Le renseignement au cinéma : être promu

Comment expliquer une promotion ? La personne qui vient de se voir attribuer un nouveau poste, plus prestigieux que celui qu’elle occupe actuellement, est naturellement persuadée qu’elle constitue le choix idéal et que toute sa carrière et son parcours la conduisaient à ce nouvel accomplissement. Après tout, se dit-elle, l’Empereur nommait des généraux sur le champ de bataille, et il ne fait pas de doute que je suis l’homme/la femme de la situation.

Les motifs qui expliquent une promotion sont, en réalité, plus variés. On trouve, bien sûr, dans les forces et les services quantité d’éléments méritants ayant fait plus que leur devoir et qu’il importe de valoriser, de mettre en avant, voire de présenter comme des exemples. Trop souvent, hélas, leurs chefs, selon une pratique typiquement française, invoquent des arguments ineptes pour ne pas les récompenser et se réservent les honneurs, même les plus simples. Mes anciens camarades se souviendront ainsi du modeste pot de fin de cellule crise après le 11-Septembre où se rendit seul notre boss. Il faut dire, comme me le glissa alors avec malice un lieutenant-colonel qui en avait vu d’autres, qu’on est « récompensé dans la personne de ses chefs » et que nous aurions dû être honorés. Nous ne le fûmes pas.

Il est donc possible de promouvoir sur la foi d’évaluations mensongères, de rapports biaisés et de recommandations intéressées. Dans les services, peut-être plus qu’ailleurs, certains ne peuvent s’empêcher de manœuvrer, d’intriguer, de monter des coups, autant par goût que par désœuvrement. Vous vous retrouvez alors avec un chef ou un subordonné dont, manifestement, les compétences ont été survendues, selon le bien connu principe de Peter. Il faut alors prendre son mal en patience, attendre le bon moment, ou, comme me le confia un jour un jeune officier qui ne cachait rien de son agacement, provoquer l’explosion du système. Puisque Machin ou Truc sont si bons, pourquoi ne pas les envoyer en mission ou leur confier des dossiers vraiment sensibles ? Personne ne pourra nier l’évidence quand le naufrage sera complet (pro tip : si, on pourra).

La promotion d’incompétents ou de nuisibles permet de régler, sur le plan tactique, un problème en le déplaçant et en le confiant à d’autres. On ment, alors, en vantant les mérites d’un fonctionnaire ou d’un officier dont le bilan réel est médiocre mais qu’on n’a jamais, pour de complexes raisons, évincé comme il le méritait. C’est tout le charme des mobilités externes, réservées à la fois à des éléments remarquables dont il faut accompagner la montée en puissance et à des tanches qu’on préfère voir le plus loin possible de la Centrale, au moins pour deux ou trois ans. Cette gestion à court terme a naturellement de lourdes conséquences puisqu’elle génère au sein de l’unité ou du service frustration et perte de confiance. Les gestionnaires vous répondent en invoquant, parfois à raison, la nécessité d’éloigner un membre néfaste de l’organisation et en exposant une subtile équation entre les dégâts faits à Paris et ceux faits sur le terrain (LE TERRAIN, LES GARS !). Dans certains cas, vous réalisez même que vos chefs, comme votre camarade officier, jouent sciemment la carte du pire et espèrent que le darwinisme appliqué au renseignement aura raison du sujet.

Cette régulation de la médiocrité par l’ascension professionnelle n’est cependant pas la seule hypothèse pouvant expliquer une promotion. Dans quelques cas, et la manœuvre est alors délicieusement perverse, on mute avec les honneurs un mauvais vers une organisation qu’on espère freiner, à défaut de la saboter véritablement. A l’inverse, d’autres, faisant montre d’un authentique sens du service public, choisissent de nommer à de tels postes des éléments à fort potentiel afin de compléter leur formation et de soutenir un partenaire en tissant avec lui, dans le même temps, des liens de confiance. Il s’agit là de décisions qu’il faut saluer, bénéfiques à tous, et il faut se résoudre à voir partir d’excellents collègues. Il savent qu’on les attendra.

