« Quand y en a plus/ Et ben y en a encore » (« Alors on danse », Stromae)

Autant être le dire d’entrée, je ne raffole pas des commémorations. Le spectacle d’hommes politiques plus ou moins figés dans de maladroits garde-à-vous m’a toujours consterné, tant leur sincérité me semble être celle d’un transfuge du 1er Directorat du KGB. Et que dire des médias, qui assurent la couverture de tels évènements avec la retenue et la pudeur d’étudiants américains en goguette à Cancún ? Ou des commentateurs qui savent à peine de quoi il est question mais en profitent pour faire la publicité de leur dernier livre, du genre Comment j’avais tout prévu avant tout le monde ou The Qaeda cookbook : bien manger pendant le jihad. Dans nos sociétés, qui placent la commémoration au-dessus de la réflexion et célèbrent les survivants avec l’indécence d‘héritiers entourant de prévenantes attentions un vieil oncle richissime mais longtemps délaissé, on préfère décorer les derniers rescapés, quatre-vingts ans après la fin de la guerre (mais pourquoi n’ont-ils pas eu de pendante avant ? on se le demande), plutôt que de réfléchir au sens de leur vie et de leur sacrifice. Mais je m’emporte.

 Or donc, à moins de vivre dans un village du sud-est de la Corrèze que je connais bien, et d’être donc coupé de la civilisation, il semble impossible d’échapper aux commémorations des attentats du 11 septembre 2001. Peu d’intervenants sur les ondes, ce matin, ont songé à rappeler qu’avant le 11 septembre il y avait eu le 9 septembre – je sais, ça semble trivial, dit comme ça – et que la mort du commandant Massoud, évoquée ici il y a déjà deux ans par votre serviteur, nous avait mis sur les dents avant même cette fatidique matinée.  Toujours est-il que le monde occidental, hypocritement uni sur fond de faillite générale et de crises de régime, commémore les attentats de New York et de Washington tout en s’interrogeant, mollement, sur son devenir. Il y a bien des réponses, mais personne ne semble impatient – ou en mesure ? – de les entendre.

Pour des raisons qui m’échappent, mais mon entourage prétend que je suis de plus en plus déconnecté des basses réalités de ce monde, les commémorations des tueries du 11 septembre 2001 ont donc commencé dès le début de l’été, comme ici, par exemple. Je l’écrivais d’ailleurs régulièrement dans ma précédente vie, « cette année, le 11 novembre aura lieu le 10 ».

On pérore donc, on s’interroge gravement, on exhume les dossiers. Fabrizio Calvi nous révèle avec dix ans de retard l’existence, certes fascinante, d’Ali Mohammed, et Bruce Riedel dévoile à la population émerveillée la vie tragique et passionnée d’Abdallah Azzam (ici). Dans Politique étrangère, Gérard Chaliand nous en remet une petite couche sur la guérilla et le terrorisme, pour ceux qui auraient manqué les trente dernières années, tandis qu’un certain Guido Steinberg, ancien conseiller du Reich sur les questions de terrorisme, nous assène une pitoyable inspection du front sous forme de catalogue (téléchargeable gratuitement ici). Dans une université digne de ce nom, un étudiant de licence aurait été fusillé pour avoir rédigé un texte au plan aussi consternant, mais il faut croire que cela suffit à faire une carrière en Allemagne.

La concomitance de cet anniversaire et des révoltes arabes conduit, forcément, les commentateurs plus ou moins inspirés des soubresauts moyen-orientaux à nous livrer analyses, prédictions, ou visions d’ensemble associant ces deux événements.Ainsi, à la déferlante de mauvais romans et piètres essais qui nous submerge chaque année en septembre est venue s’ajouter une vague de livres évoquant de près ou de loin les attentats du 11 septembre. Après tout, le dixième anniversaire de la plus meurtrière attaque terroriste de l’histoire mérite bien qu’on s’arrête sur ses conséquences. Mais, et c’est bien là que le bât blesse, on commence à tirer les conclusions historiques d’un phénomène en cours et que l’on appelle, par facilité, printemps arabe – bien qu’il ait débuté en décembre. Autant le dire tout de suite, et même si mon opinion n’a guère de valeur, je dénie à tous ces travaux d’analyse postrévolutionnaires toute valeur autre qu’anecdotique. Tout au plus pourront-ils nourrir les réflexions des historiens dans des décennies, comme reflet de ce que l’on percevait de ce fascinant phénomène politique.

Le plus troublant dans cette déferlante éditoriale est l’optimise unanimement béat des orientalistes. Jean-Pierre Filiu, un de nos esprits « civils » pourtant les plus acérés sur le monde arabo-musulman, sombre ainsi littéralement dans l’angélisme. Faisant la promotion de son dernier ouvrage, La révolution arabe : dix leçons sur le soulèvement démocratique publié chez Fayard il y a quelques jours, le voilà lancé dans un exercice d’auto-conviction qui force l’admiration. Evidemment, les élites françaises ont toujours été douées pour ce genre d’exercice. Des types qui tombent des avions suspendus à des draps ? Ridicule. Comment ça, on ne devrait pas poursuivre les Sarrasins dans la citadelle de la Mansourah ? Tas de dégonflés.

 Que nous disent donc M. Filiu et ses camarades, alors que les trois révolutions nord-africaines prennent d’inquiétantes tournures ? Ils nous disent, avec la touchante conviction de spectateurs très – trop ? – proches des acteurs, que tout va bien se terminer, qu’il s’agit d’une défaite historique pour Al Qaïda mais aussi pour les islamistes, que la jeunesse arabe est en marche et qu’elle aspire à nous rejoindre sur les rives enchantées de la démocratie sociale européenne teintée de consumérisme chic (un iPad 2 aux couleurs de l’Egypte ? oui, c’est pour célébrer notre immortelle victoire lors de la Guerre d’Octobre). M. Filiu a même exposé son analyse très tôt, dès le mois d’avril, alors que les cendres étaient encore chaudes, sur le site Internet Rue89, dont il est inutile de rappeler la légèreté, si ce n’est l’incurie.

Pour notre auteur, les revendications des manifestants des révoltes arabes relèvent de nos valeurs (transparence, lutte contre la corruption, partage du pouvoir et des richesses, élections libres) et ne présentent aucune caractéristique pouvant les lier à l’islam radical. Il est permis d’en douter, ou du moins de faire une poignée de remarques. Il est ainsi parfaitement exact que les révolutions observées en Tunisie et en Egypte se sont déclenchées, contre des régimes à bout de souffle, en raison de leur insupportable niveau de corruption, du blocage de la vie politique et de l’arbitraire policier et judiciaire. Sur ces points, Jean-Pierre Filiu voit juste, et cette proximité avec les revendications entendues en Europe ou en Amérique du Nord le conduit à un excès d’optimisme. Mais ces revendications n’étaient pas les seules. L’hostilité à Israël ou aux Etats-Unis, un antisémitisme virulent, un refus de certaines formes de la modernité sociale européenne (droit des femmes, des minorités religieuses ou sexuelles) et un nationalisme virulent étaient également présents dans les manifestations que j’ai pu observer au Caire.

De même, évoquer avec des trémolos dans la voix la jeunesse des révolutionnaires, le poids des réseaux sociaux ou l’importance des femmes dans les révoltes me semble relever de l’aveuglement, ou de l’escroquerie – même s’il faudra bien parler, un jour, d’ Otpor.

Dans un pays, l’Égypte, où le salaire mensuel est en moyenne de 150 dollars, qui pourra croire que ce sont des millions d’adolescents équipés de smartphones qui ont fait vaciller le régime. Combien peuvent payer des connexions Internet mobiles ? Il ne s’agit pas de nier le rôle de Facebook ou de Twitter, bien sûr, mais de relativiser la représentativité sociale des courageux jeunes hommes et jeunes femmes vus place Tahrir. Comme ailleurs, la révolte a été le fait d’une avant-garde sociale, bourgeoise, qui a pu mettre à bas un système avec le soutien d’une immense majorité de citoyens pauvres. Mais, une fois la poussière retombée, les fossés sociaux refont leur apparition et il suffit de fréquenter le centre du Caire pour voir que la société égyptienne est plus éclatée que jamais, et que la nostalgie d’un ordre certes injuste mais stable est déjà là.

Ce qui m’a le plus troublé, dès les premières semaines de révolte, a été l’empressement des orientalistes français à passer par pertes et profits l’islamisme, le jihadisme, Al Qaïda et les tensions communautaires. Gilles Képel, qui s’était déjà illustré en juin 2001 en annonçant la défaite de l’islamisme, comme je le rappelais malicieusement ici, n’a pas été le dernier à proclamer haut et fort la défaite historique d’Al Qaïda, et son refrain a été repris par Jean-Pierre Filiu. Alors, qui a raté le coche ? Qui saute qui ? aurait immanquablement demandé Fernand Naudin, un homme à qui on ne la faisait pas.

Comme la plupart des formations politiques arabes, les partis islamistes ont en effet raté le départ du train. Mais force est de constater qu’ils ont su rapidement monter à son bord, et il serait bien naïf de croire que cela n’a été possible que par la seule force de leur organisation. Les revendications de ces partis trouvent manifestement un grand écho au sein des révoltés du monde arabo-musulman, et elles complètent à merveille la liste établie par Filiu : fin de la corruption, fin de la violence politique, certes, mais aussi retour à des sociétés traditionnelles, hostilité à Israël, suprématie plus qu’écrasante des musulmans sur les autres communautés religieuses. Sur ce dernier point, d’ailleurs, ne nous méprenons pas. La suprématie de l’islam majoritaire sur le christianisme minoritaire, mais légitimé par l’antériorité historique en Egypte, n’est pas beaucoup plus brutale que les fascinantes considérations de MM. Guéant, Ciotti ou Luca, le si distingué admirateur de la Garde de fer roumaine, au sujet de la place de l’islam au sein de notre pays, fille aînée de l’Eglise.

Au Caire, les Frères musulmans, qui, comme le souligne M. Filu, sont en effet divisés, semblent en passe de constituer au parlement un groupe qui, à défaut de disposer de la majorité absolue, sera en mesure de gouverner grâce à une coalition avec de petits partis islamistes et même avec des formations non religieuses (droite, monarchistes, etc.), à moins que l’armée ne se décide enfin à assumer ses désirs secrets et renvoie tout ce petit monde en prison, mais c’est un autre débat.

Reste que l’enthousiasme de nos orientalistes ne semble pas douché par le retour en force, après quelques semaines de flottement, des partis islamistes. Mieux, ils semblent aveugles et sourds aux signaux qui nous parviennent, de plus en plus forts et nombreux. De l’ancien maire de Tanger rejoignant le Parti de la justice et du développement (PJD) au retour en force d’Ennahda en Tunisie, des poussées islamistes au Mali ou au Sénégal aux ambiguïtés – pour rester poli – égyptiennes au sujet des insurgés libyens ou d’Israël, il est désormais matériellement impossible de balayer avec mépris l’hypothèse de pouvoirs islamistes sur la rive sud de la mare nostrum.

Ce point est d’ailleurs soulevé par Alain Chouet qui, dans son dernier livre évoqué dans Paris Match, retourne à ses vieilles et légitimes obsessions au sujet de l’islamisme politique et de la stratégie d’influence des Frères musulmans. Fin connaisseur du Moyen-Orient, ce vétéran de l’espionnage se trompe pourtant, comme il y a des années, de cible tant le timing des jihadistes et des islamistes est différent. Dire que le terrorisme n’est pas une vraie menace, à l’instar de Percy Kemp – il doit y avoir un truc avec le Liban à ce sujet, il faudra que je cherche – et qu’il faut se concentrer sur l’islamisme politique est un non sens. Les menaces sont différentes dans leur manifestation, leurs objectifs, leurs moyens et leurs méthodes. A la tête du Service de renseignement de sécurité (SRS) de la DGSE, Alain Chouet ne portait, quoi qu’il en dise aujourd’hui, qu’un vague intérêt à la lutte contre les réseaux jihadistes, son passé et sa formation le portant plutôt vers les menaces étatiques (Syrie, Libye, Iran). Il me revient d’ailleurs qu’en juin 2001 seuls quelques analystes acharnés ont empêché cette mystérieuse administration de dissoudre l’équipe qui travaillait sur Al Qaïda… En 2002/2003, d’autres n’auront pas la chance d’être entendus et c’est ainsi que les réseaux jihadistes européens seront suivis, à leurs heures perdues, par une poignée de jeunes fonctionnaires plus conscients que leurs aînés de la nature de la menace…

–       (accent corse) Mais enfin, c’est qui, cet Al Qaïda ? Alfredo ? Alberto ? Alphonso ? De quel village vient-il ?

Ce n’est certainement pas au sein d’un service de renseignement qu’Alain Chouet pouvait lutter contre l’islamisme radical non violent. Quand un directeur vous dit ne pas croire aux actions d’influence (sic, et soupir en y repensant), mieux vaut filer au Quai, ou dans un cabinet ministériel. Et quand ceux qui sont au pouvoir confondent sunnites et chiites, il est temps de refaire son passeport et de fuir le plus loin possible…

Ainsi donc, il n’y aurait pas de risque islamiste contenu dans ce printemps arabe qui se prolonge et tourne plus au bain de sang qu’à la fête démocratique. Et ainsi donc ces révolutions illustreraient l’échec d’Al Qaïda. Là encore, le dogmatisme, les idées reçues, une bonne dose d’aveuglement et le refus de voir ou de comprendre pèsent lourd. Quoi qu’on dise, Al Qaïda ne s’est jamais pensée, de prime abord, comme une organisation révolutionnaire. Certains de ses membres les plus prestigieux, comme Ayman Al Zawahiry, ont bien été membres de mouvements nationaux cherchant à renverser un régime, mais plus par la violence ciblée que par une stratégie de conquête soutenue par le peuple. Il n’y a peut-être qu’en Algérie, dans les années 90, que le système a bien failli s’effondrer sur lui-même sous les coups de l’AIS, du GIA et des milliers de maquisards soutenus par une partie de la population.

Gilles Képel, que l’on ne savait pas si porté à la psychanalyse des organisations, estime, dans le calamiteux hors-série du Monde consacré au 11 septembre, que les attentats commis à New York et Washington ont été le chant du cygne, l’ultime coup d’archet, la sanglante illustration de l’échec d’Al Qaïda, une sorte d’hubris jihadiste comme aurait pu l’écrire Michael Scheuer. En réalité, et il me semble l’avoir déjà écrit, les attentats du 11 septembre ont été un spectaculaire lancement du jihad mondial, bien plus efficaces que les attentats du 7 août 98 en Afrique qui avaient suivi la diffusion du mythique communiqué du 23 février 1998 annonçant la création du Front islamique mondial du jihad contre les juifs et les croisés.

Le 11 septembre au soir, alors que personne ne doute de l’identité des auteurs de l’attaque, Al Qaïda a gagné son pari : le jihadisme a remporté, plus qu’une belle victoire opérationnelle, une exceptionnelle victoire symbolique. Désormais, les jihadistes du monde entier savent que frapper l’Empire est possible et qu’ils n’ont qu’à rallier OBL et sa clique. L’intervention en Afghanistan, qui était attendue et conçue comme un piège – et qui avait provoqué de sérieux doutes chez certains chefs jihadistes – constitue évidemment un revers, mais celui-ci n’est que tactique.

L’aveuglement de l’Administration Bush, qui conduira à l’intervention en Irak, et les foutaises à l’œuvre dès les accords de Bonn, en décembre 2001, qui veulent qu’on tente d’implanter en Afghanistan un régime à l’islandaise – brillante idée, vraiment – font qu’au succès initial rencontré le 11 septembre va s’ajouter un succès stratégique majeur qu’il est de bon ton d’ignorer, du côté de Sciences Po ou du Quai. Il suffit pourtant de regarder une carte du monde pour voir quelle ampleur a pris l’influence d’Al Qaïda en dix ans. Dès 2003, nous les appelions des franchises, et elles sont aujourd’hui à la fois nombreuses et en pleine expansion. L’erreur que beaucoup commettent, et que j’ai la prétention de rappeler ici, est donc de voir le 11 septembre comme un fin, dans les deux sens du terme, alors qu’il ne s’agissait que d’un début. Ayman Al Zawahiry, un homme qui a le sens de la formule, parle même à longueur de communiqués, d’une avant-garde de la conquête. Al Qaïda n’est pas un mouvement révolutionnaire, Al Qaïda est le mouvement qui se veut l’éveilleur de conscience, le déclencheur d’un séisme qu’il n’entend même pas contrôler mais juste initier. Alors, oui, Al Qaïda n’est pour rien, au moins directement, dans le déclenchement du printemps arabe. Les historiens, et non les chroniqueurs quotidiens, jugeront peut-être que l’intensification de la répression par les régimes arabes de l’islam radical depuis 2001 a exaspéré les populations jusqu’au point de non-retour.

