« You want a hot body? You want a Bugatti?/You want a Maserati? You better work, bitch/You want a Lamborghini? Sip martinis?/Look hot in a bikini? You better work, bitch » (« Work Bitch », Britney Spears)

Un ami très cher me disait il y a peu qu’on pouvait ne pas être d’accord avec la ligne de Mediapart sur de nombreux sujets, comme c’était son cas, mais qu’il fallait considérer sa rédaction comme un trésor national en raison des nombreuses affaires qu’elle exhumait, inlassablement, des profondeurs de la République.

A partir de 2016, sous la plume de Fabrice Arfi et de quelques autres esprits très affutés de Mediapart a donc été exposée en détails la complexe et faramineuse affaire dite de la taxe carbone. D’une ampleur inédite, cette escroquerie a ensuite été relatée par Arfi lui-même dans un livre remarquable, D’Argent et de sang, publié en 2018 au Seuil.

De prime abord, le texte peut dérouter en raison de son ton très personnel. L’auteur y expose les faits avec précision et clarté mais y mêle aussi des souvenirs plus intimes et le récit de ses entretiens avec certains des protagonistes. On a même la désagréable surprise d’y croiser un toutologue bien connu qui démontre qu’il avait peut-être des trucs intéressants à dire quand il se cantonnait à son sujet (mais ça c’était avant). Reste que le livre est passionnant et limpide et qu’on y mesure l’étendue du « fiasco d’État », selon l’expression d’un des acteurs de l’affaire qui y voit « une arrogance, un aveuglement, une inconséquence sidérante, une bêtise incommensurable ». Vous pouvez imaginer à quel point j’ai été sensible à cette description.

Fascinante, l’escroquerie a inspiré à Olivier Marchal un film, Carbone, sorti en 2017, avec Benoît Magimel, Gérard Depardieu, Laura Smet et Michaël Youn (étonnamment sobre et convaincant).

Le résultat, évidemment lourdingue, a été vite vu et vite oublié. L’histoire, de toute façon, méritait mieux et une ambitieuse série en 12 épisodes, réalisée par Xavier Giannoli, un cinéaste talentueux et expérimenté, et Frédéric Planchon, venu du monde du clip, et produite par Canal+, a été tournée entre octobre 2021 et octobre 2022. Saluée par la critique, qui a admiré les moyens, certes conséquents, déployés, et la performance de certains acteurs, elle s’est pourtant révélée décevante, et parfois même pénible.

Précisons ici que la série ne se veut pas une adaptation fidèle du livre de Fabrice Arfi. Elle y puise en revanche le matériau pour relater les origines et la mise en œuvre de l’escroquerie puis les péripéties de sa gestion par ses auteurs. Afin de donner un fil conducteur au récit, les scénaristes ont choisi de suivre un personnage fictif, Simon Weynachter, le chef de la Direction nationale des enquêtes fiscales (DNEF), fusion de plusieurs enquêteurs comme l’est Maya dans Zero Dark Thirty.

Weynachter livre donc son récit à l’occasion d’une audition devant une commission d’enquête à laquelle il est difficile de croire, et sa déposition devient la voix off qui accompagne le spectateur le long de 12 épisodes. L’idée est bonne, et on a vu de tels procédés à plusieurs reprises. Dans la remarquable série de Netflix (post à venir) Narcos (2015-2017), par exemple, ce que nous voyons est commenté par les voix de Steve Murphy et Javier Peña, les deux agents de la DEA au cœur de la traque de Pablo Escobar puis de celle des « gentilhommes de Cali ».

Martin Scorsese l’a également utilisée à plusieurs reprises, avec sa virtuosité habituelle, notamment dans Les Affranchis (1990),

puis dans un autre chef-d’œuvre, le monumental Le Loup de Wall Street (2013).

Et, évidemment, il faut garder en tête l’extraordinaire séquence d’ouverture d’Apocalypse Now (1979), un des plus grands films jamais tournés.

Dans ces exemples, si la voix off est bien celle d’un protagoniste, elle adopte une attitude distanciée, comme chez Coppola ; cynique ou ironique chez Scorsese ; ou froidement descriptive dans Narcos. Dans la série de Canal, au contraire, le narrateur nous sermonne, nous livre une leçon de morale très appuyée comme si nous étions incapables de comprendre sans l’aide d’un monologue lourdingue à quel point ces escrocs sont des criminels d’une particulière indécence, à quel point certains hauts fonctionnaires ont été des irresponsables, à quel point certaines banques ont été d’une telle indulgence qu’elles sont devenues des complices, et, in fine, à quel point ces méchants sont très méchants. Au moins, reconnaissons-le, chez Olivier Marchal, on nous épargne les leçons de morale pour esprits ralentis et on nous laisse seuls juges de ce que nous voyons.

Non, vraiment, ça n’a rien de magistral. Le texte est inutilement insistant et il est joué avec une emphase qui le dessert, comme un sermon dans un pensionnat religieux. Il est pourtant possible de dénoncer rien qu’en montrant, comme le firent les maîtres du Nouvel Hollywood dans les années 70, ou en 2011 J.C. Chandor dans Margin Call, critique d’une infinie cruauté du monde de la grande finance dépourvue de la moindre diatribe.

On pensait que la leçon avait été retenue depuis longtemps : plus vous expliquez ce que vous montrez, plus c’est pénible ; et partir du principe que vos spectateurs ont besoin qu’on leur dise ce qu’ils doivent penser révèle tout le mépris que vous avez pour eux, peut-être même sans en être conscient. Bref, la série, malgré les performances remarquables de Ramzy Bedia et de Niels Schneider, évoque une interminable soirée des défunts Dossiers de l’écran auxquels on aurait greffé quelques scènes d’orgie empruntées à Martin Scorsese.

Il faut dire que 12 épisodes, c’est long, très long, qui plus est alourdis par une intrigue parallèle (Vincent Lindon, sa fille toxicomane et son petit ami, parasite méprisable) supposée apporter de la profondeur au personnage principal mais qui n’est en fait qu’une touche de mièvrerie sans intérêt. Il faut, à un certain point, choisir entre le récit d’une enquête ou le portrait d’un personnage. Et, figurez-vous qu’il semble possible de se concentrer sur l’un tout en dessinant l’autre en creux (on pense encore une fois à Zero Dark Thirty, mais les exemples sont innombrables, comme dans L’Armée des ombres de Jean-Pierre Melville en 1969). L’ensemble n’est certes pas déplaisant mais n’a rien d’inoubliable et il est surtout conseillé de lire le livre de Fabrice Arfi.

« Fell your Body falling to its Knees »  (« Behind the Wall of Sleep », Black Sabbath)

Il ne s’agit pas du thème le plus traité ici, mais figurez-vous que je suis un lecteur acharné de H.P. Lovecraft, un des maîtres de la littérature fantastique, créateur du mythe de Cthulhu, du Necronomicon et de son auteur, Abdul al-Hazred, dit l’Arabe fou, inspirateur des plus grands, au premier rang desquels Stephen King, dont l’influence reste immense, de Metallica à Indiana Jones, et qui, adaptée avec talent, a conservé toute sa force.

