Comme d’habitude, que l’attentat soit raté ou réussi, les « experts » jaillissent sur les plateaux de télévision, à la radio et dans la presse, comme les résistants en septembre 1944. L’opération lancée contre le vol Northwest Airlines 253 du 25 décembre dernier a évidemment provoqué ce phénomène, désormais aussi prévisible que les soldes.
La distribution est toujours la même, entre un Gérard Chaliand de moins en moins combattif et un Jean-Pierre Filiu délicieusement coquet, et l’inévitable Monsieur Eric qui nous assène des banalités de son air de comploteur à qui on ne la fait pas.
Et que nous disent nos experts ? Qu’Al Qaïda est vaincue et en est réduite à revendiquer des échecs, qu’Oussama Ben Laden a échoué, que le jihad s’enlise. Dans leur hâte, nos observateurs commettent erreur sur erreur et contribuent au trouble de nos concitoyens.
Je passe, bien sûr, sur les hypothèses de quelques internautes qui voient dans cet attentat un complot américain permettant de justifier la guerre en Afghanistan. A ce stade là, seule la médecine peut être d’un réel secours.
Essayons donc de répondre aux affirmations de nos amis les commentateurs, à commencer par Bernard Guetta, bien plus pertinent quand il parle de la Palestine ou de la Russie que quand il se lance dans l’analyse de la menace terroriste.
1/ Al Qaïda vaincue, réduite à revendiquer des échecs ?
Il s’agit d’une terrible méprise, doublée d’une belle erreur.
Il s’agirait en effet de ne pas confondre Al Qaïda avec Al Qaïda dans la Péninsule Arabique (AQPA pour les intimes), un mouvement régional issu de la fusion de plusieurs groupes actifs en Arabie saoudite et au Yémen. Ainsi, la revendication n’a-t-elle pas été diffusée par AQ mais bien par un des ses alliés. Et celui-ci n’a certainement pas à rougir de cet « échec » : en parvenant, malgré toutes les règles mises en place après les attentats du 11 septembre, à monter à bord d’un vol transatlantique, qui plus est en révélant un nouveau raté des services de l’Empire, AQPA a largement remporté cette manche.
Premier groupe régional à se glisser entre les mailles du filet occidental, il frappe fort, et nous force un peu plus à intensifier la pression sécuritaire. Malgré une solide tradition démocratique, le Royaume-Uni en est ainsi réduit à envisager des contrôles au faciès… Ne perdons pas de vue que les terroristes ne cherchent pas tant à tuer qu’à faire régner la peur et à peser sur nos vies. Nous nous sommes habitués aux patrouilles de l’armée dans nos gares, nos aéroports et nos centres commerciaux, mais il faudrait garder en tête que cette présence militaire dans la Cité ne devrait pas être normale.
2/ Oussama Ben Laden aurait donc échoué ?
MM. Guetta et Filiu sont formels : cet attentat manqué, revendiqué malgré tout, confirme l’échec d’OBL. On me permettra de ne pas être d’accord, et d’affirmer, au contraire, qu’il s’agit d’un succès.
Ratée, l’opération de notre jeune Nigérian confirme qu’Oussama Ben Laden a su créer une dynamique mondiale qui conduit de jeunes musulmans radicalisés à choisir le terrorisme pour exprimer leur mal-être et leur refus de l’Occident. La menace est plus que jamais protéiforme. De surcroît, et malgré la – défaillante – démonstration de Filiu, il se confirme également qu’Al Qaïda est revenue à une posture de soutien et d’impulsion, et soutient plus que jamais les mouvements régionaux.
Le jihad, dévoyé par les idéologues terroristes, est devenu un acte solitaire qui rend le travail des services de sécurité de plus en plus ardu.
Au lieu de célébrer la supposée défaite d’Al Qaïda, il serait pertinent d’accepter enfin la réalité : mêmes minoritaires, les jihadistes sont nombreux, très nombreux, peut-être même trop nombreux, et ils ont réussi un hold-up sur l’islam. La tentative d’assassinat, la semaine dernière, du dessinateur danois auteur des caricatures du Prophète en 2005, prouve, malgré les affirmations de Bernard Guetta ce matin sur France-Inter, que le conflit des civilisations est réel tant le silence des « musulmans modérés », pris au piège, a été gênant.
Le dire ne signifie aucunement que l’on s’en réjouit, et il serait bon que nos commentateurs cessent de confondre le monde tel qu’il devrait être avec celui qu’il est. Comme le rappelle le slogan qui donne son titre à ce billet, la méthode Coué n’a jamais été efficace contre la violence et le totalitarisme.
Dans un entretien accordé au Figaro (ici), le toujours prolixe Jean-Pierre Filiu analyse, avec l’assurance de celui qui pense savoir, l’attentat raté du 25 décembre contre le vol 253 de Northwest Airlines entre Amsterdam et Detroit.
Après quelques banalités sur les sites Internet jihadistes, qu’il avait déjà énoncées dans une tribune publié par Libération, JP Filiu dresse un tableau assez bien vu d’Al Qaïda, durement éprouvée par les raids incessants des drones de l’Empire. Il commet cependant deux erreurs tragiques :
– D’abord, en affirmant qu’Al Qaïda ne revendiquera pas cet attentat, puisqu’il paraît qu’Al Qaïda « ne revendique pas ses échecs ».
– Ensuite, fidèle à sa ligne, il se refuse toujours à admettre qu’Al Qaïda encourage les mouvements jihadistes régionaux.
Hélas, hélas, la réalité a rattrapé notre Mme Irma du contre-terrorisme, puisqu’Al Qaïda pour la Péninsule Arabique (AQPA) vient justement de revendiquer cette opération. Mais il semble avoir échappé à M. Filiu qu’AQPA n’était pas AQ, et que ce groupe régional pouvait, à juste titre, se féliciter de cette affaire. Même raté, en effet, cette opération a replacé au premier plan la menace jihadiste dans l’esprit de nos décideurs. De plus, en étant la première organisation jihadiste régionale à revendiquer un attentat à des milliers de kilomètres de son champ d’action, AQPA a frappé un grand coup et provoqué, comme d’habitude, la volée de mesures ineptes annoncées par nos gouvernants – qui ne manqueront pas d’être dénoncées par ceux qui craignent l’émergence d’un Big Brother.
Comme pour le 11 septembre 2001, il semble bien que la seule mesure qui vaille soit de faire enfin fonctionner correctement les services de renseignement et de sécurité. J’ai déjà, dans ces colonnes, montré à quel point les attentats de New-York et de Washington auraient pu être évités si tout le monde avait fait son travail. Le Figaro donne à cet égard une édifiante explication :
Le changement brutal de comportement d’Umar Farouk Abdulmutallab, le Nigérian à l’origine de l’attentat manqué contre le vol Amsterdam Detroit de la Northwest Airlines, avait alarmé sa propre famille. Lundi, les Abdulmutallab sont sortis de leur silence et affirment avoir informé, il y a deux mois, les services de sécurité nigérians de leurs craintes que leur fils ait été radicalisé par des extrémistes islamistes. Le jeune homme avait en effet abandonné son master de business qu’il avait entrepris à Dubaï et avait confié à sa famille son souhait d’étudier l’islam au Yémen. Une fois là-bas, le Nigérian a cessé de donner de ses nouvelles et a disparu.
Le père d’Umar, un ancien ministre nigérian et banquier réputé, a également pris contact avec des agences de sécurité étrangères pour qu’elles apportent « leur aide et ramènent Umar chez lui ». L’ancien ministre a ainsi signalé la radicalisation de son fils à l’ambassade américaine du Nigéria, en novembre dernier.