Et que nous dit cette carte du monde, qu’on ne devrait jamais quitter des yeux ? Elle nous dit que le jihad se porte bien, merci, que l’efficacité des services occidentaux, et singulièrement de ceux de l’Empire, porte des coups réguliers mais que, inquiétant signe des temps, de nouveaux fronts apparaissent sans que d’autres s’éteignent vraiment…

En Algérie, Al Qaïda au Maghreb Islamique (AQMI), née en 2006/2007 d’un GSPC tournant au ralenti rayonne désormais jusqu’au nord du Nigeria, malgré le scepticisme de certains observateurs. Boko Haram a même changé son nom en décembre 2010 et est devenu le Groupe sunnite pour la prédication et le jihad (GSPJ), un bel hommage aux vétérans du jihad algérien.

Au Yémen, Al Qaïda dans la Péninsule Arabique (AQPA), deuxième émanation d’un mouvement qui avait lancé le jihad en Arabie saoudite en mai 2003 et avait été laminée par les services saoudiens – des poètes, soit dit en passant – a ressuscité et, après avoir été quelques mois Al Qaïda au Yémen, est de nouveau une menace régionale majeure. L’Empire considère même ces braves garçons comme le groupe jihadiste le plus innovant et le plus dangereux de la mouvance.

Il se murmure avec insistance qu’AQPA aurait même pris le contrôle, depuis plusieurs semaines, d’une ville du sud du Yémen, Zinjibar, juste en face de la Somalie des Shebab, ces charmants bambins qui ont, eux aussi, prêté allégeance à Al Qaïda et au bon docteur Zawahiry et ont frappé en Ouganda.

On pourrait aussi parler des cellules jihadistes de Gaza ou du Sinaï, ou de la renaissance d’Al Qaïda en Irak (AQI), pompeusement appelée Etat islamique d’Irak (EII), ou de la montée en puissance des groupes turcophones, qu’il s’agisse du Mouvement islamique d’Ouzbékistan (MIO), de l’Union du jihad islamique (UJI) ou du fascinant Front islamique du Turkestan oriental, actif au Xinjiang. Et il reste les petites frappes d’Abou Sayyaf , aux Philippines, les combattants du sud de la Thaïlande, les très performants membres de la Jemaah Islamiyaa (JI) indonésienne. Pour ceux qui voudraient saisir toute la fascinante complexité d’une mouvance jihadiste qui n’en finit pas de s’adapter, je ne peux que renvoyer aux remarquables travaux d’Aaron J. Zelin, fondateur de Jihadology.

Tout cela m’incite à ne pas suivre Jean-Pierre Filiu quand il déclare, dans La Croix, qu’il faut se libérer des œillères d’Al Qaïda. Le printemps arabe n’est pas l’échec d’Al Qaïda, il pourrait même devenir son nouveau souffle, que les nouveaux régimes tolèrent mieux le jihadisme (en Egypte, en Libye) ou que le chaos lui apporte du sang neuf (en Syrie, au Yémen). On verra bien si c’est la paix pour notre époque et si les Ardennes sont infranchissables.

L’hypothétique métamorphose des cloportes

Quand même, à quoi ça tient, quand on y pense. On naît, on vit, on trépasse, aurait ajouté le regretté Paul Volfoni, frère de l’autre. Voilà un colonel qui plantait sa tente dans les jardins de l’hôtel Marigny, qui nous promettait des contrats mirobolants (« Et vous me mettrez une centaine de Morane Saulnier MS-406 avec mes 250 chars Renault FT-17 et mes cinq Caravelle ») et qui transformait la bondissante Rama Yade en carpette – preuve qu’on peut faire croire qu’on a un cerveau, des principes et de l’amour propre mais qu’au bout du compte on ne vaut pas mieux que les autres. Sinon, c’était comment, l’UNESCO ?

Bref, on dira ce qu’on veut, mais la chute de Kadhafi, malgré le brushing de BHL (et son anglais de pacotille), le manque de bombes et les livraisons d’armes à AQMI, pardon, aux insurgés, est une excellente nouvelle. Après la fuite de l’épicier Ben Ali et sa bande de souteneurs, après la chute de Pharaon, l’homme que l’on juge dans son sarcophage, voilà un homme qui fait mine de se battre dans son bunker de luxe. Tout le monde ne peut pas avoir la grandeur d’âme de Salavador Allende ou l’éclair de lucidité d’Adolf Hitler et se flinguer en grand uniforme.

Après avoir accusé Al Qaïda ET appelé au jihad, après avoir traité ses opposants de rats ET avoir proposé des négociations sans condition, le colonel le plus célèbre du monde arabe fuit comme un tyran ubuesque. On n’y croyait presque plus, soit dit en passant. Avant cette victoire, le printemps arabe ressemblait à une vaste boucherie, de la riante Syrie au vert Yémen. Avec la chute du régime libyen, les peuples arabes accrochent un 3e scalp et transforment leur printemps en année. A quand Assad ? demande-t-on à Beyrouth ? Mystère.

Abattre Kadhafi n’a pas été si difficile – que les morts au combat me pardonnent, abattre Bachar El Assad, l’ex-gendre idéal qu’évoquait ELLE il y a quelques mois (« son épouse est si élégante »), sera bien plus difficile.

Le système Ben Ali était mourant, le système Moubarak malade, le système Kadhafi à l’image de son maître, foutraque. Le système Assad a l’air de tenir, grâce à l’amical soutien de l’Iran et les subtiles pressions du Hezbollah au Liban. Il faut dire que le Parti de Dieu, en toute modestie, a une façon très personnelle de gérer les désaccords inhérents au jeu démocratique (démocra quoi ?). Demandez donc aux parlementaires et journalistes sunnites, enfin, ceux qui ont survécu, et aux opposants à Damas. La Syrie tient le choc parce qu’elle tient le Liban et que l’Iran la tient. Sans Téhéran, les choses seraient sans doute plus simples mais la turbulente république islamique a besoin de la Syrie pour tenir le Hezbollah,  et le Hezbollah tient la frontière nord du Liban (le Hezbollah a une conception originale de la notion de souveraineté nationale). Donc, si quelqu’un décide de tomber sur le râble de l’ophtalmo-devenu-boucher, le Hezbollah n’aura qu’un mot à dire et le Sud-Liban redeviendra le dernier endroit où l’on flingue. Et comme il y a fort à parier que Tsahal réagira de façon un peu brutale au tir de missiles sur les villes israéliennes, ambiance garantie.

Il se murmure pourtant, mais il peut s’agir d’une intox’ israélienne, que Téhéran aurait coupé les vivres au Hamas en raison des réticences du mouvement palestinien à soutenir la Syrie…

Le succès de l’insurrection libyenne, la première révolte armée à réussir depuis le début des révolutions arabes, pourrait donner des ailes aux insurgés syriens et affaiblir la position du Président et celle de ses encombrants protecteurs iraniens. En réalité, la survie du régime de Damas tient essentiellement à l’opposition de la Chine et de la Russie, deux chaleureuses démocraties, à toute sanction des Nations unies à l’encontre de leur dernier allié arabe. Oh, j’ai oublié l’Algérie ? Non, je parlais d’allié puissant, pas de mascarade. Il se dit que l’Inde et le Brésil seraient également hostiles à un vote du Conseil de sécurité, mais je ne doute pas que la volonté de Brasilia de se rapprocher de l’Empire sera plus forte (« Je vais prendre 70 F/A-18 Super Hornet, oui, c’est à emporter, merci ») et que l’Inde saura prendre le contre-pied de la Chine.

Pékin et Moscou ne pourront cependant pas défendre éternellement Damas, surtout si la répression se poursuit à ce rythme. Leur lâchage obligera forcément Téhéran à une cruelle et douloureuse relecture de ses grands axes stratégiques, ce qui, à terme, pourrait aboutir à des changements politiques profonds à la tête du pays, et donc, peut-être, à une redéfinition du rôle du Hezbollah. Tout ça pour dire que si Téhéran soutient actuellement Damas, la pression sur la Syrie pourrait bien affaiblir l’Iran, par rebond. Evidemment, ça ne se fera pas sans mal, et l’attitude d’Israël, mesurée, comme d’habitude, aura son importance. Israël a perdu gros avec la chute de Pharaon, mais la perte pourrait être compensée par la chute du régime syrien, si les Israéliens font montre d’un minimum de sens politique. Il faut arrêter les colonisations, il faut arrêter les vexations quotidiennes, le vainqueur doit être grand, et les victoires d’Israël devraient suffire pour laisser, enfin, la place à une politique d’apaisement.

Tirer les conséquences de la révolution égyptienne est impératif, et urgent. Dans les rues du Caire, les Egyptiens conspuaient le raïs, mais surtout son alliance avec Israël. L’armée, qui semble de plus en plus réticente à laisser le pouvoir, dans moins d’un mois, aux Frères musulmans, joue sur la profonde colère de la rue contre l’Etat hébreu pour se refaire à bas prix une légitimité. Israël peut casser ce jeu en se montrant enfin raisonnable. Comment ? Par exemple en ne bombardant pas le Hamas à Gaza après des attentats commis par les jihadistes que le mouvement islamiste pourchasse, justement. Comme dans un dialogue de sourds, les Israéliens matraquent systématiquement tous les Palestiniens avec lesquels ils devraient dialoguer (souvenez-vous des installations de police scientifique financées par l’Union européenne au profit de l’Autorité palestinienne et que Tsahal détruisit méthodiquement). Pour faire la paix, il faut être ferme ET trouver un interlocuteur de bonne volonté. Couper le Hamas de l’Iran et de la Syrie, le contraindre à des concessions en le forçant à gouverner sous le regard des Occidentaux, parler à l’Egypte comme on parle à une grande nation souveraine (avez-vous conscience du nationalisme des Égyptiens ?), ne pas surjouer la sécurité pour masquer une crise sociale qui est en réalité la crise d’un Etat colonial.

Je crois à l’existence d’Israël, j’espère son intégration dans un Moyen-Orient avide de liberté qu’il contribuerait à moderniser par des relations équilibrées de bon voisinage, je veux pouvoir conduire mes enfants sur des terres trois fois saintes. Mais, terrible lucidité, je ne peux que redouter les réflexes martiaux de régimes arabes aveuglés par le désir de revanche, je ne peux que craindre la surenchère d’un Etat assiégé travaillé par le nationalisme le plus brutal, et je ne peux que constater la faiblesse des Occidentaux.

Mais revenons à notre colonel. Où va-t-il se réfugier ? A Cuba, la dernière patrie des révolutionnaires gâteux ? Au Venezuela, chez ce bon Hugo, terriblement diminué par un cancer de la prostate qui semble avoir pris le dessus ? Ou à Alger, chez Abdelaziz Bouteflika, le dernier chef d’Etat à dissimuler sa calvitie sous des lambeaux de serpillère ? Mystère.

Et tiens, en parlant d’Algérie. Imaginez un peu que les Algériens parviennent enfin à secouer l’appareil sécuritaire qui les écrase depuis tant d’années. Et imaginez que la situation évolue comme en Libye, ou pire, comme en Syrie. Que ferons-nous, Français, Européens ? Pourrons-nous intervenir en risquant les accusations de néocolonialisme ? Ou laisserons-nous faire en encaissant les nouvelles accusations de lâcheté ? Le défi syrien se pose à Israël. Le défi algérien se pose à nous, et je doute que BHL soit d’une quelconque utilité sur ce coup-là. Tout au plus aurons-nous un article lapidaire du général Desportes dans Le Monde nous indiquant que, là comme ailleurs, la solution est politique. C’est pour cela qu’il est centurion et que je ne suis qu’optione.

The usual experts

Il n’a échappé à personne que la guerre que nous avons déclenchée contre le régime libyen n’est pas terminée, et encore moins gagnée. J’ai déjà indiqué ici mes doutes quant au déclenchement de cette opération, mais également ou mon soutien à une offensive qui vise à nous débarrasser, enfin, du bondissant colonel Kadhafi et de sa bande de bras cassés.

L’événement, d’importance, a évidemment suscité un grand nombre de réactions, allant de l’enthousiasme le plus belliciste à la condamnation la plus ferme. Fidèle – bloquée ? – à ses vieilles alliances, la fringante Russie a naturellement condamné l’intervention occidentale en Libye, comme elle défend bec et ongles la Syrie et l’Iran. On sait l’attachement historique de Moscou à la souveraineté de ses voisins et à la défense des Droits de l’Homme, et il convient donc de saluer cette constante et intransigeante posture russe.

L’Iran, justement, attaché à ces mêmes valeurs et qui entretint longtemps de troubles relations avec la Libye, a, lui aussi, fait part de son opposition à cette insupportable invasion judéo-croisée. Il faudra songer à rappeler au Yémen, au Liban ou à Irak cet attachement perse à la paix universelle. Dans une troublante concomitance, les leaders nationalistes européens, dont on mesure à chaque saillie l’humanisme et l’empathie qu’ils éprouvent à l’égard de la civilisation arabo-musulmane, ont rejeté avec fureur cette nouvelle démonstration de l’impérialisme cosmopolite judéo anglo-saxon. Il faut, soit dit en passant, reconnaître aux fascistes, marxistes, staliniens et autres extrémistes un authentique talent dans le choix des adjectifs, même si tous n’ont pas, loin s’en faut, la verve d’un Howard Phillips Lovecraft, le plus talentueux – et dingue – des prognathes de Nouvelle Angleterre.

Et il convient de signaler, mais nous y reviendrons, la courageuse prise de position de l’Algérie, aveuglément cramponnée au dogme de la résistance à l’oppression étrangère et qui, de toute façon, contredirait même la France – mais pas l’Empire, allez savoir pourquoi – sur la date d’hier. Notons que la solidarité algérienne s’est également exprimée à l’égard du régime yéménite, démontrant une fois de plus la pertinence de la vision historique et morale du Président Bouteflika.

Forcément intrigués par l’ampleur de cette crise, sa soudaineté, ses implications régionales, ses conséquences mondiales, d’éminents spécialistes de la chose stratégique se sont rapidement emparés de la question et, n’écoutant que leur courage et leur inextinguible soif de vérité, se sont précipités en Libye au milieu des bombes et des raids, évidemment aveugles et criminels, de l’OTAN. Il est sorti de cette initiative un rapport (téléchargeable ici) dont le simple titre, Libye : un avenir incertain, nous en dit déjà long sur la puissance des observations qui y sont relatées et la force des recommandations qui y figurent.

Attardons-nous à présent sur les six courageux auteurs de cette somme intellectuelle qui promet de marquer son époque comme BHL a marqué le cinéma. On ne présente plus Monsieur Eric, heureux président du Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R), l’homme qui s’acharne à porter des chemises aux cols rehaussés mais qui ne ressemble hélas pas à Erich Von Stroheim – il faut plus qu’une minerve pour présenter au regard la classieuse rigidité d’un officier prussien.

Il est, en revanche, permis d’évoquer le parcours politique de Madame Saïda Benhabyles, ancienne ministre algérienne de la Solidarité (un gros poste, on n’en doute pas), ancienne sénatrice et fondatrice du CIRET-AVT, un étonnant think tank que nous présenterons plus bas. Mme Benhabyles ne compte pas que des amis dans son beau pays, et il se trouve même quelques esprits rétifs au progrès social pour critiquer son action (ici, par exemple). On ne sait pas bien de quelles compétences se réclame Madame le (la ?) Ministre pour aller ainsi s’exposer en pleine guerre civile, mais saluons quand même son courage – c’est toujours ça. La quintessence de la pensée diplomatique de Mme Benhabyles peut, pour les plus curieux d’entre vous, être appréciée dans les nombreuses interviews qu’elle donne à la presse de son pays, et qui sont parfois reprises par des médias aux motivations pour le moins curieuses, comme Nouvel ordre mondial, un site Internet dont les propos me paraissent, pour certains, relever de la médecine psychiatrique.

