« Now this is a song to celebrate/The conscious liberation of the female state » (Eurythmics & Aretha Franklin, « Sisters Are Doin’ It for Themselves »)

Le 22 octobre 1988, un petit groupe de catholiques énervés, pensant sans doute suivre ainsi les enseignements du Messie, avaient perpétré un attentat contre le cinéma Saint-Michel, place du même nom, afin d’empêcher la projection du film de Martin Scorsese La Dernière tentation du Christ. Œuvre remarquable, écrite par l’immense Paul Schrader d’après le roman de Nikos Kazantzakis et à la distribution exemplaire (Willem Dafoe, évidemment, mais aussi Harvey Keitel, Barbara Hershey, Verna Bloom, Tomas Arana et même David Bowie dans le rôle de Ponce Pilate), le film de Scorsese n’a rien d’une charge anticléricale et pose en revanche des questions respectueusement vertigineuses. La musique, exceptionnelle, de Peter Gabriel contribue naturellement à la grandeur de l’ensemble.

Rapidement arrêtés, jugés en 1990, les auteurs de l’attentat, croisés de pacotille, s’étaient justifiés avec des arguments qu’on entendit beaucoup dans les salles d’audience françaises dans les années 2010 dans la bouche d’autres fanatiques, qu’on a depuis pris l’habitude de qualifier de radicalisés.

Un an après l’attentat du cinéma Saint-Michel, la riante république islamique d’Iran diffusa une fatwah condamnant à mort Salman Rushdie pour un autre livre, Les Versets sataniques. Autrement sulfureux mais aussi d’une grande subtilité, le texte de l’écrivain britannique avait provoqué la fureur – soigneusement entretenue – de foules qui ne l’avaient pas lu et qui ne l’auraient de toute façon pas compris. En France, certains s’émurent un peu vite et y virent l’expression d’un racisme systémique à l’encontre des musulmans. Heureusement, ils n’assistèrent pas à la tragédie de l’attentat contre la rédaction de Charlie Hebdo, il y a déjà 10 ans, et c’est peut-être mieux pour tout le monde. Certains appellent au meurtre, d’autres les excusent, et d’autres, finalement, meurent.

En 1988 et 1989, il s’agissait pour des croyants enragés de punir des remises en question, forcément insupportables, du dogme ou des questionnements théorique. Souvenons-nous que pour ces gens, réfléchir, c’est commencer à désobéir.

Plus tard, l’interminable affaire des caricatures du Prophète reposa sur la vengeance, supposée légitime, de la non-moins supposée communauté musulmane après des dessins jugés blasphématoires (et certains, en effet, étaient assez raides, mais c’est le charme des démocraties : on n’est pas supposé s’entretuer quand on n’est pas d’accord). Il n’était plus question de dogme, de doutes métaphysiques ou d’histoire-fiction mais simplement de dessins plus ou moins subtils comme il s’en publie des milliers chaque jour. On sait comment ça a fini – et d’ailleurs, ce n’est pas fini.

Tignous, assassiné le 7 janvier 2015, dans ses admirables oeuvres.

Au début de cette année, une nouvelle génération de grands sensibles s’en est pris à des militants antifascistes qui avaient le front de projeter Z, le classique de Costa-Gavras sorti en 1969 et couvert de récompenses (dont l’Oscar du meilleur film étranger en 1970, le Prix du jury à Cannes et un Golden Globe).

Costa-Gavras, actuellement président de la Cinémathèque française, n’est pas loin d’être un maître du 7e art. Il n’a cessé de dénoncer les tyrannies et l’injustice, et tout le monde en a pris pour son grade : les démocraties populaires qui, comme chacun sait, n’étaient ni démocratiques ni populaires (L’Aveu, 1970) ; les dictatures sud-américaines (Etat de siège, 1972 ; Missing, 1982) ou européennes (Z, justement) ; Vichy (Section spéciale, 1975) ; le nazisme (Music Box, 1989 ; Amen, 2002) ; et l’argent fou (Le Capital, 2012). En 1988, il avait consacré un remarquable film d’espionnage aux futurs électeurs de Donald Trump, avec une clairvoyance qui fait encore frissonner.

Le cinéma de Costa-Gavras ne peut que hérisser le poil des partisans des régimes autoritaires. Film parfois un peu daté, Z – dont la distribution donne le tournis – n’est pas seulement le récit d’un assassinat politique et d’une enquête entravée. Il est aussi le tableau d’une junte d’incompétents, de vieilles badernes au front bas dont l’amateurisme et le conservatisme obtus rappellent cruellement la clique d’imbéciles à la tête de l’armée française pendant l’Affaire Dreyfus (et d’ailleurs, un général crie dans un couloir, à la fin du film, que « Dreyfus [était] coupable », et tout est dit).

Nous sommes donc passés en quelques décennies d’attentats justifiés par de prétendus blasphèmes à des attaques de nervis contre de jeunes gauchistes ayant le malheur de regarder un film défendant la démocratie et l’indépendance de la justice. Certains, cela dit, y voient sans doute un blasphème.

Et voilà que nous apprenons que la projection à Noisy-le-Sec de Barbie, le succès planétaire de Greta Gerwig sorti en 2023, a été annulée à la suite de pressions d’un groupe de jeunes hommes manifestement désœuvrés et surtout, eux aussi, bien sensibles :

Le film, qui n’est pas un chef d’œuvre, constitue une réjouissante et lumineuse charge contre le patriarcat, les stéréotypes de genre, et l’abaissement systémique des femmes dans nos sociétés.

