How do you shoot the devil in the back? What if you miss?

Sorti en 1995, le deuxième film de Bryan Singer, The Usual Suspects, reste, plus de vingt ans après, un monument de maîtrise cinématographique. Œuvre à l’habileté perverse, imitée ou devenue source d’inspiration, il se revoit avec plaisir tant le scénario de Christopher McQuarrie (qui lui vaudra un Oscar en 1996) est admirablement mis en scène. La musique de John Ottman, envoûtante et inquiétante, participe de la réussite exceptionnelle de l’entreprise, mais c’est bien le récit, plus que les images, qui séduit. Le film est d’autant plus marquant qu’il a, dès sa sortie, inscrit son personnage principal, Keyser Söze, omniprésent mais invisible (pré-alerte spoiler), parmi les méchants les plus fascinants de l’histoire du cinéma, un homme dont la seule mention fait frémir les plus aguerris des malfrats.

Authentique film de gangsters, où on fait mine de pratiquer un code de l’honneur tout en s’entretuant après s’être soupçonné du pire, The Usual Suspects frappe d’abord par la qualité de son interprétation. Singer a ainsi la chance de diriger un casting de choix, dans lequel on trouve évidemment Kevin Spacey (Oscar du meilleur second rôle) et Gabriel Byrne, mais aussi Chazz Palminteri, Pete Postlethwaite, Kevin Pollack, Benicio Del Toro, Stephen Baldwin, Dan Hedaya, et Giancarlo Esposito (qui n’a pas encore fondé sa chaîne de restauration rapide – je me comprends). Tous parfaits, ces acteurs font de chaque scène des moments forts, et le film est ainsi d’une remarquable intensité. Celle-ci est encore accrue par la structure de la narration, alternant le récit que fait Verbal à l’agent Kujan de toute l’histoire et les scènes à l’hôpital, jusqu’à construire une véritable course contre la montre dont on ne perçoit l’enjeu que dans les derniers instants.

Spoiler Alert Spoiler Alert Spoiler Alert

C’est que The Usual Suspects n’est pas seulement un film sur des criminels. C’est aussi, et peut-être d’abord, le récit de la plus extraordinaire opération d’infiltration jamais montrée par le cinéma, une mission d’une audace extrême réalisée par un génie criminel d’exception digne du Moriarty de Sir Arthur Conan Doyle ou du Joker de Christopher Nolan. Ce n’est pas sans raison que Keyser Söze est instantanément devenu une légende parmi les cinéphiles.

Le film de Bryan Singer, mis dans l’ordre, raconte la façon dont le chef d’une organisation secrète, grand ordonnateur de dizaines d’activités illégales, caché derrière de multiples paravents, décide de monter une équipe de tueurs afin d’éliminer le seul témoin pouvant l’identifier. Organisateur d’une manipulation complexe dont les ramifications échappent aux différents services de sécurité (LAPD, Douanes, FBI), il intègre lui-même, sous une fausse identité, le commando qu’il organise afin de l’orienter de l’intérieur. Aux premières loges de l’action, il influence ainsi ses partenaires jusqu’à la mission finale, au cours de laquelle, une fois le témoin gênant éliminé, il les liquide. Entendu par la police, il joue ensuite un extraordinaire numéro de petit escroc apeuré, sans cesse au bord du gouffre, profitant des certitudes de son interlocuteur, qu’il flatte et dont il joue. Le film ne raconte en réalité, presque en temps réel, que l’audition de Verbal/Söze, lui-même servant à Kujan ce qu’il veut entendre. La scène finale reste, à ce jour, un des dénouements les plus extraordinaires du cinéma, et il est fascinant de la voir, en quelques minutes, donner naissance à un mythe indépassable.

Le cinéma raconte souvent des histoire de taupes, d’indics, ou d’espions infiltrés, envoyés en mission pour leur camp. The Usual Suspects nous montre un immense professionnel, esprit méthodique, attentif à chaque détail, capable de tirer un nombre sidérant de ficelles depuis le groupe qu’il a créé. Le jeu en vaut la chandelle, mais la prise de risques, alors qu’il est entouré de meurtriers froids, est sans égale. Keyzer Söze est ici à la fois l’espion et le service qui le dirige, et il organise tout depuis le terrain, adaptant sans cesse son dispositif à ses partenaires, les influençant de façon imperceptible. Et, de façon magistrale, il utilise les obsessions de Kujan pour se défausser sur Keaton, le séduisant flic pourri passé du mauvais côté de la loi.

Spoiler Spoiler bis

Le film, parfait, se laisse revoir encore et encore, car le cinéaste et son scénariste ont laissé, bien plus subtilement que dans Le Sixième sens (1999, M. Night Shyamalan, avec Bruce Willis et Haley Joel Osment) de petits indices, une demi-seconde sur un regard par ci, un geste par là. Et une fois le dénouement connu, on ne peut que reprendre le film pour étudier la manœuvre de Söze et admirer la maestria de son auteur.

Usual Suspects Pas spoiler

And like that, he’s gone.

Le renseignement au cinéma : les conseillers du directeur

Vous regardez votre chef avec inquiétude. Il relit votre papier, consulte les pièces de base, semble méditer un instant (Le week-end déjà loin ? L’interro de maths de la petite ? Y aura-t-il de la tartiflette à la cantine ?), et il vous lance finalement « Il va falloir que tu fasses valider ça par le conseiller du directeur ». Vous acquiescez respectueusement (une habitude que vous allez perdre avec le temps) et vous retournez dans votre bureau. Là, votre binôme, plus ancien que vous de quelques mois, ricane (une habitude que vous allez rapidement prendre) en apprenant la nouvelle et vous apprend que le conseiller du directeur est une vieille gloire du Service, objet de rumeurs contradictoires et auréolé d’une réputation sulfureuse. C’est sans doute un dinosaure, mais ce qu’on dit de lui en fait plus un tyrannosaure encore vert qu’un placide diplodocus. On verra.

Vous vous aventurez dans les couloirs de l’état-major, une zone exotique aux couloirs neufs – à défaut d’être élégants – peuplée de gens affairés et sombres, aux fonctions floues, probablement complexes et sans nul doute prestigieuses. Parce que c’est quand même votre métier (de trouver des trucs importants et cachés), vous finissez par dégotter le bureau du conseiller. Pas le moment de se dégonfler, il faut y aller.

