Il n’est pas de plus sûre astrologie que la prudence

Écrivain prolifique ayant revivifié le roman d’aventures, Arturo Pérez-Reverte a lancé en 1996 la série des aventures du capitaine Alatriste, soldat et mercenaire espagnol de la première moitié du XVIIe siècle. 7 récits ont pour l’heure été publiés, et deux autres sont annoncés, qui permettront d’achever un cycle romanesque fait d’intrigues de cour, d’embuscades dans les sombres ruelles de Madrid ou de batailles féroces dans les Flandres.

Écrits dans une langue volontairement datée, émaillée de citations et de poèmes, ces romans permettent, sous couvert de distraction, de s’initier à la vie de l’Espagne de la fin du Siècle d’or, alors que l’Europe se déchire une fois de plus. Les intrigues, intelligentes et maîtrisées, sont riches en rebondissements sans jamais lasser, tandis que les protagonistes, qui ne manquent ni d’esprit ni de culture, peuvent vous faire sourire au détour d’une dispute et d’un échange de bons mots – qui finit souvent en duel à mort, d’ailleurs.

Le dernier tome paru, Le Pont des assassins, s’éloigne cependant du ton habituel des romans pour se lancer dans un remarquable récit d’espionnage. Il n’est plus question, ici, de simples manœuvres entre clans rivaux à Madrid mais d’une audacieuse opération secrète menée à Venise. Du roman de cape et d’épée, on passe d’un coup au thriller et le récit suit de façon très prenante les étapes préparant un coup de force : organisation des équipes, infiltrations cloisonnées, repérages, imprévus, jusqu’à une issue finale rappelant le concept d’expandable cher au major Dutch de Predator (1987). Les romans d’espionnage mettant en scène des bretteurs sont rares, et Arturo Pérez-Reverte met plus que jamais ses pas dans ceux d’Alexandre Dumas (père). En ces temps de confinement, la lecture de cette série vous fera voyager, dans l’espace et dans le temps.

On pourra, en revanche, se passer de la série télévisée (2013-2015), terne, et surtout du film sorti en 2006, interminable fresque sans queue ni tête, à peine sauvée par la présence de Viggo Mortensen et par la remarquable beauté de certaines scènes, construites comme de véritables peintures. Mais le cinéma, et pas seulement celui des films d’aventures, c’est du mouvement, pas des natures mortes, et un récit cohérent ou savamment déstructuré, pas un assemblage bâclé de scènes à peine datées.

Le Gendarme à Djibouti

Sonia Le Gouriellec, spécialiste bien connue de Djibouti – qui vient d’ailleurs de publier un livre consacré à la diplomatie de ce petit État – me pardonnera peut-être mon ignorance, mais je ne savais pas grand-chose de la tragédie de Loyada avant de voir L’Intervention, le film que Fred Grivois lui a consacré en 2019.

L’affaire, longtemps absente de la mémoire collective, y est revenue en 2016 à l’occasion de la sortie du livre de Jean-Luc Riva. Quelques articles ont alors été publiés, notamment (ici) au sujet de l’attitude des autorités françaises à l’égard des (très jeunes) victimes de cette prise d’otages, effectuée à la frontière entre Djibouti et la Somalie, alors solidement liée à la Rodina. C’est cependant la sortie du film de Grivois qui a permis la publication de papiers relatant ce fait d’armes, présenté comme une des actions fondatrices du GIGN.

Sorti 8 ans après une première reconstitution au cinéma d’un exploit du Groupe, L’Intervention n’a pas bénéficié du soutien du ministère des Armées. Tourné au Maroc avec des moyens relativement modestes, il est moins pompier, moins cocardier et moins démonstratif que la plupart des productions françaises récentes, le plus souvent ridicules. Le récit offert de la prise d’otages et de son dénouement est bien plus dense que celui de l’affaire de Marignane, et le réalisateur nous épargne à la fois des cellules de crise risibles – même si Josiane Balasko n’est pas réellement crédible – et des scènes familiales mièvres.

La lecture du dossier de presse confirme que Fred Grivois a des références et qu’il a réfléchi à sa mise en scène en se nourrissant de classiques et de productions récentes (dont, par exemple, Killer Elite, de Gary McKendry). L’usage du split screen, typique des années ’70 au cours desquelles se déroule le film, est maîtrisé, et les séquences de constitution de l’équipe, avec les personnalités tranchées, sinon caricaturales, des gendarmes déployés, évoquent quantité de films d’action américains, à commencer par Predator (1987), le monumental survival movie de John McTiernan. Ces scènes parisiennes ne sont pas d’une grande qualité artistique, et les dialogues sont plutôt indigents, mais elles sont au moins efficaces et posent les enjeux du récit. Il faut également saluer la sobriété de la prise d’otages et l’absence d’effets grandiloquents par la suite alors que le film aurait pu aisément dériver vers une purge lourde, démonstrative et larmoyante.

L’ensemble, comme la plupart des films français consacrés à des opérations militaires, souffre des défauts habituels : dialogues trop écrits, acteurs mal dirigés, montage perfectible, sans parler de quelques incongruités (notamment la longueur de cheveux des légionnaires, qui évoquent plus les roadies de Lynyrd Skynyrd que des machines à tuer). De même, Vincent Perez en général de la Légion, justement, n’est pas dans son rôle le mieux pensé, mais il s’en sort car il a du métier et du talent. Le film, cependant, repose sur la performance d’Alban Lenoir, impeccable, chef d’équipe minéral mais père de famille sensible, incarnation d’une certaine idée du devoir – jusqu’à la désobéissance.

A défaut d’être un grand film, L’Intervention n’est pas un récit inintéressant, qui aurait sans doute mérité d’être mieux maîtrisé. Fred Grivois, qui a évité le piège de la reconstitution scrupuleuse mais n’a pas caché le comportement des autorités, n’a pas à rougir de cette première incursion dans un genre si exigeant.

Le Gendarme de Marignane

A l’occasion d’une mission à Moscou en 2006, j’eus l’insigne honneur d’assister, avec quelques autres Occidentaux décadents reptiliens inféodés au grand capital, à une très impressionnante démonstration des forces d’intervention du FSB. A défaut d’être d’une grande subtilité, les méthodes qui nous furent alors présentées frappaient par la puissance qu’elles déployaient et qui illustraient l’approche russe de la lutte contre le terrorisme. Autant dire que rien ne me choqua dans la détermination absolue de l’unité observée ce matin-là, mais c’était avant que la Rodina, admirable phare de la liberté, infaillible garante de la liberté des peuples opprimés, n’annexe la Syrie et ne pilonne ses hôpitaux. Ah, ces Russes, comme le chanta un fameux groupe de disco allemand (notez bien cette formule, elle n’est pas si courante).