Intelligent, drôle, évidemment engagé, il ne contient aucune obscénité, aucune violence – la seule gifle du film étant à la fois pleinement justifiée et exemplaire –, aucun blasphème et on se demande ce qui a pu gêner nos concitoyens (en fait, non, on ne se le demande parce qu’on le sait, hélas, et qu’on s’en fout). On l’a sans doute oublié tant l’actualité est dense, mais le film a été interdit dans nombre de pays pour des raisons naturellement débiles, dont une supposée promotion de l’homosexualité. Pourquoi ? Sans doute que parce que les nouveaux Ken de la 2e moitié du film sont des hommes des cavernes, sexistes, virilistes, et non des êtres humains sensibles nullement obsédés par le pouvoir ou la domination de leur moitié. L’obsession de certains hommes pour l’homosexualité, consternante, pose d’ailleurs quelques questions vertigineuses sur leurs angoisses et leur inconfort. #Jemecomprends

Le fait est que Barbie est un film réjouissant et la seule promotion qu’il fait est celle de l’égalité harmonieuse entre les genres. Ceux que ça troublent ou que ça dérangent révèlent leur archaïsme et leur vision infecte des femmes, réduites à des bonniches et à des objets sexuels. On pense alors à cette vidéo des Guignols, du temps où ils étaient drôles (ça ne dura pas longtemps) :

Cette fois-ci, ce n’est pas du blasphème, ce n’est pas une attaque contre les régimes militaires mais simplement une dénonciation brutale et enthousiasmante du patriarcat – qui est évidemment une forme d’oppression dont bien peu d’hommes ont conscience tant elle est ancrée dans notre monde. En 2009, le cinéaste égyptien, avec Les Femmes du bus 678, un excellent film autrement plus âpre et sombre, avait mis les pieds dans le plat et s’était attiré des ennuis.

Les pressions effectuées à Noisy ont, sans surprise, été récupérées et ont permis une polémique estivale dont notre pays raffole (il y a 9 ans, c’était au sujet du burkini).

Une Barbie, c’est une Barbie. Pas de Barbie, c’est les barbus.

Il serait cependant réducteur de n’attribuer ces pensées rétrogrades et indignes qu’à une poignée de jeunes musulmans angoissés. L’émergence en France de la mouvance incel, venue des États-Unis, porte une menace terroriste croissante nourrie par les boucles algorithmiques de Tiktok. Le refus de mettre fin aux injustices et la défense des clichés et comportements sexistes dans nos sociétés sont des signaux d’alerte à ne surtout pas négliger.

“Looking out the door/I see the rain fall upon the funeral mourners”, (“Lover, You Should Have Come Over”, Jeff Buckley)

Qui s’intéresse encore à la Syrie et à sa révolution ? Personne, ou presque. La guerre dure depuis bientôt neuf ans, et seuls quelques-uns se souviennent de l’espoir qui s’était levé alors que Damas semblait, enfin, trembler. Cette guerre, désormais, à défaut d’être finie, ne peut plus être gagnée par les insurgés, et les futurs vainqueurs, moins inquiets que jamais des conséquences de leurs actes, se livrent sans vergogne aux plus abjects crimes. Les mensonges, solide et ancienne tradition du pouvoir moscovite, ne sont même plus de mise pour défendre son alliée et cliente, et la violence se déchaine comme jamais contre les populations civiles de la région d’Idlib, jusqu’à frapper systématiquement les hôpitaux. En France, où l’on est prompt à s’enflammer pour la moindre foutaise, le silence qui règne fait de nous des complices, d’abord des horreurs actuelles puis de celles qui ne manqueront pas de survenir en représailles. L’Histoire n’est pas un recommencement, mais un enchaînement, parfois prévisible.

Mourir pour Idlib ?

Il faut, face à ce désastre qui va peser et peser encore sur les décennies qui viennent, reconnaître l’habileté machiavélique du régime syrien. Comme toutes les tyrannies, son but essentiel, sinon unique, est de survivre, et il fait preuve à cet égard d’une imagination qui n’a eu d’égale que l’absence totale de limite morale. On a su très vite ce que serait sa réponse aux manifestations de mars 2011, et ceux qui nous parlent aujourd’hui de la barbarie (réelle) des jihadistes pour défendre Bachar al-Assad oublient que les premiers crimes alors commis en Syrie le furent par les autorités syriennes contre leurs propres enfants.

Les mêmes oublient également que c’est le régime qui, avec une intelligence froide que nous n’avons pas été capables de concevoir et encore moins de déceler, a libéré en 2011 les jihadistes et autres salafistes qu’il gardait au chaud afin de détruire de l’intérieur la révolution. Appliquant à une échelle inédite la malheureuse formule d’un officier américain au Vietnam, le président syrien a choisi de détruire son peuple et de ravager son pays afin de sauver son État. Il faut, pour mettre en œuvre une telle politique, une détermination à laquelle les Occidentaux sont, ces temps-ci, incapables de s’opposer et qu’ils ne peuvent même pas concurrencer.

La stratégie syrienne, illustration ultime de ce qu’est une guerre totale, a consisté à favoriser la croissance d’un ennemi tellement honni que les adversaires du régime ont dû, in fine, se tourner vers lui afin de se protéger. La croissance de la mouvance jihadiste en Syrie, inévitable dès lors que certains cadres étaient libres et que le révolution devenait une guerre civile, n’a pas eu besoin de coups de pouce supplémentaires pour accaparer notre attention. Et l’apparition, hors de tout contrôle, dès 2012, des premières filières de volontaires à destination du jihad syro-irakien a offert au régime une nouvelle opportunité.

En 2013, Damas prit donc contact via des canaux dédiés avec certains services occidentaux afin de faire part de son inquiétude et de proposer la mise en place d’une coopération dédiée. D’un côté, les SR syriens se disaient, sans doute à juste titre, inquiets de l’ampleur du phénomène, des centaines de volontaires rejoignant chaque mois les rangs des groupes insurgés et l’armée perdant du terrain malgré le soutien sans limite accordé par la Russie et l’Iran. D’un autre côté, ces mêmes services proposaient de transmettre des informations au sujet de ces recrues – sans qu’on sache bien ce qu’ils savaient véritablement – et il est évident qu’il s’agissait là, avant tout, de créer un axe de coopération, même minimal, permettant d’affirmer le moment venu qu’il était temps de se concentrer ensemble sur un ennemi commun. A plus long terme, ces canaux, même modestes, serviraient un jour à renouer les fils du dialogue. La stratégie, ça reste quand même un métier.