Cette alerte avait valu à Umar Farouk Abdulmutallab d’être fiché parmi les personnes soupçonnées de liens avec le terrorisme (Terrorist Identities Datamart Environment). Mais les 550.000 personnes de cette liste n’étant pas forcément jugées actives, elles ne sont pas interdites d’embarquement sur des vols vers les Etats-Unis.
Une fois de plus, donc, malgré les alertes répétées qui démontrent que les signaux faibles ont été correctement recueillis, un processus froidement technico-administratif a laissé filer le terroriste. La multiplication des outils automatisés de traitement du renseignement facilite bien souvent la tâche des jihadistes, en particulier en raison de l’incapacité des logiciels et des fonctionnaires les mettant en œuvre à lire puis à cribler correctement les patronymes du monde arabo-musulman (puisque c’est hélas bien de lui qu’il s’agit).
Dans sa soif éperdue de communication, notre gouvernement n’a pas tardé à réagir à la menace en annonçant qu’il « [voulait] être informé du profil des voyageurs dès la réservation des billets. » Il s’agit ici de se demander si l’auteur de cette géniale idée a conscience du travail phénoménal que demande une telle mesure. Qui va cribler les dizaines de milliers de noms ? Que va-t-on faire des individus identifiés comme étant « suspects » ? Au nom de quelle loi, de toute façon, ces individus pourraient-ils être interdits de voyages aériens ? Et que se passera-t-il si les policiers découvrent dans un avion non pas un terroriste mais un escroc recherché ? Passeront-ils l’information à leurs collègues, ou le laisseront-ils filer au nom de la priorité accordée à la gestion de la menace terroriste ? Dans cette hypothèse, que deviendra l’article 40 du code pénal qui impose de dénoncer tout acte illégal dont on a connaissance ?
De réformes idiotes en mesures absurdes, les autorités occidentales paraissent singulièrement démunies. Les avis, motivés par d’obscures certitudes, d’une poignée d’experts hantant les plateaux de télévision, ne font rien, par ailleurs, pour arranger les choses. Aveuglés par l’aura qui entoure, dans nos pays, la notoriété, les responsables des services prêtent parfois une plus grande attention aux sentences des universitaires qu’aux analyses de leurs propres agents. En militant pour la fermeture des sites jihadistes, JP Filiu donne ainsi de mauvaises idées. Qui peut croire, en effet, que les terroristes cesseront de se parler parce que les sites identifiés auront été fermés ou bloqués.
Evidemment, dès l’événement connu, les internautes français s’en sont donnés à cœur joie. Complot américain permettant au Président Obama de poursuivre « sa » guerre en Afghanistan, démonstration de la nocivité de l’islam pour d’autres, on a tout lu depuis le soir du 25 décembre. Certains découvrent même que le Yémen est un Etat virtuellement failli, et les bonnes âmes s’émeuvent des opérations que les Etats-Unis y conduisent – depuis des années – contre les jihadistes.
Cet attentat raté nous rappelle enfin quelques vérités : il y a une guerre là, dehors, et que nous choisissions de la faire ou de ne pas la faire n’entamera en rien la volonté de nos ennemis. Notre société, plus que troublée par ses crises internes et radicalisée par le nauséabond débat sur l’identité nationale, se scinde entre des apprentis croisés avides de combats contre l’islam et des esprits soi-disant éclairés qui pensent que le mal vient des Etats-Unis et de leurs alliés. Dans ce tintamarre, rares sont les voix qui osent défendre l’Occident et qui osent vouloir aider le monde arabo-musulman. On ne peut que craindre, à terme, le déclenchement d’une crise ouverte entre les deux camps dans nos sociétés.
Le 7 novembre 2004 débuta la seconde bataille de Fallouja. Connue sous les noms d’opération Phantom Fury et Al Fajr (http://en.wikipedia.org/wiki/Second_Battle_of_Fallujah), cet affrontement a opposé un ensemble de forces américaines et irakiennes à des insurgés soutenus par des jihadistes étrangers. La bataille, qui constitue une victoire de la Coalition, est également considérée dans la mouvance jihadiste comme un fait d’armes comparable à la bataille de Jaji en Afghanistan. Le colonel Dick Camp, ancien de l’USMC, en a livré sa vision dans « Operation Phantom Fury, the assault and capture of Fallujah, Iraq ».
Aucune personne sensée ne s'étonnera donc en apprenant que cet affrontement a été une épouvantable boucherie, des soldats américains surarmés - et bien plus combatifs que ne pourrait le supposer le démographe omniscient Emmanuel Todd) contre des insurgés fanatisés. Par bien des aspects, ce combat a probablement ressemblé à aux scènes finales d'"Aliens", de James Cameron. Parmi les soldats de l'US Army se trouvait David Bellavia, un sergent qui a choisi de raconter dans toute sa crudité et sa violence cette bataille. Son récit, "Fallouja !", vient de paraître et sa lecture est très instructive.
On me pardonnera de préférer le titre original, « House to house », qui décrit bien l’âpreté d’une lutte que les officiels américains comparent à la (re)prise de Hué en 1968 et qui, par certains traits, rappelle Stalingrad. Bellavia, qui après avoir fait du théâtre, a rejoint l’US Army, n’est pas un enfant de choeur et sa description des combats est précise, sans fausse pudeur. Fait intéressant, Bellavia évoque franchement l’emploi de phosphore blanc par les troupes US, dans un environnement dépourvu de civils, et répond à sa manière à la polémique née du documentaire italien Fallujah: the hidden massacre. Ce film est d’ailleurs téléchargeable à l’adresse suivante :
Pour ceux qui pensent que la guerre est joyeuse, des témoignages brutaux et indispensables - ne serait-ce que pour la découverte du concept, fascinant, de Bâtiment Explosif Improvisé...
La récente tuerie de Fort Hood a révélé au grand public le concept de « lone wolves » du terrorisme. A ceux qui veulent en savoir plus et dépasser la dépêche AFP du 27 novembre, je conseille la lecture de la remarquable étude du think tank néerlandais COT Instituut voor Veiligheids- en Crisismanagement.
Complète, documentée, cette étude permet de s’initier rapidement à un phénomène qui ne touche pas seulement le jihadisme.
« Les vers me sortent de partout », disait Léopold Lajeunesse dans la pièce de Marcel Aymé, « Uranus ». Il en va de même pour les experts en terrorisme, qui apparaissent régulièrement comme les champignons après la pluie.
Le dernier en date est un certain Jean Bévalet, ancien parachutiste, auteur du très dispensable « Terrorisme : gagner la 3e guerre mondiale. » On n’est pas plus modeste.
Fondateur du C.E.S.A.R.R, qui n’est pas l’équivalent français du SMERSH mais le centre d’Etudes Stratégiques, Analyses et Recherches sur les risques majeurs (Cf. http://www.cesarr.com/topic/index.html), Jean Bévalet fait montre d’un courage qu’il faut saluer en affirmant pouvoir apporter une réponse simple à un défi qui occupe les services de sécurité du monde depuis plusieurs décennies.
Hélas, l’enthousiasme ne suffit pas, et la démonstration tourne court. Reprenant les vieilles rengaines d’un Gérard Chaliand sur les origines antiques du terrorisme et les raccourcis des éditorialistes de « Minute » et de « L’Humanité » sur l’Occident arroseur arrosé, l’auteur ne dépasse pas le stade du travail d’un étudiant de licence. Il commet surtout deux erreurs rédhibitoires :
– il affirme ainsi, sans rire, que le terrorisme est la principale menace du XXIe siècle. Il me semble pourtant que ce siècle encore jeune porte en lui des dangers bien plus grands, de la Chine à l’Iran en passant par la Corée du Nord, le Pakistan, le Soudan, la Palestine.
