et il avait manifestement fait sienne la fameuse phrase d’un Secrétaire d’État qui, avant-guerre, avait expliqué suavement qu’un gentleman ne lisait pas le courrier des autres.

Il n’avait cependant pas tort sur tous les points. La CIA, à l’avant-garde des opérations en Amérique du sud ou en Asie du sud-est, s’était compromise avec bien des gens infréquentables : trafiquants de drogue, seigneurs de la guerre, généraux corrompus, miliciens d’extrême-droite, juntes délirantes. Remettre de l’ordre dans la maison après la défaite vietnamienne ne constituait pas une si mauvaise idée, et revenir à quelques fondamentaux éthiques s’imposait. Il fut cependant reproché à l’amiral Turner d’avoir pris un virage trop sec et d’avoir ainsi privé la CIA, dans l’immédiat de sources d’autant moins inutiles que la Guerre froide reprit peu de temps après l’invasion de l’Afghanistan par les Soviétiques et l’élection de Ronald Reagan, et qu’à moyen terme l’agence américaine perdit des compétences indispensables. Et croyez-moi, ce genre d’erreurs ne se produit pas qu’aux États-Unis.

Le fait est qu’au cœur du renseignement se situe la capacité à pouvoir serrer la main aux pires fumiers, à pouvoir échanger avec eux comme s’ils étaient des amis, à les écouter, à les accompagner – et à soutirer tout ce qu’on peut d’eux sans jamais se laisser entraîner dans leurs ténèbres. Le rôle, d’ailleurs, d’un service de renseignement est de pouvoir et savoir traiter clandestinement avec des ordures quand d’autres administrations, plus visibles, ne peuvent se le permettre. Il faut donc supporter les généraux indonésiens, sanguinaires et corrompus, ou les petites frappes ridicules, et ne jamais rien laisser paraître. Parfois, quand un policier suisse balance à travers le restaurant une remarque antisémite ou que votre contact ne cesse de faire des remarques lourdingues aux serveuses, ou quand on vous explique en réunion au Caire que la France a bien tort de garantir les droits des accusés, votre patience peut être mise à rude épreuve. Dans ces cas-là, souriez poliment, rappelez-vous que vous n’avez pas fait tout ce chemin pour partir en claquant la porte, et songez au compte-rendu que vous allez écrire à la descente de l’avion. Et dites-vous que c’est pour la République.

Highlander, de Russell Mulcahy (1986)

Je suis le gardien de mon frère

La grande salle du Grand Rex était raisonnablement remplie, mercredi soir, à l’occasion de la ressortie, 25 ans après, de La Liste de Schindler, de Steven Spielberg. Film essentiel, film complexe, film à l’ambition presque démesurée, l’œuvre prend ces temps-ci une dimension supplémentaire alors que la conjuration des cloportes de tous bords fait craindre le pire – à supposer que le pire ne soit pas déjà enclenché.

Adapté du roman historique éponyme, paru en 1982, de l’écrivain australien Thomas Keneally, le film se présente comme la tentative, d’une désarmante sincérité, d’un immense cinéaste de rendre compte de la réalité de la Shoah à un public, en grande partie ignorant.

En suivant l’évolution personnelle d’un affairiste allemand, Oskar Schindler, jouisseur sans vergogne progressivement saisi par l’ampleur des crimes commis par le régime nazi jusqu’à devenir un Juste, Spielberg et son scénariste, Steven Zaillian, accompagnent le destin parallèle d’un groupe de juifs polonais, des premières mesures prises antisémites imposées à Cracovie jusqu’à leur déportation dans un camp de travail. Ces itinéraires permettent au cinéaste d’exposer à hauteur d’homme le début de la Shoah et d’en restituer l’infinie violence et l’incommensurable injustice.

Le réalisateur, touche-à-tout de génie, s’attaque là à un sujet qui, sans doute, le dépasse un peu. Son film, long (3H15 sans entracte) et tourné dans un très beau noir-et-blanc, met en œuvre tout son savoir-faire : humour discret, scènes amples et complexes, mouvements de caméra élégants, construction du récit parfaitement maîtrisée, acteurs remarquables (malgré l’incompréhensible choix de les faire parler anglais avec un accent allemand plus ou moins convaincant). Le sentiment de malaise ressenti à la sortie, en 1994, ne s’estompe cependant pas après cette nouvelle vision.

