« Son surnom, Samouraï du Soleil/En démantelant le gang de l’Archipel » (« L’Aventurier », Indochine)

Le succès d’une œuvre ne constitue nullement, comme chacun le sait, la démonstration de sa qualité. Nombre d’auteurs célébrés il y a des décennies sont désormais relégués au fond des bibliothèques, dans les boîtes à livres qui apparaissent ici et là ou même dans des malles au grenier. Certaines œuvres, trop vite oubliées, méritent cependant qu’on les exhume, et c’est la gloire de quelques-uns de nos éditeurs que de permettre au public d’avoir à nouveau accès à des romans ou à des films disparus. C’est sans doute cette démarche qui a conduit Gallmeister à rééditer les thrillers de l’écrivain américain Rodney William Whitaker, publiés sous le pseudonyme de Trevanian dans les années ’70 et ’80, dont le trop fameux Shibumi, en 1979.

Présenté comme un livre culte, salué par Télérama comme « un roman stupéfiant, parmi les plus grands de la littérature américaine », ce curieux récit d’espionnage – qu’il faudrait donc  placer aux côtés des texte de Mark Twain, Jim Harrison, Arthur Miller, John Steinbeck, Toni Morrison, Edgar Poe, Saul Bellow, etc. – n’est plus ni moins qu’une purge d’une sidérante prétention. On se prend même à penser à Michel Onfray tentant d’imiter Frederick Forsyth, et on prie pour que jamais ce cauchemar ne prenne corps.

Shibumi, dont le succès fut retentissant, se présente comme un roman étrange mêlant les clichés les plus éculés du roman d’espionnage de gare à des fulgurances littéraires, hélas insuffisantes. Manifestement aussi bien influencé par James Grady ou Robert Ludlum que par Jack Higgins ou Gérard de Villiers, Trevanian relate l’affrontement, forcément impitoyable, entre un « contre-terroriste solitaire » (le concept n’en finit pas de m’amuser), châtelain aux talents infinis et aux performances sexuelles presque surhumaines se vendant au plus offrant, et un mystérieux organisme connu sous le nom de Mother Company et qui réunit les intérêts de multinationales agissant derrière les États les plus puissants par l’intermédiaire de leurs services secrets. Le propos est tellement outrancier qu’on imagine d’abord lire un thriller parodique, comme Sur la route de Gandolfo, bien que certaines réflexions stratégiques évoquent plutôt la finesse d’analyse du Lider minimo, de responsables d’extrême-droite (attention à ne pas confondre) ou même de quelques blogs prorusses bien connus de nos lecteurs.

Il s’arrêta. Diamond était au service de la Mother Company, un valet de l’organisation. Hel pensa aux installations de forage sous-marin qui contaminaient les océans, aux mines à ciel ouvert qui dévastaient les terres vierges, aux pipelines dans la toundra, aux centrales nucléaires bâties malgré les protestations de ceux qu’elles allaient contaminer. Il se souvint de l’adage : « Qui doit se charger des choses cruelles ? Celui qui le peut. » Avec un grand soupir et une sensation de dégoût au fond de la gorge, il se retourna et leva son arme.

Médiocrement écrit, comme on le voit, mais parfaitement traduit par Anne Damour, le roman frappe par la virulence et la naïveté de son engagement politique. Les attaques contre les États-Unis, à défaut d’être originales, y sont amusantes, mais le livre est littéralement farci de remarques racistes et le caractère parodique de l’ensemble n’est pas si évident. Shibumi, en effet, aurait pu être un exercice de style – réussi, dans ce cas –, un pastiche enlevé de thriller politique paranoïaque (on dirait, aujourd’hui, qu’il est complotiste), mais la beauté de certains passages (les méditations du général Kishikawa, p.122 de l’édition de poche) laisse à penser que l’auteur avait d’autres ambitions. Les trop longs passages consacrés à la spéléologie alourdissent de surcroît le texte au lieu de l’enrichir. De même, le soin apporté par Trevanian au récit des premières années de son héros et la sympathie évidente qu’il éprouve pour lui rendent l’hypothèse d’une parodie plus difficile encore à défendre. Agrémenté d’un humour caustique plutôt efficace, le roman étonne enfin par sa tonalité politique, au-delà de posture antiaméricaine distrayante mais candide.

Le texte, en effet, est parsemé de remarques d’une profonde misanthropie. On y perçoit, en plus d’une arrogance assumée et d’un mépris profond pour le reste de l’humanité, un goût pour la violence purificatrice qui n’a rien d’anodin. Trevanian, hélas, n’est pas Ernst Jünger, et son obsession pour le dépassement de soi, l’ascèse et la beauté du sacrifice ultime est plus banalement suspecte que séduisante. Le livre mériterait sans doute d’être analysé sous ce seul angle.

“There’s a lot to learn for wasting time”, chanta Neil Young, et on retient de Shibumi quelques belles phrases et une poignée de situations intéressantes. Parodie inachevée ? Brulot pour révolutionnaires de salon (ceux-là mêmes que Trevanian critique d’ailleurs vigoureusement) ? Thriller terriblement daté ? Mystère. Le point le plus important du livre est cependant que son personnage central, Nicholaï Hel, est capable de se battre et de tuer « avec n’importe quel objet présent dans une pièce », ce qui fait de lui, à supposer que ce soit possible, le précurseur de Chuck Norris (qui, lui, peut en plus vous tuer avec la pièce elle-même). Bref, Shibumi a plus mal vieilli qu’un roman de Pierre Loti.