Avec une audace et une habileté à la mesure de l’enjeu, les maîtres-espions de Damas, qui n’étaient d’ailleurs pas si sûrs de leur coup (leurs alliés à Moscou et Téhéran l’étaient encore moins), ont donc favorisé leur adversaire immédiat afin de détourner leur ennemi lointain de son dessein. La manœuvre, inverse de celle mise en œuvre par al-Qaïda au cours des années ’90, n’est pas allée sans difficultés mais elle semble avoir réussi : poussés par leurs opinions publiques, aiguillonnés par une menace jihadiste dont ils ne savent comment se dépêtrer, et séduits par la rentabilité immédiate d’un raid sur un camp de l’État islamique, les Occidentaux ont rapidement délaissé la révolution syrienne, trop complexe, trop aléatoire, trop indécise – mais n’est-ce pas le propre des révolutions, après tout ?

Avec le recul, cet abandon, qui constitue un naufrage moral rarement vu, était hélas inévitable. Face, en effet, au soutien désordonné accordé aux rebelles par une poignée de puissances occidentales et l’implication somme toute mesurée des pétrothéocraties du Golfe aux ambitions guère reluisantes, Moscou et Téhéran ont choisi, non seulement d’ouvrir grands leurs arsenaux à Damas et de lui accorder des prêts illimités, mais de combattre à ses côtés, et finalement à sa place. Là encore, le régime paye cher sa survie, puisque non content d’avoir massacré son peuple – selon une désormais ancienne tradition locale –, il a vendu sa souveraineté à la Russie (dont on connaît l’amour ancien pour les cultures étrangères) et à l’Iran (gage de stabilité régionale, comme chacun sait). Quant à la Turquie, au jeu irresponsable et incontrôlable, elle a, elle aussi, tenu un rôle qui devra bien, un jour, nous conduire à réévaluer nos relations avec elle. Un jour.

« Je souhaite la victoire du régime syrien »

Que, dans cette interminable tragédie, les uns et les autres aient choisi leur camp n’a rien d’étonnant. Que, comme souvent, cette guerre se soit invitée dans nos débats nationaux et ait fait sortir du bois experts de pacotille, chefs de guerre en pantoufles et autres trolls conspirationnistes ne devrait pas plus nous surprendre. Certains, sur la foi de ce qu’on aimerait appeler des raisonnements, contestent en effet le bien-fondé de la révolution syrienne. Ils n’hésitent pas, pour ce faire, à mentir, à tordre les faits et à faire passer, sans convaincre, leur choix pour du pragmatisme. Qu’on soutienne le régime, admettons, puisque nul ne sera inquiété pour ses opinions, aussi nauséabondes soient-elles. Mais il faut prendre pour ce qu’ils sont ceux qui relayent des éléments de langage écrits à Damas ou Moscou.

Soutenir Damas et Moscou ne relève, en effet, en rien d’une approche supposément technique, froide, sans biais. Il s’agit, au contraire, d’une démarche politique qui reprend sans les discuter les affirmations, et de la Syrie, qui cherche à toute force à ôter aux révolutionnaires de 2011 toute légitimité (et on a vu comment) tout en tentant de faire oublier son passé et la nature de ses dirigeants, et de la Russie, qui utilise le conflit pour accentuer ses attaques contre nos démocraties. Il n’aura échappé à personne que les propagandistes, conscients et inconscients, des positions syro-russes se trouvent dans les rangs des supposés patriotes intransigeants de droite et de gauche et chez les tenants, à l’extrême-gauche et à l’extrême-droite, d’une ligne farouchement antiaméricaine (officiellement antiimpérialiste, mais ça ne trompe personne) et viscéralement hostile aux pétrothéocraties. Une fois de plus, on a parfaitement le droit d’être hostile aux États-Unis (les arguments contre eux ne manquent pas) et il est plutôt sain de ne pas éprouver de sympathie particulière pour l’Arabie saoudite, mais il est conseillé d’argumenter. Les vociférations, outre que c’est assez vulgaire, n’aident guère.

Le coup de génie de la propagande russe est d’avoir su utiliser nos propres obsessions internes pour nourrir sa rhétorique de guerre. Face à la menace jihadiste et aux délirants projets de gouvernance de l’État islamique, d’al-Qaïda ou des groupes salafistes apparus localement, on nous a présenté avec un admirable aplomb un régime syrien laïc, intransigeant avec le terrorisme, défendant nos valeurs puisque nous ne le faisions pas. Le président al-Assad, qui a désormais tribune ouverte dans un hebdomadaire essentiellement disponible chez le coiffeur, nous est vendu comme un homme moderne contraint, à cause de nos renoncements, à des mesures extrêmes. A coup de cartes idiotes et/ou mensongères, on nous a aussi parlé de gazoducs et autres gisements mystérieux qui auraient justifié un complot que personne n’a jamais réussi à exposer clairement – et pour cause.

La brutalité de l’intervention russe en Syrie, à partir de l’automne 2015, a de surcroît renforcé les flux migratoires en provenance de Syrie. Ces déplacements de populations, outre qu’ils ont permis à des jihadistes d’entrer en Europe (ils n’avaient besoin de ça, mais ça les a aidé), ont accru, notamment dans les pays occidentaux, les tensions communautaires et accentué le les angoisses identitaires de nombre de nos concitoyens. A la manœuvre sur le champ de bataille, à des milliers de kilomètres de chez nous, Moscou, par un heureux hasard, finance aussi des organes de propagande (que quelques esprits audacieux tentent de faire passer pour des organes de presse, mais ça ne prend pas, désolé les gars) dont l’obsession est d’amplifier les tensions sociales et politiques chez nous. Quand on sait que la même Rodina essaye à toute force de saborder nos démocraties, on est bien obligé de reconnaître l’habileté de la manœuvre, qui s’apparente à un par-dessus cher aux rugbymen. Il n’y a nul complot ici, mais simplement la démonstration que quand une stratégie a été pensée et que des moyens cohérents ont été développés en conséquence il est plus facile de saisir les opportunités qui se présentent. (Contre-exemple : la France en 2015 face à l’EI).

Les défenseurs du régime syrien ne trompent personne. Comme ses soutiens et lui, ils approuvent la répression aveugle et sans limite, minimisent ou justifient le bilan humain littéralement sidérant de la guerre, évoquent – sans surprise – un complot d’élites occidentales forcément décadentes et corrompues (et dénoncer la corruption quand on défend Moscou et Damas, faut quand même le faire) et ignorent toutes les preuves réunies contre lui. Elles sont pourtant accablantes, et le régime dont certains nous vantent la grandeur et avec lequel nous partagerions tant a procédé à des campagnes de viols systématiques de femmes et d’enfants, a pratiqué la torture à grande échelle, a ordonné d’innombrables exécutions et est devenu une des pires machines à broyer de ces dernières décennies. Ceux qui le défendent en sont les complices de fait, et certains d’entre eux sont sans ambiguïté des petits télégraphistes rémunérés.