Parmi nos six aventuriers se trouve également Mme Roumania Ougartchinska, une troublante « journaliste d’investigation » franco-bulgare déjà auteure d’ouvrages sur le KGB – « vaste programme », aurait sans doute dit le Général.

Plus étonnante encore est la présence dans notre panel d’Yves Bonnet, ancien DST, ancien député, préfet honoraire, et surtout, surtout, président du CIRET-AVT. M. Bonnet, qui n’a jamais réellement impressionné son monde par sa fine connaissance du Moyen-Orient, est pourtant l’auteur d’une déjà longue série d’ouvrages manifestement marqués par une franche hostilité au régime des mollahs. Il faut dire, et on le comprend, que l’homme a subi, lorsqu’il était le chef de nos contre-espions, les coups que Téhéran nous assénait avec patience et régularité pour une malencontreuse affaire de dette nucléaire sur fond d’affaires d’otages en Liban. On ne dira jamais assez à quel point les Perses sont soupe au lait.

Aux côtés de notre honorable préfet honoraire officie également Monsieur Dirk Borgers, un citoyen belge qui se présente comme « expert indépendant ». Il eut été cocasse que ce garçon se présentât en tant qu’agent d’influence, mais il faut souligner, avec le respect qui s’impose, cet effort de transparence. Tout le monde n’est pas forcément aussi doué.

Et enfin, un autre expert indépendant – mais c’est une manie ! – s’est joint à notre petite troupe, sans doute pour son plus grand bonheur. Monsieur André Le Meignen n’est pas le moins intéressant de nos experts : vice-président du CIRET-AVT (encore ?!), l’homme se présente comme la victime d’un racket fiscal – air connu – mais aussi, et ça ne manque pas de piquant, comme un « diplomate, ambassadeur en mission ». Etrangement, son nom ne me disait pourtant rien, et l’annuaire diplomatique ne le mentionnait nullement. Dieu sait pourtant que le Quai d’Orsay regorge littéralement d’ambassadeurs itinérants chargés des missions les plus essentielles. Il paraît par ailleurs que le poste d’ambassadeur auprès de l’UNESCO a été récemment libéré par sa titulaire, une bondissante pétroleuse aux convictions changeantes et au parler imagé. En réalité, et comme souvent, je m’égarais : Son Excellence André Le Meignen est un diplomate centrafricain.

Et donc, quatre de nos amis œuvrent au sein du Centre international de recherches et d’études sur le terrorisme & l’Aide aux victimes du terrorisme, un organisme plutôt mystérieux présidé par M. Bonnet, assisté de M. Borgers et d’un certain M. Saleh Radjavi, le bienheureux frère de Massoud Radjavi, président du Conseil national de la résistance iranienne (CNRI) et dirigeant de l’Organisation des moudjahiddines du peuple d’Iran (OMPI), un mouvement armé qui fut, un temps, considéré comme terroriste par l’Union européenne et qui est suspecté d’avoir adopté un fonctionnement de type sectaire. Le hasard faisant bien les choses, il se trouve que M. Bonnet ne rate pas une occasion de signer des pétitions en faveur de l’OMPI et de sa bondissante dirigeante, Maryam Radjavi. Bref, nous sommes en pleine affaire de famille.

En une quarantaine de pages, notre équipe de fins limiers, dont on a pu mesurer plus haut les connaissances étendues dans le domaine de la guérilla et leur immense savoir au sujet de l’est libyen, nous livre donc leur appréciation de la guerre. Franchement, on ne ressort pas intact de la lecture d’une œuvre d’une telle intelligence prospective, même si on ne peut que conseiller à ses auteurs de réviser les règles de la ponctuation en français tant certaines tournures de phrases font mal aux yeux.

Officiellement, le rapport s’est fixé pour objectif une « énonciation des faits excluant tout jugement », une précision utile (p. 3) puisque on apprend très vite, et la révélation est brutale, qu’il « n’est nul besoin d’insister sur la nature hautement critiquable de la dictature imposée, depuis 1969, par Mouammar Kadhafi à ses concitoyens ». Comme annoncé, le style est donc froid, presque chirurgical, et on sent la patte de grands universitaires et d’esprits aiguisés. On retrouve cette distance avec le sujet page 9, lorsque les auteurs indiquent que « le régime Kadhafi, c’est 42 ans d’injustice et de privation de liberté. » Pourtant, et à plusieurs reprises, les mêmes mettent en avant le « socialisme arabe du gouvernement » (p. 9), le succès de son développement économique (p. 10), voire – et on se pince – un « fait trop souvent ignoré : la Libye a été un acteur majeur du développement et de l’indépendance du continent africain ». Nul doute que cette affirmation, qui n’est bien sûr aucune étayée, provoque le vif intérêt des africanistes du monde entier. Nos experts passent d’ailleurs rapidement sur le rôle plus que douteux joué par l’Association mondiale pour l’appel à l’islam (AMAI), une ONG libyenne aux activités troubles. De même, la révoltante affaire des infirmières bulgares est ici pudiquement décrite et on apprend, pages 9, que les « hôpitaux et dispensaires sont aux normes européennes ».

Pas un mot, non plus, sur les dessous de la contamination des 475 enfants de Beghazi – victimes d’un mélange, déjà vu ailleurs il est vrai, d’incompétence et de corruption. Et pas d’explication sur le dédommagement des familles de Benghazi par l’état libyen, en réalité l’achat par le colonel de la paix socio-politique dans la région, traditionnellement hostile à la Tripolitaine. Le caractère artificiel de la Libye moderne est à peine évoqué, tout cela restant du niveau d’une « aventure d’Alice au pays du gentil colonel K » et un petit paragraphe, page 15, expédie la question. C’est le propre des hommes d’action et des esprits visionnaires d’aller à l’essentiel.

Selon un – fort médiocre – plan qui aurait sa place dans la copie d’un mauvais élève de Terminale, le rapport s’organise en 13 parties (!), la dernière faisant office de conclusion. Tout le monde ne peut pas avoir suivi les cours de la Sorbonne ou de Sciences Po. Les banalités y côtoient les affirmations péremptoires (cf. plus haut), les inexactitudes manifestes (lien du régime avec le terrorisme, par exemple) et les contradictions. Le texte est plutôt mal écrit, sentencieux, la démonstration laborieuse et il se dégage, à la pénible lecture de ces pages, le sentiment de plus en plus fort que tout cela a été écrit sous influence, voire même qu’il pourrait s’agir d’une commande.

Initialement, je pensais que Monsieur Eric avait assemblé une bande de ses joyeux amis pour un séjour plein d’émotions en Libye.

– Allez, fais pas ta timide, mets du cirage noir sur tes joues, ça fait plus guerrier !

– Zut, j’ai tâché ma chemise Figaret avec de la graisse à fusil !

– Tu crois que je peux demander à cette jeune femme qui a été violée 14 fois si elle peut me photographier près de ce T-72 démâté ?

L’étude, rapide, du profil des missionnaires m’a vite convaincu du contraire. Il ne pouvait s’agir d’une virée de mythomanes mais bien d’un coup de pub, assez courageux d’ailleurs. Mais je vois mal Yves Bonnet courir sous les balles ou la troublante Roumana O vider un chargeur de M-4 à l’aveugle en criant à ses camarades « Mouvement ! ».

Surtout, le texte ne cesse de mettre en avant une opinion plutôt limpide et assumée sur les causes de la révolution libyenne, les motivations et les conséquences de l’intervention occidentale en usant d’arguments, dont certains sont lus et relus depuis des années :

– le colonel Kadhafi n’était pas un poète, mais son peuple était riche. C’est vrai, ces histoires de démocratie, c’est une manie occidentale et ça devient lassant, à la longue.

– Il y a des islamistes en Cyrénaïque. Noooon ? Sans blague ?

– Il ne faut JAMAIS intervenir pour aider un peuple qui se révolte. Ah bon ? Ok. Donc, l’Egypte a eu tort de soutenir le FLN ? Et c’est mal d’aider les Sahraouis ? Et tous ces types qui se battaient en Europe contre les nazis, alors ?

– Il y a des réseaux criminels à l’œuvre sur les arrières de la rébellion. Moi, je pensais qu’il n’y avait que des scouts. Comme quoi, on en apprend tous les jours.

– Tout ça, c’est la faute des médias (air connu) et surtout d’Al Jazeera. Il faut dire que le Qatar participe aux opérations de la Coalition, forcément, ça agace.

– Le régime n’a pas tiré sur sa propre population. Nos enquêteurs sont allés vérifier, et ils n’ont rien vu. Et quand bien même, aurait pu argué Claude Piéplu, « ils ont sans doute leurs raisons ». (Le charme discret de la bourgeoisie, Luis Buñuel, 1972).

– La résolution de l’ONU a été votée sur la foi de simples informations de presse. Quel amateurisme !

– La révolution est menée par d’anciens dignitaires du régime. Rendez-vous compte, ça ne n’est jamais vu nulle part, c’est insensé !

– « La révolution libyenne n’est pas une révolte pacifique ». Je dois dire que ça m’avait échappé. Et puis, seules les révolutions pacifiques sont légitimes. Finalement, les Syriens n’ont pas tort, leurs policiers se font tirer dessus.

– « La crise a provoqué le retour chez eux de nombreux émigrés économiques ». Là  encore, on est sidéré par le caractère novateur de ce conflit.

– Certains membres du CNT veulent que les principes de la sharia soient la source des lois libyennes. Non mais rendez-vous compte, bon Dieu ! Et au Maroc, en Egypte, au Yémen, dans le Golfe, en Tunisie, en Algérie, en Jordanie, c’est quoi, la source des lois ? Les Pages jaunes ?

– La volonté américaine d’empêcher la pénétration chinoise en Afrique. Outre qu’elle était un peu tardive, cette offensive contre Pékin a échoué puisque l’Empire du Milieu a reconnu, finalement, le CNT. Pas de chance, les gars.

– L’insurrection libyenne est raciste. Alors que le régime libyen a toujours été d’une grande correction avec les populations étrangères, c’est bien connu. Demandez aux Tchadiens, demandez aux étrangers travaillant à Tripoli, ils vous diront à quel point la population libyenne est respectueuse, amicale et combien elle fait honneur aux traditions méditerranéennes d’hospitalité.

– « La Libye est le seul pays du « printemps arabe » dans lequel la guerre civile s’est installée » (p. 43). Quelqu’un peut prévenir les Yéménites et les Syriens ?

On pourrait également moquer les approximations (Saïf Al Islam, il a libéré 800 ou 2.000 islamistes ?), les ragots (Moussa Koussa, le ministre des Affaires étrangères ayant fait défection aurait été, évidemment de notoriété publique, un « agent-double du MI-6 ». C’est à ces petits riens que l’on peut percevoir la patte d’un authentique spécialiste du renseignement), l’évidente ignorance des arcanes de la diplomaties (les passages sur le droit d’ingérence et les résolutions de l’ONU sont à pleurer de rire) et des erreurs de débutants : on ne peut pas « rejoindre » l’US Africa Command, (AFRICOM), qui est un commandement militaire régional et non une organisation comme l’OTAN ou l’Union africaine. Heureux les simples d’esprit car le royaume des cieux est à eux.

N’en jetez plus, la coupe est pleine. Je me permets quand même de finir par un dernier ricanement, en me remémorant la réflexion attristée des auteurs, page 29, commentant une salve de Tomahawk sur des cibles sans intérêt : « Trois millions de dollars ont ainsi été dépensés pour réduire en cendres des matériels inertes ». Et alors, c’est votre argent ?

Finissons par le plus important. Outre d’importantes faiblesses, dues au fait que pas un seul de ces « observateurs » n’est réellement compétent, un point doit être souligné, et je n’ai fait que l’évoquer pour l’instant. Il me semble ainsi plus que probable que ce texte, qui n’a finalement eu qu’un faible retentissement dans nos contrées, soit un travail de commande, ou du moins un travail sous influence. A qui peut donc profiter ce rapport, écrit à la va-vite, mais sous-tendu par une hostilité, parfaitement admissible, à l’intervention en Libye ?

Le texte n’est en effet qu’une longue liste des arguments que le régime algérien ressasse depuis des années, le plus souvent pour l’édification de son peuple et de ses voisins arabes. Tout y passe :

– D’abord, une fidélité sans faille au principe bien inconnu de souveraineté nationale, essentiellement quand l’envahisseur est occidental et l’envahi un pays du Sud. L’expérience prouve que la dite souveraineté est moins importante dans d’autres configurations.

– De même, l’obsession occidentale pour la démocratie est ici dénoncée avec vigueur, dans des termes assez voisins que ceux qu’emploient depuis des mois les ministres algériens pour s’opposer aux revendications, quotidiennes, de la population.

– Ensuite, un goût immodéré pour le complot, ici – naturellement – ourdi par les Etats-Unis, mais surtout par Israël – qui, cherchez l’erreur, pourrait être reconnu par le CNT, vous savez bien, ce ramassis d’islamistes radicaux.

– Les intérêts économiques, là aussi soigneusement cachés, sont bien sûr de la partie. Page 37, on nous parle même de « contrats secrets » entre l’Empire et les insurgés. Fumiers, voilà que le CNT va acheter des F-15E à la place de nos Rafale.

Que voilà des experts à la pensée raffinée et manifestement parfaitement indépendante.

Le Caire ne répond plus

Figurez-vous que le printemps est ma saison préférée. C’est la période des révisions au Jardin du Luxembourg, le moment de l’année où les amitiés nouées en classe sont les plus profondes, les sourires reviennent sur les visages, la séduction reprend le dessus, l’espoir est là. C’est sans doute en raison de cet espoir que le monde a pris l’habitude de qualifier les mouvements révolutionnaires de printemps : printemps des peuples en 1848, printemps de Prague en 1968, printemps de Pékin en 1989, et à présent printemps arabe. Le seul hic, mais il est de taille, c’est que tous ces printemps se sont achevés dans le sang et/ou dans l’échec de leurs revendications.

Depuis janvier dernier, on nous parle ainsi de printemps arabe, ce que je trouve plutôt inquiétant pour la raison susmentionnée. A l’approche de la fin de ce premier semestre riche en événements, le bilan de ce printemps n’est, en effet, pas fameux. Du Maroc à l’Irak, combien de tyrannies renversées ? Trois. A Tunis et au Caire, l’épicier et Pharaon ont été chassés par la rue. A Sanaa, le Président Saleh, le cher ami de Jacques Chirac, a bien failli passer l’arme à gauche et il est désormais soigné dans la riante Arabie saoudite, en passe de devenir pour les tyrans arabes ce que l’Argentine ou le Paraguay ont été pour les nazis.

Et ailleurs ? Ailleurs, il n’y a pas de quoi pavoiser. En Algérie, un Président malade et persuadé d’avoir une mission divine à accomplir, aidé par une poignée de généraux hors d’âge, bloque le système. En Syrie, le fils de son père pratique avec une admirable détermination une répression sans pitié à l’encontre de son peuple. Il s’inspire peut-être de l’exemple bahreïni, puisque le petit Etat a été le premier à parfaitement et méthodiquement écraser la révolte de la population – avec l’amical soutien des alliés du Conseil de coopération du Golfe (CCG). Au Soudan, le foutoir reste de mise, comme il se doit, et rien ne change vraiment. Au Yémen, le Président Saleh, debout sur l’accélérateur, a conduit son pays vers l’abyme. Il faut dire qu’avec une insurrection houthiste, la révolte des tribus et la guérilla d’Al Qaïda dans la Péninsule Arabique (AQPA), le Yémen avait tous les atouts pour devenir le nouvel Afghanistan, juste en face de la Somalie des Shebab et des pirates. Et tous les drones de l’Empire ne suffiront pas à exterminer les jihadistes actifs de chaque côté du Golfe d’Aden. En Libye, la guerre contre le Guide et ses sales gosses est bien partie pour durer et devenir sans doute l’occasion, à terme, de redéfinir les frontières de cet Etat artificiel. Tous ces pays sont en train de sombrer dans de graves crises intérieures qui voient, malgré l’optimisme béat des éditorialistes parisiens, des régimes policiers défendre bec et ongle des décennies de pouvoir absolu et de kleptocratie décomplexée.