– il évoque une 3e guerre mondiale pour qualifier ce conflit larvé, mais il paraît ignorer que la plupart des stratèges estiment que cette 3e guerre mondiale a déjà eu lieu, sous les traits de la guerre froide. Norman Podhoretz ou James Woolsey, néoconservateurs enragés, ont quant à eux largement diffusé le concept de 4e guerre mondiale.
L’essai de Bévalet vient s’ajouter aux milliers d’ouvrages déjà parus, mais il n’est sans doute pas le plus urgent à lire…
Au risque d’en choquer quelques uns, je suis bien obligé d’affirmer qu’il est des sujets dont on ne peut pas parler si on ne les a pas explorés de l’intérieur. L’imagination, l’empathie, la capacité de projection sont autant de qualités précieuses chez un auteur de fiction, mais qui peut décrire un saut en parachute sans avoir sauté lui-même ? Qui peut rapporter les sentiments d’un chirurgien s’il n’a pas lui-même opéré ? Il en va de même pour le renseignement, et les esprits les plus rigoureux se cantonnent le plus souvent à l’étude des archives. Hélas, dans bien des cas, le lecteur curieux est assailli de toutes parts par des ouvrages dont les auteurs soignent leur mythomanie par la compilation d’articles et les confessions de quelques vieilles gloires plus ou moins lucides. Il en est ainsi, évidemment, de nombre d’écrits concernant les attentats du 11 septembre 2001.
Les tenants de la théorie du complot, que j’ai évoqués ici, font preuve, en plus d’une folle arrogance intellectuelle, d’une ignorance crasse du monde du renseignement et plus généralement de ce qu’on appelle « le facteur humain ». Ce fameux facteur explique que malgré de nombreuses mais incomplètes informations personne n’ait pu/su prévoir les attaques du 11 septembre. Alignés froidement sur une feuille de papier, tous ces indices constituent pourtant un dossier accablant, mais l’Histoire regorge de ces incroyables et terribles enchaînements de circonstances qui jettent un pays dans l’abîme. J’y reviendrai plus tard. Il ne fait aucun doute que de nombreux éléments avaient été recueillis par diverses agences de renseignement au sujet d’un vaste projet terroriste, mais la synthèse était-elle possible ? Qui savait quoi ? Comment ? N’est-il pas vain et en partie idiot de réécrire ainsi l’Histoire ? Que savaient donc les services ? Essayons de faire un point mêlant chronologie et acteurs.
1/ La CIA, dès janvier 2000, avait détecté le passage à Kuala-Lumpur de plusieurs opérationnels de grande qualité d’Al Qaïda. Accueillis par Hambali, l’émir de la Jemaah Islamiyah, ils venaient de suivre un entraînement poussé dans un camp en Afghanistan et se préparaient à gagner les Etats-Unis pour y poursuivre les préparatifs des attentats du 11 septembre 2001 (cet épisode est décrit avec précision dans les pages 156 – 160 du rapport du Sénat sur les attentats).
Malheureusement, personne n’avait détecté la nature de l’entraînement reçu en Afghanistan… Par mesure de précaution, et parce qu’au moins un des jihadistes était impliqué dans l’attentat contre l’USS Cole au Yémen en octobre 2000, la CIA transmit au FBI et aux services douaniers les identités des individus détectés afin de leur interdire l’entrée du territoire américain.
2/ Ce voyage de terroristes d’Al Qaïda d’Afghanistan vers les Etats-Unis via la Malaisie illustrait à l’époque la structuration des ramifications mondiales du réseau de l’organisation jihadiste. Au même moment, la cellule de Hambourg se mettait en place avec des ressortissants du Golfe, un leader égyptien, et des fonds en provenance d’Espagne… Au sein des services de sécurité et de renseignement, la convergence entre réseaux, visibles dès l’été 1999 en Europe, avait été détectée et analysée comme la preuve d’un accroissement sensible de la menace. Tout le monde s’attendait à une action spectaculaire, et les opérations déjouées donnaient de précieuses indications : complot du Millenium à Seattle et Amman en décembre 1999, projet d’attentat contre la cathédrale de Strasbourg en décembre 2000, projet d’attentat contre l’ambassade américaine à Rome en janvier 2001, etc.
3/ Identifiés grâce aux patientes recherches des services français et britanniques, certains camps d’entraînement d’Al Qaïda étaient régulièrement photographiés par des satellites, ce qui permit de détecter des exercices de capture d’avions de ligne sur les appareils hors d’usage d’Ariana Airlines parqués sur l’aéroport de Kaboul
L’analyse faite à l’époque par la DGSE, diffusée dans une note que Guillaume Dasquié jugea utile de publier dans Le Monde du 17 avril 2007, concluait que les membres d’Al Qaïda s’entraînaient à détourner des avions. Cette hypothèse paraissait d’autant plus crédible qu’en décembre 1999 les Taliban avaient détourné sur l’aéroport de Kandahar un appareil d’Indian Airlines – et avaient même exhibé à cette occasion des missiles sol-air Stinger (FIM-92 pour les pros) – afin d’obtenir la libération d’un leader islamiste.
Personne n’envisageait donc sérieusement ces exercices de détournement autrement que comme une volonté de l’alliance Talibans/AQ de reproduire le succès de décembre 99.
En Europe, les services suivaient avec inquiétude le départ de volontaires maghrébins vers les camps afghans grâce aux filières d’Abou Zoubeida, soutenues par Abou Doha, un opérationnel basé à Londres qui faisait le lien entre les cellules algériennes, les réseaux d’AQ et les maquis tchétchènes, sous l’impulsion de l’émir Abou Djaffar, lui-même installé en Afghanistan.
4/ Ayant atteint son apogée organisationnel pendant l’été 2001, Al Qaïda restait difficilement lisible par les services. Les sources techniques étaient rares et concernaient essentiellement des responsables jihadistes liés à Al Qaïda mais en aucun cas des chefs de l’organisation. Le constat de la faillite du renseignement humain au sein de la CIA, dénoncée par Robert Baer (La chute de la CIA) ou Michael Scheuer (Imperial hubris), était également valable pour d’autres services, dont les agences françaises qui compensaient ce manque de sources par la qualité de leurs analyses. Seuls, une fois de plus, les services britanniques semblaient disposer en 2001 d’une source humaine de très haut niveau au cœur de l’état-major d’Al Qaïda. Certains observateurs estiment qu’il s’agissait de l’idéologue espagnol d’origine syrienne Abou Moussab, figure du Londonistan entre 1995 et 2000, un contact de haut niveau digne des sources que traitait le MI-5 (actuellement BSS) dans les services de l’Est quelques années plus tôt. Ce serait donc grâce à ses indications que les autorités britanniques, au printemps 2001, redoutaient un attentat majeur, dont ils avaient averti leurs alliés américains. Mais les détails manquaient…
L’arrestation en juillet 2001 à Dubaï du Franco-algérien Djamel Beghal, sur la foi d’un renseignement de la CIA transmis aux services émiratis, permit de dévoiler un projet d’attentat majeur contre l’ambassade des Etats-Unis à Paris. Informés, les services français et britanniques se mobilisèrent et concentrèrent leurs efforts contre le réseau impliqué, jugeant que cet attentat était le projet majeur dont parlaient les sources. Ce complot confirmait une grande partie des renseignements recueillis par la DGSE et la DCRG, qui coopéraient étroitement sur ce sujet depuis des mois, au grand dam de la DST qui pour une fois n’avait rien vu venir et en était réduite à vociférer lors des – rares – réunions de travail qu’elle acceptait de tenir avec ses homologues.