Que faut-il, alors, conclure de leur posture ? Complices, ils sont de fait en partie responsables du prolongement de cette horreur. A la différence des intellectuels qui, à la découverte des crimes de Staline (connus depuis les années ’30 mais niés avec insistance), rompirent avec l’Union soviétique voire avec le communisme, les actuels soutiens occidentaux de Damas se vautrent dans le mensonge et le déni. Non seulement les crimes commis ne les choquent pas, mais ils les approuvent, les expliquent, les justifient sans la moindre mauvaise conscience. Refusant les faits comme le font tous les collaborateurs de ce monde, ils n’ont que faire de la tragédie d’Idlib ou des proportions dantesques de la guerre civile syrienne. Mieux encore, finissant par croire à leurs propres mensonges, ils refusent de voir que le jihadisme qu’ils présentent comme la pire des menaces tire, et va tirer pour encore des années, sa force du drame qui se joue en Syrie – et aussi en Irak. Se présentant comme les hérauts de la liberté d’expression, ils sont en réalité les défenseurs du plus abject des régimes. Que valent, finalement, les discours larmoyants au sujet de nos valeurs et des remparts sur lesquels ils seraient les seuls à combattre ? Rien. Ils se voient en Churchill mais ne sont que de médiocres miliciens, ancien haut responsable de nos services dont l’évocation du nom fait sourire dans les couloirs, universitaire de seconde zone au CV bidonné, journalistes idiots et/ou malhonnêtes séduits par quelques cadeaux de pacotille et l’illusion de faire du terrain dans des zones contrôlées par les milices confessionnelles (ah, la belle laïcité que voilà) ou blogueurs condamnés par la justice.

Face à eux, quelques voix ne se taisent toujours pas, à l’instar de Marie Peltier, infatigable malgré les attaques odieuses qui ne cessent de la viser, Michel Duclos, grand connaisseur de la Syrie, ou Nicolas Tenzer, qui ne renonce pas à nous rappeler que la morale, qui n’est pas la candeur, devrait nous guider. Eux, et d’autres, ont bien perçu que la guerre civile syrienne était bien plus qu’un phénomène régional. Sa nature, les forces qui s’y affrontent (ou qui refusent de s’y engager) et les monceaux de cadavres qui s’y accumulent façonnent un monde de haines recuites, de vengeances sans fin, de narrations politiques délirantes. La Russie, qui n’a été que fugitivement une alliée de la France (jusqu’à l’abandonner en 1917) ne partage aucune de nos valeurs et aspire plutôt à nous abattre. Quant à la Syrie, dont le régime est à tous les égards pire que les émirats et autre califat criminels péniblement mis en place par les jihadistes ici et là depuis 30 ans, elle est de longue date une menace pour ses voisins, pour la région et surtout pour son peuple.

Vous aimez disserter sur l’Afghanistan de 1979 ? La Bosnie de 1992 ? L’Irak de 2003 ? Vous allez adorer – ou pas peut-être pas, d’ailleurs – observer les suites vertigineuses de la guerre civile syrienne, nouveau tombeau de nos ambitions diplomatiques, nouvelle illustration de l’apport russe aux relations internationales.

Pour vous, Marc, et vos élèves.

 

« On sort les flashes pour n’importe quel tache » (« Va y avoir du sport », Silmarils)

Alors que la rédaction du Monde vient, de haute lutte, d’arracher son indépendance, une autre, plus modeste mais pas moins méritante, est en grève depuis un mois. Les quatre journalistes qui composent la désormais modeste équipe du mythique France-Soir protestent ainsi contre la dérive de leur quotidien, possédé par des actionnaires sans stratégie et dont le seul horizon est sans doute comptable.

Cette crise intervient alors que les médias français se débattent dans une crise de légitimité née d’une longue dérive, manifestement sans fin. Sur nos écrans, par exemple, aux tables rondes pour retraités et escrocs organisées chaque soir sur tous les sujets possibles ont désormais succédé les tribunes accordées à des idéologues condamnés et récidivistes et les émissions confiées à des présentateurs dont l’indécence le dispute à la bêtise.

Engagée dans une course obscène, certaines chaînes de télévision n’ont plus rien à voir avec le journalisme ou même le simple relais d’informations recueillies par d’autres et ne sont plus que des versions modernes du comptoir à épaves. Des cuistots hystériques et omniscients y côtoient de jeunes aristocrates dont on ne sait si elles sont idiotes ou folles sous le regard de grandes gueules à la beauferie fièrement arborée en bandoulière et dont les propos seraient indignes d’être imprimé sur du papier-toilette. On y énonce dans une ambiance de complète déliquescence morale des théories racistes, des réflexions complotistes et des raisonnements qui feraient honte à une tenancière de claque.

A l’heure où les démagogues se posent en victimes et les propagandistes stipendiés se présentent comme d’intransigeants libres penseurs, nous avons, non seulement l’obligation d’éviter ces médias mais aussi le devoir de soutenir les vraies rédactions. Celle de France-Soir, qui effectue un travail remarquable sur le terrorisme grâce à Pierre Plottu et Maxime Macè, et aux contributions de l’ami Historicoblog, mérite que nous nous engagions. Je me permets donc de signaler ici l’initiative de Jérémy Felkowski, à l’origine d’une (trop) modeste cagnotte ouverte au profit des grévistes de ce bien mal-en-point quotidien.

Le Royaume des cieux

Idée de saga, sous forme d’une suite de romans ou d’une ample série télévisée (à voir) :

Dans une contexte de doutes existentiels, de tensions sociales, de raidissements identitaires et de peurs millénaristes, des prédicateurs radicaux répandent une idéologie de haine dérivée d’une religion supposément d’amour. Des centaines de milliers de personnes, issues de tous les milieux, aristocrates et paysans, riches et pauvres, esprits que l’on croyait éclairés et sombres débiles, adhèrent au message et commencent à répandre la violence autour d’eux alors qu’ils décident, sur la foi de rumeurs infondées et de mensonges patents, d’envahir des États souverains – dont ils ignoraient il y peu jusqu’à l’existence – et de rallier une ville mythique célébrée par leurs textes sacrés.

