Truly, for some men nothing is written unless they write it.

Il est difficile de ne pas penser à T.E Lawrence, ces temps-ci, alors que les révoltes arabes sonnent le glas de l’ordre – façon de parler – hérité de la fin de l’Empire ottoman, comme je l’ai humblement suggéré ici et .

Ecrivain talentueux, archéologue, diplomate, espion, praticien de la guerre dans le désert, théoricien de la guérilla, Lawrence d’Arabie reste, près d’un siècle après les grandes heures de la Révolte arabe (1916-1918), un personnage dont la réalité, plus ou moins décrite par quelques biographes et historiens, s’estompe derrière la légende.

 

Le mythe est d’abord né d’un livre, authentique chef d’œuvre, Les Sept Piliers de la Sagesse, paru sous plusieurs formes entre 1922 et 1935, et considéré comme un monument littéraire. Dans ce texte, maintes fois remanié et dont il a même perdu un brouillon, Lawrence livre un récit de la révolte arabe tout autant qu’un voyage intérieur.

Exalté, lyrique, le livre est, naturellement, bien plus qu’un récit de guerre ou qu’une autobiographie, et son passage à l’écran était inévitable tant les événements comme la région conduisent à rêver les yeux ouverts. C’est finalement David Lean, en 1961, qui s’attaque à une adaptation du livre qui fait encore, cinquante ans après, autorité et est considérée comme un des plus grands films, indépassable, de l’histoire du cinéma.

David Lean est loin d’être un inconnu quand il relève le défi. Cinéaste expérimenté, il a ainsi triomphé à Hollywood en 1958 en raflant sept Oscars pour Le Pont de la Rivière Kwaï (1957), un chef d’œuvre adapté du roman de Pierre Boulle, avec Alec Guinness, William Holden et Sessue Hayakawa.

 

Finalement intitulé Lawrence d’Arabie (puisque les ayants droits refusent aux producteurs l’autorisation d’utiliser Les Sept Piliers de la Sagesse), le film, comme Le Pont de la Rivière Kwaï, est une superproduction intimiste. Des moyens colossaux et des lieux de tournage multiples permettent ainsi de dresser le portait d’un homme tourmenté placé au cœur de l’Histoire, et qui ne s’en relèvera pas.

David Lean, qui a tenté d’engager Marlon Brando et a même fait tourner des essais à Albert Finney, a finalement choisi un acteur presque débutant nommé Peter O’Toole. Celui-ci, d’une beauté stupéfiante, va littéralement incarner Lawrence, et son charisme ne va pas manquer de contribuer à la création du mythe, jusqu’à imposer son visage au personnage.

O’Toole remporte en 1963 l’Oscar du meilleur acteur – et il a, depuis, été nominé pas moins de huit fois par l’académie américaine… Son interprétation est d’ailleurs unanimement considérée comme la plus grande performance d’acteur de l’histoire du cinéma. Il faut dire que, fait rarissime, l’acteur parvient à donner une telle profondeur et une telle complexité à son rôle qu’on en vient presque à penser qu’il dépasse son personnage. Officier subalterne terrassé d’ennui et érudit insolent, on le voit partir en mission avec une soif d’aventure qui n’a pu que séduire des générations de jeunes hommes exaltés et se révéler bédouin parmi les Bédouins, stratège, conseiller politique, et même esthète enivré par la beauté du théâtre des opérations.

Le colonel Nicholson était un homme d’ordre et de principes, réalisant un projet qui lui faisait oublier son camp. Lawrence, devant la caméra de Lean, est un intellectuel avide d’action, romantique, que la violence fascine et écœure, et qui s’approche de la folie au fur et à mesure que la guerre qu’il mène lui échappe et qu’il prend goût aux tueries.

Entouré de seconds rôles en état de grâce, de José Ferrer à Anthony Quayle en passant par Alec Guinness, Anthony Quinn ou Omar Sharif, Peter O’Toole illustre l’alchimie idéale, quasiment unique, qui fait de Lawrence d’Arabie un tel film. Tout y est, en effet, extraordinaire : décors somptueux, scénario impeccable, dialogues parfaits, le tout porté par la partition de Maurice Jarre.

Et comme pour ajouter encore à la légende, c’est sur le tournage que le roi Hussein de Jordanie rencontre sa deuxième épouse, mère de l’actuel roi Abdallah II, dont les deux grands-oncles, Ali et Faysal, sont respectivement joués par Omar Sharif et Alec Guinness.

Et la guerre, et la révolte arabe, dans tout ça ? A dire vrai on ne la voit guère. La prise d’Aqaba, pur moment de magie quand on y pense, est belle mais loin des standards actuels. La guérilla elle-même, au coeur de l’action de Lawrence et de la stratégie des Alliés contre les Ottomans dans le Hedjaz, n’est évoquée que pour ses moments les plus spectaculaires – et Sergio Leone sera fortement influencé par les attaques de train – ou dramatiques, mais peu d’explications sont fournies et on voit peu ou pas de cartes de la région. Lawrence, stratège, est d’abord pour Lean un personnage tragique, décalé, emporté par son génie et ses failles, et finalement trahi par sa soif d’absolu dans un monde qu’il a cru pouvoir façonner.

 

Cité en exemple par les plus grands, de Martin Scorsese à Steven Spielberg ou Ridley Scott, Lawrence d’Arabie est devenu la montagne que personne ne peut plus gravir. Malgré quantité de chefs d’oeuvre tournés depuis 1962, aucun n’a atteint la perfection du film de David Lean. Lui-même n’abandonnera pas les superproductions (Le Docteur Jivago, en 1966, et La Route des Indes, en 1984), mais sans jamais atteindre cette perfection, rencontre unique entre un destin, une région et une vision artistique.

 

 

Et j’ajoute qu’à l’occasion du 50e anniversaire de la sortie du film Sony a édité un coffret particulièrement luxueux présentant un transfert du film sur Blu-Ray d’une exceptionnelle qualité. Un must.

A storm’s coming, Mr. Wayne, a storm’s coming, Mr. Bond.

Vous n’imaginez pas le mal qu’il nous a fait. A chaque fête de famille, il se trouve un vieux cousin un peu épais pour se placer à côté de vous, un verre à la main, alors que vous regardez, attendri, vos enfants piétiner les fleurs de votre mère, pour vous glisser, vaguement conspirateur :

– Alors, c’est vrai, tu es un espion ? Tu joues les James Bond ?

C’est à ce moment là que votre éducation et votre entrainement de fonctionnaire discret et patient sauve la famille d’un drame atroce. Ce vieux cousin, avec son débardeur, sa cravate en tricot et sa chemise jaune, vous imagine sans doute bondissant d’une voiture de luxe vers un hôtel de luxe, d’un centre opérationnel secret à une région inaccessible. Oh, bien sûr, on vous a appris à détecter une filature, à toujours garder votre serviette garnie de documents confidentiels en vue (surtout à Alger, pas vrai mon colonel ? Je me comprends), à ne pas raconter votre vie au téléphone dans un pays qui ignore les autorisations administratives d’écouter les diplomates étrangers, à ne pas vous pavaner aux réunions d’anciens du lycée avec l’air de celui qui a sauve le monde au moins toutes les semaines. Mais tout ça, c’est de la rigolade.

L’aventure, à défaut d’être au coin de la rue, se vit dans votre bureau, quand vous mesurez la puissance de votre service, pour peu que chacun accepte de bosser au lieu de critiquer le voisin. Quand une de vos plus brillantes recrues vous annonce un matin qu’elle a remonté, tout seule, malgré le chaos ambiant, la piste des tueurs du commandant Massoud, et que tout ce petit monde est arrêté grâce au travail de votre équipe, ou quand vous contemplez, presque incrédule, sur votre bureau, les photos satellites des camps d’Al Qaïda que vous allez donner à l’Empire pour qu’il en fasse le meilleur usage, ou quand vous écrivez une lettre manuscrite au général Souleiman, l’ombre de Pharaon, ou que vous assistez à l’entraînement des forces spéciales du FSB et que vous prenez la plus grande charge de votre vie, ou lorsque vous découvrez en Europe, après des semaines de recherche dans les archives, une filière de volontaires qui file de la Suède à l’Afghanistan, là, vous sentez, non pas l’aventure, mais la quintessence de votre métier.

