Varus, rends-moi mes légions !

Le 4 mai dernier est sorti un péplum, ce qui n’arrive pas si souvent, même si Gladiator (2000, Ridley Scott) avait donné un sacré coup de jeune au genre.

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Inspiré du roman pour adolescent de Rosemary Sutcliff, L’aigle de la 9e légion nous conte la quête d’un jeune Romain au nord du mur d’Hadrien, en Ecosse, à la recherche d’une précieuse relique et de la trace de la IXe légion, disparue vingt ans plus tôt.

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Récit d’initiation au rythme lent, sans beaucoup d’action, le livre offre à ses jeunes lecteurs une agréable initiation au monde romain, en particulier celui de la frontière, où conquérants et conquis cohabitent tant bien que mal. Kevin Macdonald a, pour sa part, opté pour un authentique film de genre et le scénario tourné prend de grandes libertés avec le roman, privilégiant la quête et les scènes d’action. Tout le monde n’est pas Terence Malick.

Kevin Macdonald est cependant un cinéaste talentueux (Un jour en septembre en 1999, Le dernier roi d’Ecosse en 2006, Mon meilleur ennemi en 2007, Jeux de pouvoir en 2009) et on se laisse prendre au jeu. La disparition de cette légion – pour mémoire, les historiens estiment désormais qu’elle a disparu lors d’une guerre contre les Parthes ou lors d’une révolte juive en Judée – a inspiré un autre film, Centurion, de Neil Marshall (Dog soldiers, 2002), sorti l’année dernière et qui, lui, assume pleinement son choix du divertissement – enfin, moi, en tout cas, voir des Romains et Pictes s’entretuer, ça me distrait.


Il m’a semblé, à la vision de ce film, que l’embuscade tendue aux valeureux légionnaires rappelait le déroulement supposé de la mythique bataille du Teutobourg, qui vit trois légions littéralement massacrées par des Germains et qui conduisit Auguste à s’exclamer « Vare, legiones redde » (merci de réviser votre vocatif). Yann Le Bohec, le grand spécialiste français de l’armée romaine a d’ailleurs consacré un petit ouvrage à cette bataille, mais je dois avouer que sa lecture m’a rebuté tant le style est plein de morgue à l’égard du lecteur.

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La démarche de la collection dans laquelle a été publiée cette courte étude est certes d’apporter au grand public un éclairage scientifiquement étayé, mais fallait-il pour autant adopter ce ton hautain ? On en doute, et d’autant plus qu’il faut déplorer l’absence de toute réflexion stratégique sur les conséquences de cette lourde défaite romaine sur la suite de la l’Empire. Il suffit pour s’en convaincre de regarder une carte d’Europe pour noter à quel point le maintien d’une Germanie non romanisée a pesé sur les frontières de Rome. Bref, on pourra toujours se consoler en consultant quelques ouvrages de référence.

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Ce sera surtout l’occasion de lire ou de relire le remarquable roman de Gillian Bradshaw, L’aigle et le dragon, ou, pour les plus jeunes, L’affaire Caïus, d’Henry Winterfeld.

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« Thrill and panic in the air » (« Map of the problematique », Muse)

L’aéroport du Caire était hier après-midi en proie à son habituel désordre. Le couvre-feu imposé par l’armée, et qui court de minuit à 6 heures du matin, a provoqué d’importantes modifications d’horaires et certains vols se télescopent presque sur les pistes, tandis que les bagages s’accumulent et que les passagers poireautent devant les différents filtres des douanes et de la police.

Et pour ne rien arranger, et alors que les expatriés occidentaux reviennent en nombre croissant, l’Egypte doit également faire face au retour imprévu de milliers de ses enfants partis travailler dans la glorieuse Jamahiriya (جماهيرية), désormais elle aussi secouée par la révolte. Les pauvres hères s’entassent dans des dizaines de minibus rassemblés loin des parkings réservés aux touristes, et il est fait peu de cas de ces jeunes hommes, pauvres comme Job, transportant leurs maigres possessions dans des sacs poubelle ou des cartons. Mais hier après-midi, un magnifique chant s’est élevé et a fait taire – quelques instants, on est en Égypte, ne l’oublions pas – les conversations. Au 1er étage du Terminal 1, un homme en costume lançait la prière, indifférent au bruit et à la foule. Près de moi, deux adolescents lui ont lancé un rapide regard avant de se tourner à nouveau vers la sortie des passagers. Quelques hommes portant fièrement sur le front la marque de leur assiduité à la prière l’ont contemplé plus longuement, mais il faut bien vivre et ils ont repris la chasse aux clients tandis que les premiers voyageurs, enfin libérés par les douaniers, franchissaient les portes.

L’Egypte est un pays paradoxal. Encore habitée par le nassérisme, encore traumatisée par l’assassinat d’Anouar El Sadate, le 6 octobre 1981, par des membres du Jihad Islamique égyptien (JIE), elle s’enorgueillit à raison d’abriter l’université Al Azhar et ne parvient pas – mais est-ce possible ? – à dépasser une pratique encore passionnelle de la religion. L’échec social et économique du pays a permis aux Frères musulmans, dont la confrérie a été fondée en 1928, de devenir patiemment la première force politique du pays, et ce n’est pas ce que j’observe aujourd’hui qui va me démontrer le contraire.

Certains de nos orientalistes les plus talentueux, comme Olivier Roy ou Gilles Képel, ont récemment constaté, de façon assez convaincante d’ailleurs, que les révolutions en cours dans le monde arabo-musulman – arabo quoi ? aurait demandé Hubert Bonisseur de la Bath – sont post islamistes. Il faut en effet admettre qu’en Tunisie ou en Egypte les islamistes ont été, comme les autres, surpris par le déclenchement des mouvements de protestation. A ce sujet, mais c’est une autre histoire, je nourris une certaine méfiance à l’égard des tribus de Bengahzi actuellement à la manœuvre et qui ne sont pas connues pour leur avant-gardisme social.

Il a donc été de bon ton, dans les médias occidentaux, de se réjouir à voix haute de la gifle infligée aux islamistes. Certains se sont même crus autorisés à moquer, comme on les comprend, l’échec patent du jihadisme. Le silence des principaux leaders de la mouvance islamiste radicale mondiale n’a sans doute pu que les confirmer dans leurs certitudes. De façon assez pathétique, les émirs ont apporté leur soutien aux révolutionnaires, dans l’indifférence générale. La jeunesse arabe, avide de liberté et de consommation, n’a que faire des imprécations de guérilleros inlassablement traqués par l’Empire et ses alliés. Le bon docteur Ayman Al Zawahiry, véritable Watson d’Oussama Ben Laden, a même félicité l’armée égyptienne pour sa retenue lors de la révolution. Quand on se souvient des méthodes délicates des services de renseignement de cette armée contre les terroristes islamistes, on ne peut qu’admirer la générosité du pardon du frère Ayman. Ainsi donc, convenons-en, Al Qaïda a raté le coche, et les Frères musulmans ont pris le train en marche. Cet échec est-il pour autant définitif ? Il est permis d’en douter.

En premier lieu, on ne peut qu’observer ici, au Caire, à quel point la confrérie pèse de plus en plus sur le débat politique postrévolutionnaire. En avançant patiemment ses pions, elle sonde la réceptivité de l’armée à ses demandes et observe les réactions occidentales. Evidemment, et en praticiens expérimentés de la taqya (تقيّة), nos habiles barbus ont affirmé leur volonté de respecter la volonté du peuple telle qu’elle s’exprimera dans les urnes lors des prochains scrutins organisés dans la précipitation. Mais, après cette intéressante profession de foi en la nouvelle démocratie égyptienne, voilà que les Frères ont glissé qu’ils ne tolèreraient pas qu’une femme ou un copte devienne Président sur la terre des pharaons. Ils ont également envisagé l’introduction de la charia dans la nouvelle Constitution. Les femmes d’ici, de plus en plus voilées, ne devraient pas s’en émouvoir, d’ailleurs. Et ils ont laissé passer quelques messages aux Occidentaux, dont la promesse d’une nette remise en cause de l’alliance de l’Egypte avec l’Empire, sans parler de leur refus, par avance, de toute ingérence en Libye. Comme on les comprend ! Mieux vaut être massacré par des musulmans que sauvé par des chrétiens, voire même, pire, par des juifs.

En second lieu, on peut noter, en passant, que si les jihadistes n’ont pas vu arriver le printemps arabe, ils ne semblent pas avoir perdu de terrain dans d’autres régions. Nous pourrions demander aux autorités pakistanaises, thaïlandaises ou maliennes si elles ont réellement le sentiment que les groupes inspirés par Al Qaïda ont été balayés.

En fait, il serait bon de regarder les faits avec un minimum de bon sens. Les revendications économiques et sociales du peuple égyptien ont-elles reçu des réponses satisfaisantes ? Non, et ce n’est pas avec une inflation de 12% et la perte du tourisme que l’Egypte va redevenir la plus opulente des provinces impériales. De même, l’aveuglement fébrile dont fait preuve Israël, lancé dans une course aux gains territoriaux, ne devrait pas apaiser la rancœur du peuple égyptien. Surtout, surtout, les citoyens de ce pays commencent à ressentir une certaine angoisse à l’approche d’une hypothétique démocratie, un système qu’aucun de leurs ancêtres n’a expérimenté et qui paraît surtout générateur de foutoir. Et l’exemple donné par les Etats occidentaux n’est peut-être pas si tentant pour une population qui se sent humiliée et dominée depuis tant de siècles.

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Engagés en Afghanistan dans une guerre perdue qu’il faut pourtant mener, embourbés, pour certains d’entre eux, en Irak, impuissants à éliminer Laurent Gbagbo malgré son impressionnant pédigrée, incapables de réduire aux silences les pirates somaliens, les Etats occidentaux n’offrent pas vraiment l’exemple de puissances fières et décomplexées. Evidemment, et ça n’étonnera personne – mais ça agacera les quelques vieilles culottes de peau qui se complaisent dans la nostalgie la plus rance et les guerriers du dimanche qui gagnent les guerres dans leur salon – seule la perfide Albion se montre à la hauteur, même si ses SAS sont cueillis au vol. Après tout, par chez nous, le GIGN doit voyager sans ses armes, le Charles De Gaulle ne parvient pas à quitter Toulon, une habitude prise par la Marine depuis 1942, et nous envoyons le Mistral se ridiculiser en Tunisie.

L’incapacité militaire de l’Europe à agir militairement, que nous avons déjà pu observer dans les Balkans à deux reprises dans les années 90, marque l’échec historique de l’Union européenne (UE). Pendant que nos ministres démissionnent, lentement, très lentement, et que les hommes politiques préfèrent refaire les sondages plutôt que de les méditer, le tempo est encore donné par l’Empire, en passe de réussir un de ses vieux projets : faire de l’Union une simple alliance économique dont l’OTAN serait le bras armé. Quand le manque de vision politique atteint cette intensité, il faut le considérer comme un art.

Revenons donc à nos révolutions arabes, un phénomène fascinant à de nombreux égards. Je laisse aux sociologues et politologues le soin d’analyser l’impact de Facebook et Twitter sur le déroulement de ces événements, et je ne peux que plaindre les esprits un peu lents qui refusent de voir dans ces logiciels une considérable nouveauté. De même que les Ardennes étaient infranchissables, de même que les Anglois ne devaient pas avoir d’archers à Azincourt ou le Vietminh d’artillerie à Dien Bien Phu, laissons à leurs certitudes les cerveaux figés.