Hot Fuzz, d’Edgar Wright (2007)

« Come aboard, we’re expecting you » (« Love Boat Theme », Jack Jones)

Sous-genre du cinéma de guerre, codifié à l’extrême, le film de sous-marin fonctionne autour de quelques ressorts narratifs liés à la nature même de son objet : espace clos au cœur d’une machine mortelle, puissante et excessivement fragile, relations entre le commandant et ses officiers (risque de mutinerie, présence éventuelle d’un traître dont les effets sont décuplés en raison du confinement, etc.) ; ennemi invisible, à l’affût, dans le cadre d’un affrontement entre deux adversaires aux moyens équivalents et dont l’habileté sera donc déterminante (comme lors d’un assaut d’escrime) ; angoisse du naufrage, de la noyade et d’une mort naturellement secrète et solitaire. Ajoutez à cela, depuis les années ’50, la possibilité d’une guerre nucléaire, et donc l’inévitable vertige qui saisit quand l’ordre tombe de lancer les missiles, qui plus est à l’aveugle, et vous disposez de quelques ingrédients qui, correctement associés, peuvent donner un récit passionnant.

Les récits sous-marins ne manquent pas, mais rares sont ceux qui parviennent à sortir du classicisme. En 1989, James Cameron, dans Abyss, n’avait, par exemple, fait qu’adapter une mécanique bien connue (à côté de qui naviguons-nous au plus profond de l’océan ? Quelles sont ses intentions ? Ne faudrait-il pas l’attaquer en premier ?) à la science-fiction. On pourrait ajouter ici que les codes initialement développés par ce genre ont, en effet, été largement repris par la SF, toujours avide de monstres infiltrés dans des vaisseaux (« Entre les Jumeaux de Thor, personne ne vous entend crier »), comme Alien (1979, Ridley Scott), ou de navires devenu des pièges, comme dans 2001, l’odyssée de l’espace (1969, Stanley Kubrick).

Il est, bien sûr, possible d’échapper aux codes en utilisant intelligemment les contraintes du submersible, comme le fit Blake Edwards en 1959 dans Opération Jupons, une comédie hilarante. On peut également, si on en a le talent, se lancer dans le long récit d’une mission, de l’Atlantique à la Méditerranée d’un équipage de la Kriegsmarine, à la manière de Wolfgang Petersen. Das Boot (1981) reste à ce jour le chef-d’œuvre indépassable du genre, âpre, réaliste, complexe et cruel. Dans A la poursuite d’Octobre rouge (1990), John McTiernan avait parfaitement réussi à adapter un classique de Tom Clancy décrivant la traque d’un sous-marin en y associant une authentique intrigue de contre-espionnage sur fond de crise stratégique. Ce faisant, McTiernan – comme il le fit avec d’autres catégories du film d’action – créa d’ailleurs de nouveaux standards, encore en vigueur.

Toujours dans les bons coups, Tony Scott s’attaque, 5 ans après Octobre rouge, au sujet et réalise USS Alabama.

Auréolé du succès de ses précédentes productions, le réalisateur réunit une distribution mêlant stars (Gene Hackman, très à l’aise dès qu’il s’agit de jouer un salaud) ou Denzel Washington (dont la carrière est déjà à l’époque impressionnante), seconds rôles expérimentés (Matt Craven, George Dzundza, et même Ricky Schroder) et futures étoiles (Viggo Mortensen, James Gandolfini). Tourné comme un clip (avec l’amical soutien de la Marine nationale mais sans celui de la Navy en raison de la nature du scénario), le film se présente comme un thriller dont l’unique ambition est le divertissement, et son intrigue est, comme il se doit, parfaitement inepte.

Pour filmer des combats intéressants, il est préférable de faire s’affronter des adversaires puissants et capables. Quoi, en effet, de plus intéressant et effrayant que de voir se titiller les deux plus importantes flottes sous-marines de cette planète ? C’est ce que propose Tony Scott, à la suite du tandem Clancy/McTiernan. Cet impératif étant posé, comment l’écrire et le mettre en scène ? En inventant une guerre mondiale, comme dans Tempête rouge, le monumental techno-thriller stratégique (dont la traduction est tellement médiocre que je me demande régulièrement si je ne vais pas la reprendre pendant mes vacances) ? Non, car sa mise en scène demanderait trop de moyens. En montrant, alors, des entraînements tellement réalistes que le spectateur aurait sa dose de manœuvres dangereuses et d’héroïsme ? C’est tout l’idée de Top Gun – qui offre une bataille finale réelle, mais contre un ennemi fictif.

Les options, en réalité, ne sont pas si nombreuses : si vous souhaitez que le combat aille à son terme sans impliquer un État, et si vous désirez ne rien perdre des enjeux liés à la dissuasion nucléaire, il faut qu’un des protagonistes soit un non-étatique et que, d’une façon ou d’une autre, il dispose de moyens et de compétences. C’est là qu’interviennent les fameux dissidents russes, nationalistes intrinsèquement radicaux capables de puiser dans l’arsenal de la Rodina, menaçants et imprévisibles, et qu’il va peut-être falloir vitrifier au risque d’accélérer la fin du monde (qui, comme chacun le sait, est de toute façon pour demain).

