Des décennies d’attentats, de combats, de batailles menées et de guerres plus ou moins perdues. Des centaines de milliers de victimes, des millions de pages écrites par les services de sécurité et de renseignement, par les juges, les chercheurs, les journalistes. Des milliers d’études complexes, de rapports parlementaires, et pour quel résultat ? Pour qu’un scientifique un temps respecté fasse naufrage – qui plus est, spectaculairement – et nous ramène des années en arrière, lorsque des saboteurspréparaient minutieusement nos défaites à coup de certitude imbéciles et d’impasses criminelles.
On a beau avoir vu du pays, il arrive encore qu’on reste sans voix devant les discours déconnectés ou les erreurs manifestes, quand il ne s’agit pas simplement d’aveuglement. Les polémiques incessantes, parfois légitimes, ne changent rien au fond. Non seulement nous ne gagnons pas cette guerre, mais on dirait bien que certains ne veulent surtout pas qu’on puisse la gagner.
Après 22 ans de carrière, j’ai parfois l’impression que nous en sommes encore là.
La Dérive des continents, de Macha Makeïeff et Jérôme Deschamps (Série Les Deschiens, année de diffusion inconnue)
Le 22 juillet 2011, près de trois ans après les attentats de Bombay, et un peu plus de quatre avant ceux de Paris, Anders Breivik, un militant d’extrême-droite norvégien, réalise une attaque terroriste complexe à Oslo puis sur l’île d’Utøya, au milieu du lac de Tyrifjord. Minutieusement planifiée, l’opération enchaîne l’explosion d’un véhicule piégé devant les bureaux du Premier ministre dans la capitale puis une tuerie de masse dans un rassemblement de jeunes militants politiques. Ces deux attentats entraînent la mort de 77 personnes – 151 autres étant blessées. Dans un pays paisible, supposément à l’abri, et peuplé d’un peu plus de 5 millions d’habitants, le crime provoque un choc terrible et une série de questions tout autant politiques qu’opérationnelles.
Huit ans après la tragédie, deux films complémentaires traitant de cette tragédie sont désormais disponibles. Le premier, Utoya, 22 juillet, réalisé par Erik Poppe, se présente comme le récit, minute par minute, du massacre perpétré sur l’île par Breivik. Rien que la bande-annonce, d’une sobriété glaçante, vous donne le ton.
Le second, Un 22 juillet, choisit pour sa part de ne pas se cantonner au récit des deux attentats commis par Anders Breivik et se consacre en grande partie aux mois les ayants suivis. Il s’attache ainsi à accompagner une victime et sa famille (au premier rang de laquelle sa mère), le terroriste et son avocat – personnage fascinant – jusqu’au procès. Le Premier ministre, sans être au cœur du film, en est également un personnage important en raison de son comportement dans la crise.
Réalisé par Paul Greengrass, Un 22 juillet constitue une nouvelle étape dans la déjà longue série de reconstitutions ou de fictions très documentées que le cinéaste, venu du journalisme, consacre aux crises de notre monde, de l’Irlande du Nord aux eaux somaliennes en passant par l’Irak. Connu pour ses montages parfois très rapides et ses mouvements de caméra à l’épaule, caractéristiques des épisodes de la saga Bourne, Greengrass fait preuve ici d’une réelle sobriété, la scène de l’attentat elle-même ne durant que quelques minutes – ce qui conduit à penser que certains journalistes ayant critiqué le film ne l’ont probablement pas vu ou savaient déjà ce qu’ils en pensaient avant même de le voir.
Dans Bloody Sunday (2002), Paul Greengrass avait filmé une tragédie et l’enchaînement d’erreurs et de faits incontrôlables l’ayant fait naître. Dans Flight 93 (2006), il s’était attaché à reproduire un des attentats du 11-Septembre en restant au plus près des terroristes, de leurs victimes et des autorités confrontées à cette crise.
Dans Utoya, 22 juillet, il dépasse cette approche souvent très froide en s’attachant aux destins des protagonistes de la tragédie. Pour une fois, Greengrass filme l’intime, les silences, le temps qui passe, les blessures visibles et invisibles. Son goût pour la reconstitution lui permet, sans jamais tomber dans le faux documentaire, de mêler les destins individuels d’une poignée de personnages à la marche du monde.
Le film, long et patient, prend l’intrigue quelques jours avant les attentats du 22 juillet et la laisse à l’issue du procès. Breivik, remarquablement interprété par Anders Danielsen Lie, y apparaît dans toute sa complexité : militant politique extrémiste, terroriste sans remords – les échanges avec son avocat sont glaçants –, théoricien rigide de la violence, il s’y montre également avide de reconnaissance – à la manière du Carlos (2010) d’Olivier Assayas – et semble croire aux mensonges qu’il livre aux enquêteurs. La façon dont il réécrit sa vie révèle l’ampleur de ses failles, mais le tribunal, dans une séquence très intéressante, ne veut pas entendre parler de folie. De fait, le terroriste sera déclaré responsable de ses actes.