Comme chacun le sait, ou devrait le savoir, les révoltes tunisiennes et égyptiennes ont été déclenchées par des revendications économiques, vite rejointes par de légitimes demandes politiques. La crise alimentaire, provoquée aussi bien par la spéculation que par la demande de l’insatiable Empire du Milieu, a été aggravée par l’incapacité de certains Etats à maintenir la subvention des produits de première nécessité, comme en Jordanie par exemple. Dès 2008, nous avions été quelques uns à pointer le risque de crises sociales débouchant sur des crises politiques dans une région du monde peu préparée à gérer les chocs de ce genre autrement que par la violence. Et pour ma part, j’avais évoqué en novembre dernier, à l’occasion d’une de mes rares conférences, que l’arc de crise arabo-musulman était confronté à une vague d’obsolescence de ses classes dirigeantes et qu’avant cinq ans nous allions devoir compter avec des changements brutaux. J’étais évidemment loin de penser que la crise tunisienne allait prendre cette ampleur, avant d’embraser les Etats voisins.

Nourri par l’ampleur des échecs arabes dans les domaines de la gouvernance, du développement économique et du bien-être social, le printemps arabe a confirmé à la fois le désir de la jeunesse et de la bourgeoisie de la région de vivre comme les Occidentaux, qu’il s’agisse de consommation ou de droits politiques. De façon très ironique, c’est justement l’adoption par la Chine du Western way of life qui fait basculer les sociétés arabes dans la révolte, et ce alors que les pays à l’origine de ce mode de vie voient fondre leur puissance. En réalité, les révolutions arabes illustrent le basculement de leadership que décrivait Paul Kennedy dans son monumental essai Naissance et déclin des grandes puissances, cette fois des l’Empire et ses alliés de l’Atlantique Nord au profit de la Chine. Et ce basculement est d’autant plus brutal et spectaculaire que la Chine, à l’instar de la Russie, voire de l’Inde et du Japon, n’est pas paralysée par le refus de la violence qui caractérise la diplomatie des Etats occidentaux. Le pragmatisme chinois, associé à la conscience de la puissance et à la certitude que tous les acteurs mondiaux ne sont pas nécessairement sensibles au soft power, devient chaque jour plus visible, qu’il s’agisse de combats contre les pirates somaliens, des évacuations massives de ressortissants bloqués en Libye par la révolution en cours, ou de la sauvage répression conduite en 2008 contre les Ouïghours au Xinjiang. Nous observons le déploiement de cette puissance avec le regard fasciné et horrifié d’un phobique qui trouverait dans sa chambre l’objet de sa phobie, mais notre angoisse ne saurait égaler celle d’Israël. L’Etat hébreu voit disparaître un Pharaon bien accommodant, et la version contemporaine des principautés latines du XIIe siècle peut à raison s’inquiéter du sort que lui réserveront, dans quelques décennies, les stratèges de Beijing.

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Le jihad serait donc de l’histoire ancienne. Intéressante s’agissant du monde arabe, la question me semble pourtant sans objet. Al Qaïda s’est nourrie du malaise d’une région et d’un peuple soumis depuis de siècles et ravagés par de spectaculaires échecs économiques. L’organisation terroriste n’est en effet pas simplement le reflet d’une crise qui s’étendrait du Maroc ou de la Mauritanie jusqu’à la frontière perse, mais elle incarne aussi la revanche de populations du sud pas seulement mues par le sentiment d’une domination culturelle et politique occidentale plus qu’envahissante. Dans cette optique, il ne faut pas appréhender Al Qaïda comme une simple organisation jihadiste islamo-centrée mais comme l’avant-garde de la révolte des peuples du Sud. Il suffit pour s’en convaincre de lire les communiqués des uns et des autres pour constater que la rhétorique révolutionnaire des années 70 s’est amalgamée au discours religieux initial et a apporté une réponse, quelle que soit la valeur qu’on lui accorde, aux frustrations de millions d’individus frustrés de ne pas profiter de la prospérité de l’Empire et de ses alliés. Comme il y a vingt siècles, les peuples proches du limes poussent pour entrer et bénéficier de nos richesses. Il n’y a là rien de bien nouveau ni même rien de bien surprenant ou choquant, jusqu’à notre incapacité à les accueillir et à les intégrer. Si nous étions encore capables de tels prodiges, les questions de l’immigration clandestine et de l’intégration de l’islam ne se poseraient pas. Elles se posent aujourd’hui, aussi bien parce que nos sociétés ont atteint les limites de leur développement économique que parce qu’elles ne sont plus assez attirantes et convaincantes pour conduire des peuples allogènes à faire l’effort d’embrasser leurs us et coutumes.

Cette révolte, qui se manifeste par l’augmentation du débit des flux migratoires Sud-Nord, était, de longue date, annoncée et souhaitée par les idéologues d’extrême gauche, tandis qu’elle était annoncée et redoutée par les idéologues d’extrême droite. Entre les deux, personne n’osait rien dire par crainte d’être mal compris, voire sciemment déformé. La tyrannie du politiquement correct confirme d’ailleurs l’irrésistible dégradation du débat politique occidental, désormais monopolisé par les vendeurs de consensus et les agitateurs extrémistes et populistes qui vendent de la peur ou de la révolte, comme M. Mélenchon, pour se bâtir des carrières.

Le basculement de puissance est évidemment visible dans le rachat de la dette de certains Etats européens par la Chine. A la dépendance énergétique de l’Occident à l’égard du Golfe, maintes fois décrite, il faut donc ajouter la perte de souveraineté de membres de l’Union européenne et de l’OTAN. Il est permis, dans ces conditions, de douter de la capacité de l’Europe à devenir une puissance complète, i. e diplomatique et donc militaire.

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La volonté de l’Empire de briser les chaînes de la dépendance pétrolière a provoqué au moins deux guerres dans le Golfe arabo-persique contre l’Irak. Les historiens devront se pencher sur le rôle central de Bagdad depuis 1980 dans la stratégie impériale. Après trois guerres de destruction puis de conquête, l’Etat le plus avancé, ou supposé tel, du monde arabe, est devenu un enfer et un bourbier dans lequel Washington a englouti des milliers de vies et des milliards de dollars. Y verra-t-on, dans un siècle, la volonté de l’Occident de mater un pays qui était presque parvenu à sortir de la médiocrité régionale ? Finissant par le conquérir, l’Empire a échoué à faire du pays un allié capable de remplacer l’Arabie saoudite comme principal fournisseur de pétrole, comme il a échoué, pour l’heure, à en faire une démocratie. Surtout, si l’Afghanistan a été la matrice du jihad porté par Al Qaïda, c’est au nœud irakien que nous devons la véritable émergence de l’organisation d’Oussama Ben Laden. Il faut en effet se souvenir que c’est pour éviter la présence de troupes occidentales sur la terre des deux villes saintes qu’OBL a proposé à la monarchie saoudienne le déploiement de sa légion de volontaires arabes, auréolés de la victoire contre les Soviétiques en Afghanistan. Et c’est par exaspération, après le refus poli de ses anciens maîtres, que le barbu le plus célèbre de la région a décidé de tourner son courroux vers l’Empire.

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Et, pour boucler la boucle, revenons à la montée des revendications communautaristes arabo-musulmanes au sein de nos sociétés. Ces manifestations d’indépendance culturelle et religieuse émanent d’une région que nous avons écrasée, volontairement ou involontairement, de notre puissance. Et à présent que cette puissance est sur le point d’appartenir au passé, nous voilà confrontés à un retour de flamme inattendu – et pourtant ! – potentiellement destructeur. La perte de puissance est une conséquence directe de la quasi banqueroute qui nous guette et qui nous contraint à de douloureux arbitrages.

Sacrifié, l’outil militaire. Réduit, l’outil diplomatique. Anéantie, la boîte à outils sociale (enseignement et intégration, formation et emploi, autorité et justice, démocratie et fermeté). Notre discours officiel repose désormais sur du vent, ce qui laisse la place à tous les excès : crispations identitaires, vociférations xénophobes, inutiles débats politico-historiques sur la place de l’islam. Et pour couronner le tout, la faillite, au propre et au figuré, de nos Etats nourrit les angoisses des classes moyennes occidentales, saisies de vertige devant l’ampleur du déclassement social qui s’annonce pour leurs enfants, et donc tentées par tous les populismes. Et les fameuses incivilités, restées impunies en raison de l’échec des systèmes éducatifs et du manque de moyens des services sociaux, viennent encore confirmer les bourgeoisies européennes et américaines dans leur rejet de populations jugées, à tort, étrangères.

Il ne s’agit pas tant de l’échec d’un système que de sa fin, quelques décennies après son apogée. Cet espace dans nos murailles ne peut qu’être utilisé par les jihadistes, de plus en plus mâtinés en révolutionnaires, bien plus capables que nous de saisir leur chance. L’Histoire jugera.

« Les experts/Assas » : Xavier Raufer

Xavier Raufer (dont on mesure la modestie ici) est un homme d’avant-garde, attaché au progrès social, à la compréhension fine des phénomènes sociaux qui l’entourent. Ancien membre du groupuscule humaniste Occident, il écrit désormais dans les revues de la révolution prolétarienne, comme Valeurs Actuelles et Le Nouvel Economiste. C’est là, comme sur le plateau de C dans l’air, qu’il nous fait l’honneur de nous livrer son interprétation de phénomènes auxquels, pauvres citoyens désarmés, nous n’entendons rien.

Initialement criminologue, Xavier Raufer, en observateur attentif du vaste monde, a vite compris quel intérêt il y avait à parler de terrorisme. Au lendemain du 11 septembre, il a ainsi publié avec Alain Bauer, un homme pourtant à gauche, un livre au titre sobre, La guerre ne fait que commencer. Autant dire que nous autres, hommes de peu de foi, qui faisions cette guerre depuis des années et dans l’indifférence générale, avons bien ri.

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Fidèle à sa légendaire exigence intellectuelle, M. Raufer fait fi de ses rares préjugés – mais qui n’en a pas ? – pour décrypter les innombrables menaces qui pèsent sur nous et nous les rendre intelligibles. C’est à cet exercice citoyen que notre ami s’est généreusement livré dans Le Nouvel Economiste du 1er décembre dernier (ici) sous le titre, touchant de prudence et d’humilité : « Le jihad global en voie de disparition. »

Dans un style primesautier, il nous y explique que la menace jihadiste est derrière nous et que seuls quelques incidents de parcours vont encore la faire vivre une poignée d’années. Circulez, chers concitoyens, l’incendie est éteint. « Laissez la police faire son travail », aurait sans doute dit le commissaire Bialès – à la cravate rappelant les motifs de Calder. On ne peut que saluer ici la lucidité et la rigueur d’un homme qui saborde ainsi son fond de commerce en nous expliquant que nos dirigeants s’affolent pour rien.

En réalité, ça faisait des mois que je n’avais pas lu autant d’erreurs chez un « spécialiste » – Roland Jacquard, en raison de son talent dans le domaine, devant être traité comme Akira Kurosawa à Cannes en 1986 quand il y présenta Ran : hors compétition.

« Du 1er janvier au 31 octobre 2010, moins de 5% des attentats jihadistes ont été perpétrés ailleurs qu’en Irak, dans la zone pakistano-afghane ou en Somalie/Ouganda  (…) Dès lors et dans les faits, il est clair que le terrorisme jihadiste n’existe plus, 95% de ce qu’on nomme ainsi relevant plutôt de la guérilla patriotique ou de la résistance à l’oppression – vouées pour l’essentiel à disparaître quand ces oppresseurs partiront. » C’est si simple, le monde vu de la rue d’Assas ! Les Ougandais, qui ont été frappés par les Shebab somaliens cette année, seront probablement ravis d’apprendre qu’on considère leur territoire comme relevant du même foutoir que celui de la Somalie. De même, les otages retenus au Mali et les civils tués en Kabylie seront probablement rassurés en réalisant qu’ils sont les victimes d’un phénomène marginal.

Xavier Raufer invoque également les fatwas hostiles à Al Qaïda diffusées par des prédicateurs jadis radicaux. et y voit la preuve du déclin. Il ne semble pas imaginer que ces changements de posture aient pu être provoqués par d’amicales pressions, et il ne fait même pas référence aux imams du Golfe qui se répandent sur Internet. Pour tout dire, il ne croit sans doute pas à cette vague histoire d’ordinateurs en réseau – encore un fantasme cosmopolite.

