Le renseignement au cinéma : débarquer en force chez un suspect

Débarouler chez un témoin, voire un suspect, et tomber sur une cellule de malfaisants peut arriver à tout service de police qui se respecte, et il faut donc se tenir prêt. On a vu à Bruxelles il y a déjà trois semaines, et à Toulouse il y a quatre ans, que vérifier les issues secondaires n’était jamais sans intérêt, et qu’avoir reconnu les lieux d’une intervention pouvait sauver des vies.

Les questions à se poser ne sont pas si nombreuses, et plutôt simples : Après qui courons-nous ? Sont-ils dangereux ? Et d’ailleurs, combien sont-ils ? Sont-ils armés ? Que faisons-nous si ça dégénère ? Des renforts sont-ils prévenus ? Avons-nous reconnu les lieux ? Et le quartier ? Et les itinéraires de fuite des suspects ? Bref, ça n’a rien d’anodin, ça peut être très dangereux, mais ça n’est pas non plus l’agrégation de philosophie ou une opération de chirurgie réparatrice.

Dans certains cas, évidemment, quand la piste suivie est brûlante et que le temps joue contre vous, il peut arriver qu’on ne s’embarrasse pas de certaines procédures, et même qu’on oublie de se demander où on vient de mettre les pieds. Au cinéma, cela peut donner des scènes d’action virtuoses ou des fusillades spectaculaires, mais il arrive aussi qu’on rigole franchement. Dans la réalité, hélas, les rires sont plus rares, surtout ces temps-ci, alors profitons-en.

Papy fait de la résistance, de Jean-Marie Poiré (1983)

Trente ans de fausse monnaie et pas un accroc. Un mec légendaire, quoi. Les gens de sa partie l’appellent le Dabe et enlèvent leur chapeau rien qu’en entendant son blase. Une épée, quoi !

Ça évoque furieusement la fin d’une bulle spéculative, comme dans le chef d’œuvre de J.C Chandor, Margin Call (2011), et comme à chaque fois qu’un tel événement se produit, on jette le bébé avec l’eau du bain. Il faut dire que le débat couvait depuis des années, nourri par l’exaspération croissante de certains (dont la mienne).

Qu’est-ce qu’un expert, puisqu’il s’agit de cela ? Je ne sais pas, à dire vrai. Le mot me fait rire tant il semble décrire une impossibilité. L’expert, en terrorisme, par exemple, serait infaillible, omniscient, paré de toutes les vertus, de toutes les qualités. Il serait à la fois immunisé contre l’erreur, dépourvu de biais, capable de lire dans de multiples langues (burgonde, deux autres patois burgondes), incollable sur l’histoire de la Somalie, de la ligne Durand, ou de la Guerre du Rif, très à l’aise au sujet de la sociologie des organisations et des rites d’initiation dans les sociétés paramilitaires nomades (ça existe, ça ? On ne sait pas, mais ça fait chic). Fin lettré, il serait également un opérationnel chevronné, capable de survivre dans le Tibesti en buvant sa propre urine recyclée comme un Fremen pendant 45 jours, de semer des ennemis forcément implacables entre Londres et Cercottes, d’écrire des livres comme d’autres des tweets, le tout en restant frais, affable et hâlé pour les médias. Forcément, ça ne marche pas comme ça, et la bulle spéculative des experts explose après une énième catastrophe en direct.

Il ne faudrait pas, cependant, être injuste. Ces experts du jihad, souvent sincèrement intéressés par leur sujet, n’ont pas commis de hold-up. Ils n’ont pas menacé la rédaction en chef pour obtenir des passages à l’antenne (euh, si, un), et ils trouvent régulièrement leur place dans des émissions prestigieuses. Certains, toujours invités aux Grosses têtes du jihad, sur France 5, sont parfois carbonisés depuis des lustres sans que cela fasse frémir ceux qui les sollicitent. Fiers détenteurs de la mention « Vu à la télé », nos héros n’ont que faire des critiques argumentées (« Vous êtes jaloux » a-t-on répondu un jour à un ami qui s’émouvait du très faible niveau d’un intervenant), ou des naufrages réguliers dont ils sont responsables. L’important, après tout, ce n’est pas le fond, mais l’audience.

Certains habitués ont pourtant des CV à faire pâlir Joe le Trembleur ou Léonard Michalon. Tel « ancien des Services » (lesquels ? On ne le sait pas et on ne lui demande jamais – c’est plus prudent) écrit des rapports de commande. Tel autre, après avoir piteusement abandonné le navire en 2002, réécrit sa carrière au mépris de toute décence (« Alors, moi j’ai dit à l’Empereur : A mon avis, il faut faire croire aux Russes et aux Autrichiens qu’on lève le camp ») et fréquente l’infréquentable. Tel autre, encore, affirmant régulièrement une chose et son contraire avec un admirable aplomb, a fait les délices de centaines de jeunes recrues du Service par sa voix de stentor et ses après-midis avinés. Pour cet homme-là, d’ailleurs, le jihad, au milieu des années ’90, n’existait pas et on se demande d’où lui vient sa science.

D’autres, flirtant avec l’imposture pure et simple, inventent des enquêtes, des parcours, des missions, bref des vies entières d’aventures au service d’une République que, par ailleurs, ils détestent souvent. D’autres (mais, il y en a combien, à la fin ?) hésitant entre faits divers et urgences psychiatriques, éructent et vocifèrent entre deux procès. Quelques-uns avancent masqués, comme ce garçon dont il se murmure qu’il fut un militant islamiste avant d’être sèchement retourné par un service (et ça, c’est moche) et qui, depuis, brûle ce qu’il a adoré. Ah, folle jeunesse.