Le renseignement au cinéma : espionner, oui, mais en respectant le circuit administratif

J’ai rédigé ma première note à destination d’un service partenaire au mois d’octobre 1996. L’affaire, à défaut d’être urgente, était assez sérieuse et méritait à la fois qu’on saisisse des cousins et qu’on expose une de nos rares sources réellement pertinentes. Le format d’une note avait été retenu car il permettait d’exposer avec toute la subtilité nécessaire le dossier à la haute hiérarchie.

Conscient de l’importance de ma mission, j’avais rédigé une note synthétique qui, après validation par mon chef de section, avait été transmise au secrétariat de l’unité de contre-terrorisme pour validation puis diffusion. Plusieurs jours se passèrent et la note me revint. Sa forme, me fit-on savoir sans plus de précision, n’était pas conforme, et il me fallut plusieurs allers-retours avec l’état-major pour que le document, dont le fond ne fut jamais modifié, quittât enfin le 3e étage du bâtiment du Service de contre-espionnage et fut transmis à qui de droit.

Vingt-trois ans plus tard, je me souviens encore de la vieille dame, souriante mais ferme (ou le contraire), m’indiquant patiemment la liste des destinataires qui devaient être servis. Sur le moment, je cachais poliment mon exaspération alors que je me demandais – déjà – ce que j’étais venu faire dans cette administration lente, lourde, confuse, et inutilement (me semblait-il) tatillonne. Au fur et à mesure que les mois s’écoulaient, je compris cependant que la rigueur administrative, bien que pénible, était une condition indispensable au bon fonctionnement de la Boîte. Arroser plusieurs destinataires de copies d’une note, bien que coûteux en papier et en temps, permettait à plusieurs entités très distinctes chargées de la gestion ( et de la protection) de la source à l’origine du renseignement, ou des relations avec nos cousins, ou de supervision stratégique, d’être informées de ce que nous manigancions. Et l’alimentation d’au moins deux fonds d’archives nous garantissait de pouvoir revenir au document dans cinq ou dix ans.

Naturellement, dans un service qui paraissait travailler de façon immuable depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la couche en place d’états-majors, de structures de coordination et autres cellules de suivi avait pris des proportions inquiétantes. Les chocs stratégiques et la numérisation du monde conduisirent à des réformes d’autant plus bienvenues qu’elles étaient vitales. Les tampons n’ont pas disparu, ils sont simplement devenus virtuels, ce qui ne change rien mais change tout.

Module IEPLTS – Agent Lechiot, (Saison 1 d’Au Service de la France), d’Alexandre Courtès (2015)

“This is the way that life was given/The way we were made to stand” (“My People, My Land”, Pura Fé)

A-t-on jamais construit un empire sans tragédies ? La question ne cesse de hanter la littérature américaine depuis plus d’un siècle, et les plus grands cinéastes ont rapidement pris le relais des romans en explorant inlassablement le crime fondateur des États du Nouveau monde.

Le sort des Amérindiens a, en réalité, toujours suscité des débats très vifs aux États-Unis, sans que cela pèse, comme on le sait, sur leur destin, le respect des traités et le comportement des colons. On oublie trop souvent que le western, genre littéraire avant d’être un genre cinématographique, est une geste coloniale, d’exploration, de conquête, de guerres et de luttes des classes. Le génocide amérindien, initialement toile de fond, s’est progressivement imposé comme un sujet majeur au fur et à mesure que la société américaine mûrissait et admettait, péniblement, la véritable nature de la Conquête de l’Ouest.

En 1930, dans La Piste des géants, Raoul Walsh avait déjà montré des tribus faite d’êtres humains et non de bêtes sauvages, mais la marche vers une reconnaissance à l’écran fut longue. Elle n’est pas achevée, d’ailleurs, mais le cinéma américain est désormais capable, près d’un demi-siècle après Little Big Man, le chef d’œuvre d’Arthur Penn, plus de 25 ans après Danse avec les loups, l’indépassable monument de Kevin Costner, ou Cœur de tonnerre, le brulot de Michael Apted, de produire des films comme Hostiles, de Scott Cooper, qui montre des guerriers fatigués, le vaincu et le conquérant, retrouver leur humanité après les carnages, la victoire étant ici presqu’aussi amère que la défaite.

 

Militant communiste, qui sera incarcéré trois mois en 1950 pendant l’hystérie maccarthyste, et écrira à cette occasion un roman publié à compte d’auteur, Spartacus (adapté au cinéma en 1960 par Stanley Kubrick, quand même), auteur sous plusieurs pseudonymes de remarquables romans policiers, dont le cultissime Sylvia (1960), Howard Fast publie en 1941 La Dernière frontière, exceptionnel récit d’une course-poursuite tragique entre une poignée de Cheyennes désireux de vivre sur leurs terres ancestrales et une armée américaine impitoyable et aveugle aux souffrances d’un peuple en voie d’anéantissement.

Inspiré de The Northern Cheyenne Escape, au cours de l’hiver 1878/1879, le roman retrace les évènements qui conduiront au massacre de Fort Robinson et à l’installation des Amérindiens survivants dans une réserve, dans le sud du Montana. D’une plume discrètement ironique, mais sans jamais verser dans la caricature ou le pamphlet, Howard Fast parvient à reconstituer l’enchaînement de décisions et d’aveuglements qui conduira à la fuite des Cheyennes de leur cantonnement en Oklahoma, au mois de septembre 1878, jusqu’à leur interception par la cavalerie américaine quelques mois plus tard.