Et voilà que l’on apprend qu’Al Qaïda « accumule les échecs » – et l’on découvre en passant que notre grand spécialiste ignore qu’il y a eu 4 bombes à Londres le 7 juillet 2005, et non pas 3. Quel étourdi, quand même ! Et la démonstration progresse : « De loin en loin, de grossiers colis piégés sont expédiés de façon si inepte qu’ils sont neutralisés avant d’exploser – ou de foirer (sic) ». Là, disons-le tout net, on touche au sublime. Faut-il rappeler que les deux colis expédiés à Chicago par Al Qaïda dans la Péninsule Arabique (AQPA) n’ont pas foiré (j’aime le langage des hommes d’action) mais ont été interceptés de justesse grâce aux services saoudiens. Au Royaume-Uni, les services ont même dû s’y prendre à deux fois avant de détecter la bombe dans le colis, qui sinon s’envolait vers les rivages de l’Empire. Quand on a la prétention de traiter d’un sujet avec un tel aplomb, on ne se contente pas des articles de Paris-Turf ou de La Vieille Taupe pour se documenter.

Ce que Raufer ne voit pas – mais d’ailleurs que voit-il vraiment ? – c’est que la menace ne faiblit pas, et que seuls ses acteurs sont affaiblis – mais pour combien de temps ? Et ce que Raufer ne dit pas, c’est qu’il n’y jamais eu autant de home grown terrorists, poussés au jihad par leur rejet de la société dans laquelle ils ont été élevés. La multiplication des affaires internes à l’Europe, le développement des projets terroristes menés en Occident par des individus recrutés par des groupes jihadistes locaux (AQPA, AQMI, le TTP, les Shebab, peut-être même Al Qaïda en Irak si on regarde de près l’attentat de Stockholm du 11 décembre) sont une nouvelle évolution de ce phénomène. M. Raufer pense sans doute réaliser une percée conceptuelle majeure en nous parlant de guérilla, d’oppression, de résistance. Il n’a jamais que 10 ans de retard. Le jihadisme, malgré son vocabulaire et ses références, n’est pas tant religieux que politique et social. Et comme cela a déjà été écrit sur ce blog, la conjonction entre une lutte locale et un projet mondial ne fait qu’accroître la menace.

Enfin, pour couronner le tout, Xavier Raufer reprend à son compte la propagande algérienne qui veut que les éléments sahéliens d’Al Qaïda au Maghreb Islamique (AQMI) aient partie liée avec les trafiquants de drogue sud-américains – on voit ici Tony Montana (Scarface, Brian De Palma, 1983) lors d’une réunion à Bamako avec Abou Zaid, mais la photo a été mal cadrée.

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La réalité est évidemment plus complexe, mais elle ne fait pas vendre. Et il faut bien vivre…

« Les experts/Brest » : Simon Murden

Il vient parfois l’envie d’arrêter d’écrire, non par lassitude, mais parce que d’autres, plus talentueux, ont su trouver les mots pour exprimer la réalité que l’on tente de décrire.

C’est ainsi avec un grand plaisir que je conseille vivement la lecture des actes du colloque qui s’est tenu à Brest les 31 mai et 1er juin 2007 sur le thème « Résistances, insurrections, guérillas ».

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S’il faut saluer ici la grande qualité des interventions retranscrites ici sous la direction de Corentin Sellin, c’est évidemment la contribution de Simon Murden, de l’université d’Exeter, qui suscite mon enthousiasme. Voilà qu’en presque 25 pages un universitaire, dont les recherches concernent aussi bien le Moyen-Orient que l’islam radical ou la polémologie, expose avec une rare clarté le fonctionnement des réseaux jihadistes.

Son intervention, sobrement intitulée Comprendre l’insurrection globale contemporaine : vers une cartographie de la guerre mondiale contre le terrorisme mais que l’on pourrait aisément rebaptiser Al Qaïda pour les nuls si ne se posaient pas d’épineux problèmes de droits, est un modèle de pédagogie. On y retrouve, avec infiniment plus de profondeur que dans les notes rédigées dans les services ou les états-majors, une explication du mode de fonctionnement si particulier de la mouvance jihadiste.

La description par l’auteur des thèses et controverses autour de la guerre de 4e génération (G4G) est un modèle du genre, qui permet ensuite de suivre une démonstration qui nous entraîne jusqu’à l’étude des réseaux sociaux et les travaux du colonel John Boyd (www.arlingtoncemetery.net/jrboyd.htm et surtout http://en.wikipedia.org/wiki/John_Boyd_(military_strategist)), le mythique stratège de l’US Air Force dont les travaux sont encore étudiés et salués au sein de l’Empire – vous savez cet horrible pays peuplé d’ignorants mais qui, pour des raisons encore obscures, dicte la marche du monde depuis plus d’un siècle.

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Bref, un ouvrage réellement indispensable, évidemment pour la contribution de Simon Murden, mais aussi pour la grande qualité des autres articles, y compris sur des sujets ô combien sensibles (terrorisme et résistance, etc.). J’ajoute que M. Murden a déjà publié plusieurs ouvrages, dont The problem of force, un essai qui s’adresse aux stratèges et aux amateurs les plus (mieux ?) éclairés.

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La guerre est peut-être ingagnable, mais on ne pourra pas dire qu’on n’a pas essayé de la gagner. Si ça peut vous consoler…

Toi aussi, chef, tu aimes savoir pourquoi nous combattons ?

L’Afghanistan est décidément un pays fascinant, quand bien même on n’y aurait jamais mis les pieds. En guerre depuis 1979 – voire un peu avant si on considère les vives tensions internes qui précédèrent l’intervention soviétique, le pays n’a pas quitté le cœur du débat stratégique mondial. On s’y bat avec constance, on y change d’alliés tous les dix ans et on a bien du mal à expliquer pourquoi. Mais, puisque nos dirigeants semblent avoir plus de facilités à « déclarer la guerre à la délinquance » plutôt qu’à expliquer celle que nos soldats mènent à 6.000 km contre un des pires régimes que cette planète ait accueillis, il va bien falloir que quelqu’un se dévoue pour fournir quelques clés.

Entraînés en Afghanistan par Al Qaïda, qui pensait rééditer la victoire contre les Soviétiques en piégeant l’Amérique dans une guérilla perdue d’avance, les Etats-Unis ont été, en réalité, piégés par l’infernale manie de la communauté internationale d’imposer partout où elle le peut des régimes calqués sur les démocraties européennes. Personne ne peut sérieusement contester le droit des Afghans à bénéficier des droits fondamentaux issus de notre vie politique et désormais considérés comme universels, mais il faut se garder de tomber dans le piège tendu par l’accélération des communications : nous savons en temps réel ce que les Afghans subissent, mais il faut se souvenir que leur univers mental, politique, social, moral, est loin du nôtre. Une démocratie ne se crée pas en si peu de temps – c’est même ce que Kagan nous reproche dans Robert Kagan dans Of Paradise and Power, véritable résumé de la doctrine néoconservatrice, avec ce qu’il faut de constat avéré et de mauvaise foi crasse.

Du coup, alors que les premiers mois de l’opération Enduring Freedom s’étaient révélés prometteurs (destruction de l’infrastructure d’Al Qaïda et de ses alliés, élimination de plusieurs des cadres historiques d’AQ), et malgré les inévitables chocs en retour (attentats en Tunisie, en Indonésie, au Pakistan, au Yémen), les forces coalisées ont été doublées par les acteurs politiques afghans, à commencer par l’Alliance du Nord, qui ont pris Kaboul sans crier gare, et ont crié vengeance contre le Pakistan, accusé à raison d’avoir soutenu les Taliban.

En mars 2001, l’armée pakistanaise n’avait en effet même pas songé à maquiller les immatriculations des camions qu’elle avait prêtés au régime talêb pour transporter les explosifs employés pour la destruction des Bouddhas de Bamyan. Et nous savions depuis 1998 que l’opérateur téléphonique pakistanais prolongeait ses lignes et offrait ses numéros à la clique du mollah Omar et à ses amis d’Al Qaïda. Dans ces conditions, si l’Alliance du Nord désirait poursuivre les Taliban jusqu’à leur débâcle, il s’agissait surtout pour elle de porter le fer au Pakistan contre l’armée et l’ISI.

En décembre 2001, alors que j’évoquais l’assassinat de Massoud avec le chef des SR de l’Alliance du Nord, je dus batailler toute une après-midi pour le convaincre de ne pas accuser trop rapidement Abdul Rasuf Sayyaf, une des âmes du jihad contre l’URSS. Il n’était évidemment pas question de déclencher une guerre avec le Pakistan en tuant ses alliés, malgré les innombrables preuves que nous détenions, mais nous avions besoin d’Islamabad, comme le comprit le général Musharaf, décidément tacticien hors pair. Pour ceux qui s’interrogent encore sur la politique pakistanaise, je ne peux que conseiller la lecture des documents que publie Wikileaks (cf. http://wikileaks.org/wiki/Afghan_War_Diary,_2004-2010) et qui révèlent combien nous sommes piégés par le Pakistan dans cette affaire.

La cohabitation en Afghanistan de deux opérations militaires, officiellement complémentaires mais en réalité contradictoires, nous mène droit dans une impasse. Tandis que l’OEF a été conçue, et est menée depuis, comme une véritable opération militaire de contre-terrorisme, conduite par des forces spéciales et des services de renseignement – avec tout ce que cela implique de violences cachées, d’exceptions au droit et de réjouissantes barbouzeries, le mandat de l’International Security Assistance Force (ISAF), sous la direction de l’OTAN, vise à stabiliser le pays et à le doter d’un régime légitime tout en réduisant au maximum son opposition armée.

L’Histoire nous a pourtant enseigné que ces deux missions étaient incompatibles et que la mise en place d’un Etat digne de ce nom ne pouvait intervenir qu’APRES la défaite de la guérilla. Mais les opinions publiques de l’Occident postmoderne ne tolèrent plus, ni la violence des guerres, ni surtout leur durée et leur issue incertaine. De surcroît, les hommes politiques, dont la crédibilité a été singulièrement mise à mal par les fadaises de l’Administration Bush sur l’Irak, n’osent plus dire grand-chose, et surtout pas les vérités qui dérangent. En France, les ministres de la Défense et des Affaires étrangères se révèlent de piètres et rares propagandistes, bien incapables de défendre le bien-fondé d’une guerre que les Français ne comprennent pas et que certains présentent comme un conflit néocolonial.

L’enjeu des combats que nous livrons dépasse désormais la seule question de l’islam radical et de la traque des dirigeants jihadistes. En se débattant dans le cirque afghan, les Occidentaux sont observés par les puissances mondiales, actuelles ou émergentes, et par les opinions publiques des pays du Sud. Sont-ils capables d’assumer le poids humain et moral d’une guerre qui repose, non pas sur un contentieux territorial, mais sur un affrontement entre deux systèmes de valeur, entre deux conceptions du monde – et de la vie que l’on peut y mener ?

Pour éviter une faillite militaire, le Président Obama, qui avait pourtant placé le conflit afghan au cœur de sa diplomatie et de sa stratégie sécuritaire, a indiqué que le retrait des troupes de l’Empire pourrait commencer en juillet 2011. Les principaux généraux américains ne cachent pas leur trouble : à quoi bon continuer à se battre alors que le corps expéditionnaire va bientôt faire ses bagages ? Pourquoi donner ainsi aux Taliban et à leurs alliés pakistanais une indication aussi cruelle sur notre échec ? Pourquoi surtout renoncer à la défense de nos valeurs, une donnée plus que jamais fondamentale alors que plusieurs puissances régionales assument désormais leurs « différences » morales ?