Evidemment, tout cela ne s’est pas fait sans que votre jeune binôme ne panique, devant les douaniers à Dubaï, à la recherche de son passeport dans les poches de son costume, ou sans qu’un ouvrier ne coupe le courant à 8h du matin alors que vous écrivez une note pour l’Elysée depuis 6h, ou sans qu’il y ait tellement de monde à la cantine que vous sortiez acheter un horrible kebab aux types bizarres qui tiennent boutique à 200 m, ou sans que le chef de délégation ne se présente au bar de l’hôtel avec un blouson de minet, des bottines pointues et une chemise déboutonnée, comme un David Hasselhoff qui aurait trop mangé de cornes de gazelle. C’est ça, aussi, le renseignement à la française, entre génie et n’importe quoi. Pas de James Bond, en tout cas, et pas mal d’OSS.

Soyons clair, James Bond n’existe pas, et non seulement il n’existe pas mais en plus son existence même est impossible. Opérationnel imbattable, analyste inégalable, capable de loger une balle dans un crouton de pain à deux cents mètres, aussi doué en informatique qu’en close combat, sauteur fou, alcoolique mondain, à peu près aussi discret qu’un convoi de la Banque de France ou qu’une délégation officielle gabonaise rue de Rivoli, James Bond est autant agent secret que je suis neurochirurgien, autant espion que je suis pisciculteur.

Et il y a cela une réponse très simple : James Bond est un super héros, il est le Surfeur d’argent du Mi-6, le Iron Man de Sa gracieuse majesté. Pour dire vrai, James Bond est le Batman britannique.

Il y a eu plusieurs Bond, depuis cinquante ans. D’abord, le personnage de roman, violent, raciste, phallocrate, méprisant, membre de castes (la Royal Navy, le 6), snob. Pas le gars avec lequel on part volontiers en mission ou qu’on invite à la communion de la petite dernière.

Puis il y a eu le cinéma. Sean Connery, acteur convenable, faisant passer son charisme de docker pour de l’élégance. Et George Lazenby, sans relief. Ensuite Roger Moore, dans la caricature, essayant de nous convaincre qu’un garçon de bain au teint perpétuellement luisant, au regard en coin et aux blagues grivoises pouvait être un officier supérieur de la marine britannique. Et Timothy Dalton, acteur shakespearien qui essayait de tirer les films vers les romans originels, en vain. Et Pierce Brosnan, permanenté, transformé en bellâtre. Et enfin Daniel Craig, qui a mis tout le monde d’accord.

Un ami, qui se reconnaîtra, m’a glissé un jour que Jason Bourne avait sauvé James Bond. Inutile de chercher dans les romans, ça n’y est pas, puisqu’il parlait des franchises. La trilogie Bourne, recrée par Doug Liman (The Bourne Identity, 2002) et devenue culte grâce à Paul Greengrass (The Bourne Supremacy, 2004, et The Bourne Ultimatum, 2007) a, en effet, créé un nouveau standard. Finis, la drague de demi-mondaines au Shangri-La, l’ironie d’un Dean Martin de seconde division et le brushing impeccable façon Michel Drucker ou Barry Manilow.

Comme Jason Bourne, James Bond est un badass, un gars qu’il ne faut pas chercher trop longtemps, le genre de type qui casse les lavabos avec votre crâne, qui dit merde à ses chefs (comme Timothy Dalton dans Licence to kill, de John Glen, en 1989, soit dit en passant) et qui se venge. Oui, je sais comme Patrick Bruel dans L’union sacrée, (1989, Alexandre Arcady) mais ça n’a rien à voir. Non, vraiment, n’insistez pas.

Une scène qui doit beaucoup à celle-là :

Incarné il y a longtemps par Richard Chamberlain (ne riez pas), Jason Bourne a été conçu par Robert Ludlum comme le James Bond américain. Comme lui, il agit et réfléchit vite, n’est jamais fatigué, et surmonte ses blessures. Il est, en revanche seul, bien plus seul que Bond, et il n’est pas un officier supérieur arrogant mais un petit gars de la campagne devenu une machine à tuer après avoir subi un programme secret particulièrement novateur. Là où Bond dispose de moyens technologiques issus des laboratoires de son service, Bourne, en fier héros américain, reste bien modeste, ne comptant que sur son cerveau, ses muscles et son désir de vaincre.

Doug Liman et Paul Greengrass, conscients de l’évolution du public et de nos sociétés, ont créé un univers froid, léché, sans luxe indécent, dans lequel évolue Bourne. En 2006, Martin Campbell, qui avait présidé à une relance de la franchise Bond en 1995 (Goldeneye) et donné le meilleur épisode de la période Brosnan, sort, de son côté, Casino Royale. Il a, manifestement, compris que les temps avaient changé et qu’il fallait sortir James Bond du divertissement familial pour le faire entrer dans une certaine modernité.

Le film obéit aux lois de la série, avec une ouverture d’anthologie, un générique rock, et un ennemi terrifiant sur fond d’intrigue inepte. Les différences sautent pourtant aux yeux : ce nouveau Bond n’est plus le VRP des années 70, ni le péquenaud en smoking des années 60, il est violent, il ne sourit pas, il ne court pas après toutes les femmes qui passent, il a un cœur. On le torture, il entretient avec M (épatante Judi Dench) des rapports particuliers, entre l’amour impossible et le fils rêvé, et il tombe amoureux.

Casino Royale est, de loin, le meilleur Bond, illustrant un passage de relais, un changement générationnel. La série est enfin entrée dans la modernité, et la chanson qui l’illustre, authentiquement rock, n’est pas une ballade sirupeuse pour casino à Vegas ou galerie commerçante.

Adele est bien gentille, mais outre que je n’ai que peu d’attirance pour les shampouineuses endimanchées, je n’ai guère apprécié que Skyfall (oscarisée il y a quelques jours) commence comme une chanson mythique des Doors.

Bref, inutile de s’acharner, mon confesseur n’aime pas cela.

Parallèlement, donc, un autre héros renaît, et il faudra se demander, un de ces jours, si le retour de ces combattants de l’ombre n’est pas le signe d’une profonde angoisse occidentale. Je n’en suis pas capable, pour ma part. Cinéaste confirmé (Following, en 1998, Memento, en 2000, Insomnia, en 2002), un temps produit par Steven Soderbergh et George Clooney (réunis au sein de Section 8), Christopher Nolan est l’homme qui sort Batman des années 90. Plus d’ironie comme avec Tim Burton, plus de lourdeur comme avec Joel Schumacher : Nolan s’empare de la noirceur des histoires de Frank Miller et nous livre du 1er degré, raffiné et assumé.

Le Batman des années 2000 est un super héros complexe, animé par un désir de revanche, une soif d’absolu, la conscience de ses devoirs. Il est taciturne, sérieux, violent, et il ne fait guère de doute que le sénateur Palpatine, sensible à sa cape noire et à son masque, l’aurait fait passer du côté obscur avant de le baptiser Darth Quelque chose.

Dès Batman Begins (2005), Nolan expose sa vision du super héros : un homme, certes exceptionnel mais sans pouvoirs surnaturels, qui a décidé de se lever, seul ou presque, contre ses ennemis. Comme Bond, Bruce Wayne/Batman a un mentor (et Michael Caine/Alfred devient M), un génie à son service (et Morgan Freeman/Lucius Fox devient Q), et un allié (et Gary Oldman/Jim Gordon devient Felix Leiter). Mais Bruce Wayne a aussi un passé, des parents assassinés, une demeure trop lourde de souvenirs, un amour impossible, et, in fine, une blessure qui ne se refermera jamais.

Le premier film de la trilogie est une réussite, qui apporte des explications presque techniques à des miracles scientifiques. On y voit un super héros blessé, faillible, qui inquiète son entourage. Plus solitaire que Bond, et sans doute autant que Bourne, Bruce Wayne est, en revanche, le moins isolé des trois.

En 2008, Nolan signe son chef d’œuvre, The Dark Knight, véritable monument du genre. L’univers est en place, jusque dans la signature musicale (Hans Zimmer ET James Newton Howard, quand même) et les moyens visiblement illimités des producteurs autorisent un casting incroyable. Face à un Batman fascinant, le cinéaste met en scène un Joker (Heath Ledger, bien trop tôt disparu, et qui remportera, après sa mort, l’Oscar du meilleur second rôle) qui efface l’interprétation de Jack Nicholson en 1989.

