Débarouler chez un témoin, voire un suspect, et tomber sur une cellule de malfaisants peut arriver à tout service de police qui se respecte, et il faut donc se tenir prêt. On a vu à Bruxelles il y a déjà trois semaines, et à Toulouse il y a quatre ans, que vérifier les issues secondaires n’était jamais sans intérêt, et qu’avoir reconnu les lieux d’une intervention pouvait sauver des vies.
Les questions à se poser ne sont pas si nombreuses, et plutôt simples : Après qui courons-nous ? Sont-ils dangereux ? Et d’ailleurs, combien sont-ils ? Sont-ils armés ? Que faisons-nous si ça dégénère ? Des renforts sont-ils prévenus ? Avons-nous reconnu les lieux ? Et le quartier ? Et les itinéraires de fuite des suspects ? Bref, ça n’a rien d’anodin, ça peut être très dangereux, mais ça n’est pas non plus l’agrégation de philosophie ou une opération de chirurgie réparatrice.
Dans certains cas, évidemment, quand la piste suivie est brûlante et que le temps joue contre vous, il peut arriver qu’on ne s’embarrasse pas de certaines procédures, et même qu’on oublie de se demander où on vient de mettre les pieds. Au cinéma, cela peut donner des scènes d’action virtuoses ou des fusillades spectaculaires, mais il arrive aussi qu’on rigole franchement. Dans la réalité, hélas, les rires sont plus rares, surtout ces temps-ci, alors profitons-en.
Papy fait de la résistance, de Jean-Marie Poiré (1983)
Ça évoque furieusement la fin d’une bulle spéculative, comme dans le chef d’œuvre de J.C Chandor, Margin Call (2011), et comme à chaque fois qu’un tel événement se produit, on jette le bébé avec l’eau du bain. Il faut dire que le débat couvait depuis des années, nourri par l’exaspération croissante de certains (dont la mienne).
Qu’est-ce qu’un expert, puisqu’il s’agit de cela ? Je ne sais pas, à dire vrai. Le mot me fait rire tant il semble décrire une impossibilité. L’expert, en terrorisme, par exemple, serait infaillible, omniscient, paré de toutes les vertus, de toutes les qualités. Il serait à la fois immunisé contre l’erreur, dépourvu de biais, capable de lire dans de multiples langues (burgonde, deux autres patois burgondes), incollable sur l’histoire de la Somalie, de la ligne Durand, ou de la Guerre du Rif, très à l’aise au sujet de la sociologie des organisations et des rites d’initiation dans les sociétés paramilitaires nomades (ça existe, ça ? On ne sait pas, mais ça fait chic). Fin lettré, il serait également un opérationnel chevronné, capable de survivre dans le Tibesti en buvant sa propre urine recyclée comme un Fremen pendant 45 jours, de semer des ennemis forcément implacables entre Londres et Cercottes, d’écrire des livres comme d’autres des tweets, le tout en restant frais, affable et hâlé pour les médias. Forcément, ça ne marche pas comme ça, et la bulle spéculative des experts explose après une énième catastrophe en direct.
Il ne faudrait pas, cependant, être injuste. Ces experts du jihad, souvent sincèrement intéressés par leur sujet, n’ont pas commis de hold-up. Ils n’ont pas menacé la rédaction en chef pour obtenir des passages à l’antenne (euh, si, un), et ils trouvent régulièrement leur place dans des émissions prestigieuses. Certains, toujours invités aux Grosses têtes du jihad, sur France 5, sont parfois carbonisés depuis des lustres sans que cela fasse frémir ceux qui les sollicitent. Fiers détenteurs de la mention « Vu à la télé », nos héros n’ont que faire des critiques argumentées (« Vous êtes jaloux » a-t-on répondu un jour à un ami qui s’émouvait du très faible niveau d’un intervenant), ou des naufrages réguliers dont ils sont responsables. L’important, après tout, ce n’est pas le fond, mais l’audience.
Certains habitués ont pourtant des CV à faire pâlir Joe le Trembleur ou Léonard Michalon. Tel « ancien des Services » (lesquels ? On ne le sait pas et on ne lui demande jamais – c’est plus prudent) écrit des rapports de commande. Tel autre, après avoir piteusement abandonné le navire en 2002, réécrit sa carrière au mépris de toute décence (« Alors, moi j’ai dit à l’Empereur : A mon avis, il faut faire croire aux Russes et aux Autrichiens qu’on lève le camp ») et fréquente l’infréquentable. Tel autre, encore, affirmant régulièrement une chose et son contraire avec un admirable aplomb, a fait les délices de centaines de jeunes recrues du Service par sa voix de stentor et ses après-midis avinés. Pour cet homme-là, d’ailleurs, le jihad, au milieu des années ’90, n’existait pas et on se demande d’où lui vient sa science.
D’autres, flirtant avec l’imposture pure et simple, inventent des enquêtes, des parcours, des missions, bref des vies entières d’aventures au service d’une République que, par ailleurs, ils détestent souvent. D’autres (mais, il y en a combien, à la fin ?) hésitant entre faits divers et urgences psychiatriques, éructent et vocifèrent entre deux procès. Quelques-uns avancent masqués, comme ce garçon dont il se murmure qu’il fut un militant islamiste avant d’être sèchement retourné par un service (et ça, c’est moche) et qui, depuis, brûle ce qu’il a adoré. Ah, folle jeunesse.
