Dunes

Timbuktu ne méritait pas sans doute pas la Palme d’Or, mais il s’agit, sans nul doute, d’un film intrigant, étonnant, très personnel, qu’il faut voir et revoir pour en saisir les subtilités. Beaucoup attendaient un film témoignage, presqu’un documentaire, sur l’occupation du Nord Mali par les jihadistes, à partir du printemps 2012, mais il n’en est rien. Timbuktu est d’abord l’œuvre d’un artiste, Abderrahmane Sissako, qui porte un regard personnel sur ces évènements, et il serait bien difficile d’en retirer le moindre enseignement politique ou opérationnel.

Timbuktu Timbuktu

Sa richesse, pourtant, est réelle, et les débats entendus l’année dernière au sujet de sa véracité étaient bien stériles. Qui a jamais prétendu, après tout, que le chef d’œuvre de John Huston, L’homme qui voulut être roi (1975, avec Sean Connery, Michael Caine et Christopher Plummer, d’après une nouvelle de Kipling), censé se passer au Kafiristan mais tourné au Maroc, avait valeur de travail scientifique ? Il en va de même pour Timbuktu, réalisé en Mauritanie et traitant d’un Etat voisin, qui saisit la complexité d’un conflit humain. Il n’est pas question, ici, de dunes ou des boucles du Niger mais d’hommes et de femmes, et la caméra les suit, patiemment, au plus près, alors que leur vie change.

Plusieurs choses frappent, dans ce film. L’absence, d’abord, d’un fil narratif unique, tranche avec les formes habituelles. Alors que le cinéma occidental, dans ses réalisations les plus courantes, nous a habitués à des constructions reposant sur une intrigue centrale, parfois soutenue par une intrigue secondaire, ou, au contraire, à ces fameux films chorale dans lesquels se lancent, tous les cinq ou dix ans, des cinéastes plus ambitieux que les autres, le film d’Abderrahmane Sissako suit tout autant la vie de Kidane et de sa famille que celle d’Abdelkrim le jihadiste, sans négliger la vie dans Tombouctou occupée. Le film montre ainsi les itinéraires de ce couple, surpris par les islamistes, ou de cette jeune commerçante, contrainte d’appliquer des règles absurdes.

Timbuktu

Le silence du film est une autre de ses caractéristiques. Les éclats de voix y sont rares (au sujet de l’équipe de France de football…), et les longs discours encore plus. On n’assiste, finalement, à des échanges construits que lors de l’interrogatoire de Kidane ou lors des affrontements verbaux entre les jihadistes et l’imam de la mosquée. Tout cela, cependant, reste étonnamment, très urbain.

Là où des cinéastes plus démonstratifs auraient multiplié les scènes de panique, voire d’hystérie, assorties de cris, de rafales et de bagarres chorégraphiées, Sissako nous montre des jihadistes, calmes, déterminés, sûrs de leur bon droit et s’imposant sans coup férir dans la ville. Le film n’est peut-être pas un documentaire, mais l’absence de toute résistance étatique dans Tombouctou, telle que montrée par le cinéaste, renvoie l’image, dévastatrice, d’une population abandonnée par le régime de Bamako, littéralement laissée à elle-même et dont les jihadistes s’emparent sans le moindre coup de feu. Dans ce film, les islamistes ne tirent longtemps que sur des gazelles, des statuettes ou des masques traditionnels – et on saisit là leur volonté de prise de contrôle culturelle de la région. La fin, hélas, est plus tragique.

On a souvent dit, en France, que Timbuktu dénonçait les jihadistes. Il les décrit, en réalité, sans s’acharner, sans forcer le trait, dans leurs certitudes, mais aussi leur humanité et leurs faiblesses. Abdelkrim, par exemple, fume en cachette, et cache mal son trouble devant la beauté lointaine Satima. La scène dans laquelle on voit trois d’entre eux essayer d’enregistrer une vidéo de propagande est, bien plus qu’une moquerie, une remarquable vision de la réalité. Contrairement aux certitudes de bien des commentateurs français, les jihadistes ne sont pas tous, ni des psychopathes, des délinquants, ni des chômeurs désespérés, ni des idiots à peine capable de lacer leurs rangers, et ils ne sont pas tous capables de parler de façon convaincante de leur lutte : Aujourd’hui, hamdoulilah, je suis sur la voie de Dieu, la voie du jihad, et blablabli et blablabla. 

Les cheveux de Satima

Timbuktu nous montre donc une occupation, policière plus que militaire, insupportable, imposée par des hommes dont le combat n’est jamais expliqué et dont on ignore les motivations. Ils affirment être de bons et vrais croyants, mais les hommes face à eux, pacifiques, pensent la même chose et ne comprennent pas ces nouvelles règles qu’on leur applique.

Timbuktu

Les nouveaux maîtres de la ville affirment faire le jihad, mais bien malin qui pourrait dire, à la fin du film, contre qui cette guerre sainte est livrée. Les jihadistes, qui ici ne sont jamais des terroristes, viennent de toute la région. Ils parlent arabe, bambara, français, tamasheq, et certains des insurgés doivent même communiquer en anglais pour se comprendre. Il y a là une vérité, que, par exemple, Pierre Murat, dans Télérama n’a pas comprise, sans doute par ignorance.

Le film de Sissako, servi par la musique, admirable, d’Amine Bouhafa, n’est donc pas un brulot. Il porte un regard étonnant, presqu’apaisé, sur un drame auquel la France, en intervenant, a mis un terme sans répondre à la crise plus profonde qui mine la région. Les échanges entre les jihadistes et l’imam sont, à cet égard, très importants. Ils montrent, non pas une opposition frontale telle que nous la rêvons, nous Occidentaux, entre ce que nous imaginons être de bons et de mauvais musulmans, mais la complexité d’un écheveau de tensions au sein d’une communauté. Timbuktu pourrait même être taxé d’ambiguïté, si on n’y prenait pas garde, ou si on se souvenait que le film a été tourné avec le soutien de la Mauritanie qui elle, pour le coup, est d’une grande, très grand, ambiguïté. Il reste cette violence, latente, cet otage occidental aperçu quelques instants, ce couple lapidé, cet autre fouetté, ou cet autre, abattu.

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Une lapidation ordinaire

La petite fille qui court dans les dunes, dans les dernières images, répond à cette gazelle chassée au début du film par les jihadistes. On contemple là la grace et l’innocence détruites par des hommes qu’on a observés mais qu’on ne comprend toujours pas. Ce n’est pas la moindre qualité de ce film que de donner corps à ce mystère.

Nah. I’m just a cook.

Le succès de Die hard, remarquable et réjouissante déclinaison du survival movie traditionnel, ne pouvait que créer des vocations. Le public avait adoré, Bruce Willis était devenu une star, et le super héros costaud des années ’80 avait pris une autre dimension, plus humain, plus ironique.

Depuis une dizaine d’années – sans même parler du film fondateur, Les chasses du Comte Zaroff (The most dangerous game), d’ Ernest B. Schoedsack, sorti en 1932, des gentils avaient affronté des méchants dans des vaisseaux spatiaux, des bases abandonnées, la jungle, le bayou, un gratte-ciel ou un aéroport. Il fallait bien, donc, qu’on se castagnât aussi à bord d’un navire de guerre, et le désarmement de l’USS Missouri (BB-63), un cuirassé de la classe Iowa, qui devait intervenir en 1992, offrit une magnifique opportunité scénaristique. Un navire de 45.000 tonnes et de 270 mètres de long regorge de recoins, me dit-on, et se prête à merveille à une version un peu virile du jeu du chat et de la souris.

Le Missouri, pas vraiment un frêle esquif.
Le Missouri, pas vraiment un frêle esquif.

Porté par la Warner, avec – notamment – le soutien de Canal+, le projet, baptisé Under Siege, fut, comme de coutume, confié à un tâcheron qui n’embêterait personne avec d’absurdes exigences artistiques. Tout le monde, à Hollywood, se souvient encore des aventures de Francis Ford Coppola ou de Michael Cimino. Le choix se porta donc sur Andrew Davis, un cinéaste de troisième zone, d’abord auteur de films d’action moisis (The Final Terror, en 1983 ; Sale temps pour un flic, en 1985, avec the one and only Chuck Norris) puis de séries B à peine regardables (Nico, en 1988, puis Opération Crépuscule, en 1989). Ne ricanons pas, cependant, puisque c’est dans ces deux derniers films que le réalisateur recruta les principaux acteurs d’Under Siege, Steven Seagal (dont Nico avait été le premier rôle), et Tommy Lee Jones, déjà connu et dont la carrière décollait enfin (la mini-série Lonesome Dove, en 1989, et le JFK d’Oliver Stone, en 1991).