(spoiler alert!) USS Alabama raconte ainsi la façon dont, à bord d’un SNLE dont le commandant, guerrier né (et Gene Hackman emprunte ici beaucoup au Patton joué par George C. Scott), se joue une crise gravissime autour d’un ordre de tir dont on ignore s’il a été annulé.

Le film fait s’affronter un commandant, tyrannique, agressif – et dont le racisme, pourtant évident, n’est pas véritablement utilisé par le scénario – et son second, Afro-américain posé, cultivé, qui ose réfléchir à l’effarante responsabilité qui est à la leur à bord d’un tel bâtiment tandis que son chef l’assume brutalement. Tout le récit s’articule autour d’une querelle fondamentale liée à l’obéissance théoriquement absolue à une décision de lancer des missiles nucléaires sur des cibles en Russie : le commandant veut frapper, comme on le lui commande, tandis que son second estime qu’une confirmation pourrait être demandée en raison de la réception imparfaite d’un message qui pourrait contenir un contrordre.

Remarquablement joué par des acteurs dont les rôles sont des caricatures, mis en scène lourdement avec efficacité (et des filtres) par un vieux routier habitué aux blockbusters sans âme, USS Alabama s’achève par un naufrage narratif comme on en voit rarement : le commandant et son second sont absous, le drame qui s’est joué est enterré (et le film participe à sa façon, comme ce fut le cas à Hollywood dans les années ’90, à un récit complotiste et populiste du monde), et tout le monde se quitte bons amis. On retrouvera ces ressorts dans Hunter Killer (2018) et dans Le Chant du loup (2019) – y compris, dans ce dernier cas, les inévitables scènes autour du sonar – mais avec une efficacité bien moindre. Parce que, finalement, ce qui faisait le charme des films de Tony Scott, c’est qu’ils étaient le plus souvent parfaitement nuls mais qu’on les regardait quand même parce qu’ils étaient bien faits, un peu comme la pop des années ’80, sans la moindre prétention en matière de crédibilité ou de réalisme. Un tel savoir-faire s’est perdu, et on ne l’a jamais eu en France.

« The freedom fighters died upon the hill » (« Spanish Bombs », The Clash)

Réalisateur et producteur qu’on ne présente plus sur ce blog, Steven Soderbergh ne cesse d’explorer des formes, au cinéma et à la télévision, changeant de genre avec une aisance toujours étonnante et alternant comédies, drames ou polars. En 2008, après une longue et complexe gestation, il sort enfin sur les écrans le portrait en deux parties d’une figure légendaire et controversée du siècle passé, Ernesto Guevara.

En partie tiré d’une série d’articles du Che compilés dans un recueil, Reminiscences of the Cuban Revolutionary War, le diptyque (1 et 2) est porté par une distribution exceptionnelle, menée par Benicio Del Toro (prix d’interprétation à Cannes en 2008) et composée de la fine fleur des acteurs hispanophones de Hollywood. On trouve là Demián Bichir, Joaquim de Almeida, Lou Diamond Phillips, Edgar Ramírez et Oscar Isaac, ainsi, notamment que l’actrice allemande Franka Potente et Matt Damon (venu en ami, et qui forma avec elle, faut-il le rappeler, le couple du premier Bourne, en 2002).

Soderbergh a choisi de filmer d’abord les années de la révolution cubaine, de la rencontre du Che avec Castro jusqu’à la prise du pouvoir, puis l’expérimentation menée en Bolivie contre le régime militaire. On se souviendra qu’un épisode de la jeunesse de Guevara avait déjà été magistralement filmé en 2004 par Walter Salles dans Diarios de motocicleta (Carnets de voyage).

Dans le premier volet, le révolutionnaire joué par Del Toro est déjà un homme mûr, aux fermes convictions, dont le courage physique frôle parfois la témérité. Homme d’action et théoricien, il est présenté comme une force de volonté et une intelligence remarquable. Fidèle à ses habitudes, Soderbergh a recours à de nombreuses techniques de la grammaire cinématographique : flash-back, alternance de couleurs et de noir-et-blanc, filtres, changement de grain, chronologie disloquée, etc. Le réalisateur fait ici, une fois de plus, la démonstration de sa virtuosité, et il se montre même assez convainquant lors de scènes de combat. L’ensemble, pour autant, reste classique. D’excellente facture, mais classique.