Et à présent, la parole à nos experts
Prévenus, mis en garde, confrontés à la dure réalité des faits, certains médias persistent cependant à donner la parole, et donc à favoriser ce qui relève parfois de la pure escroquerie intellectuelle. Et je ne parle même pas de ceux qui, après s’être trompés avec constance (qui ?) publient des livres qu’on nous présente comme des sommes indépassables – et qui ne sont, le plus souvent, que de pénibles compilations (on est où, maintenant que j’y pense, des SA-6 de l’Etat islamique dans le Sinaï ?). J’ai toujours préféré un esprit qui travaillait et qui s’exposait à l’erreur à un poseur qui ne produisait jamais rien mais la ramenait tout le temps.
Pour ma part, je ne suis pas un expert. Je récuse même le terme de toutes mes forces, et je ne suis guère plus à l’aise avec celui de spécialiste. Tout au plus puis-je espérer être qualifié de professionnel, mais c’est tout et c’est bien suffisant. S’agissant du jihadisme, le nombre de commentateurs et de chercheurs (bien plus qualifiés et plus pertinents que moi) offre de passionnantes et innombrables heures d’étude et de réflexion et illustre la complexité du phénomène. Ceux qui prétendent, en quelques minutes, apporter des réponses définitives se déconsidèrent, mais il ne faut pas oublier qu’ils ne sont pas là par hasard : ils ont été choisis, invités, invités à nouveau, et les absurdités qu’ils profèrent parfois ne sont JAMAIS reprises par ceux qui les interrogent. La responsabilité est collective, comme l’est ceux qui geignent de la médiocrité de la production musicale mais ne programment que de la soupe, mauvais rap, variété moisie ou rebelles de pacotille.
Le succès auprès du public de certains livres, authentiques pipotages, doit ainsi nous rappeler que les rédactions, à la radio comme à la télévision, sont composées d’hommes et de femmes qui, comme nous tous, peuvent être séduits par un beau parleur ou par des (supposées) vérités assénées avec conviction. Le public a besoin de réponses, et si celles des universitaires et des chercheurs sont trop absconses, il se tourne naturellement vers la facilité. Quant au monde politique, c’est pire, puisque la plupart de nos dirigeants ne veulent pas entendre parler de temps long ou de complexité et refusent surtout d’entendre qu’on ne peut pas tout contrôler, voire qu’il n’existe pas de solution à tous les problèmes.
Il ne s’agirait pas, par ailleurs, comme je le disais plus haut, de tout bazarder. Etre invité à la télévision, à la radio ou par un journal n’a rien d’infâmant. C’est ce que vous faites de cette invitation qui peut être embarrassant, voire catastrophique. Michel Goya, qui avait décidé cet automne de répondre à chaque sollicitation afin d’exprimer ses réserves à l’égard de nos frappes en Syrie, est un homme dont la parole compte. Ses travaux, d’ailleurs, régulièrement récompensés, font autorité et il n’a pas besoin, lui, de se draper dans ses souvenirs de guerre pour être entendu. David Thomson, qui a eu l’intégrité de défier les certitudes de sociologues déconnectés au sujet de la menace terroriste qui s’exerçait sur notre sol, n’est pas non plus à blâmer. De même qu’il est idiot de considérer le passage dans les médias comme une cérémonie de chevaliérisation, il est absurde de juger avec dédain tous ceux qui, de temps à autre, y mettent les pieds. Les exemples sont nombreux et le sujet mériterait autre chose qu’une avalanche d’articles parfois hâtifs.
Je n’hésite pas, d’ailleurs, à ajouter ici que ces escrocs, baratineurs, anciens du gaz et autres gourous omniscients me sont utiles. Ils m’obligent à réfléchir, à trouver un moyen de transmettre la complexité du jihadisme quand eux, justement, s’ingénient à caricaturer un phénomène qu’ils ne comprennent pas et qu’ils n’ont, malgré leurs affirmations, jamais vraiment affronté. Ils me forcent à être plus clair, plus rigoureux, car la légitimité, la seule, ne vient pas de votre carrière (surtout si elle est lointaine et/ou secrète), de votre grade ou de vos diplômes mais de votre travail et de ce qu’il produit. Pour certains, enfin, j’ai presque de l’admiration, voire de la tendresse : il n’est pas donné à tout le monde de pouvoir écumer les plateaux pendant toute une soirée en racontant n’importe quoi, en prenant un air mystérieux, sans même savoir de quoi il est question.
La complexité de la menace jihadiste ne cesse de défier nos capacités de compréhension. Ceux qui la combattent ne peuvent que constater que les organisations sont dépassées, que les réseaux échappent aux modèles classiques, que les motivations des terroristes sont multiples et ne peuvent être réduites à quelques clichés paternalistes – quand ils ne sont pas racistes – lancés avec aplomb par des vieilles gloires déconnectées, et que leurs ennemis, toujours plus durement combattus, sont toujours plus nombreux. Ces constats n’ont rien de rassurant, et on comprend aisément que nos concitoyens, surtout gavés d’idioties, soient inquiets, en colère et désireux de voir prises des mesures sévères.
Face à la complexité, la simplification excessive ne peut être efficace, et la tendance actuelle à l’antiintellectualisme, portée par quelques sites Internet à la médiocrité satisfaite, révèle, au mieux un désir d’action immature, au pire la flatterie des pires instincts. Ceux qui réclament la castagne sont d’ailleurs, le plus souvent, de ceux qui ne l’ont jamais connue.
