« La révolution, c’est comme une bicyclette : quand elle n’avance pas, elle tombe » (Eddie Merckx)

Entre le début de la glorieuse Révolution française, en 1789, et la proclamation de la IIIe   République par Gambetta, en 1870, la France a connu la Ière République (et la Terreur, et l’atroce Guerre de Vendée), le Directoire, le Consulat, le Ier Empire, une restauration (et trois rois, et deux autres révolutions), la IIe République, un coup d’Etat, un Second Empire, et finalement la Commune et la fin de toute idée monarchique (je vous épargne les révisions constitutionnelles de 1875, et je laisse de côté Mac-Mahon et Boulanger, parce qu’on ne va quand même y passer la nuit, non plus). En presque un siècle, donc, les soubresauts de la vie politique française ont secoué toute l’Europe, l’entraînant dans une série de guerres, de la Péninsule ibérique à Moscou, et même en Egypte, et il aura fallu des crises gravissimes, des défaites cruelles, des retours en arrière brutaux, des aventures sans lendemain et des règnes sans gloire pour parvenir à implanter la démocratie parlementaire dans notre pays.

Ces données, accessibles à toute personne dotée d’un cerveau et d’un dictionnaire, devraient être connues de tous et inciter à la patience, ou, en tout cas, à un minimum de prudence face au chaos qui règne sur la rive sud de la mare nostrum. Passons sur les enthousiasmes, touchants mais naïfs, d’un Jean-Pierre Filiu qu’on a décidément connu plus inspiré, il y a déjà longtemps, et attardons-nous sur les géopoliticiens de comptoir, les historiens du 20h de TF1, qui suintent le scepticisme et la nostalgie.

Prenons, par exemple, Nicolas Dupont-Aignan, le gendre idéal de la bourgeoisie de province, le présentateur rêvé du Juste Prix.

Souverainiste lorgnant sans fausse pudeur vers la droite de la droite, au point de reprendre à son compte la dernière lubie de Madame Le Pen (« Le Front national n’est pas un parti d’extrême-droite », comme quoi on apprend des trucs utiles tous les jours), M. Dupont-Aignan déplore ouvertement, depuis le printemps 2011, le renversement du régime libyen. Comme d’autres, défenseurs des valeurs de la République, héritiers auto-proclamés du Général, il ne souhaite la démocratie et les droits de l’Homme que pour certains des habitants de cette terre. Et pour les autres ? Bon Dieu, les gars, débrouillez-vous. On ne va quand même pas tout vous faire, non plus, si ?

Pour tous ces braves élus de la République, parfois dangereusement proches du populisme le plus éhonté, regretter ces braves tyrans, certes parfois un peu agaçants mais tellement rassurants, se fait sans fausse honte. On entend ainsi, contre toute évidence historique, que les chrétiens d’Orient étaient protégés par ces généreux généraux, ou qu’il n’y avait pas d’immigrants clandestins en provenance de Libye, de Tunisie ou de Syrie. La vérité, évidemment, est toute autre, mais encore faudrait-il que ceux qui nous abreuvent de leurs certitudes – et de leurs peurs – prennent la peine de chercher un peu. Las, il se trouve que ça n’est pas leur genre, eux qui construisent leur carrière sur des coups de mentons et des appels au soi-disant bon sens populaire (celui des pogroms, des ratonnades et des pillages). Se souviennent-ils que le colonel Khadafi, qu’ils regrettent comme on pleure un ami trop tôt disparu, faisait de l’immigration clandestine un moyen de pression sur l’Europe ? Savent-ils que des réseaux criminels directement connectés aux régimes en place à Tunis ou Tripoli organisaient, parfois à bord de cargos, ces terribles expéditions ? Ont-ils seulement conscience de la situation des Etats d’Afrique centrale ou de l’Ouest, fournisseurs de malheurs et de pauvreté ?

Personne ne se réjouit du désordre qui sévit dans les pays touchés par les révoltes arabes. Les drames qui se succèdent, dans un terrifiant enchevêtrement de violences plus ou moins aveugles, vont durer, encore et encore, tant que ces crises n’auront pas accouché de nouvelles classe politiques, de nouveaux systèmes de gouvernement, voire de nouveaux hommes forts capables de s’imposer. On a vu ça mille fois, et il y a sans doute mieux à faire, en Europe, que geindre, regretter le bon vieux temps ou chercher des complots à la loupe alors qu’il y a des phénomènes historiques à observer de haut et de loin. Se protéger des menaces extérieures est parfaitement légitime, mais encore faut-il les comprendre. On peut aussi, car ça ne gâte rien, éviter les prophètes en service commandé ou les géopoliticiens prompts à recevoir des subventions étrangères tout en prônant un nationalisme farouche et une indépendance d’esprit sourcilleuse.

Il est, naturellement, plus difficile d’inviter à la retenue ceux qui, dans ces pays vacillants, subissent la violence quotidienne et vivent dans l’incertitude. Il ne m’appartient pas, d’ailleurs, de leur donner quelque conseil que ce soit depuis mon bureau. La chose serait à la fois indécente et inutile. Tout au plus peut-on leur glisser qu’il n’y a jamais de véritable retour en arrière en histoire, quand bien même la restauration de l’ancien système serait-elle tentée par les dirigeants déchus. Il ne peut s’agir que d’une forme de pause, de parenthèse, et mieux vaut se préparer à l’avenir que pleurer un passé déjà transformé par les souvenirs et qui n’était pas si riant. Pourquoi y aurait-il eu une révolution, si tout allait si bien ?

S’agissant de la Libye, soit dit en passant, il ne s’agit pas de restauration mais bien d’un profond désordre né de la dislocation d’un Etat dont la fragilité était connue de longue date et qui ne tenait que grâce à l’habileté du Guide, distribuant les pétrodollars à son peuple, achetant ou brisant l’opposition, donnant des gages aux irrédentistes et faisant mine de tout commander alors qu’il essayait surtout de prévenir l’explosion du système en préservant ses propres intérêts. On comprend qu’un homme de sa qualité provoque une telle vague de nostalgie en France, un pays qu’il a tant aimé.

En Egypte, en revanche, la question ne se pose plus. La situation est même devenue particulièrement limpide après le coup d’Etat militaire du 3 juillet dernier, puis le coup de force répressif du 14 août. On dira ce qu’on veut, mais les généraux égyptiens savent y faire. Je pourrais ajouter qu’il est plus facile de casser des camps de toile au petit matin que de venir à bout de jihadistes dans le Sinaï, mais ça va encore faire jaser. Pas plus que l’armée algérienne ne parvient à réduire AQMI en Kabylie, l’armée égyptienne, qui m’a toujours fait l’effet d’être surévaluée, ne semble pas capable de contrôler le Sinaï, et les récents attentats au Caire, y compris contre le ministre de l’Intérieur, en disent long sur le bilan de plus de deux ans d’offensives et de ratissages.

Depuis cet été, la glorieuse Egypte, menée à la baguette par son nouveau raïs, renoue donc, à la satisfaction générale, avec ses jours les plus glorieux. La police a fait un retour en force, l’armée veille, les médias sont muselés et relaient la propagande la plus imbécile qui soit (Saviez-vous que le frère de Barack Obama était un Frère musulman ? Non ? Ben voilà. Ne me remerciez pas, c’est tout naturel), on y meurt à nouveau en détention et il y a un attentat par jour. Good old days…

La population, mobilisée par les petits gars de Tamarrod, est donc massivement descendue dans la rue au mois de juin pour réclamer et obtenir la destitution du président Morsy. Toujours serviable, l’armée, n’écoutant que son bon coeur, s’est dévouée et a ramassé tout ce petit monde. Comme sous le règne de Nasser, les responsables de la Confrérie, parvenus au pouvoir par les urnes mais incapables de gouverner (notez bien que ça peut arriver ailleurs, je me comprends) sont désormais pourchassés, arrêtés, accusés de crimes graves, et incarcérés en attendant un procès que l’on sait, évidemment, conforme à tous les standards de la nouvelle Egypte issue de la révolution du 25 janvier 2011.

Peu importe que le coup de force des militaires fasse le jeu des jihadistes, qui voient toutes leurs analyses confirmées. Peu importe qu’une grande partie de la population réclame de l’ordre plus que la liberté. Peu importe que ceux qui conspuent les pétromonarchies en Syrie ne les voient pas à l’oeuvre en Egypte, aux côtés des généraux qui sont à peu près aussi laïcs que je suis danseuse étoile. La restauration à l’oeuvre dans le pays est un retour en arrière, motivé par la défense des intérêts économiques de l’armée tout autant que par les convictions islamo-nationalistes, ultra conservatrices, des dirigeants évincés au mois de février 2011.

Posons, d’ailleurs, la question qui fâche : y a-t-il eu une révolution en Egypte ? Nous nous souvenons tous du départ de Moubarak, et d’une armée acclamée, pleine de retenue, suspendant la constitution mais organisant un référendum puis des élections législatives libres, multipliant les déclarations fermes mais rassurantes, presque paternalistes, jurant de défendre la révolution et le peuple. Nous nous souvenons aussi des procès contre les ONG, ou des incidents de Maspero, ou de ses hésitations à reconnaître la victoire de Mohamed Morsy lors du scrutin présidentiel après avoir hésité à imposer Ahmed Shafiq.

L’armée, et les historiens auront à étudier la chose de près, n’a jamais vraiment laissé le pouvoir. Au mois de février 2011, c’est l’un des siens, Hosni Moubarak, qu’elle a fait mine de renverser pour reprendre le contrôle de la situation. En 2012, c’est en adoptant une attitude faussement soumise qu’elle a reconnu l’arrivée au pouvoir d’un Frère, mais non sans avoir préalablement dissous les deux chambres du parlement et obtenu des pouvoirs de police exceptionnels. Et il semble que l’armée ait copieusement savonné la planche des islamistes pendant le court mandat de Mohamed Morsy en organisant quelques épisodes de pénurie d’essence ou de gaz, et en tendant une main secourable à certains – pas tous – des révolutionnaires.

Le constat est donc cruel, et ceux des Egyptiens qui ont soutenu le coup de force de juillet ont d’abord montré que leur détestation de l’islamisme, que je ne condamne pas, les conduisait à nier les avancées démocratiques nées de la supposée révolution de 2011, devenue une simple récréation avec le recul.

La situation étant pire aujourd’hui en Egypte qu’elle ne l’était au mois de décembre 2010, les forces politiques et la population se radicalisant, la crise socio-économique n’ayant pas de solution et l’islamisme ayant montré, sans surprise, ses limites, on attend désormais le nouvel épisode de violences qui devrait, logiquement, suivre quand l’armée aura, elle aussi, montré qu’elle ne sait pas plus faire aujourd’hui ce qu’elle ne savait pas faire hier : gouverner.

Nous ne pouvions pas nous rater, Tatiana.

C’est dans les moments de tension qu’on reconnaît les champions, capables de placer un coup de maître, décisif, le passing sur la ligne ou la passe lumineuse à l’attaquant démarqué, là-bas, de l’autre côté de la surface.

Ne boudons donc pas notre plaisir devant la splendide manœuvre diplomatique effectuée hier par la Russie en pleine crise syrienne. Sergueï Lavrov a, en effet, le 9 septembre, dévoilé une initiative qui coupe l’herbe sous les pieds de  la coalition occidentale naissante et offre à son allié syrien bien plus qu’un répit.

Nous appelons les dirigeants syriens à non seulement accepter de placer sous contrôle international leur stock d’armes chimiques, et ensuite à le détruire, mais aussi à rejoindre pleinement l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques. (In Le Monde daté du 10 septembre)

En quelques phrases, la diplomatie russe a ainsi piégé Washington et Paris en offrant une – apparente – concession sur la question, devenue centrale, de l’arsenal chimique syrien. Personne n’a, par ailleurs, jugé utile de relever que cette initiative admettait implicitement la responsabilité de Damas dans la frappe chimique du 21 août, mais l’évacuait en proposant, ce que personne ne demandait plus depuis des années, un placement sous contrôle des ADM syriennes.

La manœuvre est superbe, et prolonge le révisionnisme observé depuis quelques jours, qui niait l’évidence sans proposer aucune vérité alternative. En 2002, les Pakistanais nous avaient dit « Il n’y a jamais eu camp jihadiste sur notre sol et d’ailleurs nous les avons tous démantelés ». En 2013, les Russes nous disent « Nos alliés n’ont jamais utilisé d’armes chimiques mais nous vous proposons une solution pour qu’ils ne les emploient pas à nouveau ». Je crois bien avoir laissé échapper, hier soir, un sifflement admiratif.

Alors que la tension montait régulièrement, Moscou a brutalement inversé en recourant à une initiative qui fait appel aux ressources infinies des conventions internationales sur les armes non conventionnelles. Pendant des décennies, Moscou a pourtant permis à Damas de développer cet arsenal, et la chose ne paraissait pas heurter son très élevé sens moral. D’un seul coup, d’un seul, pourtant, la Russie, comme au judo, retourne la force de l’adversaire contre lui et nous sert, avec le sourire modeste de celui qui évite une bagarre de saloon, une initiative diplomatique qui répond, à merveille, à un des axes majeurs de la diplomatie impériale (la lutte contre la prolifération des ADM), tout en apaisant les remords de l’apparente prise de conscience occidentale quant à la crise syrienne.

Non seulement Moscou rend caduc le projet impérial de lancer une opération punitive, mais il mais piège les Occidentaux en retournant contre eux leur obsession sur les armes non conventionnelles. M. Lavrov, pour sauver Damas, sacrifie – et il faudrait être certain que la Syrie a été consultée – un programme militaire douteux qui concentrait les critiques. Désormais, et le retournement est techniquement superbe, la légalité, au moins aux yeux des opinions publiques, est dans le camp de Damas et Moscou.