Et à présent, la parole à nos experts
Et à présent, la parole à nos experts

Prévenus, mis en garde, confrontés à la dure réalité des faits, certains médias persistent cependant à donner la parole, et donc à favoriser ce qui relève parfois de la pure escroquerie intellectuelle. Et je ne parle même pas de ceux qui, après s’être trompés avec constance (qui ?) publient des livres qu’on nous présente comme des sommes indépassables – et qui ne sont, le plus souvent, que de pénibles compilations (on est où, maintenant que j’y pense, des SA-6 de l’Etat islamique dans le Sinaï ?). J’ai toujours préféré un esprit qui travaillait et qui s’exposait à l’erreur à un poseur qui ne produisait jamais rien mais la ramenait tout le temps.

Pour ma part, je ne suis pas un expert. Je récuse même le terme de toutes mes forces, et je ne suis guère plus à l’aise avec celui de spécialiste. Tout au plus puis-je espérer être qualifié de professionnel, mais c’est tout et c’est bien suffisant. S’agissant du jihadisme, le nombre de commentateurs et de chercheurs (bien plus qualifiés et plus pertinents que moi) offre de passionnantes et innombrables heures d’étude et de réflexion et illustre la complexité du phénomène. Ceux qui prétendent, en quelques minutes, apporter des réponses définitives se déconsidèrent, mais il ne faut pas oublier qu’ils ne sont pas là par hasard : ils ont été choisis, invités, invités à nouveau, et les absurdités qu’ils profèrent parfois ne sont JAMAIS reprises par ceux qui les interrogent. La responsabilité est collective, comme l’est ceux qui geignent de la médiocrité de la production musicale mais ne programment que de la soupe, mauvais rap, variété moisie ou rebelles de pacotille.

Le succès auprès du public de certains livres, authentiques pipotages, doit ainsi nous rappeler que les rédactions, à la radio comme à la télévision, sont composées d’hommes et de femmes qui, comme nous tous, peuvent être séduits par un beau parleur ou par des (supposées) vérités assénées avec conviction. Le public a besoin de réponses, et si celles des universitaires et des chercheurs sont trop absconses, il se tourne naturellement vers la facilité. Quant au monde politique, c’est pire, puisque la plupart de nos dirigeants ne veulent pas entendre parler de temps long ou de complexité et refusent surtout d’entendre qu’on ne peut pas tout contrôler, voire qu’il n’existe pas de solution à tous les problèmes.

Il ne s’agirait pas, par ailleurs, comme je le disais plus haut, de tout bazarder. Etre invité à la télévision, à la radio ou par un journal n’a rien d’infâmant. C’est ce que vous faites de cette invitation qui peut être embarrassant, voire catastrophique. Michel Goya, qui avait décidé cet automne de répondre à chaque sollicitation afin d’exprimer ses réserves à l’égard de nos frappes en Syrie, est un homme dont la parole compte. Ses travaux, d’ailleurs, régulièrement récompensés, font autorité et il n’a pas besoin, lui, de se draper dans ses souvenirs de guerre pour être entendu. David Thomson, qui a eu l’intégrité de défier les certitudes de sociologues déconnectés au sujet de la menace terroriste qui s’exerçait sur notre sol, n’est pas non plus à blâmer. De même qu’il est idiot de considérer le passage dans les médias comme une cérémonie de chevaliérisation, il est absurde de juger avec dédain tous ceux qui, de temps à autre, y mettent les pieds. Les exemples sont nombreux et le sujet mériterait autre chose qu’une avalanche d’articles parfois hâtifs.

Je n’hésite pas, d’ailleurs, à ajouter ici que ces escrocs, baratineurs, anciens du gaz et autres gourous omniscients me sont utiles. Ils m’obligent à réfléchir, à trouver un moyen de transmettre la complexité du jihadisme quand eux, justement, s’ingénient à caricaturer un phénomène qu’ils ne comprennent pas et qu’ils n’ont, malgré leurs affirmations, jamais vraiment affronté. Ils me forcent à être plus clair, plus rigoureux, car la légitimité, la seule, ne vient pas de votre carrière (surtout si elle est lointaine et/ou secrète), de votre grade ou de vos diplômes mais de votre travail et de ce qu’il produit. Pour certains, enfin, j’ai presque de l’admiration, voire de la tendresse : il n’est pas donné à tout le monde de pouvoir écumer les plateaux pendant toute une soirée en racontant n’importe quoi, en prenant un air mystérieux, sans même savoir de quoi il est question.

L’Incorrigible, de Philippe de Broca (1975)

Le renseignement au cinéma : les interrogatoires sur le vif

Printemps 1999. Nous sommes dans une caserne de la banlieue d’Alger. Les locaux sont neufs, impersonnels, assez laids pour tout dire, et la salle de réunion est trop grande. La coopération que nous essayons d’initier avec nos homologues algériens ne démarre toujours pas, malgré des mois d’échanges. On parle du Sahel, de réseaux européens, de filières vers les camps afghans, mais on sent bien qu’ils sont plus intéressés par ce que nous faisons sur leurs propres cibles que par la gestion d’une menace globale. Il faut dire que c’est encore la guerre, ici, et je regarde le jeune homme assis en face de moi. Il risque de se faire descendre tous les jours, alors que le plus grand risque que je puisse prendre à la Centrale est de prendre un plat chaud à la cantine. Deux mondes si proches, et si différents.

La relation ne prend décidément pas. L’ambiance est amicale, mais déjà moins chaleureuse que l’année dernière, lorsque nous nous étions vus dans une autre villa, plus cossue, et que nous avions – certains plus que d’autres, d’ailleurs – picolé à l’ambassade. Les services algériens ne veulent pas de notre aide (et pour cause, ils ont déjà la pleine coopération de certains services de police), ils veulent simplement être certains que nous ne faisons rien contre eux. Autant dire qu’on part de loin.