Mais The Dark Knight n’est pas un film de super héros. C’est bien autre chose. On y attaque des banques, on y combat la pègre, on y tue des juges, on y pose des bombes, on y enlève des ennemis à l’autre bout du monde. J’ai lu quelque part que dans les scènes d’action Nolan égalait Michael Mann, et la référence n’est, évidemment, pas anodine.

Nolan, comme Mann, filme à merveille des personnages sombres, capables d’une violence sans limite. Il leur donne de la profondeur, et chaque image, chaque plan, est parfait, léché comme un clip. Et lui aussi adore les villes la nuit.

En 1995, avec Heat, Michael Mann avait hissé ce genre cinématographique à un nouveau standard, presque indépassable : ampleur de l’intrigue, qualité de l’interprétation, mise en scène virtuose, musique choisie avec soin. En reprenant Bourne, en 2004, Paul Greengrass ne répond pas à Mann mais hausse, lui aussi, le niveau de jeu. Là aussi, la mise en scène est virtuose, et l’intrigue, sans ambition dramatique, ne laisse pas une seconde de répit au spectateur. Nolan a compris tout cela, et il construit ses films comme on aimerait que Ridley Scott soit encore capable de le faire.

Bruce Wayne/Batman est bien plus grand que Jason Bourne, et son combat n’est pas que personnel car il se mêle à la lutte d’une ville qui, puisqu’il s’agit de New York, est la capitale du monde. Son univers est plus riche, plus complexe, et ses ennemis sont, comme ceux de Bond, bien plus effrayants que quelques hauts fonctionnaires de l’Empire.

En 2008, le nouveau Bond, Quantum of Solace, réalisé par Marc Forster, est une déception. Mais était-elle évitable ? Jason Bourne, héros à la recherche de réponses, s’est effacé après trois films. Bruce Wayne, justicier tourmenté, s’est sacrifié pour sa ville et a accepté de prendre sur lui les crimes d’un autre. James Bond, lui, malgré l’interprétation de Daniel Craig, n’a pas changé. Et franchement, ça lasse. Toujours les mêmes gadgets, les mêmes ennemis aux motivations idiotes et aux moyens infinis.

Hasard, choc industriel ou compétition larvée, en 2012 sortent le dernier volet de la trilogie consacrée à Batman, The Dark Knight Rises, et le nouvel épisode des aventures de Bond, Skyfall. On a beaucoup critiqué le film de Christopher Nolan, et on a beaucoup encensé Sam Mendes, très talentueux réalisteur (American Beauty en 1999, Jarhead en 2005, Revolutionary Road en 2008). Pourtant, Skyfall est une déception, malgré des innovations qui se révèlent cosmétiques. On y a fait rajeunir Q, on y a fait mourir M, mais à quoi bon ?

Quand Nolan passe le flambeau à Robin dans un film une fois de plus très maîtrisé (et que je n’ai vraiment apprécié qu’à sa seconde vision), Sam Mendes met en scène un film qui regorge de tant de références qu’il en devient gênant. Inutile de revenir sur les ennemis de James Bond, dont la nature fait qu’ils placent la série aux côtés de Superman ou de Spiderman. Le personnage de Javier Bardem est encore une fois une caricature, bien moins impressionnante que Bane, mais il partage avec le bourreau de Gotham une défiguration voisine…

De même la demeure écossaise de la famille Bond, froide dans sa richesse passée, évoque-t-elle le manoir des Wayne. Et que dire de ce plan qui nous montre une vallée écossaise et qui rappelle le début de Batman Begins, au Tibet ?

Et ce vieux gardien, et ces égouts londoniens, et jusqu’à la musique (de Thomas Newman, le compositeur attitré de Sam Mendes, qui n’est, hélas, pas l’immense John Barry) qui reprend les arrangements du duo Zimmer/Newton Howard ? Et le tueur de Silva, Patrice, n’est-il pas très proche de Kirill, vu dans The Bourne Supremacy ?

Malgré quelques innovations, Skyfall n’est définitivement pas le meilleur Bond. Mais le film, distrayant, a l’immense mérite d’illustrer les évolutions et les influences réciproques des grandes séries du cinéma hollywoodien. Personnage de roman de gare devenu icône, Bond n’a cessé de courir après la marche du monde, combattant les Soviétiques, des mafieux, des tycoons, sauvant le monde contre des adversaires de dessin animé, mais il n’a jamais fixé le standard. Les aventures de Bond ne relèvent ni de l’espionnage, ni du film d’action, ni du fantastique, et si elles effleurent la parodie, c’est bien inconsciemment.

Condamné à imiter les innovations des autres et à consommer le talent de cinéastes qu’on laisse essorés après quelques années, le personnage est devenu sa propre limite, poursuivant tous les deux ou trois ans un méchant de pacotille qui ne ferait pas peur à un bébé. Casino Royale avait semblé offrir un nouveau souffle, et le film est, en effet remarquable, grâce à un adversaire fascinant, bien plus menaçant qu’un traître peroxydé aux inclinations sexuelles hésitantes.

Force est de reconnaître, là aussi ou là encore, que les projets industriels ne peuvent créer la grandeur sans un peu d’âme. Christopher Nolan l’a démontré, et Sam Mendes, bien malgré lui, le démontre aussi.

Ici, seuls les muets survivent.

Comment filmer un crime de guerre ? Et comment filmer un génocide ? Doit-on le faire ? Peut-on, même, le faire, pour rendre une infime partie des tréfonds de l’horreur ? La question n’est pas anodine, puisque le cinéma, qui est devenu un art et une industrie majeurs dans un siècle déchiré par deux guerres mondiales et la décolonisation, a dans ce cas vocation, non pas à dire la vérité historique, mais à contribuer à la révéler au spectateur.

 

 

L’histoire humaine n’est certes pas avare de tueries, mais les décennies passées ont été particulièrement sanglantes. Le cinéma, sous l’impulsion de véritables auteurs, contribue à sortir de l’ombre ces moments terribles où le vainqueur outrepasse ses droits, viole ses devoirs et massacre. Avec Shoah (1985), Claude Lanzmann a ainsi réalisé l’œuvre ultime, documentaire de plus de 9 heures, indépassable, définitif, indispensable, sur l’extermination des juifs d’Europe par l’Allemagne nazie.

Lanzmann n’a eu de cesse, depuis la diffusion de son chef d’oeuvre, d’affirmer que la fiction cinématographique, non seulement ne pouvait, mais ne devait pas s’attaquer à ce cataclysme qu’est la Shoah, comme si la licence artistique allait la dénaturer, l’atténuer, violer une seconde fois les victimes. Pour avoir longuement étudié les crimes du nazisme dans une précédente vie, je suis, moi aussi, convaincu du caractère unique de la Shoah, mais je me refuse pourtant, et avec la dernière énergie, à établir une hiérarchie entre les génocides : Amérindiens, Arméniens, Tibétains, Rwandais, juifs européens, tous ont été exterminés au nom de croyances haineuses, d’idéologies absurdes et de calculs politiques délirants. Les craintes de Claude Lanzmann ne sont cependant pas infondées, et le film de Steven Spielberg, The Schindler’s List, (1995), laisse en effet une impression pour le moins mitigée. Afin de sensibiliser le public américain, terriblement ignorant, le cinéaste américain a en effet eu recours à des effets dramatiques que nombre de critiques ont trouvé déplacés. Certaines scènes sont bien devenues légendaires, comme celle de la « petite fille au manteau rouge »,

mais d’autres sont de véritables scandales. Les déportés du complexe d’Auschwitz-Birkenau ont ainsi plus l’air des détenus d’un pénitencier fédéral que des victimes du pire système concentrationnaire de l’Histoire, une authentique faute historique tout autant que morale.

 

En 1984, le réalisateur britannique Roland Joffé, qui a déjà une longue expérience à la télévision britannique, consacre son premier film, The Killing Fields (La Déchirure) au génocide cambodgien à travers le destin de deux amis, un journaliste américain, Sydney Schanberg, interprété par Sam Waterston, et son fixeur cambodgien Dith Pran, joué par un rescapé, Haing S. Ngor, ancien médecin, qui remportera un Oscar pour le rôle et mourra assassiné par un gang en 1996 à Los Angeles. Terrible destin.

Joffé, qui a vu sa carrière ralentie quelques années à la suite de pressions émanant du Mi-5, qui le juge trop à gauche, met en scène un scénario tiré du livre de Schanberg, The Death and Life of Dith Pran, publié en 1980.