Le roman est celui des derniers sursauts d’un monde qui sera bientôt balayé et dont la défaite est écrite. Face à des États-Unis à la puissance sans équivalent, les Cheyennes ne se battent plus que pour leur dignité et la survie de leur culture. A cette lutte vitale s’opposent les ambitions non moins vitales de Washington, qui unifie son territoire, installe son autorité et prépare la mise en valeur de ses conquêtes intérieures. Le choc ne peut être évité, et il est d’autant plus inéluctable que l’Administration impériale, comme les autres, souffre de ses propres incohérences. Les ambitions politiques s’y affrontent, tandis que les officiers chargés de gérer la crise cheyenne sont au choix incompétents et indécis ou au contraire désireux d’écraser un adversaire dont ils refusent même d’envisager qu’il puisse suivre sa propre rationalité. La Dernière frontière est aussi, en effet, un livre sur les machines infernales que rien ne peut arrêter, sur l’inertie des crises qui couvent et qui ne peuvent se résoudre que dans le sang et la destruction de l’ennemi. Il est à cet égard d’une actualité troublante, et il doit notamment être lu par celles et ceux qui étudient les prises de décision politico-militaires.

Texte d’une infinie tristesse, exprimant la nostalgie accablée d’un monde perdu à jamais, le roman servira de trame, aux côtés de celui de Mari Sandoz Les Cheyennes (1953), au testament crépusculaire de John Ford, sorti en 1963. On aura rarement filmé la défaite avec autant d’élégance et d’empathie.

Cheyenne Autumn sera projeté à la Cinémathèque le 28 juillet prochain.

No Room for Ambiguity

Sans doute ne faudrait-il pas s’en étonner, s’agissant d’une profession supposée manier le mensonge avec aisance, mais trop rares sont les mémoires d’anciens des services qui valent le coup d’être lus. Souvenirs embellis d’opérationnels d’opérette transformant leurs rares missions en épopées légendaires, bilans grossièrement bidonnés de saboteurs dont les erreurs et les aveuglements ne cessent de se faire sentir, autobiographies sans relief de directeurs trop froids, les textes qui paraissent depuis des années ne présentent que rarement de l’intérêt. C’est donc avec impatience qu’était attendu le livre de Nada Bakos, ancienne analyste de la CIA spécialiste d’Al Qaïda en Irak puis chargée des opérations de ciblage de responsables jihadistes dans le pays après l’invasion anglo-américaine de 2003 et le début de l’insurrection.

Sobrement intitulé The Targeter, le livre de Nada Bakos, écrit avec Davin Coburn, offre une plongée fascinante au cœur de la CIA lors d’années essentielles marquées par le début du travail sur Al Qaïda, les attentats du 11-Septembre puis l’intervention en Afghanistan, le déclenchement de la Guerre contre le terrorisme, l’invasion de l’Irak et l’ingérable chaos qui en est né. Le texte, qui ne s’embarrasse pas de fioritures, prend d’abord la forme de la biographie d’une jeune femme originaire du Montana, venue travailler à Washington au sein du principal service de renseignement impérial.

Nada Bakos n’est pas une théoricienne, et elle n’en a d’ailleurs pas la prétention, mais elle est une professionnelle aguerrie, ayant même eu la chance de participer à une poignée d’opérations en Irak au cours de ses mois d’affectation à Bagdad. Le regard qu’elle porte sur son service, sur le renseignement, sur le contre-terrorisme et sur les impasses stratégiques dans lesquelles nous sommes tous est d’une remarquable acuité. Analyste chimiquement pure, elle livre une série de réflexions qui font chaud au cœur, dont celle-ci, parfaite à mes yeux :

Analysis is an ambiguous word; new analysts soon learn that analyzing is as much an art as a science”

Décrivant de façon limpide les missions et les devoirs d’un analyste, elle rappelle en particulier le sacerdoce du travail quotidien, la ténacité, l’humilité, l’engagement total de l’esprit, des insomnies aux cellules de crise, quand la concentration devient une obsession, quand on voit déjà les conséquences des erreurs en train d’être commises quand les responsables en sont encore à se congratuler. De façon assez troublante, j’ai retrouvé dans ce texte certaines des plaisanteries qui avaient cours boulevard Mortier à la fin des années ’90, quand nous sondions les murs à la recherche du « vrai Service » (« The real CIA must in the basement »), tout comme les questions posées par les psys à l’occasion des entretiens initiaux puis des contrôles réguliers.

Nada Bakos n’est pas une théoricienne, mais elle a observé son environnement, noté les détails, réfléchi à son métier et à ses pratiques, et on la surprend même à citer le grand John Boyd, légende de la chasse américaine et immense stratégiste. Ce qu’elle décrit du comportement de l’Administration Bush au sujet d’Al Qaïda comme de ses liens, jamais démontrés, évidemment, avec le régime de Saddam Hussein reste, près de vingt plus tard, proprement stupéfiant. Comme le raconte à sa façon Lawrence Wright dans The Looming Tower, l’aveuglement et l’incompréhension de ce qu’est le renseignement dont firent alors montre les plus hauts responsables de la diplomatie et de la défense à Washington sont vertigineux. La pression exercée sur la CIA afin de confirmer des hypothèses qui ne pouvaient pas l’être eut des conséquences terribles. Que des analystes appelés à briefer de hautes autorités politiques aient été soumis à une pression telle que leur hiérarchie ait décidé de recourir à des séances de media training pour les préparer en dit long sur l’ambiance qui a régné entre Langley et la Maison blanche en 2002 et 2003.

Ce que décrit également Nada Bakos des opérations anti terroristes en Irak nous fait toucher du doigt la complexité administrative et opérationnelle de la puissance US en campagne : moyens apparemment sans limite, difficulté à coordonner les actions de différentes branches, nécessité politique d’obtenir des résultats tactiques à défaut de stratégiques. The Targeter expose une culture du renseignement très différente de la nôtre, parfois déroutante en raison de son goût pour la théorisation. Le livre frappe aussi par sa lucidité quand il rappelle que la lutte contre le jihadisme a désormais pris un tour purement militaire alors que le défi mérite bien plus que cela. L’absence de réflexion quant à la nature de la menace constitue sans doute le seul défaut d’un texte par ailleurs remarquable et, finalement, attachant.