Le Premier ministre, jamais avare de postures martiales avait, il y a quelques semaines, surpris son monde par une formule sèche : Il ne peut y avoir aucune explication qui vaille. Car expliquer, c’est déjà vouloir un peu excuser. Il a, depuis, fait machine arrière, mais le malaise est là. La formule était raide, en effet, et elle a, fort logiquement, fait réagir. Sans doute fallait-il y voir la sincérité d’un dirigeant confronté, face aux mouvements jihadistes, à une guerre en apparence sans fin. Peut-être pouvait-on y voir, aussi, une démonstration de fermeté à usage national. La remarque du Premier ministre, ne pouvait pas, quoi qu’il en soit, ne pas troubler, et ceux qui avaient fréquenté les casernes se souvinrent du fameux Réfléchir, c’est commencer à désobéir.
Sans surprise, la saillie a donc provoqué nombre de répliques ulcérées, notamment en provenance du monde universitaire. Les tribunes répondant au chef du gouvernement n’ont pas non plus manqué, et elles insistaient toutes sur la nécessité de comprendre et d’expliquer afin de pouvoir concevoir des politiques publiques ambitionnant d’être efficaces.
Au sein des forces armées, de la communauté du renseignement et parmi les acteurs de la sécurité publique – où le silence est d’or, les certitudes du Premier ministre n’ont, évidemment, suscité aucune réaction publique. Elles contredisaient pourtant les propos tenus à de nombreuses reprises par les chefs des services de renseignement. En 2014, Bernard Bajolet, écrivait dans un texte qui fit date, La DGSE, outil de réduction de l’incertitude ? que la connaissance et l’anticipation sont […] jugées essentielles pour notre capacité d’action et notre crédibilité internationale. Plus loin, ce diplomate ajoutait que la DGSE [pouvait] offrir des clés de compréhension du monde afin d’aider nos autorités à mieux maîtriser l’incertitude.
Dans un entretien accordé en 2014 au directeur d’une école de commerce, le général Frédéric Hingray, alors chef de la Brigade de renseignement de l’Armée de terre, ne tarissait pas d’éloges au sujet des réservistes britanniques :
[Ils]se consacrent à l’analyse et à l’exploitation d’informations opérationnelles et d’environnement, et fournissent un appui important au commandement sous forme de conseils et d’assistance, du fait de leur connaissance approfondie de certains domaines utiles à la compréhension intelligente des situations conflictuelles (ethnologie, histoire, géographie physique et humaine, etc.).
Pour ces deux hauts responsables, choisis ici parmi d’autres, les connaissances accumulées par les services spécialisés et les forces armées comme par tous ceux qui arpentent des rues, ici ou ailleurs, au contact des populations, doivent être exploitées, mises en forme, analysées, conservées et réétudiées grâce à des méthodes directement issues du monde de la recherche scientifique. La connaissance, loin d’être la marque d’une quelconque ambiguïté idéologique ou d’une supposée mansuétude à l’égard de ceux que combat la France, n’est accumulée et raffinée que pour nourrir une politique que tous souhaitent pertinente et efficace. Le Livre blanc de 2013 consacré à la défense et la sécurité nationale était, à ce sujet, d’une parfaite clarté :
L’État ne peut que bénéficier d’un recours accru à l’expertise de la recherche académique. […]Cette ouverture réciproque est la condition d’une amélioration de notre capacité d’anticipation qui requiert liberté d’esprit, curiosité et aptitude à remettre en cause les vues dominantes.
Les services français, chacun selon leurs missions, scrutent le monde afin d’en tirer des vérités, forcément imparfaites. Ils ne sont pas infaillibles, loin de là, et encore moins exempts de défauts, mais la complexité est leur quotidien et ils doivent lui donner un sens. Mieux, cette complexité, inhérente aux fonctions de recueil et d’analyse du renseignement, offre une permanente leçon d’humilité. On mesure ainsi la qualité d’un responsable aux questions qu’il énonce et auxquelles il admet ne pas pouvoir apporter de réponses. Ne pas savoir mais essayer de comprendre a bien plus de valeur que des certitudes assénées, parfois pour le seul usage de leur auteur. Il ne s’agit évidemment pas de se cacher derrière la complexité pour justifier des échecs ou des erreurs, mais on ne peut sérieusement ambitionner de concevoir des stratégies ambitieuses en postulant que tout est simple, que l’environnement dans lequel on évolue est figé et que les adversaires, quels qu’ils soient, ne sont mus que par des motifs simples ou négligeables.
L’étude de l’adversaire – car il y en a, hélas, toujours un – est la fonction première du renseignement. L’étudier, comprendre ses motivations, ses plans, ses buts, et identifier ses forces et ses faiblesses sont des étapes indispensables. Elles le sont lors de négociations pacifiques, elles le sont d’autant plus dès lors qu’une guerre est menée ou qu’une crise est gérée. Etablir des constats corrects constitue ainsi un impératif, et les services sont, en partie, comptables des résultats obtenus par d’autres, combattants engagés en opérations ou responsables politiques guidant le pays dans un environnement international toujours plus menaçant.
On a du mal, pour cette raison, à imaginer qu’une réponse pertinente puisse être apportée à des difficultés mal exposées, mal comprises, ou dont on aurait écarté la complexité par désir d’action. Celle-ci, en réalité, ne peut être envisagée sans une solide compréhension des défis, et les ressources, en particulier dans notre pays, sont nombreuses, au sein de l’Etat comme au sein de l’université ou des centres de recherche. Se mettre en position de comprendre et d’accepter le chaos du monde constitue l’étape indispensable à la planification d’une action comme à l’anticipation des chocs à venir. Expliquer n’est pas excuser mais bien plutôt se préparer à riposter.