Tourné principalement en Thaïlande, bénéficiant de seconds rôles de qualité (Julian Sands, John Malkovich, Craig T. Nelson), le film montre avec une grande sobriété quantité de choses et se révèle être une initiation accélérée et sans concession au conflit dans le Sud-est asiatique, à destination d’un public peu informé et auquel il n’est laissé aucun répit. Rien n’est ainsi caché aux spectateurs, et le film s’en prend autant aux conséquences de la politique américaine qu’à la folie des Khmers rouges, en passant par les difficultés, y compris morales, des journalistes. L’interprétation, exemplaire, est au service d’un réquisitoire implacable, tout en retenue, sans effet de caméra, qui expose la situation puis la fait évoluer vers l’inexorable tragédie.

L’enchainement est connu : une armée cambodgienne dépassée, une puissance américaine vaincue au Vietnam (Saïgon sera évacuée le 30 avril 1975) et qui s’apprête à abandonner le Cambodge (Phnom Penh tombe le 15 avril), la victoire inéluctable des Khmers rouges et le début de leur expérience délirante, qui tuera au moins deux millions (certaines estimations vont jusqu’à trois millions) de leurs concitoyens en à peine quatre ans.

S’il est permis de juger les scènes américaines un peu convenues, celles se déroulant au Cambodge, avant ou après le 15 avril, sont réellement saisissantes, et les images restent longtemps en mémoire. Il est presque impossible de rester insensible à la souffrance des survivants d’une ville rasée par un B-52 aveugle et égaré, ou à ces enfants opérés à la chaine dans des hôpitaux surpeuplés et sans moyens.

La prise de Phnom Penh reste un moment clé, et Roland Joffé filme à la perfection la liesse de la population, les visages souriants des combattants vainqueurs, puis la réalité de leur comportement, brutal et sans pitié. C’est cependant dans les camps de rééducation du glorieux Kampuchéa démocratique que le film prend toute sa dimension. Le rôle des enfants-bourreaux, les séances de rééducation, la faim, la peur, et enfin les charniers sont montrés avec un terrible réalisme, rarement atteint depuis par le cinéma américain.

Roland Joffé n’explique pas, il montre froidement un homme qui tente de survivre dans un système tout entier voué à le stigmatiser puis à l’éliminer. De ce parcours personnel émerge la vision cauchemardesque d’un pays plongé dans l’horreur, tout simplement sacrifié. Le film ne cherche pas à nous convaincre, mais il nous jette à la figure les incalculables conséquences de l’aventurisme militaire et diplomatique. A la lumière, notamment, de l’intervention en Irak, il est plus que tentant de voir des points communs entre les deux catastrophes.

Deux ans plus tard, Roland Joffé, dont le travail a été salué par la critique, remporte à Cannes la Palme d’Or – et offre à son chef ops, Chris Menges, un deuxième Oscar à ses côtés – pour The Mission. Il y est, là aussi, question du sacrifice d’une population au nom de la politique et d’une amitié plus forte que tout – mais, cette fois, elle est vouée à la mort.

En 2003, le cinéaste cambodgien Rithy Pan, qui explore depuis des années la tragédie qu’a connue son pays, tourne S21, la machine de mort khmère rouge, un documentaire terrifiant sur le système génocidaire mis en place dans le pays entre 1975 et 1979.

Roland Joffé, dont la carrière de cinéaste a culminé dans les années 80 (qui a vu le méconnu et passionnant Fat Man and Little Boy, en 1989, avec Paul Newman, Dwight « Looping » Schultz et John Cusack, consacré au projet Manhattan ?) livre avec The Killing Fields une oeuvre d’une remarquable portée, vantant l’humanité, dénonçant les idéologies radicales, pointant l’irresponsabilité de l’Empire, posant des questions gênantes sur le rôle des intellectuels et le jeu de la presse, partagée entre compassion et recherche du scoop. Sa description, jamais appuyée, des combattants khmers rouges, fanatisés, froids, impitoyables, reste unique, sans rapport avec les outrances d’un certain cinéma hollywoodien. La mise en place du programme politique des nouveaux maîtres du pays est, par ailleurs, remarquablement restituée, et l’évacuation de Phnom Penh est glaçante. Reste, pourtant, une mince touche d’espoir, au milieu de telles tragédies.

Bring me people to kill

Zero Dark Thirty, de Kathryn Bigelow (2012), n’est pas un film, c’est un monument.

En près de trois heures, la cinéaste, dont le film précédent, The Hurt Locker (2008), a déjà été récompensé par six Oscars, nous plonge au cœur de la traque d’Oussama Bin Laden par la CIA.

Loin d’être le documentaire qu’on a voulu nous vendre, Zero Dark Thirty est un vrai film d’auteur, bien documenté, certes, mais portant une vision et une interprétation particulières des événements, tourné avec la froideur presque mécanique qui caractérise le cinéma de Kathryn Bigelow. On ne trouve donc nulle grandiloquence dans le récit, et tout y est terriblement sobre, presque glacé, des séances de torture au raid final, en passant par les attentats et les engueulades.

Ça commence par l’attentat le plus meurtrier de l’Histoire, et ça finit par une tuerie. Ça commence par des voix de femmes sur un écran noir, disant qu’elles vont mourir, et ca finit par une femme seule, brisée par sa quête. Ça commence par un échec majeur, et ça finit par un succès tardif. Et entre ce début qui n’en est pas un, et cette fin qui ne règle rien, un choc, ou plutôt une série de chocs.

Ne nous y trompons pas, Zero Dark Thirty n’est pas un film sur le jihad, et il nous apprend moins sur Al Qaïda que The Siege, (1998, Edward Zwick), Body of lies (2008, Ridley Scott), ou même The Kingdom (2007, Peter Berg). Il nous décrit, en revanche, la lutte anti terroriste menée par l’Empire, avec ses moyens illimités et sa détermination aveugle.

Aux victimes sans visage mais dont on entend les voix terrifiées succède ainsi le silence en gros plan d’un jihadiste torturé dans les locaux sordides d’une base secrète de la CIA. « Vous vous souvenez des images du 11 septembre ? Voyez à présent comment on vous défend et comment on prépare notre vengeance », semblent dire ces scènes difficilement soutenables. Sans aucun voyeurisme, mais sans aucune fausse pudeur, Kathryn Bigelow nous montre donc les fameux interrogatoires de la CIA. Le film, qui se veut un récit fidèle, ou en tout cas crédible, ne juge pas, mais il devient alors assez éprouvant pour susciter la condamnation. Quant à savoir si montrer que la torture peut être efficace revient à la justifier, la question est idiote. Le carpet bombing sur des villes est efficace, mais ce n’est pas pour ça qu’il faut le pratiquer. Ici, les terroristes, soumis à une pression inhumaine, finissent par parler, mais l’efficacité ne devrait pas être le seul critère de choix. Hélas, puisque c’est la guerre…

Dès cette première scène, la jeune analyste, magistralement interprétée par Jessica Chastain, se retrouve donc confrontée à la terrible réalité de la lutte contre le terrorisme que mène son pays. On lit dans ses yeux de l’effroi, et sans doute un peu de pitié, mais sa détermination l’emporte, et elle devient, dès cet instant, l’incarnation de l’Empire engagé contre Al Qaïda, impitoyable, sans hésitation. Sa main ne tremble pas, quitte à accomplir des horreurs. Le spécialiste de la CIA, qui étouffe, noie, affame ou enferme les détenus, un homme avec lequel on pourrait partager un broc de Bud dans un bar de Georgetown, l’annonce d’ailleurs à Ammar : This is what defeat looks like. Deux hommes qui s’affrontent, et l’un des deux a définitivement perdu. Vae Victis, comme aurait dit l’autre.

Zero Dark Thirty est le premier film dans lequel est décrit avec une telle patience le processus d’analyse du renseignement. Loin des enquêtes policières haletantes et des courses-poursuites impitoyables, nous voilà contemplant le travail acharné et minutieux d’une analyste, possédée par sa mission, lisant des rapports, visionnant des heures d’interrogatoires, posant parfois elle-même des questions, organisant des surveillances, insistant pour obtenir des moyens ou des autorisations, bataillant avec sa hiérarchie, se heurtant aux impératifs politiques – parfaitement rendus, d’ailleurs. De ce point de vue, le film est plus que fidèle à la nature du travail d’analyste, souvent obscur mais indispensable, vital, à la vie d’un service de renseignement. Pas d’arrestations, pas de drones, pas de démantèlement, pas de briefing devant le président ou la presse sans ce travail que Jérôme Garcin, du Masque et la Plume, qualifiait récemment de paperasserie. Ben oui. On manie plus souvent la clé USB que le Glock.