Bien sûr, Lovecraft était un xénophobe obsessionnel, antisémite répugnant comme ils le sont tous, et il était probablement complètement cintré, mais son œuvre reste passionnante, riche et par bien des aspects sans une ride. L’univers qu’il a créé, dans une Nouvelle Angleterre mystérieuse, faite de légendes inquiétantes, de villes louches et de ruines plus que suspectes, est de ceux dans lesquels on aime à se perdre en redoutant à chaque coin de ruelle une rencontre fatale et dans chaque bar de marins les confidences terrifiantes d’un vieux type qui en a trop vu.

Tout n’est évidemment pas immortel dans les dizaines de romans, nouvelles et autres récits qu’il a laissés. Au début des années 90, la publication dans la collection Bouquins d’une tentative d’intégrale en trois tomes avait donné une somme indigeste, impossible à lire mais d’une grande utilité pour les scénaristes de jeu de rôle. Il est plutôt recommandé de se procurer les éditions de poche ou, si vous voulez investir dans un bel objet, le volume que la Bibliothèque de la Pléiade vient de consacrer au cher homme.

La richesse de l’œuvre de Lovecraft, comme pour Tolkien ou Herbert, ne saurait cependant être cantonnée aux textes. Le foisonnement des lieux et des objets ne pouvait qu’inspirer des esprits aux doigts d’or et c’est ainsi qu’est né l’Atlas Lovecraft, publié il y a quelques jours aux éditions Bragelonne et que nous devons à Laurent Gontier et Alain T. Puysségur.

Livre magnifique, cet atlas rassemble des cartes de lieux fictifs, jaunies, annotées, comme si on les avait trouvées au cadastre de la mairie de Providence ou dans les travées de la bibliothèque de l’université de Miskatonic, à Arkham. On reconnaît là la patte de Laurent Gontier, spécialiste de la confection documents et objets graphiques narratifs dont on aimerait voir un jour le travail sur un plateau de tournage puis à l’écran.

L’ensemble est remarquablement agencé dans ce livre qui promet d’être indispensable aux admirateurs de Lovecraft comme à ceux qui aiment, comme votre serviteur, voir les textes prendre vie.

« I’ve been swimming in a sea of anarchy/I’ve been living on coffee and nicotine/I’ve been wondering if all the things I’ve seen/Were ever real, were ever really happening (were ever really happening) » (« Every Day Is A Winding Road », Sheryl Crow)

Allez savoir pourquoi je me souviens de ce type, Hocine de Verviers, un islamiste algérien qui grenouillait en Belgique avec des dizaines d’autres, à trafiquer on-ne-sait-quoi pour on-ne-sait-qui. Lui et ses copains s’agitaient, voyageaient, parlaient de la guerre que menaient les maquis de l’AIS et du GIA au régime et finalement ne semblaient pas faire grand-chose pour la cause. Il émanait pourtant d’eux une menace sourde, le sentiment que ces islamistes radicaux – nous ne disions pas encore jihadistes, ça viendrait plus tard – dont nous ne parvenions pas à déterminer la nature des activités n’étaient pas que d’aimables visiteurs de passage. L’Algérie était à feu et à sang, on y tuait des étrangers, et surtout des Français ; l’Égypte affrontait une vague de violences qui n’intéressait personne ; l’Afghanistan était aux mains d’un mouvement d’étudiants ultraconservateurs ; des imams très énervés prêchaient la guerre sainte depuis Londres, et au Sahel une poignée de types parcouraient le désert en tous sens et, croyez-moi, il ne s’agissait pas de guides touristiques ou de bluesmen touaregs.

Nous n’étions qu’une vingtaine d’analystes, à cette époque, fonctionnaires A et B, officiers et sous-officiers, hommes et femmes. Nous avions tous, ou presque, la certitude, que ce que nous observions et tentions d’affronter avec des moyens dérisoires ou bridés n’avait rien d’un phénomène ponctuel. Il s’agissait bel et bien d’une révolte, sur le point de devenir une révolution, et nous n’étions pas prêts. Certains de nos chefs avaient déjà compris – dont un, aux cravates bariolées, auquel j’adresse mes respects – mais d’autres n’y entendaient rien, voire ne voulaient rien savoir. On pense à eux en relisant Marc Bloch.

Les années passant, l’analyste acharné que j’étais, et que je suis toujours, tenta dans quelques notes d’embrasser la complexité du phénomène. Les crises, les attentats, les enquêtes, les renseignements de plus en plus nombreux que nous parvenions à recueillir – grâce aux efforts surhumains de quelques-uns comme à la croissance de la mouvance islamiste qui, forcément, laissait de plus en plus de prise aux SR -, tout me donnait envie d’écrire des papiers longs et fouillés, ceux que nos autorités ne veulent pas lire mais dont elles ont besoin parce qu’ils assoient connaissance et compréhension. Mais je comprenais aussi, évidemment, que ces mêmes autorités n’avaient pas besoin de papiers para universitaires ou de récits forcément touffus mais de notes courtes, opérationnelles, les informant et les aidant à prendre des décisions. J’aime autant vous dire que tout le monde n’a toujours pas compris la différence entre un mémoire et une note de renseignement.

Il devint rapidement clair à mes yeux que ce que j’aimais faire était, d’une part enquêter et analyser (seuls les amateurs pensent qu’il s’agit de la même chose), et d’autre part écrire des papiers aux ambitions sans doute déplacées afin de comprendre la nature de ce à quoi nous étions confrontés. En 2000 me vint même l’idée d’écrire un roman sur le jihad afin de raconter par la fiction ce que je croyais avoir compris. Fort heureusement, je n’en fis rien, notamment parce que je savais que je n’en savais pas assez pour concevoir un récit ayant un minimum de tenue, et aussi parce que je suis le pire raconteur d’histoire de cette partie du monde. Il est bon, parfois, de s’abstenir.

En 2005, le travail sur le Livre blanc me permit enfin de mener officiellement une réflexion un peu poussée au sujet du jihadisme, et il m’offrit aussi l’occasion d’écrire une note de doctrine dont je reste, 20 ans après, plutôt fier. Il ne saurait y avoir d’actions concrètes, y compris violentes, sans un travail sérieux d’analyse, et il ne peut y avoir d’analyse sans un travail exigeant sur le terrain. Le Livre blanc fut le résultat de ces années de travail conjoint, et de même qu’il faut mal juger les supposés spécialistes qui affirment connaître le monde simplement en pensant à lui, il faut mépriser les supposés seigneurs du terrain (LE TERRAIN, LES GARS !) qui nous régalent de leur expérience mais ne savent pas placer correctement le y de Libye ou qui s’inventent des succès. Eux n’hésitent pas à écrire des livres, mais ils pourraient sans doute nous épargner cette souffrance en faisant preuve d’un peu de dignité.

Mon long séjour dans le secteur privé, stimulant, parfois plus opérationnel que certaines administrations, fut décidé en raison de ma volonté d’écrire dans mon coin et de me confronter à la solitude du commentateur sans moyens. D’autres motifs, complexes et personnels, m’avaient conduit à vouloir quitter pour un temps l’administration, mais il est évident que la motivation la plus importante à mes yeux fut celle de disposer d’une totale liberté de recherche et d’écriture. Ça ne fut pas toujours facile, mais j’appris beaucoup et l’homme qui me recruta alors garde mon éternelle reconnaissance.