Une fois dans la place, l’homme se révèle affable, presque attentionné pour la jeune recrue que vous êtes. Ni lui ni vous ne savez évidemment que vos rapports se rafraichiront en 2001, et l’entretien est à la fois court et dense. En quelques phrases, il vous fait bénéficier d’une grille de lecture donnant un tout autre relief aux dossiers que vous lisez inlassablement depuis des semaines. Il fait ce métier depuis si longtemps qu’il terminait sans doute sa première mission quand vous entriez à l’école primaire, et votre âme d’historien vous susurre qu’il faudrait lui faire raconter sa vie, à l’occasion. Après quelques minutes, vous ressortez de son antre avec le sentiment d’avoir été initié. A quoi, vous ne le savez pas encore, mais il se confirme que l’administration que vous rêviez d’intégrer va combler le chroniqueur que vous êtes, pour le meilleur et pour le pire.

Des conseillers, des vieux sages, le Service va progressivement en perdre au fur et à mesure que les vétérans prendront leur retraite. Certains étaient des puits de science, des personnalités attachantes, toujours disposées à vous transmettre leur savoir et à vous aider, ou des animaux politiques, toujours à intriguer, aussi à l’aise dans une rue de Beyrouth qu’à l’Elysée. D’autres, gloires fanées, ruineront des cellules de crise à coups de théories conspirationnistes et d’obsessions nauséabondes. D’autres encore, partis si soudainement qu’on parlera même, en haut lieu, de quasi abandon de poste, pollueront les débats de leurs souvenirs falsifiés. Tous, héritiers d’une histoire qui reste à écrire loin des coups éditoriaux, mériteraient d’être longuement entendus. En attendant, plus personne ne vient en boubou en cellule de crise, on ne discerne pas l’ombre de la CIA derrière chaque prise d’otages à Mindanao, et non, la Syrie n’est pas un partenaire fiable. Mais il manque sans doute leur expérience. Ou pas.

Dr. Strangelove or: How I Learned to Stop Worrying and Love the Bomb, de Stanley Kubrick (1964)

Ce que vous ferez au plus petit d’entre les miens, c’est à moi que vous le ferez.

Le cinéma américain parvient encore, presque par accident, à produire des classiques, des films artistiquement réussis et politiquement courageux interpellant les sociétés. Il le fait, non pas en produisant des œuvres geignardes ou péniblement démonstratives, mais en s’emparant de sujets complexes, en les présentant avec sobriété et en laissant les spectateurs réfléchir. Il sort de tels films une ou deux fois par an, et je me contenterai d’en citer quelques uns, de M. Smith au Sénat (1939, Frank Capra) à Margin Call (2011, J.C Chandor) en passant par Soldat bleu (1970, Ralph Nelson), Du Silence et des ombres (1962, Robert Mulligan), Les Accusés (1988, Jonathan Kaplan), Traffic (2000, Steven Soderbergh), Conversation secrète (1974, Francis Ford Coppola), Salvador (1986, Oliver Stone), First Blood (1982, Ted Kotcheff), The Siege (1998, Edward Zwick), Cœur de Tonnerre (1992, Michael Apted), Mississippi Burning (1988, Alan Parker), Network (1976, Sidney Lumet), Les trois jours du Condor (1975, Sydney Pollack), Dans la vallée d’Elah (2007, Paul Haggis) Hardcore (1979, Paul Schrader), et, bien sûr, Zero Dark Thirty (2012, Kathryn Bigelow).

Au cinéma comme en classe, la pédagogie est affaire d’exemples. On apprend plus en matière de renseignement en lisant un Tom Clancy ou un John Le Carré qu’en subissant des cours froids et techniques. J’ai ainsi toujours été persuadé qu’il fallait commencer par un récit de qualité puis le décortiquer, souligner ses erreurs ou sa justesse, et avancer vers la théorie. Un des plus grands films politiques du siècle passé, Les Hommes du président (1976, Alan J. Pakula), que j’ai rapidement évoqué ici, se contente, avec une grande retenue, de nous conter l’enquête menée par Bob Woodward et Carl Bernstein au sujet du Watergate. Il ne contient nulle leçon de morale, nul message de l’auteur et nulle démonstration enflammée. Les faits, rien que les faits, et le film en devient même, dans sa mise en scène, l’illustration même des qualités qu’il décrit chez ses protagonistes. Un tel équilibre n’est pas si facile à atteindre, et les films à la hauteur d’une telle exigence sont rares. Il s’en tourne, pourtant, et Spotlight, sorti en 2015, en est un.

A l’instar du monument de Pakula consacré au scandale du Watergate, ce film, qui relate la mise au jour à Boston d’un gigantesque scandale de pédophilie longtemps étouffé par l’Eglise, fait montre d’une admirable sobriété. Contrairement à ce qu’ont pu prétendre certains bigots et autres esprits un peu bas de plafond, le film n’est jamais une attaque contre la religion ou la foi mais la dénonciation des errements d’une organisation qui nie et cache les fautes de quelques uns de ses membres. Il n’est pas question, ici, de spiritualité ou de croyances mais de basse politique. Ceux qui refusent de comprendre ça ne valent pas mieux que celui qui, en 1986 dans les colonnes de Valeurs actuelles, qualifiait Le Nom de la rose (Jean-Jacques Annaud, d’après Umberto Eco) de « délire anticlérical ». Certaines vérités sont pénibles à entendre, et je ne cache pas l’infini mépris que je ressens pour celles et ceux que j’ai entendu dire, y compris à mes enfants : « Il y a aussi des pédophiles dans l’Education nationale ». Ça, ce n’est pas un démenti, et encore moins un acte de contrition, mais un aveu involontaire auquel se mêle une abjecte justification par les crimes des autres.

Spotlight Spotlight

Spotlight se présente donc comme la reconstitution de l’enquête menée en 2001 par une équipe du Boston Globe au sujet des dissimulations par le clergé d’une série de crimes et délits sexuels commis par des dizaines de prêtres pendant plusieurs décennies. Comme dans d’autres films de ce genre, on n’assiste à aucune scène de violence, à aucune prise de risque physique, et les éclats de voix y sont rares. L’histoire met aux prises une poignée de journalistes jamais érigés en modèle à une organisation que, finalement, on ne voit quasiment pas. L’Eglise, en effet, est défendue à Boston par des notables qui tentent d’abord de nier les faits ou de les mettre en rapport avec le rôle social du clergé afin de minimiser leur gravité. Tous ceux qui s’opposent à Spotlight le font ainsi sincèrement, et cet aveuglement, que le film ne juge pas et ne caricature jamais, montre la façon dont l’Eglise de Boston abuse de la confiance de ses ouailles avec un cynisme bien éloigné des enseignements du Christ.