Et nous ? Nous, nous tentons de discuter de façon apaisée avec un service qui nous déteste (et certaines de ses raisons sont plus que recevables), sur ordre d’une hiérarchie politique qui trouve un peu baroque qu’une vieille brouille empoisonne encore nos relations. Pour séduire nos homologues, nous sommes venus avec des propositions de coopération opérationnelle, et même une poignée de renseignements vaguement utiles. A Paris, nos chefs veulent que nous séduisions un service qui a vraiment mauvaise presse, et ils redoutent tout autant l’échec qu’un trop grand succès. Imaginez que nous revenions avec des listes de types à neutraliser… Comme souvent, la ligne du Parti est ambiguë : « Attention, ça pourrait marcher et on serait bien embêtés ». En l’occurrence, ici, ça ne risque pas de marcher.

Après les exposés des uns et des autres, chacun notant les réactions, les haussements de sourcils, le moment où le camp d’en face prend des notes et celui où il baille, vient le tour d’un responsable policier. Son intervention a été annoncée, et il semble s’agir d’un point technique que veulent souligner nos hôtes. Très vite, nous comprenons que l’orateur nous décrit véritablement la lutte de son service contre le GIA, sans fausse pudeur. C’est bien d’ailleurs plus la présentation d’une doctrine d’emploi qu’une simple énumération de méthodes, et on sent que c’est la partie la plus importante, la plus sensible, de la réunion.

Les Algériens font alors la guerre depuis des années. Après avoir été au bord du gouffre, ils sont désormais sur la bonne voie, même si la route est longue – et d’ailleurs, presque 20 ans après, ils ne sont toujours pas arrivés à bon port… L’homme qui parle décrit le quotidien d’une lutte sans merci qui se livre dans les rues, les terrains vagues, les campagnes et jusque dans les monts de Chréa ou les gorges de Kabylie.  L’exposé, froid, maîtrisé, est à la fois une démonstration technique et une leçon de vie. Les hommes présents dans cette salle mènent une guerre que nous ne faisons qu’observer, les attentats ont lieu dans leur quartier et ce sont leurs parents qu’on assassine dans la Mitidja ou dans l’Oranais.

Pour un analyste tel que moi, qui appartient à une génération que le Service surprotège, l’expérience est précieuse. Elle suscite l’admiration pour ces policiers et ces militaires qui prennent le temps de nous expliquer avant de retourner au front, et me permet de mesurer la chance qui est la mienne de vivre dans un pays en paix, touché marginalement par la violence jihadiste.

L’orateur nous présente ce qu’il appelle l’exploitation du renseignement. A Paris, à la Centrale, dans le confort de nos bureaux, l’expression recouvre la mise en forme des renseignements qui nous parviennent, et le travail technique indispensable à leur analyse : fichage, relance des sources, travail dans les archives, etc. Sans cette étape, pas d’enquêtes, pas d’opérations, pas de recrutements, rien. Ceux que je vois renâcler à ce travail m’évoquent des officiers de cavalerie désireux de charger mais qu’on ne verrait jamais sur le champ de manœuvres ou dans les écuries. A nos yeux, ils sont, au mieux des poseurs, au pire des branleurs. No guts no glory, et pas de bilan sans travail.

Ici, à Alger, l’exploitation est infiniment plus brutale, car elle concerne les terroristes que les services ramassent lors de leurs incessantes opérations. « Quand on arrête X, on l’exploite, et il nous mène à Y, qui nous mène à Z. Parfois ça tire, parfois non ». Le propos est rêche, et il n’est plus question ici de procédure judiciaire mais bien, à mots à peine couverts, de tabassage et même de torture. J’espère, en l’écoutant, que jamais l’orage qui gronde déjà en Europe ne nous conduira à de pareilles extrémités. Serais-je capable de supporter une telle pression ? D’oublier, même momentanément mes convictions pour combattre nos ennemis ? Je ne le saurai jamais.

Ce qu’on nous décrit, dans cette villa un peu glauque, est l’extraordinaire complexité des réseaux jihadistes, mélanges détonnants de terroristes et de guérilleros, et leur enchevêtrement résistant à toute explication simpliste. Je me nourris des paroles de notre interlocuteur. Son expérience du terrain vient compléter les hypothèses que je pose depuis quelques mois à Paris et que je tente de valider avec mes partenaires des polices européennes. Sans coup de menton, humblement, presque tristement, il nous explique comment les interrogatoires faits sur le vif, alors que les oreilles résonnent encore des détonations, permettent de continuer le combat. Il n’en tire aucune gloire, mais c’est la guerre.

Dans les rues d’Alger, où la tension est encore palpable et où nos chauffeurs et nos gardes-du-corps écartent les autres voitures, à grands renforts de klaxons et de pistolets brandis aux fenêtres, la guerre est invisible et pourtant elle est là. Nous contemplons un pays qui a basculé en quelques mois de la paix au jihad. Les membres des services ou des forces armées, comme les historiens, savent que rien ne dure, que rien n’est acquis, et que les tragédies sont parfois inévitables. Ils savent aussi que rien n’est perdu si les défis sont relevés froidement, à temps, à partir de constats. Il savent que sans intelligence rien n’est possible.

L.A. Confidential, de Curtis Hanson (1997)

Le renseignement au cinéma : le pot de miel

La pratique suscite nombre de polémiques et n’obtient pas que des résultats glorieux, mais elle existe et elle est vieille comme le métier : l’appât. En France, on a coutume de parler de pot de miel, mais l’idée est la même : attirer l’adversaire et le réduire. Tendre un piège à son adversaire fait partie du jeu, et il suffit de relire Homère pour se convaincre de l’efficacité de la manœuvre.