Il est désormais admis que ce projet d’attentat, prévu pour l’été 2002, était réel mais qu’il s’agissait d’abord pour Al Qaïda de détourner l’attention des services occidentaux en les attirant vers des cellules maghrébines. Le fameux briefing du 6 août 2001 réalisé par la CIA au profit du Président des Etats-Unis mentionnait la volonté d’Al Qaïda de réaliser une attaque sur le territoire américain. La découverte du complot Beghal mobilisa donc les énergies du FBI et de la CIA, et la délégation américaine participant à la réunion parisienne du 6 septembre 2001 consacrée à cette menace fut composée d’un nombre considérable d’agents qui surprit leurs homologues français.
Comme on peut le voir dans cette note, déclassifiée en 2004, le fameux avertissement adressé par la CIA au Président Bush ne contenait rien de bien sensible : un rappel de l’affaire Ressam (décembre 99), et la confirmation que des cellules jihadistes sont actives sur le territoire US. Cette dernière information n’était pas nouvelle, et était considérée à l’époque par le FBI comme une des données fondamentales du paysage terroriste.
5/ Mais pendant que les grands services occidentaux traquaient entre l’Afghanistan, le Moyen-Orient et l’Europe les « cosmocrates » jihadistes, les bureaux locaux du FBI en Floride et en Arizona détectaient d’étranges élèves dans des écoles de pilotage. De plus, à Boston, ville bien connue des spécialistes pour son fameux réseau de chauffeurs de taxi islamistes radicaux, le même FBI interpellait un citoyen franco-marocain, Zacarias Moussaoui, pour un défaut de titre de séjour. L’officier en charge de l’affaire eut rapidement un doute sur l’individu et demanda à un juge d’autoriser une perquisition poussée du logement de l’individu et d’explorer le disque dur de son ordinateur. Cette autorisation lui fut refusée, jusqu’à ce que la DST française, interrogée par le FBI, révèle que Moussaoui était un sympathisant jihadiste bien connu, lié aux filières tchétchènes. Trop tard…
Les rapports envoyés par les antennes de Miami et de Phoenix furent perdus dans une remarquable illustration de ce qu’on appelle dans les services français – qui le pratiquent avec talent – le « sous-coudage ». Par ailleurs, la vétusté du réseau informatique du FBI empêcha un agent du bureau de Floride d’envoyer par e-mail les photos des suspects. Il fut ainsi contraint d’expédier une disquette par la poste jusqu’à Washington… Enfin, l’enquête révéla par la suite que plusieurs des terroristes avaient pu entrer aux Etats-Unis malgré les avis d’alerte émis par la CIA (cf. supra) Complot ? Non. Incompétence ? Oui, en partie, comme dans toute administration complexe. Facteur humain ? Hélas oui.
6/ Les Allemands, pour leur part, firent preuve, eux aussi, d’une coupable négligence en laissant se développer la fameuse cellule de Hambourg. Contraints par un système judiciaire conçu à la suite de la catastrophe nazie, les services de sécurité allemands firent longtemps fait preuve d’une très grande prudence à l’égard de l’islam radical. Ils redoutaient d’être accusés de discrimination et de bafouer la liberté d’opinion. En 1999, ces services, par ailleurs handicapés par le cirque administratif fédéral, libérèrent ainsi l’émir des jihadistes tunisiens en Europe en le considérant comme un simple délinquant… Il était en effet inconcevable pour les services de sécurité de Berlin de surveiller des individus en raison de leurs pratiques religieuses, même radicales…
7/ L’Espagne, plus mobilisée, ne fut cependant pas capable d’identifier les liens entre la cellule de Hambourg et un des leaders d’Al Qaïda en Europe, Imad Eddine Barakat Yarkas, alias Abou Dahdah, financier des attentats du 11 septembre… Comme leurs homologues européens, les services espagnols concentraient leurs efforts sur les réseaux jihadistes maghrébins. L’arrestation en juin 2001 d’un des hommes impliqués dans le complot contre la cathédrale de Strasbourg conforta les analystes dans la certitude que la menace était d’abord maghrébine.
8/ Les Saoudiens semblaient pour leur part au courant de beaucoup de choses. Le prince Turki al Faisal, chef des services de renseignement royaux, ancien « traitant » d’Oussama Ben Laden, démissionna d’ailleurs brutalement à la fin du mois d’aoûut 2001, après avoir organisé la livraison aux Talibans de 200 pick-ups parfaitement équipés… Beaucoup pense que cette démission surprise fut provoquée par la découverte de l’imminence d’un attentat majeur, voire que le Prince fut poussé dehors pour limiter les inévitables conséquences d’une telle catastrophe sur les relations entre Riyad et Washington.
9/ Mais le pire est que le concept mis en oeuvre du 11 septembre avait été validé dès 1994 à l’occasion de l’échec de l’opération Bojinka, un vaste complot visant à détourner au-dessus du Pacifique une série d’avions de ligne pour les faire s’écraser aux Etats-Unis et au Japon. Le projet était mené par Ahmed Ramzi Youssef, principal exécutant de l’attentat de 1993 contre le World Trade Center et neveu de Khaled Sheikh Mohamed, le concepteur des attentats du 11 septembre… Ramzi fut arrêté en 1995 au Pakistan, pendant que son oncle, avec lequel il avait conçu la bombe du vol Philippines Airlines 434 (cf. http://en.wikipedia.org/wiki/Philippine_Airlines_Flight_434) demeurait insaisissable. Réfugié au Qatar en 1996 avec la complicité des autorités locales, KSM échappa en janvier en 1996 à une opération du FBI à Doha alors qu’il était un fonctionnaire modèle du Ministère de l’Energie et de l’Eau dans l’émirat. Les services américains ont toujours été persuadés qu’il avait été prévenu par un membre du gouvernement local.
Lors de son transfert à New York, Ramzi, passant en hélicoptère devant les Twin Towers, déclara aux agents du FBI « qu’un jour ces tours tomberaient ». Il faut respecter les hommes accrochés à la réalisation de leurs projets.
10/ Le seul fait concret dont disposaient en fait certains services, dont ceux de la République, étaient les interceptions des communications de l’ONG islamiste radicale Al Wafa, financée par Oussama Ben Laden et étroitement liée à une autre ONG impliquée dans le jihad, l’Al Rashid Trust Foundation. Pour le moins obscures AVANT le 11 septembre, ces quelques conversations prirent tout leur sens APRES le 11 septembre et la sanction américain fut à la hauteur de l’affront. Le bâtiment de l’ONG fut détruit par un tir de Tomahawk dans les premières heures de l’intervention US en Afghanistan, provoquant un carnage dénoncé par les organisations humanitaires occidentales qui ignoraient qu’au-dessus du dispensaire géré par Al Wafa étaient entreposées des armes et des munitions. La déflagration n’en fut que plus violente, mais personne ne songea à accuser l’ONG d’utiliser comme boucliers humains de jeunes enfants…
Bien sûr, donc, mis bout à bout, tous ces éléments constituent un tableau effrayant. Mais l’échec du 11 septembre est d’abord celui de la communauté du renseignement, engagée dans de multiples opérations, courant après des terroristes à travers le monde et incapable de prendre le recul nécessaire à la découverte du tableau dans son ensemble. Lourdeurs administratives, erreurs humaines, refus inconscient d’envisager le pire… Ces phénomènes sont à l’origine de nombreuses catastrophes stratégiques, et rien ne nous préserve de leur répétition.
Le très fréquenté blog de Libération, « Secret défense », a mis aujourd’hui en ligne un remarquable texte du théoricien australien de la contre-insurrection David Kilcullen (à gauche sur la photo). On me pardonnera de reprendre à ma façon cette contribution en la complétant bien modestement.