Le film, comme celui de Pakula, décrit parfaitement le processus d’enquête, le travail de fourmi dans les archives, la recherche de sources humaines, et les pressions croissantes qui s’exercent. Il ne cache rien non plus de la concurrence avec les autres quotidiens, de la recherche du scoop, selon cette démarche prédatrice commune au monde du journalisme et à celui du renseignement. Il met surtout en avant le rôle éminemment politique de la presse, qui révèle les scandales et les fautes, et protège les faibles. Son rôle de gardien de la Cité est parfaitement mis en valeur, et on pense à la tirade de César dans Kaamelott :

Des chefs de guerre, il y en a de toutes sortes. Des bons, des mauvais, des pleines cagettes, il y en a. Mais une fois de temps en temps, il en sort un. Exceptionnel. Un héros. Une légende. Des chefs comme ça, il n’y en a presque jamais. Mais tu sais ce qu’ils ont tous en commun ? Tu sais ce que c’est, leur pouvoir secret ? Ils ne se battent que pour la dignité des faibles.

Les journalistes de Spotlight, à la différence de Woodward et de Bernstein, ne dénoncent pas seulement les dérives d’un pouvoir, tout autant politique à la Maison blanche qu’à l’évêché.  Il ne s’agit pas seulement de vérité mais aussi de justice, face à des victimes brisées, qui gardent en elle depuis l’enfance la douleur et la honte. La négation de ces crimes est d’ailleurs la pire faute de l’Eglise, et certaines scènes, bien que jouées et filmées avec une grande sobriété, sont poignantes. Liev Schreiber, qui joue Marty Baron, incarne excellemment cette légende du journalisme américain, consciente de son rôle politique et de sa vocation de contre-pouvoir.

Face à lui, Rachel McAdams (nommée aux Oscars), Brian d’Arcy James et surtout Mark Ruffalo (lui aussi nommé aux Oscars) montrent la charge émotionnelle d’une enquête qui dévoile à la fois l’ampleur des crimes commis sur des enfants et l’immensité de la trahison de l’Eglise, dont le comportement n’est finalement pas différent celui de Unorth dans Michael Clayton (2007, Tony Gilroy).

Le film met également en avant la responsabilité de la presse elle-même. Michael Keaton et John Slattery sont dépositaires d’une autorité morale et d’une mission, comme le leur a rappelé Liev Shreiber au début du film, et comme le lance avec colère Jamey Sheridan (« What took you so long? »). On notera d’ailleurs que le réalisateur, Tom McCarthy (Oscar du meilleur scénario partagé avec Josh Singer) a interprété dans la saison finale de The Wire (2002-2008, David Simon) un des pires journalistes de l’histoire du petit écran et que le thème lui tient à cœur.

Le fait que l’affaire ne soit révélée que si tardivement et donc que des enfants aient continué d’être agressés et violés est en partie leur faute. Mal traitées, négligées, de vieilles informations ont été victimes de la vie administrative, et il est cruellement démontré que la routine, le manque de rigueur et une forme de confort intellectuel peuvent blesser, voire tuer. On dit souvent que les mots peuvent tuer, mais dans Spotlight c’est ne pas les écrire qui est criminel.

Le renseignement au cinéma : ab irato

J’ai, de notoriété publique, un caractère de chien. Si vous l’associez à mon insupportable arrogance et à l’amour immodéré que je porte à l’ironie et au mauvais esprit, vous avez une idée assez juste de l’imbuvable garnement que je persiste à être.

Des quelques colères homériques dont j’ai pu me rendre coupable quand j’étais fonctionnaire, et qui m’ont parfois coûté cher, aucune, avec le recul, ne me semble, cependant, injustifiée. Excessives, insupportables, déplacées, elles le furent toutes, évidemment, conformes à ce qu’en écrivit Horace, mais les motifs profonds de ces emportements, dix ans plus tard, suscitent encore de fugaces bouffées d’exaspération : telle responsable, brisée par une vie personnelle en miettes, mais maintenue à son poste par une hiérarchie plus habile à manipuler dans les couloirs qu’à recruter des sources. Tel chef de poste malhonnête, que ses chefs savent coupable de détournements de fonds, mais laissé impuni pour des raisons politiques. Telle légende du renseignement opérationnel, conjoint violent, harceleur, confondu par les plus hautes autorités mais finalement épargné. Telle décision absurde, prise contre l’avis des spécialistes pour complaire à un vieux gourou incompétent, et sur laquelle on ne revient que trop tard – en clair, après les attentats.

La colère, dont on dit qu’elle est mauvaise conseillère, est sans doute un signe de bonne santé morale, mais elle est d’autant plus néfaste que les métiers du renseignement demandent plutôt du calme, de la patience. L’énergie née des défaites, des injustices, des défis, devrait s’exprimer autrement que par des cris, mais je ne blâme pas ceux qui, de temps à autre, vocifèrent devant un nouvel échec. La colère, à mes yeux, démontre la volonté de riposter, de ne pas capituler, et elle révèle un tempérament insoumis dans un milieu qui, signe des temps, favorise les profils lisses, la prudence teintée de lâcheté, et qui juge que l’ennemi est plus souvent dans le bureau d’en face qu’à Raqqa.

La colère, donc, bref moment de folie, conduit à des erreurs, mais elle peut aussi nourrir un juste sentiment de revanche, initier la détermination réfléchie dont nos dirigeants semblent tant manquer. Entre des décisions creuses mais énoncées d’une voix blanche, et les accès d’autoritarisme puéril, il nous manque, sans le moindre doute, le calme menaçant des chefs. Il est d’ailleurs permis de penser qu’il va nous manquer encore longtemps.

The Untouchables, de Brian De Palma (1987)

Useless basterds

On peut rire de tout, ou presque, mais plus le sujet est sensible plus le talent de celui qui se moque doit être grand. La faute de goût n’est jamais loin, et certains thèmes doivent donc être traités avec une extrême finesse. On se souviendra, par exemple, que le film de Roberto Benigni, La Vie est belle (La vita è bella, 1997) récompensé en 1998 par la Grand prix du Jury à Cannes et par trois Oscars dont celui du Meilleur film étranger, avait été vivement critiqué pour son traitement de la Shoah. En France, La Grande Vadrouille (1966, Gérard Oury) ou Papy fait de la résistance (1983, Jean-Marie Poiré) ont jeté sur les années d’occupation un regard décalé, fait de burlesque bon enfant ou de franc mauvais esprit, leur réalisation ou leur interprétation l’emportant sur les remarques que n’importe quel historien sérieux pourrait faire – et elles seraient nombreuses.