Les Russes ont su admirablement jouer de la dérive du débat dans les pays occidentaux, focalisé sur l’utilisation d’armes chimiques et laissant progressivement de côté la question, centrale, de la posture à adopter à l’égard de la situation en Syrie. Surtout, les responsables russes ont su profiter, avec maestria, de la déclaration faite hier par John Kerry, le secrétaire d’Etat, selon laquelle le président syrien pourrait remettre jusqu’à la plus petite partie de ses armes chimiques à la communauté internationale dans la semaine – les remettre dans leur totalité, sans délai et permettre leur décompte plein et entier, mais il n’est pas près de le faire, et c’est impossible à faire.

Vous voulez les armes chimiques ? demandent les Russes. Ok, on vous les donne et on s’arrête là.

L’idée avait vaguement été évoquée, le 29 août dernier, par le ministre polonais des Affaires étrangères, Radek Sikorski, mais le projet, sans réelle pertinence, n’avait pas été retenu. La question, faut-il le rappeler, ne porte pas sur les armes chimiques syriennes mais sur la violence de la répression menée par les autorités syriennes contre une partie de leur population. Alors, John Kerry a-t-il gaffé ? A-t-il, au contraire, tendu une main secourable à Moscou afin que, ensemble, les deux vieux adversaires sortent de l’impasse la tête haute ? Mystère, et je me garderai bien, alors que l’encre des télégrammes diplomatiques est à peine sèche, de conclure sur ce point, mais j’ai mon opinion.

Ce rebondissement offre-t-il, en effet, une sortie digne à Obama ? Il est permis d’en douter, quand bien même l’issue du vote au Congrès sur la question d’une opération armée ne promettait pas nécessairement favorable à l’Administration. On a d’ailleurs bien senti, hier, un flottement à Washington.

Tout porte à croire que la Russie croyait à ces frappes, dont l’éventualité n’est toujours pas écartée, et qu’elle a très habilement saisi la balle au bond pour donner un peu d’air à la Syrie. Depuis plusieurs jours, Vladimir Poutine, d’ailleurs, alternait les messages d’apaisement et les postures martiales, déclarant – ce qui a fait beaucoup rire – que tels missiles ne serait pas livrés à Damas car ils n’avaient pas été payés, mais déployant quelques unités supplémentaires en Méditerranée. L’alerte anti-missile de la semaine dernière avait d’ailleurs illustré l’extrême nervosité des autorités russes.

Les Etats-Unis doivent donc revoir, sinon leur stratégie, du moins leur posture face à cet axe Moscou-Damas décidément bien habile. A Paris, les autorités diplomatiques, manifestement prises au dépourvu, ont à peu près bien réagi en surenchérissant sur le projet de destruction de l’arsenal chimique syrien. On espère que nos dirigeants actuels mesurent enfin les conséquences de la baisse continue de nos capacités militaires qui nous empêchent de conduire seuls une politique à laquelle ils semblent sincèrement attachés. Comme je l’écrivais en mai dernier, nous ne cessons de prendre cruellement conscience de nos faiblesses, et il faut croire, décidément, que la France aime à être soutenue par d’autres tout en proclamant partout à quel point elle est fièrement indépendante. Quant aux Syriens, mon Dieu, de qui est-ce encore le problème ?

Vous êtes charmante, mais vous voyez déjà ce que ça fait, un million, Larmina ?

Ne boudons pas notre plaisir alors que le débat national qui s’est engagé autour de la douloureuse question syrienne tient toutes ses promesses d’excellence intellectuelle. Les arguments les plus raffinés s’opposent ainsi dans une enivrante joute qui confirme que notre pays, décidément et quoi qu’il arrive, est bien le phare qui éclaire le monde.

Subtilité, finesse, pondération, détachement, aucune de nos habituelles qualités gauloises n’a manqué depuis plusieurs jours, aussi bien au sein de la classe politique que sur Internet, où la fine fleur des observateurs de la vie internationale et les meilleurs connaisseurs de la chose militaire ont rivalisé d’intelligence afin d’offrir à nos décideurs une compréhension précieuse de la guerre civile qui déchire la Syrie et fait vaciller le Moyen-Orient.

Chacun y a fait honneur aux meilleurs principes d’une démocratie à la fois fière et apaisée, et personne, ainsi, ne s’est laissé aller à des attaques caricaturales. On n’a, ainsi, pas entendu une seule fois un esprit éclairé vous accuser de faire le jeu d’Al Qaïda – accusation proprement réjouissante me concernant, soit dit en passant – ou un responsable, parfois ayant exercé de hautes fonctions gouvernementales, accusant avec naturel nos services de renseignement et nos dirigeants de mentir et de manipuler les faits. On ne peut que s’en féliciter, d’ailleurs, car une telle démarche n’aurait pu que fragiliser, un peu plus, notre démocratie, déjà attaquée de toutes parts par les démagogues et les extrémistes.

De même faut-il saluer les toujours pertinentes interventions d’analystes spécialisés dans les photocopies sous les combles des Invalides et auteurs, par le passé, de rapports d’une rare indigence. Ne nous moquons pas, cependant, car, en France, l’ironie et la rhétorique ne sont permises qu’à vos contradicteurs. On attend de vous un attitude de soumission polie, seule garante de votre attachement aux valeurs républicaines de tolérance et d’écoute.

Force est de reconnaître que la publication d’une synthèse nationale de renseignement déclassifiée a donné lieu à une avalanche d’interventions, toutes plus affligeantes les unes que les autres, et on ne s’étonnera pas que ceux qui professent un nationalisme sans concession ou un amour immodéré pour l’uniforme se révèlent être les premiers pourfendeurs d’administrations régaliennes qui les ont toujours tenus à distance – où quand le dépit fait figure de raisonnement.

A la différence de nombre de mes concitoyens, je ne suis ni entraineur de football ni spécialiste des armes chimiques, et de même que je n’ai pas un avis définitif sur les matchs de l’équipe de France, je me garderai bien de me livrer à une analyse précise et argumentée des éléments contenus dans le rapport rendu public le 2 septembre dernier.

D’autres faits, cependant, méritent d’être signalés. Evacuons, d’entrée, le fait que le conseiller Com’ du ministre de la Défense, Sacha Mandel, ait mis sa touche à ce document comme cela apparaissait initialement dans les caractéristiques du PDF (première version). Le fait de déclassifier une telle synthèse, fait unique dans l’histoire de la République, relève évidemment, d’une opération de communication, et il n’y a rien de choquant dans le fait que le conseiller du ministre ait jeté un œil dessus, voire ait lissé une ou deux phrases. Le contraire, à dire vrai, eut été surprenant, et, comme l’aurait dit Léodagan, là, aux cuisines, ils étaient sur le repas du soir, alors on a confié la chose au conseiller. A quoi ça tient, quand même.

Le fait est que l’apparition du nom de Sacha Mandel a été une erreur, alimentant la suspicion et nourrissant les habituelles moqueries de sites de qualité, comme le bien nommé Aux infos du nain, qui ferait passer Closer pour les cours du Collège de France. Inutile, évidemment, de faire entendre raison à la meute, obnubilée comme une milice médiévale débusquant les sorcières, par la recherche des cabinets de conseils (ici, Euro RSCG) ou les banques.

Comme je le disais plus haut, je ne suis pas un spécialiste du programme non conventionnel syrien. J’ai cependant eu l’honneur, lors de l’invasion de l’Irak par l’Empire, au mois de mars 2003, de diriger une cellule de crise – et je ne le referai jamais, Dieu m’en préserve – et j’ai pu observer de près l’excellence française en matière d’ADM. Le fait est qu’il y a là un paradoxe qui n’effraie pas certains de nos députés et autres commentateurs patentés, et que je vais me faire un plaisir d’exposer.

Jusqu’au mois de novembre 2002 (Ou était-ce décembre ? Je ne m’en souviens pas), la France avait prévu de participer à l’invasion de l’Irak. Pas la peine de brailler, j’étais là, près du Seigneur, j’ai tout vu, tout entendu – et tout noté, car on ne se refait pas. La décision de ne pas y aller, salutaire, est tombée un jour, brutalement, et elle a rassuré tout le monde tant il était évident qu’il n’y avait pas le début d’un programme non conventionnel en Irak.

Déjà pilote national, à l’époque, en matière de contre-prolifération, le service auquel j’avais l’honneur d’appartenir maniait de façon remarquable toutes les facettes du recueil de renseignement dans ce domaine. Tout y passait, grâce à des analystes et des opérationnels de grande qualité, spécialistes de tel ou tel aspect, chimistes, ingénieurs, vétérans du contre-espionnage, etc. Bénéficiant de toutes les ressources d’une grande administration – de celles qui font gémir d’indignation certains élus de la République, ils étaient la brillante illustration de l’apport majeur du renseignement à la conduite d’une politique. C’est ainsi grâce à eux que la France fut capable, contre vents et marées, de s’opposer aux mensonges de l’Administration Bush Jr. en contrant chaque affirmation erronée ou incomplète. Je me souviens d’ailleurs de la fameuse séance au Conseil de Sécurité des Nations unies comme si c’était hier, car nous étions à la manœuvre, en coulisse, à alimenter le ministre en arguments démontant le discours de Colin Powell. Bref, je ne vais pas non plus vous raconter ma vie, hein.

Saluée à l’époque, l’excellence de la communauté française du renseignement, garante de notre indépendance, se serait donc dissoute dans les limbes, aurait été emportée par on ne sait quel vent mauvais, et nos services ne seraient donc plus capables que de produire de poussives synthèses de presse… Le fait est, pourtant, que jamais les moyens de nos services n’ont été aussi importants, et s’il y aurait beaucoup à dire, on ne peut que constater que la contre-prolifération reste LE domaine dans lequel la France fait figure de leader au sein des nations occidentales. Mais peu importe pour nos grands spécialistes de comptoir. Comme d’habitude, quand les positions officielles confortent leurs croyances, elles sont admirables. Lorsqu’elles les contredisent, elles sont mensongères, médiocres, dictées par l’étranger, cette mystérieuse anti-France, cette funeste ploutocratie apatride aux menées décidément bien noires.

Portées au pinacle en 2003, les compétences françaises en matière de compréhension des programmes militaires non conventionnels sont donc, désormais, sujettes à caution. Mieux, on ne compte plus les commentaires affirmant que le document publié le 2 septembre dernier n’est rien d’autre qu’une compilation de faits connus et largement relatés dans la presse. Félicitons-nous de la qualité des lecteurs de cette synthèse, vivants exemples des succès de notre système éducatif, pourtant si décrié, qui peuvent d’un regard, d’un seul, déceler dans ces pages mensonges, erreurs, faits publics connus de longue date, et approximations. Bravo, les gars, bravo, et merci pour vos éclairages.

Sans sourciller, les mêmes qui n’auraient pas manqué ce pénalty, auraient vaincu la Luftwaffe au-dessus de la Manche en quelques jours, ou ont la solution pour juguler le chômage de masse, pointent donc les faiblesses de la synthèse.

La chose n’est, finalement, pas autrement surprenante, et outre qu’elle illustre les dérives de nos opinions publiques, passées de l’exigence démocratique au doute permanent, elle confirme qu’il ne fallait pas déclassifier toutes ces données. Je ne veux même pas parler des difficultés techniques de l’exercice, conduisant à des impasses afin de ne pas compromettre certaines sources particulièrement sensibles, mais bien de l’inutilité absolue qu’il y a à essayer de convaincre des esprits qui doutent de tout, tout le temps, sauf de leur omniscience. Et moins ils en savent, plus ils pensent tout savoir.

« Où sont les preuves ? » ont ainsi demandé, en chœur, ceux qui confondent analyse du renseignement et procédures judiciaires. « Ça ne prouve rien », ont décrété ceux qui, mine de rien, accusent les services et le gouvernement de mentir au pays et de servir les intérêts de l’Empire. Dans le climat actuel, nauséabond et médiocre, personne ne s’est ému de tels propos, comme s’ils étaient anodins, banals, comme si on pouvait décidément tout dire.

La faiblesse des critiques n’a pas surpris, à dire vrai, mais on peut, en revanche, ricaner de celle des défenseurs de l’armée syrienne. Voilà un régime, en effet, qui combat avec détermination une insurrection armée depuis plus de deux ans, et qui la réduit doucement. On est en droit de penser que les redoutables services syriens, que personne ne qualifiera d’amateurs, ont une vision assez claire de leurs ennemis.

Pourtant, depuis le 21 août, pas une seule fois je n’ai entendu les partisans de Bachar El Assad accuser tel ou tel groupe de la rébellion. On pouvait penser que les autorités syriennes auraient une connaissance précise de ceux qu’elles affrontent dans les proches environs de la capitale. On attendait des noms de chefs rebelles ou de katibats, des numéros d’unités, mais non, rien. Simplement, de pitoyables jérémiades, une défense d’enfant surpris le visage de barbouillé de Nutella mais niant contre toute évidence en avoir mangé.

« Non, c’est pas nous », disent donc tous les défenseurs du régime syrien. Mais alors, c’est qui ? « Eux, pas nous. ». Le photocopieur des Invalides, que j’évoquais plus haut, pense effectuer une percée dans l’argumentation en rappelant que les jihadistes présents en Syrie, et venus de Syrie, sont des habitués des opérations sales, faisant, par exemple, exploser des camions de chlore. La chose est largement connue, et il est également avéré, depuis dix ans, que jamais les réseaux jihadistes n’ont eu la capacité de se doter d’un arsenal non conventionnel. J’ajoute, mais pour le savoir il faudrait faire autre chose que se pâmer à la télévision et travailler un minimum, que les laboratoires d’Al Qaïda en Afghanistan n’étaient rien de plus que des abris de jardin. Croyez-moi, j’ai eu la chance, si je puis dire, de trier d’étranges bocaux découverts à Darounta, et on était loin des stocks de VX maniés avec prudence dans The Rock (1996, Michael Bay).

