I was home. What happened? What the hell happened?

Treize ans avant Apocalypse Now, le chef d’œuvre de Francis Ford Coppola, un militaire de carrière remontait déjà un fleuve d’Extrême-Orient à la rencontre de son destin, dans The Sand Pebbles, réalisé par Robert Wise en 1966. Mais la comparaison s’arrête là car rien ne rapproche la capitaine Willard et le chef mécanicien Jake Holman. Quand le premier, comme envoûté par la violence d’une guerre devenue folle, part au cœur de la jungle affronter celui qu’il aurait pu devenir, le second est un homme simple, droit, sensible à l’amour et à l’injustice, capable, même, de pleurer, et qui agit selon ses principes.

Capitaine Willard

Jake Holman

En 1966, donc, Wise est un des géants d’Hollywood. Excellent dans tous les registres, il a reçu 4 Oscars pour deux comédies musicales, West Side Story (1961) et La Mélodie du Bonheur (1965), mais s’est également frotté à tous les grands genres. Sur ses 41 réalisations, on trouve ainsi des drames, des films noirs (The Captive City, 1952, Marqué par la Haine, 1956), de l’horreur (La Malédiction des Hommes Chats, 1944, Le Récupérateur de Cadavres, 1945, La Maison du Diable, 1963), un western (La Loi de la Prairie, 1956), des films de guerre (Destination Gobi, 1953, L’Odyssée du sous-marin Nerka, 1958) et au moins un classique de la SF : Le Jour où la Terre s’arrêta (1951) – dont il est interdit de voir le remake de 2008, authentiquement lamentable.

The Sand Pebbles

Dans la grande tradition du cinéma américain, Robert Wise est ainsi un faiseur talentueux, tournant régulièrement, gérant des projets ambitieux et des stars, sans jamais se départir de son élégance. On pourrait sans doute le comparer, pour ces raisons, à Steven Spielberg, mais il lui manque quand même le grain de folie et la vision du réalisateur de Duel. Il n’en reste pas moins un des grands du cinéma des années 60, et The Sand Pebbles (La Canonnière du Yang-Tsé) est un de ses plus grands films, peut-être même le plus grand. Lui-même n’hésitait d’ailleurs pas à dire qu’il s’agissait de son œuvre préférée, et on le comprend.

Récit long, coupé par un entracte, The Sand Pebbles – jeu de mot sur le nom de la canonnière, l’USS San Pablo – est d’abord le portrait d’un homme, le chef mécanicien Jake Holman, engagé dans la Navy par obligation pénale et non par vocation, manifestement rétif à la vie militaire, à ses obligations et à ses codes. Hollman, excellent technicien, présente ainsi une carrière chaotique, dont les affectations sont régulièrement interrompues par des mutations que l’on imagine, sinon disciplinaires, au moins fortement suggérées. C’est aussi que, solitaire, intelligent, farouchement indépendant, Hollman, merveilleusement interprété par un Steve McQueen qui présente un mélange de dureté et d’extrême sensibilité, ne peut que détonner dans un équipage militaire, quel qu’il soit.

Bonne ambiance à bord du San Pablo

Son arrivée sur le San Pablo, une canonnière qui marque la présence américaine le long du Yang Tsé et protège les missionnaires américains (Voix chevrotante : qui se souvient encore de Pearl Buck, de nos jours ?) dans un contexte de guerre civile. Petite unité, la canonnière est commandée par un officier (Richard Crena, plus tard connu pour le rôle du colonel Trautman dans Rambo), déjà âgé, qui entend que rien ne vienne troubler la vie de son navire. Attentif à l’ordre, le commandant, loin d’être la caricature d’une vieille baderne, est conscient des limites de sa mission, et sans doute aussi de la fragilité de sa situation.

Le commandant et son jeune second

Immergé, si l’on ose dire, au milieu de la population, l’USS San Pablo a développé d’étroites relations avec les Chinois. Son équipage s’appuie ainsi sur une équipe de coolies, traitée, selon l’humeur du moment, avec un paternalisme goguenard ou un racisme assumé. D’entrée, Holman fragilise l’ensemble par son refus des compromis, et sa volonté de remplir sa mission. Cette attitude, ferme sans être agressive, heurte évidemment une routine bien établie, précieuse aux yeux de l’équipage et donc à ceux de son commandant.

Tout le drame de Holman est là. Sa droiture, sa totale autonomie, son refus de se fondre par réflexe dans un équipage qui fait horreur par sa trivialité sont autant de motifs qui le placent en marge. Cette attitude, d’une exigeante intégrité, détonne évidemment, et, plus grave, agit comme le révélateur des faiblesses des uns et des autres comme de l’ensemble qu’ils constituent, à bord ou à terre.

La simplicité rugueuse de Holman est presque fascinante, car l’homme n’est jamais présenté comme un héros parfait. Buveur, ne négligeant pas de monter avec les tapineuses chinoises du claque où tout le monde vient boire et jouer, il ne rechigne pas non plus à distribuer des mandales si le besoin s’en fait sentir.

La dégradation de la situation de Holman à bord suit celle du climat à terre. Alors que la guerre civile chinoise prend de l’ampleur, plusieurs épisodes tragiques se nourrissent de la violence ambiante, tandis que finit un monde. Après la mort du chef des coolies, celle, autrement plus dramatique du protégé de Jake, Po-Han (joué par Mako, une des figures incontournables des acteurs « asiatiques » à Hollywood) torturé par des miliciens puis abattu par un Holman fou de douleur, marque une étape importante, à la fois pour lui, l’ensemble de l’équipage et leurs rapports avec la terre. L’idylle, dramatique, entre Frenchy – magistralement interprété par Sir Richard Attenborough (qui remportera deux Oscars en 1983 pour Gandhi – et Maily – jouée par Emmanuelle Arsan, le modèle de la série érotique homonyme – achève de couper les liens entre le navire et la Chine. C’est, dès lors, la marche vers l’inévitable.

Mako et Steve McQueen

Un couple tragique

Pendant ce long hiver, le San Pablo, littéralement assiégé, devient en effet une honte. Sale, rouillé, le navire ne saurait plus être la fierté de son commandant, qui vit douloureusement cette inactivité. L’oisiveté, comme toujours, menace la cohésion et la tenue, et seul le début des combats va redonner de l’énergie à tout le monde.

Tenté par le suicide, miné par une situation qui paraît mettre un terme à ses ambitions, le commandant décide de se porter au secours de missionnaires isolés, parmi lesquels se trouve le grand amour de Jake, incarné par Candice Bergen. Cette décision conduit rapidement à des combats, et chacun se comporte héroïquement. Les querelles semblent oubliées, même si on fait mine de ne pas penser au caractère pour le moins hasardeux de l’entreprise. La guerre, ici, est un exutoire, une solution, qui ressoude, redonne de l’âme, fait passer les défis immédiats devant tous les conflits de personnes, devenus dérisoires.

Les hommes du San Pablo unis dans l'action

La longue montée du film vers ces combats, d’abord sur le fleuve puis entre les murs de la mission, ne s’achève pas par l’immense feu d’artifice que réclameraient aujourd’hui les producteurs. La fin, au contraire, est d’une admirable sobriété. Encore une fois héroïque, non par posture mais à sa façon, sincère, sans détours, Holman meurt, plus seul que jamais, dans la cour de cette mission alors que la femme qu’il aime vient d’être sauvée par les hommes qu’il méprisait à bord.

Entendre cet homme, mortellement blessé, se demandant, comme au sortir d’un mauvais rêve qui pourrait bien être sa vie entière, ce qui a bien pu mal se passer constitue, à mes yeux, sans doute une des scènes finales les plus bouleversantes du cinéma de guerre.

I’m the captain, now.

Peu de cinéastes suivent d’aussi près les évolutions de l’actualité internationale que Paul Greengrass. Témoin des tensions de notre temps, il a déjà traité de l’Irlande du Nord (Bloody Sunday, 2002), du terrorisme (United 93, 2006), de l’invasion de l’Irak par l’Empire (Green Zone, 2010), tout en contribuant à la métamorphose du film d’espionnage musclé (The Bourne Supremacy, 2004, puis The Bourne Ultimatum, 2007). A cet égard, il est, aux côtés de Kathryn Bigelow, un des rares réalisateurs capables de sublimer la réalité – quitte à s’en éloigner – pour la présenter au public occidental et lui faire toucher du doigt des événements, des enjeux ou des ambiances. En 2013, son adaptation du livre de Richard Phillips, A Captain’s Duty: Somali Pirates, Navy SEALs, and Dangerous Days at Sea (publié en 2010) constitue ainsi une nouvelle étape, plus que cohérente, dans une filmographie déjà remarquable.

A Captain's Duty Captain Phillips

Captain Phillips a été filmé en partie caméra à l’épaule, un procédé qui est désormais la marque de fabrique de Greengrass. Ce choix permet de suivre au plus près les personnages, de scruter leurs visages, et autorise aussi bien l’exploration d’un porte containers géant, le Maersk Alabama, que celle du poste de commandement d’un destroyer ou d’un canot de survie. Tout ici, en effet, ou presque, se passe en mer, et le cinéaste ne perd pas de temps. Ce n’est, de toute façon, pas dans ses habitudes.

Comme souvent chez Paul Greengrass, il est d’abord question de lutte, d’un affrontement de volontés entre des individus aux buts contradictoires, voire franchement hostiles. A Derry, il s’agissait de décrire le choc entre des manifestants irlandais et les parachutistes britanniques – et comme à Bagdad on y voyait une situation irrémédiablement basculer. A Berlin ou Moscou, on assistait (notamment) au choc entre Jason Bourne et la CIA et dans United 93 on contemplait, impuissants, le combat à mort entre les pirates de l’air d’Al Qaïda et les passagers du Boeing détourné.