Printemps 1999. Nous sommes dans une caserne de la banlieue d’Alger. Les locaux sont neufs, impersonnels, assez laids pour tout dire, et la salle de réunion est trop grande. La coopération que nous essayons d’initier avec nos homologues algériens ne démarre toujours pas, malgré des mois d’échanges. On parle du Sahel, de réseaux européens, de filières vers les camps afghans, mais on sent bien qu’ils sont plus intéressés par ce que nous faisons sur leurs propres cibles que par la gestion d’une menace globale. Il faut dire que c’est encore la guerre, ici, et je regarde le jeune homme assis en face de moi. Il risque de se faire descendre tous les jours, alors que le plus grand risque que je puisse prendre à la Centrale est de prendre un plat chaud à la cantine. Deux mondes si proches, et si différents.
La relation ne prend décidément pas. L’ambiance est amicale, mais déjà moins chaleureuse que l’année dernière, lorsque nous nous étions vus dans une autre villa, plus cossue, et que nous avions – certains plus que d’autres, d’ailleurs – picolé à l’ambassade. Les services algériens ne veulent pas de notre aide (et pour cause, ils ont déjà la pleine coopération de certains services de police), ils veulent simplement être certains que nous ne faisons rien contre eux. Autant dire qu’on part de loin.
Et nous ? Nous, nous tentons de discuter de façon apaisée avec un service qui nous déteste (et certaines de ses raisons sont plus que recevables), sur ordre d’une hiérarchie politique qui trouve un peu baroque qu’une vieille brouille empoisonne encore nos relations. Pour séduire nos homologues, nous sommes venus avec des propositions de coopération opérationnelle, et même une poignée de renseignements vaguement utiles. A Paris, nos chefs veulent que nous séduisions un service qui a vraiment mauvaise presse, et ils redoutent tout autant l’échec qu’un trop grand succès. Imaginez que nous revenions avec des listes de types à neutraliser… Comme souvent, la ligne du Parti est ambiguë : « Attention, ça pourrait marcher et on serait bien embêtés ». En l’occurrence, ici, ça ne risque pas de marcher.
Après les exposés des uns et des autres, chacun notant les réactions, les haussements de sourcils, le moment où le camp d’en face prend des notes et celui où il baille, vient le tour d’un responsable policier. Son intervention a été annoncée, et il semble s’agir d’un point technique que veulent souligner nos hôtes. Très vite, nous comprenons que l’orateur nous décrit véritablement la lutte de son service contre le GIA, sans fausse pudeur. C’est bien d’ailleurs plus la présentation d’une doctrine d’emploi qu’une simple énumération de méthodes, et on sent que c’est la partie la plus importante, la plus sensible, de la réunion.
Les Algériens font alors la guerre depuis des années. Après avoir été au bord du gouffre, ils sont désormais sur la bonne voie, même si la route est longue – et d’ailleurs, presque 20 ans après, ils ne sont toujours pas arrivés à bon port… L’homme qui parle décrit le quotidien d’une lutte sans merci qui se livre dans les rues, les terrains vagues, les campagnes et jusque dans les monts de Chréa ou les gorges de Kabylie. L’exposé, froid, maîtrisé, est à la fois une démonstration technique et une leçon de vie. Les hommes présents dans cette salle mènent une guerre que nous ne faisons qu’observer, les attentats ont lieu dans leur quartier et ce sont leurs parents qu’on assassine dans la Mitidja ou dans l’Oranais.
Pour un analyste tel que moi, qui appartient à une génération que le Service surprotège, l’expérience est précieuse. Elle suscite l’admiration pour ces policiers et ces militaires qui prennent le temps de nous expliquer avant de retourner au front, et me permet de mesurer la chance qui est la mienne de vivre dans un pays en paix, touché marginalement par la violence jihadiste.
L’orateur nous présente ce qu’il appelle l’exploitation du renseignement. A Paris, à la Centrale, dans le confort de nos bureaux, l’expression recouvre la mise en forme des renseignements qui nous parviennent, et le travail technique indispensable à leur analyse : fichage, relance des sources, travail dans les archives, etc. Sans cette étape, pas d’enquêtes, pas d’opérations, pas de recrutements, rien. Ceux que je vois renâcler à ce travail m’évoquent des officiers de cavalerie désireux de charger mais qu’on ne verrait jamais sur le champ de manœuvres ou dans les écuries. A nos yeux, ils sont, au mieux des poseurs, au pire des branleurs. No guts no glory, et pas de bilan sans travail.
Ici, à Alger, l’exploitation est infiniment plus brutale, car elle concerne les terroristes que les services ramassent lors de leurs incessantes opérations. « Quand on arrête X, on l’exploite, et il nous mène à Y, qui nous mène à Z. Parfois ça tire, parfois non ». Le propos est rêche, et il n’est plus question ici de procédure judiciaire mais bien, à mots à peine couverts, de tabassage et même de torture. J’espère, en l’écoutant, que jamais l’orage qui gronde déjà en Europe ne nous conduira à de pareilles extrémités. Serais-je capable de supporter une telle pression ? D’oublier, même momentanément mes convictions pour combattre nos ennemis ? Je ne le saurai jamais.
Ce qu’on nous décrit, dans cette villa un peu glauque, est l’extraordinaire complexité des réseaux jihadistes, mélanges détonnants de terroristes et de guérilleros, et leur enchevêtrement résistant à toute explication simpliste. Je me nourris des paroles de notre interlocuteur. Son expérience du terrain vient compléter les hypothèses que je pose depuis quelques mois à Paris et que je tente de valider avec mes partenaires des polices européennes. Sans coup de menton, humblement, presque tristement, il nous explique comment les interrogatoires faits sur le vif, alors que les oreilles résonnent encore des détonations, permettent de continuer le combat. Il n’en tire aucune gloire, mais c’est la guerre.