Un scalp sinon rien

L’important, au cinéma ou en littérature, tient évidemment aux qualités artistiques. De grandes idées peuvent être ruinées en quelques pages ou quelques plans, tandis qu’une œuvre en apparence secondaire peut s’imposer et devenir un classique. Tout, en réalité, est affaire de cohérence et d’équilibre. Réalisateur un temps surdoué, admirateur assumé du cinéma de genre, auquel il a rendu des hommages de plus en plus appuyés au fil des ans, Quentin Tarantino s’est essayé en 2009 au film de guerre parodique avec Inglorious Basterds, dont le titre est une référence évidente à un nanar italien, Quel maledetto treno blindato (The Inglorious Bastards), réalisé en 1978 par Enzo G. Castellari, un cinéaste de troisième zone. L’histoire qu’il nous raconte – car Tarantino est aussi scénariste – aurait pu être un palpitant film d’action, ou un film hilarant fait de gags incessants portés par des personnages hauts en couleurs, mais il n’en est rien. Cette histoire de commando parti assassiner Hitler en France et qui, chemin faisant, scalpe des soldats allemands ne présente aucun intérêt tant elle se traîne en longueur.

De glorieux fumiers

Dès Reservoir dogs (1992), son premier succès, Tarantino était apparu comme un cinéaste aimant les bavardages, cassant sans cesse son récit par des digressions, des passages absurdes, voire burlesques. Son style avait flamboyé dans Pulp Fiction (1994), récit choral devenu instantanément le film culte d’une génération pour ses dialogues décalés, sa bande-originale et le choc permanent qu’il orchestrait entre des anti-héros le plus souvent pitoyables et des situations d’une extrême violence.

Pulp Fiction avait imposé la patte de Quentin Tarantino, Oscar du Meilleur scénario et Palme d’or à Cannes. Lui qui avait déjà écrit le pénible True Romance (1993, Tony Scott) avait ensuite offert Tueurs nés (1994) à Oliver Stone avant d’écrire le non moins cultissime Une Nuit en enfer (1996), de Roberto Rodriguez (et d’y jouer).

Le cinéaste avait même semblé acquérir une forme de maturité en réalisant, en 1997, Jackie Brown, d’après le roman d’Elmore Leonard Punch Creole (1992). Ce film, sans doute son meilleur, l’avait montré capable de prendre son temps, de maîtriser ses dialogues sans nuire à son sens de la formule et sa mise en scène, toujours ironique, avait laissé entrevoir un talent certain pour les ambiances, l’observation, la construction de ses personnages.

L’expérience, plus que concluante, ne l’avait manifestement pas convaincu, et le cinéaste était bien vite retourné à ses excès baroques. Maître du second degré, des regards distanciés, il a ainsi construit au fil des ans un univers au kitsch assumé (Kill Bill, vol I et II, en 2003 et 2004), puis Grindhouse et Boulevard de la Mort (2007) avec Rodriguez. Au fur et à mesure des années, ses films ont exploré la violence chorégraphiée, fortement inspirée des maîtres de Hong-Kong, agrémentée de discussions de nerds. La formule a pu séduire, mais elle est usée.

En 2009, donc, Tarantino s’estime de taille à tourner une fiction historique délirante dans laquelle on retrouverait son amour du cinéma, son goût pour le n’importe quoi, ses références aux films de série B italiens, le tout porté par une pléiade d’acteurs talentueux. La distribution, en effet, est pour le moins impressionnante : Brad Pitt, Diane Kruger, Christoph Waltz, Eli Roth, Mélanie Laurent, Michael Fassbender, Richard Sammel ou Mike Myers. Samuel L. Jackson et Harvey Keitel, compagnons de jeu du cinéaste depuis le début ou presque, n’apparaissent pas à l’écran mais prêtent leur voix.

Diane Kruger est un fumier Elie Roth est un fumier

Brad Pitt est un fumier Mélanie Laurent est un fumier

Interminable (2h33), bavard, Inglorious Basterds n’a presque que des défauts. Le fait qu’il détruise méthodiquement l’histoire de la guerre n’aurait pas d’importance si on s’intéressait un tant soit peu à l’intrigue, mais on s’en moque. Cette histoire de GI’s scalpant des nazis ne fait même pas lever un sourcil, de même que la vie de Mélanie Laurent à Paris se révèle parfaitement insipide. L’opération des SR alliés, malgré la prestation de Michael Fassbender est d’un ennui complet, et chaque péripétie est gâchée par la longueur des scènes. Vient même un moment, dans la cave de la taverne, où on espère que tout le monde s’entretuera bientôt si ce doit être un moyen de passer à autre chose.

Le film souffre, à dire vrai, de l’incohérence de son ton. Tarantino hésite ainsi entre la parodie idiote, la comédie voire le drame, et la première scène, glaçante, fait même penser au début d’une tragédie engagée. Waltz, qui sera récompensé par un Oscar en 2010 pour son interprétation du colonel Landa, y campe un officier SS parmi les plus éprouvants que le cinéma nous ait montrés depuis des décennies. On pense en particulier à Peter O’Toole dans La Nuit des généraux, le polar réalisé par Anatole Litvak en 1967. Waltz, cependant, n’est pas vraiment dirigé, et il cabotine de plus en plus jusqu’à la fin, jusqu’à devenir sa pénible propre caricature.

On ne sait pas bien ce que Tarantino nous montre, et le final, granguignolesque, efface les rares bons moments. En 2012, dans Django Unchained (qui vaudra un nouvel Oscar à Christoph Waltz), il saura maîtriser une narration historiquement tout aussi délirante, mais sans éviter une fin que l’on qualifiera poliment de spectaculaire.

Inglorious Basterds, de loin le plus mauvais film de Tarantino, a illustré les limites d’un style jamais critiqué. Même les plus grands doivent travailler, douter, et ceux qui ne se fient qu’à leur supposé génie le font au risque de se parodier.