United 93

Captain Phillips constitue, d’ailleurs, une nouvelle exploration, à la fois du film de pirates et du huis clos. Les navires y remplacent les avions et les pêcheurs y succèdent aux jihadistes, mais on reste dans la logique de la rencontre, incroyablement brutale, entre deux projets antagonistes. En quelques minutes, et selon un procédé classique maintes fois vu et ici parfaitement maîtrisé, le cinéaste plante le décor.

D’un côté, un Américain bien tranquille, vivant en banlieue, en famille, s’inquiétant pour ses enfants et partant à Oman prendre le commandement d’un navire géant dont la destination est Mombasa (Kenya). De l’autre, des pêcheurs somaliens devenus pirates et cherchant, eux aussi, à assurer leur subsistance. On ne saurait imaginer univers plus éloignés, et pourtant des préoccupations voisines (gagner sa vie, élever les enfants) les font évoluer sur des trajectoires en apparence parallèles, ou du moins comparables. Richard Phillips n’a manifestement pas envie de longer les côtes somaliennes, et pourtant il va devoir le faire car telle est la mission confiée par l’armateur. Muse, le chef des pirates, n’a guère envie d’aborder l’Alabama, mais il va devoir le faire car telle est la mission imposée par ses commanditaires.

A la différence de Kaprigen (Hijacking), le film du cinéaste danois Tobias Lindholm sorti en 2012, Captain Phillips ne quitte jamais les côtes somaliennes. Greengrass ne s’intéresse qu’à l’action, et il délaisse d’autant plus aisément les familles des marins capturés ou la question d’une éventuelle rançon qu’il ne saurait y avoir de négociations avec les pirates. La doctrine américaine est bien connue, et dès la capture du navire on sait qu’une intervention armée va avoir lieu.

Il ne s’agit pourtant pas d’un film de guerre, ou même d’un thriller. Les scènes d’action sont rares, et comme dans Zero Dark Thirty l’issue est brutale et rondement menée. On est bien plus dans le registre du survival movie mettant en scène un héros ordinaire et désormais solitaire, séparé du reste de ses compagnons et en butte à un ennemi que, pour une fois, il comprend.

N’en déplaise, en effet, à certains critiques qui jugent avant d’avoir vu, Captain Phillips n’est aucunement un film raciste, et les pirates somaliens, à la différence des combattants anonymes de Black Hawk Down (Ridley Scott, 2002), ont des noms, des visages et des personnalités. On connaît également leurs motivations, et elles ne semblent, hélas, absurdes ni aux spectateurs ni au capitaine Phillips, remarquablement interprété par Tom Hanks. Face à lui, Barkhad Abdi, dont c’est le premier rôle, est stupéfiant. Sa réplique improvisée, I’m the captain, now, lui a même valu une nomination aux Oscars.

Evitant les scènes lourdement psychologiques, le cinéaste dresse des portraits intéressants de ses personnages, mais l’important est manifestement ailleurs. Capturé sur navire géant, prisonnier de la passerelle, le capitaine Phillips, piégé par les pirates, passe une partie du film dans le canot de survie. Il passe presque de l’infiniment grand à l’infiniment étroit. Cet espace extrêmement confiné devient une prison pour tous ceux qui y sont, tandis que se prépare l’inexorable intervention des forces spéciales, dont on mesure, sans jamais s’y attarder, la technicité et la rapidité. La scène qui montre le négociateur des SEALs dérouler le pédigrée complet des pirates est, à cet égard, une sacrée démonstration. Elle rappelle que l’Empire connaît très bien bien la région et possède des capacités de recueil de renseignement unique au monde.

C’est là, dans cet univers de puissance militaire et technologique, que la caméra de Greengrass est la plus à l’aise. Comme dans United 93, elle suit les ordres, observe les officiers prendre des décisions, accompagne les préparatifs. Trois navires de la Navy suivent la minuscule embarcation, dont le porte-hélicoptères d’assaut USS Boxer (LHD-4), et la détermination impériale est sans ambiguïté. Le Maersk Alabama est le premier navire américain capturé par des pirates depuis plus d’un siècle, et l’affront va donc être lavé. Il n’est, de plus, pas question une seconde qu’un otage soit détenu en Somalie.

Le capitaine Phillips comprend rapidement ce qui est en train de se jouer, et il sait que sa vie ne pèsera pas face à la volonté de son pays de ne pas transiger. Sans être une oeuvre de propagande, le film n’en dépeint pas moins, en effet, une organisation sans faille, en apparence invincible et capable de projeter en quelques heures en pleine mer des commandos pour sauver un seul homme et éliminer autant d’ennemis qu’il le faudra. Paul Greengrass est le cinéaste de la force armée, de la violence professionnelle, de la volonté inébranlable. Il sait, malgré tout, éviter les caricatures, et l’effondrement de son personnage principal, à l’infirmerie du bord, prouve qu’il ne filme pas que des rocs.

S’achevant sur l’arrestation du pirate survivant, Muse, presque hagard devant tant de luxe et de puissance, Captain Phillips décrit, en réalité, la confrontation d’une superpuissance et de va-nu-pieds qui ont osé la défier. Face à eux, l’Empire, fort logiquement, montre, plus que sa force brute, sa supériorité matérielle. Il pourchasse et neutralise, mais prend soin de lire les droits au survivant des barbares puisqu’ils n’étaient, après tout, que des pillards incapables de formaliser ou de verbaliser un projet politique hostile. On comprend pourquoi, à plusieurs reprises, les pirates prennent soin de préciser qu’ils n’appartiennent pas à Al Qaïda. Il y a des mots qui fâchent.

Dog One is open

Génie du cinéma de divertissement, réalisateur capable de créer des personnages de légende, Steven Spielberg s’est imposé comme l’incarnation d’un certain cinéma américain, revisitant les mythes fondateurs de la nation, alternant œuvres graves et comédies, touchant à tous les genres avec bonheur. Je ne suis pourtant pas, à proprement parler, un admirateur sans nuance de Spielberg. Parfois pompier, parfois tenté par les effets faciles et victime d’un certain goût pour le pathos, il a pu se laisser aller à commettre quelques œuvres larmoyantes ou commerciales, mais son apport au cinéma reste majeur.

Régulièrement, il a ainsi su se sublimer pour réaliser des films qui sont autant de dates dans l’histoire. Il est, évidemment, inutile de revenir sur Duel (1971), le mythique téléfilm, et c’est à regret que je ne vais pas m’attarder sur Jaws (1975), géniale interprétation de la trame du western : un homme seul défend sa communauté, isolée, contre un prédateur extérieur, malgré les doutes et/ou la lâcheté des édiles, en compagnie de deux hommes improbables et parvient à surmonter sa peur, entre High Noon (Fred Zinnemann – 1952) et Rio Bravo (Howard Hawks – 1959).

Jaws

Sans jamais prétendre à des œuvres d’une grande tenue artistique, Spielberg, qui ne se place pas sur le même plan que Francis Ford Coopola ou Akira Kurosawa, a, tout au long de sa filmographie, fait franchir des étapes au cinéma de genre. En 1998, alors qu’il ne s’est jamais vraiment intéressé à la chose militaire, et a même réalisé, avec 1941 (1979) une réjouissante comédie parodique, il s’attaque à une des pages les plus mythiques de l’histoire américaine contemporaine, le débarquement allié en Normandie en réalisant Saving Private Ryan.

Saving Private Ryan Il faut sauver le soldat Ryan

La tâche est ardue, et chacun a en mémoire la fresque sortie en 1962 et réalisée par Ken Annakin, Andrew Marton, Bernhard Wicki, Gerd Oswald et Darryl F. Zanuck. Le film de Spielberg n’a rien à voir, et plus rien ne sera comme avant lorsque sa propre vision du D-Day sortira.

The Longest Day The Longest Day 1

Alors que le film de 1962 visait à couvrir l’ensemble du débarquement, des casernements anglais à la Pointe du Hoc en passant par les chalands et les bunkers, celui de Spielberg choisit une approche à hauteur d’hommes, loin des doutes du haut commandement allié et des erreurs allemandes. C’est la guerre, filmée dans le sable mouillé, dans sa terrible violence, qui nous est montrée. Après un prologue un peu théâtral filmé dans le cimetière américain d’Omaha – un lieu qui m’étreint à chaque fois que je foule ses travées, le cinéaste nous place dans une péniche de débarquement. Vingt-cinq minutes plus tard, c’est hagard, écrasé, que le spectateur peut reprendre son souffle.

Par son ampleur, par sa précision, par sa virtuosité, par ce qu’elle montre, la scène de débarquement est unique. Elle définit un nouveau standard, et certains de ses procédés seront repris plus tard, par d’autres, comme autant d’hommages. Qu’on pense, par exemple, aux combats filmés par Peter Weir dans Master and Commander (2003) ou à ceux de Black Hawk Down (2002) un des derniers bons films de Ridley Scott.

En 1995, dans Heat, Michael Mann avait filmé la plus exceptionnelle fusillade de l’histoire du cinéma, aboutissement de décennies d’expérimentations (cf., notamment, la première scène de The Wild Bunch, de Sam Peckinpah, en 1969). En 1998, Spielberg fait de même, et nous ensevelit sous les images, les sons, les impressions. Le spectateur, un peu comme le soldat– et je prie ici les militaires de pardonner cette audacieuse comparaison – est pris dans un tourbillon d’informations, de sensations : le bruit des impacts sur les corps, l’eau et le sang mêlés, la pluie de balles, les explosions incessantes, les blessures épouvantables, et la nécessité d’avancer, de se mettre à l’abri, de progresser. Spielberg filme ça comme jamais personne avant lui ne l’a fait, reproduisant la violence extrême sans jamais devenir racoleur, et sa mise en scène est d’une virtuosité rarement atteinte. Il prouve, d’ailleurs, qu’il est aussi un excellent technicien, utilisant au mieux les avancées les plus récentes de son art.