Le film de Greengrass, qui parle de résilience, de la survie d’une société, mais aussi de droit et de démocratie, effleure là un sujet extraordinairement intéressant. La violence absolue exercée par Breivik sur ses concitoyens et sa volonté de tuer à nouveau si l’occasion se présentait défient la raison du public et des autorités. Face à une haine d’une telle intensité, la tentation d’y voir de la folie, très humaine, révèle une incapacité à conceptualiser cette violence et à admettre sa forme de rationalité politique, aussi extrême soit-elle. A l’inverse, et afin de ne pas soustraire Breivik à la prison et pour nourrir la légitime soif de justice de la population, la cour désire ardemment qu’il soit reconnu aussi sain d’esprit que possible.
Le film expose sans effet inutile l’idéologie au cœur des crimes de Breivik, et son manifeste y est montré – ce texte fait d’ailleurs en France l’objet de l’admiration de quelques sites d’extrême-droite bien connus. Le terroriste lui-même expose ses convictions au début de son procès, lors d’une scène terrible :
Norway and Western Europe have not had a real democracy since the interwar period. Freedom of expression in Norway and Europe is a concept without substance. Norway and Europe are almost completely stifled by conformity and are therefore dictatorships. Norway and other countries in Western Europe are not democratic countries, and they have not been democratic countries since the interwar period between the First and Second World War.
Face à cette détestation froide et théorisée, la démocratie norvégienne ne semble pas chanceler. Greengrass, qui tire son film du livre d’Åsne SeierstadEn av oss (2015) (disponible en anglais ici), reproduit plusieurs moments-clés de la crise, dont la vision ne peut que faire sursauter un spectateur français. D’entrée, devant l’ampleur du carnage, Jens Stoltenberg, le Premier ministre, dont le comportement est admirable presque de bout en bout, envisage de présenter sa démission. Finalement dissuadé de le faire au cœur de la crise, il convoque les responsables des services de sécurité afin d’essayer. Ceux-ci, pas moins ébranlés, tentent d’avancer des explications :
– On a fait de notre mieux, dit l’un d’eux.
– On sait tous que ça ne suffit pas, lui rétorque, cruellement lucide, le chef du gouvernement.
Ne niant pas les difficultés des services spécialisés ou des unités d’intervention, ou les erreurs dramatiques commises par certains – que le cinéaste choisit de ne pas montrer –, Stoltenberg ordonne qu’une « enquête publique » soit menée. Ses conclusions, évidemment disponibles (et dont les points les plus importants ont été traduits) constituent sans aucun doute un modèle de travail d’investigation rigoureux et indépendant digne d’une démocratie moderne. Elles ne seront d’ailleurs pas ignorées ou balayées de la main mais prises en compte. Le Premier ministre, dans une scène stupéfiante, se présente même devant les familles des victimes et leur présente ses excuses. On reste estomaqué par ce geste, admirable de courage, de lucidité et de peine partagée.
Film déchirant, à la mise en scène sobre et respectueuse aussi bien des victimes que des spectateurs, Utoya, 22 juillet n’est certainement pas un documentaire mais une tentative très réussie de rendre compte d’une tragédie et de ses conséquences. Greengrass, qui a fait le pari de confier l’ensemble des rôles à des acteurs norvégiens anglophones, parvient une fois de plus à rendre à peu près intelligible une réalité complexe. Le procès qui clôt le film montre un pays meurtri affronter son agresseur comme les États de droit le font. La parole des victimes y est bouleversante, et dans certains cas simplement exemplaire.
Ça n’est certainement pas un film de Noël, mais c’est une leçon. Une sacrée leçon.
La lecture du livre de John E. Douglas, à sa sortie, en 1997, avait été une révélation. Dans un récit passionnant, Agent spécial du FBI : J’ai traqué des serial killers, le fondateur de la Behavioral Analysis Unit (cf. ici pour un point sur ses évolutions récentes) racontait certaines de ses enquêtes, ses réflexions et ses tentatives de transformer les données recueillies sur le terrain (LE TERRAIN, LES GARS !) en des outils efficaces à la disposition du service fédéral comme des polices locales.
J’étais alors un jeune fonctionnaire, mais déjà, avec quelques autres analystes de ma génération, nous pressentions la catastrophe à venir et notre incapacité à prendre la mesure du danger pour nous y préparer. Le livre de Douglas, mêlant avec bonheur actions concrètes et travail théorique, répondit à nombre de mes interrogations, en particulier lors des heurts avec des échelons administratifs peu réceptifs. Le va-et-vient permanent entre l’action et la réflexion est, sans le moindre doute, un facteur indispensable si l’on veut progresser. Sa nécessité a d’ailleurs été récemment intégrée de façon formelle dans notre stratégie antiterroriste. Ceux qui opposent savoir et action se condamnent à l’inefficacité.
En 2017, et parce que son caractère proprement fascinant le méritait, le travail de John E. Douglas a été porté à l’écran par Netflix sous la forme d’une série sobrement intitulée Mindhunter.
Créée par le dramaturge britannique JoePenhall, cette nouvelle fiction a bénéficié de l’apport du cinéaste américain David Fincher, dont l’intérêt pour le mal et les tueurs en série est bien connu. Remarquablement écrite et jouée, la série est filmée avec le même soin que les longs métrages du réalisateur. Les images, léchées, et la mise au scène au cordeau mettent ainsi en valeur les efforts de deux agents du FBI pour bâtir un savoir scientifique qui aurait de réelles conséquences opérationnelles.