« But I’m gonna live a life like I should » (« Take a look around – Theme from Mi: 2 », Limp Bizkit)

Référence de la série de B de qualité, notamment réalisateur de classiques comme Un Crime dans la tête (1962), Le Prisonnier d’Alcatraz (1962), Le Train (1964), Sept jours en mai (1964, tous les trois avec Burt Lancaster), French Connection II (1975) ou Black Sunday (1977), John Frankenheimer, dont la carrière s’achève doucement dans les années ’90, revient soudainement sur le devant de la scène avec Ronin, un thriller de facture très et sans doute trop classique.

Sur un scénario de J.D. Zeik et du grand David Mamet, le film raconte la lutte plus ou moins discrète entre des barbouzes, des membres de l’IRA et des malfrats pour la possession d’une mallette dont on ne saura finalement jamais le contenu – ce qui nous renvoie évidemment au « procédé » de La Prisonnière espagnole.

Porté par une distribution remarquable (Robert De Niro, Jean Reno quand il était encore acteur, Stellan Skarsgård, Natascha McElhone, Sean « Boromir » Bean, Michael Lonsdale ou encore Féodor Atkine), Ronin ambitionne, comme son nom l’indique, de dépasser le simple film d’action pour montrer dans leur élément de purs combattants. Le titre du film évoque en effet une fameuse légende japonaise, formalisée en 1928 par Jirô Osaragi, mettant en scène 47 samouraïs vengeant leur maître. Comme le dit le personnage de Lonsdale :

The warrior code. The delight in the battle, you understand that, yes? But also something more. You understand there is something outside yourself that has to be served. And when that need is gone, when belief has died, what are you? A man without a master.

L’ambition était cependant manifestement trop grande. Dépourvu de lyrisme, Ronin souffre d’une intrigue à la fois trop touffue et trop naïve. Loin de restituer à l’écran la complexité et la dureté de ses personnages, comme le fit remarquablement Michael Mann en 1995 dans Heat – une référence omniprésente et écrasante – , il ne fait que laisser se dérouler une intrigue classique qui évoque les romans de Jack Higgins ou de Robert Ludlum sans les dépasser. Non pas que les officines privées soient passées de mode, mais le monde a changé et on ne pouvait déjà plus, en 1998, réaliser des films aussi naïfs rappelant certaines productions des années ’60. Tony Gilroy, en 2007, montrera d’ailleurs avec Michael Clayton comment il est possible d’exposer certaines pratiques.

Ronin, cependant, n’est pas l’œuvre du premier venu. Tourné en France, à Paris, Arles, Nice, Cannes ou La Turbie, le film aligne des poursuites jamais vraiment dépassées et qui inspireront Doug Liman dans le premier volet de la série des Jason Bourne.

Le film, témoignage d’un cinéma aujourd’hui disparu, se laisse en réalité revoir avec plaisir, aussi bien pour sa réalisation que pour ses acteurs. Nombre de cinéastes aujourd’hui portés aux nues n’auront, après tout, jamais la carrière de John Frankheimer.

« These are the days/When you wish your bed was already made » (« Manic Monday », The Bangles)

Personnalité intrigante à défaut d’être attachante, John Milius a exercé sur Hollywood et la pop culture une influence majeure, jusqu’à inspirer aux frères Coen l’inoubliable Walter Sobchak en 1998.

Coscénariste d’Apocalypse Now (1979), de Magnum Force (1973), de Jeremiah Johnson (1972), de Danger immédiat (1994) ou de Rome (2005-2007), Milius n’a cessé de diffuser au sein du cinéma américain ses obsessions et ses certitudes politiques. Grand amateur d’armes à feu, farouche défenseur d’une certaine identité américaine faite d’individualisme, d’esprit pionnier et d’acceptation des guerres nécessaires, il a réalisé une poignée de films marquants, dont l’indépassable Conan le Barbare (1982, d’après l’univers de Robert E. Howard) ou L’Adieu au roi (1989, d’après le roman Pierre Schoendoerffer). On lui doit aussi, en 1984, Red Dawn, une étrange dystopie dans laquelle se mêlent cinéma de guerre, teenage movie, et même quelques réflexions – parfois involontairement et tragiquement ironiques – au sujet de la liberté, de la résistance, de la violence dans un monde imprévisible et injuste, et même de la morale.

Série B d’honnête facture, L’Aube rouge se veut le récit des faits d’armes d’une poignée d’adolescents d’une petite ville du Colorado après l’invasion des États-Unis par les Soviétiques, dans la première partie des années ’80. Le film décrit par le menu l’irruption dans une communauté en paix d’envahisseurs venus conquérir et occuper, et fait preuve d’une étonnante sobriété alors que l’on pouvait raisonnablement s’attendre au pire de la part de Milius, le genre de type débonnaire qui se promène en gilet tactique, flingue en pogne, dans les studios. En France, il serait sans doute devenu blogueur défense.

L’ensemble, naturellement, souffre de nombreux défauts, à commencer par l’invraisemblance de la situation de départ et les moyens limités de la production. La transformation d’hélicoptères français SA.330 Puma en Mi-24 Hind autorise cependant des scènes qui, à l’aune des productions du début des années ’80, paraissent plutôt honorables, et l’important, de toute façon, est ailleurs. Le film n’a aucune vocation documentaire (et certainement pas l’ambition d’être réaliste) et son propos est plus complexe qu’il n’y paraît. Tout le contraire, on le voit, de récentes superproductions nationales.