Passée cette scène, qui ne nous cache rien des exécutions de prisonniers allemands ou de la peur de soldats qui n’ont rien de héros sans peur, le film peut enfin commencer et prendre un rythme bien plus classique, presque familier. Car Spielberg, là encore, revisite ses classiques. Saving Private Ryan, en effet, adopte la forme de la quête, réunissant un groupe d’hommes, tous différents, tous dotés de talents particuliers, tous unis par la commune confrontation au danger, partis en territoire inconnu chercher, non pas un objet magique, mais un autre homme, que le commandement militaire américain veut sauver.

Oh God help me

Constituée d’une poignée de combattants aguerris choisis au sein d’une compagnie de Rangers, nos personnages sont, habilement campés par le scénariste Robert Rodat, tous des Américains « typiques » – à supposer qu’il en existe : citadins ou campagnards, juifs ou chrétiens, anglo-saxons ou originaires d’Italie, ils sont l’Amérique rêvée luttant contre l’Allemagne nazie, parfois grandes gueules parfois discrets, courageux mais pas intrépides. Chacun peut y retrouver un personnage de prédilection, et la distribution, exemplaire, est menée par Tom Hanks et Tom Sizemore, impeccables dans des rôles qui les marquent à jamais.

Cette équipe, menée par un officier admiré et un sergent, dur à cuire comme il se doit, s’enfonce donc dans la Normandie en guerre pour extraire de cet enfer un autre Américain, solide jeune homme natif de l’Iowa qui refusera finalement de quitter son poste.

Matt Damon

Comme dans toute quête qui se respecte, les épreuves et les péripéties vont se multiplier, avec ou sans civils français, dans les ruines de villages, dans le bocage, jusqu’à une bataille finale que le capitaine Miller perçoit, avant même qu’elle ne débute, comme un Alamo. Cette progression vers l’objet de la quête, le soldat Ryan, permet au cinéaste de présenter le drame des largages de paras, de mettre en scène des cas de conscience, de faire évoluer ses personnages. Il n’y a rien de novateur dans cet ensemble cohérent, mais la qualité de la mise en scène permet de rendre hommage à ceux que Michel Goya qualifie d’hommes ordinaires accomplissant des choses extraordinaires.

Cette quête s’achève par une victoire tragique, par le sacrifice de quelques héros malgré eux, au profit d’un homme seul, qui aura donc à cœur de mériter cette vie. Quête, ode morale, portrait de groupe, film d’action, Saving Private Ryan s’achève par les témoignages, bien inutiles, de familles ayant perdu des proches dans la guerre, et on a alors la désagréable impression que Spielberg a découvert en réalisant son chef d’œuvre que l’Amérique avait donc connu la guerre, la douleur, l’angoisse. Cette fausse note n’enlève rien, cependant, à la force d’un monument, indépassable, que complètera à sa façon, la même année, Terence Malick avec The Thin Red Line, remarquable œuvre intimiste, méditation philosophique, située loin d’Omaha Beach, à Guadalcanal.

Le renseignement au cinéma : enlèvement, rapt et kidnapping

Le MUJAO, un mouvement dont seuls de pseudso experts autoproclamés semblaient se méfier, a revendiqué le 11 février dernier l’enlèvement d’une équipe du CICR entre Gao et Kidal. Reconnaissons que dans la région les jihadistes s’y entendent pour détenir des civils, humanitaires, diplomates, touristes, et autres expatriés plus ou moins prudents. Viens, chérie, on prend les enfants et on va longer la frontière avec le Nigeria, il paraît que l’ambiance y est délicieusement festive. Ou alors on pourrait chercher des spots de plongée sur la côte somalienne.

La prise d’otage, un crime que tous les codes pénaux un tant soit peu évolués placent parmi les plus graves que l’on puisse commettre, assure à ses auteurs le retentissement que tous les terroristes recherchent et qui fondent même, en grande partie, leur action. Je ne vais pas m’aventurer ici à traiter des kidnappings crapuleux, motivés par les seules rançons, et qui relèvent d’une logique éloignée de mes sujets d’étude. Le MUJAO, comme le Hezbollah libanais ou les Taliban afghans, est un mouvement politique qui ne s’encombre pas d’otages à la suite d’un pari idiot ou pour la simple beauté du geste.

Détenir un otage, qui plus est occidental – puisqu’il est de notoriété publique que la vie d’un ressortissant d’un pays du Sud est de négligeable valeur – représente, en effet, un poids pour une organisation soumise, par définition, à une vive pression sécuritaire et qui doit donc se montrer discrète, et souvent changer régulièrement d’implantations. Tout le monde n’a pas la chance de contrôler la banlieue sud de Beyrouth.

Et, évidemment, si vous recherchez la notoriété en tant que terroriste en enlevant des civils, il est malvenu de se plaindre si le succès de votre entreprise vous oblige à gérer le juste courroux de vos adversaires et donc à rencontrer des difficultés. Ce sont des choses qui arrivent, paraît-il, et certains Etats sont même connus pour leur fermeté. Je parle ici de réelle fermeté, pas de celle qui consiste à faire les gros yeux tout en laissant des affairistes passer les valises ou qui promet à des présidents africains que la justice française sera moins entreprenante s’ils consentent à mettre leur immense sagesse au service de la libération de quelques voyageurs égarés.

On a beaucoup commenté, s’agissant du Sahel, le montant supposé des rançons, en relayant souvent le discours officiel algérien qui vise à nier les racines socio-politico-religieuses du jihad et ne veut voir dans les terroristes qu’une bande de criminels que seul l’appât du gain fait sortir de leurs grottes. La réalité, celle qui n’intéresse personne, est différente.

L’argent bel et bien versé par la France et d’autres pendant des années a servi à soutenir le projet politique des jihadistes au Nord Mali et à financer leurs réseaux locaux et a, surtout été employé à rémunérer les innombrables intermédiaires qui interviennent lors des négociations. Comme le disait un directeur général, il y a quelques années, « la France ne paie pas de rançons, elle remercie », et certains feraient bien de se poser la question de la proportion des sommes investies qui finit bel et bien au fond des poches de nos ennemis. Elle n’est pas si importante, et on ne trouve pas plus de milliardaires spécialisés dans les enlèvements au Sahel qu’on n’y trouve de narcojihadistes.

Ne nous y trompons pas, en effet. Il s’agit bien d’ennemis, ayant choisi de capturer des civils pour faire pression sur nos Etats, et le qualificatif de terroriste leur convient parfaitement. La prise d’otage, d’ailleurs, si elle est gérée avec efficacité par les ravisseurs, peut peser plus lourd qu’un « petit » attentat à l’explosif. Souvenez-vous du visage de nos compatriotes détenus au Liban dans les années ’80. Ces images, qui nous renvoyaient l’angoisse des familles tout autant qu’au défi lancé à notre pays, sont gravées dans ma mémoire.

Le MUJAO, comme AQMI, comme Ansaru, comme les Taliban afghans ou AQPA, ne cherche pas tant de l’argent qu’une reconnaissance de son rôle politique dans la zone. La prise d’otage peut être une façon de créer ce rôle ex nihilo, mais il peut aussi représenter un défi aux autorités. Dans le Mali souverain libéré par nos troupes l’année dernière, des terroristes détiennent encore deux de nos compatriotes, sans parler de trois autres otages occidentaux et des cinq membres du CICR enlevés il y a quelques jours que j’évoquais plus haut. Le pied de nez à notre gouvernement est joliment effectué, si je puis dire.

Comme je le rappelais ici, une étude rapide de la chronologie montre que les terroristes actifs au Sahel ne sont jamais longtemps sans otage, qu’ils enlèvent au fur et à mesure qu’ils en libèrent. La durée des détentions permet d’écarter la thèse d’une motivation seulement financière, et il faut considérer ces affaires comme autant de points de fixation, de véritables Verdun du renseignement mobilisant personnels, moyens techniques, forces armées et budgets tout en permettant, grâce aux intermédiaires, de faire passer quelques messages. On n’est pas des bêtes, quand même – même si on essaye.

Alors, des otages pour en faire quoi ? Faire pression sur un Etat (« Encore un mot et je la bute », aurait dit Martoni), ou sur une entreprise, attirer l’attention du monde sur une situation, s’imposer auprès des autres mouvements terroristes (« Ces gars-là en veulent vraiment, appelez-les demain, mon petit »).

Tu bluffes, Martoni.

Il ne faut jamais négliger la saine émulation qui règne parmi les groupes jihadistes, et détenir un otage permet également de devenir visible aux yeux de l’émir du groupe principal (« I’m Benny Blanco from the Bronx »), voire de devenir un interlocuteur crédible aux yeux de l’Etat (« Oh, I have your attention now… »). Quand je lis les articles de la presse américaine sur l’attentat de Benghazi, je me demande bien pourquoi rien de comparable n’a été écrit au sujet de la mort des journalistes de RFI à Kidal. Quand on a trop longtemps pris des notes sous la dictée, on se sent perdu quand plus personne ne vous parle…

Benny Blanco from the Bronx

J’ajoute que les enlèvements politiques, aux issues plus souvent – mais pas systématiquement – heureuses que celles des kidnappings crapuleux, sont préparés de longue date. Les terroristes, après avoir décidé de prendre un otage (l’occasion fait parfois le larron, mais il faut quand même prendre une décision), le choisissent et étudient le mode opératoire avant de passer à l’action. A quel moment agir ? A qui confier la mission ? Par quel itinéraire s’exfiltrer ? Où détenir l’otage ? Les questions sont nombreuses, et le fait que que tout ce petit monde ne se réunisse pas dans un bureau parisien ne signifie pas qu’il n’y a aucune rationalité dans le processus.