Les débats éthiques avec la scientifique qui les épaule sont passionnants, mais c’est le sujet même de la série qui frappe. Pour ces deux enquêteurs, il ne s’agit pas seulement d’améliorer les capacités des forces de police mais bien de relever le défi d’un phénomène dont les différentes administrations américaines commencent juste à soupçonner l’ampleur et la complexité ? La résonance contemporaine est saisissante, alors que nous tâtonnons encore et toujours – certains plus que d’autres, il faut le préciser – contre la menace jihadiste.
La série, cependant, ne se perd pas dans cette comparaison entre les époques. Elle montre le mal, celles et ceux qui le traquent, l’étudient, et essayent de l’expliquer pour le combattre. Elle montre aussi le pragmatisme, la reconnaissance du travail accompli et la prise en considération des progrès réalisés. Dans l’univers froid et bleuté de Mindhunter, savoir que l’espoir existe est infiniment précieux.
En 1963, le réalisateur américain Blake Edwards, qui dispose déjà d’une solide expérience au cinéma et à la télévision (on lui doit notamment Opérations Jupons, en 1959, avec Cary Grant et Tony Curtis, et le mythique Diamants sur canapé, en 1961, d’après Truman Capote, avec l’inégalable Audrey Hepburn et George « Hannibal » Peppard) réalise une comédie policière de prestige intitulée La Panthère rose. Il ne sait évidemment pas que de ce film, plaisant et modeste, va naître une immortelle saga burlesque portée à bout de bras par le prodigieux Peter Sellers et mondialement connue grâce à la musique de Henry Mancini.
La Panthère rose est d’abord le nom d’un diamant convoité par une poignée de très grands voleurs – un thème alors très à la mode – et le premier film relate l’affrontement entre un gentleman cambrioleur, joué par David Niven, et un policier français que Peter Sellers rend instantanément exceptionnel. L’inspecteur Jacques Clouseau, « de la Sûreté », est au commissaire Maigret ce que Johnny English est à Jason Bourne. Gaffeur, idiot, d’une arrogance inversement proportionnelle à ses compétences véritables, ambitieux, ponctuellement lâche et malhonnête, veule avec les puissants et désagréable avec les humbles, raciste, Clouseau est un personnage ridicule, timide, complexé, et ponctuellement touchant quand il laisse paraître ses doutes ou la conscience qu’il a de ses limites.
Le succès du premier film aidant, Edwards et Sellers récidivent en 1964 dans Quand l’inspecteur s’emmêle. Cette fois, le burlesque est pleinement assumé, et ce second volet permet d’introduire deux personnages primordiaux dans l’entourage de Clouseau, le commissaire Charles Dreyfus, son supérieur hiérarchique qui le méprise avant de le détester, et son majordome, Cato, dont la fonction est de le maintenir sur le qui-vive. Clouseau, parmi ses nombreux aveuglements, se targue en effet d’être un redoutable combattant et il distribue moult atémis au moindre prétexte.
Dès lors, les intrigues des films successifs, jusqu’au décès de Peter Sellers en 1980, ne vont plus qu’être le prétexte à des délires visuels chaque fois un peu plus grands. Des scènes rituelles font leur apparition, et le public attend le moment où Cato et Clouseau ravageront leur appartement (ou un restaurant) lors d’une homérique bagarre, presque systématiquement interrompue par un appel téléphonique, et toujours remportée de façon déloyale par le policier. Clouseau, qui s’exprime inexplicablement avec un accent français à la fois ridicule et à couper au couteau dans des films entièrement tournés en anglais (il est merveilleusement doublé par Michel Roux), est par ailleurs adepte des déguisements les plus farfelus. Ce goût va offrir au cinéaste d’hilarantes opportunités.
Chaque scène est un peu plus réussie que la précédente, Blake Edwards y explorant son goût pour la destruction des décors les mieux rangés. Toujours avec Sellers, il en tirera même son chef-d’œuvre, The Party, en 1968. Le cinéaste, cependant, n’est pas si talentueux. S’il a pu tourner Victor/Victoria, en 1982, il a aussi commis un nombre dramatiquement élevé de comédies pataudes, lentes, boursouflées, et parfois datées dès leur sortie en salle.
La série des Panthère Rose, qui sera prolongée de façon indécente après la mort de Peter Sellers, ne vaut presque que par la présence ahurissante de l’acteur et ses duos avec Dreyfus et Cato. L’épisode le plus réussi, Quand la panthère rose s’emmêle (1976) associe avec un bonheur particulier un scénario délirant au jeu, sans limite, de Sellers.
En 1982, une suite réalisée avec des scènes non encore montées permettra de voir une dernière fois l’acteur se couvrir de ridicule.
La méthode Edwards repose sur l’enchaînement sans fin de maladresses, un premier accroc conduisant à des difficultés croissantes jusqu’à la catastrophe finale, forcément absurde. Clouseau, qui incarne avec génie une certaine morgue française, parvient à des succès opérationnels majeurs sans qu’il sache lui-même de quelle façon il a réussi. Antithèse du fin limier, homme d’action médiocre – si ce n’est à la limite de la mythomanie –, il survit à tout, traînant à travers les naufrages une arrogance teintée de tristesse, comme s’il savait, au fond de lui, qu’il n’était qu’un imposteur, enfant perdu dans un monde qui le dépasse.