C’est au cours de ce passage dans la consultance que je décidai de créer mon blog, et je choisis, en lecteur fidèle, d’utiliser la plate-forme du Monde. L’expérience fut d’abord frustrante (qu’écrire ? pour qui ? sous quelle forme ?) mais la discipline qu’exige la vie d’un blog me força à la rédaction de posts réguliers. Les premiers n’eurent rien de glorieux, personne ne les lisait et ils n’avaient de toute façon aucun intérêt. Mais de même que la Pythie vient en mangeant, le travail finit par payer et j’eus à nouveau le projet de rédiger un livre sur le jihadisme. La montagne me semblait cependant trop haute et je décidai de la contourner en livrant de longs textes qui, rassemblés, auraient l’ambition de porter ma compréhension du sujet. C’était un début.

Plus on travaille, plus on apprend ; et plus on apprend, plus on mesure l’immensité de ce qu’on ne sait pas encore. Il faut bien, pourtant, se lancer et c’est donc après 29 ans d’une carrière pour le moins étrange qu’est publié Et Tuez-les partout où vous les trouverez, ouvrage imparfait dont la seule ambition est d’éclairer ses lecteurs et de répondre aux foutaises que l’on subit encore trop souvent. Il a été écrit l’année dernière en se nourrissant de la colère qui caractérisa parfois le blog qu’il prolonge, en réponse à quelques figures si caractéristiques, comme ceux qui se pavanent sur les plateaux, apposent leur nom au bas de torchons qu’ils n’ont pas écrits et à peine relus, et ont réponse à tout sans même comprendre la question ; ou comme les chefs à plumes aux carrières en apparence époustouflantes qui en réalité ne comprennent rien à ce qu’ils font, travaillent à peine et nous conduisent dans le mur avec l’aveuglement que permet l’incompétence galonnée.

J’ai écrit ces pages en pensant à mes camarades, aux analystes que nous avons formés et à tous ceux qui nous ont succédé sur les remparts. J’espère que vous me lirez, les amis. Je les ai écrites en me disant que peut-être les citoyens et les citoyennes exigeants trouveraient de l’intérêt à regarder l’ennemi en face, en s’évitant les idioties habituelles (au choix : « voleurs de poule », « islamo-gangstérisme », « gna gna gna Call of Duty », « Toussa célafaute des Américains en Afghanistan », etc.). Je les ai écrites en pensant aux victimes, ici et là-bas : qui vous tue, qui vous ment, qui travaille. Nous ne baisserons jamais les bras et vous n’êtes pas seules.

Et je les ai écrites parce qu’un éditeur m’a fait l’honneur de me le proposer. Lui aussi a ma reconnaissance éternelle.

« Now this is a song to celebrate/The conscious liberation of the female state » (Eurythmics & Aretha Franklin, « Sisters Are Doin’ It for Themselves »)

Le 22 octobre 1988, un petit groupe de catholiques énervés, pensant sans doute suivre ainsi les enseignements du Messie, avaient perpétré un attentat contre le cinéma Saint-Michel, place du même nom, afin d’empêcher la projection du film de Martin Scorsese La Dernière tentation du Christ. Œuvre remarquable, écrite par l’immense Paul Schrader d’après le roman de Nikos Kazantzakis et à la distribution exemplaire (Willem Dafoe, évidemment, mais aussi Harvey Keitel, Barbara Hershey, Verna Bloom, Tomas Arana et même David Bowie dans le rôle de Ponce Pilate), le film de Scorsese n’a rien d’une charge anticléricale et pose en revanche des questions respectueusement vertigineuses. La musique, exceptionnelle, de Peter Gabriel contribue naturellement à la grandeur de l’ensemble.

Rapidement arrêtés, jugés en 1990, les auteurs de l’attentat, croisés de pacotille, s’étaient justifiés avec des arguments qu’on entendit beaucoup dans les salles d’audience françaises dans les années 2010 dans la bouche d’autres fanatiques, qu’on a depuis pris l’habitude de qualifier de radicalisés.

Un an après l’attentat du cinéma Saint-Michel, la riante république islamique d’Iran diffusa une fatwah condamnant à mort Salman Rushdie pour un autre livre, Les Versets sataniques. Autrement sulfureux mais aussi d’une grande subtilité, le texte de l’écrivain britannique avait provoqué la fureur – soigneusement entretenue – de foules qui ne l’avaient pas lu et qui ne l’auraient de toute façon pas compris. En France, certains s’émurent un peu vite et y virent l’expression d’un racisme systémique à l’encontre des musulmans. Heureusement, ils n’assistèrent pas à la tragédie de l’attentat contre la rédaction de Charlie Hebdo, il y a déjà 10 ans, et c’est peut-être mieux pour tout le monde. Certains appellent au meurtre, d’autres les excusent, et d’autres, finalement, meurent.

En 1988 et 1989, il s’agissait pour des croyants enragés de punir des remises en question, forcément insupportables, du dogme ou des questionnements théorique. Souvenons-nous que pour ces gens, réfléchir, c’est commencer à désobéir.

Plus tard, l’interminable affaire des caricatures du Prophète reposa sur la vengeance, supposée légitime, de la non-moins supposée communauté musulmane après des dessins jugés blasphématoires (et certains, en effet, étaient assez raides, mais c’est le charme des démocraties : on n’est pas supposé s’entretuer quand on n’est pas d’accord). Il n’était plus question de dogme, de doutes métaphysiques ou d’histoire-fiction mais simplement de dessins plus ou moins subtils comme il s’en publie des milliers chaque jour. On sait comment ça a fini – et d’ailleurs, ce n’est pas fini.

Tignous, assassiné le 7 janvier 2015, dans ses admirables oeuvres.

Au début de cette année, une nouvelle génération de grands sensibles s’en est pris à des militants antifascistes qui avaient le front de projeter Z, le classique de Costa-Gavras sorti en 1969 et couvert de récompenses (dont l’Oscar du meilleur film étranger en 1970, le Prix du jury à Cannes et un Golden Globe).

Costa-Gavras, actuellement président de la Cinémathèque française, n’est pas loin d’être un maître du 7e art. Il n’a cessé de dénoncer les tyrannies et l’injustice, et tout le monde en a pris pour son grade : les démocraties populaires qui, comme chacun sait, n’étaient ni démocratiques ni populaires (L’Aveu, 1970) ; les dictatures sud-américaines (Etat de siège, 1972 ; Missing, 1982) ou européennes (Z, justement) ; Vichy (Section spéciale, 1975) ; le nazisme (Music Box, 1989 ; Amen, 2002) ; et l’argent fou (Le Capital, 2012). En 1988, il avait consacré un remarquable film d’espionnage aux futurs électeurs de Donald Trump, avec une clairvoyance qui fait encore frissonner.

Le cinéma de Costa-Gavras ne peut que hérisser le poil des partisans des régimes autoritaires. Film parfois un peu daté, Z – dont la distribution donne le tournis – n’est pas seulement le récit d’un assassinat politique et d’une enquête entravée. Il est aussi le tableau d’une junte d’incompétents, de vieilles badernes au front bas dont l’amateurisme et le conservatisme obtus rappellent cruellement la clique d’imbéciles à la tête de l’armée française pendant l’Affaire Dreyfus (et d’ailleurs, un général crie dans un couloir, à la fin du film, que « Dreyfus [était] coupable », et tout est dit).

Nous sommes donc passés en quelques décennies d’attentats justifiés par de prétendus blasphèmes à des attaques de nervis contre de jeunes gauchistes ayant le malheur de regarder un film défendant la démocratie et l’indépendance de la justice. Certains, cela dit, y voient sans doute un blasphème.