C’est dans le second volet de ce récit de la vie du Che que Soderbergh fait preuve d’originalité. N’ayant pu filmer, pour des raisons financières, le catastrophique passage du révolutionnaire au Congo, il s’est concentré sur la tentative du guérillero de déclencher en Bolivie une insurrection armée en filmant les combattants au plus près, caméra à l’épaule. De fait, ce second film se présente comme un faux documentaire, comme si les images que nous voyons à l’écran avaient été tournées par un réalisateur intégré aux troupes du Che, à la manière de ce que fit Stéphane Meunier en 1998 avec Les Yeux dans les Bleus. Le résultat, étonnant et qui produit une impression durable sur le spectateur, permet aussi de justifier l’apparente candeur du regard porté sur cette poignée de révolutionnaires, courageux mais sans guère d’armes, sans logistique, sans soutien de la population et sans réel projet politique. La proximité de la caméra empêche aussi, naturellement, de poser les questions qui fâchent au sujet du Che, de son rôle à la tête de la prison de la Cabaña ou de la réalité de la révolution cubaine, naufrage économique, tyrannie délirante et exportatrice mondiale de violence qui ne fait plus rêver que les adolescents romantiques et les (vieux) staliniens insoumis.

Les deux films de Soderbergh, au-delà de leur parti-pris artistique, entretiennent paradoxalement une distance avec leur sujet, malgré cette caméra mobile parfois placée juste derrière l’épaule du guérillero qui tire ou court. Le Che reste, à l’issue de ce long portrait, une énigme fascinante, charismatique, mystérieux, à la fois glacial et attachant, sincère jusqu’au fanatisme. Benicio Del Toro, à l’origine du projet, y incarne Ernesto Guevara sans le juger, lui donne une humanité complexe et montre aussi, peut-être involontairement, ses limites. Personne, à dire vrai, ne conteste les constats faits alors par le Che au sujet des régimes sud-américains, ni la légitimité des mouvements sociaux et politiques qui voulaient les renverser. Un demi-siècle après, les échecs répétés, et, disons-le, systématiques, des régimes marxistes ainsi que leurs dérives pas moins autoritaires ou sanglantes, il est permis de se demander si les remèdes proposés par le Che n’étaient pas, au-delà de leurs ambitions humanistes, aussi néfastes que les oligarchies ou les juntes au pouvoir dans cette partie du monde. Reste la figure du révolutionnaire barbu et taiseux, légendaire, impénétrable, dont la fin, misérable, dit beaucoup.

Let My People Go

Enfant trouvé devenu le fils préféré promis à prendre la tête d’une puissante dynastie, un jeune homme idéaliste et rêveur trahit son milieu et rejoint les bas-fonds. Reniant son éducation et ses croyances, abandonnant l’amour de sa vie, il organise des désordres civils et des grèves avant de choisir la violence contre un gouvernement légitime et respectueux des droits fondamentaux. Banni, il rejoint un groupe étranger avec lequel il s’entraîne après avoir reçu une révélation mystique et s’être rapidement radicalisé.

De retour dans son pays d’origine porteur de revendications irréalistes, auteur d’attentats spectaculaires puis d’une effroyable série d’assassinats ciblés, il provoque une crise politique majeure accompagnée d’une vague de répression sans précédent. De guerre lasse, le gouvernement accorde cependant une amnistie aux membres de son groupe, avant de se rétracter. Les rebelles sont alors sauvés par une catastrophe naturelle et parviennent à fuir dans le désert où ils créent un nouvel État fondé sur leur foi, elle-même déclinée en principes moraux.

On appellerait ça Les Dix commandements.

Le renseignement au cinéma : les chefs soumis à la pression (4)

La plus insupportable pression vient cependant des faits, quand ils contredisent les certitudes. Le Groupe islamique armé ? Un complot des SR algériens. Les attentats de 1998 au Kenya et en Tanzanie ? Un complot des SR soudanais. Les attentats du 11-Septembre ? Un complot des Palestiniens – et peu importe lesquels, évidemment. Les attentats de Madrid ? Un coup de l’ETA. Mohamed Merah ? Un loup solitaire. Les attentats à Paris en 2015 ? Une belle série de succès pour les services français. L’assaut du 18 novembre à Saint-Denis ? Un coup de maître. L’État islamique ? Un groupe mafieux. Les jihadistes ? Des fous, sans projet politique et sans réelle compétence opérationnelle.