L’influence de ces films est immense, en particulier en France, du générique de Je ne sais rien mais je dirai tout, de Pierre Richard (1973), au film de Les Nuls, La Cité de la peur (1994).Clouseau, par la combinaison de ses défauts, préfigure en réalité l’OSS 117 de Michel Hazanavicius et Jean Dujardin. Une certaine idée de la France et de ses services.
Virtuose infatigable, Steven Soderbergh ne cesse depuis sa Palme d’or, remportée en 1989 pour son premier long métrage, d’expérimenter et de s’essayer à différents styles. Depuis près de trente ans, il alterne ainsi films ambitieux, récits classiques, hommages parfois appuyés aux années ’60, et œuvres moins abordables, comme Full Frontal (2002) ou Girlfriend Experience (2009). On l’a vu filmer des braquages à Las Vegas, des cavales, des évasions, des intrigues d’espionnage dans l’Allemagne vaincue, des vengeances, des épidémies, le portrait d’une icône révolutionnaire boursouflée, une attachante lanceuse d’alerte ou une fresque indépassable consacrée au narcotrafic entre le Mexique et les États-Unis.
C’est donc fort logiquement que le cinéaste décide de s’attaquer, à la fin des années 2000, au genre très en vogue du film d’action, rénové et relancé par la saga Bourne en 2002. Épaulé par le scénariste Lem Dobbs, avec lequel il a déjà coopéré à l’occasion de Kafka (1991) puis de L’Anglais (1999), le cinéaste tourne Haywire, un pastiche, comme souvent chez lui ironique et élégant, dans lequel l’espion trahi est remplacée par une espionne, pas moins trahie, et pas moins dangereuse.
Poussant la logique des films dont il s’inspire jusqu’au bout, Soderbergh, qui a choisi de féminiser la figure de l’ancien commando traqué, confie le premier rôle à GinaCarano, une championne de MMA au talent d’actrice limité mais suffisant. Un peu plus souriante – mais à peine – que Matt Damon ou Jeremy Renner, la jeune femme, qui réalise elle-même toutes ses cascades, apporte à une intrigue sciemment convenue, faite de complots, de manipulations, de coups fourrés et autres massives distributions de pains, une petite touche de glamour qui donne au film son originalité. La présence d’une actrice au premier plan de l’action et non plus dans des rôles soutien, de victime ou de responsable lointaine permet des variations sur le thème, archi ressassé, des bagarres sans merci.
Le cinéaste, comme à son habitude, a également rassemblé une distribution de très haute tenue. On trouve là Ewan McGregor, Michael Fassbender, Antonio Banderas, Michael Douglas, Channing Tatum, Bill Paxton, Mathieu Kassovitz, et même un ancien membre d’une unité de contre-terrorisme israélienne, Aaron Cohen. Au milieu de ce casting très masculin, Gina Carano ne faillit pas – ce n’est manifestement pas son genre – et compense son jeu limité par une authentique présence.
Mallory Kane n’est pas venue beurrer des sandwiches.
Sa carrière de sportive de haut niveau permet de filmer des scènes d’action n’ayant rien à envier au concours régulier de types pas contents et pressés que nous infligent trop souvent les grands studios hollywoodiens.
Sans prétention, sans surprise et sans message, Haywire constitue un amusant exercice de style, distrayant et plutôt réussi. Presque un film familial. Presque.
Il n’est pas recommandé de rompre sèchement une filature, sauf extrême urgence, avant de se rendre à un contact. Toute la beauté de la manœuvre consiste, en effet, à distancer ses suiveurs sans confirmer leurs doutes (ils en ont, puisqu’ils sont derrière vous). Vous pouvez les promener, les égarer, les ridiculiser en les promenant des heures dans un musée sans intérêt ou dans une librairie religieuse, mais il n’est pas conseillé de se mettre à courir comme un dératé à la moindre alerte.
Il faut cependant garder en tête que vous pouvez être suivi, non pas en allant à votre rendez-vous, mais en en revenant. Les services locaux peuvent, après tout, ne pas vous surveiller, mais ils peuvent en revanche tenter de savoir qui le traître qu’ils ont identifié rencontre. Il faut donc s’attendre à être pris en compte par une équipe à l’issue de votre contact, et c’est là que votre talent en matière de contre-filature doit jouer.
Il va de soi que si les services de sécurité de votre pays d’accueil découvrent un membre de l’ambassade en train de débriefer un haut fonctionnaire du ministère de l’énergie à une terrasse de café ou dans une chambre d’hôtel, votre séjour va prendre une tournure délicate. Ça arrive, c’est désagréable, et ça se gère entre services, voire entre gouvernements. Ajoutons que ça finit rarement par un départ sous les vivats, mais chacun connaît les règles du jeu.
Dans d’autres cas, par exemple à la suite d’une opération sensible, comme un contact unique avec le membre d’un autre service pas forcément ami, les moyens mis en œuvre peuvent être importants : équipe de protection ayant reconnu l’itinéraire, sécurisation du local de contact, surveillance des communications, etc. Dans ce cas, et parce qu’on n’est finalement jamais trop prudent, une rupture brutale à la fin de la contre-filature peut être une solution. Il faut alors, d’un coup, disparaître avant d’emprunter une filière d’exfiltration qui vous sortira du pays le plus vite et le plus innocemment possible.