Il en va de même en Irak, et il n’échappera à personne que faire sauter des camions de produits chimiques sur un marché de Bagdad, s’il s’agit de l’œuvre de types dont la mort par drones est éminemment souhaitable, ne demande pas la même technicité que l’emploi de munitions chimiques.

Le rapport officiel français ne dit pas autre chose, aboutissement d’un raisonnement d’analyste, mais certes pas de procureur :

Nos renseignements confirment que le régime redoutait une attaque d’ampleur de l’opposition sur Damas dans cette période. Notre évaluation est que le régime a cherché par cette attaque à desserrer l’étau et à sécuriser des sites stratégiques pour le contrôle de la capitale. A titre d’exemple, le quartier de Moadamiyé est localisé à proximité de l’aéroport militaire de Mezzeh, emprise des services de renseignement de l’Armée de l’Air.

Au demeurant, il est clair, à l’étude des points d’application de l’attaque, que nul autre que le régime ne pouvait s’en prendre ainsi à des positions stratégiques pour l’opposition. Nous estimons enfin que l’opposition syrienne n’a pas les capacités de conduire une opération d’une telle ampleur avec des agents chimiques. Aucun groupe appartenant à l’insurrection syrienne ne détient, à ce stade, la capacité de stocker et d’utiliser ces agents, a fortiori dans une proportion similaire à celle employée dans la nuit du 21 août 2013 à Damas. Ces groupes n’ont ni l’expérience ni le savoir-faire pour les mettre en œuvre, en particulier par des vecteurs tels que ceux utilisés lors de l’attaque du 21 août.

Ça me semble être clair, et on n’a pas assez pris la mesure de la fermeté de cette conclusion. De quel poids peut-elle être, cependant, face à un négationnisme du pauvre ?

Il existe, pourtant, quantité d’arguments permettant de contester la pertinence d’une opération contre la Syrie. Je précise d’ailleurs, et à nouveau, puisque la calomnie et la caricature font figure d’arguments pour certains, que je n’ai jamais caché mes préventions à l’égard d’une intervention armée, comme je l’ai indiqué ici puis . J’avais, en 2011, déjà exprimé des réserves quant à l’intervention contre le débonnaire colonel Kadhafi (tac, tac et tac). En Syrie, la chose est encore plus délicate : si nous intervenons, ce sera de toute façon trop tard, sans autre objectif politique que punir le régime pour son comportement alors que, selon ce raisonnement, il aurait fallu le frapper il y a bien – trop – longtemps. Nous n’avons, par ailleurs, nullement les reins pour tenir le choc en retour, qui pourrait toucher la région et même la dépasser, et nous ne sommes sans doute pas capables, nains militaires et politiques, de tenir la dragée haute à Moscou. Intervenir militairement nous exposera également à la colère d’une partie de la mouvance jihadiste, qui y verra, à raison, une nouvelle démonstration de notre ingérence, tout en faisant le jeu des plus radicaux d’une insurrection qui n’a guère de chance de l’emporter, faute de leadership, de projet politique et de moyens.

Les doutes quant à la faisabilité de frappes aériennes, que l’on peut lire ici, ne m’ont pas réellement convaincu. La chasse israélienne démontre ainsi égulièrement qu’il est possible de réaliser des raids aériens en Syrie, y compris sur Damas, et les moyens de l’Empire sur zone sont largement suffisants pour toucher QG, bases aériennes, sites de lancement et centres de stockage. La question, une fois de plus, est celle de la logique de ces raids : punir, détruire (ou entamer) l’arsenal non conventionnel, couper quelques têtes, voire donner une gifle assez sévère pour précipiter une pause dans les combats, dans le cadre de ce délicieux concept – dont je ne me lasse pas – nommé diplomatie coercitive ?

Faut-il rappeler que des frappes aériennes bien pensées peuvent avoir d’heureuses conséquences, qu’il s’agisse de la Libye en 1986 ou des Serbes de Bosnie en 1995, sans même parler de la guerre au Kosovo en 1999, qui a conduit, quoi qu’on dise, Belgrade sur la voie de la raison ? La diplomatie de la canonnière ne fait tousser que ceux contre lesquelles elle est employée, et il serait peut-être temps de se demander s’il y a la moindre grandeur à systématiquement défendre des fumiers.

Je ne vais pas revenir sur les biais de ceux qui vantent les positions de Moscou ou Téhéran et saluent la pertinence de leur raisonnement stratégique, tout en niant aux Occidentaux la simple possibilité de voir dans un régime du Sud un adversaire, un ennemi, voire une menace. Le fait que les Occidentaux aient colonisé nombre de peuples et leurs aient fait subir des horreurs n’excuse pas le fait que certains Etats ont des comportements inacceptables. L’histoire coloniale ne devrait pas être une excuse pour les tyrans, le plus souvent au moins aussi sanguinaires que les colonisateurs. Le mélange permanent entre le discours de victime et le rappel des crimes passés sert trop souvent à passer sous silence les douloureux échecs de certains, quant il n’est pas employé comme une justification à tous les crimes, le tout assorti de réflexions conspirationnistes aux relents racistes, du genre « Les Européens veulent soumettre les Arabes ». Mais oui, bien sûr.

On pourrait aussi s’étonner qu’il soit donc interdit d’intervenir au Moyen-Orient, mais que tuer des insurgés au Congo ou en RCI ne soit vraiment pas grave. Relativité de la valeur de la vie humaine, indignation tiers-mondiste à géométrie variable… On étouffe, enfin, difficilement un ricanement quand ceux qui défendent la clairvoyance et la grandeur de tyrans réclament à cor et à cri un débat au parlement. Quand le processus démocratique sert à défendre les dictatures…

Et pendant ce temps-là, il y a deux millions de Syriens réfugiés hors de leur pays. A la catastrophe humanitaire s’ajoute désormais une catastrophe stratégique pour les Occidentaux, et singulièrement les Européens. Nous voilà incapables de frapper le seul régime de la région qui soit un véritable adversaire, nous voilà coincés entre le maintien au pouvoir d’un système qui nous a toujours menacés, et parfois frappés, et qui, s’il se tire de cette épreuve, nous fera payer l’addition, et une insurrection qui se radicalise et dont la composante jihadiste entend bien utiliser le territoire syrien pour nous frapper, elle aussi. Nous voilà nus, exposant nos faiblesses, nos hésitations, notre incapacité à peser sur le cours des événements.

Faut-il, pour autant, tolérer le comportement de Damas ? Je veux croire que des actions limitées et parfaitement pensées – on peut toujours rêver – pourraient initier avec le régime syrien une forme, certes martiale, de dialogue politique lui fixant les limites qu’on ne franchit pas. Et tant pis si l’Empire se substitue à nous, puisqu’il faut bien faire le boulot. Notre éventuelle inaction, liée à celle de Washington, sera une nouvelle illustration, non pas de notre inféodation, mais simplement de notre faiblesse. Doit-on s’en réjouir ?

Oh, ça n’est pas qu’une question de moyens…

Saluons comme il se doit le déroulement du master plan impérial censé, selon les plus acérés de nos commentateurs, placer le Moyen-Orient dans le giron de l’Occident prédateur. Tout se passe manifestement comme prévu, serait-on même tenté d’ajouter, tant il apparaît, de façon éclatante, que les chancelleries occidentales savent exactement ce qu’elle veulent et comment l’obtenir. On n’avait pas vu une telle maîtrise depuis la triste épopée de Marcel Kébir.

Au milieu de ce qui pourrait bien devenir un naufrage, si le Congrès impérial ne vote pas la guerre dans dix jours (mais patience, car l’Histoire s’écrit APRES, est-il besoin de le rappeler), il faut saluer l’extrême qualité des débats intellectuels qui occupent tout ce qu’Internet compte d’esprits acérés, en particulier dans notre beau pays. Que n’a-t-on entendu et lu depuis des mois, et que ne subissons-nous pas encore, en effet. Je ne voudrais pas donner l’impression de critiquer, puisqu’il paraît que ça agace, mais avouons tout de go que la chose ne m’effraie pas, et qu’elle me semble pas nécessairement injustifiée. D’ailleurs, Dieu vomit les tièdes (1989, Robert Guédiguian). Autant dire, donc, je vais me laisser aller dans les lignes qui suivent, et comme ça ne va pas vite, vous pouvez descendre en route si ça vous agace.

Voyons donc, par qui commencer ?

Il y eut d’abord, et ils sont évidemment toujours sur le pont, les farouches partisans du président Assad, l’homme des ouvertures démocratiques, le protecteur des minorités, le faiseur de paix, l’esprit éclairé menant son peuple vers un avenir radieux, accompagné de sa délicieuse épouse et soutenu par une famille aimante. A ceux-là, chapeau bas, car il ne faut pas craindre les critiques pour se ranger derrière un tel homme.

Il y a, aussi, ceux qui, tristement, presque à regret, défendent le régime syrien parce que vous comprenez, sinon ce sont les barbus qui vont gagner et alors on va tous mourir et ça va être horrible. Pour ceux-là, courageux pragmatiques forçant leur nature et ravalant leurs scrupules, mieux vaut un ennemi que l’on connaît qu’un ennemi que l’on connaît, mais moins bien. Respectueux, en apparence, des lignes de la vie diplomatique mondiale, ces réalistes, soumis, secouent tristement la tête et font mine de comprendre un merdier qui les dépasse. Ah la la, tout ça, c’est bien du malheur. Le verbe haut mais le regard bas, ils dissimulent leur conservatisme derrière une apparence de raison, et rêvent de grandeur quand ils ne font que gérer le vol plané d’un gros porteur en perte de vitesse. Après les hystériques, les épiciers.

Il y a, également, ces stratèges qui voient tout, ces mentats en costume scintillants, de ceux qui n’ont de cesse de pourfendre l’Empire et ses nombreux errements (et Dieu sait, en effet, qu’il y en a), de dénoncer des menées secrètes, des intérêts mystérieux, de pointer d’un doigt vengeur tremblant d’indignation (imaginez un peu à quoi ça doit ressembler, si vous avez le temps, un doigt vengeur qui tremble) les banques, le pétrole, le choléra des poules, et le rôle d’une oligarchie apatride d’autant plus odieuse qu’ils ne parviennent pas à l’intégrer.

Pour ceux-là, tiers-mondistes de salon, nationalistes nostalgiques d’une France qui n’a jamais existé, toujours prospère, toujours en paix, nécessairement parfaite, sans une ombre, notre nation immortelle, celle des Lumières et du Général, ne saurait se mêler à une aventure militaire nécessairement illégale et loin des intérêts sacrés de la rodina (qui n’était pas une favorite de Louix XV, faut-il le préciser). A eux, presque aussi perçants que ceux des partisans du président Assad (quel bel homme, quand même), les cris d’indignation, la posture outragée, l’invocation de la déclaration des Droits de l’Homme. Jamais, jamais, vous m’entendez, la France, porteuse de la flamme de la raison et de la justice, ne saurait faire la guerre dans l’ombre de l’Empire.

Ce faisant, ils oublient opportunément 1918, 1940, et toutes les fois où ces saloperies de Yankees nous ont fait la courte échelle pour nos sortir de la médiocrité de nos illusions de puissance vaincue – jusqu’à la libération du Mali, difficilement envisageable sans une poignée de transports, de ravitailleurs, d’avions de guerre électronique et de drones issus des arsenaux de l’Empire. Difficile de ne pas en vouloir à tous ces alliés qui soupirent en disant « ça y est, voilà que ça les reprend. Au fait, Bill, ils ont rendu les parachutes de Kolwezi ? ». La France est une vraie puissance moyenne, et une superpuissance à crédit. Je n’en tire que du dépit, mais je ne me roule pas par terre dans la cour d’honneur des Invalides. On a sa dignité.

Il faudra, un jour, se demander quand et comment les Français ont développé ce goût si attachant pour les tannées romantiques et les branlées élégantes, quand la défaite devient belle et la victoire détestable, lorsque la puissance est terriblement déplacée et la faiblesse si charmante – même si on se cramponne comme des forcenés à la force de dissuasion nucléaire… Fous, mais pas idiots. On ne peut pas tout avoir, me direz-vous, et vous aurez raison.

Le paradoxe ne les atteint pas, et on ne se lasse pas, à dire vrai, du spectacle de ces moralisateurs dont la pensée, finalement, se limite à invoquer la misérable figure de BHL, le Lord Byron de la Rive gauche, pour vous qualifier de bisounours bien sensible parce que vous vous émouvez des massacres. Vous défendez les frappes de drones ? Vous voilà taxé, par les mêmes, peu regardants il est vrai, de militarisme outrancier. Vous vous interrogez sur la nature du régime syrien ? C’est sans aucun doute en raison de votre inféodation à l’Empire. Le doute n’est pas dans leur habitude, et la seule ligne intellectuelle, idéologique même, est une détestation de l’Amérique, coupable de tout et du reste, à commencer par l’état dans lequel nous nous trouvons, pauvres Européens mal gouvernés. Encore le master plan.

Du coup, ces grands théoriciens, capables de trouver derrière chaque initiative occidentale la preuve irréfutable d’un complot ourdi dans une grande banque de Boston, n’accordent pas un regard à l’autre bord de l’échiquier. Ingérence en Syrie ? Elle ne peut être qu’américaine. Objectifs politiques plus ou moins avoués ? Ils ne peuvent être qu’américains. Jamais vous n’entendrez de leur part la moindre remarque sur Moscou ou Téhéran, et force est de reconnaître qu’on quitte alors doucement le domaine de l’analyse stratégique pour pénétrer dans celui de la pathologie mentale, quand l’obsession fait figure de pensée. Le biais idéologique n’est pas, non plus, inintéressant, puisqu’il apparaît  alors clairement que le reste du monde peut, lui, avoir tous les objectifs qu’il veut. Le jeu est planétaire, mais tous les joueurs n’ont pas les mêmes droits, sans que cela soit ni explicité, ni même admis. Tous les Etats sont fondés à avoir une politique de puissance, sauf l’Empire – et nous, par voie de conséquence, si nos buts, par malheur, devaient s’approcher de ceux de Washington.