La notion de valeur est certes volontiers galvaudée, en particulier par les régimes du Sud qui entendent poursuivre sereinement l’oppression de leurs populations. Je ne crains pas, pour ma part, d’évoquer ces valeurs car nous n’avons pas en rougir : démocratie, liberté de pensée et de foi, respect des minorités – quelles que soit leur nature, protection des plus faibles, prédominance de la justice sur le politique, prédominance de la raison sur la religion, égalité des droits entre homme et femme. Alors que nous en sommes, et c’est malheureux, à lutter pour l’égalité des salaires entre hommes et femmes, des pays pratiquent la lapidation pour l’adultère – quand celui-ci n’est pas seulement la traduction de ce que nous appelons, dans l’Occident décadent, un viol.

Malgré cet inventaire, la guerre en Afghanistan, initialement très différente de celle du Viêt-Nam (1964-1973), est en train de se transformer en une nouvelle faillite morale et les comparaisons deviennent gênantes. En soutenant, vaille que vaille, un régime que nous avons mis en place et que des élections organisées dans des conditions dantesques n’ont pas contribué à légitimer, nous voilà coincés. Notre supériorité militaire et technologique, inégalée dans l’Histoire, nous fait réaliser des exploits dont nos rêvaient nos anciens, tandis que la mission d’assistance dont nous sommes les dépositaires nous transforme en supplétifs d’un régime corrompu, incompétent, incapable de dépasser les querelles tribales et tenté, de plus en plus régulièrement, de donner des gages aux extrémistes religieux afin de préparer l’après-ISAF.

Du coup, la guerre que nous menons là-bas tourne à la démonstration de schizophrénie : il faut avoir entendu des officiers raconter comment il leur a été ordonné de laisser passer des convois de narcotrafiquants, probablement liés au pouvoir, tandis qu’ils lisent sur Internet l’inquiétude des régimes occidentaux face à l’afflux de drogue en provenance d’Afghanistan. De même, la (re)découverte des grands principes de la contre-insurrection (Galula, Lyautey, etc.) conduit les militaires, sous la pression des politiques, à associer actions civiles et actions de combat alors que l’orthodoxie voudrait qu’il y ait d’abord des opérations militaires puissantes censées assommer l’adversaire avant de passer à une phase plus diplomatique.

Très naturellement, donc, des voix s’élèvent pour réclamer le retrait des troupes occidentales et rétablir ainsi la fiction d’un Afghanistan unifié et débarrassé des ingérences étrangères. Les arguments sont connus :

– Les Taliban ne constituent pas une menace contre la France.

– L’intervention occidentale est de nature coloniale et vise à s’emparer des ressources naturelles afghanes et à mettre en place le fameux oléoduc nord-sud dont on parle depuis près de 15 ans.

– Les opérations militaires de l’OEF et de l’ISAF contribuent plus à la montée de l’islam radical qu’à son éradication.

Répondons dans l’ordre :

Si le régime talêb des origines (1996) n’a pas proféré de menaces directes contre la France, il faut néanmoins garder en tête une poignée de faits que les partisans du retrait occultent avec soin. L’idéologie prônée par les Taliban, un savoureux mélange de salafisme, version fantasmée et obscurantiste de l’islam, et de nationalisme pachtoun les a conduits à apporter leur soutien à différentes organisations jihadistes, dont Al Qaïda, bien sûr, mais aussi le Mouvement Islamique d’Ouzbékistan (MIO), les groupes extrémistes tchétchènes ou plusieurs groupes cachemiris, tout cela avec la fraternelle complicité du Pakistan, bien sûr, mais aussi de l’Arabie saoudite, des Emirats Arabes Unis ou du Qatar – qui a depuis sagement renoncé à cette option politique.

Toutes ces organisations ont proféré des menaces directes contre la France, ses ressortissants, ses intérêts et ses alliés. Dédouaner les Taliban de ces menaces relève de la sophistique, une mauvaise foi d’autant plus criminelle que la négation d’une menace ne la rend pas inopérante – à moins que vous ne soyez ce fameux colonel corse qui affirmait, il y a au moins quinze ans, que jamais des islamistes algériens ne commettraient des attentats en France. Il se reconnaîtra.

Dès 1997 et l’ouverture par la justice française d’une enquête sur les filières afghanes, il est apparu évident pour tous les acteurs de la lutte contre le terrorisme que l’émirat talêb ne se contentait pas d’accueillir des terroristes islamistes radicaux. Il les formait, les finançait, omettait d’apposer des tampons compromettants sur leurs passeports et leur accordait toutes les facilités imaginables. Faut-il rappeler que tous les camps d’entraînement présents dans l’émirat talêb ne relevaient pas, loin s’en faut, de l’autorité d’Al Qaïda ?

Les attentats commis par les Shebab en Ouganda il y quelques semaines, le projet raté de Times Square, revendiqué par le Taliban Tehrik Pakistan (TTP) au printemps dernier, ou l’attentat manqué contre le vol Amsterdam Detroit en décembre 2009 ont largement démontré que, malgré les affirmations de quelques-uns, les mouvements terroristes locaux et les organisations islamistes régionales ne s’interdisaient pas de recourir aux méthodes du jihad mondial pour porter le combat chez l’ennemi. Nos commentateurs sont-ils toujours si convaincus du dédain des Taliban afghans pour nous ?

Evidemment, me répondra-t-on, l’intervention militaire initiale dirigée contre le régime talêb – jugé illégal par les Nations unies en 1999 – et contre Al Qaïda est désormais vécue comme une occupation par certaines parties de la population afghane, en particulier dans la zone pachtoune, à la frontière nord-ouest du Pakistan. Il s’agit là d’une réalité cruelle pour nous et douloureuse pour les Afghans, qui subissent chaque jour les infinis progrès de la technologie guerrière, qu’il s’agisse des munitions de M-4 ou de FA-MAS ou des sous-munitions larguées avec générosité par les avions d’appui de la Coalition.

Qui n’a jamais vu les brulures infligées à la peau par des munitions au phosphore ou les membres déchiquetés de jeunes enfants n’a pas réellement conscience du déchaînement de violence du combat moderne.

Ces pertes irréparables et insupportables sont, paradoxalement, un test pour notre volonté. Je ne fais pas mienne, ici, l’insoutenable anecdote racontée par le colonel Kurtz au capitaine Willard, à la fin d’Apocalypse Now (1979, Francis Ford Coppola), mais il me semble que l’engagement par une nation, qui plus est démocratique, d’un corps expéditionnaire dans un conflit asymétrique constitue une épreuve, ô combien révélatrice, pour sa volonté. Il doit cependant exister une voie médiane entre les boucheries de 1914 ou de la guerre Iran-Irak (la VRAIE première guerre du Golfe) et les pitoyables scrupules de l’état-major américain tout au long des années 90s. Au moins le 11 septembre aura-t-il rappelé aux Occidentaux que les militaires sont faits, et ça ne se discute pas, pour tuer et pour mourir au combat, instruments d’une politique qui ne sacrifie par ses enfants sans y avoir réfléchi à deux fois – enfin on l’espère.

Car il s’agit de ne pas nous leurrer sur les motivations de certains des partisans d’un retrait de nos troupes d’Afghanistan, quelle que soit la nature de la menace qui pourrait y reprendre racine. Pour ceux-là, l’idée que la France puisse mener une guerre loin de l’Europe est intolérable, et on trouve là le cruel rappel de la débâcle indochinoise puis de l’immense gâchis algérien. Et, puisque nous sommes en France, où l’un des ravages du gaullisme est un anti-américanisme qui tient parfois lieu de grille de lecture du monde, il est encore plus insupportable de voir des troupes françaises combattre aux côtés de celles de l’Empire (Il faut dire que nous n’avons plus tellement l’habitude : en 18, les Yankees nous ont relevés après les trois surhumaines années de tueries, et en 44 ils nous ont tout simplement libérés pour même nous accepter, avec une candeur qui reste une énigme, à leurs côtés en tant que puissance victorieuse. Au football, on appellerait ça une victoire sur tapis vert – et ne voyez pas là une critique des milliers de nos compatriotes qui se battirent comme des lions au printemps 40 ou de ceux qui choisirent de résister pour rétablir un honneur bafoué. Mais un honneur lavé ne fait pas de vous un vainqueur. Passons)

En ce qui concerne les buts de guerre que l’on nous cacherait – puisque, comme le chantait Jacques Dutronc, on ne nous dit rien – toute cette violence ne se déploierait donc que pour assurer la richesse d’une poignée de pétroliers, d’industriels et de mercenaires ? On pourrait en rire si la croyance de complots ne devenait pas si forte chez nos compatriotes – mais ceux-ci semblent préférer les émissions de Thierry Ardisson, l’homme qui « fit » Thierry Meyssan, aux livres d’Olivier Roy, de Gilles Képel ou de Jean-Baptiste Duroselle. On a la population qu’on mérite.

La récente révélation de la présence en Afghanistan d’importantes réserves de métaux rares a redonné un peu de vigueur aux tenants de la thèse coloniale. Pour ceux-là, la vie internationale ne peut être qu’une suite d’événements dictés par la seule loi du profit et prévus de longue date, sans qu’il y ait la moindre place laissée au hasard et au facteur humain. Que les Etats-Unis fassent la guerre dans un pays dans lequel ils envisageaient le passage d’un oléoduc efface toutes les autres causes et confirme, à leurs yeux du moins, que les attentats du 11 septembre n’ont été qu’un montage. J’ai déjà dit ici tout le bien que je pensais des conspirationnistes et de leurs capacités intellectuelles, et il me reste à rappeler que plusieurs Etats occidentaux, impliqués de longue date en Afghanistan, entretenaient eux aussi avec le régime talêb des relations secrètes. Faut-il y voir la preuve d’une conspiration planétaire ? Je ne peux qu’inviter les esprits curieux à lire Les illusions du 11 septembre, d’Olivier Roy, pour creuser encore la question.

Nul besoin, donc, d’un complot pour obtenir le passage d’un oléoduc, alors qu’on en parlait sans doute discrètement avec les Taliban. Il faut que je vous raconte ça. Au printemps 2001, le commandant Massoud, qui devait se rendre à Strasbourg au Parlement européen, fit escale à Paris, où il fut reçu au Quai d’Orsay. Certains racontent que, ce même jour, une délégation de responsables des Taliban était également dans le bâtiment et que des trésors d’ingéniosité furent déployés pour que les ennemis mortels ne se croisent pas dans les couloirs feutrés du ministère des Affaires étrangères. Mais pourquoi la France recevait-elle donc les Taliban, sinon pour s’attirer les bonnes grâces du régime de Kaboul et de son supporter pakistanais. Dois-je préciser que dans ces conditions la piste des motivations financières de l’attentat de Karachi (8 mai 2002) ne me convainc absolument pas?

Et qu’en est-il de soutien, bien involontaire, à la croissance de l’islam radical ? Il s’agit là, et de loin, de l’argument le plus convaincant des opposants à la guerre. Il ne fait en effet aucun doute que les combats qui se déroulent en Afghanistan sont vécus par une partie de l’opinion publique arabo-musulman comme une agression contre l’islam. Les maladresses de certains discours en Occident contre l’islamisme radical, régulièrement confondu avec l’islam, et l’habileté avec laquelle les idéologues radicaux se présentent comme de paisibles musulmans ne font pas peu pour ancrer cette perception dans l’esprit de ce que les diplomates français appellent, un peu vite, la rue arabe. En réalité, ce sentiment d’être agressé, envahi par l’Occident, se greffe sur une histoire douloureuse qui, depuis le 13e siècle, n’est pas tendre avec les Arabes. Comme me le fit un jour remarquer une amie marocaine, « tu te rends compte que jusqu’aux indépendances du 20e siècle les Arabes étaient dirigés par des étrangers ? ». Terrible, ce constat nourrit en grande partie le ressentiment du monde arabe à l’égard de l’Occident, et alimente un nationalisme régional – si vous me permettez ce concept un peu osé – qu’on appelait, du temps de Nasser, le panarabisme et qui, désormais vidé de sa substance politique, s’accroche vaille que vaille à l’islam comme facteur culturel commun.