Under siege, dont le titre français, Piège en haute mer, fait honteusement référence à Piège de cristal, se présente donc comme une variation scénaristique. Le film, véritable projet de studio visant d’abord et surtout à rapporter de l’argent, reprend les éléments classiques, bien connus. Il s’agit, en effet, dans un Die hard script classique, de raconter de quelle façon un plan, (dont on sait combien il est bon qu’il se déroule sans histoire), ambitieux et complexe, rencontre des difficultés croissantes en raison de l’intervention, imprévue, d’un élément perturbateur qui finit par tout faire capoter. C’était Bruce Willis, ce sera Steven Seagal. Face à ce grain de sable, on place des ennemis charismatiques, manifestement complètement cintrés, qu’on prendra donc un plaisir fou à détester. C’était Alan Rickman ou William Sadler, ce sera Tommy Lee Jones ET Gary Busey.

Alan Rickman William Sandler

Tommy Lee Jones Gary Busey

Et, pour que notre héros solitaire ne le soit quand même pas trop, on lui adjoint une aide exotique, improbable. C’était Reginald VelJohnson ou Tom Bower, ce sera Erika Eleniak – dans un autre genre.

Reginald VelJohnson

Tom Bower

Erika Eleniak

La présence aux côtés de Steven Seagal de la pulpeuse Miss Juillet 89 de Playboy constitue, sans aucun doute, la seule véritable originalité du film, par ailleurs très convenu. La vérité nous oblige également à dire que la jeune femme, qui a manifestement été engagée sur d’autres critères que ses seuls talents d’actrice, joue bien mieux que Seagal, à peu près aussi inexpressif qu’un bloc de ciment.

Cauchemar en cuisine

Under Siege souffre, en effet, d’un manque terrible d’humour. Malgré les efforts méritoires de Tommy Lee Jones et de Gary Busey, absurdement grimés et qui surjouent manifestement, les sourires sont rares, et souvent involontairement provoqués par l’action. Là où McLane râle, soliloque, se plaint, et ne cesse de se relever après avoir été mitraillé ou tabassé, Casey Ryback reste d’un calme imperturbable. On le voit rire une fois, et son arrogante ironie – et Dieu sait que l’arrogance ne me pose pas de problème – tombe à plat. Il y avait pourtant beaucoup à faire avec ce personnage.

Donc, il peut rire.
Donc, il peut rire.

Steven Seagal n’incarne pas ici un policier prompt à dégainer ou un officier des forces spéciales envoyé dans la jungle avec son équipe d’élite, mais un cuistot, le chef personnel du commandant du Missouri. Evidemment, ce chef est aussi un petit gars des SEALs, puni et sauvé par un supérieur admiratif, mais il ne s’en vante pas et nous, évidemment, on s’en doute un peu.

La tête brulée, loyale mais rétive à toute forme d’autorité, est une figure obligée du cinéma d’action. Elle incarne la supériorité, présentée comme un postulat, du terrain (LE TERRAIN, LES GARS !) sur les intrigues administratives et politiques ou la vision forcément déconnectée car théorique de la hiérarchie. Elle représente une forme de bon sens paysan, qui ne ment pas et ne se trompe pas – JAMAIS. Dans Predator (1987), le major Dutch représente, par exemple, la figure idéale de cet archétype narratif.

Faire d’un élément d’élite des forces spéciales américaines un cuisinier, certes insolent, sur un navire de la Navy était une bonne idée, qui donnait de la profondeur (on n’est pas non plus chez Zweig) au personnage. Elle permettait également de jouer sur le décalage entre l’emploi affiché de Ryback et ses capacités réelles. La surprise, à ce titre, est bien utilisée au début d’Under Siege et donne lieu au dialogue le plus réjouissant de toute la carrière de Steven Seagal, s’achevant sur une réplique que je ne cesse de répéter, jusque dans les salles de cours les mieux fréquentées. Le fait que Steven Seagal joue à peu près aussi bien qu’une carcasse de bovin enlève, hélas, tout au attrait au personnage.

Les scènes situées dans la cellule de crise du Pentagone ne sont pas moins ridicules. Comme de juste, le type de la CIA est un fumier confronté aux échecs répétés de l’Agence – et en plus il fume comme un pompier. Face à lui, les amiraux sont de braves gars, prêts à prendre de difficiles décisions, mais sauvés, non pas par le gong, mais par Casey Ryback. On découvre ainsi que ce nom fait autant d’effets aux good guys que celui de Keyzer Söze en fera aux bad guys.

Il faut dire, au vu de ses performances, que la simple mention de Ryback a en effet de quoi faire frémir, même les plus endurcis. Pas une seule fois dans Under Siege notre héros n’est ainsi en difficulté, et l’intrigue est ainsi des plus linéaires : une fois lâché contre ses adversaires, Casey Ryback est à peu près aussi impitoyable qu’une coulée de lave, dont il a d’ailleurs la tranquille détermination. Salement blessé au dos par un grappin (UN GRAPPIN !), il en nourrit une contrariété passagère, sans doute parce que les marins, comme on le sait, n’apprécient pas les tenues négligées et que sa veste est déchirée. La tuile, quoi.

Le film, en réalité, vise un public de rednecks qui sera, par la suite, comblé par les productions populistes et cocardières de Disney (The Rock, 1996, Michael Bay ; Les Ailes de l’Enfer, 1997, Simon West) et insiste lourdement sur le drapeau, le président ou le devoir. Les scènes finales sont, à cet égard, édifiantes, et feraient passer les campagnes de recrutement traditionnelles pour des festivals de films indépendants.

Casey Ryback

Personne ne me bat en cuisine.

En 1993, Andrew Davis, qui est devenu crédible grâce au succès commercial d’Under Siege, réalise Le Fugitif, une très agréable adaptation de la série télévisée bien connue. Il y reprend pas moins de neuf acteurs de sa production précédente, Harrison Ford remplaçant avantageusement Steven Seagal et Tommy Lee Jones y remportant un Oscar (meilleur second rôle masculin).

Seagal, pour sa part, poursuit sa carrière, déjà marquée par quelques navets spectaculaires (Echec et mort, 1990, de Bruce Malmuth ; Désigné pour mourir, 1990, Dwight H. Little ; Justice sauvage, 1991, John Flyn) se lance dans le cinéma engagé avec Terrain miné, un film écologiste qu’il réalise en 1994 et qui pourrait arracher des sanglots de rire à un lave-vaisselle.

Il revient finalement à Casey Ryback en 1995 avec Under Siege 2: Dark Territory, une nouvelle exploration narrative dirigée, si l’on ose dire, par Geoff Murphy. L’USS Missouri y est remplacé par un train, et les méchants, pas moins ravagés que les précédents (Simon Bogossian et Everett McGill, en roue libre), n’ambitionnent plus de voler des Tomahawks à charge nucléaire – rares, il est vrai, à bord d’un train entre Denver et Los Angeles – mais de prendre le contrôle d’un satellite de combat (Point Chamayou) clandestin géré par la CIA et l’Air Force afin de détruire des cibles aux Etats-Unis pour le compte d’un groupe terroriste moyen-oriental (on s’en doutait) prêt à payer un milliard de dollars. Oui, je sais, ne dîtes rien, c’est déjà assez pénible.

Simon Bogossian

Everett McGill

Pourquoi un train ? Parce qu’à son bord deux officiers de l’USAF, en pleine escapade amoureuse, vont servir à la prise de contrôle initiale. Pourquoi Dark Territory ? Parce que cette expression désigne, dans le vocabulaire ferroviaire nord américain, des portions de territoire où les trains roulent sans contrôle – et à vitesse réduite, ce qui rend le titre français, Piège à grande vitesse, encore plus pitoyable. On le voit, c’est absolument affligeant.

Face aux méchants, nombreux et bien armés, l’impassible Ryback, qui accompagne sa nièce à l’enterrement de son père/frère, va bénéficier de l’aide d’un bagagiste (Morris Chestnut), dont le personnage est tellement ridicule qu’on ne peut exclure qu’il soit, tout simplement, une caricature raciste. Le film n’offre aucun suspense, et si quelques scènes sont plaisantes, l’ensemble est d’une médiocrité confondante. Seagal y joue encore moins bien que d’habitude, et il parvient à dégommer son principal adversaire en deux minutes. A aucun moment on n’aura pu penser, par inadvertance, que ça n’allait pas être si facile. En fait, si, c’est facile, pour Casey Fucking Ryback.

Le principal intérêt de ce film réside, en réalité, dans la parodie faite par Mozinor en 2007. L’homme n’a pas toujours été inspiré, mais avouons qu’ici il est drôle.

Ajoutons enfin, à seule fin d’exhaustivité, qu’en 1996 une troisième déclinaison du concept sera réalisée sous le nom d’Ultime Décision par Stuart Baird, un cinéaste autrement plus expérimenté ayant travaillé sur quelques belles productions. Il s’agira alors de prendre d’assaut, en plein vol, un avion de ligne détourné par des terroristes. Disons que c’est plaisant après une grosse journée.

Enfin, à deux reprises par la suite, des distributeurs français placeront Piège dans un titre de Seagal : Piège au soleil levant, en 2005, et – mon préféré – Piège à haut risque en 1998. Il faut dire que Piège pas dangereux ou Piège peinard auraient eu moins de gueule.