En Irak, entre 2003 et 2006,  les jihadistes passaient commande auprès des groupes criminels, voire faisaient leurs courses et rachetaient les otages des nationalités les plus pertinentes à leurs yeux aux cellules qui en détenaient. Au Sahel, les terroristes délèguent l’enlèvement proprement dit à des complices locaux et prennent possession des personnes enlevées lors des fameux rendez-vous dans le désert décrits par quelques rescapés et les services.

Face à des professionnels expérimentés connaissant le terrain et ayant préparé leur coup, il faut considérer que les chances des cibles sont faibles. En juin 2009, à Nouakchott, le coopérant impérial Christopher Leggett a été abattu après avoir entrepris de donner une leçon à ses ravisseurs. A Arlit, Hombori, ou Rimi, les Occidentaux n’avaient pas la moindre chance de s’échapper. La plus grande prudence s’impose donc, et il est toujours possible de repérer, si on a un peu d’expérience, les actions de repérage. Dans ce cas, il faut partir, prévenir les autorités, filer, s’éloigner de la zone d’action des terroristes car une fois les repérages réalisés le passage à l’acte ne tarde pas et il est alors trop tard. On peut aussi éviter de s’assoir dans un nid de frelons, mais le conseil, intrinsèquement, ne peut s’appliquer aux humanitaires, aux journalistes et aux espions dont le métier, justement, est d’aller où ni vous ni moi ne mettons les pieds.

Et je dédie ce post à un ami, fier parachutiste, qui sait ce qu’être enlevé par des professionnels veut dire.

Les aventures de Rabbi Jacob, de Gérard Oury (1973).

« Je suis un buveur occasionnel, le genre de type qui sort boire une bière et qui se réveille à Singapour avec une barbe. » (Raymond Chandler)

Avant de quitter les ondes et d’ouvrir enfin mon salon de coiffeur-visagiste à Kandahar, il ne me semble pas inutile de revenir sur le métier qui, l’air de rien, m’occupe depuis si longtemps que j’en viens à ne plus compter les années.

On parle en effet beaucoup d’analyse, ces temps-ci, comme si le désordre du monde rendait à nouveau nécessaires, à tout le moins séduisants, à côté de l’action, les raisonnements qui inspirent – ou devraient inspirer – nos décideurs en le leur décryptant. Sans doute les dérives de certains conduisent-elles également à un salutaire besoin de rigueur, alors que les imposteurs ont pignon sur rue et que nous sommes littéralement ensevelis sous les fausses révélations, quand nous ne sommes pas simplement soumis à la dictature de ceux qui, ne sachant rien et ne comprenant pas plus, tentent de maquiller leur ignorance en refus de notre supposé snobisme. A ceux, par exemple, qui pensent qu’on peut frauder le fisc ou être un footballeur richissime tout en conspuant le « système », et à ceux qui croient que nier ou minimiser la shoah fera avancer la cause palestinienne ou les consolera de leurs misérables échecs personnels, je ne vais évidemment pas conseiller la lecture de ce remarquable post de Tom Nichols, ça ne pourrait que les mettre encore plus en colère, et je veux certainement pas cela. Pas mon genre.

A dire vrai, je ne sais pas quoi répondre à ceux qui m’interrogent sur cette discipline mystérieuse, l’analyse, parée de toutes les vertus. Que faut-il y voir ? Curiosité insatiable ? Intransigeante rigueur ? Cet été, un lecteur m’a même fait l’honneur de demander des références de romans ou de films illustrant cette démarche qui fait l’objet de travaux à Sciences Po, sera bientôt au cœur d’une série de cours de cette vénérable institution, et pourrait même, me murmure-t-on, être prochainement évoquée par un collectif d’auteurs aussi talentueux que percutants.

Le sujet, évidemment, a déjà été largement étudié. On a écrit sur les erreurs des services, sur les biais d’appréciation, sur les impasses dans l’évaluation, on a identifié les écoles de pensée ayant conduit à des naufrages stratégiques, à des échecs opérationnels, on a aussi analysé les mécanismes bureaucratiques, les mouvements croisés des flux de faits et de pensées, on les a quantifiés, modélisés. Que pourrait-il me rester à dire sur cette activité que je n’ai jamais vraiment apprise, qu’on ne m’a jamais formellement enseignée (ou alors, si, une fois, mais c’était tellement lamentable que ça ne pouvait pas vraiment être ça), et qui, de mon humble perspective, est avant tout une aventure, une quête, et parfois une souffrance ?

Je ne vais même pas essayer de me lancer dans la description des flux d’informations, de leur raffinage par les analystes, puis des retours vers le terrain et des interactions avec les décideurs/donneurs d’ordres/clients. Tout cela est bien connu de tous, à part peut-être de ceux qui écrivent sur le renseignement dans les colonnes de la presse française, et tout au plus pourra-t-on se reporter à quelques sites utiles, comme ici, , encore ici et bien sûr .

De mon temps, donc, (voix chevrotante), on nous demandait de faire de l’analyse sans vraiment nous expliquer comment. Il y a près de vingt ans, les instructeurs étaient même souvent des queues de promo, des types qui, après avoir copieusement raté la pratique entreprenaient sur ordre de saboter l’enseignement de la théorie. On me dit que les choses ont changé depuis déjà quelques années, et vous ne pouvez pas savoir à quel point je m’en félicite. Il faut d’ailleurs, une fois encore, saluer cette singularité française qui s’obstine à parfois confier la formation et l’entraînement aux plus mauvais alors qu’il faudrait en charger les meilleurs. L’enseignement est la plus importante des missions, pas une punition, et ceux qui nomment sciemment des tanches à l’instruction méritent les douves de Vincennes – charmantes au printemps.

Vous allez voir, ça va bien se passer.

Schématiquement, la méthode française prévoit que le renseignement soit recueilli/analysé/diffusé au sein de structures uniques, chacune ayant des missions particulières. Il peut arriver que les périmètres se recouvrent partiellement, mais les directeurs et le politique sont là pour, en théorie, empêcher la DRM de faire du contre-terrorisme ou la DGSE de se mêler d’affaires intérieures. Si l’on postule, donc, que le renseignement est un produit, ce qui est à la base des tensions dans les années 90 entre certains services français, il faut voir les services nationaux comme des entreprises verticales, couvrant l’ensemble du cycle de fabrication, démarchant les clients/ministères, gérant la concurrence en essayant d’avoir les meilleures sources et les meilleures analyses, deux conditions indispensables pour disposer du meilleur produit fini.

L’analyse, donc, est à la fois le produit final et la partie visible de l’ensemble. On attend du NSC impérial qu’il produise de bonnes analyses car disposer de renseignement brut n’est pas de son ressort. On attend du MI-6 britannique qu’il recrute les meilleures sources, car c’est son mandat principal. L’analyse et l’utilisation des données recueillies se font ailleurs. A Paris, au contraire, on juge un service sur ces deux aspects, et l’un peut compenser la faiblesse de l’autre en cas de besoin. Et si vous n’avez ni l’un ni l’autre, on se demande bien à quoi vous servez. #Jemecomprends.

A une époque, déjà lointaine, j’ai ainsi vu des miracles d’intelligence réalisés par quelques uns avec peu de renseignements bruts mais beaucoup d’imagination, d’inventivité, et de rigueur, ce qui a parfois évité des naufrages. Tiens, à ce propos je vous ai déjà raconté comment certains responsables d’un service cher à mon cœur  avaient décrété, en 2002, qu’il n’y avait plus lieu de faire de contre-terrorisme en Europe puisqu’il n’y avait plus de menace ? Si j’étais cruel, je pourrais même ajouter que cette lumineuse décision avait été prise sous l’influence de ceux qui niaient, en 2001, l’existence même d’Al Qaïda. Pour compenser cette infinie idiotie, certains cadres avaient décidé de continuer à travailler en secret afin de ne pas perdre la main le jour où il y aurait enfin quelqu’un sur la passerelle. Quand l’incompétence se mesure en cadavres, on commence à se dire qu’il est peut-être temps de changer de crèmerie. C’est comme ça que j’ai ouvert mon premier institut de beauté, à Mossoul, mais c’est une autre histoire.

Maintenir à flot un semblant d’expertise avec des renseignements rares et tous obtenus de haute lutte a souvent tenu du défi insensé, ou pour le moins de la course de fond. Ces miracles étaient permis grâce à une tâche essentielle, bien que peu connue, technique, différente selon les métiers, que l’on nomme exploitation. Avant d’être un analyste, vous êtes, en effet, un exploitant qui gère ses sources, trie les renseignements et les informations, les évalue, en tire des conclusions et de nouvelles questions, et qui se constitue ainsi – ou pas, tout le monde n’est pas forcément aussi doué – une expertise. C’est une démarche complexe (alimenter les bases de données, critiquer la production d’une source, ne pas se noyer dans les noms de code et les pseudos, comprendre les règles draconiennes de confidentialité, s’insérer dans les innombrables flux administratifs qui se croisent, etc.), faite de procédures lourdes, tirées de l’expérience de vos prédécesseurs et de vos anciens, parfois lors de guerres ou de crises majeures. Comme les check lists des pilotes, vos procédures ont été écrites avec du sang, quand ni vous ni vos parents n’étiez nés et que vos anciens défendaient la rodina.

Autant être clair, un mauvais exploitant ne peut pas faire un bon analyste. Je ne crois pas une seconde à ces types qui prétendent détenir la vérité sur tel ou tel sujet, écrivent chaque jour des billets, des posts ou des éditoriaux sur des thèmes différents et qui n’ont matériellement pas le temps de travailler un minimum leurs dossiers. Dans les services, c’est pareil, à la différence notable près que le système est censé pouvoir détecter les escrocs par les différentes procédures de validation, au moins quand ils ne sont pas aux commandes. Forcément, quand c’est le cas, c’est trop tard et il n’y a plus qu’à attendre la retraite, la sienne ou la leur. On peut aussi s’installer à la fenêtre et attendre le passage des cercueils. Il paraît que ça va bientôt être le cas, et je prépare mes coussins.