Le phénomène est d’autant plus fascinant qu’il n’est évidemment pas sujet à discussion. Il s’agit d’un dogme, simplement. Au nom de cette religion, ceux qui ne sont pas avec vous sont contre vous. Le régime syrien ne peut pas être si mauvais puisque les Etats-Unis veulent s’en prendre à lui, et on vous ressort le Vietnam, l’agent Orange, l’invasion de l’Irak, la vieille rengaine de la puissance impériale prédatrice. On oublie, évidemment, la guerre de Corée, la Seconde Guerre mondiale, le bouclier nucléaire de la Guerre froide, et tout le tintouin puisque, vous l’aviez compris, tout ce qui est fait par Washington l’est dans un but précis – à la notable différence des autres puissances mondiales qui, elles, ne semblent pas agir ni avoir d’intérêt. Je n’excuse pas évidemment pas les Etats-Unis, mais j’ai du mal à qualifier d’analyse une posture qui ne fait qu’aligner les lieux communs et les fantasmes pour parer de toutes les vertus les uns – contre toute évidence – et accabler sans pitié les autres.

On vous explique que vous ne connaissez pas le contexte, que vous êtes aveuglé, mais aucun de vos pourfendeurs n’a même l’idée de vous exposer les fondamentaux idéologiques de la diplomatie américaine, construite dès ses origines sur une supposée supériorité morale, sur la croyance en une destinée manifeste, sur une posture messianique souvent insupportable. Peu importe, de toute façon, ce que vous pensez puisque ceux qui vous jugent n’ont pas lu deux lignes de vos articles et se contentent de piocher, comme les procureurs des procès de Salem ou Moscou, un mot sorti de son contexte. Le fait que vous ayez, à plusieurs reprises, exprimé des doutes sur la guerre qui vient, sa faisabilité, ses durée, ses objectifs et ses immenses conséquences n’a aucune espèce d’importance. Vous vous êtes élevé contre la pensée dominante, et c’est impardonnable. La démocratie, pour eux, revient à être d’accord avec eux, et la tolérance consiste à ne jamais les contredire, surtout avec des arguments.

Leur colère, en réalité, est l’expression de leur frustration, du dépit de voir notre pays à la peine, vacillant, impuissant ou presque. On les comprend, et on pourrait presque partager cette colère si elle n’était pas ridicule. Où sont, en effet, leurs propositions ? Où exposent-ils leur pensée ? Est-ce ainsi qu’ils entendent recréer une puissance, en geignant ? D’ailleurs, leur rage contre le messianisme américain ne vient-il pas de l’échec de notre propre messianisme ? Quels autres pays, sur cette planète, proclament avec une telle morgue leur supériorité morale ? Combien de fois ai-je entendu, lorsque j’étais diplomate, ces envolées poétiques, parfois sublimes, souvent ridicules, célébrant la grandeur de la France et son message universel ?

Comme toujours, le choc vient du décalage entre les mots et les faits. Je suis prêt, demain, à dénoncer les turpitudes de l’Empire, et ceux qui me font l’honneur de lire ce blog savent qu’on y parle du désastre de la guerre en Asie du Sud-Est, des dictatures sud-américaines, du génocide amérindien, du racisme. Le fait est que je regarde aussi autour de moi, en France, et ce que je vois ne m’incite pas à haranguer le monde en donnant des leçons de morale. La corruption et l’incompétence de certains de nos responsables n’ont rien à envier à ce qu’on peut observer outre-Atlantique. L’administration n’y est pas plus souple ou réactive, le système éducatif pas bien meilleur, l’injustice sociale y est aussi un défi majeur, tout comme les questions communautaires ou le fonctionnement de la justice. Et, par pudeur, je préfère ne pas m’aventurer à évoquer la consanguinité de nos élites, la porosité de la politique et de la grande industrie, sans même parler du corporatisme dans le monde du travail, ou des relations entre le pouvoir et la presse.

En ce qui concerne notre intransigeance morale, un simple coup d’œil à nos anciennes possessions africaines illustre l’étendue de nos succès en matière de gouvernance et de co-développement, sans parler de nos dirigeants, actuels ou passés. La lecture des enquêtes des quelques journalistes d’investigation que compte ce pays permet, par ailleurs, de mesurer la noblesse qui a longtemps présidé à la destinée de, disons par exemple, la Polynésie.

La France du général De Gaulle, moderne monarchie droguée à sa propre légende (en partie bidonnée), en est venue à reprendre les discours de la IIIe République, à commencer par une supposée mission civilisatrice. Elle a aussi menti sur les essais nucléaires et leurs conséquences médicales, elle a aussi arraché des enfants à l’outre-mer pour les faire adopter en métropole, elle a aussi soutenu des tyrans, renversé des régimes, aidé des génocidaires, étouffé des scandales, bloqué la justice. Inutile, donc, de me servir le refrain de la France, phare de la conscience mondiale fièrement opposée aux Etats-Unis, mais pas à la Russie. Et d’ailleurs, en y repensant, notre pratique du pouvoir est sans doute plus proche, en fait, de celle d’un régime autoritaire moscovite que d’une république impériale où l’on sollicite le Congrès et où les journalistes posent des questions, les fous.

Le hic, certes bien anecdotique, est que la propagande fait son effet, que la légende dorée entre dans les gênes, et voilà qu’on se prend à croire à toutes ces âneries : démocratie, justice, liberté de conscience, égalité malgré les différences de sexe, de religion, de couleur de peau, résistance à l’oppression, etc. A force d’entendre parler du message universel de la France, on se prend à y croire. On croit, par exemple, qu’un jeune Syrien a autant le droit de pouvoir dire ce qu’il pense de ses gouvernants qu’un jeune Français. Et on croit, puisque vos grands-parents et vos arrière-grands-parents se sont battus avec les Alliés pour ne pas parler allemand et ont libéré des camps de concentration avec ces mêmes Alliés, qu’il est bon parfois de voir la force s’associer aux principes. Et, donc, on croit que le monde évolue, et que les frontières ne doivent pas être le rempart infranchissable qui protège les tyrans. Et on croit que quand on prétend porter un message d’une telle qualité on ne baisse pas les bras aux premières difficultés, faute de quoi, au lieu de manier la Bible et le fusil comme l’Empire on n’est qu’un ramassis de mauviettes, de Tartarin de Tarascon de la diplomatie, de petits kikis aux grandes gueules.

De même qu’il est difficile de m’accuser d’avoir partie liée avec les islamistes, il va être compliqué de démontrer que je suis candide, ou même naïf. Je pense, même, en avoir fait bien plus, du côté obscur, pour mon pays que ceux qui prônent le plus grand cynisme depuis leur bureau et tremble à la vue d’un contrôleur de la RATP. Il se trouve, simplement, que j’associe pragmatisme et éthique, morale et stratégie. Le fait d’avoir des impératifs géopolitiques, de devoir agir en fonction de données intangibles, n’est pas un blanc-seing autorisant toutes les bassesses, toutes les compromissions. Le fait que Bernard Kouchner soit devenu ce qu’il est devenu, que BHL soit toujours invité et écouté malgré toutes ses impostures, n’enlève rien au fait qu’on ne peut avoir les ambitions de la France sans en payer le prix. Ceux qui souhaitent la grandeur sans avoir de principe exposent leur vraie nature, celle de Machiavel de bazar.

Le monde, qu’ils affirment comprendre, n’est affaire ni seulement de stratégies de puissance, ni seulement de menées commerciales cachées, ni seulement de chocs idéologiques. Il y est aussi question d’espoir, de la vie de vos enfants et de la vie de ceux de vos ennemis, et d’une planète qui rétrécit. On devrait pouvoir parfaitement articuler la défense d’intérêts stratégiques et la propagation – et non l’imposition – de valeurs dont on nous dit qu’elles sont universelles. Mieux, il faudrait enfin comprendre, surtout dans un système international qui se délite pour se recomposer, que la défense des intérêts stratégiques, indispensable, ne peut se faire sans des buts plus élevés, qui différencient l’homme de la bête et la France de la Syrie d’Assad.

Entre un naïf béat et un cynique avachi, je sais qui choisir. Si je connais mon inclination pour le pouvoir, je suis encore assez lucide pour la combattre, ou du moins la tempérer. Cela me conduit, évidemment, à ressentir le plus grand mépris pour ceux qui vous assurent de la froideur de leurs analyses alors qu’ils ne sont, en réalité, que des jouets à peine conscients confondant vessies et lanternes ou tyrans et hommes d’Etat.

S’agirait de grandir, les gars, s’agirait de grandir.

 

De façon subrogative en tapinant.

Comme toujours, les exclamations hystériques et les accusations outrancières proviennent des mêmes, de ceux qui confondent convictions et faits, certitudes et vérités. On ne devrait pas s’en émouvoir, mais la chose, contre toute logique, ne cesse de surprendre. Le simple fait de critiquer le régime syrien expose ainsi à des volées de bois vert d’autant plus distrayantes qu’elles ne reposent sur aucun argument sérieux, aucun début de raisonnement.

Il serait temps, manifestement, pour certains de comprendre que les éructations ne sauraient tenir lieu de participation à un débat intellectuel digne de ce nom. Il est même permis de rappeler que la tolérance, tant invoquée par les partisans d’un des pires régimes de cette planète, ne consiste pas à se rallier à leurs positions. On aimerait, simplement, que les échanges ne se limitent pas à de misérables coups de menton ou à des trépignements d’enfants gâtés.

J’ai déjà indiqué, ici, mes réserves quant à l’intervention militaire occidentale qui se profile contre la Syrie, mais je n’ai jamais caché que ces doutes n’enlevaient rien à la profonde détestation que m’inspire la clique au pouvoir à Damas. Hélas, à l’heure du nouveau politiquement correct, de l’antiaméricanisme devenu dogme et du conspirationnisme érigé en mode de réflexion, le simple fait de ne pas désapprouver une initiative diplomatique de l’Empire fait de vous un valet de la finance apatride et des élites mondialisées, alors que la diffusion de la propagande syrienne vous donne, en revanche et immanquablement, la stature d’un esprit indépendant et éclairé. Si seulement, les gars, si seulement…

Ceux qui agonisent ainsi d’insultes au nom de la liberté (liberté chérie) ne cessent d’invoquer les objectifs cachés que les Occidentaux tenteraient d’atteindre par de sournoises manœuvres. Evidemment, et parce que cela serait s’abaisser que d’apporter des exemples, et plus encore des faits, personne ne va même essayer de prouver quoi que ce soit. La parole des partisans est d’or, celle des contradicteurs de piètre valeur, de médiocre intérêt. Tout au plus évoquera-t-on d’un air entendu des banques, des bénéfices à retirer d’une hypothétique reconstruction d’un pays ravagé, et le sempiternel complexe militaro-industriel, selon des schémas mentaux maintes fois subis au cours du siècle passé et toujours en vogue dans certains cercles.

Unies dans la défense de la laïcité et la protection de la nation, l’extrême droite chrétienne et l’extrême gauche internationaliste fustigent une option militaire dont je ne compte certainement pas nier le caractère aventureux, et passent prudemment sous silence le propre comportement du régime syrien. Il est, en effet, pour le moins délicat de présenter Bachar El Assad comme un rempart inflexible contre le radicalisme religieux, lui qui finance le Hezbollah, cette aimable amicale de militants altermondialistes un peu exaltés mais bien sympathiques, et qui, entre 2003 et 2006, a apporté une aide désintéressée aux jihadistes d’Al Qaïda désireux d’affronter les légions impériales en Irak. Un homme bon, on vous dit, seulement attaché au bonheur de son prochain et détaché des querelles partisanes ou des revendications communautaires.

Les faits ne sont, cependant, que d’un faible poids face au dogmatisme le plus obtus, et l’ignorance la plus réfractaire à la raison. Voilà, en effet, qu’on vous accuse de faire le jeu des islamistes radicaux, le nouveau Point Godwin censé mettre fin à tout débat. Le Baas ou la jihad, vous serine-t-on en omettant opportunément de mentionner que la révolte initiale, en mars 2011, n’était pas violente et faisait suite à d’autres poussées populaires, les années précédentes, déjà étouffées dans l’œuf. Etonnamment, dans le paradis qu’était la Syrie avant la guerre civile, il se trouvait donc des esprits égarés, sans doute manipulés par des forces obscures – probablement sionistes – pour contester la clairvoyance et la bonté de Bachar El Assad.

On oublie, de même, de préciser que l’extrême brutalité de la répression, dès mars 2011, a fait le jeu des radicaux selon un processus observé en Algérie en 1992, et que chacun redoute de voir se répéter en Egypte dans les prochaines semaines. Il ne s’agit évidemment pas d’exonérer les Frères musulmans syriens de leurs responsabilités, ni de nier l’arrivée des jihadistes en provenance d’Irak dès mai 2011, mais simplement de rappeler que le régime syrien a fait son malheur seul. J’ajoute que les simulacres d’élections, avant ou pendant la guerre civile, ne sauraient tenir lieu de légitimation démocratique, et je ne pense pas inutile de préciser que même correctement élu le président syrien ne serait nullement en droit de massacrer son peuple. On n’est pas surpris qu’un tel raisonnement ne soit pas retenu par des commentateurs qui voient dans la Russie ou l’Iran des exemples à suivre. Là encore, invoquer la démocratie ou la tolérance pour contester la guerre fait quand même doucement rigoler alors qu’une opposition motivée par le pacifisme aurait, au contraire, tout mon respect. Il faut croire que les défenseurs de Damas ne sont ni des pacifistes ni des démocrates, et que l’invocation de valeurs élevées n’est qu’un artifice de plus.