Restent le Maroc et la Jordanie, deux monarchies dont les souverains, respectivement Commandeur des Croyants et Protecteur des Lieux saints, font preuve d’une belle habileté malgré les tensions internes et un environnement régional plutôt agité. Mais l’avenir est loin d’être écrit.

Le printemps arabe a donc toutes les allures d’une fête gâchée. La plupart des commentateurs audibles dans les médias semblent, à mon sens, en proie à un enthousiasme béat bien éloigné des réalités observées sur le terrain. Les universitaires et les administrations pudiquement qualifiées de spécialisées sont pour leur part plus mesurés. Quant à moi, je dois confesser, très modestement, mes grands doutes quant à l’issue positive de ces révolutions.

Combien de temps faut-il pour réellement changer un régime, pour chasser les serviteurs de la dictature ? Et combien pour effacer des esprits la peur et la soumission à l’autorité, ou la crainte de l’uniforme ? Combien de temps pour bannir la corruption, la violence comme seul mode de communication ? Et qui peut prédire la capacité de l’ancien système à résister ? Qui peut même garantir que la révolution réussira ? Y a-t-il vraiment une marche irrésistible vers le progrès et la démocratie ? Ne sommes-nous pas des meurtriers en poussant des adolescents à affronter des services secrets et des gardes présidentielles Je me posais ces questions au Caire en mars dernier, je me les pose toujours alors que la situation égyptienne se dégrade à vue d’œil, sans réellement intéresser les médias français. Seuls les blogs des journalistes du Monde ou de Libération essayent de rendre compte de ce qui se trame sur les bords du Nil à un public plus intéressé par les frasques supposées de DSK ou par le maintien de leur droit à rouler comme des bourrins sur les autoroutes. Pourtant, l’évolution de la situation égyptienne a de quoi donner le vertige.

Commençons par l’économie, et rappelons-nous que, comme les Tunisiens, les Egyptiens qui se sont d’abord soulevés contre un Etat policier, avaient aussi faim et réclamaient la fin de la confiscation des richesses par le pouvoir et ses amis. Avec un salaire mensuel moyen de 150 dollars, un ouvrier égyptien gagne, à quelques euros près, le prix d’une cravate en soie achetée au Bon Marché. La cruelle absence des touristes européens, partis vers le Maroc et surtout vers l’Europe du Sud, n’a fait qu’accélérer la chute de l’économie nationale (pour plus de détails, cf. ici, par exemple), qui survit grâce aux revenus du Canal de Suez, à de maigres gisements gaziers et une industrie lourde qui construit des immeubles à perte de vue.

Les guides de Guizèh qui attendaient en mars, au pied du Sphinx, que je descende de voiture et qui ont essayé, de dépit, de m’en extraire avaient déjà faim. Trois mois plus tard, toujours sans touristes, où en sont leurs réserves ? Je doute qu’ils disposent d’un Livret A auprès de la Bank of Egypt et leur colère doit être encore plus grande que le 25 janvier, date retenue pour le début de la révolution. Chaque jour ou presque, des manifestants viennent réclamer devant les ministères qui bordent la place Tahrir des aides, des logements, un avenir meilleur pour leurs enfants. Hélas pour eux, le gouvernement de transition et le Conseil suprême des Forces armées paraissent bien incapables de fournir quoi que ce soit de tangible, même en saisissant les avoirs de Pharaon et de sa famille.

Sans éducation politique, la population égyptienne (40% d’analphabètes) croyait à des jours meilleurs et à des lendemains lumineux. Pour l’heure, elle doit apprendre à vivre avec encore moins qu’avant, sans garantie pour l’avenir et découvre qu’il ne peut exister de miracle économique immédiat.

Comme nombre de commentateurs l’ont souligné, ces révolutions arabes ont éclaté spontanément, sans mot d’ordre lancé par les rares partis d’opposition en état d’en lancer et sans vaste conspiration organisée par l’Empire – ou par d’autres. Inutile donc, soit dit en passant, de prêter la moindre attention aux nouvelles fadaises de M. Eric, qui nous rapporte d’un récent voyage une compilation d’idioties, lui que ne différencierait pas un rabbin d’un guitariste de ZZ Top. A chacun sa version du voyage en Orient. Que l’armée ait réussi, dans quelques Etats arabes, à renforcer son pouvoir à l’occasion de ces révoltes, personne ne le discute. Que ces armées aient réalisé des coups d’Etat prémédités de longue date et poussés par l’Empire, seul un observateur n’ayant ni vu ni écouté la rue arabe peut l’affirmer (ici).

Le ras-le-bol des populations arabes s’est exprimé brutalement, et si nous étions quelques uns à avoir annoncé une crise politique régionale d’ici cinq ans, aucun n’avait évidemment prévu que l’étincelle tunisienne mettrait le feu aux poudres. Dépassés dans les premiers jours, les Frères musulmans égyptiens ont su, très vite, rebondir et saisir leur chance historique. Dès la prise de pouvoir par l’armée, après le départ de Pharaon vers Charm El Sheikh, la confrérie a publiquement accordé sa confiance au Conseil suprême des Forces armées, dirigé par le – faussement – débonnaire maréchal Tantawi. L’annonce de futures élections « sans entrave » a ensuite entraîné une profession de foi des Frères en faveur de la démocratie.

Sans être exagérément suspicieux, il est quand même possible de penser que cette prise de position a été inspirée par la confortable assise électorale dont dispose la Confrérie. Celle-ci, largement financée par les Qataris, toujours serviables, est fidèle à son dogme et à ses méthodes : parvenir au pouvoir par les urnes et non par la violence, grâce à un travail social en profondeur (actions humanitaires, utilisation des relais que sont les imams pour faire des passer des messages, soutien scolaire, grande attention portée aux difficultés quotidiennes de la population). Créditée, a minima, d’au moins 45% des intentions de vote, dès la chute du régime, l’organisation a eu beau jeu de se rallier au processus démocratique. Seule force politique organisée en Egypte depuis que le parti présidentiel a été dissous en avril dernier, la Confrérie est en position de force et monte en puissance dans le débat public, alors que de nombreux petits partis politiques, nés de la révolution, en sont encore à chercher des locaux, rédiger leur programme ou se doter d’une direction.

Il m’a semblé, assez rapidement, que l’armée et les Frères avaient passé un accord instituant un modus vivendi valable pour toute la durée de la transition. Quoi qu’on en dise, l’armée égyptienne n’est pas une force progressiste et elle compte dans ses rangs une proportion non négligeable de sympathisants de l’organisation religieuse – dont certains, que j’ai pu observer de près, sont bien loin d’être sensibles aux revendications de la jeunesse vue place Tahrir. Son nationalisme sourcilleux est par ailleurs parfaitement compatible avec l’islamo-nationalisme des Frères, farouches défenseurs, eux aussi, de la grandeur incomparable de l’Egypte au sein du monde arabe. A mon sens, le deal peut être résumé ainsi :

– à l’armée, les Frères abandonnent, pour l’instant, la gestion quotidienne et sans entrave du pays jusqu’aux élections de l’automne (législatives PUIS présidentielle, étrangement) et les premières inflexions diplomatiques ;

– aux Frères, l’armée garantit le droit de monter en puissance, en y mettant quand même les formes.

Evidemment, tout cela ne va pas sans heurts, mais, grosso modo, tout le monde s’y retrouve.

Les Frères musulmans, qui ont pourtant durement souffert de l’impitoyable répression menée contre eux par les pharaons successifs, ne sont pas rancuniers et laissent l’armée jouer les innocentes. Dieu sait pourtant que les généraux égyptiens – au fait, Pharaon, il n’était pas un peu militaire, des fois ? – se sont largement servis et ont profité de la confortable aide militaire apportée par l’Empire. Dans les rues du Caire, on croisait en mars dernier plus de M-1 et de M-60 que de T-72, et il serait bon de se souvenir que l’armée de Pharaon vole depuis des années sur Phantom et F-16. Les MiG-21 et autres Su-17 sont bien loin… (Soupire de nostalgie en repensant à Guerre d’usure au-dessus du Canal en 1970. Passons.). De même, le patrimoine financier et immobilier de l’armée est considérable et plusieurs voix se sont élevées depuis des semaines pour rappeler que les membres du Conseil suprême des Forces armées n’étaient pas connus pour leurs activités philanthropiques. Encore des mauvaises langues, sans doute.

Travaillés à la chignole et à la gégène dans les sous-sols des bases de l’armée, les extrémistes religieux égyptiens, systématiquement qualifiés de « fous » par les autorités qui leur déniaient toute parenté avec l’islamisme, sont donc désormais aux portes du pouvoir. En mars, la Confrérie a annoncé qu’elle présenterait des candidats aux élections législatives mais qu’elle s’abstiendrait de concourir lors la présidentielle. Faussement modestes, les Frères se disaient, d’abord, concernés par la résolution des difficultés du pays, mais aucunement par le pouvoir pour le pouvoir.

Ah, les braves gens. Evidemment, cette posture, admirable à tous points de vue, agaça la jeune garde, à la fois moins subtile et moins complexée par la prise de pouvoir, qui s’éleva contre cette timidité. A l’époque, j’ai même pensé que les vieux sages de la Confrérie étaient comme pris de vertige alors que le succès, si longtemps recherché, était enfin à portée de main. J’avais tort, ce qui m’a in fine rassuré : les Frères n’étaient pas plus complexés par la perspective d’arriver au pouvoir que je ne l’étais par une soirée chez Pancho, pas très loin d’Edwards. La position des Frères a évolué au fur et à mesure que la situation, intérieure comme internationale, évoluait.

Après avoir reconnu, très rapidement, le rôle de l’armée et avoir salué sa retenue, les Frères envoyèrent les premiers signaux, non pas contradictoires mais, au contraire, habilement complémentaires. Ainsi, la confrérie, qui se disait par avance respectueuse des résultats des scrutins à venir, entendait peser très vite sur la vie politique. La démocratie ? Oui, bien sûr, mais il ne pouvait être question de voir se présenter, et encore moins être élus à la Présidence, une femme ou un chrétien. Bien sûr – qu’allions-nous penser là ? – tous les citoyens égyptiens avaient les mêmes droits, mais il n’était pas question d’oublier qui commandait… Avec un grand courage et une bonne dose d’inconscience, un dignitaire copte a récemment précisé que « les musulmans étaient les invités des coptes en Egypte ». Inutile de dire que cette franchise, certes un peu brutale et fondée sur la seule chronologie, lui a valu quelques viriles réprimandes, au milieu d’un climat de paranoïa communautaire qui voit les uns et les autres s’accuser de conversion forcée ou de profanation de lieux de culte.

Principale force d’opposition, les Frères ont soutenu sans hésiter le référendum du 19 mars ouvrant la voie aux élections de l’automne. Relayés par les imams, les arguments du Conseil suprême des Forces armées ont aisément convaincu les électeurs malgré l’opposition farouche des jeunes du Mouvement du 6 avril ou des candidats déclarés à la présidence, comme Amr Moussa ou Mohamed El Baradei. Chargée de maintenir un semblant d’ordre, l’armée ne s’est quasiment pas impliquée dans la gestion des manifestations place Tahrir qui ont suivi la chute de Pharaon et a préféré se concentrer sur la protection des frontières et des centres de pouvoir. Cette attitude, qui a initialement été saluée par les révolutionnaires et qui était censée rassurer les alliés occidentaux, a rapidement évolué. Devant la montée de la contestation et la multiplication des manifestations, l’armée a annoncé fin mars que les protestataires seraient dorénavant traduits devant des tribunaux militaires, dont on sait qu’ils sont à la justice ce que la musique militaire est à la musique. De même, les amendes promises aux mauvais citoyens qui osaient s’élever contre le déroulement de la transition ont atteint des montants proprement ridicules, alors que la pauvreté est le premier fléau du pays. Et les langues se délient quant au comportement, supposément exemplaire, de l’armée pendant la révolution et après. Fin février, après de sérieux affrontements entre militaires et jeunes manifestants, l’armée avait présenté ses excuses et promis que de tels excès ne se reproduiraient pas. Elle a l’air moins débonnaire, ces jours-ci, après l’arrestation d’un bloggeur qui a osé la critiquer…

Pourtant, des vidéos circulent qui montrent de jeunes gens parqués dans une caserne et tabassés par des soldats hilares – toujours cette saine camaraderie, un peu virile sans doute, qui unit civils et militaires. Puis, il y a eu ces récits, par de jeunes femmes traumatisées, de nuits d’horreur au Musée du Caire, transformé pour l’occasion en camp de transit. Là, sans doute afin de débusquer des agents sionistes ou des contre-révolutionnaires, des « tests de virginité » ont été pratiquée par des soldats que l’on imagine assez semblables à la soldatesque décrite dans Soldat bleu (Ralph Nelson, 1970) ou La chair et le sang (Paul Verhoeven, 1985) et qui n’ont pas dû beaucoup se faire prier pour palper et peloter des femmes terrorisées. Dans un pays qui compte deux viols par heure et dans lequel la victime d’une agression sexuelle ne peut être qu’une tapineuse qui l’a bien cherché, on imagine que la révélation de ces sévices a été très mal perçue. Dès mars, mon chauffeur m’expliquait que ces affirmations ne pouvaient qu’émaner d’ennemis de la révolution désireux de casser le lien armée – peuple. La haute hiérarchie militaire a évidemment nié, jusqu’à l’aveu d’un général, il y a quelques jours. Demandez donc à Laura Logan ce qu’elle pense de la galanterie cairote ou lisez ça (et ça aussi).

Tout se met donc patiemment en place dans un désordre de plus en plus violent auquel personne ne semble capable de s’opposer. Durablement décrédibilisée, la police en fait encore moins qu’avant. La sinistre Sécurité d’Etat, dont plusieurs bâtiments ont été incendiés en mars, au Caire comme à Alexandrie, a été dissoute et remplacée par sa copie presque conforme. Ses dizaines de milliers de membres vivent dans la crainte depuis que des centaines de dossiers ont été volés par la foule et sont de temps à autre mis en ligne sur Facebook ou ailleurs. N’ayez crainte, les gars, nul doute que le pouvoir aura besoin de vos précieuses compétences.

Et quid de la diplomatie ? Contrairement aux affirmations de certains, la population égyptienne a immédiatement demandé aux autorités de transition un changement radical à l’égard d’Israël. Soigneusement cachée aux yeux des médias occidentaux, cette revendication a été rapidement la plus consensuelle au sein du peuple. Dénoncés, la corruption et les abus de pouvoir du régime déchu semblaient moins graves que l’alliance avec l’Empire et surtout l’indulgence envers l’Etat hébreu. En janvier 2009, l’armée avait ouvert le feu sur les Palestiniens qui fuyaient l’offensive israélienne contre Gaza, ce qui avait naturellement ulcéré les Egyptiens. Quelques semaines après la chute de Pharaon, l’armée a indiqué qu’elle respecterait les traités signés par le pays, y compris l’accord de paix avec Israël – qui fut fatal à Sadate – mais qu’elle entendait « rééquilibrer » ses relations avec l’Empire et son allié de Judée-Samarie. Une telle déclaration ne pouvait qu’emporter l’adhésion des Frères comme des révolutionnaires les plus jeunes.

Dès le début de l’insurrection libyenne, la Confrérie a par ailleurs indiqué publiquement qu’elle rejetait toute intervention occidentale et que « seule une solution arabe pouvait être admise ». Très vite, et alors qu’il semblait bien que les rebelles libyens comptaient dans leurs rangs quelques islamistes, l’Egypte a laissé passer des armes à leur intention tout en refusant à la fois d’intervenir et d’autoriser le transit des F-16 des Emirats arabes unis dépêchés aux côtés de la coalition conduite par Paris et Londres.