Le but ultime de l’analyse, l’objectif de l’analyste, c’est d’inspirer l’action. La connaissance la plus méticuleuse est sans objet si elle ne connaît pas de prolongement opérationnel, et le raid sur Abbottabad, aboutissement du film, est d’abord l’aboutissement de la traque. De même, la salle de guidage des drones, baptisée Predator Bay, ne saurait fonctionner sans les travaux des analystes, et je dois avouer que la découvrir m’a procuré un long frisson d’excitation. Il s’agit, après tout, du saint des saints de la campagne mondiale contre Al Qaïda, et la puissance qui en émane est terrible. Il en va de même pour le briefing des SEALS en zone 51, véritable moment de pure jouissance pour un expert sur le point de voir se déclencher une opération qu’il a initiée, malgré les morts, les embuches et le temps qui passe.

Comme pour illustrer l’enjeu de la quête d’Oussam Ben Laden, Kathryn Bigelow rythme son film d’attentats, par ailleurs remarquablement reconstitués, qui sont comme autant de rappels que la menace terroriste ne décroît pas depuis septembre 2001 et qu’elle doit être combattue. Mark Strong, une fois de plus impressionnant, expose l’urgence de la situation à l’occasion d’un courte mais brutale réunion, qu’il conclut par cette formule sidérante d’urgence et de volonté : Bring me people to kill.

Mon cœur s’est emballé quand j’ai reconnu les dates sur l’écran, à Khobar, à Londres, à Islamabad, à Khost, et j’étais là, impuissant, à attendre que la mort frappe, une nouvelle fois. L’attentat contre la CIA, à Camp Chapman, le 30 décembre 2009, est en particulier d’un terrifiant réalisme, autant que les tortures vues au début. Une sale guerre, vraiment.

Le récit suit l’enquête, accompagne les développements de la traque, alignant les noms des responsables d’Al Qaïda, les impasses et les oublis, comme cette erreur humaine, qui m’en a rappelé quelques autres et que je vous laisse découvrir. Le récit gagne ainsi en intensité, et c’est à la fin, lorsque l’écran noir efface le visage baigné de larmes de Jessica Chastain, que l’on prend conscience de l’incroyable souffle du film.

Une telle description, presque clinique, sans pathos, fait penser au chef d’œuvre de Gillo Pontecorvo, La Bataille d’Alger (1966), autre vision d’un affrontement non conventionnel où la volonté, y compris celle de commettre le pire, a, plus que les moyens, joué le premier rôle.

Le raid final, point d’orgue du film, illustre, par sa brutalité, la nature même de cette guerre, conduite parmi les populations. On y tue des mères devant leurs familles, sans jubilation mais sans hésitation, et les pleurs des enfants déchirent le cœur. La volonté de l’Empire est là, dans cette tragédie qui en annonce d’autres, de vengeance en vengeance. Figure centrale, le personnage de Jessica Chastain paraît, un instant, avant le raid, comme saisie de vertige avant le passage à l’acte. Peut-être a-t-elle conscience de la portée plus symbolique qu’opérationnelle de ce qu’elle a provoqué. Peut-être est-elle paralysée par la stature presque mythologique de l’homme qu’elle va éliminer.

Sans doute autant pour rester au plus près des acteurs que pour ne pas associer Barack Obama à ces images, on ne voit pas la situation room, devenue mythique. L’affaire reste, pendant presque tout le film, gérée par des techniciens, experts de la CIA, commandos, ingénieurs. On a souvent décrit Kathryn Bigelow comme une cinéaste filmant des hommes – et c’était oublier Strange Days (1995, avec Juliette Lewis et Angela Bassett), mais force est de constater que Zero Dark Thirty, s’il nous montre des femmes, décrit d’abord un monde de professionnels, décidés, voire obsessionnels. C’est peut-être ça, au fond, le cinéma de Bigelow : un monde de techniciens sans limite, tout entiers tournés vers le but à atteindre, obsédés par le dépassement d’eux-mêmes.

L’affaire, pourtant, est réelle, même si elle est ici romancée ou arrangée. On attend déjà avec impatience le documentaire de HBO, Manhunt, de Greg Barker, d’après le livre de Peter Bergen, pour en savoir plus et nous approcher un peu plus de ce qu’il s’est passé.

Zero Dark Thirty n’est donc pas la vérité, ni même une version officielle. Le film est, en revanche, une fascinante description de cette traque, et surtout un constat qui fait frissonner. En montant dans le C-130 qui lui est réservé, Jessica Chastain s’entend demander par le pilote : « Où voulez-vous aller ? ». Et elle ne sait que répondre.

Et nous, qui combattons des jihadistes au Mali pendant que les drones impériaux les cueillent sans relâche au Yémen ou au Pakistan, où allons-nous ?

We are an easy target

Ridley Scott, dont j’ai évoqué la carrière ici, est un cinéaste capable du pire comme du meilleur. Son Robin des Bois (2010, avec Russell Crowe, Cate Blanchett, Maw von Sydow et William Hurt) est ainsi une authentique consternation, à peine digne d’un Luc Besson. On pourrait également gloser sur Prometheus (2012), dispensable dérivé d’Alien (1979), et il est même permis de frissonner d’angoisse en pensant à la suite de Blade Runner (1982) que M. Scott préparerait. On attend désormais Citizen Kane 2, Le retour de Lawrence d’Arabie, et Mais où est donc caché le faucon maltais ?

Les bons sujets ne manquent pourtant pas, et Ridley Scott, en 2007, tourne une adaptation de Body of lies, un roman de David Ignatius, une des plumes journalistiques les plus renommées s’agissant du terrorisme.

Sorti en 2008, le film éponyme de Scott est un honnête film d’espionnage, et la seule superproduction véritablement consacrée au travail de renseignement contre Al Qaïda. On pourrait citer The Kingdom (2007, Peter Berg), mais il s’agit à la fois d’un film d’action et d’une enquête du FBI, loin, donc, des manipulations de source humaine.

A trop vouloir en montrer, il arrive qu’on devienne incompréhensible, ou à tout le moins confus, et c’est sans doute le plus grand défaut du film de Scott. Les bons points ne manquent cependant pas, à commencer par les décors. Tournées au Maroc, les scènes censées se dérouler en Jordanie, en Syrie, en Irak ou à Dubaï sont plutôt convaincantes, et, pour une fois, je n’ai pas eu l’impression de contempler un Moyen-Orient de pacotille. Evidemment, la centrale du GID ne ressemble pas à ça, et j’ai souvenir d’avoir admiré la rocaille de la Terre sainte (Jérusalem est à 80 kilomètres) en roulant vers les élégants locaux des SR jordaniens. L’influence britannique est, en revanche, bien restituée, et j’ai été ainsi sensible au savant mélange d’élégance londonienne et de froide brutalité du personnage magistralement interprété par Marc Strong. De même, l’omniprésence d’un garde-du-corps, discret mais visible, m’a rappelé bien des souvenirs. Pour un peu, ça me manquerait même…

Le film recrée donc des ambiances, et certaines scènes sont remarquables de vérité. L’exécution, interrompue, de Ferris par les jihadistes est particulièrement bien vue et renvoie aux vidéos diffusées en Irak ou en Arabie saoudite dans les années 2003-2005, ou à l’assassinat de Daniel Pearl au Pakistan en 2002. Horrible, donc, et la vidéo qui suit n’est pas à montrer à tous.

La gestion des sources humaines, très différente de ce que l’on pratique en France, n’est pas inintéressante à voir. L’intégration des drones de surveillance aux opérations de Ferris est ainsi bien illustrée, et confirme que le recours à ses appareils sans pilote a sans doute plus profondément modifié les choses en terme de renseignement qu’en terme militaire, comme je l’écrivais récemment ici. La méthode de recrutement des SR jordaniens, par ailleurs, donne tout son sens au C de MICE.