La distribution, qui s’appuie évidemment sur des jeunes premiers, permet à de futures têtes d’affiche de débuter à l’écran. On trouve là Patrick Swayze (et Jennifer Grey, avec laquelle il dansera dans Dirty Dancing (1987), une des plus épouvantables bouses de la décennie), Charlie Sheen (le fils de Martin, le capitaine Willard d’Apocalypse Now, futur golden boy déchu dans Wall Street), Lea Thompson (un an avant Retour vers le futur), et les gueules, reconnaissables entre mille, de Harry Dean Stanton, William Smith, Powers Boothe ou de Lane Smith, échappé de V (1983-1985) et décidément habitué aux personnages ambigus.

En filmant des adolescents et de jeunes adultes combattant une armée d’envahisseurs, Milius, qui ne se perd pas en critiques, fondées mais inutiles, de l’Union soviétique ou du communisme, fait se combattre de jeunes patriotes, sincères et inexpérimentés, et des professionnels de la guerre. L’opposition entre le personnage joué par William Smith, authentique contre-guérillero, froid et méthodique, et celui de Ron O’Neal (Super Fly en 1972, Frank, chasseur de fauves en 1982 et 1983), sincère combattant des luttes émancipatrices du Tiers-Monde, de plus en plus déçu du combat qu’il mène, ajoute à l’envahisseur soviétique une profondeur que peu de films d’action des années ’80 seront capables de générer.

Loin d’être un chef d’œuvre, le film est rapidement devenu culte en raison de ses honnêtes qualités de mise en scène et du parti-pris de son cinéaste, sobre et direct. A la différence de nombreux récits de guerre procédant à de longues installations du décor et des personnages (à la manière des films catastrophe), L’Aube rouge commence abruptement et évite, dans une certaine mesure, les idioties opérationnelles. Tourné sans pathos excessif, il s’agit d’un film étrange qui choisit de montrer une situation locale, un simple épisode isolé d’une guerre mondiale entre deux superpuissances. Milius y fait un clin d’œil appuyé à La Bataille d’Alger (1966), le monument de Pontecorvo, mais il évite, comme le cinéaste italien sut le faire en son temps, de trop appuyer son propos politique.

Son propos est plus minéral, typique d’une certaine idéologie américaine : il faut savoir se battre pour défendre des acquis qui ne sont jamais garantis, il faut savoir survivre loin du confort de la civilisation urbaine occidentale, la violence (exercée ou subie) révèle les âmes et façonne les vies, le monde n’est pas un endroit sûr, etc. Sans fausse honte, le cinéaste place ses héros dans les pas de guerriers arapahos, envahis, conquis et vaincus il y a un siècle par les envahis d’aujourd’hui. La terre ne change pas et est le témoin impassible, presqu’immuable, des guerres et de l’Histoire, nous dit Milius. Ceux qui croient la posséder seront un jour balayés par d’autres conquérants, pas plus éternels que ceux qu’ils auront chassés.

Le film s’inscrit également dans la tradition américaine du cataclysme intérieur, peut-être né (il faudrait interroger des historiens ou des spécialistes du cinéma ou de la littérature US) du traumatisme de la Guerre de Sécession. Depuis des décennies, les États-Unis ne cessent ainsi de produire des récits de leur propre chute : dystopies, destruction porn, zombies, invasions extra-terrestres plus ou moins subtiles, nouvelle guerre civile, et le genre n’est jamais autant vivace que dans les moments de tensions politiques ou stratégiques.

Alors que la Seconde Guerre froide était bien entamée, L’Aube rouge permit d’exalter l’esprit de résistance d’une jeunesse que les adultes n’ont jamais cessé, dans toutes les sociétés, de juger inconséquente et sans ossature idéologique. C’est ainsi à un cinéaste ouvertement réactionnaire, mais capable de citer Pontecorvo ou Melville, que l’on doit un hommage aux adolescents – certes tous blancs – capables de prendre les armes et de se sacrifier pour défendre un pays arraché de haute lutte à ses indigènes, devenus des modèles après avoir été des adversaires impitoyablement massacrés. Ce n’est pas le moindre des paradoxes d’une œuvre étrange, d’une naïveté et d’une brutalité assumées, qui a, finalement, plutôt bien vieilli.

Patrick Topaloff entre le quart et moins le quart

Succès public de l’hiver, lourdement soutenu par la Marine nationale, qui a prêté d’imposants moyens lors de son tournage et a activement participé à sa promotion, parfois de façon tellement lourde que ça a en était gênant, Le Chant du loup, réalisé par Antonin Baudry, est un naufrage complet. Et cette admirable cohérence est sans doute une de ses principales qualités.

Évidemment, vous diront ceux qui ont aimé, c’est beau. Mais c’était aussi le cas de Top Gun. Évidemment, vous diront ceux qui ont navigué, on voit des bateaux, des marins, des sous-marins et même des sous-mariniers. C’est dire. Et pourtant, que sauver de ce film ?

Sans doute certaines des pratiques professionnelles observées à l’écran sont-elles réalistes, voire parfaitement reproduites, mais il se trouve que j’aime au cinéma qu’on me raconte des histoires, pas qu’on me fasse l’article. Il existe, d’ailleurs, un genre spécialement dédié à la découverte et qui est connu, me dit-on, sous le nom de documentaire. Bref, il ne manque pas un rivet ou un pompon, et les images sont toutes de grande qualité, mais l’ensemble est parfaitement idiot et lourdingue.