Dans les rues d’Alger, où la tension est encore palpable et où nos chauffeurs et nos gardes-du-corps écartent les autres voitures, à grands renforts de klaxons et de pistolets brandis aux fenêtres, la guerre est invisible et pourtant elle est là. Nous contemplons un pays qui a basculé en quelques mois de la paix au jihad. Les membres des services ou des forces armées, comme les historiens, savent que rien ne dure, que rien n’est acquis, et que les tragédies sont parfois inévitables. Ils savent aussi que rien n’est perdu si les défis sont relevés froidement, à temps, à partir de constats. Il savent que sans intelligence rien n’est possible.
En politique, dans les médias, et plus généralement chez ceux qui s’expriment en public, la résilience implique, en plus de ses caractéristiques habituelles (déjà trop rarement vues), de ne pas se comporter comme un naze. Que vous teniez des propos racistes dans votre garage ou que vous ayez des réactions de gros lourd dans votre cuisine n’est pas glorieux, mais il s’agit, après tout, de votre vie privée. Dans notre pays, pour l’instant en tout cas, c’est permis (à défaut d’être encouragé). Si on vous fait l’honneur de vous demander votre avis, et que de surcroît il va être diffusé, et si, en plus, vous êtes un élu de la République, il est, en revanche, conseillé de faire preuve d’un peu de décence. C’est mieux pour vous, mieux pour vos électeurs, mieux ceux qui vous lisent ou vous écoutent, mieux pour votre pays. Bref, c’est mieux pour tout le monde.
La Belgique vient de vivre une séquence d’une rare violence, entamée par des perquisitions qui auraient sans doute pu être mieux menées (on m’a récemment expliqué que les portes de derrière n’avaient pas été découvertes dans tous les pays, mais ça m’étonne), poursuivie par l’arrestation de Salah Abdeslam (un homme très recherché), et prolongée par des attentats commis à Bruxelles le matin du 22 mars qui ont tué 31 personnes et laissé des dizaines de blessés.
Comme à Paris, comme à Londres, comme à Bamako, comme à chaque fois, en réalité, des questions doivent être posées. Elles sont indispensables, parfois gênantes, mais elles n’obligent en rien à se comporter comme nous le faisons. La France, dont les autorités continuent avec une admirable constance à nier les évidences malgré l’ahurissante accumulation de ratés et autres manquements rapportés par la presse, s’est immédiatement permis des remarques au sujet de la Belgique qui, par exemple, n’avaient pas été proférées à l’égard du Royaume-Uni après les attentats du 7 juillet 2005.
Une fois qu’on a accepté le fait que des attentats de grande ampleur sont dans leur écrasante majorité la conséquence d’un échec des services chargés de les prévenir, il est n’est pas interdit de respecter la douleur des victimes, le choc ressenti par le pays et ses dirigeants, le traumatisme de la communauté nationale visée. On pouvait croire que l’année 2015 du contre-terrorisme français aurait incité nos responsables à ne pas la ramener et à ne pas sermonner un pays frappé en son cœur par le jihad. On se trompait.
On se souvient qu’Alain Marsaud avait lancé, confondant sans doute le micro d’Europe 1 avec la terrasse du Rendez-vous des Amis, des formules définitives au sujet de la responsabilité des Belges (sic) dans les attentats de Paris. On se souvient également que Bernard Cazeneuve, jamais avare de percées conceptuelles et d’analyses fines, avait estimé que la capture de Salah Abdeslam avait porté un coup sérieux à l’Etat islamique. Quand on s’occupe de sécurité, la prudence est une qualité, d’autant plus précieuse que les démentis n’arrivent jamais sous forme de télégrammes ironiques mais bien de tas de cadavres dans les rues. L’infaillibilité, c’est maintenant.
Les attentats du 22 mars auraient pu remettre les pendules à l’heure et rappeler les règles de la plus élémentaire bienséance. Sans surprise, il n’en a rien été. Michel Sapin, dont l’éblouissant bilan, d’abord au ministère du Travail (cette courbe du chômage, ça avance ?) puis à celui des Finances, fait de lui un commentateur respecté et écouté, n’a pas hésité à pointer du doigt une forme de naïveté belge (sic again). Si ce n’était pas si horrible, ce serait hilarant, plus cruel que bien des séries comiques. Mais ça ne l’est pas.
Inverser la courbe de l’indécence
Faisant preuve d’un sang-froid rappelant la sobre détermination d’un Braddock des grands jours, le ministre de l’Intérieur a rapidement annoncé le renforcement des mesures de sécurité sur notre territoire. Faut-il en conclure que, en dépit de l’état d’urgence, nous étions si cruellement exposés qu’il faille précipitamment déployer des CRS arrachés à nos belles provinces pour renforcer la frontière belge ? A quoi servent donc toutes les mesures déjà prises ? (En même temps, l’expérience montre qu’on n’est jamais trop prudent avec la frontière belge. #jemecomprends).
Il n’y a ici nulle logique opérationnelle, nulle réflexion, mais simplement une panique de plus en plus palpable : un attentat à Bruxelles conduit à renforcer les contrôles à Paris (et aussi à Londres ou Washington) tandis que des élus de la République, perdant le peu qu’il leur restait de dignité, tentent d’emporter le morceau en la jouant à l’estomac. Bruno Le Roux, déjà connu pour la hauteur de ses vues, s’est ainsi une fois de plus illustré.
Résultat : elle finira au tapin, et ce sera de ta faute, t’entends ? Ce sera de ta faute.