Hélas, le film pêche aussi par bien des côtés. Le personnage de Crowe est caricatural, et si on comprend aisément qu’il incarne une certaine CIA, et si plusieurs de ses remarques sont plutôt bien vues, son autonomie est proprement ahurissante et, de mon point de vue, pas crédible une seconde. On peut retenir son discours introductif, sans approuver ses méthodes ou sa stratégie.

Le discours d’un idéologue jihadiste est, de son côté, bien reproduit, et les scènes d’attentats sont bien restituées.

Le film, qui ne manque pas d’ambition puisque Sir Ridley Scott n’est pas connu pour sa modestie, se voudrait presque un documentaire. Il montre beaucoup, en effet, des cellules jihadistes aux drones de l’Empire en passant par les SR jordaniens, les séances de torture, les manipulations réussies et celles qui ratent. Il ne parvient cependant jamais à convaincre, et la cellule clandestine de la CIA qui monte l’opération contre Al Saleem n’a rien à envier à Enemy of the State (1998), un distrayant thriller paranoïaque du frère de Ridley, Tony Scott. Aucun des personnages ne suscite d’empathie. Celui de Crowe est un sous-John Brennan adipeux, celui de DiCaprio est une version brutale de Robert Baer et Mark Strong, s’il fascine, n’est pas, comment dire, très attachant.

Enfin, et c’est quand même légèrement handicapant, l’idée de faire évacuer la base d’Incirlik pour y commettre un faux attentat sans avertir ni les autorités turques ni le Pentagone ni le Département d’Etat est tout simplement idiote et d’un rare irréalisme. L’ensemble de l’opération, si elle n’est pas sans rappeler les grandes heures du contre-espionnage, n’est d’ailleurs pas crédible, en tout cas telle qu’elle est décrite. On sent, tout au long du récit, que Scott a lorgné du côté de la trilogie Jason Bourne, et même la musique de Mark Streitenfeld est très lourdement inspirée de celle de The Bourne Supremacy (2004, Paul Greengrass), un film qui, sans être crédible une seule seconde, est infiniment plus convaincant que Body of lies.

Distrayant, donc, mais on attend encore LE film sur le jihad.

Didn’t think I’d get to see anybody get shot in this war

Ça commence comme M.A.S.H (1970, Robert Altman), et ça finit comme un conte de fée, mais entre temps, la charge est sévère. Tout le monde ramasse, de l’armée américaine au régime irakien en passant par la presse. La jaquette du DVD met en avant une citation de Studio affirmant que le film serait une « comédie poilante », mais on est loin de Peter Sellers. En réalité, Three Kings est une œuvre acide, cruelle, mordante, et même dérangeante.

Certes, à la lecture du dossier de presse, il est permis d’espérer une comédie, une pantalonnade antimilitariste qu’aurait pu tourner Yves Boisset. Jugez donc : « Quatre soldats américains, désœuvrés après la défaite de l’Irak en 1991, décident de dérober à Saddam Hussein une fortune en lingots d’or grâce à une carte découverte dans le rectum d’une prisonnier de guerre ». Je reconnais volontiers qu’on a déjà vu plus fin comme argument.

En 1999, David O. Russell est déjà un cinéaste reconnu pour son originalité. Célébré par des festivals comme Sundance, il n’a réalisé que deux films (Spanking the Monkey, 1994, et Flirter avec les embrouilles, 1996).

La Warner lui confie pourtant un script de John Ridley, qu’il modifie en profondeur et dont il accepte de diriger l’adaptation. Le casting est plutôt disparate : on y trouve George Clooney, encore pris par Urgences et qui a fait des pieds et des mains pour être de l’aventure, Ice Cube, un rappeur vu au cinéma dans Boyz N Hood (1991, John Singleton), Mark Wahlberg, une ancienne petite frappe et membre de boys band remarquée dans Boogie Nights (Paul Thomas Anderson, 1997) ou The Yards (1999, James Gray), Cliff Curtis (L’âme des Guerriers, 1994, Lee Tamahori), Spike Jonze, réalisateur du mythique Dans la peau de John Malkovich, et Saïd Taghmaoui (La Haine, Mathieu Kassovitz, 1995), toujours impeccable.

Quand Russell entame le tournage, en Arizona, de son film, la deuxième Guerre du Golfe n’a que peu mobilisé Hollywood. En 1996, Edward Zwick a bien réalisé Courage under Fire, avec Denzel Washington, Meg Ryan et le très jeune Matt Damon, mais il ne s’agit que d’une série B sans grande envergure, sans beaucoup de moyens, mollement patriote. Quelques téléfilms pitoyablement militaristes ont également été diffusés, mais il manque le regard d’un artiste.

Sans expérience du film de guerre, Russell va casser les codes du genre, sans tabou et sans retenue. Three Kings est un film qui en a dérouté plus d’un. Après une mise en place rapide, on plonge en effet dans l’après-guerre en Irak : cadavres pas encore enterrés, champs de mines mal indiqués, population appelée à se soulever mais abandonnée par l’Empire, armée de Saddam sans pitié, séance de torture, enfants affamés, mère de famille abattue froidement… Sans prévenir, le cinéaste passe de la comédie un peu lourde à la dénonciation, d’autant plus terrible qu’elle force à peine le trait, du comportement des Etats-Unis. Le cynisme et la bêtise y sont exposés avec une jubilation à peine déguisée, et la guerre n’y est ni fraiche ni joyeuse.

La rapacité de l’équipe emmenée par Clooney est présentée comme une déclinaison de celle des Américains à l’égard du pétrole. Le coût humain de la diplomatie impériale est exposé sans détour, avec la sincère horreur qu’on attend d’un cinéaste indépendant, étranger aux considérations stratégiques. Comment, de toute façon, faire de doctes discours à un homme qui vous explique qu’il n’est plus père depuis que son fils est mort, écrasé dans son lit après la chute d’une bombe américaine ?

Three Kings est un film exigeant, qui ne cesse de changer de ton, de la pochade au drame, du désespoir au salut, du cynisme le plus éhonté à des sursauts d’humanité. Loin de Jarhead, (Sam Mendès, 2005, avec Jake Gyllenhaal et Jamie Foxx), il est tourné alors que la guerre américaine contre l’Irak a déjà huit années, et que le pays, sous embargo, est de temps en temps bombardé.

Les attentats du 11 septembre n’ont pas encore été organisés, les néoconservateurs ne sont pas au pouvoir, George Bush Jr n’a pas encore volé les élections de 2000, Colin Powell n’a pas encore menti  au monde devant le Conseil de Sécurité. Il serait sans doute difficile de faire un tel film de nos jours tant le drame a pris une ampleur biblique, de fiasco en fiasco, de révoltes en révolutions. Reste le témoignage, triste, d’un moment à la fois historique et stratégique, quand la guerre contre l’Irak n’était pas la guerre en Irak.

Peace through superior fire power

James Cameron est le cinéaste du chaos industriel. Dès son deuxième film (Terminator, 1984, Grand prix du festival d’Avoriaz), il expose sa vision d’un futur proche où le monde dévasté par une guerre nucléaire serait dominé par des robots guerriers. Terminator est un choc visuel, un film novateur qui remet en cause la confiance aveugle que l’Empire triomphant place dans sa toute puissance industrielle et technologique. Interprété par Arnold Schwarzenegger, qui vient de triompher dans Conan le Barbare (1982, John Milius) puis Conan le Destructeur (1984, Richard Fleisher), le film de Cameron donne sa chance à Michael Biehn, qui va devenir son acteur fétiche.

Le triomphe commercial et critique de Terminator, considéré comme un des films de SF les plus influents de l’histoire du genre, permet à son réalisateur de s’attaquer à la suite d’Alien (1979, Ridley Scott), un autre monument. Déjà culte, le film est considéré comme une œuvre indépassable, tant par sa distribution (Tom Skerritt, Sigourney Weaver, Harry Dean Stanton, Veronica Cartwright, Yaphet Kotto, Ian Holm, John Hurt, quand même !) que par sa mise en scène virtuose et ses innovations visuelles. Cameron, en 1986, alors que le cinéma hollywoodien s’est lancé dans une pénible série de films d’action, abandonne les ambitions de Scott et imprime sa marque. Pas de virtuosité, mais des moyens.