La délégation française comprenait des représentants de la plupart de nos forces de sécurité, dont un colonel de la Gendarmerie nationale, ancien n°2 du GIGN, dont la carrière forçait déjà le respect. A l’issue des démonstrations, nous fumes tous conviés à nous arsouiller réglementairement en frères d’armes et nous convergeâmes vers le mess. Là, l’officier russe commandant la Force Alpha, apprenant la présence parmi nous de notre vétéran de la Maréchaussée, arrêta tout, se précipita vers lui – geste demandant lui-même un grand courage – et entama une série de toasts à la gloire des Gendarmes français, du GIGN et de l’assaut mené le 26 décembre 1994 à Marignane afin de libérer les otages détenus par un commando du Groupe islamique armé (GIA) algérien dans un Airbus d’Air France détourné à Alger trois jours plus tôt.

J’observais toute la scène avec un mélange d’admiration et de fierté, et je repensais aux heures passées à relire le dossier et à interroger mes chefs au sujet de ce détournement. Ce même colonel célébré par les Russes m’avait d’ailleurs raconté toute l’affaire un soir, dans un Thalys bloqué par une panne quelconque, et je soupçonne que toute la voiture nous écoutait…

Pour un analyste ayant commencé sa carrière sur les maquis algériens et les réseaux du GIA en Europe, le détournement du vol Air France 8969 constitue la première manifestation concrète en Europe de la menace jihadiste et il a donc une importance, intellectuelle et symbolique, toute particulière. Le film de Julien Leclerq L’Assaut, présenté en 2010 au festival de Sarlat mais sorti en France en 2011, aurait pu, en tentant de rendre compte de ces événements, être un excellent film et, enfin, marquer le début d’un traitement correct du jihadisme sur les écrans français. Il n’en est rien et le récit est à peine digne d’un téléfilm.

Soutenu et conseillé par le GIGN – il m’a même semblé reconnaître les escaliers des résidences de Satory –, le film se veut la reconstitution de la prise d’otages d’Alger, du transfert de la crise vers Marignane puis de l’assaut final. Manifestement très inspiré par le monumental Vol 93 de Paul Greengrass (2006), le film échoue dans tout ce qu’il entreprend et ne parvient jamais à atteindre la qualité et la clarté de son modèle.

Il faut dire que Julien Leclercq, qui n’est pas Peter Berg, Kathryn Bigelow et encore moins Francis Ford Coppola, cherche à atteindre trop d’objectifs en deux heures : faire le récit de la prise d’otages et de son issue, retracer les actions des autorités dans les coulisses, et rendre hommage aux hommes du GIGN, à leur courage, à leur technicité, à leur humanité, et à leurs sacrifices personnels. Hélas, le cinéma est un art et les plus nobles intentions peuvent finir noyées sous le pathos d’une mauvaise mise en scène. C’est le cas ici.

Abusant des filtres ou du ralenti, Julien Leclerq s’embourbe dans un récit qui, jamais, ne parvient à créer de tension. Les terroristes ne sont pas si caricaturaux que les critiques ont pu l’écrire, mais toutes les scènes supposées montrer les cellules de crise ou les services de renseignement sont ridicules, le personnage de Carole étant à peu près aussi crédible qu’un article de Sputnik. Les dialogues sont catastrophiques, à la fois trop et mal écrits, et le montage, qui se voudrait aussi nerveux que celui auquel nous a habitué Greengrass depuis 20 ans, n’est pas maîtrisé.

Cachez-vous, je compte jusqu’à 10. Alors, un, deux, trois…

Comme dans le catastrophique Secret défense (2008, Philippe Haïm) ou le médiocre Forces spéciales (2011, Stéphane Ryjobad), le film de Julien Leclerq souffre d’abord de la fascination du cinéaste pour son sujet. Si la sincérité ne saurait être un défaut, l’absence de distance peut conduire à des lourdeurs ou des effets par trop appuyés. A trop vouloir montrer l’angoisse, bien compréhensible de l’épouse du héros, le cinéaste multiplie par exemple les gros plans sur un visage larmoyant ou tordu. Incapable de montrer, et de l’action et de la psychologie, Leclerq se perd dans la ridicule restitution des coulisses, et c’est à se demander s’il s’est documenté. Le rôle de la DGSE, essentiel dans cette affaire, est à peine évoqué (Qui identifie les preneurs d’otages ? Qui intercepte les communications des autorités algériennes révélant qu’un assaut se prépare à Alger ?), tandis qu’on veut nous faire croire qu’Ali Touchent, bien connu dans certains milieux sous le nom de Tarek (et qu’on pouvait donc appeler aussi facilement que la pizzéria du coin), peut librement agir sur le territoire national et même brièvement prendre en otage une improbable équipe de négociateurs. Je m’arrête là, je pourrais devenir cruel.

Le film est directement tiré du récit de l’assaut publié en 2007 par un de ses protagonistes et de sa réécriture sous l’impulsion de Bernard Fixot en 2010, et c’est sans doute son principal handicap. Du texte, intéressant mais incomplet et naïf, de Roland Môntins, il ne fallait tirer que de l’action pure. La grandeur et l’audace de cette opération suffisaient largement à nourrir un film de près de deux heures, mais, en se lançant dans une reconstitution incomplète et mal documentée, le cinéaste s’est égaré. Pire, il achève son film par une série de plans déplacés ou faux. Non, ce n’est pas « l’enquête des renseignements généraux » qui a permis de déterminer que les terroristes du GIA entendaient précipiter l’Airbus détourné sur Paris. Non, on ne peut pas réduire la campagne d’attentats de l’été 1995 à la tuerie de Saint-Michel. La gêne vient cependant d’une phrase, terrible et déplacée : « La République française ne lui a jamais accordé son grade de major ».

Alors, c’était donc ça ? Tout ce film pour glisser à la fin que justice n’a pas été rendue au héros, grièvement blessé lors de l’assaut ? Tout ce film pour dénoncer l’ingratitude de la France ? Tout ce film pour présenter un cas personnel qui, sans doute, n’aurait jamais dû être ainsi exposé ? On commence par de l’héroïsme, du sacrifice, et on finit par parler pension de retraite. Le film, alors, aurait pu être tout autre, et mettre en avant le sentiment d’injustice d’un sous-officier méritant, abandonné par une administration volontiers glacée ou amnésique. Il n’en a rien été et L’Assaut passe à côté de son sujet. Ni hommage convainquant à une unité d’élite, ni récit prenant d’un fait d’armes exceptionnel, ni portrait intimiste d’un soldat que l’on sent fugitivement lassé, le film est totalement raté. Seules quelques scènes – dont celle dans le cockpit, lors de la répétition de l’opération – sauvent l’ensemble d’un naufrage intégral. Quelques années plus tard, le récit de la prise d’otages de l’ambassade d’Iran à Londres, dans 6 Days, de Toa Fraser, montre ce qu’il est possible de faire avec un authentique sens de la mise en scène. Et sinon, on est bien obligé d’admettre que certaines fantaisies parfaitement idiotes sont de meilleure qualité que L’Assaut. L’exploit du 26 décembre 1994 méritait un hommage d’une autre tenue.