Le premier malaise naît des dialogues, horriblement mal écrits, et c’est sans doute pour cette raison que le grand Reda Kateb semble ici jouer si mal. La musique, de surcroît, est de médiocre facture et très mal utilisée. Antonin Baudry, que l’on a connu fin observateur il y quelques années, se montre piètre réalisateur, sans finesse et sans réelle vision. Au moins sa scène d’ouverture est-elle supérieure à celle de Forces spéciales, mais cette première impression favorable s’estompe rapidement au profit d’une consternation croissante.

Spoiler alert

La recherche d’un sous-marin soviétique dans les archives, si elle a pu séduire l’analyste acharné que je suis, constitue un des rares moments vraiment intéressants du récit. L’identification du Timour III, qui nous conduisait vers un scénario très classique à la Buck Danny ou à la Hunter Killer, n’est cependant qu’une première étape vers la catastrophe finale. Les scènes consacrées à la mobilisation alors que le monde semble au bord de l’embrasement sont d’une parfaite platitude, et on a du mal à lire de l’angoisse sur les visages des militaires ou des civils. Ce n’est qu’après la mise en alerte générale, à la suite d’un départ de missile nucléaire, que la conscience du cours des événements commence à naître, et c’est même là que le film parvient – enfin – à rendre à l’écran un peu de la responsabilité qui pèse sur les servants de notre force de frappe.

Cette histoire de départ de missile, justement, est très embêtante. A aucun moment, en effet, on n’a le sentiment que quelqu’un s’interroge sérieusement au sujet de la zone de lancement – la mer de Béring, vraiment ? A l’autre extrémité de la plaque eurasiatique ? – et alors même que les Russes nient avoir tiré il est quand même question de les vitrifier. C’est à ce moment qu’on pense être en présence d’un scénario mettant en scène des putschistes. Ça n’aurait pas été original, mais ça pouvait passer, sur un malentendu.

L’intrigue qu’on nous propose est cependant infiniment plus médiocre puisqu’on apprend (« Les Américains ont oublié de nous le dire ») que le sous-marin qui tire des missiles depuis des zones improbables est aux mains de jihadistes – qui, donc, sont capables de le manœuvrer à travers les mers du Globe et même utiliser des SLBM. Là, pour le coup, c’est ce qu’on appelle, dans notre jargon de spécialistes, une évolution dimensionnante, et on se prend à ricaner malgré la chaleur.

Faut-il comprendre que nos services de renseignement n’ont pas été capables de détecter une transaction de 120 millions de dollars (sic) dont l’objet a fini dans les mains d’un groupe terroriste sunnite radical ? Faut-il en conclure que nos forces et nos services, pourtant mobilisés par le chaos syrien (comme le montre le début du film), ne sont pas capables de détecter un sous-marin jihadiste (la formule est merveilleuse) qui navigue dans les eaux très peuplées de la Méditerranée orientale et qui ne dispose d’aucun système de propulsion secret ? On peut bien râler après la CIA, la NSA ou n’importe quelle agence, mais le scénario postule ici, en creux, que nous sommes tellement mauvais qu’il nous faut le soutien d’un allié pour regarder par-dessus notre épaule. Quand on est capable de faire des opérations ciblées au Mali contre des convois de véhicules, on est supposément capable de détecter la création de la flotte de haute-mer de l’État islamique…

Mais, non content de présenter l’ensemble de la communauté française du renseignement comme une bande de rigolos, le film, pourtant tourné à la gloire du drapeau et de ceux qui le défendent, s’achève par la perte de deux de nos plus belles unités à l’occasion d’un échange fratricide de torpilles. La présence à l’écran de Mathieu Kassovitz, dont le personnage semble fidèle à la réalité (« C’est un acte d’une incroyable bravoure, j’aurais fait pareil »), permet d’évoquer un éventuel syndrome Malotru : réaliser une fiction à la gloire d’un groupe de combattants en ne montrant d’eux qu’une longue suite d’échecs et de bévues.

Le film, bien que plastiquement très séduisant, est finalement sans grand intérêt. Fourmillant d’emprunts, à Tom Clancy comme à Top Gun ou Abyss (1989), et ne parvenant pas à se hisser au niveau d’un téléfilm comme Le 5e missile (1986), il confirme que les œuvres de commande sont rarement des réussites artistiques, quoi qu’en pense ou dise le réalisateur.

« Remember the day/I set you free » (« Ain’t Mountain High Enough », Marvin Gaye & Tammi Terrell)

Au centre de toutes les attentions des autorités politiques et du public depuis le début des opérations contre les réseaux jihadistes, à l’aube des années 2000, les forces spéciales ne cessent, depuis leur apparition, de fasciner romanciers, scénaristes et réalisateurs. Les récits de leurs exploits ne manquent pas, au cinéma, dans les libraires, et depuis quelques années à la télévision.

Les qualités d’exception physiques et mentales requises pour intégrer les unités des FS et les opérations conduites dans des circonstances nécessairement extrêmes constituent autant de motifs d’intérêt. On a d’ailleurs parfois l’impression, à écouter certains décideurs, que les quelques milliers de membres de ces forces ont éclipsé les unités régulières, aux missions différentes mais tout autant indispensables.

Le cinéma s’est rapidement imposé, dans ce domaine très précis comme dans d’autres, comme un vecteur idéal de propagande. Les faits d’armes, y compris les plus tragiques, se prêtent idéalement aux récits mettant en avant le courage, la technicité et l’abnégation des opérateurs des FS, et la grande variété des matériels utilisés garantit que le film, à défaut d’être bon, sera spectaculaire – cette dernière caractéristique pouvant ne pas suffire à sauver des bouses du désastre.