N’est-il donc pas possible de souhaiter la chute du régime de Damas sans pour autant être un partisan des jihadistes ? Une telle subtilité, proprement ahurissante, j’en conviens volontiers, échappe à la compréhension de nombre de ceux qui dénoncent à longueur de blogs et d’interviews la duplicité occidentale en Syrie. On ne peut s’empêcher, d’ailleurs, de relever que cette épouvantable duplicité occidentale est bien plus condamnable que celle de tous les autres acteurs politiques des crises qui secouent la région, voire les autres régions. Allons même jusqu’à dire que certains discours accusateurs contre les Etats-Unis ou les Européens sont assimilables à du racisme, ni plus ni moins, nourri comme il se doit par l’ignorance, la frustration et la projection de fantasmes.

On doit également relever que si les Etats-Unis et leurs alliés veulent s’en prendre à la Syrie au nom de visées cachées, et sans aucun doute malveillantes, le soutien de la Russie et de l’Iran à Damas ne se fait qu’au nom des plus nobles idéaux, des motivations les plus élevées. Jamais l’Iran ne saurait s’engager aux côtés de la Syrie pour défendre son seul allié dans la région, ou pour garantir une base arrière au Hezbollah, bien loin, soit dit en passant, de la résistance armée contre Israël. Jamais la Russie ne saurait soutenir Damas au prétexte – pure calomnie ! – qu’il s’agit là de son dernier partenaire au Moyen-Orient depuis que la Libye, l’Irak ou le Yémen, autres authentiques succès stratégiques, ont été balayés ou simplement défaits. Le fait que la Syrie soit un client majeur des arsenaux russes n’entre évidemment pas en ligne de compte, ni même les facilités navales offertes aux navires déployés par Moscou, ou la coopération contre les menées turques dans le Caucase. Il doit être, enfin, évident pour chacun d’entre nous que la Russie et l’Iran, démocraties riantes, ne font que protéger de façon parfaitement désintéressée un Etat frère, dont les fondements sont minés par une complexe coalition souterraine aux calculs baroques et dont l’existence même est menacée.

Le machiavélisme des ennemis de Damas est tel que ceux des Européens qui veulent l’attaquer sont dépourvus de moyens militaires, voire ont été censurés par leur parlement. Il s’agit, là, sans doute, de la ruse suprême, quand des démocraties censées poursuivre de noirs desseins sont soumises à leurs propres lois.

 

Que ferait Brian Boitano ?

Les mensonges de l’Administration Bush n’en finissent pas de polluer la vie internationale, dix ans après l’invasion de l’Irak par l’Empire et ses alliés. Les tenants du scepticisme permanent, que d’aucuns confondent avec une pensée indépendante, ont beau jeu d’évoquer la lamentable prestation de Colin Powell devant le Conseil de sécurité des Nations unies. Que les Etats-Unis aient, de façon éhontée, menti en 2003 n’implique pourtant pas qu’ils mentent aujourd’hui, et on aimerait, même si c’est une demande bien vaine, que les pourfendeurs des mensonges américains soient d’une rigueur comparable à l’encontre des diplomaties russe, chinoise ou iranienne.

Le fait est que les temps ont changé, à Washington comme ailleurs, depuis que Barack Obama a été élu. A une diplomatie agressive et dogmatique a ainsi succédé une ligne politique floue, sans autre objectif que la sécurité immédiate des intérêts américains et de leurs proches alliés. La chose est légitime, mais elle manque singulièrement de souffle de la part de la dernière véritable puissance occidentale.

Le discours du Caire, prononcé le 4 juin 2009 par l’Empereur, avait suscité bien des espoirs. Quatre ans après, force est de constater que la volonté, alors affichée, d’améliorer les relations de l’Empire avec le monde arabo-musulman a disparu dans les convulsions d’une région qui ne cesse de se débattre dans ses contradictions, ses crises de gouvernance, ses conflits communautaires et une lutte presque séculaire entre modernité et tradition fantasmée, raison et rigorisme religieux.

Elu sur un programme de rupture, Barack Obama a quitté l’Irak et décidé d’un départ d’Afghanistan. Il a également opté pour une gestion à distance de la menace jihadiste, tactiquement efficace mais stratégiquement hasardeuse, et il faut croire que l’élan pris par l’Empire sous le règne de Bush Jr. était trop important pour pouvoir être rapidement stoppé. C’est, en effet, lors de son second mandat que le président Obama se voit contraint de gérer l’onde de choc des révoltes arabes, dont il y a tout lieu de penser que leur déclenchement a été accéléré par les excès et les impasses de la lutte mondiale contre Al Qaïda et ses disciples, à commencer par le renversement du régime irakien.

Cette affaire d’utilisation d’armes chimiques n’est, en effet, pas claire, et la plus grande prudence s’impose. Elle n’est, hélas, pas de mise chez ceux qui ne voient dans toute cette affaire qu’une nouvelle preuve de la duplicité des Occidentaux ou qui croient y déceler une manipulation des rebelles, jihadistes ou non. On nous sort des experts inconnus en armes non conventionnelles, et une poignée de stratèges qui doutent de l’existence même d’armes chimiques en Syrie, ou qui se demandent quelle mouche a bien pu piquer le régime de Damas.

De nombreuses hypothèses sont étudiées. Les rebelles, qui, comme cela s’écrit à Paris depuis des mois et des mois, sont en train de perdre la guerre, ont-ils commis l’irréparable pour provoquer une intervention occidentale ? Mais s’ils disposaient de tels stocks, pourquoi ne les ont-ils pas utilisés contre les troupes syriennes ? Ont-ils estimé, à raison, qu’une telle initiative détruirait le capital de sympathie qu’il leur reste ?

Le programme d’armes non conventionnelles de Damas est connu depuis des décennies, et les Israéliens n’ont jamais hésité à s’en mêler. Inutile, donc, de nous refaire le coup des doutes, légitimes, en Irak, car la situation est bien différente. Inutile, de même, de défendre la grandeur du régime syrien, principal facteur de désordre au Moyen-Orient (si l’on excepte l’Empire lui-même), sponsor de dizaines de groupes terroristes dans la région, responsable de milliers d’assassinats d’opposants, syriens ou libanais, ou de citoyens occidentaux, soutien cynique d’Al Qaïda en Irak entre 2003 et 2006, et j’en passe. Que les autorités syriennes aient déclenché une attaque chimique contre sa propre population, malgré le risque de sanction, n’a rien de sidérant.

Bachar El Assad, depuis le début de l’insurrection, donne au monde des leçons de volonté, et la répression, sauvage, qui frappe le pays depuis mars 2011 est la marque d’un régime fort, qui ne renonce pas et ne cédera jamais. L’emploi d’armes chimiques, qui reste à confirmer, relève-t-il d’une initiative locale ? S’agit-il, au contraire, d’une action assumée au sommet de l’Etat, qui illustrerait une nouvelle fois cette volonté inflexible de briser la révolte ? Doit-on y voir la preuve de la déconnexion de Bachar El Assad avec la réalité de la pression occidentale ? Le président syrien s’est-il dit, et on ne saurait lui reprocher, que les Occidentaux n’étaient bons qu’à se lamenter et que jamais ils ne sortiraient de leur posture moralisatrice ? Il ne serait pas le premier chef d’Etat à commettre une erreur d’interprétation, en particulier dans la région.

Il me revient, par ailleurs, cette confession d’un dirigeant soviétique, à la fin des années 80, qui racontait que Moscou avait souvent été désarçonné par la diplomatie impériale, et même occidentale, parfois apathique, parfois surréactive pour des motifs déconnectés des véritables enjeux stratégiques. Le pauvre homme, qui reprenait à son compte le lieu commun des parties d’échecs planétaires, ne pouvait que déplorer l’inconstance de ses adversaires occidentaux, agissant souvent sous le coup de l’émotion, entraînés par des considérations politiques internes, touchés par l’émotion devant des massacres, et incapables de mettre en œuvre une politique cohérente de longue haleine.

C’est probablement dans une telle situation que nous nous trouvons aujourd’hui, et chacun s’accorde pour juger bien tardive la volonté occidentale de punir, enfin, le régime syrien pour son comportement, actuel et passé. Il serait donc, en effet, infiniment plus grave de tuer quelques centaines de civils à l’aide de gaz que d’en massacrer des dizaines de milliers d’autres avec des armes conventionnelles, sans même parler des milices ou des viols et tortures systématiques en prison. La décision, qui ne fait plus guère de doute, de frapper des cibles en Syrie en réaction à l’utilisation d’armes chimiques est-elle d’abord une punition de Damas ou un sursaut après des mois de défi ? Ne tente-t-on pas, à Washington, de retrouver un semblant de crédibilité alors que la ligne rouge, martialement tracée par l’Empire, a été franchie, déplacée, franchie à nouveau sans provoquer autre chose que des envolées lyriques frémissant d’indignation ? N’allons-nous pas bombarder la Syrie simplement pour montrer que nous sommes encore capables de le faire ?

Une fois de plus, les nains militaires européens, prompts à jeter l’anathème, ont besoin de l’Empire pour agir, et on aimerait que le fait soit médité chez nos dirigeants. J’ai cependant toute confiance, et je suis donc convaincu qu’il n’en sera rien et que le déploiement d’une poignée de chasseurs sera salué, avec l’unanimité qui s’impose, comme un succès majeur.

Reste que frapper pour frapper, même si on ne va certainement pas défendre Damas dans ces colonnes, ne fait pas une politique. Le président Obama paraît plus contraint à agit par principe que pour suivre une authentique stratégie. Les incohérences et autres atermoiements des capitales occidentales sont autant d’indices qui permettent, comme toujours, de balayer les accusations de complots énoncés par les mêmes observateurs. Quels sont les buts de guerre ? Voulons-nous renverser le régime ? Le contraindre à des pourparlers avec le vaste merdier qu’est devenue l’insurrection syrienne, divisée, morcelée, travaillée au corps par le jihadisme et les poussées irrédentistes ? Avons-nous mesuré les risques d’une réaction ? Nos services, où le contre-espionnage fait figure d’activité artisanale réservée à quelques anciens, sont-ils mobilisés contre le Hezbollah, les réseaux des SR syriens et iraniens, sans même parler des services russes, toujours offensifs, eux ?

Peut-être peut-on même imaginer que les frappes sur Damas seront interprétées à Moscou comme une réponse périphérique à l’affaire Snowden, dans le cadre du dialogue entre empires dont les Européens, coincés par leur insupportable posture moralisatrice, sont exclus.

Il ne reste plus, pour l’heure, qu’à attendre et à observer. Agir militairement contre la Syrie ne va pas me tirer une larme, mais il faut déplorer un tel retard. Déclenchée avec plus d’un an de retard, une offensive contre Damas ne va rien régler, et, au contraire, ajouter au chaos régional. Il s’agit, sans doute, d’un enchaînement historique logique, typique du basculement de puissance que je ne cesse de décrire, et nous en sommes réduits à frapper un Etat ennemi qu’il nous est impossible de vaincre, faute de moyens et de volonté.

La guerre qui se prépare va, de surcroît, confirmer que la seule politique occidentale dans la région est celle de la canonnière, au coup par coup, et que nous pratiquons donc, plus que jamais, une stratégie de sujétion, presque coloniale. Voilà qui devrait réjouir les jihadistes, qui nous observent et condamnent par avance l’attaque de leurs ennemis par cet Occident honni. A Moscou, par ailleurs, après le Kosovo et l’Irak, le sentiment de n’être pas traité avec toute la considération requise ne va pas faiblir, quoi qu’on pense des pitoyables appels à la légalité internationale d’un Etat qui assassine ses opposants à Londres ou les enferme, avec une belle constance.

En attendant, je prends un plaisir de gourmet à lire les indignations de ceux qui, au nom de la morale et du droit des peuples, défendent le régime de Damas et vouent aux gémonies les démocraties occidentales. Pour eux, les Occidentaux, en effet, ne devraient pas avoir d’ennemis, et encore moins les attaquer. Il faudra, un jour, s’interroger – et on aimerait que le contre-espionnage s’intéresse aussi à cette question – sur les motivations et les sponsors des donneurs de leçon qui nous accablent, relayent d’absurdes théories conspirationnistes, parlent de droit et de morale, mais absolvent les tyrans, entre pacifisme dévoyé et subversion par aveuglement.

L’Egypte, par exemple. C’est pas commun, ça, l’Egypte. Et puis ce qu’y a de bien, c’est que là bas l’artiste est toujours gâté.

Voir les actions des uns et des autres s’enchaîner et se répondre jusqu’au cataclysme final est toujours fascinant. Certains ralentissent sur les autoroutes pour se repaître des carcasses et des vies brisées. J’appartiens, pour ma part, à la catégorie de ceux qui contemplent, à la fois atterrés et subjugués, les événements s’imbriquer dans un sens qu’il n’est pas si difficile de déterminer, pour peu qu’on soit à la bonne distance.

Trop près, et la règle d’optique est bien connue, on ne voit rien. C’est bien pour cela que si j’ai toujours considéré les éléments provenant du terrain comme primordiaux, je suis, en revanche, de la plus extrême prudence s’agissant des analyses venant du terrain. Trop souvent, beaucoup trop souvent, elles ont été réalisées à l’estomac, sous le coup de l’émotion, et les raisonnements sont contaminés par le quotidien, l’habitude, et la stockholmisation. Et je ne parle même pas des différences de formation. Un bon opérationnel est rarement un bon analyste, faute d’avoir pu apprendre correctement le métier, et un bon analyste est rarement un bon opérationnel, pour les exactes mêmes raisons.