« We’re gonna rock this town/We’re gonna rip this place apart » (« Rock this town », The Stray Cats »

L’année commence bien et on parle beaucoup, ces jours-ci, de l’attaque d’une ambassade par une foule en colère et de l’élimination d’un criminel de guerre par un président américain incontrôlable dont on nous disait pourtant que lui, au moins, se retirerait du Moyen-Orient et ferait la paix. On voit ça, on voit ça. Les emprises diplomatiques sont à la fois des cibles tabous, supposément protégées par des conventions internationales, et des objectifs de choix que ne visent que les terroristes et les régimes ayant choisi de s’affranchir de toute décence. On se souviendra particulièrement de l’assassinat en 1981 de notre ambassadeur au Liban par les services de renseignement syriens (« Nos alliés contre la barbarie »), et de l’attaque de l’ambassade des États-Unis à Beyrouth en 1983 par des amis d’Imad Moughnieh – un des pires tueurs du Hezbollah, directement lié aux services iraniens (« Nos partenaires contre le terrorisme »), et finalement brutalement rappelé à Dieu en 2008 à Damas (« Le garant de la stabilité régionale »).

Les groupes jihadistes ne sont évidemment pas en reste, et les attentats contre les ambassades et le personnel diplomatique n’ont pas manqué depuis près de trente ans. On pourrait ainsi citer l’attaque d’Aïn Allah, à Alger, en 1994 (Groupe islamique armé), l’attentat contre l’ambassade égyptienne au Pakistan en 1995 (Jihad islamique égyptien), les attentats contre les ambassades américaines à Nairobi et Dar-es-Salem en 1998 (Al Qaïda), l’attaque à la roquette de l’ambassade russe à Beyrouth en 2000 (Osbat al-Ansar), l’attaque de l’ambassade d’Australie à Djakarta en 2004 (Jemaah Islamiyah) ou les attaques contre les ambassades de France à Nouakchott (2010), Bamako (2011) ou Ouagadougou (2018), sans parler des assassinats. Et à ces opérations, plus ou moins ambitieuses, il faut ajouter les innombrables projets déjoués, par exemple contre les ambassades américaines (Rome, Paris ou Singapour en 2001), et mentionner l’alerte régionale déclenchée par les États-Unis en 2013 à la suite de la découverte d’un projet d’Al Qaïda.

En 2012, la diffusion d’une vidéo inepte violemment raciste tournée par des crétins afin de provoquer la colère d’autres crétins, L’Innocence des musulmans, suscite une vague d’indignation à travers le monde. A Tunis et au Caire, les ambassades américaines sont prises d’assaut par des foules manipulées au sein desquels sont immédiatement identifiés des militants radicaux, certains étant même membres de groupes jihadistes. En Libye, l’enclave diplomatique américaine est la cible d’une attaque de grande envergure, évidemment préparée de longue date et menée par un groupe local, Ansar al-Sharia, soutenu (dans mon souvenir) par quelques bonnes âmes d’AQMI. Au cours de l’assaut, l’ambassadeur Chris Stevens meurt, intoxiqué par l’incendie déclenché par les assaillants, tandis que les quelques éléments déployés sur place résistent remarquablement à l’assaut.

L’affaire, naturellement, devient un scandale majeur aux États-Unis. L’opposition républicaine soumet la Secrétaire d’État Hillary Clinton à une enquête serrée – on aurait aimé que les mêmes fassent preuve d’une rigueur équivalente à l’égard de leur satrape actuel, mais c’est évidemment trop demander. Accusée d’avoir sous-estimé les risques et de ne pas avoir soutenu correctement les personnels américains, l’Administration Obama est durement secouée. Un rapport rendu public dès le 30 décembre 2012 souligne les failles (tout le monde n’a pas la chance d’être français) du dispositif de recueil et d’analyse du renseignement, et un document de 800 pages, publié au moins de juin 2016, ne trouve rien de plus mais alimente une polémique très politique puisque l’ancienne cheffe de la diplomatie impériale est alors candidate à la présidence.

C’est dans ce contexte que sort, au mois de mars 2016, 13 hours. The Secret Soldiers of Benghazi, un film de Michael Bay consacré à la tragique nuit du 11 au 12 septembre 2012.

Entrepreneur de spectacles plus que cinéaste, Michael Bay est au cinéma de guerre ce que Claude Lelouch est à la comédie dramatique : doué, sans doute, mais lourd, terriblement lourd, démonstratif, et finalement poussif. Le film commence par quelques belles erreurs factuelles (non, l’intervention occidentale en Libye n’a pas débuté au mois d’octobre 2011, et non, il n’y avait pas d’ambassades à Benghazi, ce qui implique qu’elles n’y ont donc pas fermé) avant d’introduire les paramilitaires du GRS, une unité de paramilitaires de la CIA chargés de protéger les postes et les missions de l’agence.

D’entrée, on sait que le film va être (très) mauvais. Alignant les clichés aussi bien sur les Américains que sur les Arabes, faisant un usage excessif des filtres, Bay se montre incapable de reconstituer correctement la situation. Tiré d’une enquête de Mitchell Zuckoff, le scénario de Chuck Hogan insiste sur l’action pure et privilégie les scènes de combat, par ailleurs plutôt impressionnantes. Michael Bay, hélas, n’est ni Ridley Scott, ni Peter Berg, ni Paul Greengrass. Les moyens dont il dispose sont gâchés par une mise en scène pataude, agrémentée de ralentis qu’on pensait disparus depuis plusieurs décennies.

La reconstitution tourne à la charge politique, et le film, comme tant d’autres de son genre depuis vingt ans, porte un message. Entre des officiers de la CIA médiocres ou, au mieux, trop jeunes et arrogants, des diplomates sans doute très compétents mais déconnectés du monde et des responsables politiques et militaires lents et lâches, la sécurité de l’Amérique repose sur des trentenaires ou des quadragénaires blancs, citoyens et miliciens, capables de se battre pour défendre leur pays, même dans une guerre à laquelle ils ne croient pas, avant de rejoindre leurs foyers. Loin des intellectuels ou des caciques, eux savent ce qu’est le terrain (LE TERRAIN, LES GARS !), et ils ne se plaignent pas. Ils sont l’incarnation de l’Américain idéal, père de famille ne refusant pas l’affrontement, sans élévation, et paternaliste sinon vaguement raciste.

Le film, comme toujours chez Bay, en fait des tonnes au sujet de la fraternité d’armes et du tempérament de ces soldats, mais rien ne sonne juste et ce qui est présenté comme une histoire vraie respectueusement recréée n’est qu’un western sans finesse, confus et caricatural. Présenté sous un jour très défavorable, le responsable de la CIA à Benghazi a vivement exprimé son mécontentement. Il est ainsi manifeste que le film de Bay, fidèle à la ligne qu’il suit longtemps, est une enclume patriotique indigne du sujet qu’il prétend traiter et des hommes auxquels il entendait rendre hommage. Vous vouliez un film sur un affrontement direct entre les services américains et des jihadistes ? Vous héritez d’une partie de Call of Duty, et on s’en est lassé depuis longtemps.