Le renseignement au cinéma : bénéficier de la sagesse de ses anciens

« Al Qaïda n’existe pas. Démontez la section. »

« Tout ça, ce sont des voleurs de poules. Aucun véritable danger. »

« Vous ne connaissez rien à l’Afrique, vous voulez juste nous piquer nos dossiers. »

« Les révolutions arabes marquent l’échec du jihadisme. »

« Tout ça s’arrêtera lorsque la Palestine sera un Etat. »

« Boko Haram ne frappera pas en dehors du Nigeria »

« AQMI sera balayée en une semaine. »

« L’islam confrérique est le meilleur antidote contre le jihad. »

« Vous vous trompez, la vraie menace, ce sont les Frères musulmans. »

« Le terrorisme au Mali est résiduel. »

« Les services tchadiens sont très efficaces. »

« Arrêtez de perdre votre temps avec vos histoires d’ONG prosélytes. »

« Il n’y a plus de menace en Europe. On va pouvoir passer à autre chose. »

« C’est encore un coup du DRS. »

« La CIA a créé Al Qaïda. »

« Ils n’ont aucun projet politique. »

« L’armée égyptienne va régler le problème facilement. »

« La méthode russe dans le Caucase a marché. Regardez, tout y est calme. »

« Vous n’avez pas besoin de renforts. »

« Vous auriez un plan de Kaboul ? On part dans trois heures. »

« Envoyer le SA ? Mais, c’est que ça a l’air dangereux, là-bas ! »

« Mohamed Merah était un loup solitaire. »

« Ils sont drogués. Comment, sinon, expliquer cette violence aveugle ? »

« L’islamisme radical est une invention colonialiste. »

« Rendez-vous compte, un jihadiste qui tente de tuer des policiers, on n’avait jamais vu ça ! Comment le prévoir ? »

« Y a pas de failles »

The Whole Nine Yards, de Jonathan Lynn (2000)

Ce ne sont pas vraiment vos affaires, n’est-ce pas, Potter ?

Disparu le 14 janvier dernier, dans les premiers jours d’une année qui paraît déjà interminable, Alan Rickman était bien connu pour ses rôles de méchant cabotin, faux terroriste et vrai malfrat, dans le monumental Die Hard (1988, John McTiernan), son interprétation du sheriff de Nottingham en roue libre dans le navrant Robin des Bois, Prince des voleurs (1990, Kevin Reynolds), ou du délicieux colonel Brandon dans le remarquable Raison et sentiments (1995, Ang Lee), ou, entre autres, du touchant Harry dans le très (trop ?) sucré Love actually (2003, Richard Curtis). Mais Alan Rickman, homme de théâtre tout autant que de cinéma, était surtout adulé pour avoir donné ses traits au professeur Severus Rogue dans les adaptations des romans de J.K Rowling consacrés à Harry Potter.

Ce cher Hans, toujours impeccable
Ce cher Hans, toujours impeccable
Un sheriff échevelé
Un sheriff échevelé

Visage blafard, cheveux gras et œil torve, Rickman s’était métamorphosé pour incarner le parfaitement antipathique professeur Rogue de la saga, et c’est donc pendant huit films qu’il fut l’adversaire quotidien du jeune magicien et de ses condisciples de la maison Gryffondor. Odieux, injuste, arrogant, violent, méchant à la limite de la perversité, Severus Rogue a été l’homme que des dizaines de millions de lecteurs puis de spectateurs ont adoré détester. Rien ne semblait pouvoir le racheter jusqu’à ce qu’il soit révélé qu’il était, en réalité, un agent double agissant au plus haut niveau de l’organisation ennemie, au service de celui que les lâches n’osaient pas nommer.

Un professeur sévère, mais sévère
Un professeur sévère, mais sévère

Récits d’initiation, romans d’aventures puis films d’action, les sept épisodes de la série fantastique décrivent aussi une magistrale opération de renseignement, au cours de laquelle un maître-espion, le professeur Dumbledore, manipule un agent double, homme de l’ennemi ayant changé de camp et navigant dans des eaux de plus en plus dangereuses. Traître ou héros infiltré, Rogue donne ainsi une leçon de double-jeu en agissant au sein des réseaux de Voldemort, et J.K Rowling décrit parfaitement une opération de longue haleine, d’autant plus complexe et dangereuse que les enjeux en sont écrasants.

Opération secrète s’il en est, la présence de Rogue auprès du Seigneur des ténèbres n’est initialement connue que de Dumbledore, selon la bonne vieille règle du cloisonnement. Même après avoir été informé de l’opération, Potter reste suspicieux à l’égard de celui qui n’a cessé de s’en prendre à lui depuis son arrivée à Poudlard et qui, de surcroît, protège éhontément Drago Malefoy, une des plus belles têtes-à-claques de l’histoire de la littérature pour adolescent.

Comme tout infiltré agissant au plus haut niveau d’une organisation ennemie, Rogue est, en effet, un homme d’une rigueur pointilleuse, se méfiant de ses adversaires comme de ses alliés. D’une extrême prudence, il doit veiller à ne jamais attirer l’attention par une quelconque ambiguïté, et sa loyauté apparente va donc à ceux qu’il combat en réalité. Témoins de ses seuls agissements publics, Potter et ses amis, par ailleurs influencés par leur vie quotidienne, ne perçoivent naturellement pas la manœuvre, et c’est sans doute le mieux puisque leur défiance à l’égard de Rogue est, aux yeux de l’ennemi, un élément le crédibilisant. La manœuvre est ainsi à deux niveaux : tout en prouvant régulièrement à Voldemort son dévouement, Rogue joue contre lui mais sur le très long terme. L’histoire des opérations de ce type enseigne que plus la source est haut placée plus elle doit être manipulée avec la plus extrême prudence, et avec une non moins exigeante parcimonie. Elle est ainsi très rarement utilisée pour une action directe, et doit faire preuve d’une grande autonomie afin de consolider sa position sans pouvoir en référer à ses traitants. Le professeur Rogue, infiltré au sommet de la structure adverse, doit donc régulièrement jouer contre son camp sur un plan tactique pour préserver la menée stratégique, jusqu’à aux dramatiques derniers moments de la saga (spoiler alert dans la spoiler alert). Il protège Harry en donnant l’impression du contraire et informe Dumbledore de l’essentiel, avec mille précautions.

Surtout, ne pas gaffer
Surtout, ne pas gaffer

S’étirant sur huit films à la qualité croissante, la série Harry Potter, faite d’amours adolescentes, de magie, de blagues potaches et de créatures effrayantes, et peuplée de méchants qui font déjà date, comme Bellatrix Lestrange, contient aussi, à sa façon, une belle opération d’espionnage et de manipulation. Si on peut douter de l’intérêt de la substituer à la projection des Patriotes (1994, Eric Rochant), il n’est pas interdit de la revoir sous le seul angle du renseignement, avant de faire entrer le professeur Rogue au panthéon des plus grands agents doubles de l’histoire du cinéma. Nous devons bien ça à Alan Rickman.

Alan Rickman n'était pas que le père Sévère
Alan Rickman n’était pas que le père Sévère

Et je dédie ce post à Attila.