On pourra m’objecter qu’il existe des esprits particulièrement brillants, capables d’englober une situation d’un coup d’œil et d’en tirer la substantifique moelle en quelques phrases ciselées. Hélas, comme le disait le regretté Emile Beaufort, il y aussi des poissons volants mais qui ne sont pas la majorité du genre. On peut être doué, plus intelligent que les autres, mais sans travail, c’est au mieux du dilettantisme au pire de l’imposture.

J’ai eu la chance d’appartenir à une génération qui a importé les méthodes des sciences humaines au sein de structures maintenues soigneusement, pendant des années, à l’écart du monde universitaire. Peut-être étions-nous plus doués que d’autres – et encore pourrait-on en douter, après tout – mais il ne fait guère de doute à mes yeux que l’apport méthodologique a ouvert bien des voies. Dans une machine administrative où l’écriture de notes de synthèse permettait de donner l’illusion au politique que le système était performant et audacieux, une solide formation reçue à la Sorbonne ou à Sciences Po était un atout. Nos prédécesseurs n’aimaient pas écrire, et beaucoup estimaient que ce travail de bureau n’était qu’un cache-sexe qui nous faisait briller à peu de frais. Ils n’avaient pas tort, et le fait est que nos chefs, encore traumatisés par une douloureuse aventure néozélandaise, nous préféraient bien au chaud à Paris, à essayer d’écrire plus vite que l’AFP, plutôt qu’à faire du terrain, à recruter des sources et à monter des opérations plus ou moins tordues. Nos chefs non plus, cela dit, n’avaient pas tort, car la différence entre nos journées et ce qu’on voyait à l’écran dans des comédies à succès était mince.

Alors, ça avance ?

Pour tout dire, cependant, cette posture me convenait à merveille. Je ne me sentais pas l’âme (et je n’en avais d’ailleurs pas les capacités) d’un grand officier traitant, et si j’avais toujours voulu appartenir au Service, c’était bien pour être analyste, voir, comprendre, en savoir toujours plus, être le type qui dans l’ombre du Prince lui suggère les options, pare les coups de l’ennemi et prépare ceux que l’on va lui porter.

A la différence du monde des sciences humaines dont nous étions issus, il ne s’agissait en effet pas seulement d’étudier pour comprendre mais de comprendre pour agir. Amasser du renseignement pour écrire des notes quotidiennes à seule fin d’alimenter Moloch et de donner l’illusion d’être efficace ne pouvait nous satisfaire. Sans doute une affaire de génération. Pour nous, l’analyse devait inspirer l’action, participer à la défense du pays, et il n’était pas question – pas une seule p… de seconde – de laisser la chose à nos cousins policiers, quand bien même ils seraient en première ligne. Notre vision, décalée, parfois lointaine, parfois plus fine (pas toujours), le fait que nous soyons très souvent déconnectés des opérations en cours, tout cela nous permettait, paradoxalement, d’approcher les sujets différemment, parfois contre la pensée dominante, à commencer par celle de nos chefs, comme je l’ai rappelé ici. L’analyste, le vrai, doit s’impliquer, prendre des risques, oser les approches originales, s’élever contre la doxa, secouer les dogmes, non pas pour sa gloire mais pour le succès de sa mission. Et si la mission est accomplie, il aura sa gloire, ou plus souvent la satisfaction d’avoir fait son job.

Avoir renoncé à une carrière universitaire n’impliquait évidemment aucun renoncement intellectuel. Et, de fait, nous ne renoncions à rien, pas à la soif obsessionnelle d’en savoir plus, pas aux recherches maniaques dans les archives, pas aux heures perdues dans des cartons ou des bases de données, pas aux schémas incompréhensibles, pas aux listes de pistes à creuser, d’hypothèses à valider, de projets à expérimenter, de modèles à concevoir. Les méthodes de l’université mises en œuvre pour traquer des terroristes, ou au moins comprendre ce qu’ils tramaient… Je me surprenais parfois à penser à Mishima, à la rencontre des mots et de l’action, mais fort heureusement un nouveau naufrage interne me rappelait que je n’étais qu’un petit fonctionnaire, loin de tout romantisme exalté, dont l’ennemi le plus nuisible était dans un bureau de l’état-major plus probablement que dans une école coranique de l’Hadramaout ou une guest house de Peshawar.

A la différence d’un sociologue, notre travail d’observation de la scène jihadiste ne visait pas seulement à la comprendre pour mieux s’en prémunir mais bien à interagir avec elle en lui glissant le plus possible de bâtons dans les roues. On était loin des travaux visant à mesurer l’influence de l’observateur sur l’objet observé, puisque notre but ultime n’était, ni plus ni moins, que de détruire l’objet de notre étude. Avec le recul, il est d’ailleurs manifeste que la lutte mondiale contre le jihadisme a profondément influencé, non seulement l’environnement international (non, sans blague ?) mais aussi et surtout le jihad lui-même. Autant dire qu’il est vain de vouloir combattre un ennemi avec des outils dépassés ou inadaptés, selon une vision fausse, alors qu’il s’adapte bien plus vite que nous. Mais comme il me semble avoir déjà développé ce point ailleurs, et que par ailleurs tout le monde s’en moque, je n’y reviens pas.

Je ne vais non plus revenir sur ce que j’écrivais il y a plus d’un an au sujet des forces spéciales de l’analyse. L’augmentation non maîtrisée, et parfois non voulue, des effectifs et des moyens sans une profonde réflexion organisationnelle, une claire définition des buts à atteindre et des effets à produire, ne peut que conduire à la disparition d’une certaine expertise. Avec près d’une dizaine de cellules de crise tournant en même temps, certaines administrations parisiennes ont développé de remarquables capacités en matière de gestion des urgences mais il est manifeste – et ne le prenez pas mal, les gars – que la connaissance approfondie des dossiers a, dans certains cas, disparu. S’agissant de lutter contre un ennemi qui se régénère et apprend de ses erreurs, il va de soi que ce phénomène pose un sérieux problème. Je suis évidemment conscient des impératifs politiques et opérationnels qui pèsent sur les structures, mais je suis tout autant, peut-être cruellement ou injustement, conscient des lacunes qui ne peuvent que se creuser à mesure que la situation internationale se dégrade. A quand 15 cellules de crise ? Et 20 ? Comment, en effet, « gérer l’incertitude », comme l’écrivait récemment le DGSE dans la RDN, sans cette expertise, sans cette profondeur de vue que seule une analyse approfondie autorise ?

Gérer l'incertitude

Mais ne nous égarons pas, comme le disait le commandant Koenig. Chaque année, il nous fallait donc former de nouveaux collègues, et souvent leur expliquer que le stage dont ils étaient issus ne leur avait rien appris. Notre pédagogie s’appuyait sur l’exemple, et toujours par deux nous allions, un maître et son apprenti. En quelques mois, nous étions en mesure de déterminer si la greffe était en bonne voie ou si, au contraire, elle était rejetée. Parfois l’échec venait plus de la matière plus que du métier lui-même. Tout le monde n’est pas obligé d’adorer le contre-terrorisme, sans doute trop rapide, ou d’être fasciné par l’extrême complexité de la mouvance jihadiste. Bon, moi, je sais ce qu’il faut penser de ceux qui entrent dans un service de renseignement pour recopier les télégrammes diplomatiques.

Nous en vînmes à chercher des totems, des symboles de notre engagement pour cette analyse. Il nous fallait à la fois des personnalités ne renonçant pas et des esprits d’une extrême rigueur intellectuelle. Nous nous tournâmes, très naturellement, vers Boba Fett, le célèbre chasseur de primes, mais nous étions bien conscients que nos véritables modèles étaient à trouver du côté des grands journalistes d’investigation. Curieusement, en effet, pour des espions (ouh, le vilain mot) supposés ourdir d’épouvantables complots contre la démocratie, nous estimions que ce qui s’approchait le plus, hors de la Centrale, de notre démarche était l’enquête journalistique.

Bob Fett

Russell Crowe dans "State of play", de Kevin MacDonald

Lors du stage censé préparer les jeunes recrues au renseignement, il était d’usage de leur projeter quelques films, dont les remarquables Les Patriotes, d’Eric Rochant (1994), Le Transfuge, de Philippe Lefebvre (1985) ou Le Dossier 51, de Michel Deville (1978).

Les Patriotes Le Dossier 51

Rien, en revanche, n’était fait pour illustrer le travail d’analyste, qui pourtant serait le quotidien d’une majorité de membres du Service. A mon sens, il aurait fallu, dès les premiers cours, projeter aux nouvelles recrues All the President’s men (1976), le chef d’œuvre d’Alan J. Pakula relatant l’affaire du Watergate du point de vue des reporters du Washington Post.

All the President's Men All the President's Men

Le film de Pakula appartient à cette décennie magique du cinéma hollywoodien, brillante, politiquement engagée, associant immenses acteurs, immenses réalisateurs et producteurs courageux. Avec une exemplaire sobriété, le cinéaste, qui adapte à l’écran deux ans après la démission de Richard Nixon le livre de Bob Woodward et Carl Bernstein, décrit l’enquête, qui débute sur une intuition, ses évolutions, ses étapes, le traitement des sources, l’exigence de rigueur des responsables, chef de desk, rédacteur en chef, les pressions, les interactions entre l’avancée des investigations et le dossier lui-même. Le cas de l’Administration Nixon s’aggrave en effet à mesure que les deux journalistes, admirablement incarnés par Robert Redford et Dustin Hoffman, s’approchent du cœur du pouvoir impérial.

all-the-presidents-men

Alors, ça bosse ?