Du coup, les opérations militaires conduites en terre arabo-musulmane par des Etats étrangers à la zone sont doublement perçues comme des agressions, politiques mais surtout culturelles, et il faut admettre que la contre-offensive occidentale, après le 11 septembre, n’a fait qu’accélérer un phénomène déjà ancien.

C’est ainsi que des conflits territoriaux deviennent au fil des ans des conflits religieux, ou en tout cas fortement impactés par le religieux (en Palestine, bien sûr, mais également en Irak depuis 2003) et que, inversement, les mouvements radicaux religieux, comme le Hamas palestinien, le Hezbollah libanais ou les différents groupes ralliés à Al Qaïda mettent en avant leurs revendications territoriales pour accroître leur audience ou compenser le vide abyssal de leur programme de gouvernement. Face à cela, les Occidentaux sont, hélas, impuissants. Souvent ignorants de la culture des pays dans lesquels ils agissent, nos dirigeants sont également piégés par les ruses de potentats – en Algérie, en Tunisie, au Yémen ou ailleurs – qui leur font croire qu’ils sont le dernier rempart contre la barbarie, alors même que leur politique ne fait que la renforcer, consciemment (en Algérie) ou inconsciemment (en Tunisie).

On en revient dès lors à se poser des questions qui relèveront du débat historique dans 100 ans : qui a précipité quoi ? Qui a commencé ? Je ne vais pas répéter ici ce que j’écrivais en introduction de Combattez dans le chemin d’Allah (cf. http://aboudjaffar.blog.lemonde.fr/category/combattez-dans-le-chemin-dallah/). Il semble acquis que l’envoi de milliers de volontaires en Afghanistan a accéléré la cristallisation de l’islamisme radical, aussi bien en créant une véritable chanson de geste du jihad – loin de toute réalité militaire, car il ne fait guère de doute que les moudjahiddine auraient été écrasés sans les Stinger, les Milan et plus largement le soutien de l’Occident – et en lui donnant ses figures tutélaires : Abdallah Azzam, puis Oussama Ben Laden (il faut à ce sujet lire les remarquables pages consacrées à OBL dans Al Qaïda dans le texte, un ouvrage réellement indispensable).

On connaît la suite : la démobilisation des Afghans arabes puis leur retour au pays et le début des ennuis pour ces-derniers (Algérie, Egypte), le refus saoudien à l’offre d’aide d’OBL après l’invasion du Koweït par l’Irak, la montée des revendications communautaristes musulmanes en Occident (la première affaire du voile remonte en France à 1989), etc.

Trois interprétations, pour faire court, sont possibles à ce stade de nos connaissances :

– La montée de l’islamisme combattant, qualifié de façon très logique de jihadisme par nos services, est le symptôme du malaise né dans le monde arabe de l’échec – là comme ailleurs – des expériences socialistes et du naufrage de gouvernements plus occupés à piller leurs pays qu’à les gérer. Le rôle de l’islamisme comme idéologie de substitution est acté par l’ensemble de la communauté universitaire, mais les néoconservateurs américains ou les faucons israéliens en ont conclu que les catastrophes actuelles étaient les conséquences d’échecs d’autant plus prévisibles que certains n’hésitent pas à avancer des arguments proprement racistes. Mais on peut porter un regard froid sur un phénomène et aboutir aux mêmes conclusions que des radicaux sans en être un soi-même. La désastreuse influence des néoconservateurs américains ne doit pas cacher le fait qu’une partie de leur constat était, et reste, juste, en particulier au sujet de la profonde crise du monde arabo-musulman et les conséquences de décennies de mauvaise gouvernance sur la population.

– Ce phénomène est également interprété par certains penseurs comme la marque d’une crise de croissance du monde arabo-musulman, crise inévitable lors de la marche inéluctable vers la démocratie. Cette vision, défendue par Emmanuel Todd et Youssef Courbage dans Le rendez-vous des civilisations, pourrait séduire si Emmanuel Todd, un intellectuel certes brillant et prolifique, n’avait pas révélé dans son Après l’Empire l’ampleur de ses préjugés d’inspiration marxiste (rires) et une tendance au positivisme le plus naïf. Il paraît ainsi singulièrement prématuré de prétendre que le monde arabo-musulman finira par être gouverné selon les méthodes occidentales sous prétexte que ce modèle domine actuellement le monde.

– D’autres, enfin, affirment sans rire qu’il aurait fallu laisser leur chance aux régimes islamistes. François Burgat est de ceux-là, prompts à voir la main de l’Occident derrière les ignominies commises au nom de l’islam par des fanatiques comme il y eut – et qu’il y a encore – des admirateurs de Marx qui jurent que l’échec mondial du communisme n’a été causé que par l’hostilité – et pas qu’un peu ! – des bourgeois que nous sommes. Ainsi donc, il aurait fallu laisser leur chance aux Frères musulmans en Egypte, au FIS en Algérie, au Parti de la Justice et du Développement au Maroc. Quant on contemple le fiasco iranien, on se dit qu’on n’a pas si mal fait de bloquer la création d’autres théocraties – même si cela a maintenu au pouvoir des cliques qui ne valent pas tellement mieux. Comme le disait le regretté William Colby au sujet des dictateurs sud-américains, « ce sont peut-être des salauds, mais ce sont NOS salauds ». Le raisonnement vaut manifestement dans le monde arabe.

Parmi les puissances mondiales, certaines, et pas des moindres, sont loin de répondre à nos idéaux de bonne gouvernance : la Chine est plus que jamais une dictature, la Russie postsoviétique ne semble guère pressée de gouverner son peuple comme le fait la Suède, le Brésil et l’Inde paraissent être des démocraties fragiles, et les Etats-Unis ou l’Union Européenne, l’Occident pour faire court, ne rassemblent qu’une petite partie de la population mondiale. Quel est donc le système dominant dans un monde ni plus ni moins instable et violent que celui de Louis XIV, de Philipe Auguste ou de Marc-Aurèle, sinon un système différent de celui qui nous gouverne ? Admettons que nous vivons dans un ilot de prospérité et de calme, alors que le reste de la planète se débat dans diverses crises dont on ne voit pas l’issue.

Alors, menons-nous une guerre déjà perdue, ingagnable même ? Et que nous proposent donc les partisans du retrait ? Là aussi, on ne peut pas dire que nous soyons ensevelis sous les options, et se retirer d’Afghanistan tient plus de la marotte que d’une décision murement réfléchie. Le retrait est d’abord conçu comme la fin d’un engagement militaire coûteux et sans intérêt, voire comme une inféodation aux Etats-Unis (cf. plus haut). L’idée de manœuvre est donc simple : nous retirons le contingent français et… et l’histoire s’arrête là. Pas de conséquence, pas de risque, pas de problème. Certains, qui ne s’arrêtent pas aux lubies antiaméricaines, reconnaissent qu’un retrait va entrainer, au mieux un regain de vigueur chez les Taliban et leurs alliées jihadistes, au pire un retour à la case départ, i.e. à la veille du 11 septembre 2001. Que faire, alors ?

Ne nous leurrons pas : la guerre telle qu’elle est actuellement conçue ne peut que s’achever par un échec. Le régime de Kaboul est dénué de toute légitimité, et on aimerait que M. Karzai, au lieu de donner des leçons de lutte contre la guérilla, fasse un peu le ménage dans son entourage – le pire étant de penser que nous n’avons ni le courage ni les moyens de le remplacer à l’occasion d’un de ces coups d’Etat si divertissants que nous pratiquions dans les années 60. Devenue une lutte de libération nationale – quelle ironie dans un pays qui n’a rien d’une nation – l’insurrection afghane bénéficie de tous les atouts possibles :

– Elle est financièrement soutenue par des ressources internes (trafic de drogue) et externes, essentiellement en provenance du Golfe et du Pakistan.

– Elle bénéficie de deux sanctuaires inviolables, ou si peu, que sont justement le Pakistan, dans lequel seuls les Etats-Unis se permettent d’intervenir (dans les seules zones tribales) et l’Iran, qui compte à sa frontière orientale plus d’un million de réfugiés, qui a une longue pratique du soutien discret au jihadisme et qui, dans les circonstances actuelles, est pratiquement intouchable. Tout le monde sait qu’une guérilla ne peut être vaincue que si elle est isolée de ses soutiens. Ce que les Soviétiques n’ont pu faire dans les années 80, l’OTAN ne peut le faire dans les années 2000. Mais les Occidentaux oublient un peu vite qu’ils ont déjà réussi ce pari, en Malaisie ou en Algérie, lorsqu’ils avaient la volonté de vaincre. On peut même se souvenir du projet Phoenix mené dans le delta du Mékong et qui aboutit, en 1968, à la destruction du Viêt-Cong.

– La coalition qui s’oppose aux Taliban est en effet minée par la faible résolution des dirigeants européens et les doutes de l’opinion publique. Pour des fanatiques, il s’agit de la combinaison idéale.

Et on nous ressort les vieilles rengaines sur l’Afghanistan, terre qu’on ne peut conquérir, peuple qu’on ne peut soumettre. Et on invoque les échecs russes puis soviétiques ou les cuisantes défaites britanniques. C’est oublier un peu vite que l’Afghanistan a été conquis et soumis, d’abord par Alexandre le Grand, puis par les cavaliers arabes ou par Gengis Khan, autant de puissances politico-militaires portées par des buts de guerre clairement énoncés et libres de toute opposition interne – je ne dis pas que je suis contre le système démocratique, je dis juste qu’il est plus facile de s’entretuer quand les civils n’interfèrent pas. Même les Britanniques, qui ont certes subi deux échecs militaires majeurs au 19e siècle, avaient réussi à imposer leur domination politique sur le pays, sur les marches de l’Empire des Indes.

Il n’y a peut-être pas de solution miracle, mais il manque de toute évidence une véritable révolution intellectuelle chez les stratèges et les diplomates occidentaux. Le principal dogme à remettre en question est probablement celui du droit des nationalités et de la toute puissance du concept d’Etat. Il serait temps d’admettre que toutes les régions du monde ne sont pas prêtes à être gouvernées par un système politique « moderne », comprenant une séparation des pouvoirs, une vie politique démocratique et non violente et des médias indépendants. Certains peuples n’ont pas encore la maturité politique nécessaire à la mise en place d’un système de gouvernement rationnel, essentiellement en raison de crises politiques de longue durée (Somalie, Afghanistan, Soudan, Balkans). Dans ces cas, trois options sont possibles :

– Ne rien faire et laisser les guerres civiles perdurer ;

– Tenter plus ou moins mollement d’imposer une « pause » par l’envoi d’un contingent international, muni d’un mandat des Nations unies ou d’une organisation régionale ;

– Laisser à ces peuples leur souveraineté sans leur imposer un modèle d’organisation sociopolitique, mais sans s’interdire pour autant des interventions militaires ponctuelles (raids de toutes natures, occupations de territoire pour une durée limitée dans un but précis). Le mandat confié à leurs dirigeants par les électeurs ne comprend pas seulement la gestion économique et des réformes sociales, il comprend clairement la défense des intérêts de l’Etat.

Il va de soi que mon vieux fond impérialiste penche pour la dernière option, librement et humblement inspirée du modèle romain. Il s’agit, en réalité, d’un choix fait avec dépit, sans le moindre sentiment de supériorité culturelle mais avec la conscience que le temps traite les peuples avec plus ou moins d’équité – il suffit de contempler le sort fait aux populations indigènes du Nouveau Monde pour s’en convaincre.

Dans ces conditions, et en admettant que la vie internationale est faite de violences et d’injustices et que le monde ressemble plus à celui décrit par Hobbes que celui rêvé par Kant, il convient d’adapter notre posture et d’écarter tout angélisme, non au profit d’un cynisme militant, mais d’une vision pragmatique. Refuser de voir ses frères humains soumis à la tyrannie n’implique hélas pas qu’on soit capable de leur offrir en moins d’une génération un mode de gouvernement que nos sociétés ont mis des siècles à créer, et qui se révèle infiniment fragile.