“Humidity is rising, barometer’s getting low/According to all sources/The street’s the place to go/’Cause tonight for the first time/Just about half-past ten/For the first time in history/It’s gonna start raining men” (“It’s Raining Men”, The Weather Girls)

Respectueuse, selon une solide tradition gaullienne largement fantasmée par quelques plumitifs vaguement baroudeurs et quelques commentateurs étrangement proches d’intérêts étrangers, de la souveraineté des nations, la France n’est jamais intervenue dans des pays en crise afin d’y défendre ses intérêts et/ou d’y protéger des populations dont le pire ennemi était parfois l’État supposé les gouverner. Jamais la France – « et pas n’importe laquelle » – n’aurait fait ça, et la carte récemment diffusée par Le Monde diplomatique est à cet égard très éloquente. Pour faire simple, quand il s’agit de tuer des Africains, c’est bien et sans grande importance. Et quand il s’agit de s’opposer à Moscou ou à des tyrans arabes, c’est du néoconservatisme. Ne riez pas, c’est exactement ce que pensent bon nombre d’esprits un peu épais, ces temps-ci.

Pour des raisons complexes, dont certaines ont été évoquées par la revue Inflexions, le cinéma français, de façon troublante, ne parvient pas à s’emparer de cette tumultueuse histoire militaire et reste d’une remarquable timidité. Les productions consacrées au cinéma ou à la télévision à nos forces et à nos services de renseignement prennent le plus souvent la forme d’œuvres de commande – quand bien même leurs auteurs n’en ont pas conscience – ou, au contraire mais très rarement, de récits à charge alignant les clichés. Il nous manque ici des producteurs, des scénaristes et des réalisateurs capables d’assumer nos défaites, comme le cinéma britannique l’a fait, admirablement, notamment avec Un pont trop loin (1977, Sir Richard Attenborough), Zulu Dawn (1979, Douglas Hickox), consacré à la bataille d’Isandlwana, ou Dunkerque (2017, Christopher Nolan) ; ou suffisamment talentueux et ambitieux pour exposer nos naufrages moraux, comme le fit Peter Kosminsky dans l’extraordinaire Warriors (1999).

Notre pays, malgré – ou en raison de – son histoire, paraît peu intéressé par le spectacle de combats, et on ne trouve chez les cinéastes actuels aucun successeur de Henri Verneuil ou Pierre Schoendoerffer. Et il va de soi qu’aucun de nos réalisateurs n’a la capacité de Kathryn Bigelow, Tony Gilroy, Paul Greengrass ou Peter Berg à s’emparer des réalités les plus crues de la guerre ou du renseignement.

Avec la mort de Verneuil, en 2002, celle de Schoendoerffer, en 2012, puis celle de son directeur de la photographie, Raoul Coutard, en 2016, a disparu une génération de cinéastes qui osaient le film de guerre, au risque de tourner des purges ou de décevoir. En 1980, justement, sort le deuxième film de Coutard en tant que réalisateur, La Légion saute sur Kolwezi, a adapté du livre éponyme de Pierre Sergent retraçant l’intervention française au Zaïre en 1978 (note à l’attention des lecteurs de Marianne, de Valeurs actuelle et de Signal : BHL n’y était pour rien).

Produit par Gérard Beytout et par le légendaire Georges de Beauregard, le financier de la Nouvelle vague (et des films de Schoendoerffer), le film bénéficie des moyens de l’armée française – dont des Transall et des hélicoptères – et est tourné en Guyane. Sa distribution est également impressionnante, et on y retrouve les immenses Bruno Cremer et Jacques Perrin, inoubliables premiers rôles de La 317e section (1965).

Hélas, une bonne histoire, de bons acteurs et des moyens gracieusement mis à disposition ne suffisent pas à faire un bon film si le cinéaste n’est pas à la hauteur. Légende du cinéma français, Raoul Coutard échoue à donner à sa reconstitution le moindre souffle. Dialogues mal écrits – et on pense à la catastrophe que sera en 1992 Diên Biên Phu –, acteurs peu ou pas dirigés, déroulement à peine compréhensible de la crise, scènes de combat sans intérêt, histoire d’amour ridicule et de toute façon à peine esquissée, jamais l’ensemble ne dépasse le niveau d’un honnête téléfilm d’un après-midi de semaine, à voir du fond de son lit avec une sale grippe. Même la musique est médiocre (« André Rieu célèbre la Légion »), et on se pince devant les clichés accumulés par un homme dont l’apport au cinéma fut si important – mais qui réalisa en 1983 SAS à San Salvador, une des pires bouses des années ’80.

Quarante ans plus tard, le gâchis représenté par La Légion saute sur Kolwezi est navrant. Lourd, pompeux, confus, mal monté, le film ne parvient jamais à restituer l’audace de la décision présidentielle, saluée à l’époque par les critiques virulentes d’une opposition socialiste qui, une fois au pouvoir, sut défendre le Tchad contre la Libye – et dont un jeune espoir finit par intervenir en 2013 au Mali et en RCA… Les enjeux politiques ou moraux ne sont jamais posés, et on a bien du mal à appréhender le processus politique et militaire enclenché. De même, des 11 soldats tués et des dizaines de civils assassinés, on ne retient que quelques scènes tournées sans émotion, indignes de l’ampleur de l’événement. La mort au Mali de 13 combattants, il y a quelques semaines, a été autrement ressentie par nos concitoyens (O tempora, o mores) et le film dérange aussi par son apparente indifférence. Qu’un homme comme Coutard, adaptant un livre de Sergent, chronique zélé de notre vie guerrière, n’ait pas réussi à rendre hommage aux victimes de Kolwezi en dit long sur la médiocrité du film, dont le seul mérite, comme me le glissait un ami il y a peu, est d’exister.

Traitant d’un sujet voisin, le cinéaste irlandais Richie Smyth, venu du clip musical, a réalisé pour Netflix en 2016 un film consacré à la bataille de Jadotville (1961), déjà au Katanga. Osons dire que cette production, qui ne bénéficie d’aucune aura particulière et semble dénuée d’ambition politique, est infiniment supérieure au travail de Coutard en tant que réalisateur.

Every day the sun comes up says something about us

Les services de renseignement, quoi qu’on en pense, ne servent pas seulement à éliminer des terroristes ou à démasquer les tueurs de la bienveillante Rodina. Ils servent aussi à faire la guerre, mais ils servent surtout à l’éviter puisque leur fonction centrale est d’abord et avant tout de conseiller les décideurs politiques. Il va de soi que décrire ce mécanisme à l’écran n’est pas à la portée de tous les réalisateurs, et il est à ce titre vivement conseillé de s’appuyer sur des travaux historiques sérieux. C’est exactement la prouesse réalisée en 2000 par Roger Donaldson, cinéaste pourtant sans relief dont la filmographie aligne les séries B mais comprend Sens unique (1988), une perle du cinéma d’espionnage.

Délaissant les niaiseries et autres superproductions lourdingues, Donaldson choisit de montrer, depuis la Maison blanche, la gestion par l’Administration américaine de la Crise des missiles de Cuba, au mois d’octobre 1962. Sobre, long (près de 2h30), Treize jours puise son récit aux meilleures sources et s’inspire ainsi en grande partie de la déclassification en 1993 des Archives Kennedy, publiées en 1997 aux Presses de Harvard sous la direction Ernest R. May et de Philip D. Zelikow.