Rejoignant d’importantes filières de volontaires étrangers, finançant leur voyage parfois sur leurs propres deniers ou pratiquant la rapine, ils effectuent de longs périples par mer ou en suivant des itinéraires terrestres afin de rejoindre des groupes radicaux armés. Commettant un nombre insensé de crimes de guerre, s’en prenant aux minorités croisées sur leur passage, à commencer par la communauté juive ou d’autres branches de leur propre religion, ils pillent les villes, violent et tuent tout ce qui bouge au nom de leur foi. Arrivés sur place, ils remportent d’incontestables succès militaires initiaux avant de sombrer et d’être, in fine, balayés comme les brutes épaisses qu’ils n’avaient pas conscience d’être.

Le récit serait long, âpre, violent, et il présenterait un grand nombre de figures complexes : croyant sincère radicalisé, leader politique ambigu ou cynique, chefs d’État désireux de tirer profit du phénomène. Et on montrerait aussi le camp d’en face, pas moins complexe, pas moins tiraillé par des ambitions contraires ou des crises mystiques.

On intitulerait ça – c’est un premier jet, hein – Les Croisades.

“Hatred lies divided people/Gorgeous anger deeds of evil” (“Unfuck the World”, Prophets of Rage)

Fiers héritiers du califat abbasside, admirables fils du désert, ils asservissent au nom de centaines de millions de coreligionnaires ne leur ayant rien demandé les femmes yézidies, assassinent des innocents ici et ailleurs, détruisent les musées et enchaînent les massacres – mais surtout les défaites.

Intransigeants défenseurs des valeurs universelles de l’Europe chrétienne, intrépides combattants n’agissant qu’au nom de notre supériorité civilisationnelle et morale, ils tuent des enfants dans des mosquées, abattent des passants comme on n’abat pas des chiens errants – mais ils n’ont même pas la décence de mourir dans un ultime sacrifice.

Jihadistes, suprématistes blancs, ils sont de la même engeance, celle des bourreaux. Tuer des civils au nom d’une idéologie n’est que du terrorisme, et ces assassins frappant en Irak, au Mali, aux Pays-Bas ou en Nouvelle-Zélande ne sont que des terroristes. Ils n’ont rien de résistants, et pour tout dire ils affirment lutter contre des oppressions imaginaires alors qu’ils ne sont que de petites choses fragiles. Ils affirment défendre le plus grand nombre, ils prétendent être une avant-garde, une élite, mais ils ne sont que des tueurs à la posture victimaire, tout juste bons à geindre leurs angoisses politiques dans d’interminables textes, verbeux et confus.

Ils se voient héros, mais ils ne sont que des lâches, attaquant des lieux de culte ou des supermarchés, ne s’en prenant aux forces de l’ordre qu’à l’occasion de misérables embuscades. Quelle grandeur y a-t-il à tirer sur des terrasses à Paris ou des mosquées à Bir el-Abed ou Christchurch ? Ils ne sont même pas des miliciens, simplement des tueurs aux certitudes idiotes et aux croyances délirantes, incapables de regarder le monde, incapables d’assumer leurs échecs, incapables de surmonter les obstacles.

Hélas, dans notre malheur, ces assassins se répondent, s’alimentent, les crimes des uns justifiant les crimes des autres, et la litanie des tueries créant comme une symphonie de drames. Et dans notre malheur, certains pourvoyeurs d’abjection se déchaînent, comme le rappellent Le Point, Le Télégramme ou Le Parisien. Apologistes par connivence ou par simple bêtise, les commentateurs dont se repaissent quelques-uns des pires médias de notre pays sont les complices de fait des assassins. Ils leur donnent de l’audience sans jamais critiquer ou analyser leurs gestes, accumulent les propos nauséabonds en expliquant, avec une fausse candeur, qu’ils ne font qu’exprimer une opinion courageuse. Il faudra penser à leur expliquer que se rouler dans la fange ne relève pas de la danse classique.

Contre ces terroristes, qui trouvent dans la violence de l’ennemi la justification à leurs propres crimes, la dignité reste la plus forte des réponses des démocraties. La leçon donnée par la Nouvelle-Zélande est à cet égard admirable, mais il est à peu près certain qu’elle ne nous inspirera pas.

“Do you/Do you really enjoy living a life that’s so hateful?/’Cause there’s a hole where your soul should be/You’re losing control a bit/And it’s really distasteful” (“Fuck you”, Lily Allen)

J’ai arrêté d’alimenter mon fil Twitter à la fin du mois de décembre dans le cadre d’une expérimentation que je tentais alors sur ma modeste personne. Il s’agissait de mesurer le bénéfice que je pourrais tirer du départ d’un réseau devenu depuis des mois sinon des années un égout géant charriant immondices complotistes, propos racistes et antisémites, trolls harceleurs et autres personnages médiocres dont les incessants propos orduriers tiennent lieu de pensée. Sans surprise, le soulagement fut immédiat, et cela n’avait rien à voir avec un hypothétique harcèlement – je n’ai, après tout, jamais été attaqué que par une poignée d’imposteurs et de mythomanes frustrés bien connus, et même si certains matins ont pu être désagréables (montages photos pornos, révélation de mon identité par quelques belles âmes miliciennes, tombereaux de propos insultants, etc.), cela n’a jamais eu rien à voir avec ce qu’ont eu à subir les victimes de véritables campagnes de harcèlement.