Il n’a jamais fait le moindre doute dans mon esprit que le film de Pakula était l’illustration la plus extraordinairement réaliste à la fois du travail d’analyste et du fonctionnement d’une structure chargée d’analyser. Tout est là, en effet, et il suffit de changer les titres et les décors pour se retrouver dans un service. Les démarches d’un journaliste et d’un analyste ne sont pas si éloignées, si vous y pensez un instant : rapporter la rumeur du monde, enquêter, essayer d’y voir clair, trouver des sources, dénicher des renseignements, les malaxer, influer sur le monde en écrivant aux citoyens ou aux responsables politiques. Et je ne parle pas ici de la passion, de l’obsession, du travail incessant sur les faits, de la recherche de connexions, de l’inspiration que l’on trouve ailleurs, loin du bureau.

Pour un véritable analyste comme pour un véritable journaliste, admettre, comme le fait Catherine Graciet au sujet de son livre Sarkozy-Kadhafi. Histoire secrète d’une trahison (2013), qu’elle ne dispose pas d’un seul témoin direct ni d’une seule preuve concrète et qu’elle a donc construit son récit – publié au Seuil, quand même – sur du vent et ses seules convictions est simplement inenvisageable. « Je n’ai pas vu moi-même cette vidéo, mais je suis convaincue de son existence » a ainsi déclaré Mme Graciet, sans que cela fasse réagir plus que ça. A une autre époque, une telle remarque aurait fait hurler, mais plus maintenant. Dans un service de renseignement ou de sécurité, la même aurait sans le moindre doute été sanctionnée, et il faut se souvenir de Ben Bradlee sermonnant Woodward et Bernstein parce que leurs affirmations ne sont pas étayées. Si j’étais cruel, je pourrais aussi revenir sur la supposée nouvelle doctrine anti terroriste impériale

C’est donc au cinéma que j’ai principalement trouvé de quoi illustrer le travail que nous faisions et qui semblait si magique aux yeux de certains. Essayez de vous souvenir combien de fois vous avez vu sur un grand écran un homme ou une femme s’asseoir devant des dossiers, des manuscrits, des grimoires, des indices éparpillés et tenter d’y voir clair ? Le grand Sherlock Holmes, malgré ses légendaires capacité de déduction, m’a toujours semblé trop marqué par les énigmes policières. Dans un service de renseignement, les enjeux dépassent largement la résolution d’une simple enquête, fut-elle complexe.

Alors ? Des films inspirés de Tom Clancy, par exemple (pas tous…). Ou Zero Dark Thirty, LE film de l’année 2013, ou encore Manhunt. Ou encore Mille milliards de dollars, de Henri Verneuil (1982). Dans Les Incorruptibles (1987) de Brian De Palma, Oscar Wallace, le comptable d’Eliot Ness, est l’artisan, malgré sa mort prématurée, de la chute d’Al Capone.

Oscar Wallace

En 1993, Alan J. Pakula tourne L’Affaire Pélican, et on y retrouve les fondamentaux d’une analyse sourcilleuse, reposant sur des faits, reliant les points les uns aux autres sans présupposés.

Mais ces exigences de rigueur, cette quête d’une certaine vérité semblent lointaines, presque dépassées. Entre les impératifs économiques qui dégradent, au moins en France, les ambitions de la presse et les contraintes opérationnelles qui obèrent les capacités de vision en profondeur des administrations spécialisées, il se crée un manque, un vide, un appel d’air qui bénéficie, plus qu’aux escrocs, à ceux qui mentent sur ordre ou qui défendent leurs délires politiques. Il est peut-être trop tôt pour y voir une nouvelle manifestation de la lente dégradation du système dans lequel nous vivons, mais on ne peut que s’inquiéter des conséquences, à commencer sur les guerres que nous menons.

Le renseignement au cinéma : ne pas fermer sa gueule.

Comme n’importe quelle autre activité humaine, le renseignement obéit à des lois, à des règles, à des usages et même à des rituels. Sa nature particulière, évidemment, donne à son univers des caractéristiques parfois attachantes, parfois exaspérantes, et la plus grande prudence verbale n’en est pas la moindre.

Dans un milieu où, selon l’expression consacrée, la manipulation serait un métier et parfois même une vocation, le contrôle de la parole est naturellement un impératif, en mission, sur le terrain, ou lors de rencontre avec d’autres services. Il ne s’agit pas seulement de paranoïa, ou d’une volonté pathologique de contrôle permanent, mais d’une attitude technique qui cherche à maîtriser les signaux qu’on émet et que votre interlocuteur guette – de même que vous guettez ses propres remarques ou ses gestes.

Naturellement, quand il s’agit de faire son métier, tout cela semble bien logique. Mais quand la même maîtrise devient un comportement quotidien au bureau, à la centrale ou en ambassade, il est permis, au moins, de s’interroger. Au sein des services sérieux, rigoureux, en particulier ceux chargés des missions de contre-espionnage ou de contre ingérence, on peut aisément comprendre qu’une certaine retenue soit de mise, et on peut/doit même se souvenir qu’il y a encore quinze ans les fonctionnaires du BND utilisaient de fausses identités au bureau, même auprès de leurs collègues les plus proches. On n’est jamais trop prudent, et je ne vais pas commencer à vous raconter de pénibles affaires de trombinoscopes. #Jemecomprends

La prudence, la rigueur, la stricte observance des règles de sécurité, la compréhension des risques et des dangers, la discipline, sont des qualités, mais elles peuvent aisément devenir autant de lourds défauts. Dans des administrations culturellement disciplinées, structurellement très hiérarchisées, confrontées à des environnements à hauts risques (opérationnels ou politiques), la rigueur peut conduire à de terribles autocensures, à l’étouffement de toute forme de pensée hétérodoxe. « Je ne veux voir qu’une tête » semble être le leitmotiv de bien des responsables, plus désireux de voir régner l’ordre dans les rangs que d’inventer de nouvelles façons d’accomplir la mission – ou quand le fonctionnement, même sans objet, d’une mécanique se substitue au mandat qui lui a été confié.

L’expérience prouve qu’une part non négligeable des chefs parviennent à leurs postes grâce à leur scrupuleux respect du système plus que grâce à leurs talents d’innovateurs. Cela n’a rien de bien choquant, mais il est parfois plus important pour eux de se maintenir que de faire progresser l’ensemble. On est bien obligé de voir dans cette posture une forme de médiocrité, parfois crasse, parfois simplement désagréable à fréquenter, et on ne peut que déplorer ce manque d’étoffe, ce refus du risque, cette prudence devenue lâcheté et petitesse.

Pourtant, un système lourd, complexe, comme une administration ou une grande entreprise, ne peut survivre si tous ses membres ne cessent de tirer à hue et à dia. Il faut impulser un élan, voire imposer un sens de la marche, et personne ne compte vraiment faire fonctionner Exxon comme une startup fondée par trois amis à peine sortis de l’adolescence.

Nous le savons tous, il est aussi difficile de gérer une équipe de génies qu’une équipe de bras cassés, et une gestion intelligente des ressources humaines, en fonction des métiers et de leurs impératifs les plus concrets, doit conduire à la création d’équipes équilibrées au sein desquelles le dosage doit être habilement fait entre leaders, exécutants talentueux, esprits frondeurs et esprits disciplinés. Tous ont leur utilité et leur rôle, et ce peut être, aussi, la mission du chef que de donner à l’ensemble sa cohérence, voire sa cohésion.

Certaines personnalités, cependant, sont trop impulsives, explosives, intellectuellement sourcilleuses, rétives, justement, à la médiocrité et à la malhonnêteté qui souvent vont de pair, et leur capacité à sortir des chemins balisés inquiète plus qu’elle ne crée des opportunités.

Les services de renseignement, comme les armées, détestent la pensée hétérodoxe, mais ils ne survivent que grâce à elle. La routine du temps de paix disparaît pour nos forces, de plus en plus réduites, de plus en plus engagées dans des missions aussi glorieuses et nécessaires qu’indécises. Cette routine n’est plus qu’un lointain souvenir au sein de la communauté du renseignement, chahutée de crise en crise, de coup dur en coup dur, de prise d’otages en révolution, de menace terroriste en opération de pénétration de services étrangers. La nécessité de faire tourner la boutique, de maintenir la cohérence d’ensembles complexes se heurte aux obligations opérationnelles. Face à cette situation, la tentation est grande de se raidir, de s’arcbouter sur des principes ou des postulats dépassés, simplement pour ne pas donner l’impression qu’on cède. La guerre, pourtant, la diplomatie, le renseignement ne sont que mouvement, et s’il ne saurait être question de tolérer le désordre ou d’encourager les délires (j’ai des noms), il est plus que jamais nécessaire de sortir des logiques administratives, des discours maintes fois lissés, des postures d’autant plus intransigeantes qu’on y joue plus sa carrière que l’accomplissement de sa mission.

Je me souviens comme si c’était hier avoir décidé de démissionner, un après-midi d’hiver, parce qu’une conjuration d’imbéciles, une fois de trop dans un mois déjà chargé, avait préféré tuer le messager plutôt qu’affronter un problème dont la simple existence démontrait l’étendue de leur incompétence. Nous sommes quelques uns à toujours refuser de croire que les Ardennes sont infranchissables, que la rade de Pearl Harbor est hors de portée et qu’il est facile de pacifier la RCA avec les effectifs d’un gros régiment d’infanterie.

Il y a de la grandeur à suivre un chef qui vous inspire, vous motive, vous défie, vous éclaire, mais il y a aussi de la grandeur à refuser de se taire, à dire les choses telles qu’elles sont. C’est votre devoir de cadre, c’est votre devoir de technicien, c’est votre devoir de citoyen, dans ces métiers où les décisions prises engagent bien plus que votre avancement. Si tout le monde parle, ça ne marche pas. Si tout le monde se tait, ça meurt.