Dans le domaine du renseignement, et en particulier en matière de contre-espionnage, où le mensonge et la dissimulation sont une part essentielle du métier, on parle volontiers d’intoxication, mais le piège tendu ne sert pas à tant à détruire sèchement l’adversaire ou à procéder à des arrestations qu’à semer en son sein la plus extrême confusion. En matière de contre-terrorisme, en revanche, la mission consiste à gérer la menace en déjouant les plans des terroristes et en dégradant leurs capacités opérationnelles. La manœuvre devient ainsi rapidement très concrète.

Face aux jihadistes, toujours plus nombreux, certains Etats ont choisi, non pas d’attendre que les cellules menaçantes soient constituées, mais d’accompagner leur constitution, voire de la provoquer. La logique derrière ce choix se nourrit de la culture opérationnelle de quelques services de sécurité ou de renseignement pratiquant depuis des années l’infiltration de bandes criminelles. Elle vise à détecter le plus en amont possible la menace afin de l’accompagner puis de la neutraliser par l’arrestation des terroristes, les faits incriminants ayant été documentés par le fonctionnaire infiltré et l’équipe qui le soutient.

La manœuvre, évidemment, est risquée et n’infiltre pas un groupe clandestin qui veut. Le musée de la DEA, dans la banlieue de Washington, expose dans ses vitrines quelques souvenirs d’opérations menées dans les années ’70 à New York contre des narcos, et on mesure, devant ces objets parfois banals, l’ampleur du risque pris par les infiltrés. On pourra, ainsi, revoir le chef d’œuvre de Brian De Palma, Blow out (1981, avec John Travolta, Nancy, John Lithgow et Dennis Franz) ou celui de Michael Cimino, L’Année du Dragon (1985, avec Mickey Rourke, John Lone, Ariane et Raymond J. Barry) – qui vient d’ailleurs d’être réédité en coffret par Carlotta. Je ne vous ferai pas l’injure d’évoquer ici le monument de Martin Scorsese, The Departed (2006, avec Leonardo DiCaprio, Matt Damon, Jack Nicholson, Alec Baldwin, Martin Sheen, Mark Wahlberg et David O’Hara), remake d’Infernal Affairs, de Wai-Keung Lau et Alan Mak (2002, avec Andy Lau et Tony Chiu Wai Leung).

Blow Out Year of the Dragon

Une fois infiltré, votre collègue ou votre source peut observer et alimenter un dossier. Il peut aussi littéralement pousser au crime, et c’est là que se posent les questions éthiques : les types que vous allez arrêter au petit matin, en ayant bien pensé à vérifier la porte de derrière (#jemecomprends), étaient-ils justiciables AVANT le début de votre opération d’infiltration/provocation, ou le sont-ils devenus du fait de vos actions ? Avez-vous incité ces personnes à devenir dangereuses, ou n’avez-vous fait que révéler puis démontrer leur dangerosité ? Il ne s’agit pas ici de finasseries juridiques mais du sens que vous donnez à votre action et de l’image que vous diffusez de vos pratiques. Le FBI, qui sait conduire ce genre d’opérations, a ainsi été accusé de monter en épingle la menace jihadiste à des fins politico-administratives, et d’envoyer dans des pénitenciers fédéraux des jeunes hommes qu’il avait lui-même conduit sur la voie du jihad. On a vu meilleur moyen de légitimer la lutte contre le jihadisme, sans même parler de l’apaisement des tensions communautaires ou de la destruction des théories complotistes.

L’équilibre idéal, et donc très délicat à obtenir, est celui qui voit des services créer des points de ralliement, réels ou sur Internet, permettant d’attirer des jihadistes authentiques. Personne ne les a convertis, personne ne les a contraints, et s’il leur prend l’envie de proposer un projet terroriste à la mauvaise personne, on ne peut que leur souhaiter bonne chance pour les années qui viennent.

Sea of Love, de Harold Becker (1989).

On nous appelle les princes

La coopération récente entre Eric Rochant et la DGSE, qui a abouti à la série de Canal + Le Bureau des légendes (2015), n’est pas née soudainement. Le cinéaste jouit en effet au sein de cette noble maison d’une aura incomparable due au fait qu’un de ses films, Les Patriotes,  projeté (et massacré) à Cannes en 1994, y est présenté aux stagiaires et autres nouvelles recrues comme une des plus admirables illustrations à l’écran de ce qu’est le renseignement humain. Les historiens étudieront peut-être un jour, non pas comment la réalité du monde a influencé la représentation au cinéma de l’espionnage mais plutôt comment la représentation au cinéma du monde de l’espionnage a influencé la pratique du renseignement au sein des services, et même sa perception par les responsables politiques. Bref, ce sera dans une autre vie.

Consacré à l’itinéraire d’un membre du Mossad, à son entraînement, à ses différentes missions et à ses rencontres, le film de Rochant aurait tout aussi bien pu traiter d’un autre service de renseignement. L’important, ici, n’est pas tant dans les affaires traitées (un savant français ou un employé des services de renseignement de la Navy) que dans la manière, jamais racoleuse, dont le métier est montré. Evidemment, le Mossad n’est pas n’importe quel service, et le contexte compte. Les cas exposés sont d’ailleurs d’une extrême sensibilité. On reconnaît ainsi l’affaire Pollard, et, moins connue, l’opération Sphinx évoquée par Victor Ostrovsky dans son livre By Way of Deception: The Making and Unmaking of a Mossad Officer (1990, Saint Martin’s press). Eric Rochant, qui est aussi le scénariste de son film, n’a, à ma connaissance, jamais vraiment évoqué l’influence du récit d’Ostrovsky sur son travail. Il est difficile de l’ignorer.