Trop loin, et on ne voit pas mieux, à peine un brouillard, quelques grands traits. Je pourrais, ici, me laisser aller à quelque acide remarque sur les esprits omniscients qui comprennent tout sans jamais rien discerner, mais il paraît que ça agace et je suis extrêmement sensible à ma popularité. Je m’abstiendrai donc.

L’intervention des autorités intérimaires égyptiennes, ce matin, était annoncée de longue date – je veux dire, depuis plusieurs jours – et nous l’attendions depuis le coup du 3 juillet. Politiquement, militairement, humainement, l’affaire est un désastre, une erreur terrible, mais il serait bien trop facile de qualifier ainsi l’évènement puis de le balayer de la main pour passer à autre chose. Idiote ou géniale, l’initiative, comme chaque action humaine, a été prise pour des raisons précises. Celles-ci sont le reflet de raisonnements, eux-mêmes révélateurs des réflexions des décideurs égyptiens, de leur appréciation de la situation, de leur histoire et de la perception, quelle qu’elle soit, de leur responsabilité historique. Se lamenter, crier au massacre ou saluer le courage des généraux est sans importance, ce soir, alors que se profile une crise qui pourrait bien être la pire du printemps arabe. Essayons simplement de ne pas perdre de vue que chaque action est précédée d’une idée. Même l’individu le plus obtus n’agit pas sans raison.

L’empathie est essentielle dès qu’on s’essaye à l’analyse. Pour un historien, se cantonner à l’étude des forces profondes sans tenter de saisir les ressorts humains ou le contexte d’une action peut conduire à des contre-sens. Dans une administration, alors qu’il s’agit de lire le jeu de l’adversaire pour le contrer, le renseignement, et peu importe comment on l’obtient, sert justement à compléter les connaissances acquises grâce au travail scientifique ou journalistique afin de disposer d’un tableau le plus complet possible. Il s’agit alors de comprendre pour agir, et non pour seulement expliquer.

Dans certaines situations, l’évidence s’impose, parfois brutalement (« Il n’y avait pas deux tours, juste là ? « ) et il n’est nul besoin de sortir d’une des grandes écoles de la République pour comprendre qu’on est sous le feu de l’ennemi, voire que le monde s’effondre sous vos pieds. L’expérience et la capacité à se placer à la bonne distance pour voir les bons signaux sans être aveuglé par des biais sont ainsi des atouts précieux.

Les révoltes arabes ont provoqué, dès leur déclenchement, deux principales réactions : enthousiasme et peur. L’enthousiasme des orientalistes était touchant, mais il empêchait de voir de cruelles réalités. Ceux qui, comme votre serviteur, s’étonnaient de lire, trois mois après la chute d’un régime, des jugements définitifs sur les causes et les conséquences de tel ou tel événement, ne pouvaient que prier les Lares de Fernand Braudel ou de Marc Bloch en souhaitant que la raison finisse par l’emporter. Je me suis réjoui de ces révolutions, mais jamais je n’ai songé que demain commencerait par une aube radieuse. Il a fallu à la France près d’un siècle pour passer d’une monarchie millénaire à une république acceptée du plus grand nombre. Alors…

D’autres, angoissés par ces bouleversements qu’ils pressentaient d’une ampleur inédite, se réfugiaient dans des analyses sans fondement, et on a ainsi pu entendre des leçons de patriotisme sourcilleux financés à l’étranger.

L’analyse n’est qu’une enquête, et il suffit de faire preuve de bon sens. Recueillir les faits, les trier, les organiser, ne pas mélanger le tactique et le stratégique, le ponctuel et l’historique. Se dire qu’on n’en sait jamais assez, mais savoir arrêter de chercher pour rassembler les indices. Séparer ce qu’on voudrait qu’il arrivât de ce qu’on observe. Par exemple, je souhaite ardemment la chute du régime syrien, mais je suis un farouche opposant des islamistes – je crois que ce point est clair pour tout le monde – et je pense même que Bachar El Assad est en train de gagner. De même, je suis bien obligé de constater que la chute du président Morsy, il y a un peu plus d’un mois, est un coup d’Etat. Les petits gars de Tamarrod n’aimaient pas, il n’y a pas si longtemps, qu’on leur rappelle cette réalité, mais elle n’est pas discutable, et leur orgueil nationaliste ne compte guère face à la puissance des faits.

La nuit est enfin tombée sur l’Egypte, et le pays qui va chercher le sommeil ce soir n’est pas celui qui s’est réveillé ce matin. Selon un bilan disponible, 278 personnes sont mortes aujourd’hui dans les affrontements qui ont suivi le démantèlement des camps des Frères par la police et l’armée. En quelques heures, donc, le pays a subi le tiers des pertes totales des journées révolutionnaires de l’hiver 2011 (864 morts), et les services de secours affirmaient aujourd’hui ne pas disposer d’assez de véhicules pour transporter tous les blessés. Au moins 43 policiers sont morts, et de nombreux témoins indiquent que si la police a fait preuve d’une extrême brutalité les Frères ont eux aussi rapidement sorti les armes. Très vite, des commissariats ont été attaqués aujourd’hui, et on s’est battu dans tout le pays, à Alexandrie, à Luxor, dans le Sinaï. On a aussi attaqué les quartiers coptes, et une petite fille chrétienne est morte, abattue d’une balle dans la poitrine. Son décès fait écho à celui de la fille de Mohamed Beltagy, le secrétaire général du Parti de la liberté et de la justice, l’émanation de la Confrérie, elle aussi froidement descendue par un homme sans doute fier de son carton. Après le carnage de ce matin, tout le monde va à présent crier vengeance, montrer les corps des martyrs, et la violence individuelle va se fondre dans l’enfer collectif.

Alors qu’il s’apprêtait à quitter l’Egypte après une ultime visite de concertation, le sénateur impérial John McCain a déclaré, le 6 août, que le pays était à deux doigts d’un bain de sang. Cette déclaration, bien éloignée de l’habituelle componction des discours diplomatiques, avait beaucoup agacé à Washington, où l’absence de politique le dispute, comme à Paris, à une molle résignation. Depuis des mois, pourtant, il nous apparaissait clairement – au moins à mes collègues et moi – que tout cela ne pouvait que mal finir. Des questions plus que gênantes se posent même, à commencer par celle-ci, lancinante : l’armée a-t-elle jamais laissé le pouvoir depuis la chute de Pharaon, en février 2011 ?

La chronologie, vue d’ici, ne ménage guère d’ambiguïté. Renversé et en fuite, Hosni Moubarak a été remplacé à la tête de l’Etat par un vieux maréchal venu sauver la nation – oui, on a déjà vu ça ailleurs. Le pays a, dès lors, été géré par le Conseil suprême des Forces armées (CSFA) qui a organisé un référendum (mars 2011) puis un scrutin législatif   (novembre 2011 – janvier 2012). Assez vite, il était apparu à ceux qui regardaient autrement que depuis les salons de l’ambassade de France que tout n’allait pas pour le mieux : crise économique, crise sécuritaire, tensions communautaires, dénis de justice, menace jihadiste en hausse. Dès l’automne 2011, il y avait eu de solides indices quant à la réalité de la volonté de l’armée de laisser réellement s’exprimer la volonté du peuple.

A peine élu, le premier parlement démocratique de l’histoire égyptienne, outrageusement dominé par les islamistes (40% des sièges pour les Frères, 25% pour les salafistes), avait été dissous par la justice, qu’on nous présentait volontiers comme indépendante mais qui semble bien avoir été aux ordres. La domination parlementaire des islamistes avait été un choc pour le CSFA, alors que se profilait le scrutin présidentiel, autrement plus important. Elle prit aussi de court ceux qui, en France notamment, niait la puissance de la Confrérie. Les mêmes, avant, avaient ricané quand on leur parlait des islamistes au Sahel, et il est bon de se savoir entre de bonnes mains.

Les conditions dans lesquelles a finalement été élu Mohamed Morsy ont été l’indice qu’il aurait fallu voir, et qui a échappé à nombre de commentateurs. Morsy, en premier lieu, n’était pas le candidat naturel des Frères, et il ne se trouva en première ligne qu’après l’élimination par la justice d’autres candidats. Oui, je sais, ça aussi on l’a déjà vu ailleurs. L’armée, de son côté, avait poussé Ahmed Shafiq, une redoutable vieille baderne qui avait, quand même, été le dernier Premier ministre de Pharaon. Un homme neuf pour un pays neuf, donc… Je passe, car il est tard, sur les autres candidats, Amr Moussa, Sabahi, ou Aboul Foutouh, tous passionnants.

Après quelques jours d’hésitation, l’armée avait laissé Mohamed Morsy remporter l’élection. En réalité, elle avait validé son avance et avait renoncé à imposer Shafiq, qui avait alors filé séance tenante dans le Golfe. On s’est alors dit que tout allait peut-être bien se passer, finalement. Sauf que le Sinaï était déjà une fournaise, que Morsy était nul, et que l’armée, qui avait laissé Tantawi prendre sa retraite, ne faisait pas de cadeaux aux Frères.

Eux-mêmes, d’ailleurs, ont été d’entrée confrontés à une situation générale qui échappait à tout contrôle : inflation galopante, déficit du budget, fuite des devises, pénuries, effondrement du tourisme, délinquance exponentielle, trafics, violences sexuelles, montée des menaces terroristes, etc. Inexpérimentés, dogmatiques, sans relais dans la haute administration, tiraillés par des débats internes, concurrencés par les salafistes, critiqués par les progressistes libéraux comme par les marxistes, les nassériens ou les anciens du régime déchu, les Frères se sont montrés incapables de gouverner. On imagine leur rage, eux qui accédaient enfin au pouvoir après des décennies de répression sauvage et de coups tordus, lorsqu’ils ont réalisé que le gouvernail était cassé et que le paquebot ne répondait pas.

L’armée, manifestement, attendait. Elle n’avait cessé de répéter que sa seule mission était la défense de la nation, de son unité, de l’ordre. Evidemment, les généraux égyptiens ne pouvaient que contempler avec horreur la Syrie, la Libye, la Tunisie, le Yémen, l’Irak et même l’Algérie. Pas question pour eux de laisser le chaos, ou même un désordre sans étoffe, s’installer dans le pays. Les Frères ont été avertis, et ils n’y ont sans doute pas cru. Sans doute ont-ils fini par penser, eux aussi, que les militaires égyptiens s’étaient ralliés à cet étrange système qui permet au peuple de s’exprimer. Sans doute, aussi, ont-ils été abusés en pensant que le peuple, justement, avait assez de maturité pour accepter sans sourciller d’être gouverné par des incompétents élus et donc légitimes. Là aussi, etc… Je me comprends.

L’armée a-t-elle provoqué Tamarrod ? A-t-elle simplement saisi la balle au bond ? On sait déjà qu’elle grossi les chiffres de la très importante mobilisation de juin dernier, et il était clair – elle le disait elle-même – qu’elle ne tolèrerait pas un nouveau cirque. Elle a donc mis fin à l’expérience islamiste en deux temps, d’abord en renversant le président, ensuite en essayant de briser la confrérie. Le pari est osé, et pour tout dire je ne le vois pas donner de résultats probants. C’est là qu’intervient l’enchaînement mécanique que j’évoquais plus haut.

Les généraux ont sans doute entendu à plusieurs reprises, depuis le 3 juillet, les conseils inquiets des uns et des autres. Mais les ont-ils écoutés ? Etaient-ils capables, d’ailleurs, de les écouter ? Ont-ils cru qu’ils allaient éteindre en quelques jours de fermeté la détermination de religieux radicaux parvenus légalement au pouvoir ? Croient-ils aujourd’hui pouvoir éteindre une insurrection qui vient inévitablement ? Sont-ils assez lucides pour prendre conscience de leur erreur ?

Il est facile, de son canapé, de dire qu’il fallait brosser le ballon pour tromper le gardien. L’attaquant qui vient d’effacer deux défenseurs et qui sait qu’il n’a qu’une seconde pour frapper y pense-t-il ? La question est la même pour les généraux égyptiens. Dans un pays qui s’enfonce de plus en plus vite, lorsque les problèmes sans solution s’amoncellent sur votre bureau, est-on capable de s’isoler deux heures et de convaincre d’autres généraux, moins lucides, que frapper trop durement les Frères sera encore pire que de les avoir au pouvoir, même nuls, même dogmatiques, même dépassés ?

Le fait est que l’armée est à nouveau pleinement au pouvoir. Elle mène sa guerre dans le Sinaï, avec le même succès que l’ANP algérienne en Kabylie. Elle nomme des gouverneurs, elle arrête des leaders sur des motifs idiots, et annonce des procès qui sont autant de reculs dans cette supposée nouvelle Egypte. Ses alliés la quittent, comme le Vice président Mohamed El Baradei, qui a démissionné ce soir, ou comme les salafistes. Ces-derniers s’étaient félicités de la chute des Frères, mais ils ne peuvent tolérer la répression qui touche des islamistes. Les condamnations internationales, et même l’Empire s’est décidé à faire les gros yeux, ne font que conforter les généraux dans la certitude qu’ils ont raison contre le reste du monde. On imagine sans mal, en revanche, la satisfaction du régime syrien.