Et voilà que nous apprenons que la projection à Noisy-le-Sec de Barbie, le succès planétaire de Greta Gerwig sorti en 2023, a été annulée à la suite de pressions d’un groupe de jeunes hommes manifestement désœuvrés et surtout, eux aussi, bien sensibles :

Le film, qui n’est pas un chef d’œuvre, constitue une réjouissante et lumineuse charge contre le patriarcat, les stéréotypes de genre, et l’abaissement systémique des femmes dans nos sociétés.

Intelligent, drôle, évidemment engagé, il ne contient aucune obscénité, aucune violence – la seule gifle du film étant à la fois pleinement justifiée et exemplaire –, aucun blasphème et on se demande ce qui a pu gêner nos concitoyens (en fait, non, on ne se le demande parce qu’on le sait, hélas, et qu’on s’en fout). On l’a sans doute oublié tant l’actualité est dense, mais le film a été interdit dans nombre de pays pour des raisons naturellement débiles, dont une supposée promotion de l’homosexualité. Pourquoi ? Sans doute que parce que les nouveaux Ken de la 2e moitié du film sont des hommes des cavernes, sexistes, virilistes, et non des êtres humains sensibles nullement obsédés par le pouvoir ou la domination de leur moitié. L’obsession de certains hommes pour l’homosexualité, consternante, pose d’ailleurs quelques questions vertigineuses sur leurs angoisses et leur inconfort. #Jemecomprends

Le fait est que Barbie est un film réjouissant et la seule promotion qu’il fait est celle de l’égalité harmonieuse entre les genres. Ceux que ça troublent ou que ça dérangent révèlent leur archaïsme et leur vision infecte des femmes, réduites à des bonniches et à des objets sexuels. On pense alors à cette vidéo des Guignols, du temps où ils étaient drôles (ça ne dura pas longtemps) :

Cette fois-ci, ce n’est pas du blasphème, ce n’est pas une attaque contre les régimes militaires mais simplement une dénonciation brutale et enthousiasmante du patriarcat – qui est évidemment une forme d’oppression dont bien peu d’hommes ont conscience tant elle est ancrée dans notre monde. En 2009, le cinéaste égyptien, avec Les Femmes du bus 678, un excellent film autrement plus âpre et sombre, avait mis les pieds dans le plat et s’était attiré des ennuis.

Les pressions effectuées à Noisy ont, sans surprise, été récupérées et ont permis une polémique estivale dont notre pays raffole (il y a 9 ans, c’était au sujet du burkini).

Une Barbie, c’est une Barbie. Pas de Barbie, c’est les barbus.

Il serait cependant réducteur de n’attribuer ces pensées rétrogrades et indignes qu’à une poignée de jeunes musulmans angoissés. L’émergence en France de la mouvance incel, venue des États-Unis, porte une menace terroriste croissante nourrie par les boucles algorithmiques de Tiktok. Le refus de mettre fin aux injustices et la défense des clichés et comportements sexistes dans nos sociétés sont des signaux d’alerte à ne surtout pas négliger.

Le Traître du Haut-château

A l’heure où les pratiques de l’Administration Trump font passer le maccarthysme pour une aimable fête paroissiale, le besoin de comprendre les sources de cette violence et l’enchaînement qui a fait d’un milliardaire orange, délinquant sexuel condamné et déplorable homme d’affaires, le président des Etats-Unis est devenu impérieux.

La tâche semblait presque impossible tant le phénomène défie les caractérisations simples et se nourrit des bouleversements qui secouent la planète. Historienne, Maya Kandel, qui avait déjà signé en 2018 le remarquable « Les Etats-Unis et le monde », a choisi de répondre à ce besoin en livrant « Une Première histoire du trumpisme », le premier essai d’une nouvelle collection de Gallimard, afin de nous donner des clés de compréhension.

Dense, précis, sobre, ce nouveau livre brille par la clarté de son propos et se dévore comme un thriller de Tom Clancy ou de Philip Kerr. La situation qu’il décrit et explique n’est cependant pas une dystopie mais bien celle qui nous frappe quotidiennement de stupeur alors que toutes nos certitudes sont foulées aux pieds par le plus bel assemblement de débiles jamais observé, désormais au pouvoir à Washington.

Très documenté, ce premier récit de l’accession au pouvoir de Donald Trump bénéficie de l’excellente connaissance qu’a l’auteure de l’écosystème washingtonien et des contacts privilégiés qu’elle a pu y entretenir. Cet accès direct aux acteurs et aux témoins lui permet de relier les points entre eux, de commenter les faits ainsi assemblés et d’offrir un premier récit très éclairant de l’évolution du Parti républicain, de la classe politique et de la société américaines.

Les phénomènes décrits et mis en perspective dans ce livre, décidément essentiel, donnent le vertige. Placée dans les mains de milliardaires de la tech très loin des positions humanistes et progressistes d’un Bill Gates ou d’un Tim Cook, l’association de réseaux sociaux planétaires et d’algorithmes aux visées malignes produit des effets majeurs que seules l’intelligence et la conscience semblent capables de contrer, mais pour combien de temps encore ?

Le dévoiement de la puissance détenue par les géants de ce qu’on appela un jour les « nouvelles technologies » au profit d’ingérences politiques dont le but ultime est la destruction des démocraties a de quoi faire frissonner. Acquis aux intérêts stratégiques russes, ou partageant au moins avec Moscou la détestation de nos régimes, ces hommes dont les fortunes atteignent des montants inédits trahissent avec rage l’idée même d’une Amérique ouverte sur le monde et, certes avec beaucoup de lourdeur et d’hypocrisie, acharnée à promouvoir la liberté. Nous pouvons nous plaindre d’eux et critiquer les Etats-Unis, mais nous sommes leurs plus anciens alliés et nous leur devons la victoire sur le Reich nazi et la sauvegarde de l’Europe occidentale de l’insatiable impérialisme russe. On pourra d’ailleurs s’étonner de l’admiration de certains de ces supposés patriotes à la fois pour le nazisme et pour la génération qui contribua à l’abattre. Vous n’êtes pas quand même pas bien fûtés, les gars.

Le livre de Maya Kandel permet d’ailleurs de percevoir le paradoxe du trumpisme. Protofascisme appelé de leurs voeux par des hordes de déclassés, il a été porté au pouvoir par des équipes d’un extrême professionnalisme dont le marketing électoral a été d’une terrible technicité. La politique est une peut-être une vocation, mais elle à coup sûr un métier et un business qui autorise à peu près tous les coups.

Défenseurs d’un retour à une vie simple (pro tip : toujours se méfier de celles et ceux qui affirment que « c’était mieux avant ») et méfiants à l’égard d’un monde trop technologique, certains des plus proches alliés de Donald Trump n’hésitent pas à recourir à des méthodes dont la grande sophistication était impensable il y a encore vingt ans. Comme les historiens du Reich, de l’URSS, de la Chine maoïste ou du Kampuchéa démocratique, Mme Kandel ne se risque cependant pas à expliquer comment des gens manifestement très intelligents, sinon brillants, peuvent énoncer des foutaises complotistes, antisémites, racistes ou sexistes délirantes. Par pur calcul, on pourrait au moins le comprendre, mais le refus de la raison et des faits par des esprits bien faits restera toujours à mes yeux un mystère.