Le nombre de carrières construites sur du vent et l’utilisation habile de réseaux ne cesse de m’impressionner. Jusqu’à un certain degré, les impostures sont tolérées, pour de complexes raisons d’équilibre intérieur aux structures. Comme on le dit parfois dans certains cercles, mieux vaut une petite injustice qu’un grand désordre et les pires saboteurs peuvent être maintenus malgré l’étendue de leur échec. Il arrive même que les plus habiles soient promus. L’Empereur nommait des maréchaux sur le champ de bataille. Nous nommons parfois des maréchaux sur des champs de ruines.

Viennent donc, le plus souvent tragiquement, des moments qui révèlent les escroqueries au grand jour, quand les événements contredisent sèchement les affirmations de la veille. La pression, alors, se fait intense, et parfois insupportable. Il faut sauver ce qui peut l’être, à commencer par son poste. Comment, alors, réduire la pression ? En détruisant des documents compromettants, évidemment. En faisant comprendre aux témoins que le silence est d’or. En mentant aux commissions d’enquête, en tordant les faits ou, plus habilement, en les présentant sous un angle plus favorable. Les plus talentueux se voient offrir des tribunes, on les invite dans de prestigieuses enceintes, et les plumes les plus réputées les aident à accoucher de souvenirs bidonnés.

Restent, pour les subordonnés, le constat de tragédies évitables et le spectacle, affligeant entre tous, de hauts responsables fuyant leurs responsabilités, évacuant la pression vers d’autres, niant l’évidence et devenant, à la longue, les otages de leurs mensonges. Ceux qui se taisent deviennent des complices.

La Chute, d’Oliver Hirschbiegel (2004)

Le renseignement au cinéma : les chefs soumis à la pression (3)

La pression que l’on subit peut ne pas seulement provenir de sa hiérarchie mais, de façon plus diffuse, du contexte dans lequel on évolue. A la tête d’une unité prestigieuse, ayant peut-être accaparé les ressources de l’ensemble du système ou monopolisé l’attention du public, vous êtes comptable aux yeux de vos pairs d’un bilan que vous n’êtes pas nécessairement en mesure de fournir si rapidement. On attend de vous des résultats, et sans doute même des succès, alors que la peinture n’est pas sèche et que tous vos personnels ne sont pas encore formés.

Dans ces conditions, et pour peu, justement, que vous soyez d’un naturel fébrile ou simplement sensible au regard des autres, il est possible que vous vous donniez en spectacle en jouant les matamores. La réaction, infantile, peut aisément s’expliquer alors que vous rappelez que votre équipe est en mesure de tout faire et que le triomphe est à coup sûr au bout du couloir. Ne riez pas, car de tels comportements, essentiellement masculins, ne sont pas si rares. Ils sont la manifestation d’une angoisse profonde, d’une peur de l’échec conjurée, croit-on, par une attitude de fier-à-bras. Certaines réunions ressemblent alors, étonnamment (ou pas, d’ailleurs) à des cours de récréation de collèges.

La Guerre des étoiles, de George Lucas (1977)

Cela peut, ponctuellement, être distrayant, mais il peut aussi arriver que le grand chef qui passait par là s’émeuve de l’ambiance et rappelle tout le monde à l’ordre. La pression, alors, s’exprime de façon brutale et s’accompagne d’une humiliation plus ou moins douloureuse. Il est de bon ton, comme chacun le sait, de ne pas ridiculiser publiquement, mais la tentation est parfois forte… On est alors soumis à la pression du regard de ses subordonnées, et certains – les moins fins – rejouent les matamores pour un public captif. Croyez-moi, ça n’est pas plaisant.

Celles et ceux qui adoptent un tel comportement exposent leur faiblesse, et révèlent les biais par lesquels on peut les manipuler. Dans le monde délicieusement retors du renseignement, une telle attitude est porteuse de grand danger.

Les Tontons flingueurs, de Georges Lautner (1963)

Le renseignement au cinéma : les chefs soumis à la pression (2)

Sous la pression des événements et de ceux qui sont comptables de leur gestion devant le pays, certains responsables boivent les paroles de leurs chefs et imposent à leurs troupes des idées qui ne sont pas les leurs. La démarche n’est pas élégante, mais elle a au moins le mérite de rassurer les ministres ou les directeurs généraux. Et si la manœuvre rate, il sera toujours possible, sans garantie de succès, d’essayer de leur faire porter le chapeau (pro tip : mauvaise idée).