Ce texte, initialement écrit en 2006 à l’intention des troupes engagées en Irak, reflète les vues des nouveaux stratèges anglo-saxons, dont le général Petraeus, que Kilcullen a conseillé, est l’archétype. Intitulé « Twenty-Eight Articles. Fundamentales of Company-level Counterinsurgency », il est disonible à l’adresse suivante : http://edbatista.typepad.com/edbatista/files/2007/01/DJ_Kilcullen_28_Articles_Counterinsurgency_March_2006.pdf.
Les Français oublient souvent que l’Australie a, pour une jeune nation, un passé militaire bien rempli. L’Australian War Museum de Canberra, que j’ai eu la chance de visiter, met en évidence l’engagement permanent de l’Australie depuis la création des forces de la colonie britannique, d’abord aux côtés de la Métropole – lors de la guerre des Boers par exemple – puis de façon indépendante lors de deux guerres mondiales, notamment en Birmanie, puis en Corée, au Vietnam, au Timor, en Irak, en Afghanistan, et pour tout dire partout où cela chauffe.
Les militaires australiens sont formés au Royaume-Uni et aux Etats-Unis et entretiennent un esprit de rusticité que les Français croient être les seuls à posséder. Mais être rustique n’empêche pas de penser, et les Australiens ont lu, eux aussi, les grands textes de la guerre révolutionnaire et les manuels de contre-insurrection. Kilcullen cite Galula, T. E Lawrence.
Il cite également Robert Thompson, un expert peu connu de ce côté du monde et pourtant auteur de quelques livres fondamentaux, dont en 1966 « Defeating communist insurgency » sur son expérience en Malaisie et au Vietnam (où il conseillera les Etats-Unis) et surtout en 1969 « No exit to Vietnam » qui en dit long sur son analyse conflit.
Mais, bien qu’il ne les cite pas, Kilcullen est aussi l’héritier des Lyautey, Galliéni, et des vétérans que la France prêta aimablement à l’Empire dans les années ’60, dont le sulfureux général Aussaresses.
Le général Aussaresses, dont le nom évoque chez les lecteurs de James Ellroy la fameuse Ecole des Amériques, a par ailleurs contribué au projet Condor, mais c’est une autre histoire. Interrogé sur les dictatures sud-américaines soutenues par la CIA, William Colby répondait : « Ce sont peut-être des salauds, mais ce sont NOS salauds ».
Un soldat français est mort hier en Afghanistan, et deux de ses camarades ont été blessés, lors de combats contre ceux que l'on appelle pudiquement les "insurgés", mais qui sont en réalité des Talibans auxquels se mêlent quelques jihadistes. Ces pertes, prélevées dans les rangs du 3e RIMa, incarnent tristement la réalité d'une guerre que les Français ne comprennent pas, par ignorance et aveuglement. Très révélateurs sont à cet égard les commentaires que l'on trouve sur les sites Internet du Monde et de Libération. On n'y entend parler que de guerre coloniale, de politique servile à l'égard des Etats-Unis, de combattants trop jeunes, etc.
Il n'est que temps de rétablir quelques vérités et d'asséner quelques coups aux dogmes que les Français, Munichois dans l'âme, ne cessent de véhiculer dans le vaste monde.
Chaque siècle a son centre de gravité géographique. Après la guerre civile européenne (1914-1945) entraînée par le conflit franco-prussien de 1870-1871, qui a mis l'Europe au centre du monde avant de sceller son déclin au profit des Etats-Unis, le Vieux Continent si cher à Dominique de Villepin dominait outrageusement les débats internationaux, ignorant le reste du monde ou au contraire le conquérant.
L'effacement de l'Europe, ou plutôt son changement de statut, la faisant passer de maîtresse du monde à l'enjeu d'une lutte entre deux systèmes, a laissé la place à une multitude de conflits nés de la décolonisation. L'Afrique a sombré, l'Amérique du Sud surnage, l'Extrême-Orient s'en sort haut la main, le Moyen-Orient se débat dans ses contradictions et les regards se tournent avec inquiétude vers l'Asie du Sud. Là convergent en effet toutes les tensions de notre monde : crises nucléaires, radicalismes religieux, nationalismes exacerbés, pauvreté extrême, etc.
Après les tentatives russes et britanniques au 19ème siècle, puis l'invasion soviétique de décembre 1979 et désormais l'intervention occidentale déclenchée en octobre 2001, l'Afghanistan demeure, plus que jamais, le centre du monde stratégique. La vitalité, ou les dérives, du débat d'idées dans l'Occident post-11 septembre placent également ce pays au coeur des polémiques. Comme aux temps de la Guerre froide s'affrontent, pour de bonnes et de mauvaises raisons, et avec de bons et de mauvais arguments, les partisans de l'intervention occidentale et ses détracteurs. Tout y passe, de l'antiaméricanisme le plus primaire au néoconservatisme le plus échevelé, tout cela teinté de radicalisme religieux, de tiers-mondisme réécrit et d'antimilitarisme imbécile - ou d'ignorance crasse de la chose militaire.
Les plus curieux pourront lire ce classique de Zbigniew Brzezinski, "Le grand échiquier", à la fois belle initiation à la géostratégie impériale et état du monde assez lucide, bien que sans doute légèrement daté.
On pourra également voir avec intérêt le film de Mike Nichols, "La guerre selon Charlie Wilson", certes un peu outré mais néanmoins éclairant. Je préfère pour ma part les livres de Peter Bergen, voire le chef d'oeuvre de Robert Littell "La Compagnie".
Mais attaquons-nous, comme promis, aux fadaises que l'on lit ici et là :
1/ L'intervention américaine en Afghanistan est une entreprise illégale.
Déclenchée le 7 octobre 2001 par les Etats-Unis sous le nom d'opération "Enduring Freedom", l'intervention contre les Talibans est une riposte aux attentats du 11 septembre 2001 à New-York et Washington. Seuls des individus à l'intellect limité et/ou aux motivations douteuses osent encore affirmer que ces attentats sont le fruit d'un complot américano-israélien dont la finalité change régulièrement en fonction des réfutations. Cette opération est validée par les Nations unies par deux résolutions (analyse contestée par le collectif Echec à la guerre, cf. http://www.echecalaguerre.org/index.php?id=49, qui oublie en passant la Résolution 1267 de 1999 établissant un lien direct entre le régime des Talibans et Al Qaïda et sanctionnant les deux entités et suggère que les Etats-Unis ne disposent d'aucune preuve contre Oussama Ben Laden, mais passons) et endossée par l'OTAN.
Cette intervention militaire, qui entraîne la chute rapide du régime talêb, conduit les factions afghanes à se réunir à Bonn en décembre 2001 sous les auspices de l'ONU. Celle-ci crée, le 20 décembre 2001, par la résolution 1386, l'International Security Assistance Force (ISAF, cf. http://www.nato.int/ISAF/topics/mandate/unscr/resolution_1386.pdf) qui ne se substitue pas à Enduring Freedom mais est censée la compléter en rétablissant un semblant d'ordre en Afghanistan (cf. http://www.nato.int/ISAF/docu/official_texts/index.html). Les troupes françaises, présentes dans le pays AVANT les attentats, puisque le commandant Massoud, assassiné le 9 septembre 2001, disposait d'un détachement de membres de la DGSE, ne participent pas aux premiers combats au sol mais interviennent dans les airs (raids) et sur mer (patrouilles en mer d'Arabie).
La décision de soutenir les Etats-Unis dès ce moment n'est nullement le fait du Président Sarkozy, alors réfugié à Neuilly, mais celle, CONJOINTE, du Président Chirac et du Premier ministre Jospin. A part quelques voix isolées à l'extrême-gauche et à l'extrême-droite et les habituels exaltés et autres nostalgiques, personne ne s'oppose à cette intervention...
2/ L'intervention occidentale est illégitime.