Accessible au plus grand nombre, jamais jargonnant, le texte de Mme Kandel est un modèle de clarté et de pédagogie dont l’utilité est évidente alors que l’Administration Trump détruit méthodiquement la constitution américaine, supposément pour redonner sa grandeur à l’Amérique, même si de rares voix tiennent admirablement tête au satrape de Mar-a-Lago.

La mort il y a quelques heures du légendaire Brian Wilson, âme des Beach Boys, qui incarnait la Californie rêvée et l’Amérique qui nous inspirait et parfois nous aveuglait, marque très symboliquement la fin d’une époque. Comme le souligne Maya Kandel en conclusion, avec la trahison peut-être irréversible de l’arsenal de la démocratie, l’Europe est désormais seule ou presque à défendre la liberté contre les tyrans de ce monde. Notre défaite marquerait la fin de ce qui devrait être la norme mais qui n’aurait été qu’une parenthèse de quelques décennies. Son livre, à cet égard, ne nous éclaire pas seulement sur ce qui arrive mais nous incite à prendre la mesure des événements et à agir tant que nous le pouvons.

« Je crois entendre ton pas/Le vent m’apporte/Des bruits lointains/Guettant ma porte/J’écoute en vain/Hélas, plus rien/Plus rien ne vient » (« J’attendrai », Rina Ketty)

Il doit être admis, sans la moindre ambiguïté, que Das Boot, du réalisateur allemand Wolfgang Petersen, est un des plus grands films de guerre jamais tournés et le plus grand film de sous-marin de l’histoire du cinéma, littéralement indépassable. Plus de quarante ans après sa sortie, il n’a rien perdu de sa puissance, de son âpreté et de son réalisme.

Sorti en 1981 après presque une décennie de gestation, le film est l’adaptation du roman autobiographique éponyme de l’écrivain allemand Lothar-Günther Buchheim, ancien correspondant de guerre embarqué en 1941 à bord d’un U-Boot dans l’Atlantique. Il consacrera au total trois livres à l’univers des sous-marins de la Kriegsmarine, et au film a donc succédé en 2018 une série penchant désormais aussi vers l’espionnage. Comme il est impossible de s’attaquer au monument qu’est le film de 1981, on imagine que c’est par sagesse que les producteurs de la série ont préférer porter à l’écran les romans suivants.

Salué dès sa sortie, Das Boot est devenu un classique dont les qualités ne cessent de grandir aux yeux des critiques et du public, quand bien même quelques effets spéciaux ont un peu vieilli – mais ça ne dérange que les imbéciles capables de déplorer la mauvaise qualité de l’image du Nosferatu de Murnau.

Vu et revu dans ses différentes versions, Das Boot continue d’impressionner, aussi bien par les défis techniques de son tournage, dans des décors stupéfiants de réalisme, que par la qualité du scénario et surtout celle de son interprétation. Si les personnages sont caractérisés (dont un chef-mécanicien névrosé puis terrifié, un jeune officier aux convictions nazies inébranlables, et un pacha campant un des chefs les plus impressionnants qu’il ait été donné de voir au cinéma), on ne trouve dans le film rien de caricatural.

Jürgen Prochnow, inoubliable commandant de l’U-96.

Tous ces hommes sont pourtant des ennemis, marins du IIIe Reich dont la mission est de couler des navires de transport, et ainsi d’isoler le Royaume-Uni, alors seul face à l’Axe. Ennemis, certes, ils sont d’abord des combattants et leur lutte n’a, au moins en apparence, rien d’idéologique. Leur pays est en guerre, alors ils la font. La condamnation morale vient naturellement, mais elle est ici vaine, et même déplacée. Ce que montre le film est une communauté au fonctionnement très hiérarchisé, embarquée pour une mission dont bien peu de membres reviendront.

Dans l’obscurité, la promiscuité, la saleté, les odeurs des hommes et des machines, ces quelques dizaines de marins, jeunes sinon très jeunes, subissent un quotidien pénible dans l’attente du combat. A l’ennui succèdent quelques rares moments d’exaltation et d’autres, plus nombreux, de pure terreur. Leur survie, comme pour leurs camarades se battant en surface, dépend de leur courage mais plus encore de leur excellence technique. Le film commence donc par un exercice de mise en route :

Cette séquence, qui permet en quelques secondes de découvrir les entrailles du bâtiment et la vie de l’équipage, a été reprise par le grand Peter Weir dans Master and commander, autre chef-d’œuvre du genre :

Véritable choc, Das Boot ne nous cache rien de la crasse, de la sueur, des blagues idiotes, de la peur et aussi du courage de ces marins, dont l’humanité est exposée crument. On ne trouve nul romantisme dans le film, qui s’ouvre par une beuverie plus vraie que nature dans un cabaret près de La Rochelle et s’achève dans le tragique et l’absurde.

Son réalisme et sa dureté pourraient évoquer le cinéma de Sam Peckinpah, auteur en 1977 du remarquable Croix de fer, mais on ne trouve nulle trace de cynisme chez Petersen, simplement un groupe qui se bat et souffre. Jouet de forces supérieures, celui-ci se maintient en vie en chantant les chants de l’ennemi,

ou en s’accordant quelques minutes de nostalgie.

Sommet de la carrière de Petersen, Das Boot a révolutionné le genre, faisant entrer une vision jamais vue de la guerre sous-marine dans les salles de cinéma puis dans les salons. Réaliste mais jamais excessif, sobre, profondément humain, il se grave dans votre mémoire, en partie grâce à la remarquable partition de Klaus Doldinger, devenue mythique,

 

Perdu pendant la translation

Nous sommes quelques-uns à envisager de retraduire le livre de Tom Clancy Tempête rouge tant sa traduction initiale est un scandale, farci de contre-sens et même d’idioties. Le fait est qu’on trouve encore au détour de pages d’essais ou de récits traduits de l’anglais des erreurs, ou a minima des anglicismes que nos professeurs n’auraient pas tolérés mais qui ne semble intéresser les éditeurs et autres relecteurs – s’il y en a encore.

J’ai par exemple lu cet été le livre qu’a consacré Antony Beevor à la Seconde Guerre mondiale et j’ai eu à plusieurs reprises la nette impression que le traducteur avait fait le travail minimum, sans s’intéresser le moins du monde aux faits, aux grades, aux matériels ou aux batailles que décrivait le livre. Ça ne m’a pas empêché de le finir et ça a conforté mon admiration pour son auteur.

La patience n’est en revanche pas de mise face au massacre qu’est la traduction du livre de Ben Macintyre portant sur la fameuse opération Mincemeat. On a du mal à imaginer pire traduction, et on se demande si elle a été réalisée par une machine (en 2010, aux éditions Ixelles, il est permis d’en douter), si elle a été sabotée ou simplement bâclée. Reste que le texte publié en 2022 par Pocket n’a manifestement pas été relu, et on y apprend par exemple que dans l’armée britannique on peut être décoré pour galanterie. N’importe quel esprit un peu éveillé connaît le concept de faux ami, et un traducteur essayant de trouver un sens à ce qu’il lit aurait compris qu’il s’agissait de bravoure. De fait, au combat, il est plus courant d’être célébré pour son courage que parce qu’on a tenu la porte du restaurant à une amie. #débile

On attend également d’un traducteur qu’il se relise et – cela devrait couler de source mais ça va manifestement mieux en le disant – qu’il parle sa langue natale. A la page 170 de l’édition de poche, on lit pourtant cette phrase stupéfiante : « Le directeur des Plans pensait que l’opération était prématurée et qu’elle « ne devait pas être entreprise plus de deux mois avant la véritable opération », au cas où les vrais plans viendaient à changer ».