Nous nous épuisons en accumulant les décisions sans objet, et surtout sans jamais en peser les conséquences. Avec quelles troupes allons-nous gérer le cirque sahélien (souvenez-vous qu’il y a encore eu un attentat à Bamako lundi soir) ? Et comment allons-nous intervenir en Libye (oh, la brillante idée) alors que les forces sont à la limite de leurs capacités et que les services sont débordés ? Toujours fascinant, le ministre de l’Intérieur a refusé ce constat hier matin mais a précisé que les services embauchaient des renforts. Mais, (pardon, je suis un peu lent le matin), pourquoi des renforts s’il n’y en pas besoin ? « Il n’y a pas de problème, d’ailleurs on est en train de le régler ». Bravo.
Qui comprend dans ce pays que la guerre contre le jihad ne nous oppose pas à un seul adversaire mais à plusieurs acteurs terroristes, militaires et politiques, et qu’il serait temps d’arrêter les foutaises et de s’y mettre ? Nous sommes en réalité prisonniers de nos certitudes. Comment M. Képel fait-il le lien entre les attentats de Bruxelles et les émeutes françaises de 2005 ? Et comment fait-il le lien entre ces émeutes et les attentats déjoués tous les mois en Espagne ? Comment M. Roy ose-t-il, contre toutes les faits établis depuis des années si ce n’est des décennies, parler de délinquant acculturé (et rejoindre ainsi, de façon très amusante, le citoyen Raufer) ? Les jihadistes seraient des danseurs classiques ou des apiculteurs qu’il faudrait se demander à la fois ce qui les pousse à agir et pour quelle raison ils se jouent de nos mesures de sécurité. Les mépriser, au nom d’une folle jeunesse passée à défendre les succès sociaux et démocratiques du maoïsme, revient à mépriser les victimes, ce qui est dégueulasse. Et refuser de réfléchir sérieusement, loin de l’hystérie sécuritaire mais sans le moindre angélisme (pas trop mon genre, de toute façon) va finir par ressembler à du sabotage.
A la douleur née de ces attentats à Bruxelles s’ajoutent l’angoisse d’une nouvelle frappe en France et la certitude que nos dirigeants ne sont pas la hauteur. C’est aussi, concurrençant la peine et la solidarité à l’égard de celles et ceux qui ont été touchés mardi, un sentiment mêlé de honte et de malaise qui croît. Nous, Français, n’avons pas de leçons à donner. Nous pouvons, éventuellement, donner des conseils (mais encore faudrait-il que nous ayons admis nos propres échecs et que nous les ayons étudiés), mais certainement pas des leçons, et encore moins avec ce ton. L’attitude de ceux qui pérorent, parfois sans la moindre connaissance du sujet, est une offense, l’expression de cette insupportable arrogance française, d’autant plus odieuse qu’elle ne repose sur aucun succès. Nos leçons de morale, au vu de ceux que nous soutenons en Afrique, sont sans valeur. Nos leçons de démocratie sont pitoyables au vu des travaux de la commission d’enquête sur le 13 novembre, menée par un député aux ordres qui, l’année dernière, a signé un rapport écrit sous la dictée des services du Premier ministre. Notre bilan sécuritaire, y compris au Sahel depuis des mois, devrait nous conduire à adopter une attitude plus humble. J’ai déjà dit que l’ennemi manœuvrait. Il est manifestement bien le seul.
La Belgique est décidément une destination très à la mode, et c’est donc là que Salah Abdeslam, le fuyard du 13 novembre, a été ramassé hier par une police belge qui, quand elle s’y met sérieusement, n’est donc pas si méprisable. Evidemment, à l’occasion, il faudra apprendre aux patrouilles locales à envisager l’existence de porte de derrière, mais, avouons-le, Paris n’est guère en mesure de sermonner Bruxelles au sujet de l’efficacité ou du comportement des forces de l’ordre. Je dis ça comme ça, et on se passera donc des commentaires d’Alain Marsaud, éructant des propos de comptoir au micro de journalistes ayant abdiqué tout esprit critique, voire toute décence.
La capture d’Abdeslam, quatre mois après les attentats du 13 novembre, constitue évidemment une excellente nouvelle. Ayant manifestement renoncé à agir ce funeste soir, il était à la fois l’homme le plus recherché d’Europe et probablement activement désiré par les chefs de l’EI, qui, eux, ont tendance à ne pas tolérer les échecs. La suite des évènements nous confirmera quelle était la mission exacte de Salah Abdeslam lors des attentats, et on saura alors pour quelles raisons il n’a pas frappé, lui aussi. Il va de soi que cet échec, révélé par l’EI lui-même dans le communiqué de revendication (qui annonçait une attaque dans le 18e arrondissement), a sauvé des vies, et on n’ose penser au carnage et au foutoir qui auraient découlé d’une opération supplémentaire dans la capitale. Mais, j’oubliais, il est vrai que tout s’est bien passé le 13 novembre, comme le ministre nous le dit – tout en invoquant le secret défense devant les parlementaires, afin, sans doute, par modestie, ne pas détailler les succès de ses subordonnés.
Abdeslam, en fuite, ne cavalait donc pas. Pour d’évidentes raisons, il n’était pas retourné en Syrie et c’est en Belgique qu’il a finalement été arrêté. L’ironie est décidément cruelle, de le voir terré là où ont été préparé il y a des mois les attaques de l’EI contre la France. Si proche, et si inaccessible. Le fait, à entendre son avocat, qu’il « collabore avec la justice belge » ne va pas arranger ses affaires, mais cela confirme que celui que certains présentent comme le cerveau des attentats de novembre n’avait pas l’étoffe des ennemis que nous affrontons. A ce sujet, le ministre de l’Intérieur a encore fait montre de grandeur en parlant d’un coup important porté à l’EI.