En 2011, répondant manifestement au souhait de nos armées d’être un peu plus et un peu mieux présentes sur les écrans, le documentariste Stéphane Rybojad, dont le goût pour la chose militaire est déjà bien connu réalise un ambitieux film d’action baptisé Forces spéciales.

Ambitionnant sans conteste de concurrencer le cinéma de genre hollywoodien, le film bénéficie du soutien massif de l’Armée française, qui prête hélicoptères, chasseurs, avions de transport et tout ce qu’il faut pour donner un peu réalisme à l’ensemble. Volontiers clinquant, Forces spéciales souffre hélas dès sa scène d’ouverture de deux défauts assez habituels et rédhibitoires : ça manque de nerfs, et les clichés s’enchaînent ans faiblir (du rock dans des hélicos, vraiment ?) – et ce sera ainsi jusqu’à la fin.

Il faut dire que le sujet même ne promettait guère de finesse : des commandos français sont envoyés en Afghanistan libérer une journaliste, plus que critique à l’encontre de l’engagement de nos troupes, qui vient d’être prise en otage par un chef taleb adepte des méthodes expéditives. Manifestement inspiré de la douloureuse affaire Ghesquière/Taponier, le scénario, qui évite soigneusement toute aspérité et toute complexité, se contente de rappeler ce que doit être, aux yeux de ses auteurs, le comportement de la presse en zone de guerre. Au lieu de poser un débat passionnant, qui n’a d’ailleurs nul besoin d’être tranché au cinéma, le film oppose avec lourdeur de parfaits soldats à une insupportable journaliste, politiquement biaisée et, évidemment, ignorante des enjeux. Avec une telle approche, que même John Milius aurait trouvé raide, nul doute que l’affaire est mal engagée et promet un film lourd, comme on les aime.

De fait, si Stéphane Rybojad réalise sans doute de bons reportages, il semble ici comme dépassé par son sujet et les moyens qui lui ont été accordés. Les images sont superbes, et on a, par exemple, rarement vu un aussi beau poser d’assaut, mais le film ne vaut guère mieux que Top Gun, le fameux vidéoclip de Tony Scott. Tourné avec le soutien des forces armées, et bénéficiant de la présence à l’écran d’un authentique instructeur, le très chevronné et désormais très connu Marius (qui joue si mal qu’on le croirait chez Lelouch), Forces spéciales n’est paradoxalement pas crédible une seconde. La cellule de crise montée à l’Élysée est tellement ridicule qu’elle évoque les plus grandes heures de Voisin Voisine (1988-1992), et le dispositif étatique mis en place pour secourir la journaliste et son fixeur est parfaitement incompréhensible – sans doute parce qu’il est fantaisiste.

Déclenchée dans l’urgence, la mission de libération semble ne jamais faire appel à du renseignement – et Dieu sait, pourtant, qu’à l’époque la région était scrutée – et ses moyens sont sans doute insuffisants. De surcroît, les faiblesses du scénario n’aident pas : les personnages ne sont que de pénibles caricatures (et on en vient à penser que ce malheureux Benoît Magimel, déjà mauvais  dans Les Chevaliers du ciel (2005) puis dans L’Ennemi intime (2007), devrait renoncer aux rôles en uniforme, ou au moins à ceux écrits en France), les failles scénaristiques béantes (« Mais où est donc passée la cellule de crise ? » ; « Oh, un show of force français au Pakistan ! » – sans même parler d’une fusillade nocturne à laquelle je n’ai rien compris ou des villages des zones tribales, qu’on ne savait pas si touristiques), les forces alliées dans la zone ne sont jamais mentionnées – c’est pas comme s’il s’agissait d’un pays où le monde entier combat depuis 30 ans, hein – et, comme dans les westerns de série B, les munitions ne manquent pas. Économiser ses chargeurs, c’est typiquement petit-bourgeois.

L’incapacité de la plupart des réalisateurs français à produire des films de guerre de qualité est intrigante. La question du manque de moyens ne se pose plus, tandis que notre histoire regorge de faits à relater et que notre culture du récit offre toutes les nuances possibles. Le sentiment demeure, cependant, de films patauds, lourdingues exercices de communication institutionnelle ou remakes médiocres de classiques étrangers. Forces spéciales fait ainsi un clin d’œil extraordinairement appuyé à la plus fameuse scène de Platoon (1986), à la fois ridicule et iconique, et il n’est que temps de renoncer définitivement aux ralentis et à Samuel Barber.

Stéphane Rybojad n’est cependant pas Oliver Stone. Il n’a ni sa virtuosité, ni son lyrisme, ni sa vision (même si, sur ce point, on peut désormais aisément s’en passer). Son film, distrayant, n’arrive pas à la cheville de films de propagande comme Act of Valor (2012) et ne parvient évidemment pas à dépasser les clichés les plus usés. La sincérité de l’hommage rendu, si elle ne donne pas un bon film, contribue pourtant à sauver l’ensemble du désastre intégral, qui reste très au-dessus de Secret défense (2008, Philipe Haïm). On attend toujours un vrai film, subtil et complexe, au sujet des guerres que nous menons et de ceux qui les font.

Le renseignement au cinéma : y aller franchement et sans remords

Le 11 mars 2012, Mohamed Merah assassine Imad Ibn Ziaten, un sous-officier du 1er RTP auquel il a tendu une embuscade à Toulouse. Ce meurtre, le premier d’une série qui s’achèvera dans l’horreur le 20 mars suivant et préfigurera l’évolution de la menace jihadiste – du moins pour celles et ceux d’entre nous ayant des yeux et un cerveau, provoque une onde de choc qui ne va de cesser de s’étendre. Devenu un héros pour nos ennemis, Merah illustre presque parfaitement le jihad contemporain et sa figure ne cesse d’être invoquée par les partisans d’Al Qaïda comme par ceux de l’Etat islamique.