Le soulagement est venu, comme le raconte Nadia Daam, de la disparition de mon quotidien de ce torrent ininterrompu et manifestement sans fin de haines recuites, de bêtise crasse, d’égos de divas et de polémiques ineptes éclatant entre des contradicteurs sourds s’écharpant au sujet d’un article dont ils n’avaient lu, au mieux, que le titre. Le silence se fit comme dans les locaux de la SCEP de Port-Saïd lorsqu’on éteint la lumière, et je m’épargnai ainsi, simplement en retirant une application de mon téléphone, d’innombrables motifs d’exaspération. Au-revoir les « blogueurs défense versaillais » aux opinions sans cesse changeantes, les membres émérites du Sigmaringen Social Club, les défenseurs acharnés du régime syrien, les comptes risiblement affublés d’un numéro de « bot russe » (que je masquais déjà systématiquement avant), les militants supposément insoumis relayant mécaniquement la délirante logorrhée du Lider Minimo et de ses sbires. Adieu, les beaufs avachis au comptoir, les stabiloteurs patriotes et autres économistes staliniens, adieu les révolutionnaires chevelus et verbeux, adieu les fausses représentantes françaises du New Yorker s’inventant des carrières de correspondantes de guerre dans les rues d’un pays en paix ou les Robespierre d’opérette faisant de l’entrée dans le hall d’un grand hôtel parisien un acte au moins aussi héroïque que la mutinerie du Potemkine. A jamais les pourfendeurs de l’avortement, intransigeants défenseurs de la vieau nom du Christ-Roi mais appelant comme des possédés à l’assassinat des plus jeunes enfants de nos ennemis, ou les activistes délirantes se battant (à raison) pour la dignité des femmes mais postant des obscénités en pleine nuit. So long les crétins plus ou moins alphabétisés affirmant à longueur de tweets – sans jamais être inquiétés, y compris par la grammaire – que la France est une dictature et qu’ils vont en conséquence se réfugier dans les riantes et prospères démocraties que sont la Sainte Russie ou la glorieuse Syrie. See ya, les gaullistes adorateurs de Pétain et les nationalistes prompts à cracher sur leur propre drapeau.

Twitter fut un espace de liberté, de savoir, de rire, de débats fructueux et de confrontations dignes. La haine y fut certes présente dès les premiers mois, mais elle n’était pas le cœur du réseau et elle y fut très rapidement combattue (n’oubliez pas ce que vous devez à la Katiba des Narvalos). J’eus la chance, non seulement d’y apprendre beaucoup mais aussi d’y faire la rencontre de twittos devenus des amis. Désormais, cependant, tout n’y est que vociférations, vaines querelles et rage écumante, et ceux qui s’y maintiennent pour éclairer, échanger ou simplement répondre ont toute mon admiration. Je n’ai, pour ma part, pas vocation à accompagner ou à subir les névroses de gros lourds complexés ou de partisans des actions les plus abjectes, et je laisse cette mission à ceux qui ont le courage, la force ou la patience d’affronter la bêtise. Il n’est, de toute façon, pas possible de couvrir par la voix le bruit d’une éruption volcanique et j’ai mieux à faire. Twitter n’est plus pour moi que le moyen de parler avec des amis ou des compagnons, et ce qui s’y dit publiquement n’a plus guère d’importance.

Il ne reste qu’à remercier les soi-disant modérateurs de ce réseau, complices conscients de la transformation de la médiocrité vindicative en courant de pensée, et fossoyeurs enjoués de la décence. On aura rarement assisté une entreprise de sabotage d’une telle ampleur.

“People walking around everyday/Playing games, taking scores/Trying to make other people lose their minds/Ah, be careful you don’t lose yours” (“Think”, Aretha Franklin)

Ils savent. Ils savent tout. Ils savent sans avoir lu, écrit, travaillé, réfléchi. Ils savent de façon certaine, sans le moindre doute, sans la moindre erreur possible. Ils savent parce qu’ils sont ce qu’ils sont et qu’ils pensent que vous êtes une abomination.

Ils savent parce qu’ils en sont certains, parce qu’ils veulent croire que c’est vrai, parce qu’ils confondent leurs croyances et leurs haines avec des faits avérés. Ils ne raisonnent pas, et pourquoi le feraient-ils, d’ailleurs, puisque par leur bouche s’exprime la volonté du peuple, sacrée, inattaquable. Pourquoi, en réalité, raisonneraient-ils, aligneraient-ils des faits et des concepts selon des enchaînements construits produisant du sens ? Pourquoi se fieraient-ils à des esprits respectés – et donc forcément suspects – alors qu’un obscur raté de la politique aux convictions changeantes, un révolutionnaire planqué dans sa cuisine, un lanceur d’alerte à peine capable d’enfiler une paire de tongs, une chasseuse d’ectoplasme ou un Saint-Just de boys band, véritable Jason Bourne d’opérette, délirent sur Twitter ou Facebook, y éructent d’incessants appels à la violence, s’y vautrent dans d’ignobles théories conspirationnistes et nient la moindre rationalité ?

Fascinés par la violence comme des adolescents devant une vitrine du quartier rouge de Hambourg, ils confisquent les revendications de celles et ceux qu’ils prétendent défendre au nom d’idéologies mortifères dont les naufrages systématiques ont fait du siècle passé un siècle de sang. Peu importe car ils savent ce qui est bon pour vous, et ils vous l’imposeront pour vous sauver contre votre gré. Ils savent. Ils savent tellement que ce peuple qu’ils prétendent comprendre, ils le déporteront dans une rizière, une mine, un camp glacé de Pologne ou de Sibérie, pour lui rappeler de quel côté est la vérité. N’est vrai à leurs yeux que ce qui les arrange et les conforte. Les faits sont sans valeur. Ils ont oublié qu’ils étaient aussi têtus.

Ils aiment la propagande, les mensonges et les menaces qui les accompagnent. On ne s’étonnera pas du regard approbateur qu’ils portent sur le satrape de Washington, héritier médiocre, menteur, traître et idiot rémunéré. Ils vous en veulent parce que vous n’écrivez pas ce qu’ils voudraient lire et parce que vous osez les contredire par la raison. Ils sont, en réalité, incapables d’envisager une seconde qu’une vérité puisse exister, et qu’elle puisse émerger et être diffusée.

Khmers rouges en jogging, SS du dimanche, ils sont des miliciens en puissance, aveuglés par leurs frustrations, leur soif de revanche. C’est la conjuration des médiocres, ceux qui, bannis de toutes les universités du monde, de toutes les revues scientifiques, inondent les sites Internet de commentaires imbéciles et s’abreuvent de mensonges grossiers auprès de supposés patriotes financés par des capitales étrangères, menteurs par vocation ou par dépit.