Classique dans sa construction, fidèle au déroulement de la crise – même si on peut légitimement critiquer le rôle très excessif attribué à Kenny O’Donnell (interprété par Kevin Costner) –, le récit permet d’observer nombre de mécanismes à l’œuvre au sein d’un appareil d’État complexe où militaires et civils se côtoient sans nécessairement se connaître ou se comprendre.

Donaldson, qui n’a rien d’un cinéaste virtuose, fait le pari d’une reconstitution des événements, en se concentrant sur les centres de décision américains, à la Maison blanche et au Pentagone, sans pour autant négliger le théâtre cubain ou les scènes navales. On y assiste, notamment, à un briefing historique au cours duquel les éléments recueillis par les services de renseignement – en l’occurrence, par un U-2 – sont à l’origine d’un débat stratégique essentiel entre le président et ses conseillers.

Jamais démonstratif ou pompier, et pas même manichéen alors que le risque d’en faire une ode à JFK était réel, Treize jours parvient à décrire les logiques des différents acteurs impliqués sans oublier les Soviétiques, adversaires dont il convient de décrypter les intentions et la marge de manœuvre avant de leur proposer une sortie de crise honorable. Le film, jugé réaliste à défaut d’être un véritable documentaire, présente l’immense intérêt de montrer un cycle du renseignement militaro-diplomatique, très éloigné des récits de traque auxquels le cinéma nous a habitué depuis des décennies. Des premiers clichés pris par un avion-espion jusqu’au renoncement soviétique, toutes les étapes nous sont montrées : analyse des images par le National Photographic Interpretation Center (NPIC) puis diffusion de leur évaluation, mobilisation immédiate des autres composantes de l’État, constitution d’une cellule de crise et de pilotage, réorientation des capteurs, conception d’une stratégie impliquant les diplomates (en particulier au Conseil de sécurité et auprès de l’Organisation des États américains) puis identification d’un canal de communication confidentiel grâce à un journaliste de Washington (avec le soutien du FBI) tandis qu’il faut gérer la presse (le charme désuet des démocraties) et composer avec l’agressivité de certains officiers-généraux impatients d’en découdre et aveuglés par leur propre puissance.

Le film vaut également par une remarquable scène nous montrant un raid de reconnaissance aérienne effectué par deux RF-8A de la VFP-62 au-dessus d’un site de missiles à Cuba. A cette époque, mes jeunes amis, ces missions n’étaient dévolues ni aux satellites ni aux drones mais à des chasseurs spécialement modifiés confiés à des pilotes n’ayant pas froid aux yeux. Rien que cette séquence, rarissime au cinéma, fait que le film mérite d’être vu.

Le film, en réalité, par les enjeux vertigineux qu’il rappelle et les méthodes qu’il expose, est un classique. Succès critique mais échec commercial, il peut aussi être vu comme le témoignage d’un passé lointain, où les femmes étaient terriblement absente des cercles du pouvoir – par ailleurs uniformément blancs -, où le président américain réfléchissait, consultait et soupesait les options avant de décider et où, dans chaque camp, on pouvait trouver un interlocuteur doué de raison – quitte à le dénicher dans un recoin.

“The good old days, the honest man/The restless heart, the Promised Land” (“Read my mind”, The Killers”)

Je ne crois pas avoir jamais vu un épisode entier de Game of Thrones (2011-2019), mais j’ai lu les cinq tomes de l’intégrale de la saga écrite par George R.R. Martin depuis 1996, et croyez-moi, ça n’a pas été facile tous les jours. Un tome, en particulier (le 3e ou le 4e, allez savoir), a bien failli finir dans la cheminée tant il était incohérent et sans direction, l’auteur paraissant écrire sans trop savoir pourquoi. Certains personnages, bien sûr, méritent qu’on supportent l’enchaînement interminable de viols, meurtres, trahisons et autres carnages qui sont le quotidien de cette série de romans, l’ensemble évoquant parfois une aventure de SAS en Terre du milieu.

Un jour que je m’interrogeais à voix haute au sujet de la qualité de la série télévisée (et de ce qu’il était possible de faire à partir de tels romans), un ami me confia qu’il lisait pour sa part les livres de Robin Hobb, auteure de fantasy dont le cycle consacré à l’assassin royal était, à l’entendre d’une autre tenue – et n’avait jamais été adapté. De fait, c’est d’un tout autre niveau.

Publié en 1995 (avant le premier tome du Trône de fer de Martin), le premier récit de ce cycle met en place un univers médiéval-fantastique pas moins complexe mais plus subtil que le monde créé par Martin.  On y suit la vie agitée du fils illégitime d’un héritier royale aux dons très particuliers, et on y trouve des envahisseurs mystérieux dotés de sombres pouvoirs, des jeux de pouvoir autour d’un trône royal, des intrigues personnelles, des combats, des espions, des complots, et des magies plus ou moins noires qui évoquent parfois la Force inventée par George Lucas. Surtout, on y trouve des récits correctement construits, joliment écrits et qui vous conduisent d’un point A à un point B sans donner l’impression que l’auteur s’est perdu en route. A ce titre, Robin Hobb est bien plus une héritière de Tolkien que George R.R. Martin, dont l’univers n’a finalement rien de très original. Elle démontre aussi, après Michael Moorcock, qu’on peut écrire de la fantasy sans recourir aux artifices les plus putassiers qui soient. Des livres à offrir aux adolescent.e.s et à leurs parents, puisque c’est, me dit-on, la période.

The most miserable performance I’ve ever seen

C’était évident pour tout le monde, et l’optimisme ne caractérisait pas les commentateurs de l’intervention occidentale en Afghanistan. L’importance de la mission était parfaitement comprise, quitte à agacer les antiimpérialistes d’opérette, mais l’échec était écrit. Au mois de novembre 2001, l’irruption dans notre bureau d’un brillant et ambitieux analyste politique venu nous expliquer que la France allait participer à l’établissement d’un régime démocratique dans le pays et qu’une conférence allait se tenir à Bonn en ce sens nous avait d’ailleurs sidérés. Sans doute n’avions-nous pas toutes les cartes en main, mais l’impossibilité du projet sautait aux yeux.

Presque vingt ans après les attentats du 11-Septembre, la chute des Taliban et la destruction des infrastructures d’Al Qaïda, notre défaite est devenue à ce point inévitable qu’elle donne, comme en Syrie, le vertige. Fallait-il combattre ? Autrement ? Aussi longtemps ? Notre engagement a-t-il freiné le jihad ou l’a-t-il nourri ? Que serait-il arrivé si nous étions partis dès 2002 ou 2003 ? Ces questions ne trouveront sans doute jamais de réponses, et elles renvoient à l’incapacité des plus importantes puissances militaires de cette planète à éteindre définitivement des foyers d’insurrection. La chose n’est pas nouvelle, il suffit de demander aux Romains (« le petit Varus attend son empereur à la caisse centrale »), mais le charme des démocraties est qu’on peut questionner les stratégies, les étudier et, grâce à une presse indépendante, dévoiler les mensonges des autorités. C’est exactement ce que vient de réaliser le Washington Post en publiant une étourdissante enquête consacrée aux mensonges répétées des Administrations américaines quant à l’évolution de la guerre en Afghanistan.