Puis, sans doute emportées par leur élan, les nouvelles autorités du Caire ont œuvré pour une réconciliation, sans doute condamnée d’avance, entre le Hamas et le Fatah. Les attentats contre le gazoduc alimentant Israël et la Jordanie ont dans le même temps commencé, et personne n’a semblé très mobilisé par les enquêtes. Il faut dire que les dirigeants israéliens, lucides sur les revendications de tous les révolutionnaires arabes à leur égard, ont adopté une posture autiste qui les condamne à moyen terme. Isolé, le pays, qui connaît déjà de vives tensions intérieures, durcit sa diplomatie et prend des gages territoriaux selon un vieux principe stratégique, sans réaliser que le moment est sans doute venu de se montrer raisonnable. Netanyahou n’est ni Rabin ni Sharon, et il mène une politique étrangère suicidaire qui alimente la rage dans toute la région.

Cette colère s’exprime dans les déclarations des islamistes plus ou moins radicaux. De même que le néo-poujadisme de la droite populaire de l’UMP libère la parole du Front national en France, le discours assumé des Frères conduit les membres les moins reluisants de la famille à sortir de leur silence. Dès la fin du mois de février, des membres de la Gama’a Islamiyaa ont ainsi exprimé des revendications claires, peu compatibles avec l’idée que nous nous faisons de la démocratie. Visibles place Tahrir lors de prières publiques, les salafistes s’en sont pris à celles qui manifestaient au Caire lors de la Journée internationale de la femme, les tripotant, les menaçant de viol, les insultant comme jamais, tout cela sous le regard d’une armée que l’on sentait bien peu sensible à ces débordements. Yousef Al Qardawi, un prédicateur vedette qui aurait dû mille fois finir dans sa baignoire avec un grille-pain, a publiquement repris les revendications des salafistes, dont celle appelant à la conversion immédiate des coptes à l’islam. On peut difficilement être plus clair. Voyez même ce qu’en dit le frère Tariq .

Depuis, les Frères, plus présentables que les terroristes plus ou moins repentis de la Gama’a, ont finalement indiqué qu’ils n’excluaient plus une candidature à la présidence, tandis que le chaos économique se double désormais d’un vaste chantier sécuritaire qui voit se multiplier évasions massives de prisonniers, agressions de toutes sortes, trafics d’antiquités, incidents dans le Sinaï et très vives tensions communautaires entre coptes et musulmans, tout cela dans une atmosphère de coups fourrés, de provocations et de navigation à vue de la part de l’armée égyptienne.

Alors ? Alors il est plus que prématuré de dire que le fameux printemps arabe voit la fin du jihadisme, et même l’échec de l’islamisme radical. Dépassés par les événements, nos amis barbus ont su rebondir et profiter du désordre général. En Egypte, les voilà aux portes du pouvoir. Il suffit de regarder une carte pour réaliser quelle sera l’ampleur du choc quand le nouveau pharaon, tout auréolé de sa légitimité démocratique, se rapprochera de l’Iran – c’est en cours, soit dit en passant – et/ou de l’Arabie saoudite dans le fascinant jeu diplomatique que connaît la région depuis 1.400 ans. En Tunisie, les islamistes relèvent également la tête. En Algérie, les leaders de l’ex-FIS en sont à faire pression sur le très déclinant Bouteflika pour obtenir la libération de 7.000 (rpt fort et clair : 7.000) islamistes actuellement détenus, tandis que des quartiers de la capitale, comme Kouba ou Baraki, semblent revenus 20 ans en arrière. Au Yémen, AQPA paraît en mesure de créer son petit émirat sur mesure.

Autant dire que tout s’arrange, et que BHL va épuiser son stock de chemises blanches et de laque en voyageant de révolutions ratées en guerres civiles.

« Si vos photos ne sont pas assez bonnes, c’est que vous n’êtes pas assez près. » (Robert Capa)

Tout le monde ne peut pas avoir la présence d’esprit de se déguiser pour braver le danger, et Tim Hetherington, qui n’a pas appliqué la célèbre méthode des journalistes français, que le monde entier nous envie, en est mort.

images.1303936216.jpeg

tim_hetherington.1303979734.jpg

En 2001, Michel Peyrad avait tenté de traverser un check point talêb déguisé en Afghane. Forcément, avec des rangers sous la burqa et un gabarit de demi de mêlée, l’affaire n’est pas allée bien loin. Libéré en bonne santé, le grand journaliste trouva quand même l’occasion de déplorer les carences vitaminiques du régime alimentaire qu’il avait suivi en détention. Autour de lui, ça flinguait à tout va et les enfants afghans mouraient en ramassant les sous munitions non explosées qui avaient la même couleur que les rations que nous parachutions, mais c’était moins important que le respect d’une alimentation équilibrée.

peyrard_released.1303978183.jpg

En 2009, ce sont deux journalistes de France 3 qui ont tenté, malgré les conseils de l’armée française et des services, de se fondre dans la masse pour explorer une région infestée de Taliban. Un minimum de bon sens et la lecture de quelques ouvrages simples auraient pu leur apprendre que dans une guerre de guérilla, les insurgés voient tout et que ça n’est pas en portant un pakol qu’on trompe son monde – surtout quand on est roux, mais passons.

herve_ghesquiere_et_stephane_taponier_toujours_en_captivite.1303978195.jpeg

Tim Hetherington, lui, ne s’était pas déguisé. Il portait ses appareils photos en bandoulière et, contrairement à quelques mythomanes croisés dans des pays lointains (soupir), il ne semblait pas ridicule avec sa veste de reporter. Pire, il n’hésitait pas à s’approcher des combats avec un casque et un gilet pare-balles.

hetherington.1303978176.jpg

Le 20 avril dernier, Tim Hetherington a été tué par un tir de mortier à Misrata, en Libye. Photographe récompensé par ses pairs, cinéaste de talent, grand connaisseur de l’Afrique occidentale, il rejoint la cohorte des reporters morts au plus près des combats pour témoigner de la réalité des guerres, souvent parfaitement abstraites pour ceux qui les déclenchent et si peu intéressantes pour les téléspectateurs de TF1 – ou de France 2, d’ailleurs.

larry-port-peg1-wp.1303978134.jpg

images-1.1303978110.jpeg

01_pictb1.1303978080.jpg

philipjonesgriffith.1303978064.png

Il y a donc désormais une place Tim Hetherington à Adjabiya, et j’espère pouvoir m’y rendre un jour. On peut laisser un mot de condoléances ici et admirer son travail . Il reste Restrepo…

restrepo-poster.1303936247.jpg

… et le livre que Tim Hetherington en avait tiré, Infidel.

infidel_200.1303936183.jpg

Et pour ceux qui sont intéressés par ces personnages fascinants et leur travail, je ne peux que conseiller quelques ouvrages :

51y87dwxecl_sl500_aa300_.1303979119.jpg

51cfm09xvwl_sl500_aa240_.1303978157.jpg

telechargement.1303978089.jpeg

bs-9780714858791.1303978072.jpg

« Then there was the hard times/Then there was a war » (« Telegraph road », Dire Straits)

Nous voilà en guerre, avouons que ça n’arrive pas tous les jours – et en général on s’en souvient puisque les Allemands, comme au football, gagnent – souvent – à la fin. Cette fois, nous sommes les éléments de tête, fidèles à une vieille doctrine : en France, on n’a pas de pétrole, mais on a des idées.

Chacun joue sa partition, comme au bon vieux temps. La gauche « de gouvernement », qui avait, à raison, déploré l’extrême lenteur des institutions et organisations internationales, soutient l’opération, et tant pis si ça pique un peu les yeux du côté de Lille. Tout le monde ne peut pas prévenir les cibles d’un raid à Baalbek, censé venger nos parachutistes assassinés en 1983, ou laisser mourir le capitaine Croci au-dessus du Tchad après une homérique séance de pignolade politique.

A la gauche de la gauche, donc assez près de la droite de la droite, les antimilitaristes et autres révolutionnaires bobos s’émeuvent, mais quelle importance. Quant au Front national, doué pour conspuer mais incapable de la moindre proposition, il manie à nouveau les vieilles et incohérentes rengaines auxquelles il nous a habitués : raciste mais attentif à la souveraineté des Etats arabes, militariste mais hostile à l’usage de la force, suprématiste mais obsédé par la puissance de l’Empire. Honnêtement, les temps doivent être difficiles pour les nostalgiques de l’OAS… Les Iraniens n’ont pas payé en vain.

Alors, coup de menton élyséen pour s’extraire du bourbier infâme qu’est devenu le débat politique national ? Sans doute.

Calcul électoral pour reprendre la main, détourner l’attention, faire diversion et effacer tant bien que mal le fiasco de l’année du Mexique en France (RIP), l’échec de l’Union pour la Méditerranée ? Sans doute.

Mais, au final, et si on oublie quelques détails (la énième mention de Gérard Longuet, notre nouveau Ministre de la Défense, dans une procédure judiciaire, ou les déclarations idiotes de Claude Guéant, qui parle de « croisade contre le colonel Kadhafi, par exemple), la chose ne manque pas de panache. Essayons d’énumérer quelques réflexions qui viennent à l’esprit quand on suit les briefings de l’Empire.

En premier lieu, il faut bien reconnaître que cette opération, lancée avec un mandat délivré par le Conseil de sécurité des Nations unies, soutenue par l’Union européenne, armée par l’OTAN – qui devient chaque jour un peu plus le bras armé de l’Europe – et validée par la Ligue arabe, est un exemple de multilatéralisme. Cette posture légaliste fait taire les critiques, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur de nos frontières. Pour un peu, on en oublierait presque le discours de Dominique de Villepin à New York. De ce point de vue, le chemin parcouru par la France et par l’Empire depuis l’hiver 2002/2003 est immense. En février 2003, et après le brutal changement de cap décidé par Paris, sur lequel je me suis déjà penché il y a quelques mois, la France donnait comme à son habitude des leçons tandis que comme à son habitude l’Empire agissait seul, ou presque. A l’Elysée, un Président vaguement gaulliste. A la Maison blanche, un Président vaguement isolationniste.

Huit ans plus tard, le Président le plus atlantiste que le France ait connu depuis François Mitterrand tend la main à un Président américain soucieux de donner moult gages de son adhésion aux principes diplomatiques hérités de la Seconde Guerre mondiale. Et voilà qu’Alain Juppé nous prouve, une fois de plus, qu’on peut être un Ministre des Affaires étrangères brillant sans relever de la psychiatrie. On commençait à en douter, pour tout dire.

Toute l’habileté de la manœuvre, même s’il devait s’avérer que personne n’y avait réfléchi, consiste donc à avoir tendu la main à l’Empire afin de le faire revenir dans le jeu international, une ambition clairement affichée de M. Obama. Et malgré leurs liens historiques avec tel ou tel tyran du monde arabe, ni la Russie ni la Chine n’ont jugé bon d’opposer leur véto à la Résolution 1973. Il faut dire qu’avec un mandat limité et des objectifs moraux indiscutables, ce texte pouvait difficilement être contré,  alors que la moitié de la planète rêve depuis des décennies de tomber sur le râble du colonel Kadhafi, sorte de déclinaison arabe de l’épave jouée par Mickey Rourke dans The Wrestler.

Et au final, voilà que la France a repris toute sa place dans le camp occidental, fidèle et indépendante alliée de l’Empire, sourcilleuse sur les principes, capable d’initiatives audacieuses et de nouveau, si Dieu le veut, leader d’une Europe à la peine. En tendant cette main à l’Empire, en prenant la tête, en une semaine, d’une coalition disparate, la France a clairement démontré qu’elle pouvait encore peser sur la vie internationale.

Grande puissance, écrivent certain bloggeurs enthousiastes. C’est sans doute aller un peu vite en besogne que de considérer que la France a retrouvé son « poids de forme » diplomatique, mais il faut reconnaître que la partition qui vient d’être jouée – et il faudra couper BHL au montage – était habile. Puissance moyenne, la France a su redevenir une force de proposition, capable d’emporter la décision sans se référer constamment aux vieilles lunes dont se réclamait le duo Chirac/Villepin, les Bouvard et Pécuchet du Grand jeu (et on se prend à rêver de ce que la France aurait pu obtenir et construire si elle s’était montrée désireuse d’écouter les néoconservateurs de l’Administration Bush au lieu de les prendre de front). Et le fait que l’Empire nous ait laissé l’honneur de survoler les premiers la Cyrénaïque révoltée n’enlève rien à l’impulsion venue de Paris. Quant à la coordination des moyens depuis l’USS Mount Whitney, version navale d’un destroyer stellaire, elle illustre simplement le fait que l’Europe est un nain militaire et que seul le partenariat franco-britannique rendu public le 2 novembre dernier pouvait la sortir de l’ornière, et encore, pour des opérations de moyenne intensité.

whitney.1300952747.jpg

imperial_star_destroyer.1300952232.jpg

De plus, après la lamentable affaire tunisienne et les pitoyables dénégations de Michèle Alliot-Marie, la France vient enfin de sauter dans le train du printemps arabe. Nous aurions pu le laisser passer, l’observer s’éloigner avec dépit, mais le Président, fidèle à son tempérament, a choisi de monter en marche. L’action est audacieuse, les risques sont importants, mais au moins pourra-t-on dire que Paris n’est pas resté immobile, comme frappé de stupeur par les événements en cours. Accompagner, même à l’aveuglette, la révolte libyenne est un joli coup, qui nous voit enfin mettre en conformité nos actes et nos – belles – paroles. Le message à l’égard du monde arabe est limpide, comme je l’ai déjà écrit, et Paris a doublé tout le monde en soutenant une révolte alors que d’autres se contentaient d’exprimer leur préoccupation. Il reste, pourra-t-on m’objecter à raison, que l’issue de cette aventure libyenne, est plus qu’indécise et que le risque est grand d’aller droit dans un mur. J’en conviens, mais quitte à entrer dans une zone de turbulences, autant le faire avec panache plutôt qu’à reculons. Ne pas subir, diraient les militaires.

arab-revolutions-eu.1300952167.png

En accompagnant, même tardivement, le printemps arabe, la France prend acte de la légitimité des revendications sociales et économiques des populations du sud. Elle fait même montre d’une certaine cohérence, assez rare pour être soulignée, entre son discours, volontiers moralisateur, et ses actions, si souvent teintées, par le passé, d’un savant mélange de paternalisme (« ces peuples ne sont pas prêts à recevoir la lumière, essayons d’abord de soutenir leurs dirigeants, modernes despotes éclairés »), d’un racisme hypocrite (« le petit peuple du Caire aspire d’abord à la paix et à la satisfaction de ses besoins essentiels ») et d’un cynisme présenté comme contraint (« mais que voulez-vous, mon ami ? Si nous voulons compter dans le concert des puissances, il nous faut faire quelques entorses à notre morale »).

t1panoflagwoman.1300952828.jpg

Comme si nous avions besoin d’une confirmation, il apparaît une fois de plus que le monde arabe n’est pas seulement sur nos marches mais qu’il constitue en fait le cœur de nos défis stratégiques. Ses crises économiques, sociales et politiques entrainent des mouvements de population qui font peser sur l’Europe une pression migratoire qu’elle n’est plus en mesure de gérer, voire simplement de supporter.

arab_spring_chappatte.1300952204.jpg

A cet égard, la croissance régulière du vote populiste, voire crypto fasciste, dans nos démocraties devrait pousser nos dirigeants à s’interroger sur le pourquoi du comment au lieu de les conduire à faire refaire les sondages qui gênent. Ses tensions religieuses nous renvoient à notre propre modèle politique et à notre (in)capacité à maintenir une haute exigence morale dans notre mode de gouvernement et notre modèle sociétal.

arab-spring1.1300952184.png

2011-arab-revolution-tunisia-egypt-bahrain-libyamid.1300952176.jpg

Pour la deuxième fois depuis 2001, une intervention militaire est donc en cours dans un pays musulman avec un mandat international. En Libye comme en Irak, de désastreuses gouvernances sont à l’origine de nos campagnes, et on pourrait d’ailleurs ajouter à cette mobilisation politico-militaire le Yémen, dans lequel l’Empire intervient plus ou moins discrètement depuis 2002 ou les Etats de la bande sahélienne, (Mauritanie, Mali, Niger, Tchad) dans lesquels notre présence militaire s’accroît sensiblement depuis 2008.