Le mieux est alors de conclure votre itinéraire de contre-filature post-contact par un pick-up, c’est-à-dire d’être récupéré par un véhicule qui, après vous avoir embarqué, met une importante distance entre vos éventuels filocheurs et vous. On trouve une scène de pick-up de toute beauté à la toute fin du chef-d’œuvre de Bryan Singer The Usual Suspects (1995). L’opération, réalisée en douceur, est parfaitement minutée, et c’est évidemment la clé de son succès. Votre itinéraire retour, après le rendez-vous, a été suffisamment reconnu, sinon répété, pour qu’on puisse évaluer sa durée, et l’équipe qui va vous embarquer sait à quelle heure, à une ou deux minutes près, elle doit être en place. A vous de ne pas rater le coche, car tout serait alors compromis.
Ces opérations, complexes et subtiles, n’ont rien à voir avec les souvenirs martiaux de gros bras devenus mercenaires gardiens d’entrepôts. Elles demandent de l’entraînement, de la discipline, de la confiance et un savant mélange de rigueur et de souplesse. Le vrai terrain (LE TERRAIN, LES GARS !) n’a que peu à voir avec les discussions de comptoir et rappelle plus la précision d’un horloger.
Après trois ans de production, Tora! Tora! Tora!, la fresque consacrée au raid de l’aéronavale japonaise sur Pearl Harbor sort en 1970. Le projet, très ambitieux, a été initié par le grand producteur Darryl F. Zanuck, désireux après Le Jour le plus long de voir porter à l’écran une reconstitution d’une bataille de la Guerre du Pacifique. Le film, long et spectaculaire (Oscar des meilleurs effets spéciaux en 1971), se veut un récit objectif des événements ayant conduit à l’attaque du Japon puis des combats du 7 décembre 1941 eux-mêmes.
Tora! Tora! Tora!, comme d’autres ambitieuses reconstitutions de batailles majeures, s’attache à retracer les chemins complexes ayant conduit à l’attaque japonaise. Plus de la moitié du film est ainsi consacrée à la présentation du complexe diplomatique (embargo américain sur le pétrole, alliance de Tokyo avec Berlin), des débats politiques internes aux deux futurs belligérants et des préparatifs des uns et des autres.
Sans jamais occulter le fait que le Japon est l’agresseur, le film montre les réticences de certains officiers généraux impériaux à s’en prendre aux États-Unis, dont ils connaissent la puissance. De même, les scènes situées à Washington ou Hawaï ne cachent rien de la complexité de la chaîne de commandement américaine, du poids des personnalités ou des erreurs humaines. Sans prétendre à la moindre qualité scientifique, le film se veut une représentation complète et accessible des mois et des jours ayant précédé ce fatal dimanche matin de décembre 1941.
A la différence de la reconstitution pataude et à peine intelligible de la Bataille d’Angleterre faite par Guy Hamilton en 1969, Tora! Tora! Tora! présente clairement les mécanismes et les étapes. A l’exception de la scène inaugurale, sur le pont d’un bâtiment japonais, tout s’enchaîne plutôt harmonieusement, la mise en scène disposant de moyens imposants, à commencer par l’USS Lexington (CV 16), loué à la Navy alors qu’il allait être retiré du service, de nombreuses maquettes de navires et un nombre impressionnant d’avions modifiés pour ressembler aux chasseurs, bombardiers et torpilleurs japonais.
En 2001, pour d’obscures raisons, Michael Bay avait choisi d’intégrer à la marche à la guerre une histoire d’amour digne d’un roman de gare. Son film, parfois impressionnant mais cocardier, pompier, et même risible, ne valait, hormis ses scènes de combat, que par les séquences au cours desquelles les analystes du renseignement naval américain tentent de découvrir où est la flotte japonaise. Bay, en livrant un blockbuster bancal, lorgnant vers Tant qu’il y aura des hommes (1953, Fred Zinnemann), s’était égaré. Soit vous racontez une bataille, soit la bataille sert de toile de fond à une autre histoire, et l’association harmonieuse de deux récits demande une aisance que le cinéaste, naturellement, n’a pas.
Fleischer et ses deux coréalisateurs évitent cet écueil en se concentrant sur le combat et ce qui le précède. Ce faisant, ils sont fidèles aux canons du film de guerre, voisins de ceux du film catastrophe. L’important, dans le cadre de la reconstitution d’une défaite, n’est évidemment pas l’issue, connue de tous, d’Alamo à Isandhlwana, mais le cheminement, les aléas de la lutte, les erreurs et les succès des adversaires. Cette règle, à l’origine de réussites comme Un Pont trop loin (1977, Sir Richard Attenborough), autorise la multiplication des points de vue et donc le récit des frictions, des failles (même si certains s’obstineront longtemps à les nier) et la conjonction, ô combien tragique, du facteur humain et des logiques systémiques. Ce qui s’est passé à Pearl Harbor le 7 décembre 1941 est une catastrophe, un accident industriel comparable en partie à ce que racontent Peter Berg dans Deepwater (2016), James Cameron dans Titanic (1997) ou Ronald Neame dans L’Aventure du Poséidon (1972).