By way of deception Les Patriotes

Pourtant, le film dépasse de loin Israël et aborde des questions essentielles du renseignement humain. Les dilemmes moraux posés par le recrutement puis la manipulation de sources humaines, qui avaient conduit l’amiral Turner, directeur de la CIA à la fin des années ’70, à tenter une improbable, radicale et suicidaire moralisation du métier, ne sont pas nouveaux. La gestion de sources, qui plus est recrutées sous la contrainte, nécessite des structures solides, des personnels formés, correctement commandés et aux solides principes éthiques. Comme me l’a dit l’année dernière un ancien DG, « nous sommes des corsaires » : accomplir des choses illégales pour l’Etat et la Nation en ne perdant jamais de vue les lois que nous violons et les motifs qui font que nous les violons, et en étant capable de revenir le plus vite possible derrière la ligne rouge qui a été franchie.

Le film, qui ne comprend aucune véritable violence physique et aucune scène spectaculaire, est d’une remarquable sobriété. Les hommes et les femmes à l’écran sont des professionnels, solides, calmes, exerçant sur eux-mêmes un contrôle permanent. Les Patriotes se situe ainsi dans la lignée des films de Lang ou de Hitchcock, à l’opposé des explosions de violence et d’actions auxquelles semble se réduire le monde du renseignement aux yeux de nombre de nos concitoyens (et de quelques observateurs qui parlent beaucoup de ce qu’ils n’ont jamais connu).

Alors que le débat public ne cesse de se focaliser sur le renseignement technique, qui n’est qu’une partie du monde du renseignement, le film d’Eric Rochant expose toute la complexité et toute la fragilité d’une opération de recrutement. On comprend, à voir et à revoir la longue partie consacrée à l’affaire du scientifique français, pourquoi le film est montré aux jeunes recrues. Tout, en effet, y est montré, de l’expression initiale de besoins (« il nous faut un atomiste ») à l’identification de l’objectif, l’exploration de son environnement, l’étude de ses failles, son approche, son recrutement, son traitement (y compris brutal) et la fin de l’opération (que je ne dévoile pas). On voit là que le métier n’est pas qu’une longue série de technique mais qu’il requiert une profonde connaissance de l’humanité, de celle qui ne vient qu’avec l’expérience.

Les comédiens sont tous parfaits, et Yvan Attal, jeune homme réservé à la voix si particulière, fait merveille. Jean-François Stévenin est impeccable, tout comme Emmanuelle Devos, Eva Darlan, Hippolyte Girardot, et Nancy Allen. Sandrine Kiberlain, dans un de ses premiers rôles, y brûle l’écran comme elle ne le fera jamais plus.

Ariel
Ariel
Marie-Claude
Marie-Claude

Quant à Bernard Le Coq, il incarne, à mes yeux, un des plus grands officiers traitants jamais vus au cinéma.

Les Patriotes reste, à ce jour, un des plus grands films français consacrés au renseignement, réaliste et intimiste sans être ennuyeux. Il est, à cet égard, infiniment supérieur à bien des productions plus ambitieuses (on pense, par exemple, au lamentable Secret Défense, de Philippe Haïm, sorti en 2008). Il fait, en particulier, réfléchir à la grandeur et aux méthodes d’un métier qu’on ne redécouvre que quand on en a besoin. On s’épargnera, du coup, la vision de Möbius, du même réalisateur (2013)…

Le renseignement au cinéma : partir en mission

Pas de terrain sans analyse, pas d’analyse sans terrain. Je ne cesse de répéter cette formule évidente, sur ce blog et ailleurs, et elle permet d’évaluer rapidement les contributions des uns et des autres. De l’éditorialiste omniscient qui ne sort pas du lobby du Semiramis à l’opérationnel qu’on n’a jamais vu rédiger autre chose que des bulletins de punition quand il était encore en service actif, notre monde regorge de ces esprits attachants dont la vacuité n’a d’égale que le charisme.

Il faut donc, pour tenter de connaître le monde, le parcourir. La règle est bien connue, mais elle ne s’appliquait pas aisément dans le monde du renseignement quand j’y ai fait mes débuts, il y a très longtemps. On ne partait alors pas à l’aventure impunément, et encore moins sans avoir reçu les sacrements délivrés par les stages et les exercices. Le monde du contre-terrorisme, nourri de la culture du contre-espionnage, ne badinait pas avec les compétences techniques de ses missionnaires, en particulier s’agissant des mesures minimales d’autodéfense, comme la contre-filature ou l’usage, prudent, des fausses identités.

On commençait par des missions protocolaires, des réunions avec des services plus ou moins amis, et on montait progressivement en puissance jusqu’à rencontrer des sources et/ou à partir seul vers des destinations mystérieuses. Là encore, soit dit en passant, on reconnaît les mythos et les imposteurs au fait qu’à les entendre une opération sensible ne peut se dérouler qu’à Kaboul ou Sanaa. Dangereuse, oui, mais sensible ? La sensibilité d’un contact tient plus à sa nature qu’à sa localisation, et certaines rencontres à Londres, Stockholm ou Bangkok se sont révélées bien plus complexes que d’autres au Caire ou à Abidjan.

Toujours est-il qu’un beau jour vient le moment où on vous désigne pour aller au contact d’un individu que vous ne connaissiez auparavant que sous son pseudo, Grossetanche 117 ou Rutabaga 112. En l’espèce, Grossetanche 117 est un industriel anglo-italien, Gary Gliano, marié à une Française, qui vit à Brest et se targue de pouvoir vous donner les horaires des marées à Pleumeur-Bodou. Votre hiérarchie, qui ignorait l’existence de ces marées, a sauté sur l’occasion et vous a donc envoyé en mission dans l’Ouest. A vous le trajet interminable, mais l’aventure la gloire au service de la République – en espérant que personne ne remarquera le fait que vous êtes un Gaulois de chez Tifus. Ce n’est pas certain.