Claude Lanzmann, le réalisateur de Shoah (1985), avait durement, et sans doute de façon excessive, attaqué le film à sa sortie en 1994. Son indéniable autorité morale et intellectuelle le conduisait parfois à des jugements trop définitifs, mais certaines de ses remarques ne manquaient pas, alors, de pertinence.

Spielberg et Lanzmann, en réalité, poursuivaient la même mission de témoignage et d’éducation. Mais quand Lanzmann, au terme d’un admirable travail d’enquête et d’entretiens, livre une somme, indépassable, de près de dix heures dont la sobriété est un hommage aux millions de victimes, Spielberg applique ses méthodes de cinéaste de divertissement. Il lui faut des rebondissements, des ressorts dramatiques, des intrigues personnelles dans la tragédie qui se joue, des visages que le spectateur retrouvera de séquence en séquence, et c’est peut-être là la limite de son talent. Comment, en effet, restituer l’immensité du crime commis ? Comment ne pas atténuer les souffrances des victimes, l’ignominie des bourreaux, la lâcheté sinon la complicité des témoins en se conformant aux codes du cinéma grand public ?

Parfaitement réalisé, La Liste de Schindler est trop lisse, trop présentable, et seules quelques scènes, exceptionnelles, montrent ce qu’aurait pu être ce récit sous la caméra d’un réalisateur moins classique. On ne saurait, évidemment, reprocher à Steven Spielberg d’être écrasé par son sujet, et son émotion est sincère. La liquidation du ghetto de Cracovie, moment dantesque, reste un des sommets de sa carrière de metteur en scène et permet au spectateur le plus ignorant de l’Histoire de toucher du doigt l’ampleur du crime en train d’être perpétré. La chanson en yiddish Oyfn Pripetchik ajoute au caractère presque insupportable de la scène.

Plus saisissante encore est la scène d’immolation des dépouilles de centaines de cadavres extraits de fosses communes. Les cris et le visage grimaçant de l’officier allemand hurlant Walhalla devant une montagne de corps en feu restent longtemps en mémoire. Sans doute cette scène, d’ailleurs, est-elle la plus proche de la folie qui s’empara de l’Allemagne sur ces terres d’Europe orientale, littéralement gorgées de sang.

Spielberg, longtemps cinéaste familial, n’était peut-être pas capable de filmer ça. Comment, de toute façon, montrer l’innommable, l’inconcevable, l’incompréhensible ? Comment mettre en scène avec des moyens conventionnels un événement qui défie la raison et l’imagination ? Tout montrer, c’est céder au voyeurisme et à l’indécence insupportable de la reconstitution. Suggérer, c’est risquer de minimiser, de réduire l’ampleur du crime, de ne pas rendre justice aux victimes et à l’ampleur de la tragédie qui les frappe.

Il paraît difficile, pourtant, de ne pas montrer à l’écran le système concentrationnaire nazi et l’abjection du Reich quand on traite de la Seconde Guerre mondiale en Europe. En 1980, Samuel Fuller, dans The Big Red One, filma sans effet de manche l’horreur de la libération du camp de Falkenau, une annexe du camp de  Flossenbürg. Plus de vingt ans après, la remarquable série Band of Brothers décrivit avec pudeur la découverte par les soldats américains du camp de Landsberg am Lech, une annexe de Dachau.

Face à de tels faits, la sobriété s’impose autant par respect qu’en raison de la conscience que les artistes doivent avoir de leurs limites, en particulier à l’écran. Montrer des crimes de guerre n’a rien de facile ou d’anodin, et on sort toujours grandi d’avoir fait preuve de retenue. En 1989, Brian De Palma, un cinéaste virtuose guère connu pour sa sobriété, s’était essayé à l’exercice dans Outrages.  En 1970, décrivant les guerres indiennes à l’aune du Vietnam, Ralph Nelson avait réalisé Soldat bleu. Ces deux films, cependant, ne traitaient directement que d’un crime de guerre unique, localisé, daté, dont les faits pouvaient être circonscrits à un seul récit. On devait en tirer des leçons au sujet de ces guerres et de la façon dont elles avaient été conduites, mais ils n’avaient pas d’autre ambition que d’illustrer un propos.