105030-f-2174w-003.1300952127.JPG

A cet égard, la réaction ulcérée et angoissée de l’Algérie est un véritable délice. Gérontocratie en uniforme menée par un Président malade et mystique, notre voisine du sud n’en finit pas de vociférer contre notre néocolonialisme supposé. Incapable de répondre, malgré ses monumentales réserves financières, à une crise sociale qui dure quand même depuis 25 ans, l’Algérie observe la rage au cœur le retour au Sahel de puissances occidentales venues, peut-être maladroitement mais c’est mieux que rien, engager sur le terrain des jihadistes arrivés de Kabylie sans beaucoup de difficultés. Et à présent, voilà que la Libye s’embrase et que ses révoltés ont le soutien de la France, honnie et jalousée. Forcément, il y a de quoi s’inquiéter pour le pouvoir algérien, qui ne doit son salut, pour l’instant, qu’à l’infinie lassitude de son peuple, d’un héroïque stoïcisme.

620026_algeria-s-president-bouteflika-listens-to-speech-of-libya-s-leader-gaddafi-at-the-start-of-the-third-eu-africa-summit-in-tripoli.1300952120.jpg

En Europe, l’Allemagne, d’autant plus prompte à défendre la démocratie et la dignité humaine que son histoire est plutôt douloureuse sur ce point, a refusé de prendre sa place au sein de la coalition. On pourra objecter qu’elle manifeste sans doute là sa crainte du terrorisme, mais il n’en reste pas moins que Berlin s’obstine décidément à ne pas intervenir dans les Etats arabes clients de la Russie. En 2003, au moment de l’invasion de l’Irak, elle avait été la plus enragée des opposantes à l’aventure mésopotamienne, et on ne m’enlèvera pas de l’idée qu’elle a été à cet égard un bon élève de Moscou. Cela dit, inutile de nous lamenter tant la réputation des militaires allemands lors des opérations extérieures est mauvaise auprès de leurs alliés. Même l’Italie, dirigée par un septuagénaire priapique, a accepté de s’engager dans l’opération contre le colonel Kadhafi, un pourtant vieil ami.

Il ne nous reste plus que les marques d’émotion d’Amr Moussa, le Secrétaire général de la Ligue arabe, qui s’est ému ces derniers jours de voir les frappes alliées toucher le sol. Il faut voir là, à la fois la preuve préoccupante du syndrome Chevènement (« On fait la guerre, mais pour de faux, hein ? Pas de blague ») et un message envoyé aux Frères musulmans, hostiles à une intervention occidentale (« Mieux vaut mourir sous les coups d’un musulman qu’être libéré par un chrétien »). M. Moussa est candidat à la présidence de l’Egypte, une ambition louable mais qui peut contraindre à dire n’importe quoi.

Quant à ceux qui estiment que le mandat des Nations unies a été outrepassé puisqu’il y a des soldats occidentaux sur le terre libyenne, il serait utile de leur rappeler, ou de leur expliquer, que des raids aériens un tant soit peu précis requièrent la présence sur le terrain d’observateurs afin de localiser les cibles, guider les avions et envoyer les rapports d’après-frappes. Une poignée de membres des forces spéciales françaises, américaines ou britanniques ne sauraient être assimilés à des « troupes au sol », expression qui décrit un contingent chargé d’engager le combat avec l’armée adverse.

Alors, oubliées les Ray-Ban de pilote ? Oubliée la Rolex ? Oubliée, l’affaire de l’EPAD ? Non, évidemment pas. Le Président a commis tellement d’erreurs que les énumérer serait aussi fastidieux que déprimant, mais force est de reconnaître que cette guerre, quand bien même elle aurait été déclenchée pour de mauvaises raisons, nous redonne un peu de cette grandeur qui nous manque tant, ces jours-ci.

Il va falloir gérer le choc en retour, mais nous nous y attendions depuis tellement longtemps qu’on ne va pas jouer les étonnés.

« Join me in war/Many will live/Many will mourn. » (« Money over bullshit », Nas)

Les Français ne mesurent pas la chance qu’ils ont de vivre dans l’Hexagone, et je ne parle pas du climat, de la littérature, de la mode, des vins ou des fromages.

Où, en effet, pourrait-on trouver des responsables politiques plus novateurs, plus ambitieux, plus courageux ? Georges Clemenceau peut toujours s’aligner, Charles De Gaulle se rappeler à notre bon souvenir, Philippe Auguste ou Louis XI présenter leur bilan, toutes ces figures de notre histoire sont dépassées par la frénésie novatrice de nos leaders – ou supposés tels. Prenez par exemple Dominique de Villepin, qui affirme qu’une fois élu il abaissera à 50% la part du nucléaire dans notre production électrique. L’idée d’utiliser le vent qu’il brasse pour alimenter des éoliennes ne manque pas d’intérêt.

29220811-jpeg_preview_large.1300375052.jpg

Ou Minime Grémetz, le communiste bien connu, stalinien bon teint un peu bas de plafond. Ou Nicolas Tracassin, le spécialiste de ce mal français qu’est le micro management. Sans consulter quiconque – à l’exception de BHL, le Spinoza de Promotion de Ligue, le voilà qui annonce que la France va intervenir en Libye pour soutenir les insurgés de Benghazi. L’intention est louable, et nous voudrions tous croire qu’elle obéit à des considérations humanitaires ou stratégiques. Hélas, il semble bien que ce nouveau coup de menton présidentiel ait surtout été inspiré par le besoin de faire oublier la lamentable affaire MAM. La France compromise avec des tyrans arabes ? Voilà la preuve, forcément éclatante, du contraire. Tous à Tripoli.

sarkozy-khadafi-libye1.1300375065.png

On pourra toujours s’étonner de l’influence démesurée d’un BHL, faux intellectuel et vrai poseur. On pourra déplorer que M. Juppé, un des rares esprits éveillés de l’UMP, ait été marginalisé par le Président. Mais il faut admirer, saluer, célébrer la nouvelle innovation stratégique française.

collection-finky_2870441-l.1300374947.jpg

Après « je déclare une guerre et je la perds », après « je déclare la guerre et on la gagne pour moi », après « je déclare la guerre, je la perds mais je dis que je l’ai gagnée », voici « je déclare la guerre mais je ne peux pas me projeter sur le champ de bataille ». Noble, courageuse, la volonté affirmée de Paris de rosser le colonel Kadhafi et sa bande de sales gosses s’est heurtée à plusieurs cruelles réalités. Le temps où nos Jaguar et nos Mirage F-1 faisaient régner l’ordre en Afrique, celui des raids sur Ouadi Doum, des charges de jeeps contre les blindés libyens, est bien révolu.

Désormais, nous éprouvons les plus grandes peines à mater quelques centaines de jihadistes algériens guère plus armés qu’une bande de scouts flamands, notre porte-avions est plus souvent en cale sèche qu’une Triumph chez le garagiste, nos Rafale sont bien loin du compte et surtout, nous sommes seuls. Les Britanniques, sans doute par réflexe, ne sont pas contre nous apporter de l’aide, mais ils se demandent si nous connaissons si bien nos nouveaux amis de Benghazi. Et l’Empire nous rappelle que l’heure n’est plus – et on le regrette, évidemment – aux interventions unilatérales, en particulier sans solution de rechange.

Nous voilà, selon une habitude désormais séculaire, comme des imbéciles, annonçant l’ouverture d’une ambassade auprès des rebelles libyens – tant qu’ils vivent – et suppliant à genoux nos alliés de venir avec nous, juste quelques jours.

Il y a un siècle, une éternité, la France éclairait le monde. Elle le fait rire désormais. La furia francese est devenue une pathétique rodomontade, notre G8 s’est dégonflé, l’Union européenne, lamentable échec politique, regarde ailleurs et il ne nous reste plus qu’à quémander à New York des alliés de circonstance pour sauver notre nouvelle aventure. Les Etats arabes ne sont pas contre l’éviction du bondissant du colonel K, mais ils n’iront pas seuls – on les comprend. En Egypte, les Frères musulmans ont rejeté par avance toute intervention étrangère. Le nouveau pouvoir au Caire s’inquiète de la capacité de survie du régime libyen et voit d’un œil morne revenir les dizaines de milliers d’expatriés qui il y a peu travaillaient encore chez la voisine, mais il n’entend pas s’impliquer militairement.

Avec un peu de chance, et ça rappellera à quelques uns d’entre nous la criminelle lâcheté de l’Europe et des Nations unies dans les Balkans, il y a presque vingt ans, nous disposerons ce soir d’un mandat pour une no fly zone au-dessus de la Libye quand le drapeau vert flottera de nouveau sur Benghazi. Et après ? Interdire le ciel aux chasseurs libyens ne devrait pas empêcher le colonel K de massacrer les rebelles. Pour peser sur la situation, il faudrait un mandat offensif, le droit de frapper les colonnes de l’armée de Tripoli. Qui va nous accorder ce droit ? Et même, pour quel résultat ? La création d’une enclave rebelle à l’est du pays ? On sait avec quelle énergie les Occidentaux défendent les enclaves… Faire la guerre sans tuer n’est toujours pas à l’ordre du jour. Une enclave ? Alors, un nouvel Etat ? Et que fait-on du régime libyen ? Pouvons-nous pousser jusqu’à Tripoli ? Voulons-nous livrer des armes et affecter des conseillers aux rebelles ?

kadhafi_200b_03022009.1300375027.jpg

Soyons clair, il est très certainement trop tard pour renverser le régime du colonel K. Il fallait agir tout de suite, avec détermination – mais avec quels moyens ? mystère – en articulant manœuvres militaires et actions diplomatiques, et non pas partir comme une bande de Gaulois ivres et dévêtus contre une armée qui défend un système. L’impréparation de la politique française est une fois de plus ahurissante.

Et au fait, a-t-on pensé aux conséquences ? Le Département d’Etat a déclaré aujourd’hui que la crise actuelle pouvait conduire à un retour de la Libye sur la scène du terrorisme international. Qui se souvient que certains Touaregs comptent bien des amis à Tripoli ? Et qui a pensé au fait que le colonel K, même avec un cerveau embrumé par la drogue et l’alcool, penserait évidemment aux clients de ses amis Touaregs, les jihadistes d’AQMI ? Vous avez envie d’un vrai foutoir pour occuper votre printemps ? Demandez à la France.

La capacité de nuisance libyenne est immense au Sahel (Mali, Tchad, Niger, mais aussi plus bas, en RCA ou en Côte d’Ivoire), et le régime algérien, toujours en proie à ses idées fixes, ne s’opposera sans doute que mollement aux menées de Tripoli contre nous. D’ailleurs, Alger s’est clairement opposée, cette semaine, à notre politique à l’égard de la Libye.

fait-inedit-la-suisse-a-gele-les-avoirs-de-kadhafi-avant-meme-qu-il-ne-soit-chasse-du-pouvoir.1300374970.jpg

Et au fait, prenons de la hauteur. La répression sans merci menée contre les rebelles libyens dans l’indifférence et l’impuissance générales a sans doute inspiré nos alliés du Golfe. Les forces armées saoudiennes et émiriennes, à la manœuvre à Manama, ont en tête notre incapacité à soutenir concrètement nos valeurs. La démocratie ? Allez-y, les amis, partez devant, on vous rejoint – ou pas. L’échec de la révolution libyenne va donner un coup de fouet aux régimes arabes les plus menacés, et le sang va encore couler parmi la jeunesse. Et quand ces jeunes gens réaliseront à quel point nous les avons trahis, sacrifiés, ils sauront nous remercier.

Pour l’heure, il ne nous reste que l’action individuelle, noble et vaine, grâce à Avaaz.

Et nous pouvons toujours nous consoler en écoutant les fumeuses révélations libyennes sur notre cher leader. Nous aussi, nous pourrions répondre :

– Monsieur Saif Al Islam, une question ! Confirmez-vous avoir eu une liaison avec le regretté responsable politique autrichien Jorg Haïder (quel bel homme) ?

« Thrill and panic in the air » (« Map of the problematique », Muse)

L’aéroport du Caire était hier après-midi en proie à son habituel désordre. Le couvre-feu imposé par l’armée, et qui court de minuit à 6 heures du matin, a provoqué d’importantes modifications d’horaires et certains vols se télescopent presque sur les pistes, tandis que les bagages s’accumulent et que les passagers poireautent devant les différents filtres des douanes et de la police.

Et pour ne rien arranger, et alors que les expatriés occidentaux reviennent en nombre croissant, l’Egypte doit également faire face au retour imprévu de milliers de ses enfants partis travailler dans la glorieuse Jamahiriya (جماهيرية), désormais elle aussi secouée par la révolte. Les pauvres hères s’entassent dans des dizaines de minibus rassemblés loin des parkings réservés aux touristes, et il est fait peu de cas de ces jeunes hommes, pauvres comme Job, transportant leurs maigres possessions dans des sacs poubelle ou des cartons. Mais hier après-midi, un magnifique chant s’est élevé et a fait taire – quelques instants, on est en Égypte, ne l’oublions pas – les conversations. Au 1er étage du Terminal 1, un homme en costume lançait la prière, indifférent au bruit et à la foule. Près de moi, deux adolescents lui ont lancé un rapide regard avant de se tourner à nouveau vers la sortie des passagers. Quelques hommes portant fièrement sur le front la marque de leur assiduité à la prière l’ont contemplé plus longuement, mais il faut bien vivre et ils ont repris la chasse aux clients tandis que les premiers voyageurs, enfin libérés par les douaniers, franchissaient les portes.

L’Egypte est un pays paradoxal. Encore habitée par le nassérisme, encore traumatisée par l’assassinat d’Anouar El Sadate, le 6 octobre 1981, par des membres du Jihad Islamique égyptien (JIE), elle s’enorgueillit à raison d’abriter l’université Al Azhar et ne parvient pas – mais est-ce possible ? – à dépasser une pratique encore passionnelle de la religion. L’échec social et économique du pays a permis aux Frères musulmans, dont la confrérie a été fondée en 1928, de devenir patiemment la première force politique du pays, et ce n’est pas ce que j’observe aujourd’hui qui va me démontrer le contraire.

Certains de nos orientalistes les plus talentueux, comme Olivier Roy ou Gilles Képel, ont récemment constaté, de façon assez convaincante d’ailleurs, que les révolutions en cours dans le monde arabo-musulman – arabo quoi ? aurait demandé Hubert Bonisseur de la Bath – sont post islamistes. Il faut en effet admettre qu’en Tunisie ou en Egypte les islamistes ont été, comme les autres, surpris par le déclenchement des mouvements de protestation. A ce sujet, mais c’est une autre histoire, je nourris une certaine méfiance à l’égard des tribus de Bengahzi actuellement à la manœuvre et qui ne sont pas connues pour leur avant-gardisme social.

Il a donc été de bon ton, dans les médias occidentaux, de se réjouir à voix haute de la gifle infligée aux islamistes. Certains se sont même crus autorisés à moquer, comme on les comprend, l’échec patent du jihadisme. Le silence des principaux leaders de la mouvance islamiste radicale mondiale n’a sans doute pu que les confirmer dans leurs certitudes. De façon assez pathétique, les émirs ont apporté leur soutien aux révolutionnaires, dans l’indifférence générale. La jeunesse arabe, avide de liberté et de consommation, n’a que faire des imprécations de guérilleros inlassablement traqués par l’Empire et ses alliés. Le bon docteur Ayman Al Zawahiry, véritable Watson d’Oussama Ben Laden, a même félicité l’armée égyptienne pour sa retenue lors de la révolution. Quand on se souvient des méthodes délicates des services de renseignement de cette armée contre les terroristes islamistes, on ne peut qu’admirer la générosité du pardon du frère Ayman. Ainsi donc, convenons-en, Al Qaïda a raté le coche, et les Frères musulmans ont pris le train en marche. Cet échec est-il pour autant définitif ? Il est permis d’en douter.