Erin Brockovich, de Steven Soderbergh (2000).

Just because you wear those sergeant’s stripes don’t mean you ain’t gonna die.

Cinéaste inégal, capable de tourner les deux pires Batman de l’histoire (Batman forever en 1995, Batman & Robin en 1997) comme de réaliser un beau portrait de femme (Veronica Guerin en 2003), Joel Schumacher est d’abord un cinéaste ambigu, tentant parfois de dénoncer une violence qui, en réalité, le fascine.

Auteur de près d’une trentaine de films, ayant fait tourner les plus grands (Tommy Lee Jones, Susan Sarandon, George Clooney, Julia Roberts, Cate Blanchett, Kevin Spacey, Forest Whitaker, et même Nicolas Cage), Joel Schumacher a quand même livré quelques films marquants (The Lost Boys, 1987 ; Chute libre, 1992 ; Phone game, 2002).

The Lost Boys Chute libre

En 2000, désormais connu pour avoir massacré la franchise Batman, pour avoir réalisé un film pour le moins dérangeant autour de l’autodéfense (Le droit de tuer ? en 1996) et un autre, éprouvant, autour des snuff movies (8 mm en 1999), il cède à son tour au besoin qu’ont les cinéastes américains d’évoquer la guerre du Vietnam et réalise Tigerland.

Le droit de tuer ? Tigerland

Le film, porté par une distribution modeste mais talentueuse (Colin Farrell, pour la première fois tête d’affiche, Matthew Davis, Clifton Collins Jr, Shea Whigham, Matt Gerald, et même Michael Shannon avant qu’il ne devienne l’acteur fétiche de Jeff Nichols), ne montre aucune image du Vietnam et suit le parcours d’appelés envoyés à Fort Polk (Louisiane) se préparer au combat.

Tigerland

A bien des égards, Tigerland fait penser à Full metal jacket, le film ô combien surestimé de Stanley Kubrick (1987), mais sans jamais parvenir à se départir d’une certaine lourdeur. Prisonnier des règles d’un récit vu ou lu des dizaines de fois, il ne fait qu’aligner les épisodes ou les scènes classiques : instructeurs sadiques, soldats craquant sous la pression, racisme au sein de l’unité, personnalités s’opposant autour de la question de l’autorité et de la nécessaire cohérence de l’armée ou du caractère aliénant de la discipline.

Tigerland, le nom de ce centre d’aguerrissement, aurait pu être le personnage principal du film. On le ne voit, finalement, que très peu, et même la pluie ou la boue ne sont pas aussi bien rendues que dans des films sans ambition, comme Basic, de John McTiernan (2003, avec John Travolta, Samuel Jackson, et Connie Nielsen). De même, la personnalité du personnage interprété par Colin Farrell n’est pas assez mise en valeur, alors qu’il y avait là l’occasion de créer presque un mythe.

De vexations en affrontements avec la hiérarchie, de punitions en coups d’éclat, Colin Farrell joue honnêtement sa partition, mais l’ensemble manque de souffle. Le film, cependant, frémit lorsque, exaspéré, un officier explique au héros qu’il n’est qu’un lâche parce qu’il refuse d’assumer ses talents de meneur d’hommes, de chef né et préfère son égoïsme.

A ce moment, on se dit que peut-être enfin les blessures secrètes du personnage vont être exposées. Et on se dit aussi que Joel Schumacher a enfin atteint son sujet. Cinéaste controversé, n’aurait-il donc commencé son film par des scènes sans complaisance pour l’armée pour mieux, ensuite, exalter, en particulier par les figures, très humaines, des sergents Landers et Eveland, la nécessité de s’aguerrir, de s’endurcir, pour mieux affronter une guerre que le pays mène, fut-elle injuste et impopulaire ? Hélas, il n’en est rien et les questions, à peine esquissées, ne créent qu’un peu plus de frustration devant ce qui aurait pu être un bon film.

Hésitant entre le récit d’initiation, le portrait d’une personnalité atypique, le tableau d’une société malade dont l’armée est, décidément, bien indisciplinée et minée par le racisme, ou une authentique intrigue, Tigerland n’en reste pas moins un petit film attachant, finalement assez personnel, loin, cependant, de pouvoir figurer parmi les oeuvres majeures consacrées à la guerre du Vietnam.

Le renseignement au cinéma : gagner – et conserver – le respect de ses alliés.

Il existe, indubitablement, un génie français, fascinant, complexe, déroutant, et attachant. Ses caractéristiques sont nombreuses, en apparence incohérentes, et elles échappent souvent à la compréhension des esprits les plus acérés. Il en va ainsi dans le monde du renseignement comme dans d’autres, et on retrouve parfois, sur le terrain ou en salle de réunion, ce mélange unique de panache et d’imagination qui peut confiner au sublime comme relever de la plus éhontée des impostures.

Face à la puissance de l’Empire, et d’autres alliés européens dont nous estimions à tort les moyens proches des nôtres, il a longtemps été pratiqué une admirable discrétion sur la réalité de nos investissements en personnels. Les raisons de cette attitude ne devaient pas tant à la modestie naturelle qui caractérise nos dirigeants qu’à la sainte frousse qui s’emparaient d’eux à l’idée que nos partenaires puissent apprendre que nous étions si performants avec si peu. Jamais, sans doute, n’ai-je autant ressenti la cruelle pertinence de la formule qui dit que la France a les ambitions d’une superpuissance et les moyens d’une principauté méditerranéenne qu’en restant évasif auprès de nos plus proches partenaires. Et ce ne sont pas les risibles rodomontades entendues récemment, affirmant que nous disposions de la meilleure armée d’Europe, qui me feront changer d’avis.

Pour tout dire, la chose a longtemps été mystérieuse. Au mois de septembre 2001, à l’occasion d’un déjeuner organisé après une réunion internationale consacrée à l’affaire Beghal, un groupe de jeunes femmes de la CIA m’avaient abordé. Ces trois analystes, qui se consacraient au seul dossier de ce turbulent garçon, me demandèrent combien de cas je traitais. Je pris le temps de réfléchir, avant de répondre : « Oh, au moins une quarantaine ». A leur réaction, je compris que je venais de gaffer, et qu’elles me considéraient désormais comme le pêcheur du poisson en plâtre de Trois hommes dans un bateau.

A dire vrai, nos approches étaient si différentes qu’elles étaient proprement incompatibles. Comme à son habitude, l’Empire ne mégottait pas sur les moyens alors que la France, conjuguant un budget du Tiers-Monde et un recrutement choisi, privilégiait des équipes réduites. Je ne peux d’ailleurs cacher ma nostalgie de ces moments où une poignée d’analystes, tous différents, en remontraient au monde tout en essayant de sauver le suivi d’Al Qaïda, jugé sans intérêt par une poignée de chefs qui depuis jurent qu’ils avaient vu la menace avant tout le monde. Irresponsables et coupables.

J’appris donc ma leçon, et plus tard, devenu, le temps d’un week-end, une sorte de conseiller CT au sein d’une délégation de techniciens chevronnés partie rencontrer les autres seniors SIGINT occidentaux, je sus taire le fait que mes collègues étaient au moins aussi bons que la NSA alors qu’ils étaient trente fois moins nombreux. Le fait est qu’au-delà de ces petites curiosités entre alliés auxquelles n’entendent rien les intarissables commentateurs subis depuis le début de l’affaire Snowden l’important est toujours que la coopération fonctionne au mieux sur le terrain. Comme l’aurait dit le regretté Thierry Roland, en matière de contre-terrorisme comme sur un terrain de football, il n’y a que le résultat qui compte.

Parfois, cependant, mieux vaudrait être discret pour cacher, non pas tant le génie gaulois que l’incurie d’administrations plus occupées à glisser la poussière sous le tapis qu’à défendre la République. Faut-il, par exemple, revenir sur ce chef de poste, brutalement rappelé d’un pays d’Asie du Sud-Est pour avoir fait une apparition remarquée dans les jardins de l’ambassade, vêtu d’un short en satin, d’une chemise bariolée et d’une paire de tongs devant un parterre d’invités choisis ? Ou ce colonel qui s’obstinait à traiter son unique source clandestine tous les mois dans le même hôtel de Bonn sous le regard amusé des services locaux ? Ou cet officier de liaison en Scandinavie qui ne parlait pas anglais ?

Le drame de nos services, parmi les maux auxquels sont confrontés tous leurs homologues, vient de ce mélange, désespérant, d’amateurisme, de mépris pour l’adversaire et d’arrogance typiquement français qui écœure les plus belles âmes et contribue, parfois, à fragiliser le travail acharné et discret de centaines de fonctionnaires et militaires simplement attachés à la défense de leur pays.

OSS 117 : Rio ne répond plus, de Michel Hazanavicius (2009).

Why don’t you connect the dots? Because the whole page’s black!

Le 1er mai 2013, deux ans après l’élimination d’Oussama Ben Laden par les petits gars de la SEAL Team Six, HBO a diffusé le documentaire Manhunt de Greg Barker. Déjà auteur, en 2009, d’un film remarqué, Sergio, consacré au diplomate brésilien Sérgio Vieira de Mello tué dans un attentat d’Al Qaïda à Bagdad le 19 août 2003, auteur de plusieurs épisodes de la série Frontline diffusée par la télévision publique impériale PBS, dont Ghosts of Rwanda (2004), Barker était sans doute l’homme de la situation pour relater la traque d’OBL par Washington.