Remarques sur la formation de la théorie abstraite des ensembles

On m’a fait l’honneur, récemment, de parler en public du renseignement au cinéma. La mission n’était pas facile, et je me suis efforcé de décrire à grands traits ce qu’on montre de ces métiers sur les écrans, de ce qu’on peut en penser, de ce qu’on ne voit pas, et de ce que ça dit de notre cinéma, de nos sociétés et du monde. Parmi les quelques points que j’ai présentés, un me tenait particulièrement à cœur. On peut ainsi apprendre beaucoup de l’espionnage, du renseignement, de la manipulation en regardant des films qui, de prime abord, ne traitent pas de ces sujets. Qu’on pense, par exemple à La Prisonnière espagnole (1997, David Mamet), qui traite d’espionnage industriel, ou de Kiss of Death (1995, Barbet Schroeder, d’après le film d’Henry Hathaway sorti en 1947), qui nous décrit une infiltration dans le monde de la pègre, ou des très grands films consacrés au journalisme d’investigation (Les Hommes du président, d’Alan J. Pakula, en 1976 ; Mille milliards de dollars, de Henri Verneuil, en 1982 ; Spotlight, de Tom McCarthy, en 2015), sans parler de la monumentale trilogie Millenium, d’après Stieg Larsson intégralement adaptée à la télévision en 2010, et à laquelle David Fincher s’est attaqué en 2011 avec le brio qu’on lui connaît.

Millenium

On trouve nombre de mentions des activités des services de renseignement dans le cinéma de guerre, qu’il s’agisse de montrer une opération spéciale (Les Canons de Navarone, de J. Lee Thompson, en 1961 ; Apocalypse Now, de Francis Ford Coppola, en 1979 ;  Zero Dark Thirty, de Kathryn Bigelow, en 2012), de concevoir une offensive (Un Pont trop loin, de Richard Attenborough, en 1977) ou de se préparer au pire (Pearl Harbor, de Michael Bay, en 2001). Il est ainsi possible de revoir des films, chefs d’œuvre ou séries B, à cette seule aune. Il va de soi que la chose est moins pénible quand le film est un classique parmi les classiques, et c’est le cas de L’Armée des ombres, de Jean-Pierre Melville, d’après le roman éponyme de Joseph Kessel, écrit à Londres en 1943 et d’abord publié à Alger.

L'Armée des ombres

Tourné par un cinéaste au sommet de son art, et dont l’influence n’a cessé de croître depuis, L’Armée des ombres n’a pas pris une ride malgré le parti-pris esthétique de son réalisateur. On y parle peu, on ne s’y perd pas en vaines palabres ou en grands discours enflammés, et les images, d’un classicisme extrême, révèlent autant que les dialogues. La première scène, avant même le générique, nous montre des soldats allemands défilant sur les Champs-Elysées, l’Arc de triomphe dans leur dos. En quelques instants, l’humiliation et l’occupation d’un pays vaincu en deux mois sont rappelées au spectateur. Sorti en 1969, le film a d’ailleurs pu être interprété comme un hommage au général De Gaulle, mais cette analyse, pertinente, ne doit pas faire oublier que le récit, qui ne montre que brièvement l’homme de Londres, se concentre sur les résistants de l’intérieur, ceux qui loin des calculs stratégiques, des manœuvres diplomatiques et militaires, ne sont occupés qu’à combattre quotidiennement l’occupant. Personne ne se dit gaulliste, et on ne parle guère politique tout au long des 139 minutes du film.

Plus qu’une ode au Général, le film – et le roman avant lui – est d’abord le portrait d’une poignée de femmes et d’hommes d’exception qui, sans emphase, luttent et risquent leur vie. La résistance n’y est jamais verbalisée, explicitée, et les personnages mis en scène accomplissent ce qu’ils estiment être leur devoir le plus sacré. Très écrits, les dialogues frappent par leur sobriété, encore accrue par la minéralité du jeu des acteurs. On se souvient, en effet, que Melville a signé des œuvres extraordinaires, comme Le Samouraï (1967), et qu’on a vu chez le Michael Mann de Heat (1995), de Collateral (2004) ou de Miami Vice (2006) son héritier le plus naturel. Chez Melville, on ne s’agite pas, et les hystériques ne vivent pas longtemps.

Heat

Ce parti-pris est servi par des acteurs tous admirables, à commencer par Lino Ventura qui, loin des réjouissants rôles de pitres à grosses paluches chers à Georges Lautner, montre l’étendue de son talent. Solide, un petit sourire ironique souvent au coin des lèvres, il incarne les certitudes d’un homme de devoir, intellectuel devenu homme d’action au nom de la cause sacrée de la liberté. Il trouve en Simone Signoret son alter-ego, femme d’une audace et d’une volonté inouïes (la scène de l’évasion ratée de Felix est à cet égard glaçante), et les deux personnages s’avèrent être devenus des techniciens de haut-vol sous la pression des événements.

L'Armée des Ombres

L’Armée des ombres, en effet, nous raconte, pour paraphraser Michel Goya, comment des citoyens ordinaires en viennent à faire des choses extraordinaires, et parfois terribles. « Je ne croyais pas qu’on pouvait le faire », lâche ainsi une jeune recrue après l’assassinat d’un traître. Professionnels de l’action clandestine, traqués par un ennemi infiniment plus puissant, ils affrontent à la fois l’armée du Reich et la Milice et doivent se défier en permanence des trahisons ou des renseignements obtenus sous la tortures par la Gestapo. Dans le film, les héros tuent ainsi autant de Français que de soldats allemands, et leurs deux victimes françaises ne sont autres que d’anciens camarades de combat. La leçon est amère et rappelle que face aux résistants on trouve des collaborateurs, pas moins – hélas – convaincus de la justesse de leur cause et de la nécessité de la défendre. Nullement ambigu, le film ne cache rien de la complexité de la situation et de la pression qui s’exerce sur ceux qui ont choisi de résister : codes, cloisonnement, filatures, urgences, malchance, esprit d’initiative, rien n’est oublié pour montrer que l’honneur d’une nation ne tient parfois qu’à une poignée d’individus, différents, fragiles mais capables de surmonter leurs préventions pour se surpasser. On a rarement aussi bien montré la solitude ou la peur de membres d’une organisation secrète agissant en territoire ennemi – et pourtant dans leur propre pays. Les ombres de Kessel et de Melville ne sont pas tant des résistants que des vaincus dont le combat, admirable, est plus mené par principe que pour une victoire inaccessible sans l’aide des Alliés. Ces ombres, pourchassées, déracinées, promises à mille tourments en cas de capture, évoquent celles qu’évoquera James Welch dans son extraordinaire roman Comme des Ombres sur la terre (Fools Crow, 1986) décrivant l’errance des Indiens Blackfeet au Montana en 1970.