Il y a le feu à l’agence de voyages. Inutile de s’y rendre.

Il existe une croyance persistante selon laquelle, puisque faire du cinéma revient souvent à raconter des histoires, les grands événements historiques se prêtent admirablement à la réalisation de films ambitieux. Ceux-ci bénéficieraient en effet de l’importance des faits qu’ils montreraient au public, jusqu’à être portés par eux.

La réalité, évidemment, est tout autre. Un film, comme un roman, nécessite bien plus qu’une bonne idée pour être réussi, et plus son ambition est grande plus la déception peut être cruelle. L’adaptation de faits historiques héroïques, épiques, voire légendaires, peut ainsi aboutir à des films tièdes, ne rendant qu’imparfaitement justice à leur sujet, voire à de complets naufrages. On pourrait, par exemple, citer parmi les films récents Troie, de l’inénarrable Wolfgang Petersen (2004), mais la liste est longue.

Le D-Day en mer Egée
Le D-Day en mer Egée

Il était naturel que la Seconde Guerre mondiale, plus grand conflit de l’Histoire, inspire le cinéma. Aux films de propagande réalisés dans chaque camp succédèrent rapidement, à partir de 1945, ceux relatant les grandes batailles, les actions d’éclat, les drames et les actions des uns et autres, la guerre elle-même servant de toile de fond à d’innombrables récits, dans tous les genres. La célébration des héros est, après tout, une tradition aussi ancienne que les combats qui les ont vus s’élever et chacun des belligérants victorieux entreprit, avec ses moyens et sa sensibilité, de revivre ces moments terribles. Il y avait là, aussi, moyen d’entretenir dans le contexte diplomatique de l’après-guerre l’esprit des sacrifices consentis et la notion d’alliance militaire dépassant les différences du temps de paix.

Ayant acheté les droits du livre de Cornelius Ryan, Le Jour le plus long (1957), le grand producteur américain Darry F. Zanuck entreprit de le porter à l’écran sous la forme d’une fresque ambitieuse couvrant l’ensemble de l’opération, des bases et des ports britanniques aux plages normandes en passant par les salles des états-majors allemands et les caches de la Résistance française. Il réunit ainsi un casting impressionnant (« Plus de 42 stars internationales » annonçait fièrement l’affiche du film) sous la direction de trois cinéastes expérimentés (Ken Annakin, Andrew Morton et Bernhard Wicki) chargés de différentes séquences.

Le Jour le plus long

Il s’agissait, à l’aide de cette équipe particulièrement impressionnante (Henry Fonda, Robert Mitchum, John Wayne, Rod Steiger, Richard Burton, Sean Connery, Mel Ferrer, Arletty, Bourvil, parmi les acteurs les plus marquants) de réaliser un film rendant hommage à un des faits d’armes majeurs de la guerre. On aurait aimé, dans l’absolu, que d’autres batailles, sur d’autres fronts, à commencer par celui de l’Est, aient les honneurs du cinéma occidental, mais des raisons évidentes jouèrent. Après tout, le cinéma soviétique ne s’est pas non plus beaucoup intéressé à la prise d’Iwo Jima…

Le livre de Ryan Le jour le plus long, nommé ainsi selon une formule de Rommel, se proposait de faire revivre au lecteur les préparatifs puis le déroulement du débarquement allié en Normandie, le 6 juin 1944. Mêlant dans un texte vif anecdotes et observations plus larges, il offrait ce que le journalisme américain fait de mieux. Le film, au contraire, malgré des scénaristes prestigieux parmi lesquels Romain Gary, ne parvient pas à intéresser.

Ses qualités, indéniables, ne parviennent pas à le sauver tant il souffre de son excès d’ambition. Le jour le plus long, en se lançant dans une reconstitution minutieuse de la bataille et de ses arrières, en multipliant les protagonistes et donc les points de vue, en affichant à chaque plan ou presque un acteur connu, s’effondre ainsi sous son propre poids. De fait, le casting, au lieu de servir le récit, conduit à son émiettement, à la dispersion de l’action sans jamais permettre qu’on se concentre sur telle ou telle action. La prise de la Pointe du Hoc, phénoménal fait d’armes, est à cet égard un complet gâchis, expédiée en quelques minutes alors qu’elle aurait mérité un autre traitement. La composition de John Wayne, trop vieux pour son rôle, est par ailleurs décevante, et on ne cesse de repenser au héros de l’Ouest américain alors qu’il est promené dans son attelage de fortune. La musique elle-même, qui sera parodiée dans Le mur de l’Atlantique (Marcel Camus, 1970, avec Bourvil et Sophie Desmarets), est bien trop guillerette pour un tel sujet.

Trop lourd, trop long, le film produit par Zanuck souffre, en réalité, d’un manque de cohérence. Parfois tragique, parfois drôle, alternant scènes épiques et scènes intimes, il tente de reproduire le livre à l’écran au lieu de l’adapter. Quand le texte de Cornelius Ryan instruisait en distrayant, le film enchaîne les scènes sans respiration, mais sans rythme, donnant le sentiment d’une succession de faits assénés au spectateur. Cette construction ratée est aggravée par l’absence de psychologie chez les personnages, réduits à leur seul rôle dans la bataille.

John Wayne

Robert Mitchum

Le jour le plus long, à son corps défendant, illustre l’adage selon lequel on apprend souvent bien plus d’un gros plan que d’une fresque géante, qui plus est peu maîtrisée. En 1998, en suivant un petit détachement de soldats US dans Saving private Ryan, Steven Spielberg avait su recréer la violence et le chaos du débarquement. Son hommage aux soldats engagés sur les plages n’avait rien de l’académisme sans imagination du film de 1962. A bien des égards, d’ailleurs, le film de Spielberg est l’anti Jour le plus long, violent, sec, sans guère de personnages sympathiques, sans légèreté, sans volonté de donner un cours d’histoire militaire.

Sans surprise, la partie la plus intéressante du Jour le plus long est celle qui décrit les réactions de l’état-major allemand, rendu aveugle par les manœuvres des Alliés comme par ses propres certitudes, tiraillé entre les observations réalisées au plus près du terrain (Le TERRAIN, HERR HAUPTMANN !) et les doutes des échelons de synthèse, en Normandie ou à Berlin. La description de l’analyse de la situation, les anticipations de certains officiers particulièrement talentueux et les décisions prises au-dessus d’eux construisent finalement le seul suspense du film, dont l’issue est, admettons-le, connue même du pire des cancres. Voir la Wehrmacht se mettre en mouvement et entamer la défense de la fameuse forteresse Europe présente infiniment plus d’intérêt, en raison de la richesse des scènes consacrées à cet aspect, que le déroulement par trop convenu des opérations alliées. J’ajoute ici qu’on observera un phénomène voisin dans le catastrophique Pearl Harbor de Michael Bay (2001), qui ne mérite d’être sauvé de l’oubli que par ses scènes d’aviation et, surtout, par la pertinence de celles montrant les services de renseignement américains essayant de prévoir l’attaque japonaise.

Mauvaise mayonnaise

Il n’est pourtant pas impossible de réaliser des fresques ambitieuses et réussies. A bridge too far, réalisé en 1977 par Sir Richard Attenborough à partir, là aussi, d’un livre de Cornelius Ryan, constitue ainsi, du moins à mes yeux, un des films les plus convaincants consacrés à la Seconde Guerre mondiale. La distribution n’y est pas moins éclatante que dans Le jour le plus long (Sean Connery, Anthony Hopkins, Michael Caine, Robert Redford, Elliot Gould, James Caan, Gene Hackman), mais le film est cohérent et, ce qui est essentiel, porte la marque d’un très grand cinéaste et non celle d’un producteur. C’est toute la différence.

Les vacheliers du ciel

Ecrire des histoires d’aviation à la mesure de la passion que le sujet suscite n’est pas si simple. Bien souvent, les intrigues ne parviennent pas à dépasser les ressorts éculés du vol de prototypes, des campagnes d’essais dangereuses ou des pirates de l’air. Ce n’est d’ailleurs pas trahir l’héritage de Buck Danny et de ses ailiers que d’être lucide sur la faiblesse de certaines de leurs aventures. L’expérience, depuis les aventures de Biggles jusqu’à la série des Ace Combat, a largement démontré que les histoires les plus haletantes dans le monde de l’aviation de combat étaient celles qui parvenaient à s’extraire du monde fermé des hangars pour faire des dog fights et des raids à très basse altitude de simples péripéties d’une intrigue plus complexe, plus vaste, plus ambitieuse.