Plus de deux ans après la révolution, rien n’a changé, et tout a changé, en pire. Responsable du désastre socio-économique qui a conduit à la chute de Moubarak, l’armée est à nouveau aux commandes, et on ne voit pas comment ou pourquoi elle pourrait se montrer meilleure. Face à elle, la seule force politique constituée, les Frères, est infiniment plus dangereuse qu’elle ne l’a jamais été. Elue, elle a été sèchement mise sur la touche avant de subir une offensive en bonne et due forme. Il ne lui reste plus d’autre choix que l’action violente clandestine et dès ce soir, sans doute, des Frères constituent des cellules secrètes ou approchent les gens d’Al Qaïda. Les attaques contre des commissariats sont un signe alarmant. La comparaison avec la crise algérienne, qui faisait bondir les belles âmes il y a un mois, doit être dans tous les esprits tant les enchaînements, dans des pays différents, présentent de points communs. L’armée peut-elle encore tendre la main pour éviter le pire ? On en doute, et il faut donc se préparer à une insurrection qui, bien plus que partout ailleurs, va être islamiste avant de devenir jihadiste. Le couvre-feu et l’état d’urgence décrétés ne sont que de tristes souvenirs du passé. Le cauchemar est là, et aucune force ne peut nous en extraire, même si on le souhaite de tout coeur.

« Voiles sur les filles/Barques sur le Nil » (« Alexandrie, Alexandra », Claude François)

Je ne sais pas si vous avez remarqué, mais les militaires, quand ils prennent le pouvoir, ont tendance à affirmer qu’ils le font pour le bien de tous, pour la paix, pour la stabilité et pour la grandeur de leur pays. Ils disent rarement que le peuple est composé de crétins ignorants et qu’ils vont rétablir l’ordre, et pas d’un petit train, bande de petits salopards (ça, c’est plutôt mon genre) et que le premier qui moufte en prendra pour vingt ans a) en Sibérie b) au Tibet c) aux Kerguelen (entourez l’option choisie).

Comme de juste, l’armée égyptienne n’a pas dérogé aux traditions en déposant, le 3 juillet dernier, le président Morsy afin de répondre « aux aspirations du peuple », pour reprendre la formule du général Al Sissy, le nouvel imperator. Soyons clair, personne ne va regretter Mohamed Morsy, manifeste erreur de casting, élu en juin 2012 après avoir été désigné, en l’absence d’alternative, candidat des Frères. Le pauvre homme, qui n’a fait illusion que quelques semaines mais a quand même réussi à envoyer à l’hospice le maréchal Tantawi, a démontré l’étendue de son incapacité à gouverner. Et avec lui, c’est l’ensemble de la Confrérie, certes paralysée par la dissolution de l’Assemblée en mai 2012 par l’armée (on ne fait pas plus prévenant, décidément) qui a exposé son amateurisme, son dogmatisme, et son impuissance. A dire vrai, on n’est pas surpris, mais ça fait quand même plaisir de constater que les élus du Très Haut, ici comme ailleurs, sont infoutus de gérer quoi que ce soit.

La colère grondait depuis des mois, en Egypte, et on peut même dire qu’elle ne s’était pas éteinte depuis janvier 2011 – sans parler de tout ce qui a précédé. Depuis plus de deux ans, les explosions de violence étaient régulières, et je dois dire que je redoutais que les jeunes progressistes, en pointe lors de la révolution, n’aient été définitivement brisés par la répression. Il n’est sans doute pas inutile de rappeler ici que l’armée, qui se présente aujourd’hui comme seulement préoccupée par le sort du peuple, n’y est pas allée de main morte tant qu’elle a été au pouvoir après la chute de Pharaon. L’automne 2011, ainsi, n’a pas été de tout repos pour la jeunesse militante, soigneusement et copieusement tabassée par une soldatesque décidément bien peu à l’écoute de revendications qui sont, d’un coup, un certain 3 juillet 2013, devenues légitimes. D’ailleurs, cette armée si attentive aux demandes de ces jeunes gens n’était pas la dernière, en octobre 2011, à intenter des procès aux militants des ONG pro-occidentales, accusés d’être des agents de l’étranger. A cette époque, leurs revendications n’étaient pas si légitimes. Mais quand ça change, ça change et, comme on le sait, il ne faut jamais se laisser démonter.

Quand une armée dépose un président élu, le remplace par un haut fonctionnaire, suspend la constitution, dissout la chambre haute du parlement (et finit ainsi le travail commencé il y a un an), prend le contrôle des médias, déploie ses chars à chaque carrefour et fait arrêter les principaux responsables du parti au pouvoir pour des motifs assez obscurs, je n’appelle pas ça une kermesse mais bien un coup d’Etat militaire. C’en est même une illustration parfaite, digne de figurer dans un manuel. Cela étant posé, il faut se souvenir qu’au mois d’avril 1974 l’armée portugaise a réalisé un coup d’Etat militaire qui, après avoir conduit au départ du général Salazar, a permis l’instauration d’une démocratie et la fin d’une épouvantable guerre coloniale en Angola et ailleurs. Dans ces conditions, on pourrait donc se laisser à un certain optimisme s’agissant de la situation égyptienne. Sauf que c’est pas mon genre.

L’armée est au pouvoir au Caire depuis 1952, et elle représente la principale force politique du pays. Gavée d’aides soviétiques puis américaines, elle contrôle au moins 30% de l’économie du pays, l’ensemble de ses services secrets et avait donné, jusqu’en juin 2012, tous ses dirigeants à la république. Ses généraux ne sont pas connus pour être des rigolos (j’ai moi-même fait un jour une plaisanterie à un général de je-ne-sais-plus quel service, et j’ai bien cru que la soirée allait mal se terminer, mais passons), et ils ont été à la manœuvre contre les Frères avec la finesse que l’on imagine.

On peut, si on le souhaite, lire le coup de force du 3 juillet comme une action répondant à l’appel du peuple, mais il serait bon de ne pas oublier que les militaires ont d’abord gagné une nouvelle manche contre la Confrérie, leur vieille ennemie. Déjà, l’année dernière, les sauveurs de la patrie et les garants de la révolution (rires) avaient hésité quelques jours avant de laisser Mohamed Morsy l’emporter sur Ahmed Shafiq. La question est donc de savoir si l’armée va désormais, comme au Portugal il y a quarante ans, s’effacer et laisser la démocratie naissante s’implanter dans le pays ou si elle va conserver durablement son rôle prédominant.

Une autre question n’est toujours pas posée, et elle devrait pourtant être au cœur de toutes les réflexions. Admettons que l’armée ait bien fait de déposer le président et qu’elle accompagne en toute transparence le processus qui doit conduire à l’élection d’un nouveau président et d’un nouveau parlement, qui nous garantira que les choses iront mieux en Egypte ? Le fiasco de l’expérience des Frères au pouvoir ne saurait nous faire oublier qu’aucune des causes socio-économiques ayant conduit à la révolution de janvier 2011 n’a trouvé de réponse satisfaisante. Quels remèdes le nouveau régime va-t-il trouver ? Est-il capable de répondre aux multiples revendications de la rue ? Il serait parfaitement illusoire de ne voir dans les foules de ces derniers jours qu’une masse de citoyens unis par la même détestation des Frères et leur amour de la liberté, si possible laïque.

L’opposition égyptienne, en passe – suprême ironie – de parvenir au pouvoir grâce à l’armée, est divisée entre des composantes parfois très différentes, progressistes/modernistes, nationalistes, communistes, néo-nassériens, pro-Moubarak, islamistes dissidents, coptes, ulcérés par l’une ou l’autre des décisions idiotes des Frères et que seule la commune détestation de Mohamed Morsy a pu réunir dans les rues. Saura-t-elle constituer un gouvernement d’union nationale alors que les salafistes (eux-mêmes divisés, car on ne se refait pas), après avoir accepté la feuille de route de l’armée, prennent rapidement leurs distances et ont déjà refusé de voir Mohamed El Baradei puis Ziad Bahaa Eldin au poste de Premier ministre ?

Comment le futur gouvernement, auquel on souhaite bien du plaisir, parviendra-t-il à enrayer une crise économique qui ne cesse de s’aggraver depuis la révolution ? Et qui saura rétablir la sécurité dans les rues ? Et faire revenir les touristes ? Qui sera capable de mettre fin aux intolérables violences sexuelles omniprésentes autour de Tahrir ? Comment faire face à l’inévitable mécontentement d’une population de plus en plus sensible aux théories idiotes et qui pourrait, bien, progressivement, basculer dans la violence ?

Quelques mois après le début des révolutions arabes, de beaux esprits ont commencé à évoquer un master plan de l’Empire, voire une complexe manœuvre judéo-américaine. Comme d’habitude, aucun fait et aucune preuve n’ont été avancés, mais peu importe et l’idée que des populations puissent se révolter spontanément n’a pas été retenue. Le monde est bien plus complexe que ne le prétendent les idéologues de l’extrême droite et de l’extrême gauche, et leur inexpérience les empêche de voir que personne ne maîtrise rien. Dans l’ensemble du Moyen-Orient, de nombreuses forces sont en action, chacune avec ses propres objectifs et sa propre logique, et je ne vais pas revenir sur ce que j’écrivais ici ou , par exemple.

Les Etats-Unis, qui voient, comme la Russie, leurs alliés vaciller dans la région sont accusés d’avoir tout manigancé. Le point le plus amusant, s’agissant des évènements actuels en Egypte, est que chaque camp les accuse. Les Frères, que la rue, dans sa bien connue sagesse, voyait inféodés à Washington, jugent l’Empire responsables de tous leurs malheurs. En 2011, l’armée, qui a grassement profité de l’argent de son puissant protecteur, a fait porter aux ONG américaines la responsabilité de la révolution, soudainement devenue si belle et légitime après avoir été montée dans l’ombre par des traîtres, des drogués et des prostituées. Et certains militants progressistes, qui ont profité des programmes du Département d’Etat, n’ont pas manqué une occasion, récemment, d’accabler les Etats-Unis, accusés d’avoir poussé l’armée à (re)prendre le pouvoir. La confusion mentale atteint de tels sommets que le peuple en vient à ne plus voir sa propre force et à chercher désespérément un grand ordonnateur qui expliquerait le cirque. Après des décennies de dictature, la liberté enivre puis trouble quand il apparaît que le futur n’est pas au bout d’une route déjà tracée par d’autres…

La seule donnée non négociable est que les Etats-Unis redoutent, en effet, un immense merdier en Egypte, aussi bien pour d’évidentes raisons stratégiques (Canal, Gaza, Israël, Libye, Nil, etc.) que sécuritaires (jihad) et même morales. Tout est, en effet, réuni pour une catastrophe qui pourrait, à terme, dépasser l’ampleur de la tragédie syrienne.

Lors de la révolution de 2011, la vie politique égyptienne était dominée par le parti présidentiel, l’opposition étant autorisée à faire de la figuration et les Frères cantonnés – cruelle erreur – à des actions caritatives (je simplifie à dessein). Plus de deux ans après la chute du régime, l’armée – admirez le paradoxe – reste d’une puissance inégalée mais des dizaines de partis politiques se sont constitués. Quant aux Frères, ils ont gagné les élections parlementaires (2011-2012), puis ont vu le parlement qu’ils dominaient outrageusement (plus de 40% des sièges, et 25% aux salafistes) dissous par l’armée, et finalement leur candidat à la présidence élu puis déposé par cette même armée. On a en vu qui s’agaçait pour moins que ça, et c’est là qu’il faut repenser au statut si particulier du pays dans la mouvance jihadiste.

L’Egypte abrite la plus haute autorité de l’islam sunnite, et c’est sur son sol que les Frères musulmans, précurseurs du jihad contemporain, ont vu le jour en 1928. Les idéologues radicaux égyptiens n’ont cessé d’irriguer la violence depuis ce moment, confortés dans leur choix par la violence aveugle de la répression qui les a frappés et menace à nouveau de s’abattre sur eux. Les deux principales formations jihadistes égyptiennes ont assassiné le président Sadate en 1981 avant de mener au régime une guérilla finalement vaincue. En 1999, la Gama’a a même renoncé à la violence, sans pourtant renier ses fondamentaux, et le Jihad islamique a fusionné avec Al Qaïda en juin 2001. Oui, quand même. D’ailleurs, les adjoints d’Oussama Ben Laden ont toujours été égyptiens, d’Abou Oubeida Al Banshiri à Ayman Al Zawahiry en passant par Mohamed Atef. Et c’est même Zawahiry, le bon docteur, qui a remplacé OBL après sa tragique disparition.

Les cadres égyptiens d’Al Qaïda n’ont jamais perdu de vue leur pays. Les révoltes arabes, loin d’avoir été un échec du jihad comme quelques esprits égarés l’ont prétendu alors que la poussière n’était pas encore retombée, sont, au contraire, de formidables occasions d’agir comme elles sont, aux yeux des chefs jihadistes, la démonstration de la justesse de leur cause. Comme le notait récemment avec beaucoup de pertinence un observateur, le coup de force de l’armée, la semaine dernière, contre le premier président islamiste de l’histoire égyptienne confirme l’ensemble du crédo d’Al Qaïda : jamais on ne laissera gouverner un authentique chef de l’Etat musulman, l’accession au pouvoir par les urnes est un leurre, la démocratie est une impasse, et le jihad est donc la seule voie.

Ce discours est relayé depuis des mois par nombre d’idéologues en Egypte même, et il va être excessivement intéressant d’observer quel sort l’armée leur réserve. L’émergence de groupuscules, depuis des mois, comme Ansar Al Sharia (oui, je sais, il ne faut pas lire la presse française, elle ne vérifie rien et recopie tout) et l’audace croissante de personnalités comme Mohamed Al Zawahiry, le frère de l’autre, sont les signes d’une violence qui ne demande qu’à exploser.

Les nouvelles autorités sont conscientes du risque, et on entend déjà des voix appelant à ne pas exclure les Frères du prochain processus électoral. Si par malheur quelques centaines de partisans des Frères décidaient, en effet, de passer dans la clandestinité pour mener un jihad en Egypte, le pays ne pourrait que s’enfoncer encore plus. Des cellules terroristes existent déjà, au Caire ou Alexandrie, tandis que le Sinaï est plus que jamais en train de basculer dans le chaos. La perspective d’une relance du jihad en Egypte est donc loin d’être une hypothèse abstraite, et il suffit pour s’en convaincre de recenser les incidents et arrestations depuis un  an.