Comme des ombres sur la terre

Film éminemment politique, L’Armée des ombres est donc aussi un film noir, aux décors soignés (il manque un tableau sur le mur du Majestic, indice du pillage de la France vaincue), aux ambiances oppressantes (la planque de Ventura, le stand de tir de Balard – que l’on verra aussi dans la pochade de Jean-Marie Poiré Papy fait de la résistance, en 1983) et aux seconds rôles d’une exceptionnelle qualité : Jean-Pierre Cassel, Serge Reggiani, Paul Crauchet, Christian Barbier, Claude Mann, et l’immense Paul Meurisse. Surtout, Melville a le privilège de diriger André Dewavrin dans son propre rôle, celui du colonel Passy, véritable légende du renseignement français, fondateur du BCRA, dont les mémoires devraient figurer dans toutes les bibliothèques – et qui sont à l’origine de bien des vocations.

L'Armée des ombres

Sans concession, mettant en avant la nécessité de mesures extrêmes au nom d’une lutte à nulle autre pareille, le film constitue l’adaptation parfaite du roman de Joseph Kessel. Près de cinquante ans après sa sortie, il reste d’une exceptionnelle finesse et montre la force de ceux qui luttent. A ce titre, il pose aussi la question, qui ne cesse de hanter : serions-nous capables d’un tel courage, d’un tel dévouement, d’un tel engagement ?

 

That’s the Full Metal Bitch

C’est un film sans prétention de 178 millions dollars, et la modestie de son propos participe de sa réussite. Série B de luxe, Edge of Tomorrow, sorti en 2014, s’est ainsi révélé être une excellente surprise. Jamais écrasé par son casting (Tom Cruise, Emily Blunt, Brendan Gleeson), jamais parasité par des effets spéciaux au service de son intrigue, le film, réalisé par Doug Liman, est l’exact contraire des purges régulièrement offertes par Michael Bay ou Roland Emmerich et étonne par son humour et sa sobriété.

Adapté d’un roman de Hiroshi Sakurazaka, All you need is kill, devenu un manga, Edge of Tomorrow renouvelle avec talent le vieux genre du paradoxe temporel qui a fait le bonheur des amateurs de SF depuis des lustres. On pense ainsi à la série B de Don Taylor, The Final Countdown (Nimitz, retour vers l’enfer, 1980, avec Kirk Douglas, Martin Sheen, James Farantino, Charles Dunn et Ron O’Neal), et surtout au film culte de Harold Ramis, Groundhog Day, (Un Jour sans fin, sorti en 1993, avec Bill Murray, Andie MacDowell et Stephen Tobolowski).

Nimitz Groundhog day

L’action de Edge of Tomorrow se situe dans un futur proche qui voit l’humanité affronter des aliens. Rassemblées au sein d’une grande coalition, les armées mondiales combattent avec difficulté des envahisseurs à la fois innombrables et d’une grande puissance. Cette idée a été lue ou vue mille fois, et le film, comme le roman ou le manga, ne cache rien de l’influence de H.G Wells et de sa Guerre des mondes (1898). L’histoire ne s’arrête cependant pas là.

War of the Worlds

En une sorte de clin d’œil, c’est Tom Cruise, qui avait déjà affronté des extraterrestres dans le film de Spielberg adapté de Wells en 2005 (War of the Worlds, avec Tim Robbins et Dakota Fanning), qui reprend du service dans le film de Doug Liman. Plus encore que dans l’adaptation de Spielberg, il casse ici son image de dur à cuire et joue le rôle d’un officier chargé des relations publiques, hâlé, charmeur, et plus que tout désireux de se tenir loin de l’invasion de l’Europe que préparent les Alliés contre les Aliens. Ça me rappelle quelque chose, mais quoi ?

Figure réjouissante du pleutre piégé dans le cauchemar d’une bataille, Cruise confirme, une fois de plus, son talent comique. Il y démontre également sa capacité à incarner le héros américain classique, relevant le défi de la guerre, s’adaptant à la situation et se révélant, in fine, un chef naturel et un combattant décisif. Il faut dire que la mise en scène de Doug Liman est elle-même d’un parfait classicisme. Le cinéaste est un honnête fabriquant de blockbuster, du premier opus de la tétralogie Bourne (La Mémoire dans la peau, 2002) au navrant Mr. and Mrs. Smith (2005) en passant par le fade Fair Game (2010), et Edge of Tomorrow est sans nul doute une de ses réalisations les plus réussies, et peut-être la meilleure.

The Bourne Identity Fair Game

Il est épaulé par un trio de scénaristes composé de Jezz et John-Henry Butterworth et surtout de Christopher McQuarrie, l’homme auquel on doit le scénario du chef d’oeuvre qu’est Usual Suspects (1995, Bryan Singer, qui lui vaudra un Oscar) et qui a écrit à plusieurs reprises pour Tom Cruise (Walkyrie, 2008, du même Singer ; Jack Reacher, 2012, et Mission: Impossible – Rogue Nation, 2015, qu’il a lui-même réalisés). Tout ce petit monde se connaît bien et Doug Liman ne paraît pas être l’élément essentiel du projet.

Usual Suspects Mission Impossible

Projeté contre son gré sur les plages de France, (où on sent d’ailleurs bien l’influence de Spielberg), le personnage de Tom Cruise ne cesse d’y mourir et d’y retourner jusqu’à tenter de contrôler la situation. Sa rencontre avec Rita (Emily Blunt), la Full Metal Bitch qui galvanise les troupes depuis la dernière grande bataille, change à la fois le cours de sa vie et celui de la guerre.

Full Metal Bitch

On n’en dira pas plus, mais tout l’intérêt de l’histoire réside dans le long processus d’apprentissage que sont les morts et les résurrections perpétuelles des deux personnages principaux. Les critiques ont parfaitement vu la référence au monde du jeu vidéo, et en particulier au FPS, certaines scènes semblant directement sorties de la chambre d’un adolescent s’acharnant sur un épisode de Halo ou Call of Duty.

Halo

Edge of Tomorrow

Divertissement sans prétention, Edge of Tomorrow remplit parfaitement sa mission sans s’embarrasser de considérations politiques ou morales, et en nous épargnant les robots transformistes, les superhéros névrosés ou les lourdauds supposément comiques. On y trouve quand même matière à réflexion, et il n’est pas anodin que la victoire soit finalement remportée grâce à une poignée de valeureux individus agissant seuls, contre l’avis de la haute hiérarchie militaire. L’ennemi, délicieusement effrayant, n’est pas si bête et non seulement il manœuvre mais en plus il tend des pièges (quelle impudence !). En un mot, il a l’initiative et personne ne semble le réaliser, et encore être prêt à l’envisager. A sa façon, le film est donc une ode à la fois au renseignement et à la pensée contraire. La scène finale est à cet égard réjouissante. On y voit la coalition des armées humaines célébrer une victoire qu’elle ne peut expliquer. Personne ne sait ainsi pourquoi la guerre a été gagnée, et personne ne sait pourquoi elle était sur le point d’être perdue.