Buck Danny Jerry Sonny

L’authentique fana de l’aviation, pour reprendre une expression bien connue, ne saurait se contenter des mêmes images enchaînées sans talent. Il attend que sa passion soit valorisée, et c’est bien pour ça que Nimitz, Retour vers l’Enfer (1980, Don Taylor) est bien supérieur à Top Gun (1986, Tony Scott), les deux films relevant pourtant tous les deux de la même logique de communication de la Navy. C’est pour la même raison que L’Etoffe des Héros (1983, Philip Kaufman) reste un chef d’œuvre indépassable en mêlant prouesses techniques et portraits d’hommes et de femmes, loin des clichés dont un certain cinéma nous gave depuis des décennies.

Top Gun Les chevaliers du ciel

Il serait pourtant injuste de nier l’influence que le Top Gun de Tony Scott a eue sur le genre. La parfaite inanité du scénario n’a pas empêché le film d’établir de nouveaux standards, grâce à l’utilisation intensive de filtres ou de contre-jours, le tout rythmé par une bande originale so eighties, en privilégiant l’action pure sur toute autre considération.

F-14 admirant le coucher du soleil

L’absence d’une production similaire semblait être une anomalie en France, un des berceaux de l’aviation et terre d’excellence industrielle. Le défi a finalement été relevé par Gérard Pirès, réalisateur en 2005 d’une ambitieuse interprétation de la série mythique de Charlier et Uderzo Les Chevaliers du Ciel, qui avait déjà par deux fois été adaptée à la télévision, d’abord en 1967 (avec Jacques Santi et Christian Marin, avec un générique de l’idole des jeunes) puis en 1988 (avec Christian Vadim et Thierry Redler).

Les chevaliers du ciel

C'est là, entre la dent et la gencive que...

Les pilotes d'à côté

Réalisé avec la participation active de l’Armée de l’Air, qui mit quasiment à disposition du réalisateur l’escadron 1/5 Vendée, (dissous en 2007), et celle de Dassault Aviation (dont le président, Serge Dassault assista à la première, si mes souvenirs sont bons), le film est à la fois conforme à ce qu’on attendait de lui et parfaitement navrant. On y retrouve, sans une once d’originalité, les pires poncifs du film d’aviation, sauvés par des images magnifiques.

Vers l'infini et au-delà

Il faut dire que le choix de Gérard Pirès ne laissait pas espérer autre chose qu’un film médiocre. La filmographie du réalisateur, entre polar voyeuriste (L’Agression, 1975) et comédie lourdingue (Fantasia chez les ploucs, 1971 ; Double Zéro, 2004) est une admirable suite de catastrophes, dont la moindre n’est pas Taxi (1998), symbole parfait de la marque Besson, naufrage scénaristique au populisme décérébré typique, démagogue, mal écrit, mal joué, à peine digne d’être diffusé en semaine sur TF1.

Qu’il ait été décidé de confier un film de propagande – puisqu’il s’agit bien de ça – à un tel cinéaste pourrait conduire à des réflexions désagréables au sujet du mépris pour le public que cela révèle, mais je m’abstiendrai, par pure charité chrétienne. Disons qu’il s’agit de ma modeste contribution à l’esprit du 11 janvier.

Le fait est, sans surprise, que Gérard Pirès, à qui on a donc demandé de réaliser un navet, s’en sort haut la main. Il ne manque rien à son film, ni un scénario d’une rare ineptie sur fond de guerre contre Al Qaïda (la première scène de chasse entre Mirage étant affligeante), ni des développements convenus sur des magouilles entre services de renseignement et marchands d’armes. Les difficultés des deux personnages principaux avec leur hiérarchie rappellent par ailleurs tellement Top Gun qu’on hésite y voir, plus qu’un hommage, une véritable citation in extenso.

Alors, ça avance, ce complot ?

La distribution ne déçoit pas non plus, tant les acteurs s’ingénient à être ridicules, caricaturaux, singeant le pire du cinéma hollywoodien. Benoît Magimel et Clovis Cornillac y sont aussi crédibles en pilote de chasse que votre serviteur en danseuse classique, Philippe Torreton y arbore une perruque de vieux beau, Géraldine Pailhas y joue une Kelly McGillis brune toujours vêtue de tailleurs trop petits de deux tailles et Alice Taglioni ne force pas son talent pour incarner son personnage, insupportable de bout en bout. Inutile, par ailleurs, de s’attarder sur Rey Reyes, pilote féminin de l’USAF en échange avec l’Armée de l’Air effectuant un strip-tease sur une aile de Mirage lors d’une scène affligeante de bout en bout.

Reste que le film offre des images splendides de Mirage ou d’Alpha Jet, et quelques scènes d’anthologie, et qu’il rejoint finalement son modèle : comme Top Gun, on le regarde en accéléré, en évitant soigneusement les dialogues, afin de se concentrer sur les séquences aériennes.

 

Et toutes nos amitiés au stagiaire de BFM qui a rédigé le générique de fin :

Pour une réforme de l'orthographe des pays du Moyen-Orient

 

Le renseignement au cinéma : faits et certitudes (2)

Un des questionnements les plus taraudants que je connaisse est lié aux biais de confirmation. Le phénomène ne cesse de m’interpeller depuis mon entrée dans le monde de l’analyse et de l’investigation, car il contredit tout ce que j’ai appris durant ma longue scolarité. S’il est bien normal de diverger, et s’il est établi que la vie serait d’un ennui achevé si nous étions tous du même avis sur, par exemple, les grandes questions de l’existence ou certains albums des Stones, il est en revanche plus étonnant que des événements relativement simples, comme un attentat, puissent susciter des affirmations aussi contraires. Je ne parle pas ici de la recherche de solutions politiques, car dans ce cas le débat est indispensable – pour peu qu’on nous épargne les saillies de psychologues au rabais ou de ministres séniles – mais simplement de l’étude d’événements tactiques.

Il peut arriver à tout le monde de se tromper, en particulier à votre serviteur, mais on connaît des méthodes imparables pour éviter que ça devienne une habitude, et l’une d’entre elles consiste à recenser les faits, à les confirmer et à les analyser froidement.

Il existe, naturellement, des domaines dans lesquels il est impossible de disposer de tous les faits, et on peut alors, avec méthode, et instruit par d’autres connaissances, émettre des hypothèses. Bonnes ou mauvaises, celles-ci sont indispensables à la progression du raisonnement, et le premier enquêteur correctement formé, même inexpérimenté, sait ça. Cela dit, et sans jouer les vieux cons (une tendance naturelle depuis mon 5e anniversaire), on peut déplorer le manque flagrant de curiosité intellectuelle de nombre de nos contemporains, manifestement ignorants de concepts aussi basiques que la profondeur historique. On aurait pu croire que la mise à disposition, grâce à Internet, de tout le savoir du monde aurait permis de gagner en pertinence et en intelligence, mais on constate, au contraire, que la facilité avec laquelle on peut faire remonter des informations conduit à la paresse et aux raccourcis. Là encore, il ne s’agit pas de critiquer le média mais bien les faiblesses éducatives qu’il révèle. Les lecteurs du Protocole des sages de Sion n’avaient pas Internet, me semble-t-il.

Peser les faits, ensuite, pour séparer ceux qui sont significatifs de ceux qui ne le sont pas, est une autre démarche indispensable, comme le tamis de l’archéologue ou du chercheur d’or. Prenons, à tout hasard, les attentats de Copenhague. Un homme ouvre le feu à l’arme automatique sur un local abritant une conférence informelle consacrée à la liberté d’expression. Faut-il conclure de l’usage d’une arme à feu qu’il s’agit d’une attaque inspirée par les attentats de Paris, ou faut-il plutôt estimer que le lien entre les deux drames vient de la nature des cibles ? Parce que, quand on y pense, les attentats au lance-pierre ou à la sagaie ne sont pas si souvent, de mémoire.

Recenser les faits, les évaluer pour commencer à réfléchir peut prendre du temps. Il y a vingt ans, il fallait des jours et des jours pour obtenir des détails au sujet d’un événement, et beaucoup ne mesurent pas la chance – si je puis dire – de pouvoir disposer en une poignée d’heures de témoignages, et même de rapports. On aimerait, dès lors, que ceux qui se pressent dans les médias, mauvais opérationnel ayant exposé quelques secrets qui auraient dû le rester, chroniqueuse omnisciente ou journaliste émoustillé par la vue du sang, contrôlent leur nature et se retiennent de balancer les idioties habituelles, faites d’islamofascisme, de loup solitaire, de « Oh mon Dieu, il avait une arme » et d’autres remarques puissantes. Oui, je sais, c’est pas gagné.

Cela dit, et parce que je suis en vacances, je suis enclin à pardonner aux idiots, car, malgré les efforts méritoires de la médecine, la greffe de cerveau n’est toujours pas d’actualité et la lutte contre le jihadisme, appelée à durer encore une bonne génération, s’accompagnera longtemps de ces dérives. Certaines seront même publiées au Seuil, c’est vous dire.