Accepter le constat, qui reste évidemment à discuter, que nous sommes parvenus à la fin du cycle historique du droit des nationalités, dont la mise en application a été longtemps sanctionnée par la création d’Etats plus ou moins viables, nous rendrait probablement un grand service. Créé et répandu par notre glorieuse révolution, le droit des nationalités a, dans un premier temps, conduit à la fin des empires qui s’étaient imposés par la force. Mais dans un deuxième temps, après avoir libéré des peuples, il les a conduits à commettre les pires crimes de l’Histoire afin de parachever le rassemblement de communautés éparpillées au gré des siècles. IIIe Reich, Balkans, Prusse Orientale, Rwanda, séparation de l’Inde et du Pakistan, le bilan est lourd.

Nous en sommes aujourd’hui à une troisième étape qui voit des peuples prendre conscience de leur appartenance à des cultures et à des continents et à se lancer, pacifiquement, dans une nouvelle phase de rassemblement. En Europe, en Amérique du Nord, l’intégration est très avancée. En Amérique du Sud, en Asie du Sud-Est, elle est balbutiante, mais les projets sont là. L’émergence future de puissances continentales va remettre au goût du jour les logiques impériales, dont nous avons connu quelques savoureuses démonstrations à l’occasion de la Guerre froide.

C’est dans cette optique d’une communauté des nations devenue une communauté des empires qu’il faut envisager l’inévitable persistance de régions chaotiques, qu’il s’agisse de zones dont les habitants refusent une tutelle externe ou d’Etats tampons qui seront soumis au jeu des alliances mondiales. L’Afghanistan, anti-nation par excellence, pourrait conserver longuement ce statut, du moins tant que le Pakistan continuera à jouer sur la solidarité pachtoune afin de se garantir une « profondeur stratégique » face à l’Inde, une option bien inutile quand les deux protagonistes disposent de l’arme nucléaire – mais c’est une autre histoire.

Marc Sageman, psychiatre de la CIA auréolé du succès de son essai Leaderless jihad, prônait en septembre 2009 un retrait d’Afghanistan et un renforcement en conséquence des lignes de défense de l’Occident face aux réseaux jihadistes.

Présenté comme ça, le projet peut nous séduire, aurait dit un porte-flingue de mes amis, mais il ne peut, en réalité, que susciter des réserves.

L’Histoire, encore elle, nous a montré que les lignes de défense fixes n’étaient pas efficaces face à un ennemi très mobile, et il convient donc de ne pas se faire d’illusion sur les capacités des systèmes de sécurité européens ou nord-américains à rendre nos frontières hermétiques, alors que nous sommes déjà traversés par des dizaines de réseaux de trafiquants. De surcroît, il faut garder en tête le fait, fondamental, que nous ne sommes pas visés que sur notre sol, mais partout où sont installés nos ressortissants et où sont déployés nos intérêts économiques. Le dernier attentat jihadiste en France a été commis en 1996, mais la France a été attaquée à de nombreuses reprises depuis, en Algérie, au Mali, en Mauritanie, au Yémen, en Arabie saoudite, au Pakistan, etc. Il faut enfin se souvenir que les services de renseignement et de sécurité, même dotés des moyens les plus sophistiqués et les plus puissants et du personnel le plus qualifié et le plus motivé ne sont, in fine, que des structures humaines au sein desquelles l’erreur est possible. Se contenter d’une telle posture, comparable à celle d’un gardien de hockey, puissamment équipé devant une cage minuscule, revient à défier les lois de la probabilité : quels que soient l’engagement physique du gardien et la qualité de l’équipe, un but sera marqué un jour.

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En matière de terrorisme, la même logique prévaut, et un ami me confia un jour que la plus grande injustice de la lutte contre des organisations violentes résidait dans la cruauté du jugement du public et des politiques : peu importe que vous ayez démantelé des réseaux par dizaines par le passé, vous serez frappé d’infamie lorsque finalement un kamikaze passera entre les mailles du filet et ira faire détonner sa charge d’explosifs devant les vitrines de Noël du boulevard Hausmann. Vos succès seront oubliés et on vous reprochera cet échec. Il ne s’agit pas de minimiser un tel échec, coûteux en vies, mais force est de constater que plus que jamais les organismes en charge de la lutte contre le terrorisme sont soumis à une obligation de résultat intrinsèquement incompatible avec la nature même de la menace qu’ils doivent neutraliser.

La guerre conduite en Afghanistan – et au Pakistan, ne nous leurrons pas – est, de façon évidente pour qui connaît un tant soit peu la question, primordiale pour notre sécurité, non pas que notre existence même soit menacée en tant que nation, mais parce que la sécurité individuelle des Occidentaux est engagée et qu’ils ne sont pas en mesure de supporter cette incertitude. Nous sommes, d’une certaine façon, victimes de nos réussites économiques et sociales et la mort n’est plus considérée comme la fin inévitable mais comme un accident insupportable – qui de surcroît doit avoir un responsable.

Du coup, la mort de nos soldats dans un conflit que nous refusons de justifier par un discours ferme mais argumenté, par lâcheté et amour immodéré du consensus, est également insupportable. La pression politique est devenue intolérable sur les épaules de leaders qui ont besoin, et c’est aussi la force de la démocratie, du soutien de plus de 50% de leurs concitoyens pour conduire d’autres actions, tout aussi importantes, dans d’autres domaines. Les sacrifices à peine imaginables auxquels les populations ont consenti durant les deux conflits mondiaux ont été autant de traumatismes impossibles à dépasser, et la longue période de paix qui règne dans les pays du Nord depuis 1945, véritable anomalie historique, a effacé les milliers d’années pendant lesquelles l’humanité savait qu’elle était destinée à mourir, le plus souvent violemment, le plus souvent jeune – ce qui me rappelle une phrase de Yukio Mishima : « The average age for a man in the Bronze Age was eighteen, in the Roman era, twenty-two. Heaven must have been beautiful then. » Mais je m’égare.

L’option proposée par Sageman, qui peut séduire des décideurs politiques soucieux de limiter le poids des nécessités sécuritaires, n’est donc pas satisfaisante en raison des risques induits. Je suis pour ma part partisan d’une défense active, impliquant aussi bien les services que la justice ou des moyens militaires plus ou moins secrets. La première partie de l’intervention américaine en Afghanistan en octobre 2001 correspondait parfaitement à cette logique : une intervention militaire reposant sur des forces spéciales soutenues par la mobilisation de la communauté du renseignement, et le début d’une stratégie internationale de traque illustrée par des raids réguliers au Yémen, en Somalie, en Afghanistan, au Pakistan, aux Philippines, etc.

Cette stratégie, dictée à l’Administration Bush par l’échec, patent, du système onusien et une forte dose de paranoïa née du traumatisme du 11 septembre, a au moins eu le mérite de prouver au monde, ou du moins à cette partie du monde qui se cachait la vérité, que le droit international est une fiction destinée à habiller la vie diplomatique. Le système de sécurité mondial sorti de la 2e Guerre mondiale a cessé d’exister en 1990, lorsque l’Irak, prenant acte des changements en cours, a osé violer le tabou de la frontière en envahissant le Koweït. Dans les années qui ont suivi, plusieurs Etats ont implosé, des frontières vieilles de plusieurs décennies ont été redessinées, d’autres Etats se sont créés, et plusieurs régions du monde se sont révélées ingouvernables. Il convient donc de ne pas s’acharner à imposer des solutions artificielles alors que nous n’en avons ni la volonté ni les moyens.

S’agissant de l’Afghanistan, dont la situation actuelle est une conséquence de la catastrophique partition de l’Empire des Indes sur des bases religieuses puis des conflits indo-pakistanais et de la profonde crise qui secoue le monde musulman depuis près d’un demi-siècle, il nous revient de faire preuve de discernement . Comme je crois l’avoir déjà dit, une victoire militaire est désormais exclue, même si les chefs militaires américains, aveuglés par leur puissance et animés par une admirable volonté de combattre l’estiment possible –  le syndrome Westmoreland ? L’option du retrait pur et simple, que j’ai également évoquée plus haut, est sans doute la pire de toutes en raison du signal de faiblesse qu’elle enverrait. Souvenons-nous de la terrible appréciation de Georges Bernanos : « Ce sont les Chamberlain qui font les Hitler ».

Il ne nous reste donc plus qu’à opérer une véritable révolution diplomatique et stratégique en reconnaissant les limites, actuelles, de notre mode de résolution des conflits et en admettant que certaines situations, certaines crises, ne peuvent trouver leur solution que dans l’affrontement de volontés par le biais des armes. Il ne s’agit nullement de laisser se réaliser des projets génocidaires ou d’abandonner des peuples, il s’agit au contraire d’appliquer à fond le principe de l’ingérence humanitaire, ce fameux principe inventé par la France mais qui n’empêcha nullement les horreurs commises dans les Balkans ou autour des Grands lacs.

Mais l’intervention humanitaire ne devrait pas conduire à des présences permanentes. La Russie a récemment publiquement assumé son rôle de gendarme du Caucase. A nous d’assumer la défense de nos intérêts en utilisant nos moyens militaires. N’imposons pas aux Afghans un régime dont ils n’ont ni l’envie ni le besoin, mais intervenons au nom de nos intérêts bien compris en frappant nos adversaires dans le but pleinement revendiqué de leur infliger une cinglante défaite. Le limes marque la frontière au-delà de laquelle nous considérons ne pas/plus avoir de territoires à conquérir. Il ne nous interdit pas de le dépasser pour frapper l’ennemi avant qu’il ne nous frappe. Qui saura convaincre nos concitoyens ?

Pas de vainqueur sans un historien dans l’équipe

Economica, dont on ne saluera jamais assez l’exceptionnel travail éditorial depuis plus de 20 ans, vient de publier une somme absolument remarquable consacré à la « petite guerre ». En plus de 850 pages, on bénéficie des éclairages pertinents d’historiens et de militaires français sur une longue série de conflits asymétriques, sources de réflexions pour les guerres que nous conduisons aujourd’hui.

Comme toujours, le colonel Goya n’hésite pas à s’affranchir du politiquement correct et des effets de mode pour relire, avec la finesse que chacun lui connaît, les opérations françaises de contre-guérilla en Algérie. Son analyse est précieuse, et on ne peut que regretter qu’elle soit utilisée par certains commentateurs pour réfuter, par un exercice intellectuel que n’auraient pas renié les sophistes, le bien-fondé de la guerre conduite en Afghanistan contre les Taliban et Al Qaïda.

Que cette opération soit délicate et victime des contradictions occidentales, personne ne le conteste – et on pourra, pour s’en convaincre, se référer au livre de Jean-Dominique Merchet ou à celui, récemment publié chez André Versaille, d’Olivier Hubac et Matthieu Anquez L’enjeu afghan. Mais que ces hésitations permettent de proposer, sans solution de rechange, un retrait pur et simple, voilà qui en dit long sur la compréhension qu’ont ces observateurs de la menace terroriste – voire sur l’idéologie sournoisement défaitiste de certains. Anciens militaires, policiers à la carrière achevée depuis des lustres et reconvertis dans la sécurité privée, autodidactes n’ayant jamais confronté leurs lectures disparates à la cruelle réalité du terrain, on ne compte plus les « experts » qui confient avec plus ou moins de talent le fruit de leurs réflexions à un public qui ne sait plus qui croire.

Le grand intérêt de ce livre, qui évite habilement le piège dans lequel était tombé Gérard Chaliand dans son « Histoire du terrorisme » en établissant des comparaisons hasardeuses, est de présenter une longue série de conflits, tous analysés par des spécialistes reconnus, et d’en tirer des éléments de doctrine sans nier leurs spécificités.