D’autres, ensevelis sous les questionnements, les reproches (parfois imbéciles, et je repense à ce très très important directeur d’un de nos fleurons industriels qui me dit un jour, sans doute par goût de taquiner, que les attentats du 11-Septembre étaient un échec de mon service) ou les suggestions, peuvent momentanément perdre leur calme. La colère, comme on le sait, est mauvaise conseillère, quand bien même elle peut n’être qu’un indispensable prélude à une gestion solide de la crise.

Dans d’autres cas, la colère est la manifestation de l’exaspération face à une succession d’erreurs, de boulettes, de comportements imbéciles ou d’initiatives malheureuses (« Comment ça, ils ont perdu ton vrai-faux passeport ? » ; « Il a dit QUOI à la police ? » ; « Pourquoi ce type a-t-il été recruté alors que la psy disait qu’il était cintré ? », etc..

Last Action Hero, de John McTiernan (1993)

Les chefs ne sont pas tous de marbre, et leur agacement doit d’autant plus s’exprimer que le silence total peut être inquiétant pour leurs subordonnés. On peut, bien sûr, commander comme un sphinx, mais cette attitude n’est pas nécessairement adaptée à tous les environnements. Mon premier chef, en 1996, n’avait pas sa langue dans sa poche et j’eus l’occasion d’assister à quelques coups de sang qui, finalement, rassuraient car ils le rendaient humain. Plus tard, je vis même un général bardé d’étoiles littéralement virer de son bureau un diplomate un peu trop maniéré. L’affaire y perdit en dignité ce qu’elle y gagna en clarté.

La colère, alors, n’a pas de cible et à peine d’objet. Elle ne sert qu’à évacuer un peu de stress avant de repartir d’un bon pied. J’avais tendance, pour ma part, à claquer des portes ou à donner des coups de poing sur mon bureau, quand d’autres passaient des soufflantes par téléphone, ou d’autres, encore, mais plus rares, fermaient les portes pour se frictionner. Certains, trop nombreux dans mes jeunes années, avaient même tendance à gérer le stress avec du whisky dont les bouteilles sortaient des tiroirs le vendredi à partir de 18h30.

Il peut arriver, enfin, comme à l’occasion de naufrages, que de sévères explications de gravure entre services supposément partenaires permettent d’exprimer désaccords, contrariétés et même d’énoncer des vérités qui, comme dirait Al Gore, dérangent. Il ne s’agit plus seulement, dans ce cas, de contrariétés mais d’exaspération, et d’une gestion commune, par les cris et les remarques assassines, d’une pression qui pèse sur tous. J’ajoute ici que l’on peut à la fois être colérique et parfaitement maître de la situation…

La Guerre selon Charlie Wilson, de Mike Nichols (2007)

Le renseignement au cinéma : les chefs soumis à la pression (1)

Si on ne supporte pas la pression, autant ne pas choisir la voie du renseignement. Et si on est incapable de la gérer, mieux vaut ne pas postuler à des fonctions d’encadrement. Tout le monde n’aime pas l’urgence, la nécessité de prendre des décisions rapides, les enjeux importants, et il n’y a pas de honte à préférer le temps long de la réflexion ou le calme –  certes, relatif – des structures de soutien.

Dans certaines administrations, qui n’ont su ou n’ont pu mettre en place des circuits professionnels adaptés, le passage par un poste de commandement est pourtant une obligation, quand bien même tout le monde sait que le candidat retenu (et il le sait lui-même) n’est pas à la hauteur, voire qu’il est le pire des choix. La justice immanente frappe alors au pire des moments, lorsque la gestion de la crise échoit au pire des responsables. C’est arrivé dans certains services le 11-Septembre, ou lors des attentats de Madrid, Londres ou Toulouse-Montauban, et il n’y a pas de raison que cela n’arrive pas à nouveau.

De fait, parmi les nombreuses qualités qu’on attend d’un chef – et singulièrement du sien – figure la capacité à encaisser la pression des événements et à protéger ses équipes afin que celles-ci puissent se consacrer à la mission. Il ne s’agit pas de minimiser les actions à entreprendre ou de ne pas prendre en considération l’ampleur exacte de la crise mais, justement, de protéger ses subordonnés en transformant les directives, parfois impérieuses, de la haute hiérarchie en énergie positive.