Sauter aux conclusions sans trop étudier les faits, sans s’arrêter dans les détails (où, pourtant souvent se cache le diable) ou sans envisager de contre hypothèse peut conduire à de véritables catastrophes, dont des erreurs judiciaires, voire des morts autant brutales qu’inutiles. Et après, on est bien embêté. Retrouvons donc notre ami Walter Sobchak, déjà mis à contribution il y a quelques mois, dans ses œuvres. Il nous livre ici une merveilleuse illustration des conséquences regrettables d’une mauvaise analyse des faits, mal compris, surévalués, déformés par une investigation bâclée, menant à des actions pour le moins inopportunes.

The Big Lebowski, de Joel et Ethan Coen (1998)

Parvenir à de mauvaises conclusions à partir de faits partiels et/ou insuffisamment étudiés n’a cependant rien, somme toute, de bien étonnant ou de très nouveau. Seul l’inspecteur chef Clouseau parvient à résoudre des enquêtes en ratant de tout ce qu’il est humainement possible de rater, et la littérature ou le cinéma ont plutôt tendance, pour on sait quelle raison, à mettre en avant des esprits opiniâtres, rigoureux, de Sherlock Holmes à Kurt Wallander en passant par le toujours impeccable Hercule Poirot.

Il est également possible de tout manquer si, malgré les faits parfois abondamment documentés, on s’obstine à construire des raisonnements à partir de certitudes conçues ailleurs, en dehors du champ du savoir. Ce que l’on appelle les biais de confirmation, que j’ai déjà évoqués ici, peut avoir de redoutables conséquences, opérationnelles ou même politiques en fonction de la position du fautif dans la société, la hiérarchie administrative ou le pouvoir politique.

S’agissant du jihadisme et de la menace terroriste qui en découle, les exemples ne manquent pas, ces temps-ci, et on songe, par exemple, à l’ancien Premier ministre Dominique de Villepin, désespérément bloqué au mois de février 2003 lorsque ce qu’il pensait être le début de son destin national se révéla être le point d’orgue d’une carrière finalement assez piteuse. S’être rêvé Napoléon et finir avocat d’affaires, on a vu mieux. Bon, cela dit, question carrière, je ferais sans doute mieux de ne pas trop la ramener…

Personne, en réalité, ne conteste le fait que l’intervention anglo-américaine se soit révélée une catastrophe majeure, déstabilisant durablement une région qu’il serait par ailleurs hasardeux de décrire, avant la guerre, comme un havre de paix et de prospérité. Le terrorisme, quoi que pense notre homme, n’était pas inconnu en Irak (et on pourrait s’interroger sur le rôle de l’Iran, à ce sujet), et s’il a pris l’ampleur que l’on connaît pendant l’été 2003, il avait su prospérer avant la guerre. Il serait sans doute plus malin de revenir à la guerre de 1991, voire, comme je le pense profondément, aux excès de régimes autoritaires que tous, à commencer par la France, nous avons encouragés, armés, soutenus pendant de trop nombreuses décennies. Les voix de M. Villepin et de ses amis étaient alors bien silencieuses.

Le jihadisme se résumerait-il donc au conflit irakien ? Que fait l’ancien Premier ministre de la révolution ratée syrienne ? Et avant cela, de la guerre civile algérienne, et de la crise égyptienne ou de l’insurrection du sud des Philippines ? L’obsession de Villepin pour l’Irak, il y a déjà douze ans, est celle d’un homme qui ressasse son heure de gloire et nous sert, encore et encore, les mêmes arguments. L’exercice ne manquait pas d’intérêt dans les mois ayant suivi le début de la guerre, mais qu’en est-il de sa pertinence aujourd’hui ?

De même, comment comprendre ce changement d’attitude face à la diplomatie française, accusée (air connu) de suivisme ? Refuser de voir que combattre le même ennemi que le Etats-Unis ne fait pas de nous des esclaves de Washington est typique d’une génération de (faux) penseurs qui regardent les alliés plutôt que l’adversaire. Pour eux, et sans surprise, la posture compte plus que les actes, la victoire finale moins que le panache (ou ce qu’ils croient être le panache), puisqu’ils se nourrissent d’abord de formules creuses. Paris, comme n’importe quelle nation souveraine, a le droit et le devoir de concevoir ses propres solutions politiques et de diverger d’avec ses partenaires les plus proches quand cela est nécessaire. On ne voit pas, en revanche, pour quelles mystérieuses raisons il lui faudrait nécessairement s’opposer aux uns ou aux autres par principe dès lors que ses intérêts sont en jeu. Le changement de posture de la France en Bosnie, en 1995, après l’élection de Jacques Chirac à la Présidence, était-il la marque d’un quelconque suivisme ? Qu’a pensé alors M. Villepin, secrétaire général de l’Elysée, de l’entrée en action de la FRR contre les Serbes de Bosnie ?

La vieille rengaine au sujet du terrorisme qui apporterait la guerre est ainsi d’une affligeante médiocrité, faisant peu de cas des faits (encore !), inversant les causes et les conséquences pour des raisons que l’on serait bien généreux de qualifier d’idéologiques. Les attentats du 11 septembre 2001 ou ceux du 7 août 1998 étaient-ils une riposte à une quelconque guerre américaine, ou étaient-ils plutôt la manifestation d’une hostilité à une politique ancienne au Moyen-Orient ? L’attentat déjoué de Strasbourg, au mois de décembre 2000, répondait-il à la diplomatie française ? Il n’y a qu’un pas entre le pacifisme et le renoncement, manifestement franchi avec aisance par ceux qui, pourtant, ne cessent d’invoquer les mânes de nos plus grands hommes.

S’obstiner à ne voir dans la menace jihadiste qu’une réponse mécanique à des actions identifiées, ici ou là, révèle une profonde incompréhension du phénomène. Le jihad contemporain mène une guerre qui dépasse, de loin, la réaction à des actions ponctuelles et manifeste une haine profonde de ce que nous sommes. L’attentat de Stockholm en 2010 punissait-il la Suède pour son aventurisme militaire bien connu ?

Disposer des faits et des différents outils analytiques permettant de les raffiner et parvenir, malgré tout, à systématiquement passer à côté des conclusions révèle un talent précieux. En France, où il n’existe quasiment pas de débat scientifique sérieux au sujet du jihadisme, et où les travaux universitaires sur l’islamisme radical sont rarissimes – et anciens, la parole reste laissée à des gens qui vous affirment, contre toute évidence, que les terroristes sont fous, pauvres, victimes du racisme ordinaire (qu’il ne saurait, par ailleurs, être question de nier) et qu’ils sont en révolte contre le capitalisme. Ces conclusions, plus fausses que simplement hâtives, mènent à des lois sans valeur, à des organisations décalées, à des initiatives plus politiciennes que politiques, et servent, in fine, plus les carrières que le bien commun. Souvenons-nous du réveil brutal de l’agent Dave Kujan, aveuglé par ses certitudes au point de laisser filer celui-qu’on-ne-doit-pas nommer…

The Usual Suspects, de Bryan Singer (1995)

Il faut, en effet, poser les questions désagréables, quand bien même elles seraient brutales ou irrespectueuses. Se tromper avec constance (qui ça ?) alors que tous les faits sont là est-il la marque d’un esprit médiocre, d’une lecture du monde dépassée ou d’une mauvaise foi cachant plus ou moins habilement de sombres desseins ? Faudra-t-il atteindre que nos échecs et nos pertes deviennent insupportables pour que le débat soit enfin posé sérieusement, avec méthode, que de véritables échanges contradictoires aient lieu, ou allons-nous comme nous savons si bien le faire, nous contenter de créer des commissions d’enquête après la défaite ?

Personne ne dit que c’est facile, et il ne s’agit pas d’être injuste, mais nous sommes certains d’échouer en nous y prenant comme ça. Sauf à penser que le naufrage d’une démocratie vieillissante face à des menaces internes et externes fasse partie d’un cycle normal, presque prévisible.

They are peaceful people as long as they are left alone.

Walter Hill n’est pas, à proprement parler, un cinéaste fleur bleue. Sa filmographie, qui comprend quelques navets assez saisissants (citons Le Bagarreur, 1975, avec Charles Bronson, ou Double détente, 1988, avec Arnold Schwarzenegger et James Belushi, par exemple), recèle également des œuvres très intéressantes, toutes identifiables à leur violence. Hill, en effet, est un authentique auteur de films de genre, assumant ses séries B divertissantes et ne tentant jamais d’atteindre une quelconque qualité artistique. Il faut ainsi se féliciter qu’il ait choisi de réaliser Southern Comfort, et non Alien, que la Fox confiera finalement à Ridley Scott, avec le succès que l’on sait. Ajoutons néanmoins, pour faire chic, que Walter Hill produira les trois premiers épisodes de la saga – et aussi Prometheus, ce qui n’était pas indispensable, mais ne nous égarons pas.

Prometheus southern_comfort

En 1981, Hill réalise Southern Comfort, (Sans retour) probablement son meilleur film, un survival movie politique sans concession, que certains n’hésiteront pas à placer dans la droite ligne du Deliverance de John Boorman, le coup de poing de l’année 1972. La comparaison, qui ne repose que sur des similitudes superficielles (un groupe d’hommes isolés dans un milieu hostile en butte à des habitants agressifs), pourrait, à ce compte, être valable pour un nombre considérable de récits de ce genre, de La Patrouille perdue (193 4)à Predator (1986) et ne rend pas justice au film de Hill.