Les révélations de ce grand quotidien au sujet du fascinant mélange d’aveuglement, d’inertie et de déni (« Siii, ça passe ») qui caractérise les opérations armées occidentales de longue durée depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, si elles sont choquantes, ne devraient pas étonner. Qu’il s’agisse de la corruption ou de l’incompétence de forces que nous entraînons et équipons à fonds perdus ou de la réécriture permanente des faits afin de les faire correspondre à une narration politique sans lien avec les objectifs stratégiques prétendument poursuivis (et souvent, hélas, en effet authentiquement stratégiques), ce douloureux nouveau scandale afghan rappelle le non moins douloureux naufrage vietnamien et la spectaculaire affaire des Pentagon Papers, en 1971, qui le confirma grâce au courage du New York Times.

Tout le monde n’a pas la chance de travailler pour Valeurs actuelles ou Marianne.

Les articles du Post et la tableau qu’ils dressent de la défaite afghane rappellent surtout l’extraordinaire personnalité de John Paul Vann, véritable légende de la contre-insurrection, figure extraordinairement complexe, et symbole, malgré lui, des errements américains dans le Sud-Est asiatique. Terriblement lucide, et pourtant déterminé à gagner une guerre qui était déjà perdue, Vann n’a cessé de réfléchir à la nature du conflit auquel son pays participait, et à son courage physique s’est ajouté celui de dire la vérité, inlassablement, aux plus hautes autorités militaires.

En 1988, le journaliste Neil Sheehan a consacré à Vann un livre prodigieux, L’Innocence perdue, rapidement récompensé par le National Book Award puis, l’année suivante, par le Prix Pulitzer. Dans ce texte, long, dense, et remarquablement documenté, Sheehan ne retrace pas seulement la vie d’une personnalité hors-du-commun. Il fait également le récit de l’enlisement américain, des compromissions, des erreurs majeures, des lectures erronées et de la fuite en avant d’une puissance égarée faisant sur le terrain l’exact contraire de ce pour quoi elle s’est militairement impliquée.

Faire et défaire, c’est toujours travailler.

Un tel ouvrage, devenu instantanément un classique et est toujours commenté, ne pouvait pas ne pas être adapté à l’écran. En 1998, pour le compte de HBO, le réalisateur, scénariste et producteur Terry George se lance dans le projet fou de transposer à la télévision le livre de Sheehan. Doté de moyens importants et d’une belle distribution menée par le regretté Bill Paxton, A Bright Shining Lie n’est pourtant qu’un téléfilm décevant, sans rythme et sans attrait.

Durement critiqué pour les libertés prises avec le livre, le film ne choisit pas entre le portrait d’un homme torturé, à la recherche de son destin, et la description de l’enlisement américain vu par des décideurs militaires. Trop court, pas aussi bien écrit et joué qu’il le fallait, il est de surcroît terriblement daté. Il faut donc se concentrer sur la biographie de John Paul Vann par Neil Sheehan, un travail d’une profondeur exceptionnelle qui, plus de trente ans après sa publication, pose des questions essentielles alors que la France est confrontée au Sahel à une situation pas si éloignée.

« Runaway Horses » (Philip Glass)

Treize de nos soldats engagés au Sahel contre les groupes jihadistes qui y prospèrent sont morts dans la soirée du 25 novembre dernier lors de la collision de deux hélicoptères. La catastrophe s’est produite au Mali, près d’Indelimane, à proximité des frontières avec le Niger et le Burkina Faso, lors d’une opération conduite contre des éléments de l’État islamique au Grand Sahara (EIGS), une émanation de plus en plus menaçante de l’organisation syro-irakienne.

Un théâtre d’opérations aussi vaste que l’Europe. Source : La Voix du Nord, https://bit.ly/33upBFV

Comme le veut une désormais solide tradition nationale, cette tragédie a été rapidement suivie d’un déluge de commentaires idiots et de remarques indécentes de la part des observateurs habituels – dont on pense qu’il est urgent de les soumettre à un programme de déradicalisation, voire de les conduire à l’hospice loin de tout clavier – et de (supposés) responsables politiques toujours prompts à énoncer des propositions d’autant plus absurdes qu’ils n’auront jamais à les mettre en œuvre. Essayons donc d’y voir un peu clair.

  1. Les zéros sont (très) fatigués

Il semblait que c’était évident, mais même les évidences doivent être rappelées. Les 13 soldats morts le 25 novembre n’effectuaient pas une aimable promenade digestive le long de la Pièce d’eau des Suisses mais avaient pris place à bord de deux hélicoptères, l’un de combat (un Tigre) et l’autre de transport (un Cougar), au cours d’une opération menée depuis plusieurs jours contre l’EIGS. Ils étaient au cœur d’une zone de combat, et probablement pas pour y cueillir des champignons. Leur mort, quand bien même elle n’aurait pas été causée par des tirs directs de l’ennemi, n’a rien à voir avec une chute dans les douches de votre club de sport mais est étroitement liée aux conditions dans lesquelles cette mission se déroulait. En entendant le Président rendre immédiatement hommage à ces soldats en les qualifiant de héros, l’esprit doté de la plus élémentaire décence aurait pu penser aux G.I.’s morts noyés avant d’atteindre les plages de Normandie, un certain matin de juin 1944. Toute mort au combat n’est pas nécessairement le fait d’une balle, et notre reconnaissance doit être la même. Immense et sans réserve. On pourra ajouter qu’en s’attribuant, sans doute abusivement, la responsabilité de la mort de nos soldats, les jihadistes ont reconnu en creux qu’ils étaient bien des combattants lancés à leurs trousses. Être plus reconnu par l’ennemi que par un supposé spécialiste est chose étrange, mais l’époque est troublée.

Comme l’a admirablement rappelé Florent de Saint Victor, d’abord sur Twitter puis sur son blog, ces hommes – aucune femme n’était présente à bord des hélicoptères – étaient des vétérans, habitués de ces opérations extérieures difficiles qui sont le quotidien de notre armée depuis des décennies. Leurs carrières étaient le reflet des engagements permanents de la France, et il faut adresser avec la plus grande fraternité nos pensées à leurs familles, leurs amis et leurs frères d’armes.

  1. Beyrouth-Bamako

Les esprits les plus affutés n’ont pas manqué de noter que la catastrophe du 25 novembre avait causé les plus importantes pertes humaines subies par nos troupes depuis l’attentat commis contre le Drakkar à Beyrouth, le 23 octobre 1983. Déjà, il y a près de quarante ans, nos soldats tombaient du fait de groupes terroristes, et ne je peux m’empêcher de voir dans ces deux tragédies un lien, peut-être pas si ténu. Au Liban, les parachutistes du 1er RCP – et les Marines impériaux stationnés sur l’aéroport – avaient été visés par des islamistes étroitement liés aux services syriens. A Indelimane, d’autres soldats sont morts en pourchassant d’autres islamistes, dont le groupe, l’État islamique, a bénéficié des largesses du même régime syrien – dont on nous dit pourtant qu’il nous défend contre la barbarie. Il fallait que ce soit écrit. Avoir plusieurs ennemis est parfois un honneur.