Ils dénoncent la presse, forcément aux ordres, forcément corrompue, forcément partiale. Ils vous accusent d’être dans la main de mystérieux intérêts, et certains, plus abjects mais peut-être plus lucides, admettent même qu’ils sont antisémites, racistes, et aussi obsédés par l’argent (qu’ils ont plus souvent qu’on ne le croit, d’ailleurs). Ils scrutent les actionnaires de votre journal ou les clients de votre entreprise et vous accusent de n’être qu’un relais, un propagandiste. Injurieux, épais, ils affirment qu’un vrai journaliste est celui qui est côté du peuple – encore ce fameux peuple, si souvent confisqué, dont l’invocation, à Moscou en 1936 ou à Paris en 1793, autorisa tous les crimes. Ils confondent tout car ils ne comprennent rien, et ils ne comprennent rien car ils ne veulent surtout pas comprendre.

Prompts à dénoncer la dictature dans un pays qui leur donne, jusqu’à l’excès, le droit de le faire, ils admirent les criminels de masse en Syrie, les tueurs d’opposants au pouvoir en Russie ou les leaders bolivariens ruinés tout juste bons à faire tirer sur leur propre population. Ils jugent même illégitime un président élu il y a moins de deux ans, et ne cessent de vanter les mérites de dynasties sanglantes et corrompues qui étaient au pouvoir avant même leur naissance.

Le peuple et ses souffrances ne les intéressent pas. Ou plutôt si, ils les intéressent afin de nourrir leur appétit de violence et de chaos. Les revendications des manifestants sincères n’ont guère de valeur à leurs yeux, tandis que la convergence des totalitarismes les réjouit et les comble. Ils ne proposent rien, évidemment. Ils ne sont que haine, la bave aux lèvres et les yeux fous, et ils n’ont que mépris pour celles et ceux qui défilent dans les rues. La colère de leurs concitoyens n’a d’intérêt que pour nourrir leurs ambitions de satrapes de cour de récréation.

Complotistes illettrés ? Parfaits crétins ou démagogues en roue libre ? Ils enragent de ne pouvoir vous faire taire, et s’ils ne cessent de citer Orwell, c’est sans doute parce qu’ils admirent le régime que dénonçait le romancier anglais. La France et les Français, à commencer par ceux qui défilent pour une vie meilleure, méritent infiniment mieux.

Il faut donc nous méfier de ceux qui cherchent à nous convaincre par d’autres voix que celle de la raison.

Je suis né en province – l’expression « en région » est une abomination – dans une ville moyenne et je passe mes vacances dans de petits villages. Les centres-villes ruinés, les interminables zones industrielles où se côtoient des magasins laids et sans âme, les petits commerces qui ferment à la campagne, les retraites qui n’augmentent pas, les chômeurs qui vivotent, les usines qui ferment et jamais ne rouvrent malgré les promesses des gouvernements successifs, l’observation de la consommation d’objets inutiles comme seule possibilité de se sentir citoyen à part entière font partie de ma vie. Ce sont des amis d’enfance, des parents ou des beaux-parents, des oncles et des tantes. Toute ma vie, débutée à la fin des fameuses Trente glorieuses, ce faux âge d’or, j’ai entendu cette colère. Et toute ma vie elle m’a semblé à la fois légitime et effrayante.

Mes études puis ma vie professionnelle m’ont conduit à étudier puis à combattre les extrémismes. J’en ai tiré quelques certitudes, dont la plupart n’ont guère d’intérêt ici, mais une au moins doit être exprimée clairement : la colère ne doit pas conduire à la haine, car elle devient alors à la fois indigne et improductive. La colère doit être écoutée, elle doit conduire au dialogue, car il n’existe pas de bien plus précieux que la paix. Une colère devenue ingérable est la manifestation d’un échec collectif, et ceux qui s’appuient sur elle pour abattre des systèmes démocratiques, qui plus est avec le soutien de tyrannies et d’idéologues de seconde zone, ne cherchent pas des solutions mais le pouvoir. Ils n’ont que faire du peuple, qu’ils ne connaissent pas, qu’ils fantasment et qu’ils méprisent, et qu’ils ne font que manipuler comme de misérables apprentis-sorciers.

Pire encore, ceux qui, renonçant publiquement à des convictions qu’on découvre factices, pactisent avec les extrémistes pour obtenir une parcelle de pouvoir sont des incendiaires, des irresponsables qui cachent leur vacuité derrière des discours de mauvais tribuns. Certaines lignes rouges ne doivent jamais être franchies, comme nous le rappelle chaque année de l’histoire humaine. S’associer à des théories complotistes, mentir et mentir encore, relayer la propagande d’ennemis déclarés de notre pays et de nos alliés, tolérer les propos racistes ou antisémites sous le prétexte qu’ils auraient été émis par le peuple – pro tip : le peuple n’a pas toujours raison, il n’est pas toujours progressiste, et c’est pour ça que les États démocratiques ont des parlements – constituent des naufrages moraux inexcusables. Il faut croire que certains n’apprennent rien, ou ne comprennent rien. Et s’ils agissent en connaissance de cause, ce sont des criminels.

La présence hier sur les Champs et ailleurs de nostalgiques du Reich ou de la Terreur rouge en dit long sur la façon dont une colère ancienne et profonde est littéralement confisquée par des responsables politiques indignes de notre pays, et irresponsables. Face à eux, contre eux, à supposer que cela soit encore possible, il faut parler, dialoguer, lire et réfléchir, et se souvenir que nous ne sommes forts qu’ensemble. Aucune dérive raciste ou antisémite, aucune attaque contre les personnes ne peut être tolérée, car il en va de la décence, de la dignité, du respect des lois de la République et de notre Constitution, de tout ce qui fait que la France n’est pas la Rodina, un État confédéré ou l’Afrique du Sud de l’apartheid.

Les mots sont parfois de peu de force face à la violence délirante, mais ils ont le mérite, après avoir été pesés, de rester. Il n’est donc pas trop tard, tandis que convergent non pas les luttes mais les haines, de garder en poche un (littéralement) petit ouvrage de Ferdinand Mélin-Soucramanien et Frédéric Potier, Contre le racisme et l’antisémitisme (Dalloz).