 

Aliens (1986) est un film long, (2h17) qui, comme souvent chez Cameron, se caractérise par une patiente mise en place. Ellen Ripley, qui a survécu à sa rencontre avec la créature du premier film, accepte, après bien des hésitations, d’accompagner sur une planète récemment colonisée un détachement de colonial marines chargé de rétablir le contact avec une implantation qui ne répond plus. Ripley, persuadée de trouver sur cette planète des représentants du monstre qui a décimé son équipage, se mêle donc à cette patrouille de soldats.

De fait, Cameron, suivant les règles du survival movie que j’ai déjà évoquées ici et  , ne réalise pas tant un film de SF qu’un authentique film de guerre. Les colonial marines de l’USS Sulaco se lancent dans l’exploration et la reconquête de la base manifestement abandonnée, et le cinéaste nous sert, sciemment, tous les clichés qui collent à l’armée impériale depuis le Vietnam, voire depuis bien plus longtemps.

Suréquipés, surarmés, peu disciplinés, grandes gueules, les marines veulent en découdre et s’ils écoutent leur sergent ils n’ont que mépris pour leur jeune officier, nerveux et inexpérimenté. Dans cette troupe d’élite, on répond à ses supérieurs, on porte des bandanas, on discute les ordres, et on n’est là que pour la castagne.

A cet égard, Aliens, qui est un sommet dans son genre, fut acclamé par les amateurs de ces films où on vide encore plus de chargeurs que de canettes, et on put y voir une ode à la toute puissance de feu. Pourtant, et malgré leurs armes et leur équipement, les marines sont impitoyablement décimés, et c’est encore une fois Ripley, qui à l’aide d’une machine, vient à bout d’une dernière créature.

La vision qu’a James Cameron des space marines est celle de combattants à peine mieux équipés que leurs camarades terriens, tout comme Paul Verhoeven dans son Starship troopers (1997), d’après Robert Heinlein. Et de fait, on est loin des soldats du futur, en armure, que décrit Michel Goya ici et dont les plus grandes déclinaisons sont données depuis 1977 par George Lucas dans l’univers de Star Wars.

Dans Aliens, comme plus tard dans Abyss (1989, encore avec Michael Biehn), Terminator 2 (1991), ou Titanic (1997), James Cameron décrit la lutte des hommes contre des machines hostiles ou contre des mécanismes incontrôlables.

 

 

Mais dans Aliens, James Cameron, mieux que Scott qui s’était livré à un brillant exercice de style, raconte l’histoire d’une espèce prédatrice, les hommes, confrontée, pour la première fois depuis des millénaires, à des prédateurs qu’elle ne peut vaincre qu’en se détruisant elle-même. Cette idée sera largement explorée par David Fincher (Alien 3, 1992) puis Jean-Pierre Jeunet (Alien: resurrection, 1997), mais sans que ces-derniers, malgré leur talent, ne parviennent à atteindre la perfection visuelle de Ridley Scott ou la démesure de James Cameron.

 

Près de trente ans après, Aliens est surtout une magistrale anticipation des guerres que mène désormais l’Empire, dans des compounds dévastés, contre des ennemis innombrables et invisibles que la simple puissance de feu ne parvient pas à abattre durablement. Tout reste alors question de volonté.

Cette nuit glacée va tous nous changer en idiots et en fous

Dans l’histoire du cinéma comme dans celle de la peinture, on compte des maîtres, des petits et des  grands. Akira Kurosawa, à l’instar de son ami Francis Ford Coppola, de Jean Renoir, d’Howard Hawks, d’Ingmar Bergman, ou de Federico Fellini, compte sans nul doute parmi les plus grands maîtres du 7e art.

Récompensé à de multiples reprises (Lion d’Or à Venise en 1951 pour Rashômon, Lion d’Argent en 1954 pour Les sept samouraïs, Prix Spécial du Jury à Berlin la même année pour Vivre, Ours d’Argent à Berlin en 1957 pour La forteresse cachée, Prix de l’Organisation Catholique Internationale du Cinéma/OCIC à Venise en 1965 pour Barberousse, Palme d’Or à Cannes en 1980 pour Kagemusha, l’ombre du guerrier, Oscar d’honneur en 1990, etc.), Kurosawa s’est rapidement imposé comme un cinéaste à la fois héritier de l’art dramatique japonais et porté vers l’universalité. Ses films, qui ont inspiré les plus grands cinéastes, dénotent une vision cruellement lucide de l’humanité et il est considéré comme le plus grand artiste japonais du 20e siècle.

 

 

A plusieurs reprises au cours de sa carrière, Akira Kurosawa a montré avec flamboyance, mais sans ostentation, l’art de la guerre du Japon féodal. Et si la guerre n’a jamais été au centre de son œuvre, elle a régulièrement servi de toile de fond à ses fresques ou à ses portraits, toujours teintés d’un profond pessimisme.

A deux reprises, il a porté Shakespeare à l’écran – comme c’est brillamment rapporté ici par Critikat.com. En 1957, Le château de l’araignée est inspiré de Macbeth (1623).  En 1985, Ran est l’adaptation du Roi Lear (1606). Et nombreux sont ceux qui estiment, apr ailleurs, que Les salauds dorment en paix (1960) puise sa source dans Hamlet (1603). Quoi de plus logique, finalement, qu’un des plus grands auteurs dramatiques de l’Histoire ait nourri l’oeuvre d’un cinéaste tout aussi ambitieux et tout aussi universel ?

En 1980, Kagesmusha – L’ombre du guerrier, produit par George Lucas et Francis Ford Coppola, remporte à Cannes, ex-aequo avec Que le spectacle commence, de Bob Fosse (All that jazz, 1979), une Palme d’Or qui récompense la maîtrise formelle atteinte par le cinéaste japonais.

Ran suit Kagemusha de cinq ans, et se révèle être un film encore plus abouti, mêlant dans de somptueux décors naturels scènes de bataille hollywoodiennes et scènes intimes dont la mise en scène doit tout au théâtre traditionnel japonais. Les critiques considèrent d’ailleurs qu’il s’agit du plus grand film réalisé par Kurosawa, sommet indépassable de la fresque tragique à la subjuguante beauté, pour lequel il n’obtiendra cependant pas de nouvel Oscar en raison d’obscures complications administratives, mais qui sera quand même présenté à Cannes, hors compétition.

Le cinéaste expose dans Ran son profond pessimisme et utilise, en la simplifiant, la trame du chef d’œuvre de Shakespeare. Au 16e siècle, un grand féodal japonais, Hidetora Ichimanji, parvenu au faîte de sa puissance et voyant la fin arriver, décide de répartir entre ses trois fils ses possessions, et de confier la tête du clan à son aîné.

Mais le plan, cyniquement accepté par  deux des enfants, est repoussé par le troisième, qui y voit la fin du clan et l’annonce de futures divisions. C’est sur ce profond désaccord que commence le film, qui n’est ensuite qu’une longue suite de cruelles et sanglantes désillusions pour Ichimonji, trahi, déçu, abandonné.

Tout est tragique, désespéré, et le film s’achève, comme la pièce, par une succession de drames à peine supportables. Kurosawa et ses scénaristes ont su tirer l’essence même de du texte de Shakespeare pour en livrer une vision visuellement somptueuse mais, paradoxalement, dépouillée. N’étant pas, loin s’en faut, un spécialiste de la chose, je me permets, à ce stade, de vous renvoyer vers ce passionnant article de la Société française Shakespeare, ainsi que vers vers ce mémoire de Jean-Baptiste Lenglet, L’expérience du désastreEtude de l’espace dans “Le château de l’araignée”, d’Akira Kurosawa.

 

 

Produit par un Français, Serge Silberman, Ran a bénéficié d’une minutieuse préparation, dont la fabrication par un artisan de centaines d’armures traditionnelles japonaises.

Manoeuvres d’infanterie, charges de cavalerie, embuscades d’arquebusiers, siège, pluie de flèches, tout y passe dans des tableaux que l’on sait composés avec une extrême minutie par le maître. Comme rarement, la guerre trouve là une représentation fascinante mais jamais complaisante, l’illustration du choc de volontés entre stratèges et le poids du chaos, du hasard, de ce que Kurosawa appelait sans doute la terrible fatalité. Fresque visuellement profondément marquée par le Japon féodal, Ran est aussi une oeuvre universelle dont le propos n’a rien à envier à nos classiques grecs, et qui ne saurait rougir de la comparaison avec la tragédie anglaise dont il s’inspire. Un authentique chef d’oeuvre, qui redonne à ce terme toute sa force.