En premier lieu, on ne peut qu’observer ici, au Caire, à quel point la confrérie pèse de plus en plus sur le débat politique postrévolutionnaire. En avançant patiemment ses pions, elle sonde la réceptivité de l’armée à ses demandes et observe les réactions occidentales. Evidemment, et en praticiens expérimentés de la taqya (تقيّة), nos habiles barbus ont affirmé leur volonté de respecter la volonté du peuple telle qu’elle s’exprimera dans les urnes lors des prochains scrutins organisés dans la précipitation. Mais, après cette intéressante profession de foi en la nouvelle démocratie égyptienne, voilà que les Frères ont glissé qu’ils ne tolèreraient pas qu’une femme ou un copte devienne Président sur la terre des pharaons. Ils ont également envisagé l’introduction de la charia dans la nouvelle Constitution. Les femmes d’ici, de plus en plus voilées, ne devraient pas s’en émouvoir, d’ailleurs. Et ils ont laissé passer quelques messages aux Occidentaux, dont la promesse d’une nette remise en cause de l’alliance de l’Egypte avec l’Empire, sans parler de leur refus, par avance, de toute ingérence en Libye. Comme on les comprend ! Mieux vaut être massacré par des musulmans que sauvé par des chrétiens, voire même, pire, par des juifs.

En second lieu, on peut noter, en passant, que si les jihadistes n’ont pas vu arriver le printemps arabe, ils ne semblent pas avoir perdu de terrain dans d’autres régions. Nous pourrions demander aux autorités pakistanaises, thaïlandaises ou maliennes si elles ont réellement le sentiment que les groupes inspirés par Al Qaïda ont été balayés.

En fait, il serait bon de regarder les faits avec un minimum de bon sens. Les revendications économiques et sociales du peuple égyptien ont-elles reçu des réponses satisfaisantes ? Non, et ce n’est pas avec une inflation de 12% et la perte du tourisme que l’Egypte va redevenir la plus opulente des provinces impériales. De même, l’aveuglement fébrile dont fait preuve Israël, lancé dans une course aux gains territoriaux, ne devrait pas apaiser la rancœur du peuple égyptien. Surtout, surtout, les citoyens de ce pays commencent à ressentir une certaine angoisse à l’approche d’une hypothétique démocratie, un système qu’aucun de leurs ancêtres n’a expérimenté et qui paraît surtout générateur de foutoir. Et l’exemple donné par les Etats occidentaux n’est peut-être pas si tentant pour une population qui se sent humiliée et dominée depuis tant de siècles.

egypt-revolution-2011-02-4-13-33.1300012201.jpg

Engagés en Afghanistan dans une guerre perdue qu’il faut pourtant mener, embourbés, pour certains d’entre eux, en Irak, impuissants à éliminer Laurent Gbagbo malgré son impressionnant pédigrée, incapables de réduire aux silences les pirates somaliens, les Etats occidentaux n’offrent pas vraiment l’exemple de puissances fières et décomplexées. Evidemment, et ça n’étonnera personne – mais ça agacera les quelques vieilles culottes de peau qui se complaisent dans la nostalgie la plus rance et les guerriers du dimanche qui gagnent les guerres dans leur salon – seule la perfide Albion se montre à la hauteur, même si ses SAS sont cueillis au vol. Après tout, par chez nous, le GIGN doit voyager sans ses armes, le Charles De Gaulle ne parvient pas à quitter Toulon, une habitude prise par la Marine depuis 1942, et nous envoyons le Mistral se ridiculiser en Tunisie.

L’incapacité militaire de l’Europe à agir militairement, que nous avons déjà pu observer dans les Balkans à deux reprises dans les années 90, marque l’échec historique de l’Union européenne (UE). Pendant que nos ministres démissionnent, lentement, très lentement, et que les hommes politiques préfèrent refaire les sondages plutôt que de les méditer, le tempo est encore donné par l’Empire, en passe de réussir un de ses vieux projets : faire de l’Union une simple alliance économique dont l’OTAN serait le bras armé. Quand le manque de vision politique atteint cette intensité, il faut le considérer comme un art.

Revenons donc à nos révolutions arabes, un phénomène fascinant à de nombreux égards. Je laisse aux sociologues et politologues le soin d’analyser l’impact de Facebook et Twitter sur le déroulement de ces événements, et je ne peux que plaindre les esprits un peu lents qui refusent de voir dans ces logiciels une considérable nouveauté. De même que les Ardennes étaient infranchissables, de même que les Anglois ne devaient pas avoir d’archers à Azincourt ou le Vietminh d’artillerie à Dien Bien Phu, laissons à leurs certitudes les cerveaux figés.

Comme chacun le sait, ou devrait le savoir, les révoltes tunisiennes et égyptiennes ont été déclenchées par des revendications économiques, vite rejointes par de légitimes demandes politiques. La crise alimentaire, provoquée aussi bien par la spéculation que par la demande de l’insatiable Empire du Milieu, a été aggravée par l’incapacité de certains Etats à maintenir la subvention des produits de première nécessité, comme en Jordanie par exemple. Dès 2008, nous avions été quelques uns à pointer le risque de crises sociales débouchant sur des crises politiques dans une région du monde peu préparée à gérer les chocs de ce genre autrement que par la violence. Et pour ma part, j’avais évoqué en novembre dernier, à l’occasion d’une de mes rares conférences, que l’arc de crise arabo-musulman était confronté à une vague d’obsolescence de ses classes dirigeantes et qu’avant cinq ans nous allions devoir compter avec des changements brutaux. J’étais évidemment loin de penser que la crise tunisienne allait prendre cette ampleur, avant d’embraser les Etats voisins.

Nourri par l’ampleur des échecs arabes dans les domaines de la gouvernance, du développement économique et du bien-être social, le printemps arabe a confirmé à la fois le désir de la jeunesse et de la bourgeoisie de la région de vivre comme les Occidentaux, qu’il s’agisse de consommation ou de droits politiques. De façon très ironique, c’est justement l’adoption par la Chine du Western way of life qui fait basculer les sociétés arabes dans la révolte, et ce alors que les pays à l’origine de ce mode de vie voient fondre leur puissance. En réalité, les révolutions arabes illustrent le basculement de leadership que décrivait Paul Kennedy dans son monumental essai Naissance et déclin des grandes puissances, cette fois des l’Empire et ses alliés de l’Atlantique Nord au profit de la Chine. Et ce basculement est d’autant plus brutal et spectaculaire que la Chine, à l’instar de la Russie, voire de l’Inde et du Japon, n’est pas paralysée par le refus de la violence qui caractérise la diplomatie des Etats occidentaux. Le pragmatisme chinois, associé à la conscience de la puissance et à la certitude que tous les acteurs mondiaux ne sont pas nécessairement sensibles au soft power, devient chaque jour plus visible, qu’il s’agisse de combats contre les pirates somaliens, des évacuations massives de ressortissants bloqués en Libye par la révolution en cours, ou de la sauvage répression conduite en 2008 contre les Ouïghours au Xinjiang. Nous observons le déploiement de cette puissance avec le regard fasciné et horrifié d’un phobique qui trouverait dans sa chambre l’objet de sa phobie, mais notre angoisse ne saurait égaler celle d’Israël. L’Etat hébreu voit disparaître un Pharaon bien accommodant, et la version contemporaine des principautés latines du XIIe siècle peut à raison s’inquiéter du sort que lui réserveront, dans quelques décennies, les stratèges de Beijing.

51efe0ahpdl_sl500_aa300_.1299824980.jpg

Le jihad serait donc de l’histoire ancienne. Intéressante s’agissant du monde arabe, la question me semble pourtant sans objet. Al Qaïda s’est nourrie du malaise d’une région et d’un peuple soumis depuis de siècles et ravagés par de spectaculaires échecs économiques. L’organisation terroriste n’est en effet pas simplement le reflet d’une crise qui s’étendrait du Maroc ou de la Mauritanie jusqu’à la frontière perse, mais elle incarne aussi la revanche de populations du sud pas seulement mues par le sentiment d’une domination culturelle et politique occidentale plus qu’envahissante. Dans cette optique, il ne faut pas appréhender Al Qaïda comme une simple organisation jihadiste islamo-centrée mais comme l’avant-garde de la révolte des peuples du Sud. Il suffit pour s’en convaincre de lire les communiqués des uns et des autres pour constater que la rhétorique révolutionnaire des années 70 s’est amalgamée au discours religieux initial et a apporté une réponse, quelle que soit la valeur qu’on lui accorde, aux frustrations de millions d’individus frustrés de ne pas profiter de la prospérité de l’Empire et de ses alliés. Comme il y a vingt siècles, les peuples proches du limes poussent pour entrer et bénéficier de nos richesses. Il n’y a là rien de bien nouveau ni même rien de bien surprenant ou choquant, jusqu’à notre incapacité à les accueillir et à les intégrer. Si nous étions encore capables de tels prodiges, les questions de l’immigration clandestine et de l’intégration de l’islam ne se poseraient pas. Elles se posent aujourd’hui, aussi bien parce que nos sociétés ont atteint les limites de leur développement économique que parce qu’elles ne sont plus assez attirantes et convaincantes pour conduire des peuples allogènes à faire l’effort d’embrasser leurs us et coutumes.

Cette révolte, qui se manifeste par l’augmentation du débit des flux migratoires Sud-Nord, était, de longue date, annoncée et souhaitée par les idéologues d’extrême gauche, tandis qu’elle était annoncée et redoutée par les idéologues d’extrême droite. Entre les deux, personne n’osait rien dire par crainte d’être mal compris, voire sciemment déformé. La tyrannie du politiquement correct confirme d’ailleurs l’irrésistible dégradation du débat politique occidental, désormais monopolisé par les vendeurs de consensus et les agitateurs extrémistes et populistes qui vendent de la peur ou de la révolte, comme M. Mélenchon, pour se bâtir des carrières.

Le basculement de puissance est évidemment visible dans le rachat de la dette de certains Etats européens par la Chine. A la dépendance énergétique de l’Occident à l’égard du Golfe, maintes fois décrite, il faut donc ajouter la perte de souveraineté de membres de l’Union européenne et de l’OTAN. Il est permis, dans ces conditions, de douter de la capacité de l’Europe à devenir une puissance complète, i. e diplomatique et donc militaire.

9782020977746fs.1299825205.gif

La volonté de l’Empire de briser les chaînes de la dépendance pétrolière a provoqué au moins deux guerres dans le Golfe arabo-persique contre l’Irak. Les historiens devront se pencher sur le rôle central de Bagdad depuis 1980 dans la stratégie impériale. Après trois guerres de destruction puis de conquête, l’Etat le plus avancé, ou supposé tel, du monde arabe, est devenu un enfer et un bourbier dans lequel Washington a englouti des milliers de vies et des milliards de dollars. Y verra-t-on, dans un siècle, la volonté de l’Occident de mater un pays qui était presque parvenu à sortir de la médiocrité régionale ? Finissant par le conquérir, l’Empire a échoué à faire du pays un allié capable de remplacer l’Arabie saoudite comme principal fournisseur de pétrole, comme il a échoué, pour l’heure, à en faire une démocratie. Surtout, si l’Afghanistan a été la matrice du jihad porté par Al Qaïda, c’est au nœud irakien que nous devons la véritable émergence de l’organisation d’Oussama Ben Laden. Il faut en effet se souvenir que c’est pour éviter la présence de troupes occidentales sur la terre des deux villes saintes qu’OBL a proposé à la monarchie saoudienne le déploiement de sa légion de volontaires arabes, auréolés de la victoire contre les Soviétiques en Afghanistan. Et c’est par exaspération, après le refus poli de ses anciens maîtres, que le barbu le plus célèbre de la région a décidé de tourner son courroux vers l’Empire.

livres_robertbaer1_big.1299824912.jpg

Et, pour boucler la boucle, revenons à la montée des revendications communautaristes arabo-musulmanes au sein de nos sociétés. Ces manifestations d’indépendance culturelle et religieuse émanent d’une région que nous avons écrasée, volontairement ou involontairement, de notre puissance. Et à présent que cette puissance est sur le point d’appartenir au passé, nous voilà confrontés à un retour de flamme inattendu – et pourtant ! – potentiellement destructeur. La perte de puissance est une conséquence directe de la quasi banqueroute qui nous guette et qui nous contraint à de douloureux arbitrages.

Sacrifié, l’outil militaire. Réduit, l’outil diplomatique. Anéantie, la boîte à outils sociale (enseignement et intégration, formation et emploi, autorité et justice, démocratie et fermeté). Notre discours officiel repose désormais sur du vent, ce qui laisse la place à tous les excès : crispations identitaires, vociférations xénophobes, inutiles débats politico-historiques sur la place de l’islam. Et pour couronner le tout, la faillite, au propre et au figuré, de nos Etats nourrit les angoisses des classes moyennes occidentales, saisies de vertige devant l’ampleur du déclassement social qui s’annonce pour leurs enfants, et donc tentées par tous les populismes. Et les fameuses incivilités, restées impunies en raison de l’échec des systèmes éducatifs et du manque de moyens des services sociaux, viennent encore confirmer les bourgeoisies européennes et américaines dans leur rejet de populations jugées, à tort, étrangères.

Il ne s’agit pas tant de l’échec d’un système que de sa fin, quelques décennies après son apogée. Cet espace dans nos murailles ne peut qu’être utilisé par les jihadistes, de plus en plus mâtinés en révolutionnaires, bien plus capables que nous de saisir leur chance. L’Histoire jugera.

La diplomatie des talonnettes

On a beau s’y attendre, on a beau le savoir, il nous arrive encore d’être pris au dépourvu par les décisions de notre Président, notre cher leader à nous.

Elu sur un programme de rupture avec les pratiques de la monarchie républicaine, le chef de l’Etat s’échine, depuis mai 2007, à fouler aux pieds les principes qu’il avait défendus lors de sa campagne électorale. Etrillé par les sondages, l’homme semble désormais comme pris dans les projecteurs et incapable de changer de cap. Au contraire, et comme prévu, il réagit aux crises et erreurs successives par des coups de menton qui donnent raison à bien des commentateurs politiques comme à de nombreux praticiens de la médecine psychiatrique.

L’obsession du Président pour les victimes, qui part probablement d’un sentiment louable, le conduit de plus en plus à mener une politique de l’émotion et de la commisération, loin de la nécessaire distance exigée par la conduite d’un Etat. On l’a vu avec l’épouvantable affaire Laëtitia, lorsqu’il a voulu à toute force désigner à la vindicte publique, au lieu d’un coupable, des responsables au sein de la magistrature. Cette recherche anxieuse et brouillonne d’un bouc émissaire en dit long sur la vision du monde que partagent le Président et ses équipes. Pointer du doigt pour nier la fatalité, exiger de la nature humaine comme de la technologie le « risque zéro », vociférer après telle ou telle communauté, telle ou telle profession, flatter les pires instincts d’un peuple traité comme une populace, surjouer l’empathie avec les victimes sont autant de recettes qui confirment un pratique du pouvoir fondé sur l’émotion et le spectaculaire, loin du sang-froid que requiert la marche de notre monde.

Evidemment, me direz-vous, ces constats sont déjà anciens et les derniers jours n’apportent pas d’éléments susceptibles de les modifier. La classe politique française était déjà largement dévaluée aux yeux de nos concitoyens, ce ne sont pas les candidatures multiples, la médiocrité du débat politique ou les luttes d’égos qui vont les faire retourner aux urnes, sauf probablement pour donner un score historique à la redoutable Marine Le Pen. L’Histoire jugera.

Jusqu’à présent, me semble-t-il, et malgré les errements d’un Président hors de contrôle et les carences d’un gouvernement de cancres, la place de la France dans le concert des nations ne s’était pas tant dégradée. Et voilà que le printemps arabe révèle l’infinie hypocrisie de nos dirigeants – et de ceux qui rêvent de leur succéder, soit dit en passant.