Et comme pour faire mentir ceux qui affirment que les militaires français ont oublié que dans une contre-guérilla on tue aussi, je conseille la lecture du compte-rendu de novembre 2009, « Des armes et des coeurs : les paradoxes des guerres d’aujourd’hui » (cf. ici).

« Les experts/Levallois » : Philippe Migaux

Les professionnels du renseignement sortent rarement de leur silence, et quand ils le font, il faut parfois le regretter. On a ainsi beaucoup vu et entendu cet ancien directeur-adjoint de la DST tenir, en 2007 et 2008, des propos lénifiants sans doute dictés par les services algériens au sujet d’Al Qaïda au Maghreb Islamique (AQMI)… Etre et avoir été.

Mais tous les policiers ne sont pas comme ce sous-directeur, et il faut ici rendre hommage à la démarche du commissaire Philippe Migaux, pointure du contre-terrorisme à la française, membre de la DCRI et acessoirement enseignant à Sciences-Po. Dans un livre publié en novembre 2009, ce grand professionnel présente sa vision de la mouvance islamiste radicale.

Très documenté, cet ouvrage constitue un ouvrage de référence qui complètera à merveille « L’histoire du terrorisme » écrite par l’auteur avec Gérard Chaliand. On pourra évidemment regretter le ton parfois un professoral de l’ensemble, mais je soupçonne Philippe Migaux d’avoir utilisé ses cours pour bâtir ce texte. Je lui demanderai.

Malgré tout le bien que je pense de ce livre, unique en son genre en français, qu’il me soit permis ici de formuler quelques remarques :

– je ne m’étends pas sur le titre, que je trouve maladroit et finalement assez peu accrocheur, mais je dois confesser ma surprise quand j’ai lu que l’auteur étudiait aussi bien ce que nous appelons le jihadisme – autrefois appelé islamisme radical sunnite – que l’idéologie révolutinnaire iranienne, chi’ite et par la même très différente. Le sujet est évidemment passionnant, mais il convient absolument de différencier le jihadisme, courant de pensée marginal, sans idéologue digne de nom et sans véritable centre de gravité, du chi’isme révolutionnaire iranien, structuré et au service d’un régime.

– je ne partage pas non plus le goût du commissaire Migaux pour les analyses trop fines et les précautions oratoires. Qualifier le jihadisme de salafisme combattant relève de l’excès de prudence et renvoie aux interminables disputes théologiques que connut l’Eglise à la fin du Moyen-Age.

– enfin, je ne peux m’empêcher de réagir à la préface de ce livre, rédigée par Gérard Chaliand. On ne présente plus M. Chaliand, et il faut noter ici qu’il entretient avec Philippe Migaux d’anciennes et amicales relations. Il est cependant permis de s’étonner tant cette préface jure avec le reste du livre, et tant elle en dit long sur les obsessions du maître. Celui-ci, tout à ses certitudes, n’hésite pas, une fois de plus me direz-vous, à relativiser la capacité de nuisance d’Al Qaïda. Cette manie – Raoul Volfoni aurait sans doute dit de Gérard Chaliand qu’il était la « proie des idées fixes » – conduit ce grand spécialiste à écrire que le bilan terroriste d’Al Qaïda est faible. A l’appui de cette bien péremptoire affirmation, M. Chaliand explique sans rire que le groupe n’a frappé qu’à de très rares reprises en Occident et qu’il n’a pu réellement se développer que dans des pays en guerre. Et de citer le Pakistan et l’Indonésie.

On est en droit de s’étonner tant cette certitude est contredite par les faits. Indonésie et Pakistan, des pays en guerre ? Que non -même si le Pakistan n’est plus loin de cet état). Al Qaïda, ses disciples et ses alliés y ont frappé à de nombreuses reprises depuis 2001, et si j’étais cruel je parlerais même de l’attentat de 1995 à Islamabad contre l’ambassade égyptienne.

Quant au faible bilan d’Al Qaïda depuis 2001… New-York, Washington, bien sûr, mais aussi Djerba (2002), Mombasa (2002), Casablanca (2002), Istanbul (2003), Riyad (2003 – 2005), Madrid (2004), Doha (2005), Londres (2005), Amman (2005), Charm el Cheikh (2005), Dahab (2006), Alger (2007), Bombay (2008), Djakarta (2009)…

On a vu bilan plus faible pour une mouvance traquée sans relâche à la surface du globe. Mais que les certitudes infondées de Gérard Chaliand ne vous empêchent pas de lire le livre de Philippe Migaux.

« L’enjeu afghan » : contribution utile au débat

Tranchant avec la médiocrité de la production actuelle sur le sujet, Olivier Hubac et Matthieu Anquez viennent de publier un ouvrage instructif sur le conflit afghan simplement intitulé « L’enjeu afghan. La défaite interdite ». Tout est dans le titre, même si on peut trouver que les auteurs tardent à entrer dans leur sujet.

Si on peut en effet regretter le style scolaire des premiers chapitres consacrés à la description de l’Afghanistan et à la présentation du conflit, il faut en revanche saluer la clarté des pages traitant de stratégie. 

Qu’il s’agisse de décrire les méthodes et choix de l’insurrection ou de la Coalition, les auteurs livrent des clés pour comprendre le déroulement du conlfit en cours. Les paragraphes dédiés à la présentation des grands théoriciens de la contre-guérilla, dont j’ai déjà parlé sur ce blog, sont remarquables de synthèse et permettent au lecteur le moins initié de saisir les enjeux.

On pourra évidemment regretter quelques approximations douteuses sur Al Qaïda et certains attentats. Nos auteurs ne semblent ainsi pas avoir lu dans la pesse le résumé de la célébrissime théorie des 3 cercles de la DGSE, mais ces quelques erreurs n’enlèvent rien à la qualité de l’ensemble. Certains points, encore flous dans l’esprit du public, sont ainsi parfaitement expliqués, en particulier la coexistence de deux opérations militaires internationales en Afghanistan.

Un livre précieux, porté par de jeunes auteurs qui ont su écouter leurs anciens, à commencer par Gérard Chaliand et le général Desportes.

A lire.

Petite et modeste leçon de journalisme

Soyons clairs, la mode est à l’escroquerie et aux prophètes autoproclamés. Omniprésente dans les commentaires que laissent les internautes sur les sites du Monde, du Figaro, de Libé ou d’autres, cette tendance a trouvé ses hérauts avec les « médias citoyens ». Ces derniers, que n’étouffe pas la modestie, affirment que leur ligne éditoriale s’affranchit des intérêts défendus par l’Etat, les grandes entreprises et en fait n’importe qui. Il va de soi que cette posture de « père-la-vertu » prête à rire tant elle est naïve et arrogante. Cette morale inflexible semble ne pas souffrir de la présence sur la page d’accueil de publicités pour le jeu en ligne, pour un programme de détection du cholestérol ou pour un site de rencontres. Faîtes ce que je dis, pas ce que je fais.

L’article posté le 12 février par AgoraVox au sujet d’Al Qaïda (cf. ici) laisse ainsi pantois tant il combine les défauts de notre époque : racoleur, inexact, mensonger, faussement objectif, inutilement péremptoire.

Essayons de lister ensemble les menus problèmes de cet interminable article, à commencer par son titre : « Al Qaïda n’existe plus selon la DGSE ». Pour illustrer ce titre, pour le moins provocateur, AgoraVox fait appel à une vieille gloire du renseignement français, Alain Chouet, ancien chef du Service de Renseignement de Sécurité (SRS) à la DGSE, qui intervenait en janvier dernier au Sénat dans le cadre d’un colloque – et non des travaux d’une commission – portant sur « Le Moyen-Orient à l’heure nucléaire ».

Pour ceux qui l’ignorent, précisons ici qu’Alain Chouet, après une longue carrière au sein du SDECE puis de la DGSE, a quitté cette prestigieuse administration pendant l’été 2002 en raison de divergences politiques. A la retraite depuis, Alain Chouet n’est aucunement en position de parler au nom de la DSGE, et l’article d’AgoraVox est à cet égard d’une fascinante malhonnêteté intellectuelle. Il faut préciser de surcroît qu’Alain Chouet, excellent connaisseur du monde arabe, a fait ses armes au Liban et en Syrie et qu’il a, tout au long de sa carrière, combattu des mouvements terroristes classiques organisés à la mode occidentale. Il n’a ainsi jamais vraiment compris le fonctionnement intime de la mouvance jihadiste, et il a même, en août 1998, nié la responsabilité d’Al Qaïda  dans les attentats commis contre les ambassades américaines au Kenya et en Tanzanie… Obsédé par les Frères Musulmans égyptiens, Alain Chouet a longtemps refusé d’envisager l’existence d’une mouvance terroriste échappant au contrôle d’un Etat ou d’une organisation religieuse.

Le léger problème de chronologie – mais il s’agit sans doute là d’un concept bourgeois rétrograde – soulevé plus haut ayant été méprisé par les auteurs de cet article, la place est donc libre pour les révélations fracassantes d’Alain Chouet : « Comme bon nombre de mes collègues professionnels à travers le monde, j’estime, sur la base d’informations sérieuses, d’informations recoupées, que la Qaïda est morte sur le plan opérationnel dans les trous à rats de Tora Bora en 2002. Les services secrets pakistanais ensuite se sont contentés, de 2003 à 2008, à nous en revendre les restes par appartements, contre quelques générosités et quelques indulgences diverses. Sur les quelque 400 membres actifs de l’organisation qui existait en 2001 (…), il en reste moins d’une cinquantaine, essentiellement des seconds couteaux, à l’exception de Ben Laden lui-même et de Ayman al-Zawahiri, mais qui n’ont aucune aptitude sur le plan opérationnel. Donc moins d’une cinquantaine ont pu s’échapper dans des zones reculées, dans des conditions de vie précaires, et avec des moyens de communication rustiques ou incertains. Ce n’est pas avec un tel dispositif qu’on peut animer à l’échelle planétaire un réseau coordonné de violence politique. D’ailleurs il apparaît clairement qu’aucun des terroristes post 11/9, qui ont agi à Londres, Madrid, Casablanca, Djerba, Charm-el-Cheikh, Bali, Bombay, etc., ou ailleurs, n’a eu de contact avec l’organisation. Et quant aux revendications plus ou moins décalées qui sont formulées de temps en temps par Ben Laden ou Ayman al-Zawahiri, à supposer d’ailleurs qu’on puisse réellement les authentifier, elles n’impliquent aucune liaison opérationnelle, organisationnelle, fonctionnelle entre ces terroristes et les vestiges de l’organisation ».

Par où commencer ? Allons au plus simple et listons ensemble les arguments avancés :

–  « J’estime, sur la base d’informations sérieuses, d’informations recoupées, que la Qaïda est morte sur le plan opérationnel dans les trous à rats de Tora Bora en 2002 ». Informations sérieuses, recoupées ? On ignorait, mais on se réjouit de l’apprendre, qu’Alain Chouet avait poursuivi sa carrière dans l’ombre d’une retraite bien méritée. Il aurait donc reçu de ses « collègues professionnels » des éléments que n’auraient pas reçus les services officiellement en charge de ces questions ? Vite, un poste officiel pour Alain Chouet, le vieux sage des montagnes descendu révéler la vérité au monde. Il faut souligner ici le mépris, sans doute générationnel, d’Alain Chouet pour les terroristes d’Al Qaïda, et on retrouve dans sa bouche les propos déjà évoqués ici d’un Chaliand.

– « Les services secrets pakistanais ensuite se sont contentés, de 2003 à 2008, à nous en revendre les restes par appartements, contre quelques générosités et quelques indulgences diverses. » Encore et toujours cette obsession de la main invisible des services. Il faut confesser ici une réelle déception devant la fragilité de cet argument, et surtout les innombrables erreurs qu’il avance. Bien sûr, les services pakistanais jouent, et depuis le début, un rôle étrange dans ces affaires, mais nombre d’opérations contre Al Qaïda conduites en Afghanistan, au Pakistan, au Moyen-Orient ont abouti à des succès opérationnels majeurs MALGRE les services pakistanais. La mort ou la capture de nombre de cadres dirigeants d’Al Qaïda depuis 2001 contredisent par ailleurs le mépris de Chouet.