Il y a fort à parier qu’après les premiers attentats l’armée reprendrait durablement la main puisque le pouvoir civil serait, intrinsèquement incapable de relever un tel défi. Dès lors, la comparaison avec la crise algérienne de 1991/1992 deviendrait tristement pertinente. Et le choc des révoltes arabes deviendrait un cataclysme.

Sans puissance, la maîtrise n’est rien.

Connaissez-vous la honte ? Celle qui vous fait monter le rouge au front, qui vous réveille la nuit comme une gifle glacée, celle qui vous fait battre le cœur trop vite ? Je l’ai ressentie pendant le génocide rwandais, et pendant la guerre civile dans l’Ex-Yougoslavie, quand un président français venait à Sarajevo promettre à ses habitants qu’il ne les abandonnerait pas, ou lorsque le Secrétaire général des Nations unies, Boutros Boutros-Ghali, saluait avec chaleur un accord de dupes conclu avec la soldatesque serbe, qui violait et brulait avec l’amical soutien de la Russie. Déjà, me direz-vous, ou encore, c’est selon.

Vingt ans après, nous en sommes au même point, toujours aussi lâches, toujours plus faibles, gérant le monde comme un personnage de Courteline, nous enivrant de pompeuses déclarations, rappelant sans cesse notre attachement aux valeurs que nous sommes censés incarner et qui, paraît-il, inspireraient notre action. Sauf que non.

Alors que l’Union européenne s’enfonce dans la crise, que notre pays se roule dans la plus confondante médiocrité et que le monde que nous avons connu pendant si longtemps n’est plus qu’un lointain souvenir, d’autres acteurs de cette vaste et tragique farce qui nous occupe tous n’entendent pas disparaître si facilement. Il faut donc saluer la ténacité de Bachar Al Assad, digne héritier de son père, authentique fumier et véritable leader qui donne depuis plus de deux ans une leçon de volonté politique au monde, impuissant et fasciné par tant d’horreurs.

Soutenue par l’Iran et la Russie, qui lui ouvrent sans limite leurs arsenaux, le régime syrien se bat avec une folle énergie qui rappelle l’anecdote de la vaccination racontée au capitaine Willard par le colonel Kurtz dans Apocalypse Now (Francis Ford Coppola, 1979). Comme tant d’autres depuis que le monde est monde, il pratique la terreur, l’intimidation, la guerre contre son peuple, il joue les communautés les unes contre les autres, invoque la défense du monde civilisé, se pose en rempart contre le chaos, allant même jusqu’à convaincre certains.

Le régime syrien n’a pourtant pas d’autres principes que ses propres intérêts, pas d’autre but que sa survie. Il serait d’ailleurs vain de le juger pour ça, puisqu’il mène la politique qu’il pense être la meilleure pour surmonter cette épreuve. Commençons déjà par admettre ça, ce sera un début. Aucune des déclarations du président Al Assad n’a donc de sens si on oublie cette vérité profonde, et les élections ou les amnisties observées depuis deux ans n’ont pas d’autre but que d’habiller un processus de survie du système.

La lucidité, cependant, n’a pas grand mérite tant la propagande syrienne est absurde lorsqu’elle tente de nous convaincre de la justesse de ses positions. « Attention au chaos ! » nous met-elle en garde, comme si nous avions oublié l’engagement incessant du régime syrien pour la paix régionale… « Nous sommes le dernier rempart contre l’islam radical ! » affirment sans rire les responsables syriens, qui n’avaient pas ces scrupules lorsqu’ils soutenaient sans réserve les jihadistes qui se faisaient exploser chaque jour en Irak contre les troupes de l’Empire. Que disaient alors les experts qui nous vantent désormais la grandeur désintéressée de la Syrie laïque ? On ne s’en souvient pas, et sans doute n’étaient-ils pas si bavards, faute d’avoir été invités aux bonnes conférences ou d’avoir reçu leurs petits cadeaux, de ceux qu’on laisse sur la commode de la chambre, au petit matin. Pas vrai, les gars ? Qui sont donc ces commentateurs qui, farouchement jacobins et laïcards en France, défendent avec une soudaine passion le soi-disant modèle communautaire syrien ? A ce degré d’imposture, il faut saluer les artistes.

Le régime syrien se bat donc pour sa survie. Soit. Nous ferions pareil à sa place, mais la question n’est pas tant dans le but poursuivi que dans la manière de l’atteindre. Et qu’on ne me parle pas des jihadistes, qui n’ont nullement entamé toutes ces révoltes, mais ont su, sans surprise, les détourner. A partir de quel degré de violence un Etat qui réprime perd-il de sa légitimité ? Combien de morts faut-il compter dans les rues de ses villes pour estimer que cela devient intolérable ?

En fixant des lignes rouges qu’ils se savent incapables de faire respecter, les Occidentaux, et surtout les Européens, font une fois de plus la démonstration de leur faiblesse, et de leur échec. La France, désormais première puissance militaire de l’Union, a sué sang et eau pour envoyer au Mali 5.000 hommes et une poignée d’avions et d’hélicoptères, et tout indique que pareil exploit n’est pas appelé à se reproduire dans les années qui viennent. Pourtant, encore plus que les jihadistes actifs en Afrique du Nord et au Sahel, le régime syrien représente un défi et une menace pour nous, et nous aurions toutes les raisons de l’attaquer. Historiquement ennemi de notre pays, comme je le rappelais ici, il nous a combattu et nous l’avons combattu, il a combattu nos plus proches alliés et ils l’ont combattu, et nos tentatives pour le conduire vers une certaine forme de modernité ont toutes échoué. Seulement voilà, on ne peut pas.

La guerre civile syrienne, puisque c’est de cela qu’il s’agit depuis plusieurs mois, déstabilise pourtant toute la région. Elle atteint surtout des sommets dans l’horreur et rend nos discours moralisateurs encore plus misérables qu’à l’accoutumée. Nous sommes, comme si cela ne suffisait pas, bloqués à New York par la Russie et la Chine comme il y a quarante ans, et militairement impuissants. Israël, décidément toujours dans les bons coups, est ainsi le seul Etat à prendre les choses en main, jouant sa propre partition de soliste puisque les « grandes puissances » ne sont plus, ni si grandes ni si puissantes.

Une grande partie de notre impuissance provient, cependant, de nos pudeurs de jeunes filles face à une Russie qui fait les gros yeux et une Chine qui joue avec nos nerfs. Laissons de côté cette dernière, qui ne se fâchera avec ses clients pour un régime dont elle se moque éperdument. La position russe est, comme d’habitude, plus contrariante puisqu’elle associe la protection d’un allié historique et la défense, par principe, des vestiges de son ancien système impérial. Mais avons-nous essayé de faire pression sur Moscou, de lui faire entendre raison ? Il me semble que, là encore comme d’habitude, nous avons tremblé devant la Russie pour nous livrer à de minables actions de soutien à une rébellion syrienne qui est loin d’avoir gagné la partie. La France, comme ses alliés européens, ne manque pas une occasion de ne pas fâcher dès que le jeu devient vraiment sérieux.

Les choses sont donc, par-delà leur infinie complexité politique et technique, d’une grande simplicité morale : si le régime syrien est tellement horrible, et Dieu m’est témoin qu’il l’est, alors combattons-le autrement que par de minables déclarations outragées. Et si nous avons estimé, dans le secret du pouvoir, que sa survie ne serait pas une mauvaise chose, cessons dans ce cas de rouler des yeux comme un puritain dans un cinéma porno et assumons le fait que nous sommes, nous aussi, plus guidés par nos intérêts que par nos principes.

Il faudrait simplement, alors, abandonner la posture messianique qui fait le charme de notre pays et nous replonger, enfin, dans le marécage où se débat le reste du monde. Mais si nous renonçons aussi à notre morale, que va-t-il nous rester ? La réponse est dans la question.

Truly, for some men nothing is written unless they write it.

Il est difficile de ne pas penser à T.E Lawrence, ces temps-ci, alors que les révoltes arabes sonnent le glas de l’ordre – façon de parler – hérité de la fin de l’Empire ottoman, comme je l’ai humblement suggéré ici et .

Ecrivain talentueux, archéologue, diplomate, espion, praticien de la guerre dans le désert, théoricien de la guérilla, Lawrence d’Arabie reste, près d’un siècle après les grandes heures de la Révolte arabe (1916-1918), un personnage dont la réalité, plus ou moins décrite par quelques biographes et historiens, s’estompe derrière la légende.

 

Le mythe est d’abord né d’un livre, authentique chef d’œuvre, Les Sept Piliers de la Sagesse, paru sous plusieurs formes entre 1922 et 1935, et considéré comme un monument littéraire. Dans ce texte, maintes fois remanié et dont il a même perdu un brouillon, Lawrence livre un récit de la révolte arabe tout autant qu’un voyage intérieur.

Exalté, lyrique, le livre est, naturellement, bien plus qu’un récit de guerre ou qu’une autobiographie, et son passage à l’écran était inévitable tant les événements comme la région conduisent à rêver les yeux ouverts. C’est finalement David Lean, en 1961, qui s’attaque à une adaptation du livre qui fait encore, cinquante ans après, autorité et est considérée comme un des plus grands films, indépassable, de l’histoire du cinéma.

David Lean est loin d’être un inconnu quand il relève le défi. Cinéaste expérimenté, il a ainsi triomphé à Hollywood en 1958 en raflant sept Oscars pour Le Pont de la Rivière Kwaï (1957), un chef d’œuvre adapté du roman de Pierre Boulle, avec Alec Guinness, William Holden et Sessue Hayakawa.

 

Finalement intitulé Lawrence d’Arabie (puisque les ayants droits refusent aux producteurs l’autorisation d’utiliser Les Sept Piliers de la Sagesse), le film, comme Le Pont de la Rivière Kwaï, est une superproduction intimiste. Des moyens colossaux et des lieux de tournage multiples permettent ainsi de dresser le portait d’un homme tourmenté placé au cœur de l’Histoire, et qui ne s’en relèvera pas.

David Lean, qui a tenté d’engager Marlon Brando et a même fait tourner des essais à Albert Finney, a finalement choisi un acteur presque débutant nommé Peter O’Toole. Celui-ci, d’une beauté stupéfiante, va littéralement incarner Lawrence, et son charisme ne va pas manquer de contribuer à la création du mythe, jusqu’à imposer son visage au personnage.

O’Toole remporte en 1963 l’Oscar du meilleur acteur – et il a, depuis, été nominé pas moins de huit fois par l’académie américaine… Son interprétation est d’ailleurs unanimement considérée comme la plus grande performance d’acteur de l’histoire du cinéma. Il faut dire que, fait rarissime, l’acteur parvient à donner une telle profondeur et une telle complexité à son rôle qu’on en vient presque à penser qu’il dépasse son personnage. Officier subalterne terrassé d’ennui et érudit insolent, on le voit partir en mission avec une soif d’aventure qui n’a pu que séduire des générations de jeunes hommes exaltés et se révéler bédouin parmi les Bédouins, stratège, conseiller politique, et même esthète enivré par la beauté du théâtre des opérations.

Le colonel Nicholson était un homme d’ordre et de principes, réalisant un projet qui lui faisait oublier son camp. Lawrence, devant la caméra de Lean, est un intellectuel avide d’action, romantique, que la violence fascine et écœure, et qui s’approche de la folie au fur et à mesure que la guerre qu’il mène lui échappe et qu’il prend goût aux tueries.

Entouré de seconds rôles en état de grâce, de José Ferrer à Anthony Quayle en passant par Alec Guinness, Anthony Quinn ou Omar Sharif, Peter O’Toole illustre l’alchimie idéale, quasiment unique, qui fait de Lawrence d’Arabie un tel film. Tout y est, en effet, extraordinaire : décors somptueux, scénario impeccable, dialogues parfaits, le tout porté par la partition de Maurice Jarre.

Et comme pour ajouter encore à la légende, c’est sur le tournage que le roi Hussein de Jordanie rencontre sa deuxième épouse, mère de l’actuel roi Abdallah II, dont les deux grands-oncles, Ali et Faysal, sont respectivement joués par Omar Sharif et Alec Guinness.

Et la guerre, et la révolte arabe, dans tout ça ? A dire vrai on ne la voit guère. La prise d’Aqaba, pur moment de magie quand on y pense, est belle mais loin des standards actuels. La guérilla elle-même, au coeur de l’action de Lawrence et de la stratégie des Alliés contre les Ottomans dans le Hedjaz, n’est évoquée que pour ses moments les plus spectaculaires – et Sergio Leone sera fortement influencé par les attaques de train – ou dramatiques, mais peu d’explications sont fournies et on voit peu ou pas de cartes de la région. Lawrence, stratège, est d’abord pour Lean un personnage tragique, décalé, emporté par son génie et ses failles, et finalement trahi par sa soif d’absolu dans un monde qu’il a cru pouvoir façonner.

 

Cité en exemple par les plus grands, de Martin Scorsese à Steven Spielberg ou Ridley Scott, Lawrence d’Arabie est devenu la montagne que personne ne peut plus gravir. Malgré quantité de chefs d’oeuvre tournés depuis 1962, aucun n’a atteint la perfection du film de David Lean. Lui-même n’abandonnera pas les superproductions (Le Docteur Jivago, en 1966, et La Route des Indes, en 1984), mais sans jamais atteindre cette perfection, rencontre unique entre un destin, une région et une vision artistique.

 

 

Et j’ajoute qu’à l’occasion du 50e anniversaire de la sortie du film Sony a édité un coffret particulièrement luxueux présentant un transfert du film sur Blu-Ray d’une exceptionnelle qualité. Un must.