Dead Man, de Jim Jarmusch (1995)

« You’ll wake up one day/ But it’ll be too late » (« Hung Up », Madonna)

J’ai eu l’honneur d’assister au mois de décembre dernier, en compagnie de quelques journalistes et universitaires, à une projection privée du film de Lemine Ould Salem et François Margolin Salafistes. Je dis l’honneur, mais pas le plaisir, tant ce documentaire, courageux, est sans concession. Il n’est évidemment pas sans défaut, comme toutes les œuvres, mais ses qualités sont réelles et la démarche de ses auteurs, courageuse, se révèle indispensable par les temps qui courent.

Le film est ainsi l’occasion, grâce à l’admirable travail effectué par Lemine Ould Salem au Mali en 2012, d’exposer le discours de certains chefs jihadistes et de leurs idéologues. Froidement, de façon presque apaisée, ces responsables terroristes et ces intellectuels présentent leur combat (contre nous, évidemment) et leur programme, avancent des explications et des justifications, et ne montrent pas le moindre doute quant à l’issue de leur jihad. On est loin, à les entendre et à les voir, des nihilistes à peine alphabétisés d’Olivier Roy ou des adolescents gavés aux jeux vidéo de certains philosophes de pacotille. On est loin des ennemis sans projet et sans rationalité que nos ministres et leurs éminences grises veulent nous vendre, et le film permet à chaque citoyen de contempler ce que pensent et veulent les jihadistes que nous combattons.

On peut, naturellement – et c’est mon cas – ne pas juger indispensables certaines images d’assassinats, dans les rues de France, du Mali ou d’Irak, mais celles-ci, dans leur terrifiante crudité, nous confrontent à une réalité bien différente de celle, complaisamment diffusée par les autorités, des raids aériens en Syrie ou des chevauchées blindées au Niger. On peut également estimer que le titre, Salafistes, place tout le monde dans le même sac, et j’aurais sans doute préféré que le film fut intitulé Jihadistes. Ces remarques, qui ne sont pas anodines, n’enlèvent cependant rien à la qualité du documentaire, qui, à aucun moment, ne peut être accusé de faire l’apologie du jihadisme ou de faire montre de la moindre ambiguïté idéologique.

Hélas, et comme pour confirmer la panique qui s’est emparée de nos gouvernants depuis des semaines sinon des mois, il ne saurait être question de réfléchir et d’étudier nos ennemis. Il ne saurait être question de discuter le charabia qu’on nous inflige, entre islamo gangstérisme, barbares et novlangue niaisement moralisatrice. Il ne saurait être question d’ouvrir un livre ou de regarder un film qui ne soient pas le relais servile d’un pouvoir dépassé, trahi par sa propre ignorance, piégé par son arrogance. Il ne saurait être question de remettre en cause la ligne du parti, seul détenteur de la vérité, seul défenseur de la Patrie, seul capable de nous sauver – et ce même si son bilan dit exactement le contraire.

Il faut donc, évidemment, voir et méditer Salafistes, non pas pour y trouver la moindre justification au racisme de certains, non pas pour rejoindre le jihad – comme semblent pourtant le penser certains fonctionnaires du ministère de l’Intérieur, ce qui, du coup, explique bien des choses – mais, au contraire, pour mieux combattre le terrorisme. Interdire ce film, le censurer ou limiter sa diffusion, alors qu’il montre au plus près nos ennemis, serait une nouvelle victoire remportée par les jihadistes sur nous. Elle ne serait pas la première, et au rythme où vont les choses, elle ne serait sans doute pas la dernière.

Le renseignement au cinéma : le briefing présidentiel

Instauré dans les années ’60, le briefing des services de renseignement fait au président des Etats-Unis marque le début de la journée du chef de l’Etat. Il lui permet, en quelques minutes, d’effectuer un tour d’horizon de l’actualité internationale et des menaces pesant sur le pays grâce au rapport présenté par des membres des agences spécialisées, parfois par leurs chefs en personne (comme ici).

Ces briefings sont évidemment l’occasion pour le président d’échanger de vive voix avec des responsables de services, ou certains de leurs cadres supérieurs. Parfois médiatisées, ces rencontres n’ont aucun caractère exceptionnel et participent de l’intégration du renseignement à la conduite des affaires du pays. Nul besoin d’être du même parti que lui ou d’être un camarade de promotion – voire un ancien mentor – pour avoir accès au président, et si vous n’êtes pas écouté, au moins êtes vous entendu. Le renseignement, s’il n’est peut-être ni folichon ni d’une parfaite rectitude morale, est intégré au processus de décision politique, et il semble plus compter aux Etats-Unis qu’en France, où les services sont concurrencés par des philosophes de comptoir, des éditorialistes omniscients et quelques personnalités médiatiques aux compétences mal cernées.

Jack

Le briefing présidentiel n’a donc rien d’inhabituel dans le cinéma américain, et on en compte même plusieurs dans Clear and present danger (1994, Philip Noyce), d’après Tom Clancy. C’est pourtant loin des intrigues d’espionnage et des récits de bataille qu’on en trouve une distrayante reconstitution.

Le Roi Lion (1994) de Roger Allers et Rob Minkoff.

Do you know what it means when a flag flies upside down?

Etats-Unis, hiver 2004. Alors que les médias suivent la seconde bataille de Falloujah, un policier militaire à la retraite, qui vient d’être informé de la possible désertion de son fils, de retour au pays mais qu’il pensait encore en Irak, décide partir à sa recherche. Laissant derrière lui son épouse dans une banlieue ouvrière du Tennessee, il gagne le Texas en voiture et apprend rapidement que son fils a été assassiné, qui plus est dans des conditions épouvantables. Il essaye de comprendre et finit par faire équipe avec une policière, jusqu’au dénouement.