Tous les arguments des apprentis juristes au sujet de l'Afghanistan se heurtent à un écueil de taille : l'émirat talêb n'a jamais fait l'objet de la moindre reconnaissance internationale, et il n'est pas absurde de considérer ce régime comme le premier Etat voyou dénoncé par l'ONU. Seuls au sein de la communauté internationale, le Pakistan, les Emirats Arabes Unis et l'Arabie saoudite avaient en effet reconnu en 1996 la prise du pouvoir à Kaboul par les étudiants en religion, aussi bien pour des raisons stratégiques qu'idéologiques et religieuses. Dans ces conditions, l'intervention occidentale dans le pays est parfaitement légitime, puisqu'elle s'en prend à un régime illégal, qui plus est dénoncé pour ses innombrables exactions : exécutions publiques, soutien à Al Qaïda, destruction de trésors de l'humanité comme les Boudhas de Bamyan (avec la complicité amicale de l'armée pakistanaise, soit dit en passant).
Considérant donc que ce régime n'avait aucune existence légale et qu'il représentait une menace aussi bien pour sa population que pour de nombreux Etats, la Coalition engagée dans le pays, aux côtés des Etats-Unis dans Enduring Freedom comme au sein de l'ISAF, fait ce que les Européens n'ont pas su faire dans les années '30 contre le IIIe Reich naissant.
3/ Aucune menace ne provient d'Afghanistan
Les esprits purs qui dénoncent cette intervention affirment également qu'aucune menace terroriste ne provient d'Afghanistan. Je laisse de côté les théories conspirationnistes qui relèvent de la psychiatrie pour me concentrer sur quelques faits pour le moins troublants, mais sans doute ignorés, ou "oubliés", de nos stratèges en chambre.
- Dès 1997, la justice française diffuse une commission rogatoire internationale (CRI) consacrée aux "volontaires afghans", c'est-à-dire aux islamistes radicaux ayant reçu dans le pays un entraînement paramilitaire ET un endoctrinement jihadiste. Souvenons-nous que les enquêteurs de la DST ayant travaillé sur l'attentat de Port-Royal (3 décembre 1996 à Paris) ont remonté la trace de la lettre reçue à l'Elysée et exigeant la conversion du Président Chirac à l'islam. Et cette piste nous conduit tout droit aux camps pakistanais abritant les jihadistes arabes alliés aux Talibans. Faut-il y voir un complot ?
- En 1998, les services de renseignement français obtiennent de haute lutte de leurs homologues pakistanais les factures détaillées du téléphone utilisé par Abou Zoubeida, le responsable des filières de volontaires d'Al Qaïda. L'étude de ces listings permettra de découvrir 1/ que le réseau téléphonique des Talibans est entièrement pris en charge par l'Etat pakistanais 2/ surtout que les appels d'Abou Zoubeida concernent le gotha de l'islamisme radical mondial. Pas un terroriste un tant soit peu sérieux qui ne soit appelé par Abou Zoubeida. Et inversement, les perquisitions et arrestations effectuées en Europe, au Canada, au Moyen-Orient, en Afrique de l'Est ou en Asie du Sud-Est révèlent que le numéro de téléphone de notre ami est connu de tous les terroristes. "Il n'y a pas de menace en Afghanistan", comme l'aurait dit un colonel que j'ai bien connu ? Difficile d'expliquer alors pourquoi les jihadistes arrêtés alors qu'ils s'apprêtaient à attaquer l'ambassade américaine à Amman, la cathédrale de Strasbourg, ou les stades de la coupe du monde de football en France en 1998 gardaient le numéro d'Abou Zoubeida au fond de leur portefeuille. Sans doute pour parler du temps... Tous ces individus ont reçu dans les camps afghans un entraînement et un endoctrinement solides dispensés par de grands opérationnels d'Al Qaïda et par les idéologues du Londonistan. Alors, pas de menace ?
Mais il y a plus grave encore. Les "Afghans arabes", comme on les appelle dans les services, ont profondément déstabilisé l'Algérie ou l'Egypte dans les années '90 en y important leur volonté de mener le jihad mondial et d'y instaurer des régimes islamistes radicaux. Faut-il penser, comme François Burgat, que nous aurions dû laisser leur chance à ces expériences ? Ou faut-il, comme votre serviteur, considérer qu'il faut soutenir les Etats confrontés à une telle menace - mais en leur demandant des comptes, ce que la France ne fait jamais.
Les attentats du 11 septembre ont été planifiés en Afghanistan, quoi qu'en disent certains gourous pédophiles et ufologues ou des pacifistes qui tueraient pour leur auto-radio. Mais ils ne sont pas les seuls. Le projet de Richard Reid contre le vol American Airlines 63 du 22 décembre 2001, l'attentat contre la synagogue de la Ghriba le 11 avril 2002 à Djerba ou les attentats du 7 juillet 2005 à Londres ont été organisés depuis le sud de l'Afghanistan et les zones tribales pakistanaises.
4/ Les talibans ont été créés par la CIA.
Là, il faut reconnaître un point important et je vous invite à lire avec attention les lignes qui vont suivre. Non seulement les Talibans ont été créés par la CIA, mais des travaux récents indiquent même que le Prophète serait en réalité un agent de la CIA projeté dans le passé grâce aux machines extra-terrestres stockées dans la zone 51, au nord de Nellis AFB (Nevada). Une autre hypothèse indique que le Prophète serait un agent byzantin, mais la vidéo du 7e siècle promise par Thierry Meyssan n'est pas visible sur un lecteur DVD zone 2.
Soyons sérieux. S'il est exact - et nullement caché - que les Etats-Unis ont apporté leur soutien au projet ARS/EAU/Pakistan de financer la résistance afghane en jouant sur l'islam, il est tout autant avéré que les Etats-Unis, comme la France ou le Royaume-Uni qui étaient dans le coup, ont été abusés par ces trois Etats musulmans radicaux qui ont profité de l'argent occidental pour financer le développement de l'islam radical à leur profit, essentiellement contre l'influence iranienne. Mais justement, d'où provient cet islam radical ? La CIA a-t-elle créé la Confrérie des Frères Musulmans en 1928 en Egypte ? Ou alors l'école de pensée déobandie ? La CIA a-t-elle inspiré le grand juriste al Mawardi (10e siècle) qui écrit que le 6e devoir incombant à l'imam est la conduite du jihad, "contre ceux qui refusent d'embrasser la religion musulmane" et "afin de permettre à l'islam de l'emporter sur les autres religions" ?
Il faut donc revoir quelques fondamentaux et poser les choses avec froideur. Oui, la guerre en Afghanistan est une guerre impériale. Il s'agit pour l'Empire de porter le combat chez l'ennemi et donc de ne pas l'attendre sur nos fragiles remparts. Nous sommes là face à une classique stratégie romaine consistant à dépasser le limes pour soumettre des barbares sans conquérir leur territoire. C'est ce que l'Occident fait dans les Balkans depuis près de 20 ans, et pour encore 20 ans. En Afghanistan, il faut évidemment abandonner le projet idiot de vouloir imposer à des populations que nous ne comprenons pas nos modes de vie et de gouvernement, mais il faut par ailleurs poursuivre nos actions de combat. A ce sujet, les parlementaires britanniques ne s'y sont pas trompés, en critiquant vertement l'engagement de l'ISAF et l'absence totale de début de mise en oeuvre du projet officiel de "nation building". Paradoxalement, les opérations purement militaires d'Enduring Freedom pourraient bien être les plus productives, à la fois en éliminant des adversaires et en clarifiant la situation par une accélération de la crise régionale. N'oublions pas que la crise religieuse et ethnique qui secoue l'Afghanistan ET le Pakistan est un héritage direct de la partition de l'Empire britannique des Indes en 1947 et qu'elle couve, de façon plus ou moins spectaculaire, depuis cette date. Après tout, le Pakistan est avant un tout un Etat confessionnnel et il est naturel qu'il soit touché par la profonde crise que connaît l'islam.