Deliverance

Alors que les héros de Deliverance sont des urbains plutôt pacifiques partis explorer la nature, les personnages de Hill sont des réservistes de la Garde nationale de Louisiane venus s’entraîner dans le bayou. Surtout, ils sont particulièrement antipathiques, et c’est leur agressivité imbécile qui va les conduire à leur perte. Southern Comfort, (double jeu de mots sur un alcool et sur la tradition d’accueil du Sud), est en effet une charge politique sans merci contre l’armée américaine. Tourné en 1981 mais censé se dérouler en 1973, alors que l’engagement US au Vietnam vient de s’achever, le film présente les manœuvres d’un groupe de réservistes qui feraient passer leurs camarades de Rambo pour une troupe d’élite.

Commandée par un officier expérimenté (Peter Coyote, comme toujours impeccable), la petite escouade de week-end warriors qui s’enfonce dans les marais pour un exercice de reconnaissance n’a pas de quoi faire pavoiser les défenseurs d’une force de réserve. Racistes, indisciplinés, désobéissants, grossiers, et même pas bien malins pour certains, ces soldats de la Garde représentent tout ce qu’on déteste, et se montrent indignes de leur uniforme.

Partisan d’une entrée en matière rapide, Walter Hill ne tarde pas à faire déraper l’affaire, et on mesure très vite, après quelques kilomètres dans un bayou glacial, que l’ambiance va salement se dégrader. Le premier contact avec les Cajuns fait irrésistiblement penser au pire du comportement des troupes US au Vietnam. Le constat de Hill est terrifiant : au cœur du territoire américain, une patrouille de réservistes se comporte comme en terrain conquis, volant, méprisant les habitants du lieu, faisant des blagues imbéciles et s’étonnant de la réaction d’une population qu’elle s’est immédiatement aliénée.

Deliverance Deliverance 2

En une quinzaine de minutes, Southern Comfort, qui commençait comme un portrait de groupe, se transforme ainsi en un survival movie haletant dont les protagonistes révèlent leur vraie nature. La patrouille, qui n’a rien d’une unité cohérente, n’est en réalité que la rencontre forcée de personnalités qui ne vont pas toutes résister à la pression des événements. On notera en passant que, six ans avant Full Metal Jacket, Hill nous montre déjà un soldat choqué, au regard fixe et inquiétant.

Oubliant – mais l’ont-ils jamais su ? – qu’ils sont en Louisiane et pas dans le Delta du Mékong, nos fiers réservistes cherchent à la vengeance plutôt que la justice et réclament du sang pour apaiser un sentiment de culpabilité qu’ils ne peuvent complètement étouffer. Le chef de l’escouade donne d’ailleurs le ton en qualifiant de guerre la pitoyable épopée de ses hommes. La confusion, la perte de repères sont au cœur du film, et la référence au Vietnam est d’autant plus transparente qu’elle est d’une cruelle pertinence. La torture d’un prisonnier, accusé de ne pas parler par un militaire qui ne parle pas sa langue, reflète les dérives et l’absurdité, transposée dans le bayou, du conflit vietnamien.La phrase lancée par le plus obtus des soldats, Comes a time when you have to abandon principles and do what’s right !, illustre ce moment où vous oubliez les raisons pour lesquelles vous combattez pour vous consacrer à la seule victoire militaire, sans plus penser aux conséquences de vos actes. Ce raisonnement, aussi vieux que l’humanité, est d’ailleurs très à la mode, ces temps-ci de ce côté de l’Atlantique.

Week-end warriors

A la différence de Deliverance, où la violence des habitants des Appalaches à l’encontre des citadins était d’autant plus insupportable qu’elle n’avait aucune véritable signification, la réaction des Coonass à l’intrusion violente des soldats dans leur univers, à défaut d’être acceptable, n’en est pas moins aisément explicable. Du coup, et après la mort du seul personnage véritablement sympathique, tué par un piège, on suit froidement, comme le spectateur d’un combat de fauves, la lutte entre les Cajuns et les soldats. La dernière partie, que je vous laisse découvrir, est un modèle du genre, et les acteurs incarnent à la perfection ce malaise d’être des étrangers traqués dans leur propre pays, au sein d’une communauté qu’ils ne connaissent pas et où ils devraient ne trouver que des compatriotes, et non des chasseurs.

Contrairement à bien des films de guerre de cette époque, dont le très surestimé The Big Red One, de Samuel Fuller, Southern Comfort n’a pas pris une ride. Il est même, alors que les Occidentaux sont de nouveau engagés dans des conflits lointains et qu’on n’en finit pas de déterrer des cadavres, d’une terrible actualité.

Le renseignement au cinéma : laisser tomber

Il faut savoir s’écouter, détecter les signes de fatigue, de lassitude, et décrocher avant qu’il ne soit trop tard. Il faut aussi savoir, quand le combat est perdu, abandonner le terrain pour mieux revenir – éventuellement.

On voit parfois mieux les choses de loin, et parfois on souhaite aussi simplement ne plus les voir, laisser le monde poursuivre sa course folle, et observer son cheminement. Vient un moment où le fatalisme l’emporte sur la lassitude, où on se dit, après un déjeuner avec des amis eux-mêmes dépités, que tout est trop imbriqué pour espérer une solution, ou même un diagnostic à peu près réfléchi.

Quand à la violence aveugle de l’ennemi répondent les niaiseries de queues de promo, quand la stratégie de l’adversaire est savamment décryptée par des stratèges de salon et des sociologues de boudoir, quand ce qui devrait être un débat politique et intellectuel à la hauteur des enjeux est à peine digne de figurer dans un recueil des Brèves de comptoir, quand les documentaires censés éclairer le bon peuple sont réalisés par des personnes dont le regard devient fixe dès que les phrases s’allongent, on est en droit de se dire que c’est perdu, que tout ce cirque ne sert à rien et qu’il s’agira, pour l’essentiel, de sombrer dignement.

Quand les querelles de structures sont plus importantes que les missions qui leur sont confiées, quand on passe plus de temps à cacher les cadavres dans les armoires qu’à empiler ceux des ennemis abattus, on peut légitiment estimer que la situation prend une tournure préoccupante. Et alors, se déplaçant habilement entre les épaves, les naufragés et les naufrageurs, on se retire dignement et on gagne un bord hospitalier.

Fort heureusement, c’est pas bien mon genre… Gniark gniark

Traffic, de Steven Soderbergh (2000)

Le renseignement au cinéma : le briefing avec le bureau des affaires réservées.

Imaginons donc qu’il ait été décidé, sur l’idée de votre chef, de tenter de déstabiliser un réseau d’Al Qaïda en Europe en offrant de la layette à la femme du responsable des volontaires maghrébins en Afghanistan.

L’idée ne vous pas a convaincu, mais on ne vous paye pas pour être d’accord. La machine se met donc lentement en branle, et on commence par déterminer le plus important, le nom de l’opération. Les vétérans de la cave, mémoire du Service, ont interrogé leurs fichiers, vérifié notre longue histoire et finalement rendu leur oracle. Le pseudonyme choisi, qui figurera sur les télégrammes et les notes, est Babigros. Le clin d’œil, comme souvent,  est subtil, et a même arraché un sourire au conseiller du directeur, un homme pourtant peu connu pour son goût de la poilade.

L’opération nommée, il s’agit de ne pas s’endormir. Afin d’obtenir des fonds, on commence à écrire des notes. Certaines détaillent l’intérêt qu’il y aurait à perturber le réseau jihadiste visé (lié, rappelons-le, à Al Qaïda, l’organisation qui n’existe pas selon le chef de service mais fait quand même l’objet de multiples actions offensives de la part de grands services alliés ou rivaux), d’autres se concentrent sur l’idée de manœuvre, les leviers utilisés, les effets attendus, à quelle échéance et pour quelles conséquences éventuellement néfastes.

Le projet, qui n’était pas le vôtre, évolue et vous met peu à peu sur la touche tandis que vos dossiers ne sont plus accessibles, stockés dans son bureau par votre chef qui se pique de mieux les comprendre que vous (ce dont vous doutez fortement, entre autre raison parce qu’il ne parle pas un mot d’anglais et que les échanges les plus importants sur votre cible ont lieu, depuis des mois, avec vos collègues suédois, tous parfaitement anglophones et qui vous épargnent l’apprentissage de leur langue).