Comment, en revanche, montrer un génocide, un crime fait de centaines de milliers de crimes isolés, de milliers de charniers et de villages incendiés ? Comment montrer plusieurs millions d’assassinats à travers un continent ? Comment, de surcroît, le faire avec justesse, sans oublier, sans caricaturer ? Kevin Costner, en réalisant en 1990 Danse avec les loups – déjà l’histoire d’un homme qui prend la mesure d’un génocide –, avait choisi de ne pas montrer le crime mais sa mise en place, cavalerie américaine d’un côté, Sioux Lakota de l’autre. Il ne montrait pas la disparition de la Culture des Plaines, il l’annonçait. Michael Apted, qui sortit en 1992 un film et un documentaire sur l’oppression continue dont sont victimes les Amérindiens aux États-Unis, aborda pour sa part les conséquences d’un génocide et la lutte des survivants pour la sauvegarde de leur culture et de leur dignité.

Steven Spielberg, lui, ne choisit pas. Ou plutôt, il choisit de tout dire, de tout montrer : l’occupation allemande de la Pologne, l’antisémitisme de la population, la survie du ghetto, la corruption des SS, le sadisme vaguement décadent du commandant Goeth, le système d’esclavage nazi, la personnalité plus qu’ambiguë de Schindler et même les tueries de masse.

De fait, qui trop embrasse mal étreint, et Steven Spielberg, trop lisse pour un tel sujet, trop appliqué, et sans doute trop ému, réalise un film qui, sans décevoir, reste imparfait. La trop fameuse scène de la douche à Auschwitz, reste à cet égard une faute impardonnable qui, sur le moment, m’avait laissé penser que le cinéaste, contre toute logique, n’avait pas pris toute la mesure de son sujet. Enfin, et comme il ratera la fin de son film monumental consacré au Débarquement, le réalisateur gâche les dernières minutes de La Liste de Schindler en annonçant lourdement et de façon historiquement très hâtive la création d’Israël. Quant au long défilé des survivants sur la tombe d’Oskar Schindler, il est à la fois très émouvant et vaguement gênant.

Depuis, Costa-Gavras s’est à son tour essayé à montrer la Shoah avec Amen (2002), et László Nemes a sidéré le monde en réalisant Le Fils de Saul (2015), un film magistral qui répond aux défis artistiques que Steven Spielberg n’a que partiellement relevés.

Reste que, malgré toutes ses limites, La Liste de Schindler est une œuvre remarquable, essentielle dans son imperfection et à bien des égards fondamentale. Spielberg, avec sa candeur de cinéaste hollywoodien, y aborde la Shoah avec un souffle tragique qui, s’il est parfois trop appuyé, a l’immense mérite de mettre des noms et des visages sur un des pires crimes jamais commis sur cette planète. Le spectateur ne peut que sentir, au plus profond de son âme, à quel point l’humanité a atteint pendant ces années les derniers cercles de l’enfer. La destruction des Juifs d’Europe, qui a vu l’assassinat de six millions de personnes, a aussi été la destruction d’un pan de la civilisation européenne, d’une part de notre identité, et c’est donc avec une stupeur écœurée que l’on découvre le regain d’antisémitisme qui pollue nos pays.

En Pologne, où 93% de la communauté juive fut exterminée et où les survivants se virent spoliés par le régime communiste à leur retour des camps, le mal est vivace. Pire, il s’exporte jusque dans nos amphithéâtres. Le mal n’a jamais honte, et c’est pour cela qu’il ne sert à rien de tenter de le raisonner. Il faut le combattre.

We’re on a mission from God

Idée de scénario : deux délinquants multirécidivistes, orphelins élevés dans une institution religieuse conservatrice, décident, après un supposé choc mystique ressenti auprès d’un prédicateur radical, de recréer leur bande dans le but de recueillir une importante somme d’argent. Irresponsables, dangereux, ils entraînent avec eux une équipe de petits criminels sans envergure dans une longue suite de violences.

Après avoir dévasté un centre commercial en voiture et mis en danger de nombreuses vies innocentes, ils escroquent un ensemble musical folklorique, commettent un attentat à la voiture-bélier contre un parti politique, parviennent à organiser un festival de musique religieuse dont ils dérobent la recette et sont finalement interpellés à l’issue d’une traque sauvage alors qu’ils s’apprêtaient à prendre en otage un employé du service du fisc dans un bâtiment fédéral.

On appellera ça The Blues Brothers.