Ce livre compile des textes juridiques nationaux et internationaux traitant de la peste raciste et antisémite, traitant de l’esclavage, traitant des Droits fondamentaux, et il doit être mis entre toutes les mains. Le droit est la marque des sociétés civilisées, et il nous protège – y compris de nous-mêmes. Celles et ceux qui ne sont pas sujets au vertige pourront ensuite (re)lire le classique indépassable de Léon Poliakov, Bréviaire de la haine, publié en 1951, et en méditer le contenu tant qu’il n’est pas trop tard.

Ce monde, tel qu’il est fait, n’est pas supportable. J’ai donc besoin de la lune, ou du bonheur, ou de l’immortalité, de quelque chose qui soit dément peut-être, mais qui ne soit pas de ce monde.

L’apparition de nouveaux titres de la presse écrite, quand il ne s’agit pas ceux qui publient les bulletins de santé Louis X Le Hutin ou relayent servilement les communiqués de la glorieuse République de Donetsk, constitue toujours une bonne nouvelle, surtout dans les démocraties fatiguées. Rien ne vaut, en effet, des articles longs, ne fuyant pas la complexité – et ce quelle que soit leur sensibilité politique – pour nourrir la réflexion de ceux des citoyens qui n’ont pas encore été emportés par le marasme ambiant.

La France, à cet égard, fait preuve d’un dynamisme qui, les soirs de déprime, évoque l’énergie du désespoir. Il faut ainsi saluer comme il se doit le projet des rédactions des revues 6mois et XXI de diffuser, à partir du mois de janvier prochain, un nouveau titre sobrement baptisé Ebdo.

Je ne sais, à dire vrai, rien de plus – sinon qu’une soirée de lancement se tiendra dans quelques heures – mais je connais la qualité des rédactions qui soutiennent cette idée, et je suis donc impatient d’en lire le premier numéro. Celui-ci, cependant, ne pourra s’écrire, s’imprimer et se diffuser que si l’appel de fonds lancé ce matin est un succès…

Je précise par ailleurs que je ne suis en aucune façon partie prenante à ce projet. Les sommes indécentes que vous ne manquerez pas d’investir dans ce projet ne serviront pas à financer mes implants capillaires ou à paver de marbre la route qui mène de ma résidence parisienne à ma retraite champêtre (je reste à la disposition de celles et ceux que cette dernière idée séduit).

A vous de jouer, les amis.

Eh bien vous n’avez qu’à pas regarder mon cul !

La récente journée internationale des droits de la Femme, le 8 mars, a donné lieu à l’habituel concours de remarques ineptes, de propos grossiers, d’attaques personnelles, de menaces d’agressions sexuelles, et autres naufrages oscillant entre la bêtise la plus épaisse et la vulgarité la plus répugnante. Qu’il soit encore besoin, alors que le 21e siècle est bien entamé, de rappeler que les droits des femmes et des hommes doivent être en tous points égaux en dit long sur l’état de notre monde. A lire ou à entendre les réactions de ceux qui critiquent cette journée ou s’en prennent anonymement, avec le courage qu’on leur connaît, à celles et ceux qui la promeuvent, on mesure l’étendue de l’ignorance à l’oeuvre.

Beaufs avachis, phallocrates satisfaits, conservateurs dont la religion cache mal leur angoisse d’être dépossédés de leur petit pouvoir, tous sont alliés afin de réduire au silence la moitié de l’humanité. Sans surprise, ceux qui donnent des leçons de modernité ici ne sont guère plus reluisants, et on mesurera l’immensité de l’hypocrisie de certains de nos supposés progressistes (certains étant même au pouvoir) à l’égard de nos si admirables alliés, comme l’Egypte, dictature en faillite où 92% des femmes seraient excisées et où les agressions sexuelles quotidiennes ont fait l’objet de films récents admirables de courage.

L’Egypte, c’est pas commun l’Egypte. Source : https://goo.gl/AUdYkP

D’autres, mettant en avant la lutte contre le jihadisme, n’hésitent pas (le fait de ne jamais hésiter, et donc de tout oser, renvoie ici à une pensée définitive du regretté Michel Audiard) à montrer en exemple la glorieuse Syrie, dont les succès politiques et sociaux sont bien connus, et son alliée iranienne. Que les pourfendeurs de la violence religieuse en viennent à vanter la diplomatie militaire (et parfois terroriste) de la République islamique d’Iran pourrait faire ricaner si ça n’était pas aussi tragique. Il faut dire qu’on n’est finalement jamais déçu par les leçons de morale assénées par certains, volontiers oublieux de leurs propres errements, y compris personnels.

Contre leur médiocrité et leur petitesse, l’art apporte, plus que jamais, des réponses parfaites, surtout quand il permet de rire aux dépens des censeurs, des idéologues et autres tartuffes, religieux ou laïcards. A mes yeux, ils se valent et mon mépris à leur endroit est également réparti.  Les quatre tomes de Persepolis, le monument autobiographique de Marjane Satrapi, sont ainsi une lecture indispensable, à la fois émouvante et réjouissante d’humour et d’autodérision. Œuvre complexe, attachante, le récit de cette jeunesse et de cette adolescence iraniennes, entre révolution, exil en Europe et régime théocratique, conforte dans la nécessité absolue de combattre les obscurantismes et de ne rien céder aux poussées autoritaires et/ou moralisatrices, visibles en Iran, mais aussi dans le monde arabe, en Turquie et, évidemment, en Europe.

Les 4 tomes de Persepolis, à posséder impérativement.

L’énergie de Marjane Satrapi et ses doutes sont autant de leçons, et on ne peut qu’admirer sa volonté inébranlable, son franc-parler, et son art de la formule. Son sens de la répartie devrait être enseigné dans les écoles, ne serait-ce que parce que, en une seule phrase, tout est dit aux pisse-froid et autres directeurs de conscience.

Remarquable BD, Persepolis a donné un non moins remarquable film.

L’adapatation au cinéma de Persepolis, sortie en 2007, a donné aux quatre tomes une nouvelle énergie et une autre dimension. La religion n’y est pas dénoncée en tant que telle, et on n’y entend aucune attaque contre la spiritualité ou le besoin d’élévation. Les piques y sont adressées aux hypocrites, à ceux qui utilisent la parole sacrée pour tenir le peuple en servitude ou pour habiller leur pudibonderie ou leurs frustrations. Des livres et un film plus que jamais indispensables.