Résister à la pression de l’autorité politique – seule autorité légitime, faut-il le rappeler – n’a rien de si évident. Il faut obéir sans se soumettre, sans se compromettre, sans renier les fondamentaux éthiques d’un métier qu’on a choisi de faire toute sa vie alors que le ministre qui vocifère sera peut-être parti demain, emporté par un remaniement, balayé par un scandale ou enseveli sous un désastre électoral. Votre chef joue à votre profit le double rôle d’un entraîneur qui fixe une stratégie et tire le meilleur de vous et d’un écran qui vous protège. Si vous ressentez plus de pression que votre chef, ou si, au contraire, vous ne savez pas pourquoi vous faites ce que vous faites, alors vous avez un problème. Et nous avons tous un problème.

Fantômas se déchaîne, d’André Hunebelle (1965)

Le renseignement au cinéma : rencontrer les missionnaires du SA

Pour des raisons que les mauvaises langues lient à de funestes événements intervenus en Nouvelle-Zélande en 1985, le Service action fut pendant plus de dix ans cantonné à des missions que l’on qualifiera pudiquement de secondaires. Les membres de cette glorieuse unité, à la fin des années ’90, expliquaient même dans les couloirs que les initiales SA signifiaient Service d’assistance tant le fer du lance du Service était limité à des missions de formation au profit de partenaires modestes ou à des actions sans risque et sans violence.

Les récriminations des opérationnels du SA, pour légitimes qu’elles étaient, faisaient réagir à plus d’un titre. Les officiers qui nous rejoignaient en provenance des unités régulières, alors que l’armée française poursuivait sa longue cure d’amaigrissement, faisaient ainsi remarquer le SA était, et de loin, le mieux doté en moyens et en budget. A Perpignan, nous disait-on, les séances de tir se succédaient à un rythme soutenu et à Cercottes les sauts étaient, au moins, hebdomadaires tandis que les régiments plus traditionnels, sans parler de la Marine ou de l’Armée de l’air, se débattaient dans d’insolubles difficultés budgétaires.

Dans les états-majors, on rappelait avec fatalisme, et une pointe de perfidie, que le non-engagement du SA était étroitement lié à la timidité opérationnelle des autorités, qui ne voyaient dans les actions clandestines qu’une source potentielle d’infinis ennuis politiques, voire diplomatiques. « Une fois, ça suffit », aurait pu ajouter Hans en tapotant son cigarillo d’un air sceptique. De fait, des centaines d’opérationnels rongeaient leur frein dans les différentes bases du Service et s’occupaient avec une poignée de missions de reconnaissance – la plupart sans aucune réelle plus-value pour les analystes. Tout le monde avait bien conscience qu’il s’agissait de maintenir des capacités minimales en attendant que le vent tourne et que les affaires reprennent. Elles reprirent au Kosovo en 1999, avant le choc du 11-Septembre et le début, enfin, du combat contre la mouvance jihadiste.

S’agissant de la lutte antiterroriste, la timidité était plus que jamais de mise et nous dépendions de nos alliés dès que nous avions besoin d’éléments de contexte. Les terrains les plus hostiles étaient hors de portée, et il était acquis que les quelques détachements du SA qui y agissaient malgré tout y opéraient au profit des plus hautes autorités et que nous étions indignes d’être informés des renseignements qu’ils pouvaient recueillir. Il était inutile de protester, et nous travaillions comme si les bureaux de la DO n’étaient pas au-dessus de la cantine et comme si le SA appartenait à une autre administration.

Parfois, cependant, nous était fait l’insigne honneur de briefer une mission sur le point de partir par-delà les mers au cœur de conflits sauvages. Un après-midi de 1998, on nous annonça ainsi qu’une mission partait en Algérie et que nous devions recevoir les deux missionnaires. Décidée, comme toujours, dans l’urgence, la réunion fut préparée avec curiosité et nous étions impatients d’enfin rencontrer deux commandos partant en mission. Hélas…

Tout au long de ma carrière, j’eus l’occasion de côtoyer nombre de membres de SA, tous plus impressionnants les uns que les autres. J’appréciais leur professionnalisme, la conscience qu’ils avaient de leurs capacités mais aussi la reconnaissance qu’ils professaient du travail des analystes que nous étions. Certains devinrent même des amis. Cet après-midi de 1998, cependant, le binôme d’opérationnels qui pénétra dans mon bureau fit une autre impression, et il me rappela instantanément des personnages d’Astérix ou de Lucky Luke : un grand costaud bâti comme une armoire et un (relativement) petit qui avaient en commun de porter des chemises à fleurs et d’avoir des regards de pervers, sinon de sadiques. Le genre de types qui vous n’avez pas envie de croiser le soir, et je me souviens m’être dit qu’avec des têtes pareilles ils ne franchiraient sans doute pas les contrôles aéroportuaires, y compris à Orly. Je ne me souviens plus de la teneur du briefing lui-même, mais le fait est que nous ne reçûmes pas plus de renseignement en provenance d’Algérie.