Faut admettre, ramasser presque par hasard un type en fuite et très certainement sur la kill list de ses anciens chefs va faire trembler le monde. Je rappelle que le brave garçon n’était pas mentionné par Dabiq parmi les terroristes, ce qui est quand même un signe.
Ne cachons cependant pas notre satisfaction de voir un tel homme entre les mains de la justice. Les opérationnels de l’EI vivants ne sont pas si nombreux dans nos geôles, et ceux qui arrivent – ou qui sont déjà là – sont, dit-on, d’une autre trempe. Espérons que les éléments qu’Abdeslam aura l’amabilité de transmettre permettront de parer quelques coups.
Qu’il me soit, enfin, permis de saluer le travail, forcément anonyme et ingrat, de ceux qui rament, ici et ailleurs, et qui savent saisir une chance quand elle se présente. Qu’ils soient remerciés et célébrés tandis que d’autres qui, n’ayant rien fait et rien écrit sur le sujet, en parlent d’abondance et occupent les plateaux de télévision. L’Histoire jugera.
La pratique suscite nombre de polémiques et n’obtient pas que des résultats glorieux, mais elle existe et elle est vieille comme le métier : l’appât. En France, on a coutume de parler de pot de miel, mais l’idée est la même : attirer l’adversaire et le réduire. Tendre un piège à son adversaire fait partie du jeu, et il suffit de relire Homère pour se convaincre de l’efficacité de la manœuvre.
Dans le domaine du renseignement, et en particulier en matière de contre-espionnage, où le mensonge et la dissimulation sont une part essentielle du métier, on parle volontiers d’intoxication, mais le piège tendu ne sert pas à tant à détruire sèchement l’adversaire ou à procéder à des arrestations qu’à semer en son sein la plus extrême confusion. En matière de contre-terrorisme, en revanche, la mission consiste à gérer la menace en déjouant les plans des terroristes et en dégradant leurs capacités opérationnelles. La manœuvre devient ainsi rapidement très concrète.
Face aux jihadistes, toujours plus nombreux, certains Etats ont choisi, non pas d’attendre que les cellules menaçantes soient constituées, mais d’accompagner leur constitution, voire de la provoquer. La logique derrière ce choix se nourrit de la culture opérationnelle de quelques services de sécurité ou de renseignement pratiquant depuis des années l’infiltration de bandes criminelles. Elle vise à détecter le plus en amont possible la menace afin de l’accompagner puis de la neutraliser par l’arrestation des terroristes, les faits incriminants ayant été documentés par le fonctionnaire infiltré et l’équipe qui le soutient.
La manœuvre, évidemment, est risquée et n’infiltre pas un groupe clandestin qui veut. Le musée de la DEA, dans la banlieue de Washington, expose dans ses vitrines quelques souvenirs d’opérations menées dans les années ’70 à New York contre des narcos, et on mesure, devant ces objets parfois banals, l’ampleur du risque pris par les infiltrés. On pourra, ainsi, revoir le chef d’œuvre de Brian De Palma, Blow out (1981, avec John Travolta, Nancy, John Lithgow et Dennis Franz) ou celui de Michael Cimino, L’Année du Dragon (1985, avec Mickey Rourke, John Lone, Ariane et Raymond J. Barry) – qui vient d’ailleurs d’être réédité en coffret par Carlotta. Je ne vous ferai pas l’injure d’évoquer ici le monument de Martin Scorsese, The Departed (2006, avec Leonardo DiCaprio, Matt Damon, Jack Nicholson, Alec Baldwin, Martin Sheen, Mark Wahlberg et David O’Hara), remake d’Infernal Affairs, de Wai-Keung Lau et Alan Mak (2002, avec Andy Lau et Tony Chiu Wai Leung).
Une fois infiltré, votre collègue ou votre source peut observer et alimenter un dossier. Il peut aussi littéralement pousser au crime, et c’est là que se posent les questions éthiques : les types que vous allez arrêter au petit matin, en ayant bien pensé à vérifier la porte de derrière (#jemecomprends), étaient-ils justiciables AVANT le début de votre opération d’infiltration/provocation, ou le sont-ils devenus du fait de vos actions ? Avez-vous incité ces personnes à devenir dangereuses, ou n’avez-vous fait que révéler puis démontrer leur dangerosité ? Il ne s’agit pas ici de finasseries juridiques mais du sens que vous donnez à votre action et de l’image que vous diffusez de vos pratiques. Le FBI, qui sait conduire ce genre d’opérations, a ainsi été accusé de monter en épingle la menace jihadiste à des fins politico-administratives, et d’envoyer dans des pénitenciers fédéraux des jeunes hommes qu’il avait lui-même conduit sur la voie du jihad. On a vu meilleur moyen de légitimer la lutte contre le jihadisme, sans même parler de l’apaisement des tensions communautaires ou de la destruction des théories complotistes.
L’équilibre idéal, et donc très délicat à obtenir, est celui qui voit des services créer des points de ralliement, réels ou sur Internet, permettant d’attirer des jihadistes authentiques. Personne ne les a convertis, personne ne les a contraints, et s’il leur prend l’envie de proposer un projet terroriste à la mauvaise personne, on ne peut que leur souhaiter bonne chance pour les années qui viennent.
Chacun fait bien du renseignement comme il veut, mais les contraintes sont les mêmes, qu’elles soient supportées par un ou plusieurs services : pour avoir des renseignements, il faut avoir des sources, et ces sources doivent être évaluées. Une fois qu’on a posé ce constat simple, le jeu peut commencer, et les joueurs sont nombreux : ceux qui recrutent les sources humaines, ceux qui les manipulent, ceux qui les orientent, ceux qui les jugent, ceux qui analysent leur production, et aussi ceux qui inventent de nouveaux moyens (techniques) ou qui imaginent de nouvelles opérations, etc. Le camp d’en face – car il y a toujours un camp d’en face, quelle que soit sa nature – joue, en effet, au même jeu et tout est donc délicieusement compliqué. Les systèmes s’observent, tentent de se tromper, voire de se pousser à la faute.