Alors, faute de frappe (la seule de livre) ou maîtrise imparfaite du français ? #Onseledemande

Dans d’autres circonstances, devant la copie d’un étudiant ou le texte d’un subordonné, on corrigerait et on accorderait le bénéfice du doute. Là, dans un récit d’espionnage traduit avec le même soin que la notice d’un fer-à-repasser nord-coréen, on est en droit de craindre un mélange de nullité et de je-m’en-foutisme. Les erreurs de traduction sont tellement nombreuses dans l’ensemble du livre qu’il est hélas manifeste qu’aucun travail de documentation n’a été effectué.

C’est bien joli de râler contre l’intelligence artificielle,  mais elle vaut mieux que l’incompétence naturelle. Les éditions Pocket n’aurait pas perdu au change à faire réaliser une lecture de contrôle. On n’est jamais trop prudent.

À la recherche de la panthère rose, de Blake Edwards (1982)

« The founding fathers gave the free press the protection it must have to fulfill its essential role in our democracy. The press was to serve the governed, not the governors. »

Géant parmi les géants, Steven Spielberg a réalisé depuis une cinquantaine d’années quelques-uns des films les plus marquants du cinéma américain et a touché à presque tous les genres. Jusqu’en 2017, il ne s’était pourtant pas attaqué au journalisme d’investigation, sujet qui a donné et continue de donner régulièrement des œuvres remarquables au cinéma (La Dame du vendredi, 1939 ; Citizen Kane, 1941 ; L’Homme qui tua Liberty Valance, 1962 ; Profession : reporter, 1975 ; Les Hommes du président et Network : main basse sur la TV en 1976 ; L’Année de tous les dangers en 1982 ; La Déchirure, 1984 ; Salvador, 1986 ; L’Affaire Pélican, 1993 ; Révélations, 1999 ; Presque célèbre, 2000 ; Good night, and good luck, 2005 ; Green Zone, 2010 ; Spotlight, 2015) comme à la télévision (la saison 5 de The Wire, 2002 – 2008 ;  The Newsroom, 2012 – 2014).

Auteur de classiques, Spielberg ne pouvait pas ne pas se mêler de journalisme et lui qui n’avait jamais traité de la Guerre du Vietnam s’est donc attaqué à la passionnante affaire des Pentagon Papers, cette gigantesque fuite de documents exposant au grand jour la réalité de la politique des Etats-Unis en Indochine puis au Vietnam et les mensonges l’ayant accompagnée.

La quintessence de ces documents fut publiée par le New York Times le 13 juin 1971 sous la plume de Neil Sheehan (qui écrira plus tard un livre indépassable sur le conflit, L’Innocence perdue) et provoqua une crise politique majeure. Steven Spielberg ne filme cependant pas l’affaire du point de vue du grand quotidien new-yorkais mais de celui de son concurrent malheureux et dépassé, le Washington Post. Le titre français est à cet égard trompeur (on ne compte plus les fois où des distributeurs français sans culture ou sans scrupules ont trahi un film en changeant son titre) : le film dans sa version originale se nomme The Post et ne cache pas son intention de traiter l’affaire depuis la capitale et non de décrire la façon dont le scoop a été géré par la rédaction du NYT.

Sans excès de mise en scène, le réalisateur s’attache à montrer comment la publication des Pentagon Papers força le Post à assumer son destin de grand titre national. L’affaire éclata en effet alors que le quotidien s’apprêtait à entrer en bourse, et le film montre comment s’opposent les tenants d’une presse audacieuse et consciente de ses responsabilités politiques (Tom Hanks, à la limite du cabotinage en Ben Bradlee, et l’immense Bob Odenkirk) et des gestionnaires et des juristes légitimement inquiets mais excessivement agaçants (Tracy Letts, Bradley Whitford ou Jesse Plemons).

Conscient de l’immense importance de la fuite de ces documents secrets, et pas moins conscient de la nécessité absolue pour son journal de se mêler de l’affaire, d’abord en se procurant les 7.000 pages du rapport McNamara puis en en publiant sa propre analyse, le rédacteur en chef tente de convaincre la propriétaire du Post, Katharine Graham (Meryl Streep, comme toujours prodigieuse), de dépasser ses préventions et de se jeter dans l’arène.

Héritière de la fortune de son mari, mal à l’aise en public, entourée de mâles dominants la trouvant au mieux très mondaine au pire, pas bien fûtée, incompétente et illégitime, Katharine Graham est le vrai sujet du film, le cœur de l’intrigue, celle sans qui le Washington Post n’aurait pas publié à son tour le rapport, ne serait pas allé défier l’Administration Nixon aux côtés du New York Times et n’aurait pas gagné devant la Cour suprême le droit de révéler des secrets honteux. Il est d’ailleurs heureux que ce combat ait été mené alors, car il n’est pas certain qu’il serait gagné aujourd’hui.

The Post, comme dit plus haut, ne traite pas tant de l’affaire des Pentagon Papers que de la transformation d’un très chic quotidien local en un titre de référence dont les articles et les enquêtes ont une portée nationale, sinon internationale. Cette transformation n’est permise que par le cheminement personnel de Katharine Graham. Le film est d’abord le récit de l’émancipation d’une femme de la très bonne société, timide, complexée, prenant conscience de son pouvoir et de ses responsabilités sans tenir compte des pressions des hommes qui l’entourent. La scène où elle sort de la Cour suprême sous le regard admiratif de jeunes américaines est à cet égard remarquable.

Parfaitement mis en scène et reprenant tous les passages obligés des films sur le journalisme (les conférences de rédaction, le rédacteur en chef en mission divine, la gestion des sources, la concurrence avec les autres titres, les plans dans la salle des rotatives, la distribution des journaux dès potron-minet, les conciliabules nocturnes, le rappel des exigences éthiques du métier), The Post est d’un admirable classicisme. Ce parti-pris de la sobriété le place à des années-lumière des outrances dont est capable Spielberg quand il le faut. Il lui permet d’être un véritable préquel du chef-d’œuvre d’Alan J. Pakula, Les Hommes du président, consacré au Watergate, le scandale qui finit par avoir raison de la présidence Nixon. Le film s’achève d’ailleurs sur la découverte du cambriolage des locaux du Parti démocrate par un vigile et on sent que Steven Spielberg fait ici un passage de relais symbolique avec un des monuments du Nouvel Hollywood.

A la perfection formelle du film s’ajoute un message politique, que les cyniques jugeront évidemment naïfs mais qu’il n’est pas inutile de rappeler ces jours-ci, au sujet du respect du bien public, de la nécessaire dignité des dirigeants et du rôle essentiel dans une démocratie d’une presse courageuse, rigoureuse et indépendante. Disons que ça va mieux en le disant.

« Well, I’m running down the road/Tryin’ to loosen my load » (« Take it easy », Eagles)

On avait laissé Julien Leclercq il y a quelques mois sur Netflix, où était diffusée la deuxième saison de la série adaptée de Braqueurs (2015), son quasi remake de Heat (1995). L’efficacité de son travail avait presque réussi à faire oublier Sentinelle (2021), monumentale bouse, et on s’était dit que ce ratage n’était qu’un malheureux accident de parcours, comme il en arrive dans presque chaque carrière.