Fleischer, qui réalisera par la suite quelques classiques (Les Flics ne dorment pas la nuit, en 1972, et surtout Soleil vert, en 1973) et une poignée de navets sur ses vieux jours, montre ici sa maîtrise et son classicisme. Le sujet et le choix de son traitement n’appelaient de toute façon pas de révolutions esthétiques, mais Tora! Tora! Tora! impressionne par son souci de vérité. Tout le monde, face à une telle défaite, n’en est pas forcément capable.
La coopération entre services peut ne pas se limiter à l’échange d’analyses ou de renseignements. Des opérations sont ainsi montées entre les plus proches des partenaires, et il peut même arriver qu’on discute non pas ciblage, évaluation ou diffusion mais gestion des sources ou méthodes comptables.
Ces échanges, qui lèvent le voile sur l’organisation de votre service, ne sont possibles qu’avec les plus proches alliés. Ils permettent de comprendre des logiques différentes, des pratiques étonnantes, parfois charmantes (le choc, en 1998, quand j’ai découvert la crèche et la piscine au rez-de-chaussée du siège de la Säpo, à Stockholm), parfois dérangeantes (ah, les innombrables toasts portés au QG du Groupe A du FSB, dans la banlieue lointaine de Moscou, en comptant les morts ennemis…), et toujours instructives.
Un jour, un colonel jordanien auquel un de vos collègues a demandé comment il s’était blessé à la main répond, négligemment, qu’il s’est cassé le pouce en interrogeant un suspect. Une autre fois, un responsable russe glisse, lors d’une réunion du G8, qu’il n’y a pas de problème d’islamisme en milieu carcéral puisque les jihadistes capturés en Tchétchénie n’arrivent, assez curieusement, d’ailleurs, jamais en prison. Il faut dire, à sa décharge, que les routes ne sont pas sûres dans le Caucase.
Ces différences de pratiques révèlent parfois des gouffres moraux qu’il est difficile et hasardeux de franchir. Les assassins ou les bourreaux, surtout dans le milieu si particulier du renseignement, ne le sont pas par accident. Leur fréquentation, parfois assidue, peut être une obligation professionnelle. Il convient alors, et c’est une part importante de votre métier, de rester impassible, et même de jouer les compères amusés quand on vous raconte des séances de tabassages ou des opérations rondement menées dans un djébel lointain. Souvenez-vous que de toute façon vous relaterez tout cela dans vos comptes rendus, que d’autres en tireront des notes édifiantes et qu’on fait du renseignement en permanence, même (surtout !) en dînant avec ce sulfureux général indonésien ou cet inquiétant policier yéménite. Si vous n’aimez pas le gris foncé, il ne fallait pas choisir cette carrière.
L’attaque déclenchée contre la ville de Bombay/Mumbai le 26 novembre 2008 a constitué un tournant majeur dans les tactiques des groupes jihadistes. Attribuée au Lashkar-e-Tayyiba (LeT) pakistanais, l’opération est menée par dix terroristes venus depuis la mer et qui, jusqu’à la mort du dernier d’entre eux, le 29, s’en prennent à 12 cibles au sein de la capitale économique de l’Inde. L’affaire, d’une folle audace, révèle en quelques heures les défaillance des services de sécurité et des forces d’intervention et frappe de stupeur les observateurs.
Dépassant les horreurs précédentes qu’avaient été l’attaque d’al-Khobar, le 29 mai 2004 ou la prise d’otages de Beslan, le 1er septembre suivant, les auteurs de l’assaut contre Mumbai se déplacent dans la ville, tuant sur leur passage tout ce qui se présente, mitraillant et semant des explosifs jusqu’à se retrancher dans plusieurs bâtiments, où ils défient les forces envoyées les combattre.
L’événement, véritable traumatisme à Mumbai et en Inde, a également conduit le cinéaste Ram Gopal Varma à réaliser en 2013 un film, The Attacks of 26/11, consacré à ces terribles journées.
La bande-annonce promettait une œuvre ambitieuse, et l’attaque méritait, en effet, une reconstitution d’ampleur, voire une fresque mêlant les points de vue. Ram Gopal Varma n’est hélas ni Paul Greengrass ni Peter Berg, et son récit, construit autour du témoignage du chef de la police, n’est qu’un téléfilm à la mise en scène lourdaude, à l’interprétation sans finesse et aux partis-pris discutables. Lent dans sa première partie, il se concentre sur le parcours du seul survivant du commando, Mohammed Ajmal Amir Kasab, du début de l’attaque jusqu’à sa capture et son exécution, en 2012. Le film, qui montre les différentes fusillades de façon très pompière, d’abord dans les cafés (âmes sensibles, passez votre chemin)
puis à l’hôtel Taj Mahal (âmes sensibles, restez éloignées encore un peu)
est inutilement démonstratif tout en évitant d’aborder les sujets qui fâchent. L’assaut final, donné par la National Security Guard (NSG), est traité en une phrase, et le spectateur ne saura rien de l’échec initial des services de sécurité indiens, de l’impréparation des forces d’intervention, du chaos administratif ayant régné entre Mumbai et Delhi, ni du fait qu’au moins 50% des pertes civiles de l’attaque ont été dues à des tirs amis.