Et, parce que le cadavre bouge encore, le Président, qui ne prend manifestement plus son traitement, s’immisce avec la douceur d’une division aéroportée à Kaboul en décembre 1979, dans la vie judiciaire du Mexique, un Etat souverain qui doit composer avec une des plus violentes criminalités organisées de la planète. Pour un homme qui ne parvient pas à endiguer, malgré d’incessantes déclarations d’intention, la montée de la délinquance dans son pays, ça ne manque pas de grandeur. Après avoir mis les juges français dans la rue, notre nain Tracassin donne des leçons aux juges mexicains. Ce n’est plus une manie, c’est une vocation ou pire, un hobby.

tracassin-shrek4.1297812037.jpg

A moins qu’on m’ait caché la vérité, le Mexique est un Etat souverain, malgré les efforts héroïques de notre glorieuse Légion Etrangère au XIXe siècle (encore une tannée, prise avec panache, et devenue une célébration de nos plus belles vertus martiales, faut-il le rappeler).

cameronetableau.1297812004.jpg

Par ailleurs, la justice mexicaine me semble infiniment plus indépendante que celle qui emprisonne, dans la souriante Russie ou dans la lointaine Chine des opposants politiques. Le Mexique n’a sans doute besoin, ni d’un Rafale déjà dépassé, ni de réacteurs nucléaires qui ne fonctionnent pas, et lui faire des remontrances ne coûte pas si cher, surtout quand on rame à moins de 30% d’opinions favorables. Seulement voilà, les Mexicains, qui ont l’année dernière subi un meurtre toutes les 40 minutes à cause de la guerre contre les narcos, n’ont ni le temps ni l’envie de supporter les remarques d’un ancien avocat d’affaires qui a épousé en troisièmes noces une millionnaire italienne dont l’unique titre de gloire artistique est d’avoir eu une liaison avec Mick Jagger et surtout, à mes yeux de bluesman du moins, d’Eric Clapton. Pour le reste, Carla Bruni n’est ni Patti Smith ni Alela Diane.

eric_clapton_carla_bruni.1297812023.jpg

Le Président, qui compense manifestement un certain nombre de complexes physiques par son attitude de matamore, a donc jugé utile de rappeler à l’ordre le Mexique. Et voilà que le Mexique décide, pas plus troublé que ça, de suspendre sa participation à l’Année du Mexique en France. En voilà, un joli succès de notre diplomatie, le fruit sans nul doute d’une réflexion stratégique poussée, d’un calcul subtil comme M. Levitte sait les faire. Et il me vient une idée : pourquoi le Mexique ne clamerait-il pas l’innocence d’un de ses ressortissants détenus dans notre pays ? (Je suis certain qu’il y en a au moins un). Le gouvernement mexicain pourrait invoquer les lourdeurs de la procédure – souvent à charge, ou le climat pour le moins hostile aux étrangers, ou la condamnation par la justice européenne de notre sacro-sainte garde-à-vue ? Ou alors la presse de Mexico pourrait s’étonner de la mansuétude de notre justice à l’égard des tyrans maghrébins, ou des hommes politiques des Hauts-de-Seine – le New Jersey français ?

sarko-bush-1773972f5a.1297812302.jpg

Disons-le tout net, il y a de quoi être estomaqué par l’amateurisme teinté d’arrogance de notre diplomatie. La réintégration dans l’OTAN, que j’ai soutenue, a été présentée comme un succès alors qu’il ne s’agissait que de cohérence stratégique et que l’Empire ne nous a accordé que des lots de consolation. On nous a vanté les avantages liés à ce retour : poudre aux yeux juste bonne à aveugler les lecteurs du Figaro, la Pravda version UMP. Et que dire de l’Union pour la Méditerranée, une farce redondante avec le processus Euro-Med, et dont le Vice-Président, Pharaon, vit un exil doré dans un palace de la Mer Rouge après avoir été déposé au bout de 18 jours de révolte…

Les indécentes leçons de gouvernance d’un système politique dont les éléments de pointe se nomment Brice Hortefeux (deux condamnations en 6 mois, mes compliments, Monsieur le Ministre), Christian Estrosi (le motodidacte, comme le surnomme plaisamment l’indispensable Canard Enchaîné), Nadine Morano (la femme aux fulgurantes analyses sociétales, connue pour ses « musulmans à casquette »), Frédéric Lefebvre (l’homme qui décrit mieux le Minitel que le Web 2.0 ou qui se dédit), ou Patrick Balkany (l’amant inconnu de Brigitte Bardot) pourraient faire rire si elles n’étaient pas si affligeantes.

On connaissait la diplomatie de la canonnière, on a désormais la diplomatie des talonnettes, pitoyable, improvisée, méprisable en un mot. République irréprochable ? Mon c…

« On ne fait pas les révolutions avec de l’eau de rose » (Sébastien-Roch Nicolas, dit Chamfort)

Le monde arabe s’agite, et nous avec. Mais tandis que des peuples – ou un seul, mais divisé ? – tentent de renverser un ordre séculaire, les Occidentaux, et singulièrement les Français, se perdent en vaines analyses, polémiques, moqueries.

Les uns, Tartuffes modernes, s’émeuvent de l’infinie médiocrité de nos dirigeants, prisonniers des conseils d’une cour aveuglée par les dogmes et par le souci de plaire, en oubliant que eux aussi ont largement profité de la générosité des potentats arabes. Les autres, que l’on sait à peine capables de différencier une manifestation lycéenne d’une émeute de la faim, se répandent sur la Toile en invectives contre les experts, les universitaires, les journalistes, les faux démocrates, la chute des cheveux et le prix du ballon de blanc.

Inutile de revenir sur les écrits de M. Immarigeon, qui rédige décidément bien plus vite qu’il ne pense – à supposer que la furie anti-américaine, les approximations stratégiques et la plus crasse mauvaise foi puissent être tenues pour une forme de pensée. Inutile non plus de nous attarder sur les réflexions de Bernard Lugan, réputé pourtant pour son indépendance d’esprit mais dont il faut déplorer, là aussi, les raccourcis (ici, par exemple) .

Essayons donc de poser froidement les données du problème, pour changer.

Peut-on vraiment affirmer que le progrès économique et la stabilité politique sont préférables à la démocratie ?

On entend ici et là de doctes commentateurs s’émouvoir de l’instabilité née de la révolution tunisienne et de la révolte égyptienne. Ils n’ont évidemment pas tort, et si on peut estimer que la crise tunisienne, loin d’être achevée, ne bouleversera pas les équilibres régionaux, on est en droit de redouter les suites des évènements du Caire – et il est inutile de rappeler à quel point la comparaison avec la révolution iranienne n’est pas valable. J’ai déjà évoqué, bien modestement, cette question ici, mais je voudrais m’étonner ici des positions de nos habituels donneurs de leçon.

Minimiser le caractère dictatorial du régime de Ben Ali (« le mari de la coiffeuse ») au nom d’un soi disant progrès économique est assez sidérant, en tout cas révélateur d’une redoutable ignorance. A de nombreux égards, le régime tunisien était un des plus répressifs du monde arabe et c’est faire montre de mépris que d’écarter ça de la main en mettant en avant le seul bilan économique. Celui-ci, d’ailleurs, n’est pas si bon – la révolution a quand même commencé après le suicide d’un vendeur à la sauvette. Le fait que le pays affichait des taux de croissance honorables ou accueillait des milliers de touristes n’avait aucune conséquence concrète sur le niveau de vie réel de la population. Les rues tunisiennes sont d’ailleurs largement comparables à leurs équivalentes algériennes, pour citer un voisin pas mieux loti.

Pour certains, la démocratie, celle qu’ils défendent bec et ongle contre l’Empire, évidemment accusé de tous les maux, serait une aventure bien hasardeuse en Egypte, comme d’ailleurs dans la plupart des pays du Sud. Porteuse de menaces et même d’imprévus, elle se retournerait invariablement contre nous. Laissons-les aller au bout du raisonnement : pour ces contempteurs de la thèse, pourtant passionnante, du choc des civilisations, les Arabes, les Musulmans, les Africains, bref tous ces gens qui vivent au-delà de nos remparts ne pourraient être réellement gouvernés que par la violence. Ne tournons pas autour du pot et appelons ça, au mieux un paternalisme excessif, au pire un racisme sans fard.

Les progrès économiques de la Tunisie, validés par les experts du FMI, ont-ils vraiment eu un impact sur la vie des Tunisiens ? La stabilité de l’Egypte, tant vantée par quelques uns, était-elle si réelle alors que le régime tremble depuis treize jours – et ne paraît pas sur le point de tomber ? Peut-on vraiment sacrifier sur l’autel des intérêts stratégiques les valeurs que nous sommes censés incarner et défendre ? (La réponse est oui, mais chut !). En réalité, nos commentateurs énervés se perdent une fois de plus dans l’incohérence de leurs remarques. Stratèges nourris par la lecture de quelques classiques peu ou mal compris et par les autojustifications de généraux vaincus – essentiellement français, faut-il le souligner – nos commentateurs mélangent tout.

Citoyens exigeants, ils dénoncent notre soutien à des tyrannies mais, géopoliticiens de qualité, ils nous reprochent dans le même temps de déstabiliser ces Etats. Humanistes sans concession, ils déplorent les victimes de ces crises, mais n’hésitent pas à saluer en Dimitri Medvedev un « homme d’Etat rompu aux charmes de l’Orient mystérieux ». Quand on connaît l’amour immodéré des dirigeants russes pour le monde arabo-musulman, il y a quand même de quoi s’étouffer. Il est même permis de s’interroger sur cette appréciation positive du jeu de Moscou. Et si, en dénonçant le jeu des Occidentaux M. Medvedev 1/ leur répondait après les récentes critiques sur la vie politique russe 2/ s’affirmait (ou essayait de s’affirmer) face à Poutine comme le vrai tsar 3/ révélait que l’obsession russe est plus que jamais la stabilité intérieure ?

Plus que tout, ce qui réjouit nos commentateurs, c’est l’apparente imprévoyance de l’Empire et la – hélas bien réelle – panique de nos propres dirigeants. Souverainistes acharnés, nostalgiques, dogmatiques, la démocratie arabe n’est pas leur problème. Leur problème, c’est l’Amérique, celle qui, symbole du capitalisme mondialisé et du libéralisme politique, associe avec plus ou moins de bonheur depuis plus deux siècles défense de la démocratie et croissance du libre-échange. Pour ces rêveurs persuadés que la France peut à nouveau, et seule, rayonner dans le monde, et que le nationalisme est le stade ultime du progrès politique, l’interventionnisme de l’Empire est proprement insupportable.

Pourtant, à n’en pas douter, l’Egypte est une dictature et il ne semble pas immoral ou déplacé de s’émouvoir de ce qu’il s’y passe. Si on peut estimer que la vie publique y est moins verrouillée qu’en Tunisie du temps de la splendeur de Ben Ali, il n’en reste pas moins que les élections y sont des mascarades, que la justice n’y est qu’une farce, que la corruption y est omniprésente, que le népotisme y est un mode classique de gestion des ressources humaines, que la pauvreté et l’analphabétisme y sont des fléaux répandus comme jamais.

Alors, que faut-il comprendre de ces remarques ? Crainte, par ignorance ou racisme, d’un régime arabe démocratique ? Certitude, déguisée, que tous ces gens qui s’agitent et vocifèrent au sud de la Mare Nostrum ne sont décidément pas prêts pour la démocratie ? Pour ma part, je pense que s’il y a bien un peuple qui ne semble pas mûr pour ce mode de gouvernement, c’est bien le peuple français, râleur, égoïste, vaniteux et ignorant.

Nos observateurs n’ont évidemment pas tort de penser qu’on ne peut pas, ou rarement, imposer une démocratie par la force. Mais à la différence de l’Irak, la Tunisie ou l’Egypte n’ont pas été envahies. Aucun système politique n’a été imposé ex abrupto. La révolte s’est déclenchée spontanément, et elle a associé dans la rue jeunes et vieux, bourgeois et ouvriers.

Les observateurs ont moralement et politiquement tort, en revanche, d’estimer qu’il vaut mieux laisser mourir en prison tout un peuple plutôt que de tenter le diable. Cette façon de condamner par avance toute expérience est tellement révélatrice de ceux de nos intellectuels qui prennent des poses de pourfendeurs du politiquement correct. Un nouveau cycle s’est en effet ouvert dans l’espace public. Il y a vingt ans, les Français ricanaient de la tyrannie du politiquement correct aux Etats-Unis. Certains mots étaient interdits, certains comportements bannis, certains regards condamnés. Puis les Français ont à leur tour été gagnés par cette mode et il est devenu impossible de dire ou faire certaines choses – ce qui a eu, in fine, plutôt des conséquences positives quand j’y repense. Mais ce politiquement correct gaulois a, à son tour, lassé les esprits forts – ou supposés tels – et quelques voix s’élèvent désormais à Paris pour secouer tout le système. Je ne m’attarderai pas sur le cas d’Eric Zemmour, sans grand intérêt, mais on pourrait s’interroger sur les propos que tient régulièrement Patrick Besson. La fascination pour les régimes serbes et russes et la défense des dictatures arabes laïques en disent long, aussi bien sur de douteuses sympathies que sur la volonté de paraître publiquement à contre courant.

S’il y a ingérence, c’est en ce moment, et je la salue car elle vise à aider un peuple à se soulever et à expérimenter la démocratie. Les Français devraient se souvenir que leur liberté n’a pas toujours été gagnée par leurs seuls efforts, la dernière fois, en juin 1944, l’ingérence de l’Empire a même eu des conséquences positives, du moins si ma mémoire est bonne.

Et comme un seul homme, nos dénonciateurs professionnels s’en prennent à la presse, accusée d’avoir ignoré sciemment la misère des villes tunisiennes ou égyptiennes, ou nos universitaires, taxés d’aveuglement. C’est un fait, à force de lire Gringoire ou Rivarol (ici), on finit par croire, dire et écrire des foutaises. Affirmer que les Frères Musulmans sont en pointe dans le déclenchement de la révolte égyptienne est une erreur qui révèle une grande ignorance. La confrérie, qui porte en effet, à moyen terme, une réelle menace, n’a rien vu venir et n’a rien vu partir. L’habileté de ses dirigeants – tout le monde ne peut pas avoir adhéré à un parti politique français – la replacera bientôt au cœur du jeu, mais il est faux de voir derrière cette insurrection la main de nos amis barbus. Les prières publiques devant les canons à eau de la police égyptienne n’avaient que peu à voir avec l’islamisme radical, et beaucoup à voir avec la détermination pacifique des manifestants. De même, et comme en Tunisie, la présence de nombreuses femmes dans les cortèges devrait convaincre de la nature non religieuse du mouvement.

S’en prendre aux diplomates (il faut avouer que le Quai d’Orsay, depuis le début de ce printemps arabe, ne brille pas par ses positions d’avant-garde, la qualité de ses prédictions, la pertinence de ses analyses, et la défense ombrageuse des libertés individuelles), s’en prendre aux universitaires (un expert explique, il ne lit pas dans les entrailles d’un agneau) et aux journalistes relève, à mon sens, d’un nauséabond discours anti élites qui, finalement, est cohérent avec l’ensemble des positions assez douteuses que je viens d’énumérer.

bonemine-19-le-devin-14.1296990732.jpg

On attend de celui qui se prononce publiquement qu’il avance des idées, des propositions, des remarques constructives. Pour ma part, je ne suis pas convaincu que l’Egypte se sorte intacte de cette crise. Le Président Moubarak, d’une autre trempe que son homologue tunisien, ne laissera sans doute pas le système en plan pour gagner un exil doré dans le Golfe ou en Floride. Le risque de chaos est réel, mais faut-il s’étonner que des peuples qui n’ont jamais connu la démocratie, de l’Empire ottoman aux régimes militaires en passant par des protectorats européens ne se livrent de terribles de guerres internes entre ceux qui ont profité du système et ceux qui en ont été victimes ? Quant au péril islamiste, il est réel dans toute la région, mais il me semble, hélas, qu’un gouvernement de radicaux religieux est une option que certains peuples de la région sont prêts à expérimenter, comme une sorte d’étape historique douloureusement inévitable avant le passage, éventuel et nullement garanti, à notre propre système de gouvernance.

Ce que les Arabes sont en train de tester, c’est leur capacité à se gouverner selon des critères – les nôtres – que nous voudrions universels et, partant, c’est justement cette universalité qu’ils testent. Dans ces conditions, on comprend que les tyrans russes ou chinois et leurs défenseurs occidentaux soient attentifs à cette expérimentation régionale.