Seulement voilà. Errare humanum est sed perseverare diabolicum. Julien Leclercq, pour des motifs connus de lui seul, a choisi, désormais fidèle à Netflix, de réaliser une nouvelle version du chef-d’œuvre de Henri-Georges Clouzot, Le Salaire de la peur, tiré en 1953 du roman de Georges Arnaud et interprété par Yves Montand, Charles Vanel, Peter van Eyck et Folco Lulli.

Couronné la même année par la Palme d’Or et l’Ours d’Or, puis en 1955 par le prix du meilleur film aux BAFTA, Le Salaire de la peur est un authentique monument du cinéma mondial, sommet de mise en scène, d’écriture et d’interprétation. Montand et Vanel y sont prodigieux et le suspense fonctionne toujours parfaitement. 70 ans après sa sortie, le film n’a pas vraiment vieilli et constitue aussi le témoignage d’une époque, notamment avec le portrait de voyous, petits maquereaux et autres parasites désœuvrés au langage fleuri et à la gouaille typique.

Il fallut le culot de William Friedkin, auteur de French Connection (1971) et de L’Exorciste (1973), pour qu’en 1977 soit livrée une nouvelle interprétation du roman d’Arnaud, évidemment sulfureuse, coûteuse, moite et violente. Le film, d’abord mal reçu, figure désormais au panthéon des œuvres représentatives du génie et des excès du Nouvel Hollywood.

Il fallut donc le culot de l’immense Friedkin pour passer derrière l’immense Clouzot, et on se demande si c’est ce même culot ou plus certainement de l’inconscience qui ont conduit Leclercq à se risquer à son tour à réaliser une nouvelle adaptation du roman de Georges Arnaud, diffusée sur Netflix depuis quelques semaines.

Certaines œuvres sont intouchables, et on voit mal qui pourrait se risquer à réaliser des remakes des trois Parrain ou de Rio Bravo. Reste que certaines démarches ne manquent pas d’intérêt, comme la reconstitution par Gus Van Sant du Psychose d’Alfred Hitchcock ou l’adaptation futuriste du classique de Fred Zinnemann Le Train sifflera trois fois (1953) par Peter Hyams avec Outland (1981).

Hélas, Julien Leclercq n’est, au moins à ce stade de sa filmographie, ni un maître, comme Hitchcock ou Mann, ni un virtuose comme Coppola, ni un théoricien comme Gus Van Sant et son interprétation du Salaire est terriblement mauvaise. Elle est pourtant étonnement fidèle au scénario originel : afin d’éteindre l’incendie d’un puit de pétrole, une équipe de têtes brulées entreprend d’acheminer à travers une contrée très hostile une cargaison d’explosifs instables répartie à bord de deux camions.

L’intention ne suffit cependant pas, malgré les moyens mis en œuvre et un tournage au Maroc. Rien, en réalité, ou presque ne fonctionne dans cette relecture contemporaine du classique de Clouzot. Le prologue, qui présente les personnages et introduit l’intrigue, est certes plus tendu et animé que celui de 1953, mais il est aussi parfaitement ridicule (misérable embuscade et pitoyable scène d’amour). D’entrée, il est manifeste que le film, très mal dialogué, sera mal joué et que les personnages n’auront rien de l’humanité ou de la complexité de ceux de 1953 ou de 1977. L’idée de passer de la jungle guatémaltèque au désert marocain n’était pas bête, mais l’ajout d’insurgés, supposément islamistes, est ridiculement traitée, qu’il s’agisse de tirs de RPG chargés de gaz – une scène aussi ridicule qu’inutile qui rappelle Le Chant du loup – ou d’une embuscade dont nos héros se sortent avec une aisance insolente. De même, la multiplication des personnages secondaires dans les deux convois n’ajoute rien au récit, de même que les ralentis des explosions semblent n’avoir pour but que de montrer le montant du budget des effets spéciaux.

Leclercq et son scénariste, Hamid Hlioua, connaissent leurs classiques. Les combats à mains nues d’Alban Lenoir rappellent évidemment ceux de Matt Damon dans Jason Bourne (2016), tandis que les scènes de révolution évoquent, de loin, le très bon Le Caire confidentiel (2017), de Tarik Saleh. Les belles références, la reprise d’un film mythique et les moyens d’un studio puissant ne garantissent cependant pas la réalisation d’une œuvre convaincante. Cette 3e version du Salaire de la peur vaut à peine mieux que ces productions américaines sorties directement en DVD ou qui meublent les tréfonds des plateformes. Il était peut-être possible, à défaut de faire aussi bien que Clouzot ou Friedkin, de contribuer à la légende, par exemple en quittant le désert ou les tropiques et en gagnant le Grand nord. On ne peut s’empêcher de penser, finalement, que ce remake était inutile et qu’il ne faudra pas confondre son audience et sa qualité.

Oppression is the mask of fear

Oppression is the mask of fear

C’est sans doute un mal pour un bien. La vente de l’univers Star Wars à Disney avait ainsi accouché de trois bouses (les épisodes VII, VIII et IX) et de nombreux fans, au premier rang desquels votre serviteur, avaient à la sortie des deux premiers sérieusement envisagé de faire dissidence et de se tenir le plus loin du gâchis qui serait désormais tourné. C’est alors que s’était produit le miracle Rogue One, remarquable film d’espionnage sauvé du désastre par Tony Gilroy, devenu en une vingtaine d’années le maître incontestable du genre à Hollywood.

La saga Star Wars nous a offert un univers d’une exceptionnelle richesse, et les deux trilogies écrites par George Lucas ont emprunté au cinéma d’aventure, au film d’aviation (cf. Top Gun: Maverick, qui lui a rendu en retour un hommage appuyé), au film de sabre, au film politique (« This is how liberty dies, with thunderous applause ») – quand bien même Lucas n’est pas Costa-Gavras – et, évidemment au film d’espionnage. Dès 1977, il était question des plans d’une installation militaire dérobés par une poignée de héros, et les autres films ne furent que traque de fugitifs, infiltration, sabotage, assassinats, manipulations, trahisons et lutte clandestine contre un régime tyrannique.

La seconde trilogie (1999 – 2005) avait permis à Star Wars de sortir, du moins en partie, des drames de la famille Skywalker et de nous montrer le vaste monde. C’était là le manque principal des premiers films, organisés autour d’une poignée de personnages dans des décors qui n’étaient souvent que des scènes de théâtre. Il manquait à l’ensemble une société, des enjeux dépassant la seule lutte entre une poignée de chevaliers et l’empereur en sa forteresse imprenable. Il manquait à l’univers de Lucas une profondeur dépassant le petit cercle des protagonistes principaux et donnant de la chair.

Avec Rogue One, qu’il avait réécrit, Tony Gilroy, scénariste des Bourne, réalisateur du remarquable Michael Clayton (2007), s’était affranchi des tragédies intimes secouant la dynastie Skywalker/Organa pour nous plonger dans la réalité d’un monde écrasé par l’Empire galactique et au sein duquel naissait une rébellion aux profondes divisions. Darth Vader y utilisait la Force, notamment contre ses subordonnés – une sale habitude, soit dit en passant –, tout comme certains rebelles, mais l’important n’était pas là. Il ne s’agissait pas d’un combat entre jedi et sith mais d’une insurrection menée par des gens du peuple. Enfin le monde de Lucas devenait complexe. Des rebelles pouvaient aussi être des fanatiques, l’oppression impériale n’avait rien de théorique et tous les insurgés n’étaient pas de beaux aventuriers.