L’ampleur de l’attaque, sa durée et les difficultés rencontrées par la police puis l’armée indiennes ont provoqué d’intenses réflexions (presque) partout et nourri des études approfondies – et entraîné une série de démissions au sein de l’appareil sécuritaire indien (#neriendire). Un rapport officiel diffusé au mois de janvier 2009 (et commenté ici) permet de se faire une idée du défi lancé aux autorités indiennes par les jihadistes et, partant, contre tous les responsables sécuritaires confrontés à des groupes ou des cellules liés à Al Qaïda ou inspirés par elle. Dès le 30 novembre 2008, une commission spéciale a même été constituée par le gouvernement afin de comprendre.
Très vite, des études sont rédigées, par exemple par la Rand, d’abord en 2009, puis en 2013. Dès le 8 janvier 2009, le Comité à la Sécurité intérieure du Sénat impérial entend une série des responsables administratifs et policiers afin de comprendre la crise de Mumbai, d’évaluer à la fois les réponses données et leur efficacité, puis de réfléchir à la suite.
Le FBI, qui a aidé les autorités indiennes, symbolise la mobilisation opérationnelle et intellectuelle américaine après le 26-Novembre, mais tout le monde, en réalité, travaille, étudie les tactiques de l’attaque, ses acteurs, et propose des réformes, ou au moins des ajustements. Le CTC de West Point, sans doute une des institutions les plus pertinentes au monde en matière de contre-terrorisme, établit par exemple au mois d’avril 2009 un diagnostic sans concession des failles indiennes, et appelle, bien avant qu’on l’écrive en France, à se « préparer à l’inévitable. »
Aux États-Unis, où la réflexion dans le domaine de la sécurité intérieure n’est pas monopolisée par une coterie et où l’on encourage, dans une certaine mesure, la pensée innovante, les travaux sont nombreux. Des officiers de l’Air Force écrivent, des spécialistes des services de secours commentent les événements, et les pompiers de New York, que l’on sait particulièrement sensibles à la question des attentats de masse, rendent publique en 2011 leur stratégie de réponse. La perspective d’attaques terroristes de grande ampleur, regroupées sous l’expression militarized maneuver terrorism dans la thèse du major Craig Browles (soutenue en 2015), est de toute façon dans tous les esprits depuis les menaces d’Al Qaïda en Europe, à la fin de l’été 2010.
Depuis 2011 (au moins), les policiers français s’entraînent à faire face à des tueurs de masse, qualifiés par les spécialistes de phénomène Amok. La doctrine mise en place, inspirée de l’expérience américaine, prévoit – pour faire simple – l’intervention immédiate des éléments présents afin de mettre fin le plus rapidement possible au crime en train d’être commis, comme le dit un document officiel :
« Les policiers missionnés pour intervenir sur le lieu de la crise ou se commet un méfait criminel ne sont pas des thérapeutes. Ils ne possèdent aucune compétence médicale dans le domaine de la psychiatrie. Leur métier, leurs compétences les positionnent dès le début de l’intervention comme des professionnels devant empêcher ou stopper la commission d’une infraction. En effet, la protection des personnes et des biens, est leur principale mission.
Face à une situation de cette nature, ils vont devoir, préalablement à la mise en œuvre des secours, mettre fin à l’acte criminel en cours en employant au besoin la force nécessaire, et strictement proportionnée.
L’emploi de cette force légitime, inclut notamment l’usage des armes à feu ou de moyens de force intermédiaires à effets cinétique ou électrique, choix dicté par le contexte, le lieu, le cadre d’intervention. » (c’est nous qui soulignons)
Seuls les amateurs les moins rigoureux mélangent encore criminels de masse et terroristes, mais il faut bien reconnaître que d’un point de vue opérationnel, au moins lors de la phase d’intervention, les différences peuvent être minimes. La nécessité de s’interposer et de neutraliser sans attendre un individu déterminé à tuer est comprise rapidement par les policiers et les gendarmes, et elle sera admirablement démontrée par l’intervention des deux membres de la BAC le 13 novembre au Bataclan.
Décidé, armé, le terroriste n’est cependant pas suicidaire. Sa mort, aboutissement de l’opération, est conçue comme un sacrifice, si possible au combat, et il est absolument vain de tenter de le raisonner. Les négociateurs, s’ils peuvent éventuellement gagner du temps, ne sont d’aucune réelle utilité. Comme le précise le commissaire interrogé par la commission d’enquête dans le film, les assaillants « ne sont venus ici que pour tuer et mourir. » Leur démarche, déjà observée en Tchétchénie ou en Arabie saoudite (et même en Algérie si on se remémore le détournement de l’Airbus d’Air France en 1994), doit contraindre à adapter les tactiques et la doctrine. Les travaux effectués au sujet d’Amok constituent à cet égard une base précieuse, qui doit être mise à jour.
Étonnamment, pourtant, l’affaire Merah, dont le procès a déjà été fait, ne voit aucune des réflexions de la Police nationale mise en œuvre. Le jihadiste, héritier direct (comme prévu) des assassins de Mumbai ou de Beslan, tient en échec pendant une trentaine d’heures une unité d’élite, et ce délai lui permet de déclencher une crise politique – à bien des égards fondatrices.