De même, nos soldats sont tombés dans un pays – et même une région – en proie à des crises entremêlées d’une grand complexité qui ne peuvent se résumer aux foutaises ridicules entendues à la télévision. Les jihadistes que nous affrontons (avec le soutien, quoi qu’on dise, de quelques-uns nos alliés) ne sont que la manifestation la plus visible et la plus immédiate d’une décomposition régionale entamée il y très longtemps. Leur présence, d’ailleurs, ne date pas d’hier et a toujours été liée aux nombreux défis que ne parvenaient pas à relever (ou ne voulaient pas relever) les États de la bande sahélienne : corruption, gaspillage des aides, tensions ethniques, influences délétères de puissances voisines (Libye, Algérie) et de certaines pétro-théocraties (que certains, un peu ralentis, font mine de découvrir ces jours-ci), incompétences gouvernementales, déni de réalité, trafics divers, etc.

Invoquer les responsabilités, bien réelles, de l’ancienne puissance coloniale dans ces immenses difficultés n’a rien d’illégitime, mais il ne faudrait pas non plus nier celles des États et des peuples de la région, trop prompts, comme l’a fait récemment un chanteur sénile, à voir des complots de Paris partout afin d’expliquer des échecs, sinon des naufrages, qui sont d’abord maliens, nigériens ou burkinabés avant d’être français. La principale faute de la France, depuis des années, a été de se mentir quant à la nature réelle de ses partenaires sahéliens, de leurs capacités militaro-sécuritaires et de leur volonté de réforme. A nos mensonges, parfois pieux, parfois intéressés, s’est cependant ajoutée l’incurie managériale des autorités locales, proprement incapables de dépasser les enjeux de pouvoir immédiats pour affecter aux bons postes des cadres que nous venions de former. C’est ainsi que la logique clanique écrase les compétences, et que des unités ou des services sont peuplés d’obligés plutôt que de volontaires, avec les conséquences que l’on voit chaque jour ou presque sur le terrain.

Conjuguée à l’audace des jihadistes, qui ne cessent de recruter sur les décombres d’États déconsidérés, cette situation nourrit l’humiliation et la frustration des populations. Celles-ci ne peuvent que constater l’inefficacité de leurs forces (quand ce n’est pas pire) et, incapables d’assumer, cherchent des explications ineptes leur permettant de sauver la face. Comme au printemps 2012, elles pourraient rapidement se voir rappeler que les contes de fée conspirationnistes ne sont d’aucune aide face à un ennemi déterminé et innovant.

  1. Fremen don’t surf

Près de sept ans après le lancement de Serval, la parole publique commence enfin à changer et il ne reste plus qu’une poignée de criminologues avachis pour oser affirmer que les jihadistes que nous affrontons ne sont que de petits trafiquants de cigarettes et de pétoires. Même Michel Onfray, dont on dit qu’il serait en train de déminer seul la jungle cambodgienne, de la main gauche et avec un râteau afin de montrer que ce n’est pas si difficile, nous épargne ses fameuses analyses stratégiques sur la nature des groupes ennemis. Autant dire que c’est un soulagement.

Dès la fin des années ’90 et les menaces sur le rallye Paris-Dakar, il était évident pour tous les esprits sérieux que la bande sahélo-saharienne constituait un espace de manœuvre unique pour Mokhtar Belmokhtar et sa bande de petits plaisantins. Les frontières, déjà purement théoriques dans un environnement aussi particulier, étaient de toute façon hors de contrôle en raison de la faiblesse insigne des États. En 2008, l’enlèvement de touristes autrichiens en Tunisie pour le compte des éléments d’AQMI présents en Mali illustra l’évolution de la menace jihadiste, l’accroissement de ses compétences et l’étendue de ses ambitions. La réponse, dès cette époque, ne pouvait être que régionale et coordonnée, ce qu’Alger tenta de faire au mois de juillet 2009 en annonçant la création d’un état-major regroupant les puissances de la zone et qui ne vit, comme prévu, jamais le jour. On n’est pas une puissance en affirmant qu’on l’est, on est une puissance en agissant comme une puissance agit.

Depuis 2013, l’intervention française et l’attentat d’In Amenas, les groupes jihadistes présents dans la BSS ont largement démonté que leur capacité à s’affranchir des frontières ne concernait pas seulement des opérations ciblées visant des Occidentaux. Il est question ici de déplacer des groupes de combat entiers, disposant de soutiens logistiques eux aussi transfrontaliers, et d’aller affronter des forces étatiques ou au contraire de les fuir partout où c’est nécessaire. C’est afin de lutter contre la dimension régionale de la menace que le G5 Sahel a été créé, et c’est face à cette menace que son échec est désormais patent. Bien peu, hélas, croyaient de toute façon à son succès, pour des raisons déjà évoquées.

Sur le plan strictement militaire, les différents groupes présents dans la zone, qu’ils soient liés à Al Qaïda via AQMI (GSIM, Katiba Macina) ou à l’État islamique (EIGS) sont des professionnels de la guérilla. Rapides, aguerris, légèrement équipés et connaissant parfaitement le terrain, ils disposent de capacités de renseignement et savent qu’ils ne peuvent affronter durablement des troupes occidentales. Au Mali comme au Burkina, ils s’en prennent aux symboles de l’État et à toute autorité, y compris coutumière, qui pourraient les contester. Jouant sur des dynamiques communautaires (Peuls contre Dogons, Touaregs contre les reste du monde, etc.), ils recrutent d’autant plus aisément que leurs succès, en particulier contre nous, sont valorisés par une propagande habile et dynamique. Ils bénéficient également du soutien de populations qui se sentent abandonnées, ou qui n’ont simplement pas le choix.

D’un point de vue stratégique, les jihadistes ont finalement émergé après des décennies de naufrages étatiques et d’aveuglements des principaux concernés. On me pardonnera sans doute de rappeler que dans les années ’90 les supposés « spécialistes de l’Afrique » d’une certaine administration ne voulaient pas entendre parler d’islam radical dans la BSS et niaient, tout simplement et sans vergogne, les multiples rapports qui s’étonnaient de l’apparition de voiles salafistes dans les rues tchadiennes. A nos inquiétudes, de plus en plus vives chaque année, on finit par nous répondre que nous désirions simplement voler des dossiers. De la part d’équipes dont la mission était de maintenir le statu quo comme on garde un cimetière, il s’agissait à la fois d’un déni idiot et d’un sabotage. Peut-être n’y avait-il rien à faire contre cette entrée de l’islam wahhabite dans cette sphère géographique, mais on pouvait être certain qu’en ne faisant rien nous n’aurions guère de succès.

La religion, cependant, n’explique pas tout. Sans qu’il soit possible de déterminer quel phénomène a nourri l’autre, l’absence de sentiment national et les gouvernances naufragées ont nourri les projets socio-politiques alternatifs des jihadistes, dont les qualités guerrières et l’efficacité en matière de communication ont à leur tour accéléré la déliquescence des sociétés dans lesquelles ils évoluent et qu’ils tentent de réformer selon leurs vœux. L’enchaînement des causes est si ancien et si profond qu’il semble difficile à interrompre, en particulier pour des démocraties, toujours pressées.