Une mère et son fils

Faisant preuve d’une dignité et d’un courage qui forcent l’admiration et sont une source permanente d’inspiration, la mère de la première des victimes de Merah, Madame Latifa Ibn Ziaten, a décidé de s’opposer à la haine et à l’ignorance crasse en s’investissant, sans relâche, dans la lutte contre ce qu’on nomme ici, et Dieu sait que je n’aime pas ce terme, la radicalisation. A la tête d’une association sobrement nommée Imad, elle n’économise ni son temps ni sa parole pour éduquer, raconter, prévenir, et elle le fait dans le sein et au profit d’une France plurielle, forte, laïque et apaisée.

Ce matin, 10 juin, Mme Ibn Ziaten s’est réveillée pour trouver sa demeure souillée par des graffitis répugnants, antisémites et glorifiant un assassin d’enfants.

Que cette abjection ait été réalisée un 10 juin, alors que notre pays  commémore aujourd’hui le 75e anniversaire du massacre d’Oradour, revêt une signification particulière. Les jihadistes ne sont pas des nazis, quoi qu’on pense dans certains cercles, mais leur projet politique n’est pas moins délirant et la violence qu’ils exercent n’est pas moins absolue. En s’en prenant à Mme Ibn Ziaten, ces courageux inconnus nous ont montré le visage habituel de leur bêtise, de leur lâcheté, et aussi de leur future défaite. Car ne nous y trompons pas, si nos ennemis ne sont pas vaincus, ils sont en fâcheuse posture. Sans doute le combat va-t-il durer encore des années, sinon de décennies, mais ils doivent être certains qu’être une démocratie n’est nullement synonyme de faiblesse. Nos services, nos forces de sécurité et nos armées sont mobilisés et actifs, et les coups que nous portons sont bien plus sévères que ceux que nous encaissons.

Les jihadistes pensent que le temps jouent pour eux. A nous de leur démontrer qu’il joue pour nous, et que nous sommes solides, unis, déterminés – et tellement plus puissants.

Astérix et Obélix : Mission Cléopâtre, d’Alain Chabat (2002)

Le renseignement au cinéma : avoir le béguin pour un contact

La chose est, naturellement, vivement déconseillée pour ne pas dire sèchement prohibée, mais elle se produit. Parfois. Les instructions et la formation que vous recevez vous expliquent pourtant pourquoi entretenir une relation intime avec un de vos contacts constitue une erreur et souvent une insupportable prise de risque.

Vous êtes célibataire et vous trouvez l’âme sœur alors que vous êtes affecté dans un pays étranger ? Quelle chance ! Mais avez-vous songé aux conséquences ? Vous voilà, en effet, exposé aux pressions des autorités locales, qui se feront un devoir, s’il le faut, d’exercer des pressions sur l’être aimé s’il s’agit d’un ressortissant local afin, évidemment, de faire in fine pression sur vous. Et si, de surcroît, ce nouvel amour naît alors que vous êtes venu dans ce lointain poste accompagné de votre conjoint, croyez bien que les pressions sur vous seront plus fortes et plus faciles à exercer.

Naturellement, tout est prévu, et vous avez le droit – et le devoir – d’informer la Centrale afin de procéder à un premier criblage, avant même que les sentiments apparaissent, dès le premier contact. Les services de renseignement détestent les surprises, et tout particulièrement l’unité de sécurité interne. Souvenez-vous qu’on vous a dit, lors de votre stage, qu’il valait mieux avoir des relations extraconjugales au sein de la Boîte car c’était plus facile à contrôler… Pour avoir assisté à quelques psychodrames mouvementés, sans parler des missions pendant lesquelles le chef et son adjointe ne quittent pas l’hôtel en envoient en réunion le plus jeune membre de la délégation, je peux vous dire que le conseil semble inapplicable, même s’il rassure ceux qui le donnent.

De fait, la relation que vous entretenez désormais avec un ou une étrangère va agacer les responsables du contre-espionnage. Comment être certain qu’il ne s’agit pas d’un membre du service adverse ? D’une provocation ? D’un piège ? Dans ces situations, le pire n’est jamais à écarter d’emblée et les coïncidences ont le don d’énerver les plus expérimentés – et cyniques – de vos chefs. Mais comment est-il possible, se demandent-ils, que Machin, qui a le charisme d’une huître et l’élégance d’un bousier, ait pu séduire une jeune femme si cultivée ? (C’est en général à ce moment qu’il faut se demander pourquoi un tel homme a été affecté à Moscou ou Doha, mais passons).

On en a vus, conscients de la faute mais sincèrement amoureux, mentir à leur service. La manœuvre, forcément, est audacieuse et ses conséquences sont fâcheuses. On en a vus d’autres, peut-être moins courageux, user du charme suave de leur fonction pour séduire la jeune stagiaire de l’ambassade, encore candide et facilement impressionnable. C’est à peine moins risqué, et beaucoup moins élégant, et ça finit aussi par un vol bleu. Au moins ne s’agissait-il pas d’une éventuelle collègue étrangère, se disent les auteurs du rapport de l’Inspection.

On en a vus quelques-uns, enfin, gérer cette péripétie avec dignité, voire avec grandeur, et tout assumer, y compris leurs sentiments. Ceux-là, naturellement, sont rares, et on leur pardonne tout – même s’ils sont eux aussi rappelés prématurément à la Centrale. Faut quand même pas pousser non plus.

Le Grand sommeil, de Howard Hawks (1946)