You got soul

James Bond, Hubert Bonisseur de la Bath, Matt Helm, Mike Myers, Johnny English, Maxwell Smart, Harry Palmer, Bob St Clar, etc. Les espions au cinéma, en plus d’être souvent ridicules, sont blancs, officiers, parfois issus de la bourgeoisie ou de l’aristocratie. Mais connaissez-vous Undercover Brother, l’espion black sorti du ghetto, avec coupe afro et pattes d’eph ?

En 2002, Malcolm D. Lee, un cinéaste de seconde zone qui a travaillé aux côtés de Spike Lee du temps des grandes heures – et qui est son cousin – se lance dans l’adaptation au cinéma d’une série animée mettant en scène un agent secret afro-américain aussi caricatural que peut l’être le commodore Bond dans un autre genre.

Porté par une bande-son ébouriffante, où l’on retrouve Kool and the Gang, The Commodores, Wild Cherry, James Brown ou Carl Carlton, Undercover Brother est une réjouissante pochade qui reprend les poncifs de la série Z d’espionnage en y ajoutant quelques touches de conscience raciale et d’autoparodie.

Grâce à une distribution qui s’amuse visiblement, à commencer par Eddie Griffin, venu du stand up, Dave Chappelle, Chi McBride, Chris Kattan, sans oublier Billy Dee « Lando » Williams, Undercover Brother envisage sans complexe un vaste complot blanc qui, après avoir drogué un possible président américain, directement inspiré de Colin Powell, vise à nettoyer l’Empire de la culture noire qui l’a corrompue. L’idée du complot blanc est solidement ancrée dans une partie de la communauté afro-américaine, et la ridiculiser, grâce à Conspiracy Brother, n’est pas le moindre des mérites du film.

Undercover Brother, qui n’aurait pas fait tâche dans une production des 70s aux côtés de Pam Grier (Coffy, 1973, Jack Hill) ou de Richard Roundtree (Shaft, 1971, Gordon Parks),  conduit avec maestria, non pas une Aston Martin, mais une Cadillac DeVille…

Et, ultime signe de reconnaissance, pour pénétrer dans les QG souterrain de la Brotherhood, il doit montrer patte blanche…

Il sait aussi se déguiser…

Bref, il sait tout faire !

En ces temps troublés, rien de tel qu’un peu de funk et de disco…

Si les services secrets étaient aussi cools, nul doute qu’ils seraient plus efficaces. Je me comprends.

Vous n’êtes pas capable de mettre une femme dans un hélico ?

Combien de manifestations pour protester contre les massacres autour des Grands Lacs ? Combien pour condamner les tueries au nord du Nigeria ? Combien pour évoquer les récents massacres à Madagascar ou les violences électorales au Kenya ? Heureusement, George Clooney est là pour parler du Darfour, mais le silence du reste du monde est étonnant, à croire que les caricatures d’une figure religieuse sont infiniment plus choquantes que les 1.000 viols quotidiens commis dans l’est de la RDC. Ou le sort des Africains serait-il moins tragique que celui des Arabes, surtout s’ils sont musulmans ? On ne sait pas, et on préfère ne pas savoir.

Combien de films sur l’Afrique ? Combien de films occidentaux sur l’Afrique ? Et combien de films tournés à Hollywood sur l’Afrique ? Ne cherchez pas, vous y passeriez la journée pour n’en trouver qu’une poignée.

En 2002, Antoine Fuqua, qui a permis à Denzel Washington de remporter son deuxième Oscar avec Training Day (2001), un très honorable polar, entame le tournage de Tears of the Sun, un film de guerre qui décrit une opération d’évacuation de civils dans un Nigeria ravagé par un conflit ethnique.

 

Cette production assez riche, dont le casting est dominé par un Bruce Willis manifestement exaspéré – par le cinéaste – et une Monica Bellucci qui fait son possible, veut brasser trop de sujets et se révèle, au final, une vraie déception. Antoine Fuqua, qui a pourtant bénéficié du soutien – désintéressé – du Pentagone, qui a prêté l’USS Harry S. Truman (CVN-75), des SH-60B Sea Hawk de la HSL-37 et deux F/A-18A Hornet de la VFA-204, avait pourtant tout en main pour faire un honnête film de guerre. Mais, emporté par leur élan, les scénaristes de Fuqua en font trop. Choisissant de placer leur intrigue au Nigeria, ils y simplifient à l’extrême les enjeux ethniques, religieux, énergétiques et stratégiques pour finalement ne raconter que des âneries. Quelques scènes bâclées autour d’un coup d’Etat simpliste apparaissent dans la première partie du film, et on sent bien que les auteurs ont voulu traiter des relations Afrique-Occident, ou du poids du pétrole, ou du cynisme en politique, mais leur propos ne dépasse pas le niveau de ce qu’on lit dans les commentaires de certains articles sur le net, ou sur Facebook, voire même sur quelques blogs omniscients.

Le cinéaste est un peu plus à l’aise dans les scènes d’action. Le film, qui nous raconte la marche dans la jungle d’une poignée de SEALS ayant choisi, en désobéissant, de sauver et une humanitaire occidentale et ses patients africains, est ainsi le prétexte à quelques scènes marquantes. La violence ethnique y est montrée sans fausse pudeur, et le nettoyage d’un village de ses génocidaires par les soldats impériaux apporte une satisfaction brutale au spectateur. Un homme simple, des joies simples.

Hélas, on assiste aussi à quelques moments particulièrement gratinés, comme lorsqu’un Nigérian s’approche d’un commando américain et lui annonce, après avoir étudié ses traits, qu’ils sont originaires de la même région d’Afrique. A les voir, pourtant, on ne le dirait pas. En réalité, Fuqua, un peu comme John Wayne lorsqu’il tourna son calamiteux Green Berets (1968), filme à côté de son sujet. Il recycle les concertos pour violons sur fond de jungle et d’hélicoptères, comme Oliver Stone (Platoon, 1986), montre des hordes de soldats nigérians capables de courir pendant des heures avec leurs armes, glisse quelques fusillades nourries et finit par un raid de la cavalerie, pardon de la Navy.

Sur une musique alternativement pompière ou larmoyante, tout est donc bien qui finit bien, mais on est loin de Ridley Scott, de Steven Spielberg, et évidemment de Francis Ford Coppola, de Sam Peckinpah ou de Terrence Malick. Tout au plus doit-on reconnaître à Fuqua d’avoir réalisé à Hollywood un film de guerre africain, loin de l’Asie du Sud-Est ou du Moyen-Orient. Reste que tout cela, sincère et engagé, est à peine mieux et moins naïf que Les Oies sauvages (The Wild Geese, 1978, Andrew V. Laghlen) ou Dogs of War (1980, John Irvin).

 

Sur les conflits ethniques en Afrique, on doit plutôt voir Hotel Rwanda (2004, Terry George), Shooting Dogs (2005, Michael Caton-Jones) et le terrifiant Johnny Mad Dog (2008, Jean-Stéphane Sauvaire).

 

Enfin, je n’ai pas encore vu Kinyarwanda (2011, Alrick Brown).

En 2006, Edward Zwick, l’homme qui avait compris dès 1998 le jihadisme (The Siege) alors que d’augustes professionnels du renseignement en sont encore à nier l’évidence, ajouta Blood Diamond à sa filmographie. Là où Fuqua avait simplifié jusqu’à la caricature, Zwick, grâce à un scénario infiniment plus subtil et de grands acteurs (Leonardo DiCaprio, Jennifer Connelly, Arnold Vosloo et Djimon Hounso), rendait compte au grand public d’une réalité largement ignorée.

Il faut également mentionner ici, même si le sujet ne concerne pas seulement l’Afrique, le film d’Andrew Niccol, Lord of War, (2005, avec Nicolas Cage, Jared Leto, Ethan Hawke, Ian Holm et Donald Sutherland) qui, inspiré de la vie de Viktor Bout, décrit les trafics d’armes planétaires qui nourrissent les conflits, en Afrique comme ailleurs.

La scène d’ouverture du film, brillantissime, nous plonge en quelques minutes au milieu d’un conflit.

Remis à sa place, Antoine Fuqua, après un catastrophique King Arthur (2004) et un très moyen Shooter (2007), est revenu aux affaires en 2009 avec un bon polar, L’élite de Brooklyn. Il ne reste plus qu’à espérer qu’il se tienne loin du cinéma de guerre.