  1. Strike fast. Strike hard. No mercy.

Mais au moins faut-il essayer. A défaut de pouvoir peser sur des processus politiques internes, ce dont elle n’a ni le droit ni les moyens, la France affronte directement les jihadistes. En 2015 et 2016, quand des élus de la République bien trop proches de Moscou ou Damas estimaient que Paris n’en faisait pas assez contre l’EI, il était manifeste que ces beaux esprits ne situaient pas le Sahel – et peut-être même l’Afrique – sur une carte. Notre pays, en réalité, a déployé des moyens militaires dans la région depuis près de vingt ans, d’abord clandestins (il existe des services dont c’est la mission), puis discrets (des forces spéciales depuis, au moins, le début des années 2010), et enfin, à partir de 2013, plusieurs milliers de combattants et de moyens lourds.

A l’opération Serval a succédé en 2014 l’opération Barkhane, dont la mission, régionale, mobilise plus de 4.000 hommes et femmes au sein d’un dispositif que bien peu de pays seraient capables de maintenir dans la durée. Ces hommes et ces femmes ne se contentent pas de faire de longues randonnées dans des paysages fascinants mais traquent et combattent l’ennemi tout en formant des forces locales (une déclinaison ensablée du mythe de Sisyphe), en coopérant avec d’autres, et en renouant avec l’attachante tradition de la médecine coloniale. Ce que font les troupes françaises au Sahel, osons écrire que personne d’autre ne pourrait le faire, et surtout que personne d’autre n’a envie de le faire.

La question se pose alors des motivations stratégiques de Paris dans cette guerre où l’enlisement n’a rien d’une vue de l’esprit. Pour certains, qui ne cessent de donner des leçons de morale tout en courant le cacheton, l’intervention française serait illégitime parce qu’elle ne servirait qu’à défendre des intérêts industriels et financiers. L’argument, qui ne repose, on s’en doute, sur une aucune donnée sérieuse, est repris par des élus dont on sait que le mensonge est une pratique régulière, et il conduit à d’amusantes réflexions. Il serait donc infamant des défendre des intérêts économiques vitaux, dont dépendent, par exemple, des dizaines de milliers d’emplois ? Il serait permis à Moscou de bombarder systématiquement des hôpitaux syriens mais interdit à Paris de protéger des mines d’uranium au Mali ? Fort heureusement, me direz-vous, il n’y a pas de mines d’uranium au Mali (soupir de soulagement puis haussement de sourcil perplexe).

« L’Union soviétique est venue en Afghanistan abolir le droit de cuissage »

Il faut être une puissance bien arriérée pour recourir à la force brute dans la seul but de défendre des intérêts économiques. Les décennies, sinon les siècles, qui viennent de s’écouler ont largement montré qu’une diplomatie habile, faite d’accords bilatéraux, de pressions subtiles et de corruption plus ou moins habilement pratiquée permettait de s’assurer l’accès à des ressources stratégiques. Qui plus, s’agissant du Sahel, les rapides calculs d’Elie Tenenbaum ont montré que cette guerre, comme toutes, d’ailleurs, n’était évidemment pas rentable.

« Toussa célafaute aux gazoducs »

Il aurait peut-être mieux fallu s’asseoir à une table discrète pour parler avec l’ennemi et le convaincre d’être raisonnable. Sauf que voilà (alerte choc conceptuel), l’ennemi jihadiste n’est pas raisonnable. Il est porteur d’un projet radical qu’il n’entend pas dégrader, il progresse et il a l’intime conviction de détenir une vérité absolue. On ne voit pas ce qui pourrait l’arrêter, sinon des actions militaires décidées.

Comme le rappelait Michel Goya dans une tribune salutaire, Barkhane, dont il ne faut pas contester qu’elle puisse hélas être perçue comme une force d’occupation, accomplit une mission essentielle, et éminemment stratégique. En maintenant une sécurité minimale dans plusieurs des pays de son aire d’action, la force française évite – ou du moins ralentit – la contamination jihadiste, l’effondrement d’États très malades et la transformation de l’ensemble de la sous-région en un cirque qu’il faudrait des décennies à réduire. Nous parlons ici de l’instauration de tyrannies jihadistes, de violences entre communautés, de la constitution de bases logistiques capables de projeter des terroristes vers le Maghreb, l’Afrique de l’Ouest, le sud du continent, sans parler de l’Europe ou du Moyen-Orient. Et dans ce chaos ne pourraient se développer que les trafics les plus variés. Puisque personne ne peut le faire et que la France porte une responsabilité particulière dans cette région, elle s’est donc engagée. Depuis 2013, ses forces se sont adaptées et ont porté des coups sérieux à l’ennemi, mais la situation semble désespérément nous échapper.

La dégradation est manifeste et les plus hautes autorités ne contestent plus que le conflit soit appelé à durer. Pire, et comme le rappelait justement Yvan Guichaoua, « espérer une victoire décisive au Sahel n’a aucun sens. » Nous sommes donc engagés, plus que jamais, dans un durable affrontement de volontés et de projets politiques contre des jihadistes qui pensent avoir le temps pour eux. La question n’est pas ici de tuer des ennemis mais de devoir en tuer de plus en plus alors qu’ils exploitent parfaitement le terrain.

L’affaire ne paraît pas nécessairement bien engagée, et la dégringolade du Burkina, en quelques mois, annonce d’autres heures sombres, d’autres tragédies, d’autres échecs, mais aussi d’autres succès. Il s’agit, ni plus ni moins, de notre honneur, de nos fautes, de nos responsabilités.

Les cercueils passeront demain sur le pont Alexandre III.

Au contact

Laurent Touchard ne diffuse pas régulièrement une feuille de chou raciste. Il ne prétend pas pouvoir écrire sur l’Afrique du Cap à Tanger sur tous les sujets, et ne défend pas les théories politiques les plus nauséabondes, jusqu’à flirter avec le négationnisme. Non, Laurent Touchard travaille, et dans l’ombre, ce qui le différencie de la plupart des experts régulièrement interrogés par nos médias. Contributeur de DSI, il force le respect par sa connaissance des armées du continent et ses recherches incessantes sur le sujet.

En 2017, il avait, après des années de labeur, publié grâce aux offres d’autoédition d’Amazon une somme indispensable, Forces armées africaines : Organisation, équipements, état des lieux et capacités, qu’il faudrait toujours avoir à portée de main. Ce travail est d’autant plus important que la situation dans certains États reste désespérément mauvaise. Au Sahel, notamment, l’optimisme ne devrait pas être de mise, alors que nos alliés s’enfoncent dans le chaos, que le bénéfice de l’opération Serval a été effacé depuis longtemps et qu’il semble que les forces françaises soient, décidément, les seules à vraiment compter sur le terrain.

Sans défaitisme mais sans angélisme, Laurent Touchard évalue les armées africaines et il vient de lancer une souscription dans le but de financer la mise à jour de son livre. Aidons-le.