Le chef suédois

En haut lieu, de vifs débats opposent des praticiens chevronnés au sujet de détails cruciaux : quelle marque de layette choisir ? Onéreuse ou modeste ? Raffinée ou simple ? Horrible ou charmante ? Fille ou garçon ? Connaît-on le sexe du bébé de l’émir Abou Djaffar ? La tension est palpable. Faut-il, par exemple, solliciter le chef de poste à Copenhague afin qu’il aille acheter l’objet du délit dans une boutique danoise, sans doute comparable à celles que l’on trouve à Stockholm ? Si notre homme au Danemark est désigné, doit-il le faire aux heures de bureau ou plutôt en week-end ? Doit-il vérifier qu’il est suivi par le PET, les services danois ? Et s’il réalise un IS, va-t-il inutilement attirer leur attention ? Ces derniers vont-ils s’étonner de voir notre lieutenant-colonel au long cours, un cavalier raide comme la justice qui ne quitte jamais ses gants, déambuler dans les allées d’un magasin pour bébés et soupçonner, voire compromettre, la sécurité de notre ambitieuse opération Babigros ? Doit-on les prévenir, alors, ou plutôt dépêcher le secrétaire du poste, un célibataire notoirement gay dont la présence entre les couches et les biberons ne manquera pas d’attirer l’attention ? Toutes les énergies sont sollicitées pour répondre au mieux à ces questions fondamentales, afin d’éviter un nouveau naufrage opérationnel qui pourrait tous nous envoyer sur le front de l’Est – ou pire.

Vient enfin le moment tant attendu du briefing final avant le lancement. Les semaines ont passé, et vous avez renoncé à faire savoir qu’il serait bon, sans doute, à l’occasion, comme ça, histoire d’être sûr, de savoir si le missionnaire de la DO, un para du 13 expédié à Copenhague sous une fausse identité afin d’acheter un body et un petit bonnet avec des billets usagés (attention à ne pas perdre la PJ pour la compta, sinon l’adjudant-chef-qui-ne-rit-jamais va râler) a bien été informé qu’on achetait pas du 3 mois à un gros bébé de 9 mois.

Dans la salle de réunion, quelques visages connus, et pas mal de têtes importantes entraperçues à la cantine ou dans les couloirs de la direction. Des carrières mystérieuses, quelques légendes, et aussi de purs rats d’antichambre, allant de cabinets en états-majors, de commissions en détachements obscurs. Tous ces gens se toisent, votre chef expose la philosophie générale de l’opération, prend des airs mystérieux sans savoir que presque tous les participants ont lu les télégrammes, y compris les réservés, sur leurs ordinateurs grâce à une faille découverte dans le logiciel maison réalisé à grand frais par un pilote de l’ALAT devenu, par la grâce d’un coup de tampon sur son dossier, le grand spécialiste maison de la chose. Mais passons, ça m’agace.

L’affaire est donc lancée, mais elle n’aboutira pas, comme de juste. La source chargée de poster le colis à Mme Abou Djaffar, Pampers 101, commettra une fausse manip’ (mauvaise adresse ? pas les bons timbres ? mystère) et jamais les vêtements ne parviendront à destination. Pas grave, puisqu’Abou Djaffar mourra dans les montagnes afghanes lors de combats avec les forces spéciales américaines. Quand même, à quoi ça tient.

The Departed, de Martin Scorsese (2006), d’après Infernal Affairs, de Wai-Keung Lau et Alan Mak (2002).

Le renseignement au cinéma : les idées… originales

Mars 2001. Nous avons un nouveau chef. Il a été nommé là par surprise, après le départ brutal du précédent, épuisé par la médiocrité du commandement, et il a rapidement pris ses marques. Sa réputation est exécrable, et on le dit autoritaire, brutal, plein de morgue, tout en lui reconnaissant de beaux succès sur le terrain. Préférant de loin une séance chez le dentiste à un passage de frontière sous un faux nom, je ne peux, pour ma part, dissimuler mon admiration, malgré tous ses défauts, pour cet homme dont la carrière est déjà en passe de devenir légendaire et que j’ai eu le privilège de voir travailler de près, sur le terrain (LE TERRAIN, LES GARS !).

Ses goûts personnels le conduiraient sans doute plus vers les activités des services syriens ou iraniens ou les agissements des mouvements radicaux palestiniens que vers nos jihadistes, auxquels il ne comprend manifestement rien, mais l’actualité le pousse à s’intéresser à nous et à nos réseaux hermétiques. Très vite, nous comprenons qu’il ne le fait pas parce qu’il est persuadé que cette menace doit être gérée en priorité, mais bien parce que le sujet est au cœur des préoccupations de certains de nos responsables politiques, de nos cousins policiers et de l’ensemble de nos grands alliés. Que notre service soit à la traîne en matière de mobilisation est une chose, mais il est impensable que nous ne donnions pas le sentiment d’être mobilisés. A dire vrai, nous le sommes, d’ailleurs, mais nos moyens sont risibles, et aucun de nos chefs, jusqu’au Directeur général, ne nous prend vraiment au sérieux.

Le climat va même se dégrader au printemps, quand il nous sera expliqué que les travaux sur les groupes islamistes exotiques, aux Philippines, au Cachemire, en Indonésie, en Somalie, au Kenya ou au Kurdistan irakien ne présentent aucun intérêt. On nous dira alors que les recherches sur Al Qaïda ne sont d’aucune utilité, et certains d’entre nous devront même batailler de longues journées pour sauver le groupe d’analystes qui se démène depuis des années au sujet de l’organisation d’Oussama Ben Laden. Trois mois avant les attentats du 11 septembre, et alors que nos principaux partenaires, au Moyen-Orient ou dans le monde occidental, s’inquiètent ouvertement de la montée en puissance d’AQ ou des rapprochements entre réseaux, nos chefs expriment donc ouvertement à la fois leur scepticisme face à une ahurissante accumulation de signaux et la foi dans leurs anciennes certitudes. Ils auront beau se justifier par la suite, inventer des excuses, réécrire l’histoire, les faits sont terribles et les témoins ne manquent pas.

Je ne suis, pour ma part, pas directement concerné par ce débat. J’ai, en effet, la chance de travailler avec d’autres sur les réseaux jihadistes en provenance d’Afrique du Nord, et là, il n’est pas question de baisser la garde. Peu importe que nos tentatives de modélisation ne soient pas écoutées, si ce n’est pas comprises, puisque nous sommes mobilisés face à la menace terroriste la plus immédiate. On nous laisse une relative autonomie – bien que notre nouveau chef ait déjà la fâcheuse tendance à rependre les dossiers tout seul et à se prendre pour un analyste, ce qu’il n’a jamais été et qu’il ne sera jamais.

Il a envie de marquer des points, moins pour affaiblir l’adversaire que pour montrer qu’il est à la hauteur et que la machine fonctionne. Le renseignement a aussi une réalité administrative, purement comptable (combien d’opérations ? combien de sources recrutées ? combien de stagiaires convaincus lors des séances de retape ? combien de papiers diffusés ? combien de réunions avec des services étrangers ? etc.) et on ne fait pas une carrière en étant le meilleur connaisseur d’un sujet. On monte les échelons en répondant aux exigences de la gestion d’une machine d’une terrible complexité, et il serait bien vain de protester. Faut-il, après tout, privilégier la mission ou la pérennité d’une structure dont le rôle s’étend bien au-delà de son mandat ? L’excellence permanente étant impossible, faut-il donc tout jouer sur un coup ou essayer de durer, quitte à ne pas toujours être au mieux de sa forme ?

The Wire

Alors que nos camarades s’échinant sur le Lashkar-e-Tayyeba ou Al Qaïda doivent justifier de leur existence, nous sommes confortés dans notre mission. Et il est inutile d’expliquer que le groupe de Francfort, les réseaux suédois ou la cellule d’Abou Doha à Londres sont reliés à AQ, car nous sommes inaudibles. La hiérarchie ne voit que ce qu’elle veut voir, des noms dans des organigrammes incomplets, des cibles à la portée d’un service qui essaye de rapprendre ce que sont les opérations offensives.

En cette belle matinée de mars 2001, nous voilà donc convoqués chez le chef. Nous sommes quatre, peut-être cinq, dans son bureau, à attendre qu’on nous explique l’objet de cette réunion imprévue. Comme à son habitude, il dessine en nous parlant, des triangles avec un œil l’intérieur entourés de rayons de soleil, ou des graffitis moins aisément déchiffrables. Il ne nous a pas convoqués pour nous demander notre avis, ça n’est pas son genre, mais pour nous informer d’une opération dont il a eu l’idée sur une de nos cibles principales.

A force de nous lire et de signer notes ou télégrammes, il sait que la personnalité que nous jugeons la plus menaçante pour nous est le jihadiste algérien Omar Chabani, alias Abou Djaffar, un ancien du GIA devenu le chef des filières maghrébines en Afghanistan et qui œuvre, sans en être membre, pour Al Qaïda. Les policiers français pensent que leur ennemi principal est Abou Doha de Londres, mais nous pensons qu’il s’agit plutôt d’Abou Djaffar, un petit gars ambitieux, déjà capé, qui a connu le feu et entretient des relations avec la fine fleur du jihad européen. Abou Doha est dans le viseur des services de sécurité, mais Abou Djaffar, en Afghanistan, est censé être sur notre théâtre de jeu, loin de l’espace européen et de ses pénibles contraintes opérationnelles ou juridiques.