Make the future

J’aime les gens décevants

Lauréat du Prix Louis Delluc en 2015, Le Grand jeu, de Nicolas Pariser, est un mystérieux premier film, très politique, très écrit, très maîtrisé. Parfaitement interprété, contraint à la sobriété par l’absence de moyens, il laisse augurer de son réalisateur et scénariste de prochaines grandes œuvres.

Le Grand jeu se présente initialement comme un film de complot, reprenant les scènes classiques du genre. Un homme, à la suavité métallique (André Dussollier, comme toujours remarquable) recrute sans peine un écrivain qui n’écrit plus (Melvil Poupaud, parfait de détachement) pour donner corps à un complot politique : il s’agit de rédiger puis de publier un ouvrage appelant à l’insurrection afin de pousser un ministre de l’Intérieur, que l’on veut faire tomber, à démanteler un groupuscule d’extrême-gauche puis à dénoncer ses erreurs. La manœuvre, sans être d’une grande habileté, n’est pas si bête : le personnage de Poupaud, qui a connu dans sa jeunesse le chef du groupe dont il est question et qui a été proche, un temps, de ses idées, est d’autant plus à même d’écrire un faux qu’il a à la fois besoin de vivre et besoin de répondre à un défi intellectuel.

La phase d’approche du personnage Dussollier est, à cet égard, très bien vue. Charmeur mais impertinent jusqu’aux limites de la correction, notre comploteur sait jouer sur les failles de sa cible, et il déclare même, avec cette franchise contrôlée qui le caractérise : « J’aime les gens décevants ». Poupaud sait, de son côté parfaitement interpréter cet homme décevant, déçu d’ailleurs par lui-même, écrivain en panne, divorcé blessé, blasé reclus, ancien espoir devenu trop tôt, comme c’est dit dans le film, un « has-been », qui a rêvé du grand soir et qui rêve désormais en secret du succès.

Les critiques n’ont évidemment pas manqué de voir dans cette intrigue une allusion évidente à la pénible affaire de Tarnac. Le texte publié par Poupaud, intitulé Lettre de loin en une référence transparente à Lénine, évoque ainsi le fameux L’Insurrection qui vient (La Fabrique, 2007), un petit essai verbeux mais charmant de candeur qui fit beaucoup parler de lui il y a quelques années. Le film de Nicolas Pariser décrit, en effet, une machination dans laquelle un texte de cette nature, sorte de Protocole des Sages de Sion d’extrême-gauche, est utilisé par un camp contre un autre. Ce faisant, il livre non plus seulement un film à suspense mais une véritable lecture, évidemment très personnelle, de notre monde.

L'Insurrection qui vient

Garçon brillant, déjà auteur de plusieurs courts-métrages, le cinéaste réalise ici, bien plus qu’un film consacré au monde de l’espionnage ou même qu’un thriller intimiste, un film politique loin d’être neutre. Dussollier, dont on ne sait s’il roule pour lui ou pour d’autres, conduit un ancien révolutionnaire embourgeoisé à sacrifier ses amis de jeunesse afin de faire tomber un ministre de droite. Face à cette manœuvre, rapidement éventée, le gouvernement réagit brutalement, et le grand ordonnateur devient en quelques heures un homme traqué. Sa créature elle-même, sèchement avertie par de petites frappes en mission, n’a d’autre choix que de se réfugier auprès de ceux dont elle a singé l’idéologie dans son opuscule. Dans une ferme isolée abritant une petite communauté collectiviste regroupée autour de la figure d’un gourou distant, il trouve un répit de courte durée afin de devoir fuir à nouveau, cette fois vers l’Angleterre.

Brillamment écrit, Le Grand jeu donne à voir une forme élégante de désabusement. Les révolutionnaires ne sont qu’une poignée, et leur expérimentation ne tient qu’à un fil. Elle est d’ailleurs sacrifiée dans le cadre de ce que Dussollier appelle une guerre entre deux ensembles où les idéaux comptent infiniment moins que le pouvoir. L’utopie de ce petit groupe n’a ainsi pour seule utilité que d’être utilisée par des acteurs politiques plus cyniques, ou simplement plus réalistes. A l’occasion d’un déjeuner, Bernard Verley, incarnant un vieux politicien à la terrible lucidité, sermonne une journaliste en la comparant à un commentateur sportif qui décrirait le jeu sans en saisir ni les véritables enjeux ni les causes profondes. La tirade, remarquable, sonne comme une dénonciation par écrite par le cinéaste et celui-ci ne filme, en réalité, que l’exercice glacé – et glaçant – du pouvoir. Comme le dit Verley, il ne s’agit pas là de politique et on entend même Dussollier lancer, dans les jardins du Palais royal, un terrible « L’espace public n’existe pas ».

Le Grand jeu

Melvil Poupaud, élégant et lointain, évoque, par son orgueil et sa fausse dureté, l’Alceste de Molière (Le Misanthrope, 1666), tandis que certaines scènes à la campagne rappellent Witness, le film de Peter Weir (1985). C’est cependant au chef d’œuvre de Sydney Pollack, Les Trois jours du Condor (1975), tiré du roman de James Grady, que l’on pense surtout. Le personnage de Poupaud, comme celui de Redford, homme de livres et de savoir, est traqué par une force mystérieuse agissant au sein de l’Etat. En fuite, il découvre que ses idéaux et ses combats sont sans importance, voire sans valeur. Si, à la différence de Redford, Poupaud paraît renoncer, les deux hommes se rejoignent dans la défaite finale. Poupaud, de surcroît, incarne un traître, un homme balloté par des forces qui le dépassent et qu’il n’affronte pas vraiment.

Le Grand jeu Les Trois jours du Condor

Le Grand jeu est d’une énigmatique sobriété, ne s’attardant pas sur les personnages, économisant ses effets, et laissant le spectateur, non pas sur sa faim, mais avec le sentiment d’avoir vu une œuvre faisant appel à son intelligence en le questionnant. Plus qu’une dénonciation, il évoque dans une sorte de mélancolie soumise le passage à l’âge adulte d’un homme pas encore brisé mais déjà atteint par le monde qui l’entoure et par son incapacité à le changer.