Charlize Theron et Tommy Lee Jones

Sorti en 2007, Dans la Vallée d’Elah est sans nul doute un des grands films consacrés par Hollywood à la Troisième Guerre du Golfe. Sombre, poignant, par moment désespéré, il emprunte au récit policier – et même au polar – pour, sans jamais asséner de démonstration péniblement moralisatrice, placer l’Amérique face à ses démons. Paul Haggis, son réalisateur et scénariste, n’est, il faut le dire, pas le premier venu. Vétéran de la télévision, pour laquelle il écrit des séries depuis 1979 (il est même le créateur de Walker, Texas Ranger, c’est vous dire…), il a réalisé son premier film de cinéma en 1993 (Red Hot, un truc à oublier).

In the Valley of Elah

Venu de l’écriture au kilomètre de séries formatées pour les grandes chaînes américaines, Paul Haggis démontre au cinéma un véritable talent, et il s’impose avec Crash (2004), un film ambitieux qui lui vaut en 2006 deux Oscars (meilleur scénario, meilleur film). En 2005, il est également nommé pour le scénario de Million Dollar Baby (Clint Eastwood). Il est d’ailleurs le scénariste du diptyque du maître consacré à la Guerre du Pacifique (Mémoires de nos pères / Lettres d’Iwo Jima). Haggis contribue dans le même temps à la survie de la franchise Bond, en 2006, avec Casino Royale – de loin le meilleur film de la série – puis Quantum of Solace (2008), nettement moins bon.

Crash Collision

Million Dollar Baby

Mémoires de nos Pères

Lettres d'Iwo Jima

Casino Royale

Quantum of Solace

Fidèle à une longue tradition, le cinéma américain n’attend pas que tout le monde soit mort pour produire des films politiques. A cet égard, Dans la Vallée d’Elah, qu’il aurait été impossible de tourner en France, s’il est bien un film engagé, n’est pas le seul de la période et s’inscrit dans une vague d’œuvres hostiles à l’Administration Bush. Subtilement, il ne questionne cependant pas les raisons de l’invasion de l’Irak, et aucun des personnages du film ne se prononce d’ailleurs contre la guerre. Tout au plus certains reprennent en passant les motifs officiels (« But my son has spent the last 18 months bringing democracy to a shithole…») mais la plupart sont indifférents.

L’Amérique que nous montre le cinéaste est en effet morne, triste, indifférente. C’est le pays des zones résidentielles pauvres, des friches, des terrains vagues, des bars à soldats, des diners et des fast foods. On n’y écoute pas de musique, on n’y lit pas de livre, à peine le journal, et la radio en sourdine passe des messages patriotiques et les interventions d’auditeurs qui auraient mieux fait de ne pas appeler.

Dans la lumière froide d’un mois de novembre au Nouveau-Mexique, Tommy Lee Jones, exceptionnel (et nommé aux Oscars en 2008 pour ce rôle) se heurte à l’armée et à la police dans sa recherche de la vérité. Il s’associe, non sans heurts, à Charlize Theron, remarquable en policière isolée et mère célibataire, confrontée à la médiocrité intellectuelle et à la petitesse de ses collègues masculins, essayant de rester solide face à la violence du monde qui l’entoure. Ces deux personnages, si différents, se retrouvent autour de leur froideur feinte, de leur émotion contenue face aux drames qui les touchent.

Paul Haggis n’est pas un cinéaste de génie, mais il est un grand scénariste et un remarquable directeur d’acteurs. La distribution (Josh Brolin, James Franco, Jason Patric, Frances Fisher, Wes Chatham, Wayne Duvall) est d’une très grande qualité, au service d’un récit qui vous prend progressivement aux tripes. Susan Sarandon, en mère ayant perdu ses deux enfants, livre une prestation bouleversante.

Le film n’est pas un thriller, mais un authentique drame – tout comme l’est Missing, de Costa-Gavras (1982, avec Jack Lemmon et Sissy Spacek). Face à la perte de son deuxième enfant, Tommy Lee Jones affronte le bilan de sa vie, et les accusations de son épouse. Ses deux fils, morts sous les drapeaux, le renvoient au prix de son engagement et de ses convictions de patriote exigeant, capable de s’arrêter pour hisser correctement la bannière étoilée. Frappé par le deuil mais digne, il est l’incarnation de la douleur, et la scène de l’interrogatoire final est proprement extraordinaire. Tommy Lee Jones ne pleure pas, ou à peine, mais ses larmes contenues sont les nôtres.

Tommy Lee Jones et Susan Sarandon

Dans la Vallée d’Elah est le film de la résilience et de la prise de conscience. Père et mari ravagé par la culpabilité mais capable d’affronter la vérité, y compris celle des crimes de son fils, Tommy Lee Jones n’est rien d’autre que l’incarnation de l’Amérique découvrant les horreurs commises au nom de ses valeurs. Les soldats côtoyés au long de l’enquête n’ont rien de l’idéal militaire auquel Jones a adhéré toute sa vie. Son dernier fils, assassiné au Nouveau-Mexique par les frères d’armes avec lesquels il a commis des crimes de guerre, est la plus terrible illustration de la dérive d’un pays qui s’est progressivement et insensiblement déconnecté des idéaux qu’il prétend défendre.

Victor, mets-toi ailleurs.

Une rumeur persistante, qui court depuis des décennies, veut que Luc Besson soit un cinéaste. Il a, certes, réalisé des films (une vingtaine, selon IMDB) depuis le début des années ’80, mais le bilan général est calamiteux et notre homme s’est surtout imposé comme un industriel de talent, producteur ambitieux dont les réels succès économiques ont conduit à l’abandon de ses exigences esthétiques.