Les difficultés indiennes puis françaises ne sont cependant pas sans effet positif. La Belgique, instruite par ces deux tragédies, modifie à son tour, au mois d’août 2012, les conditions d’emploi de la force par ses forces de sécurité. Ces évolutions tactiques ne sont cependant pas sans poser de complexes questions juridiques et administratives, et donc politiques.
Au-delà de l’indispensable travail d’identification des failles (à la fois inexistantes et béantes, selon un intéressant phénomène géologique observable uniquement en France) et de la nécessité d’améliorer les dispositifs d’intervention armée existants se fait jour le besoin de disposer de ce que certains professionnels appellent un plan de sûreté et qui pourrait s’apparenter à un schéma directeur. En 2014, l’Indian Institute of Management Bangalore (IIMB) publie ainsi un passionnant article consacré à la gestion de l’attaque de Mumbai par les services spécialisés. La question de la réponse à un tel événement n’a d’ailleurs pas cessé de mobiliser aux États-Unis, aussi bien au CTC qu’au Sénat. Dix ans après, on réfléchit même encore aux leçons opérationnelles à tirer de ces journées de terreur, mais les attaques du 13-Novembre sont désormais incorporées aux réflexions des chercheurs, des théoriciens et de certains tacticiens.
La publication au mois de juillet dernier du plan d’action gouvernemental français contre le terrorisme a vu, ENFIN, mentionnée la nécessité des RETEX. Ce qui était une évidence pour certains et une perte de temps pour d’autres est devenue une obligation, trois ans après un désastre dont les conséquences se font sentir chaque jour et qui, hélas, n’a rien eu d’une surprise.
La guerre ne se gagne pas seulement dans la salle de sport
On avance, donc, mais c’est long, douloureux, rarement naturel, et l’ennemi, lui, n’a pas disparu. A bien des égards, Mumbai avait été un signal d’alarme trop vite oublié. Il faut espérer que le prochain sera parfaitement perçu et analysé.
Si vos missions sont secrètes et que vos méthodes le sont aussi, alors tout est secret. Ce secret vous protège et vous contraint, et la moindre de vos actions sur le terrain (LE TERRAIN, LES GARS !), quel qu’il soit, obéit ainsi à de strictes règles de confidentialité. Tout doit être protégé, non seulement du regard des organisations que vous combattez ou au sujet desquelles vous glanez des renseignements, mais aussi des services sur le territoire desquels vous opérez.
Jeune analyste, je m’étais senti presque écrasé par l’Histoire quand un vieux sous-officier m’avait expliqué qu’un certain nombre des règles les plus sacrées du mon service étaient nées pendant la Résistance et qu’ à l’instar des check-lists aéronautiques elles avaient été affinées par les catastrophes successives. Les matériels peuvent évoluer (les services français, comme d’autres, sont passés en moins de trente ans de la machine à écrire à la cyberguerre), mais la logique reste la même et il convient de ne pas l’oublier alors qu’on s’adapte – ou qu’on essaye.
Discrétion, vigilance, concentration, rigueur, détermination, les qualités requises sont nombreuses, et elles s’appliquent tout le temps, y compris à la fin de votre journée au bureau, et plus encore quand vous quittez la Centrale pour une mission, même anodine. Tout le monde, naturellement, n’est pas capable de se confronter à certaines situations (à commencer par votre serviteur, plus proche de Jacques Clouseau que de Jason Bourne), et seule une élite se voit chargée des opérations les plus délicates. Les meilleur.e.s sont capables de souplesse et d’initiatives, mais leur maîtrise technique et leur compréhension des logiques opérationnelles sous-jacentes sont essentielles.
Parmi celles-ci figure l’impérieuse nécessité de réaliser le moins possible d’actions compromettantes lors des phases initiales de la mission. Quoi de plus proche d’un simple touriste qu’un officier-traitant voyageant sans le moindre élément pouvant le rattacher à son service ? Une fois les contrôles franchis, et alors que les règles élémentaires (zone vie – zone d’action, par exemple) sont en vigueur il est possible de recevoir de la part d’une équipe prépositionnée (voire précurseure) des éléments nécessaires à l’accomplissement de la mission, qu’il s’agisse de matériel ou de renseignements à jour. Cette méthode n’est évidemment pas l’apanage des services de renseignement, et les jihadistes ayant attaqué Bombay au mois de novembre 2008 ont employé des armes mises en place par des complices. Il en avait été de même lors de la tragédie de Beslan, à la fin du mois d’août 2004.
La récupération de ce matériel peut se faire dans des locaux de contact – les services de sécurité qui enquêteront sur vous les qualifieront de conspiratifs – ou à l’occasion de rencontres rapides, en apparence anodines, et supposément indétectables. On les appelle des contacts furtifs, et ils peuvent être l’occasion de mettre en œuvre d’autres gestes techniques, comme le rendez-vous avec une personne inconnue (RVPI).
Autant dire que quand vous commencez à pratiquer des contacts furtifs avec des inconnu.e.s, et que ça n’est pas lors d’une soirée mousse, les choses sérieuses commencent.