Comment, donc, allons-nous nous occuper de son cas ? Une coopération opérationnelle avec les Jordaniens, les Américains, ou même les Algériens ? Pas du tout. « Nous allons offrir des cadeaux à sa femme », nous lance, le chef, pas mécontent de son idée.

Le silence se fait. L’épouse d’Abou Djaffar vit toujours en Suède, au sein d’une cellule de sympathisants islamistes radicaux étroitement surveillés par la Sapö. Je suis perdu dans mes pensées. Le chef veut-il la compromettre ? Lui faire passer des messages ? Va-t-il essayer de monter un barnum avec les services suédois, mes alliés préférés ?

Il nous regarde et explique son idée de manœuvre. « Nous savons qu’elle vient d’avoir un bébé, et qu’elle est pauvre. Nous allons lui faire passer des vêtements, des couches, des trucs pour bébé, sans en indiquer la provenance. Ça va attirer l’attention, et ils vont tous se demander d’où ça vient. Nous allons la déstabiliser, elle, pour l’atteindre, lui ». Il jubile, ravi de son idée. Son adjoint ne dit rien.  Il est plus ancien que nous et il a appris à durer sur la passerelle.

Dans l’absolu, le projet de s’en prendre à une cible en visant son entourage n’est pas bête. Il s’agit même d’une méthode classique dans le monde de l’espionnage et du contre-espionnage, et elle peut donner des résultats intéressants (merci, ici, de m’épargner les moues écœurées). Tout dépend, évidemment, de la nature de la cible, du contexte, et même des moyens. Comment allons-nous procéder ? Disposons-nous d’une source au contact nous permettant de lancer le projet ? Pourquoi ne pas en discuter avec les Suédois ? On sent le chef impatient de lancer le projet, car il s’agit pour lui de sa première opération dans le domaine en tant que concepteur.

Il sent bien, malgré tout le respect que nous avons – encore – pour lui, que nous ne débordons pas d’enthousiasme. Trop d’éléments inconnus nous échappent encore, et, surtout, nous doutons fortement de l’impact de la manœuvre sur Chabani. Sa crédibilité est solidement établie, ses garants sont nombreux, et parfois prestigieux – dont le propre frère d’Oussama Ben Laden, nous a-t-on dit. S’il ne voit pas la provocation, d’autres la verront pour lui, et lui exposeront. Quel sera d’ailleurs l’effet sur ses actions en Afghanistan de notre attaque périphérique ? Est-on certain que celle-ci portera ? Qu’elle réduira la menace terroriste ?

La réunion s’achève. Quelque chose s’est brisé ce jour-là, lorsque nous n’avons pas bondi d’enthousiasme à l’énoncé d’un projet opérationnel déconnecté du sujet. Dans les semaines qui suivront, sans doute vexé et échaudé, notre chef évoluera dans un sens qu’il n’est pas utile de raconter ici, maintenant, ou même un jour. Mais ceux qui étaient là à cette époque n’oublieront pas le jour où nous avons essayé de casser notre principal adversaire au sein des réseaux jihadistes maghrébins en offrant de la layette à son épouse.

Astérix & Obélix : mission Cléopâtre, d’Alain Chabat (2002)

‘Twas the night before Christmas, and all through the house, not a creature was stirring, except… the four assholes coming in the rear in standard two-by-two cover formation.

Après s’être fait remarquer grâce à Nomads (1986) puis Predator (1987), John McTiernan a désormais assez de crédit auprès des studios, en 1988, pour se voir confier la réalisation d’un film d’action urbain dont Bruce Willis, une étoile montante (qui vient de la télévision comme Pierce Brosnan) serait le personnage principal. Le résultat s’impose dès sa sortie comme une étape majeure du cinéma de divertissement viril, et place son réalisateur à la pointe du genre. Le cinéma d’auteur est bien loin, mais le style comme la manière sont là, et ils vaudront à McTiernan le respect d’une partie de la critique, et même des marques de respect. Il était ainsi à la cinémathèque de Paris au mois de septembre dernier.

Après une décennie marquée par la lente dérive du cinéma hollywoodien, entre John Rambo et James Braddock, vers un militarisme particulièrement inepte et une foi aveugle dans une poignée de brutasses surentraînées, Die Hard se recentre sur le héros américain traditionnel, père de famille en apparence souriant mais qu’on ferait bien de ne pas serrer de trop près. Bruce Willis, qui triomphe alors dans Clair de Lune, et qui vient de tourner avec Blake Edwards (Boires et déboires – Blind date, avec Kim Bassinger, en 1987), est le candidat rêvé pour un tel rôle. Solide, volontiers goguenard, doté d’un authentique potentiel comique (qui sera même un handicap plus tard), il incarne à merveille le personnage de John McClane, flic new-yorkais blasé, malin, calme mais totalement décomplexé par rapport à la violence, et terriblement dur à cuire.

Clair de Lune John McClane, toujours impeccable.

La série des Die Hard, qui compte cinq films entre 1988 et 2013, est typique de la façon dont les grands studios, obsédés par la seule rentabilité, s’appuient sur des franchises (on le voit avec les super héros) jusqu’à les user jusqu’à la corde et à leur faire perdre tout intérêt.

Die Hard Die Hard 2 Die Hard 3

A défaut d’être révolutionnaire, voire simplement originale, l’idée de départ promettait quand même quelques heures de détente, et le procédé a fonctionné jusqu’en 1995. Au départ, donc, il s’agissait d’opposer un policier increvable à des criminels ambitieux tirés de romans de gare ou des pires James Bond, et de voir comment, seul ou presque, il allait faire capoter les plans les plus raffinés et mettre en échec les adversaires les plus puissants. Observer comment une belle mécanique, parfaitement huilée, se grippe pour finalement casser est en effet un procédé narratif classique mais imparable.

John McClane, flic au cuir déjà tanné, est le grain de sable par excellence. Têtu, intelligent, courageux, il est porté par une volonté inflexible qui lui fait accomplir à chaque film des exploits physiques que n’envisageraient pas la plupart des héros hollywoodiens et qui feraient même réfléchir Jason Bourne, pourtant spécialement formé par la CIA. McClane, lui, n’est pas un espion, il n’a pas appris la vie dans une mystérieuse unité de Fort Bragg, mais il est policier à NY et cela semble valoir, surtout à la fin des années ’80, bien des séances d’aguerrissement.

Viens passer Noël à LA.

A cette idée de voir un policier solitaire, et toujours en délicatesse avec l’autorité, affronter des ennemis dont les motivations et le comportement les rendent indéfendables s’ajoute le fait de situer l’action dans un lieu complexe et fermé, la veille de Noël. Dans Die Hard, McClane et les cambrioleurs se traquent mutuellement au cœur de la tour Nakatomi, à Los Angeles, alors que la soirée du 24 décembre a été irrémédiablement compromise. Dans la suite, Die Hard 2 (1990), réalisé par Renny Halrin, c’est l’aéroport international de Washington qui est le théâtre d’une bataille homérique entre McClane et des soldats américains renégats payés par un tyran sud-américain.

Ce dispositif est abandonné en 1995, lorsque McTiernan revient à la série (Die hard with a vengeance) et que McClane, pour la première fois, non seulement se voit affublé d’un compère (le scénario avait été écrit pour l’autre franchise des bourrins, L’Arme fatale) mais opère dans une ville (en l’occurrence, New York, de Harlem au Financial district en passant par le métro, des autoroutes et même des routes de campagne). Les deux épisodes suivants, le distrayant Live free or die hard (2007, par Len Wiseman) puis le navrant A good day to die hard (2013, par John Moore) achèvent d’effacer les caractéristiques originales de la série. Le seul point commun aux cinq films est l’état dans lequel finit John McClane après deux heures de fusillades, de cavalcades, de corps-à-corps, d’explosions et autres passages à tabac, et il n’est plus question de Noël.

Die Hard 4 Die Hard 5

Par pur snobisme, j’aurais donc tendance à estimer que seuls les deux premiers épisodes de la franchise sont fidèles au projet initial. La violence, omniprésente, y est comparable à celle des westerns classiques, et on s’y flingue avec enthousiasme, sans guère compter ses munitions. La résistance, prodigieuse, de McClane a très certainement inspiré celle de Jack Bauer, l’agent quasi immortel de la CIA, mais l’humour et la légèreté se sont perdus en route. Les seules interrogations résident dans le nombre de cadavres (50 ? 100 ?) laissés dans leur sillage par les protagonistes et l’épaisseur de la couche de crasse déposée sur McClane. Aucun des films de la série n’est ainsi porteur du moindre enjeu politique, et il s’agit avant tout de célébrer la victoire d’un petit gars malin et honnête contre un méchant bien trop puissant. C’est aussi ça, l’esprit de Noël.

Maintenant j'ai un PM