Tout avait pourtant bien commencé, et la critique avait même, à l’époque, salué Le Dernier combat (1983) ou Subway (1985), sorte de manifeste esthétique foutraque, clip géant typique d’une période où la forme primait sur le fond. Dans le paysage français du moment, d’un terrible ennui, ces deux films avaient eu un certain retentissement, mérité. Tout s’est pourtant rapidement gâté, et le troisième long métrage de Luc Besson, Le Grand bleu (1988) se révéla être un insupportable pensum, interminable, prétentieux, parfopis vaguement raciste (Ah, l’équipe japonaise…) bercé par la non-partition d’Éric Serra. On imagine sans mal un réalisateur de Plus belle la vie s’essayant à tourner comme Terence Malick, et on voit le résultat.

Jean Réno et Jean-Marc Barr

Il serait pourtant injuste d’affirmer que Luc Besson n’a pas de style, ou pas de vision, mais, simplement, son style et sa vision sont ceux d’un cinéaste qui n’a jamais quitté l’adolescence. Plus grave, ses scenarii et ses mises en scène ne visent qu’à flatter cette classe d’âge sans jamais exprimer la moindre ambition d’élévation, ou la moindre finesse. Le sentiment qui se dégage ainsi des films réalisés ou produits par Besson est celui d’une démagogie écœurante (Cf. la série des Taxi, des œuvres à peine dignes d’être qualifiées de téléfilms de consommation courante à côté desquels les épisodes de Fast and Furious, pourtant souvent lamentables, font figure de chocs esthétiques), aux personnages caricaturaux, recyclant sans fin les lieux communs les plus éculés (le pire étant Le Cinquième élément, recyclage poussif de toute la SF, de Métal hurlant à Blade Runner).

Taxi Le Cinquième Elément

Le cinéma de divertissement n’a rien d’infâmant, mais, de même que le manager d’un McDo n’a pas avoir à honte de ce qu’il fait mais doit être conscient de l’existence de brasseries ou de restaurants étoilés, le cinéaste qui se veut populaire doit faire son métier sans mépris pour ses spectateurs et sans illusion sur la portée artistique de ses œuvres. Manifestement, Luc Besson n’est pas Alain Chabat ou John Landis, et on ne peut que ressentir un malaise – grandissant au fur et à mesure de sa carrière – à la vision de ses films, de plus en plus démagogues, de plus en plus caricaturaux,  le pire étant probablement atteint à l’occasion de Jeanne d’Arc (1999), un récit ridicule et souvent hystérique – et qui ose passer après Carl Theodor Dreyer (1927), Victor Fleming (1948), Otto Preminger (1957), ou Jacques Rivette (1994), pas vraiment des cinéastes de seconde zone.

Jeanne d'Arc

Ça s’agitait déjà beaucoup dans Subway, mais le film était charmant de naïveté et reste, plus de trente ans après, plaisant (bien plus que, par exemple, le Robin des Bois de Ridley Scott). L’hystérie fait irruption dans le cinéma de Besson avec Nikita (1990), un des films d’espionnage les plus misérables et prétentieux qu’ii m’ait été donné de voir. Comme toujours, le cinéaste a su créer une belle distribution (ses acolytes Jean Réno, Tchéky Karyo, Jean-Hugues Anglade, et Anne Parillaud) mais il gâche tout, comme toujours. L’intrigue, vue et lue mille fois, aligne les clichés et relève du récit de grande consommation, de la Pulp fiction sans ironie, quatre avant le manifeste de Quentin Tarantino, autrement plus intéressant.

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Uma Thurman

Besson aurait pu faire date en livrant un thriller décomplexé, irréaliste mais fascinant par sa maîtrise. Hélas, il n’y a qu’un pas du choc esthétique à l’enflure, et il est ici franchi sans complexe. Le cinéma de Besson n’est finalement que de la mauvaise bande dessinée mise en image, et les limites du cinéaste rendent l’exercice insupportable. Anne Parillaud, dans son rôle de paumée sexy devenue exécutrice des basses œuvres d’un service secret caricatural, n’est pas convaincante une seconde tandis que Jean Réno, en nettoyeur minéral, crée un personnage qui aurait pu être fascinant mais qui n’est que ridicule. Cette vision, enfantine, du monde du renseignement sera reprise dans Léon (1994), avec un casting international de grande valeur (Natalie Portman, Gary Oldman, Danny Aiello), pour un résultat bien supérieur mais pas encore satisfaisant – surtout si on le compare à Ghost Dog, la voie du samouraï (1999), de Jim Jarmusch, sur un sujet voisin.

Léon, reviens, etc.

Dans ses récits sur le pouvoir et l’espionnage, Luc Besson révèle un cruel manque de l’humour et une vision à la fois simpliste et paranoïaque du monde. On ne saurait lui reprocher d’avoir ses propres opinions, mais le simplisme vu dans ses films ne favorise pas des mises en scène légères ou des directions d’acteur subtiles. Il pourrait se contenter du divertissement, enchaîner les péripéties et nous épargner des scènes qui rappellent parfois, dans leur naïveté, le calamiteux film d’Alexandre Arcady L’Union sacrée (1988).

Nikita, polar hystérique surjoué, est typique du cinéma de Luc Besson : se voulant populaire, il est d’abord populiste. Le cinéaste, comme d’autres, rejette d’ailleurs les critiques en invoquant leur supposé snobisme et en mettant en avant le nombre d’entrées. L’argument est un peu court, usé et usé, de Claude Lelouch à Patrick Sébastien, et le succès financier n’est pas toujours révélateur du talent.