Annoncé en 2017, le développement de la série Andor visait, selon ce qui est devenue une habitude, à combler les espaces temporels entre les films de la saga (cf., notamment, Solo: A Star Wars Story, en 2018, ou la minisérie Obi-Wan Kenobi, en 2022). Manifestement alarmé par la tournure que prenait le projet, Tony Gilroy se manifesta, fit des propositions et fut finalement imposé en 2020 comme le nouveau show runner de la série. Il a d’ailleurs raconté tout ça dans un passionnant entretien accordé au Monde en 2022.

Autant le dire clairement, le résultat est proprement exceptionnel et fait entrer, comme l’écrivit alors Thomas Sotinel, l’univers Star Wars dans l’âge adulte.

Cinq ans avant Rogue One, la série suit une série de personnages impliqués dans la rébellion ou dans sa répression : Cassian Andor, dont le rôle est à nouveau tenu par le remarquable Diego Luna, et que l’on voit rallier progressivement ceux qui luttent contre l’Empire ; Luthen Rael, qui tente d’organiser la révolte, et qui est interprété par le prodigieux Stellan Skarsgård, un acteur dont le talent ne cesse de sidérer ; la bien connue sénatrice Mon Mothma (Genevieve O’Reilly), qui finance la révolte et bâtit des réseaux ; Syril Karn (Kyle Soller), un ambitieux jeune milicien désireux de remporter des succès opérationnels ; Dedra Meero (Denise Gough), un officier des services de sécurité impériaux qui traque les rebelles ; et Bix Caleen (Adria Arjona), une amie d’Andor qui paye très cher cette proximité.

Tous ces personnages s’évitent, se fuient, s’affrontent, se capturent ou se cherchent sans répit alors que l’Empire, désormais instauré, impose sa domination partout où il le peut. Tony Gilroy décrit ce climat de façon glaçante dans un univers où plus aucun espoir ne subsiste, où l’arbitraire est la norme et où le pouvoir est aux mains d’un système à la puissance en apparence infinie. La charmante naïveté de la première trilogie est bien loin et Gilroy prolonge ici avec maestria l’entreprise d’assombrissement de la saga entreprise par Lucas en 1999 et dont le premier aboutissement avait été, en 2005, l’épisode III, La Revanche des Sith. Il parvient même à s’affranchir des références sempiternelles à la Force, étrangement absente ici.

A la différence de J.J. Abrams, imitateur sans talent et sans vision, Tony Gilroy sait exactement ce qu’il veut raconter. Sa maîtrise des codes du récit d’espionnage et sa compréhension des enjeux moraux et opérationnels de la clandestinité font d’Andor une authentique contribution au genre. Il y a plus de renseignement dans le premier volet de la série que dans la plupart des productions françaises – y compris (surtout ?), celles adoubées par les autorités – et les grandes logiques du métier y sont présentées bien plus clairement que dans de récents documentaires de commande. La complexité des personnages, la diversité de leurs parcours, de leurs motivations et de leurs ressorts intimes trouvent peu d’équivalent à la télévision, même dans la remarquable adaptation de John Le Carré The Night Manager (2016) ou dans la série True Detective (2014 – )

Gilroy, une fois de plus, vise juste et il a manifestement compris ce que bien des commentateurs n’ont pas vu (ou pas voulu voir) il y a quelques années au sujet de la violence politique. Une même cause peut être défendue pour un grand nombre de motifs issus d’itinéraires individuels variés (« Everyone has its own rebellion », entend-on notamment, ce qui fait un bien fou après les torrents de foutaises entendues il y a une dizaine d’années) et les généralisations hâtives, si elles rassurent les décideurs pressés, ne sont en réalité d’aucune pertinence, quand elles ne sont pas de pures escroqueries intellectuelles.

La série n’est pas seulement le récit des débuts d’une insurrection. Elle décrit aussi un système totalitaire, l’omniprésence des forces de sécurité, la peur constante dans les esprits, les camps de travail, l’extermination des opposants, et, preuve que Gilroy a décidément lu ses classiques au sujet du Reich ou de la Sainte Rodina, de la féroce concurrence au sein de l’appareil répressif pour monter en grade et s’assurer plus de pouvoir. Dans les rangs de l’Empire comme dans ceux de la Rébellion, les motivations sont complexes et ne se résument pas à une adhésion simpliste à l’idéologie défendue.

Cette compétition entre cadres ne génère pas seulement des tensions administratives, elle valorise aussi les esprits les plus affutés. Dedra Meero est l’un de ceux-là, et son approche du défi représenté par l’insurrection naissante révèle une démarche analytique méthodique, ambitieuse et originale. Son personnage nous rappelle, l’air de rien, que nos ennemis ne sont pas nécessairement idiots ou incompétents simplement parce qu’ils sont nos ennemis (n’en déplaise au regretté Pierre Desproges). Nous savons parfaitement en France ce qu’il en coûte de sous-évaluer l’adversaire.

Pour une fois à l’écran, et comme dans les romans de Tom Clancy, qui s’attachait toujours à montrer l’ensemble des protagonistes, leur stratégie, leurs objectifs et leurs actions (et aussi le poids du hasard), Gilroy met en scène deux camps irréductiblement ennemis mais également intelligents, compétents et absolument déterminés à l’emporter. Dans cette lutte à mort, la victoire ne pourra aller qu’au plus habile et au plus motivé. C’est ici que la série touche le cœur du contre-espionnage, lorsqu’il est question de réaliser contre le camp adverse des manœuvres complexes, de manipuler, d’intoxiquer, et de sacrifier des pions dans l’espoir de gains décisifs.

Contre un régime sans pitié, les chefs de la rébellion n’ont d’autre choix que de mettre en œuvre toutes les mesures offertes par le métier, comme le révèle le dilemme de Luthen Rael face aux excès d’Anto Kreegyr : faut-il sacrifier cet allié encombrant pour endormir les services impériaux et assurer ainsi la sécurité de l’agent infiltré en leur sein, eux-mêmes se demandant s’il ne faut pas l’éliminer pour plaire à l’Empereur ? Rael, chef de réseau courant des risques insensés, est aussi lucide qu’il est déterminé au sujet de sa mission et de ce qu’elle implique.

Tandis que Dedra Meero fait le constat (cf. plus haut) de la fragilité du régime qu’elle sert, les rebelles réfléchissent aussi et théorisent.

La clairvoyance de Cassian Andor au sujet des failles impériales est à cet égard remarquable (« The arrogance is remarkable, isn’t it? They don’t even think about us. ») et elle va nourrir la stratégie des insurgés.

Le courage face aux risques de capture et de torture et les sacrifices consentis au nom d’une cause supérieure évoquent irrésistiblement le chef-d’œuvre de Jean-Pierre Melville L’Armée des ombres (1969), tiré du roman un poil verbeux de Joseph Kessel. Sa noirceur, son âpreté, la grandeur des personnages, jamais désespérés malgré les obstacles et la puissance de l’ennemi, en font un récit admirable. Sa parfaite imbrication dans le reste de l’univers Star Wars, qu’il enrichit au lieu de le dénaturer – à l’instar de la référence parfaitement amenée à THX 1138 (1971) – est par ailleurs exemplaire. Gilroy ne copie pas Lucas, il s’en inspire et le cite intelligemment, ajoutant une pièce essentielle à une saga qui, depuis 1977, ne cesse de nous faire vibrer.