J’espère que les occupants des bureaux 318B et C s’en souviennent, ce billet est pour eux.

La Bagarre, d’Elie Semoun (2003)

Le renseignement au cinéma : donner l’assaut

Libérer les otages, aussi bien dans un souci humanitaire que pour atténuer autant que possible les conséquences politiques de l’attentat ? Négocier coûte que coûte ou, au contraire, dézinguer tout le monde afin de rappeler la toute-puissance de l’État et la détermination de ses dirigeants ? Les pratiques et les doctrines – quand elles existent – diffèrent aussi bien en raison de la nature des régimes que de leur histoire ou de la menace à laquelle ils sont confrontés.

Les décisions, quoi qu’il en soit, ne sont jamais faciles à prendre. Il faut être correctement conseillé, si possible par des cadres expérimentés et des services ayant réfléchi ; il faut avoir les nerfs solides ; il faut être capable de peser les coûts et les avantages, les risques d’échec et les chances de succès ; il faut éventuellement écouter des avis extérieurs, mais il faut aussi pouvoir se décider rapidement et s’adapter aux évolutions d’une situation qui n’est pas, par nature, sous contrôle. A Beslan, par exemple, des parents fous d’inquiétude franchirent le cordon, très imparfait, établis par les forces russes pour tenter de libérer leurs enfants eux-mêmes, ce qui eut de graves conséquences sur la tragédie en cours.

Le décideur a surtout le besoin impératif d’être accompagné par des forces d’intervention d’autant plus capables d’agir qu’elles ont étudié l’adversaire, ses motivations, ses capacités et ses méthodes – tout étant lié – et qu’elles en tiré des conclusions opérationnelles afin de pouvoir proposer des options. Décortiquer l’adversaire n’est jamais une perte de temps, surtout quand il est quasiment certain qu’il frappera par surprise, et la force la mieux équipée sera sans réelle pertinence si elle ne sait pas qui elle combat.

L’enchaînement de crises, depuis 2012 et surtout depuis 2015, a conduit nos autorités à inclure la fonction essentielle du RETEX dans le plan d’action contre le terrorisme rendu public il y a un an, comme il me semble l’avoir déjà souligné. Cette indispensable évolution ne va cependant pas de soi et elle sera de toute façon longue à se concrétiser. Les habitudes, surtout dans les corps aux solides traditions, ont la vie dure et il faut parfois près de dix ans pour aboutir aux changements escomptés. Aux réticences habituelles, inévitables dès qu’il s’agit de changement, vont en effet s’ajouter les craintes de certains d’être mis en accusation, voire d’être confrontés à leur bilan réel. La démarche gouvernementale n’est pourtant pas de cet ordre et répond avant tout à un besoin essentiel, que les militaires ou les pompiers connaissent bien : être prêt requiert des efforts de chaque instant, et il faut partir du principe que l’ennemi, surtout quand il est irrégulier, a toujours un temps d’avance.

Il faudra ensuite trancher – c’est sans nul doute déjà fait, mais je n’en sais rien – au sujet des méthodes d’intervention choisies. Deux philosophies s’étaient en effet opposées au mois de novembre 2015 (entrer et encaisser le choc en acceptant d’être surpris par un adversaire pas encore totalement localisé et évalué, ou attendre que la situation soit stabilisée et bien documentée afin de concevoir une action adaptée). Ce choix n’est pas que tactique puisqu’il pèse inévitablement sur la durée de l’attentat et sur la planification des autorités. Il implique aussi d’être décliné dans les domaines, ô combien fondamentaux, de l’équipement et de l’entraînement. Une intervention réussie dépend de nombreux facteurs, complexes et entremêlés, mais au premier rang desquels on trouve le courage des opérateurs. Le 13 novembre 2015, un commissaire de la BAC et son chauffeur ont ainsi montré que le cinéma le plus spectaculaire n’est pas toujours si loin de la réalité. Qu’une gloire éternelle les accompagne.

A toute épreuve, de John Woo (1992)

(Aucun  chien n’a été tué ou blessé lors de l’écriture de ce billet)