–  « Sur les quelque 400 membres actifs de l’organisation qui existait en 2001 (…), il en reste moins d’une cinquantaine, essentiellement des seconds couteaux, à l’exception de Ben Laden lui-même et de Ayman al-Zawahiri, mais qui n’ont aucune aptitude sur le plan opérationnel. Donc moins d’une cinquantaine ont pu s’échapper dans des zones reculées, dans des conditions de vie précaires, et avec des moyens de communication rustiques ou incertains. Ce n’est pas avec un tel dispositif qu’on peut animer à l’échelle planétaire un réseau coordonné de violence politique. »  Chouet semble considérer qu’Al Qaïda s’est révélée incapable de recruter de nouveaux cadres depuis le 11 septembre. Quant au « manque d’aptitude », on préfère en rire, malgré les milliers de morts…

– « D’ailleurs il apparaît clairement qu’aucun des terroristes post 11/9, qui ont agi à Londres, Madrid, Casablanca, Djerba, Charm-el-Cheikh, Bali, Bombay, etc., ou ailleurs, n’a eu de contact avec l’organisation. » Alain Chouet semble oublier que c’est sous ses ordres que l’enquête concernant l’attentat de Djerba (avril 2002) a été menée. Il ne se souvient sans doute pas des preuves irréfutables (appels téléphoniques, e-mails) qui liaient Nizar Nawar, le kamikaze, à l’état-major d’Al Qaïda. Je précise ici qu’on aurait aimé que l’immense sagacité d’Alain Chouet se déploie au sujet de l’attentat de Karachi de mai 2002… Et donc, il n’y aurait pas de lien entre Al Qaïda et les attentats de Londres, de Madrid, de Bali, de Bombay ? Qu’il me soit permis de rappeler ici que ces attentats ont tous eu lieu après la démission de Chouet, et qu’il n’a sans doute eu accès qu’aux éléments publiés par la presse. Il est un peu décevant de voir un tel professionnel analyser aussi piètrement des données publiques. Mais si on veut « en connaître », il ne faut pas démissionner sur un coup de tête. Les enquêtes nationales et internationales menées sur ces opérations ont en effet démontré sans la moindre ambiguïté qu’Al Qaïda avait, au minimum, apporté sa caution aux terroristes. Il a même été enfin dit, le 11 février dernier, aux premières journées européennes sur le terrorisme organisées par la Fondation pour la Recherche Stratégique (FRS), que les attentats de Madrid, en mars 2004, sont liés à d’importants membres d’Al Qaïda. Mais voilà, on ne peut pas parler du nucléaire au Sénat et être invité à un colloque professionnel… 

Je ne peux en revanche qu’approuver la remarque de Chouet sur les revendications des attentats. Certaines, en particulier celles signées par les Brigades d’Abou Hafs al Masri, se sont en effet rapidement révélées fantaisistes. Quant à Oussama Ben Laden, qu’Alain Chouet évoque étrangement comme un vivant, il me semble avoir relayé dans ces pages les rumeurs persistantes au sujet de sa mort. Mais sans doute Alain Chouet ne lit-il pas les notes de la DGSE quand elles sont publiées dans la presse…

Tout cela laisse un sentiment de malaise très désagréable, et la teneur de l’article, pourtant publié par un site « citoyen », laisse songeur. Car finalement, quel est le but de ces pages ? Opposer la DGSE à la CIA, tourner en ridicule la vision américaine d’Al Qaïda, et in fine accuser les services de l’Empire de manipuler la menace à des fins politiques. Il s’agit surtout, en prenant un air désinvolte, de resservir au public les thèses éculées d’un complot américain à l’origine des attentats perpétrés dans le monde depuis 2001, et il suffit de lire les commentaires laissés par les Internautes sur le site d’AgoraVox pour retrouver l’habituel salmigondis de conspirationnistes de tous bords, gauchistes orphelins, crypto-fascistes drapés dans la toge de la défense de la République contre l’Amérique juive, islamistes aux idées pour le moins confuses. La gestion d’un média citoyen empêcherait donc de publier les opinions contraires à la ligne du parti…

Mais cette gestion empêche également de faire fonctionner son cerveau. Au lieu d’opposer stérilement la DGSE à la CIA, et, pour dire les choses, le bien connu génie français à la balourdise yankee, les auteurs de cet article auraient pu utiliser Google et ils auraient ainsi retrouvé la trace d’un article publié dans l’Express en 2004 (ici). Ils auraient ainsi pu y lire un résumé de la fameuse « théorie des 3 cercles », mise au point par la DGSE pour expliquer le fonctionnement d’Al Qaïda et de la mouvance jihadiste, et reprise par l’ensemble de la communauté occidentale du renseignement. Mais la recherche d’informations et l’usage du cerveau ne sont pas très en vogue chez certains médias. 

Alors, quelle morale en tirer ? Jean-Pierre Filiu reconnaissait récemment, avec une modestie feinte, qu’il n’était qu’un « académique » et qu’il se situait donc bien loin des « praticiens ». Cette déclaration cachait mal sa frustration de ne pas avoir accès aux données dont disposent les services – et il faut admettre ici que la France a bien du mal à créer des passerelles entre les sphères. Mais Jean-Pierre Filiu a bien plus de raison de parler du jihadisme qu’Alain Chouet et que les plumitifs d’AgoraVox, juste capables d’entretenir les pires penchants de leurs lecteurs.

Rendons cependant justice à Alain Chouet de sa lucidité sur l’Arabie saoudite, et passons sous silence le fait qu’AgoraVox, au lieu d’interroger Olivier Roy, se tourne vers Eric Dénécé pour décrire Al Qaïda. On a les références qu’on peut.

New model jihad

Essayons de prendre de la hauteur.

Echec opérationnel, l’attentat raté du 25 décembre contre le vol 253 de Northwest Airlines a d’abord été perçu par les observateurs comme la preuve de la volonté intacte des réseaux jihadistes de frapper. L’efficacité des systèmes de sécurité et l’activisme des services en Europe comme au Moyen-Orient et en Asie du Sud n’auraient donc pas désarmé les terroristes ? Quelle surprise !

Cette opération, qui n’a échoué qu’en raison d’un problème technique et non d’une quelconque intervention extérieure, a vu un homme seul, porteur d’explosifs conditionnés de façon inédite, déjouer les contrôles d’un grand aéroport occidental et parvenir à bord d’un vol transatlantique le jour de Noël.

Le rappel est sévère pour les services de sécurité comme pour les opérateurs privés, alors que les mesures de surveillance et de protection avaient été considérablement renforcées depuis le 11 septembre 2001, jusqu’à inquiéter les défenseurs des droits de l’Homme – qui sont certes facilement émus. Ainsi, au choc initial provoqué par cette opération s’ajoute désormais la mise en place de nouvelles mesures techniques (scanners corporels, « contrôles au faciès ») et diplomatiques (création de listes de « pays à risques », un fascinant concept que l’Empire parvient à défendre mais que nos ambassadeurs vendent avec le talent d’un commissaire soviétique à la Production).

Ces mesures, déjà porteuses de nombreuses difficultés, confirment la victoire des terroristes, qui poussent les Etats démocratiques à toujours plus d’exceptions au nom de la sécurité, alors que leur efficacité, déjà discutable, ne fait que décroître avec le temps. Perçue comme un aveu d’impuissance par plusieurs observateurs, la revendication de l’opération par Al Qaïda dans la Péninsule Arabique (AQPA), puis par Al Qaïda elle-même, a illustré la satisfaction du groupe yéménite et de ses inspirateurs. Il est en effet le premier groupe jihadiste régional à frapper loin de ses bases. Plus encore, dans son communiqué de revendication de l’attentat sur le vol Amsterdam/Détroit, AQPA célèbre une « seconde » victoire opérationnelle sur les services occidentaux par la mise à jour des failles sécuritaires, la première étant l’attentat manqué contre le vice ministre de l’Intérieur saoudien, le prince Mohammad Bin Nayef, le 23 août 2009 à Djeddah.

Il convient cependant de noter que les opérations suicides de jihadistes contre des avions ont rarement réussi. A l’exception notable du 11 septembre, aucun projet terroriste contre de telles cibles n’est allé à son terme. En décembre 2001, Richard Reid, déjà, avait été maîtrisé par des passagers.

En août 2006, les terroristes afghans qui tentaient de détruire des appareils avec des explosifs liquides avaient été interpellés. La répétition des attentats de New-York reste de toute façon hors de portée, et le restera probablement tant que les terroristes tenteront de contourner les dispositifs de sécurité. La prochaine étape de leurs tentatives devrait donc voir les groupes jihadistes recruter des personnels des aéroports ou des compagnies aériennes. C’est en tout cas la prévision que font certains analystes des services de sécurité, mais entre les délires d’un certain aristocrate vendéen et les postures politiquement correctes de nos gouvernants, la voie est étroite.

L’évolution stratégique de doctrine d’Al Qaïda avait été vue dès les attentats de Bombay, en novembre 2008, et ne fait désormais plus de doute, malgré les articles de quelques uns. Emir de facto du mouvement terroriste depuis la disparition d’Oussama Ben Laden, Ayman Al Zawahiry, fidèle à son passé de jihadiste égyptien, a toujours clairement encouragé les initiatives régionales des alliés d’Al Qaïda. Pour lui, la conduite d’opérations localisées et la multiplication de jihads régionaux ne contredisent pas les ambitions globales d’Al Qaïda, mais contribuent, au contraire, à les compléter. Souvenons-nous, et je m’adresse ici aux vétérans du contre-terrorisme, ceux qui, il y a 15 ans, luttaient déjà contre les barbus quand d’autres rédigeaient de poussifs livres blancs, souvenons-nous, disais-je, de l’Armée Islamique de l’Ogaden, d’Al Ittihad Al Islami, de l’Armée Islamique d’Aden-Abyan, du KMM, de la Jemaah Islamiyah, du Lashkar-e-Tayyeba, d’Abou Sayyaf, et de dizaines d’autres. A cette époque, le jihad global porté par Al Qaïda supportait parfaitement l’existence de jihads locaux,

Sérieusement handicapée par la pression militaire américaine en Afghanistan et dans les zones tribales pakistanaises, l’organisation a donc choisi de revenir à sa posture des années ’90 en soutenant des organisations locales. Cette association du global et du local, baptisée « glocal » dans les services de renseignement, et que Jean-Luc Marret a contribué à populariser, trouve sa parfaite illustration en AQPA.

Mais AQPA est allée plus loin encore. Capable de frapper des cibles sensibles (« high value targets ») dans sa zone naturelle d’action, elle se révèle également capable de projeter des terroristes en Europe pour frapper des intérêts américains. La menace en Europe ne provient plus seulement de groupes déjà présents sur le continent (AQ) ou dans sa périphérie (AQMI), mais de groupes censés être actifs dans d’autres régions du monde. L’Union du Jihad Islamique (UJI), une organisation ouzbèke, a ainsi déjà tenté de fapper en Allemagne, mais ses tentatives ont été déjouées.

En multipliant les angles d’attaque, Al Qaïda apporte une réponse inquiétante aux multiples opérations des services occidentaux contre elle et ses alliés. Le récent attentat en Afghanistan d’un membre des services jordaniens contre un centre de la CIA illustre ainsi cette évolution majeure : la menace jihadiste gagne en complexité, et ses membres correspondent au modèle de l’insurgé innovant cher à Jean-Marc Balencie et Arnaud de la Grange.

Espérons que ceux qui nous défendent contre elle en ont conscience. Il est permis d’en douter.