Alors, oui, bien que cela soit d'une infinie tristesse, il faut continuer à se battre en Afghanistan, à y tuer des Talibans et des jihadistes tout en tentant, tant bien que mal, d'y appliquer les doctrines classiques de la contre-guérilla. Et il convient surtout de rendre hommage à nos soldats - et se rappeler, contrairement à ce que pensent certains internautes, que les combattants sont TOUJOURS jeunes. Mourir à 22 ans est évidemment une tragédie, mais je vois mal un retraité courir de rocher en rocher avec son Famas, et j'en connais même qui ne sauraient pas le faire à 30 ans...
J'ajoute pour finir qu'hier le Monde a également annoncé la mort au Pakistan de six chrétiens accusés d'avoir profané le Coran, mais les Français semblent trouver cela parfaitement normal. Sans doute une de ces aimables coutumes orientales que Kippling évoquait dans ses nouvelles...
Au milieu des dizaines d’ouvrages consacrés au terrorisme émergent parfois des livres de référence, documentés, argumentés, solides. Aux sources du terrorisme, d’Hélène L’Heuillet, appartient indiscutablement à cette catégorie et se place, à mes yeux, parmi les textes de référence sur le sujet.
Défendant une thèse que certains services français avaient énoncée dès 2005 mais qu’ils se refusaient à diffuser auprès des autorités politiques par frilosité ou absence de vision, cet ouvrage décrit de façon lumineuse, et avec infiniment plus de profondeur et de recul, le terrorisme contemporain comme une nouvelle étape de la guerre, une évolution majeure de la guérilla.
L’auteur analyse avec sérieux et une remarquable pertinence le concept de « petite guerre », et ouvre des pistes de réflexion que les responsables militaires, policiers et surtout politiques feraient mieux de méditer rapidement.
Evidemment, il est permis de lire avec plus de distance les derniers chapitres consacrés à une analyse du terrorisme contemporain associant psychanalyse et philosophie politique. Il est en effet sans doute trop tôt pour tenter de tirer des conclusions définitives d’un phénomène qui n’en est, hélas, qu’à ses débuts, mais la démarche mérite d’être saluée et tranche avec les compilations plus ou moins habiles, les radotages de vieilles gloires ou les synthèses sournoisement engagées dont nous abreuvent les éditeurs.
Le seul véritable bémol est lié à certaines références, pour le moins maladroites. On pourra ainsi reprocher à l’auteur de citer le site de Thierry Meyssan, « Voltaire.org », ramassis de rumeurs et de théories conspirationnistes nauséabondes, mais il sera beaucoup pardonné à un auteur capable de se hisser au niveau des meilleurs théoriciens anglo-saxons. Il manque hélas une réflexion plus opérationnelle, mais celle-ci finira bien par être publiée un jour…
Un livre chaudement recommandé donc, à l’écriture exigeante et talentueuse, mais qu’on ne peut que difficilement le conseiller à un néophyte. Dans tous les cas, un futur classique, dont aimerait qu’il fasse date rapidement.
La France, assouvissant inconsciemment son désir de monarchie, a parfaitement su créer une nouvelle aristocratie, intellectuelle, dont les quartiers de noblesse sont acquis à l’ENA ou Polytechnique plutôt que devant Saint Jean d’Acre ou Fontenoy. Cette méritocratie, qui a donné naissance à ce qu’un professeur de droit constitutionnel appelle la « démonarchie », est si brillante qu’elle est parfaitement déconnectée des réalités du vaste monde. Tout devient alors pour elle concept (politique, social, économique, stratégique), agrémenté d’une claire conscience de sa supériorité, facilement transformé en mépris. C’était les limites du management de certains responsables de grandes administrations régaliennes : oui au refus du politiquement correct (il n’y aurait pas d’imbéciles ou de personnes bornées ? Nous savons bien que si), mais non à la gestion de la cité par une poignée d’individus persuadés de leur haute valeur.
Parmi les fondamentaux enseignés à l’ENA, et particulièrement aux diplomates, figure une idée que j’estime à la fois très noble et totalement galvaudée par nos dirigeants : la France est « porteuse de valeurs ». Et quelles sont-elles ? Les trois mots clés de la République (Liberté Égalité Fraternité), auxquels s’ajoutent probité, bonne gouvernance, refus du conflit (recherche du consensus), etc. Tout cela est très beau, mais ces valeurs sont également au centre des diplomaties de l’ensemble des pays européens, en particulier des « petits » pays (Bénélux, Scandinavie), du Canada et même des États-Unis, quoi qu’on pense. La défense de la liberté est évidemment au cœur de notre mythologie politique, comme pour les USA d’ailleurs (n’oublions pas que la constitution US est la première constitution écrite d’une démocratie, si on oublie celle de Paoli en Corse), et elle est soigneusement entretenue par les commémorations du 14 juillet, et surtout toute la mythologie gaulliste (et maintenant chiraco-villepinesque) de la Résistance. Ce mot est littéralement magique au Quai d’Orsay, et il fait figure de ligne directrice pour toute notre politique vers le monde arabo-musulman, depuis – grosso modo – la guerre des 6 jours (Cf. à ce sujet « Tsahal » de Pierre Razoux).
Plusieurs idées se télescopent ainsi dans l’esprit des diplomates, jeunes et moins jeunes, en charge de ce dossier.
– la cause palestinienne est juste (oui, nous sommes tous d’accord).
Problèmes :
1) Arafat a joué un jeu trouble mais puisqu’il « résistait » et qu’en plus il avait été élu, il n’était pas possible de le critiquer.
2) la cause palestinienne a été manipulée par les pays arabes sans le moindre scrupule, mais il ne faut pas le dire car cela mettrait à mal notre volonté d’être les amis de tout le monde. Ce tabou nous interdit de parler franchement à la Syrie, y compris sur des sujets extrêmement importants comme la non-prolifération, ou au Liban, essentiellement pour défendre cette illusion de puissance qu’est la francophonie ou pour ménager les amitiés rémunératrices de certains de nos dirigeants.
3) le gouvernement israélien est brutal, à la limite du fascisme dans certains cas. Sans doute, mais Israël est la seule démocratie de la région (rappelons ici qu’il n’y a pas une seule démocratie dans le monde arabo-musulman), et ses valeurs sont sensiblement les mêmes que les nôtres, sans parler des intérêts stratégiques communs. Mais là aussi, un tabou hérité de la seconde guerre mondiale (il faut dire qu’on ne peut pas trop la ramener sur le sujet) nous interdit un dialogue ouvert avec ce pays.
4) la première (la seule ?) explication au terrorisme islamiste serait le conflit en Palestine. C’est bien sûr faux, et il suffit d’étudier 5 minutes le terrorisme islamiste en Afrique du Nord depuis 1987 pour comprendre que la volonté de ces groupes était de renverser les régimes en place, et non de libérer la Terre Sainte. Évidemment, ça nous arrange de penser ça, plutôt que d’admettre que Ben Ali ou Bouteflika sont les premiers responsables des malheurs de leurs pays et se comportent en prédateurs économiques – le monde doit être multipolaire. Certes, mais les dirigeants français sont bien aveugles s’ils considèrent que l’hyperpuissance américaine a conduit à un monde unipolaire.