Quelques mois après l’exceptionnel film de Kathryn Bigelow, Zero Dark Thirty, magistrale transposition romanesque de l’affaire, le besoin existait, sans le moindre doute, d’un authentique travail journalistique, sans esbroufe, présentant au public les efforts ayant abouti à la mort de l’ennemi public n°1 de l’Empire.

Manhunt Zero Dark Thirty

Greg Barker, en vétéran du documentaire, s’est parfaitement acquitté de cette mission, rendant un film passionnant, et sobre malgré quelques petits intermèdes sans grand intérêt. A partir du livre de Peter Bergen, Chasse à l’homme (2012), il s’est attaché à décrire la logique, à la fois de la traque du chef d’Al Qaïda, mais aussi de l’évolution de la campagne anti terroriste impériale.

De fait, Manhunt est bien plus que le simple récit d’une longue suite d’opérations clandestines. Il s’agit, avant tout, d’une nouvelle plongée, fascinante, dans les arcanes de la guerre mondiale contre le terrorisme initiée par l’Administration Bush et reprise, in extenso, par le président Obama. Grâce à des témoignages, nombreux et parfois passionnants, d’acteurs directs de cette traque, et grâce à des extraits choisis avec soin de vidéos parfois rarissimes, on peut suivre ainsi le cheminement de responsables de la lutte contre Al Qaïda, à commencer par les fameuses analystes, the sisterhood, qui exposent avec beaucoup de sincérité et d’émotion leur mission et leur dévouement.

Manhunt - Nada

Le film de Greg Barker doit, en effet, beaucoup aux entretiens, parfois très émouvants, avec ces membres de l’agence américaine qui racontent leur démarche, décrivent de l’intérieur le choc des attentats du 11 septembre, relatent l’accumulation de signaux inquiétants mais terriblement imprécis précédant les attaques de New York et Washington, laissant transparaître leur émotion au souvenir des collègues tué(e)s ou des injustices subies. La façon dont ces analystes décrivent la mouvance jihadiste, sa complexité, la multitude de ses points d’entrée est également un modèle du genre, et on apprend plus en les écoutant que dans la plupart des livres parus en français depuis des années. Je me permets d’ailleurs de saluer ici, très confraternellement, Nada Bakos et Cindy Storer, dont l’attitude, faite d’acharnement, de lucidité, d’imagination et de sensibilité, me semble incarner quelques unes des qualités indispensables à un analyste. Et j’ajoute, car c’est plus fort que moi, qu’ici aussi on a entendu de hauts responsables, dont un directeur, critiquer vertement les contre-terroristes, accusés de sabotage (sic) pour n’avoir pas vu venir le coup. Bref, je raconterai ça un jour.

Riche, rigoureux, Manhunt évoque l’usage de la torture, laisse s’exprimer les opinions contraires de Jose Rodriguez et Ali Soufan, et donne la parole au général McChrystal, dont les propos, d’un terrible pessimisme, mériteraient à eux-seuls d’être disséqués. On lit, en creux, comme d’autres ont pu le dire ou l’écrire, que la lutte contre Al Qaïda, qu’il n’est pas question de ne pas mener, avec la dernière énergie, est dans une impasse. Stanley McChrystal, lui aussi, évoque même une endless war et notre incapacité à formuler une réponse politique – à supposer qu’elle existe – et à savoir why the enemy is the enemy.

Alors je me suis dit, c’est l’endroit qu’est pas bon. Même pour vous je ne suis pas tranquille.

Cruel mois de novembre, décidément, qui a vu cette année disparaître Georges Lautner, quelques jours avant la célébration de la sortie, le 27 novembre 1963, de son film le plus célèbre, Les Tontons flingueurs, série B devenue mythique et qui écrase le reste de sa filmographie de sa légende.

Comme redouté, chacun y est donc allé de son hommage, récitant avec plus ou moins de justesse les dialogues immortels de Michel Audiard, souriant bêtement en repensant à la trop fameuse scène de la cuisine, plus célèbre biture du cinéma français devenue la référence des amateurs et trop souvent massacrée par des fans sans imagination.

Tu sais pas ce qu'elle me rappelle ?

L’audience, intacte, de Georges Lautner doit évidemment beaucoup à la qualité de la relation artistique qui l’unissait à Michel Audiard et à leurs acteurs fétiches, mythiques gueules du cinéma français, Bernard Blier, Lino Ventura, Robert Dalban, Jean Lefebvre, Michel Constantin, Paul Meurisse, Francis Blanche, André Pousse, Jean-Paul Belmondo, Paul Mercey, Jean Gabin, sans parler de Venantino Venantini, l’ami italien, de Claude Rich, ou de Mireille Darc, la muse.

Sacré enterrement

Cinéaste populaire, plus à l’aise dans les comédies que dans les drames, Georges Lautner a ainsi tourné une poignée de monuments indépassables, que seuls certains abrutis – j’ai les noms – acceptaient de voir diffusés sur TF1 dans d’épouvantables versions colorisées. Là, on y échangeait bourre-pifs et bons mots, on y buvait sec et on regrettait le bon vieux temps. C’est aussi que le duo Lautner/Audiard, sous le couvert de comédies foutraques, exploraient la psyché nationale et la révélaient au grand jour.

Comment expliquer, en effet, l’incroyable longévité de quelques uns de ses films (Les Tontons flingueurs, 1963 ; Les Barbouzes, 1964 ; Ne nous fâchons pas, 1966, pour citer la fameuse trilogie, mais sans oublier Le Pacha, 1968, La Valise, 1973, Flic ou voyou, 1979 ou Le Professionnel, 1981) sinon par leur parfaite restitution d’une certaine France, celle des râleurs, des mauvais garçons, des flics qui méprisent les juges trop mous, des tapineuses au grand cœur, où la violence règle les différends, sauve l’honneur de Patrica, corrige les importuns et défend la République, sa justice ou ses intérêts ?

La France filmée par Lautner et dialoguée par Audiard est celle des formules argotiques ciselées comme un alexandrin de Racine, celle de la gouaille sans chichis qui moque les minets, celle qui passe des heures à table, picole, fume, se castagne, et se raconte des histoires d’Indo ou de Résistance. On y est conservateur, vaguement raciste, on y a fait la guerre et on ne s’embarrasse pas des lois.

Les personnages du duo Lautner/Audiard sont des durs, des taiseux, prêts à la bagarre, prompts à dégainer, sans pitié, appréciant les amitiés viriles. Plus on parle et moins on est crédible, au moins dans les années 60, et les tirades de certains sont autant d’indices d’une violence qui ne demande qu’à se manifester alors que d’autres, qui ne cessent de vociférer, ne sont que des demi-sels.

Raoul Volfoni a ainsi le verbe haut et la formule qui claque, mais dans le vide,

et Antoine Delafoy se saoule littéralement de mots, quand le commissaire Louis Joss, lui, est un homme avare – mais aux réparties cinglantes.

Plus tard, et pour coller à la personnalité de Jean-Paul Belmondo, le héros lautnérien se fera bavard, mais toujours violent, entrant en voiture dans les salons bourgeois ou exhibant un revolver à chaque occasion, avec un sens intact de la formule.

Le fait est qu’avec le temps, et un peu comme le Mexicain, Georges Lautner va baisser. Moins à l’aise dans les films sérieux que dans les comédies, parfois dépassé par ses interprètes, il va se laisser emporter, sans vraiment réagir. Qui peut dire que Belmondo est dirigé dans Le Guignolo (1980), pantalonnade qui lorgne vers les films de Philippe de Broca ?

Sans doute par snobisme, je reste donc un inconditionnel des années 60, lorsque le cinéaste et sa bande livraient des joyaux de 90 minutes, révélant parfois un vrai sens de l’absurde (les gros plans ou l’éclairage des Tontons, par exemple) ou un goût étonnant pour la modernité, à l’instar des locaux de la PJ du Pacha ou l’apparition de Serge Gainsbourg.

Pratiquant le clin d’oeil, Lautner et Audiard vont faire référence aux Volfoni dans Flic ou voyou ou dans Le Professionnel, mais surtout égayer les films de citations réservées aux happy few. Les Tontons flingueurs, sans ambiguïté, reste donc le chef d’oeuvre indépassable du duo Lautner/Audiard, et si le dialoguiste fera très fort par la suite (Garde-à-vue, 1981, Claude Miller), le cinéaste n’atteindra jamais plus la perfection d’un film dont chaque plan est entré dans la mémoire collective nationale. A chaque vision, on est ainsi frappé par la maîtrise des détails (la scène de la péniche, à bien des égards, est ainsi largement supérieure à celle de la cuisine) ou le jeu parfait des acteurs – sans même parler de la musique de Michel Magne.

Audiard metteur en scène tourna sans Lautner des series B avec et pour ses copains. Lautner sans Audiard s’essaya à d’autres genres, et même avec lui glissa vers le commun, loin des fulgurances de ses débuts. Il nous reste, désormais, ces scènes étourdissantes dont chaque phrase est devenue classique – et dont je constellais, lorsque j’avais un métier sérieux, mes interventions à l’UCLAT ou au Quai, du temps de mes grandes heures (quand on me surnommait alternativement Raoul ou Maître Folace…) afin de découvrir dans l’assistance quelques initiés, aussitôt complices.

Il nous reste également les héritiers du duo infernal, dont le plus digne représentant, également accoucheur de l’âme française, est Alexandre Astier. Comment, en effet, ne pas penser aux Tontons devant les épisodes, pas moins merveilleusement écrits, de Kaamelott, où on s’engueule à coup de formules définitives et de réparties tirées au cordeau ? L’inspiration, ici, est évidente :

Espérons, pour conclure, que les spectateurs qui continueront de découvrir ces pièces majeures de notre patrimoine cinématographique sauront situer Bien Hoa sur une carte, ou comprendront la fine allusion de Théo quand celui-ci laisse tomber : « Pour une fois, Dieu n’était pas avec nous ».

Théo