Cette analyse révèle l’ampleur de nos frustrations gauloises : ce n’est pas parce que nous ne sommes plus rien que les autres sont illégitimes. L’approche pragmatique des Anglais, des Espagnols ou des Italiens (et je ne parle pas des Polonais ou des Tchèques) consistant à soutenir les États-Unis, parfois maladroitement, démontre, a contrario, la pertinence du projet européen. Ces pays, bien plus que la France malgré ses déclarations d’intention, construisent réellement l’Europe (la France est la plus réticente des 27 dans de nombreux domaines, et la classe politique nationale n’est pas du tout prête à des concessions en matière de souveraineté : encore un héritage mal digéré du gaullisme) et en attendant tissent des liens avec les États-Unis, notre allié historique.
Le fait que la croissance économique chinoise déstabilise les marchés du pétrole ou de l’acier illustre le poids gigantesque de cet État. Et que dire de l’Inde ? Et de la Russie, qui reprend peu à peu le contrôle de son « étranger proche » et envoie des signaux de plus en plus brutaux de sa puissance (assassinats d’opposants à l’étranger, manœuvres militaires en Amérique du Sud ou dans le Pacifique, etc.)
– il faut instaurer un dialogue entre les cultures / il n’y a pas de choc des civilisations.
Pourquoi pas ? Il vaut mieux, en effet, la cour de Frédéric II roi de Sicile que celle de Saint Louis. Mais ce dialogue nécessaire ne doit pas nous conduire à ignorer un fait : s’il y a choc des civilisations, est-il vraiment de notre fait ? Sommes-nous responsables du fait que notre modernité politique, économique, sociale, technologique fait écho dans le monde musulman à une grandeur révolue qui tient lieu de programme politique ? Le discours politique dans les pays musulmans ressemble à une vieille rengaine qui renvoie à nos années noires : tout est la faute des juifs et des Américains permissifs, fameux complot mêlant antisémitisme, refus de la modernité, fantasmes sexuels peu ou pas assumés, envie d’un mode de vie inaccessible et donc condamnable. Hormis ce discours singulièrement peu constructif, où sont les projets ? Où sont les Voltaires musulmans ? Pour ne pas froisser d’anciennes colonies qu’elle tient à bout de bras mais qu’elle ne veut pas humilier, la France prêche le respect du multiculturalisme.
Assumons-nous : la lapidation ou l’excision, les crimes d’honneur ou l’exorcisme à coups de pied ne sauraient être tolérés, surtout par la patrie de Diderot ou de Simone Veil, au nom d’une hypothétique défense des différences culturelles. Il existe des cultures différentes, précieuses, enrichissantes, mais il existe surtout une déclaration universelle des droits de l’Homme à laquelle tous les États membres des Nations unies sont censés adhérer. Et jusqu’à preuve du contraire, s’il y a réellement une guerre, qui a physiquement agressé qui ?
A ces confusions s’ajoutent dans l’esprit de nos énarques la certitude rassurante que les hommes sont tous accessibles à la raison. Nous savons bien que ce n’est pas vrai, que la civilisation n’est qu’un vernis fragile, qui s’écaille à la moindre fausse note. Qui peut croire qu’il se commet des viols collectifs dans les cités d’Île de France comme au XVIe siècle dans le sillage des grandes compagnies ? Qui peut expliquer que les Balkans aient atteint il y a 10 ans les tréfonds de la barbarie ? Qui peut comprendre comment, au-delà des tensions sociales et des troubles identitaires, des États à la pointe du progrès comme l’Allemagne aient pu, de façon industrielle, tuer 5 millions de juifs, dont un grand nombre de citoyens allemands – des voisins, des collègues, des amis – et un million de tsiganes ?
Les diplomates français sont, ironiquement, victimes de l’esprit des lumières : la victoire de la raison sur la passion, du laïc sur le religieux, du scientifique sur l’irrationnel, les conduit à nier le fait que le monde est plus vaste qu’ils ne l’imaginent, que tout n’est pas que logique froide, que nos valeurs ne sont universelles que dans une partie de l’hémisphère nord.
Cette posture de « boy scout » (j’adore ce passage dans « Danger Immédiat », de Philip Noyce, d’après Tom Clancy) nous conduit à de nombreuses incohérences et à des crises de schizophrénie régulières. Si les Palestiniens ne sont que des résistants, j’imagine que les Tchétchènes le sont aussi. Et si certains se réjouissent de la résistance iraquienne, faut-il comprendre qu’ils regrettent le régime de Saddam Hussein ? Et si nous expulsons de France les imams les plus radicaux, preuve – ou du moins indice – du choc des civilisations, pourquoi observons-nous une telle déférence vis-à-vis de l’Iran ? La posture de « premier de la classe » provoque un choc terrible chez nos diplomates, une sorte de surprise effrayée, comme la découverte d’une maladie grave chez une personne insouciante : comment la France peut-elle être en guerre ? Les autres oui, les Américains ou les Anglais d’accord (avec un brin de satisfaction sadique : « ça leur apprendra à être les plus forts »), mais nous, la patrie de Victor Hugo (moi je ne m’en vanterais pas, mais passons), de la Révolution, de la Résistance ? Impossible, tous ces terroristes doivent se tromper.
Il y a quelques années, je m’étais longuement battu (en vain) contre une note du Quai sur l’Arabie saoudite, dans laquelle il était expliqué, quasiment en ces termes, que la France n’était pas vraiment menacée dans le pays en raison de la justesse de ses positions sur l’Irak. Tout cela ne tient pas debout une seconde.
Les islamistes radicaux se moquent bien de nos positions sur l’Irak : nous restons une démocratie occidentale, à la laïcité parfois brutale, engagée de longue date dans la lutte contre le terrorisme maghrébin, étroitement associée aux États-Unis en Afghanistan. Cet aveuglement me laisse souvent pantois : il n’est pas envisageable, même au sein de notre administration, dans des notes confidentielles, de remettre le dogme en question. La France ne peut pas avoir d’ennemis, ou si elle en a, il suffira de leur expliquer qu’ils se sont trompés et ils comprendront très bien. Le réveil va être brutal, et ce d’autant plus que la communication institutionnelle ne fait que renforcer les idées reçues.
A chaque entretien d’un responsable politique, on parle de menace diffuse, globale (et donc indifférenciée : en fait, les terroristes nous confondent avec d’autres), mais, de même que le nuage de Tchernobyl s’est arrêté à la frontière ou que les Ardennes sont infranchissables, la réalité va nous sembler bientôt très cruelle. Et il y a pire. Si un attentat devait avoir lieu demain à Paris, la population n’accuserait pas seulement les terroristes islamistes, éventuellement sous la forme de débordements racistes révélant les failles béantes de notre contrat social. Je suis persuadé que les États-Unis, comme après le 11 mars, seraient, in fine, accusés d’en être les responsables. Oubliés le Limbourg ou Port Royal, il ne resterait que cette impérieuse nécessité de trouver un responsable qui ne soit pas français, illustration supplémentaire du syndrome du village gaulois, déjà en vigueur chez les extrêmes (souverainistes de droite ou de gauche, partisans de l’isolement ethnique ou admirateurs des économies autonomes socialistes d’Europe de l’Est dont on connaît le succès) ou chez les syndicats (comme les enfants inventant une histoire « et on dirait que tout le monde serait riche sans travailler, et qu’il n’y aurait pas de concurrence meilleure que nous »).
Pour vivre heureux, vivons caché : la France a peur du vaste monde, ou plutôt elle a peur de ne plus y être admirée ou enviée ou crainte. Il n’y a qu’à voir la jubilation des foules devant le documentaire de Michael Moore « Fahrenheit 9/11 », dont les approximations et l’acharnement ont été dénoncés jusque dans Libération.
Nos diplomates les plus vieux vivent dans cette illusion de la grandeur, artificiellement entretenue par les ors de la République, et ignorant les doutes de leurs collègues plus jeunes, souvent désabusés à 30 ans par le manque de moyens, l’absence de projet et la vanité de nos positions.