Il serait, après tout, absurde, de croire que le renseignement consiste à observer des natures mortes. Le monde dont les services scrutent les coins les plus sombres n’est pas isolé dans un vivarium, et ils en font partie. Ils sont également exposés et doivent se contrôler afin d’éviter que des actions qu’ils tentent de réaliser contre leurs ennemis ne soient pas, justement, réussies contre eux-mêmes. Les manœuvres sont connues, et les manuels très complets. On y parle d’intoxication, de tromperie, de provocation, d’agent double ou de bleuite, et on y insiste à la fois sur le contrôle de la manipulation de la source et l’évaluation de sa production.
Recruter ce que les policiers appellent un indicateur et ce que les espions nomment un agent n’est pas aisé, en particulier quand on a affaire à des organisations lointaines et violentes hors de votre influence sociale, culturelle ou politique. Les mouvements clandestins ne sont, après tout, pas moins prudents que les administrations secrètes. Toute la complexité vient du fait que vous attendez de votre source qu’elle vous donne autre chose que la date d’hier, or, plus elle aura accès à des données sensibles plus elle sera à la fois surveillée et exposée. Soit vous ne parviendrez pas à recruter l’homme de confiance de votre pire adversaire, ni même quelqu’un dans son environnement, soit la source que vous aurez infiltrée dans l’organisation ne parviendra pas à monter dans la hiérarchie, sera démasquée, ou même tuée dans un raid réalisé par un allié que vous n’aurez évidemment pas informé de votre manœuvre. Glisser un agent dans un groupe, terroriste ou criminel, revient à construire un château de cartes dans un avion ou un train : à la moindre turbulence tout s’effondre – et c’est pour ça que les Français ne jouent pas l’infiltration longue de fonctionnaires. Les sources manipulées sont là pour ça : les risques sont moins grands, et personne n’a envie de voir un officier traitant apparaître dans une vidéo d’exécution de l’Etat islamique.
Tout cela est donc si hasardeux et si complexe que, contre les mouvements jihadistes, on s’appuie souvent sur le renseignement technique. Il permet de ne pas s’exposer inutilement et n’a pas d’états d’âme. Et, de temps en temps, un prisonnier parle, ou des perquisitions permettent de tomber sur le rêve de toute enquêteur et de tout analyste : des carnets, des ordinateurs, des mémoires de téléphones, etc. Les opérations au Sahel, à cet égard, ont permis bien des découvertes, et si des trésors ont échappé aux militaires et aux services, les journalistes peuvent aussi mettre la main sur des merveilles. C’est sans doute pour cette raison que Daniel Pearl a été assassiné par Al Qaïda à Karachi en 2002.
Il arrive, naturellement, que les événements soient moins tragiques, et même que des miracles se produisent. Un jour, un inconnu se présente à une ambassade et promet de tout balancer. Il possède des informations brûlantes, et même des documents qu’il vous livrera en échange (au choix) d’un repas chaud, d’un coup de jaja, d’une exfiltration, d’un visa, voire d’un passeport. On appelle ça un walk-in, et ça peut être un rêve ou un cauchemar. Le walk-in, qui est donc un défecteur, est rarement un bon Samaritain – mais il en existe. Il vous offre ce qu’il sait pour des raisons précises, et il vous revient de les comprendre. Il vous revient surtout d’évaluer cette nouvelle source et sa production.
La méfiance est une qualité essentielle quand on fait du renseignement, et elle n’est pas vaine. Les camps qui s’affrontent, et peu importe l’époque, ne cessent, en effet, de vouloir se tromper et le KGB, par exemple, était passé maître dans l’art délicat du faux transfuge. Il y en eut moins dans la réalité que dans la littérature, mais l’affaire ne se prend pas à la légère. Un faux transfuge est un walk-in agissant sur ordre du service qu’il est censé trahir. Alors qu’il prétend vous révéler des secrets majeurs, il tente, en réalité, de vous intoxiquer en vous glissant de fausses archives, ou des révélations incomplètes, ou des secrets fabriqués qui vous plongeront dans le doute et pourront se révéler très coûteux. Le cas a été traité par Henri Verneuil dans son classique Night flight from Moscow, en 1973, et on relira avec profit John Le Carré, Graham Green ou Robert Littell.
Ainsi, quand un repenti de l’EI glisse la chaîne britannique Sky News environ 22.000 documents consacrés à des membres de l’organisation, il convient de tempérer l’enthousiasme très compréhensible des journalistes – et sans doute des analystes, qui sont des cousins des premiers – par l’application des méthodes classiques. Il s’agit de poser des questions afin d’évaluer, et la source, et les dossiers qu’elle fournit. J’avoue ne pas les avoir étudiés, et je souhaite de tout cœur qu’ils soient authentiques et que le défecteur soit sincère. Il est, cependant, permis de réfléchir en posant quelques hypothèses :
1/ Le défecteur est sincère. Son histoire est convaincante, et les documents qu’il a fournis son authentiques. Les quelques incohérences relevées par les spécialistes s’expliqueraient ainsi parfaitement par le fait que l’EI n’est probablement mieux administré qu’un Etat moderne, et les erreurs existent partout. Sans doute la source de Sky News sera-t-elle en mesure de préciser comment elle s’est procuré les documents, ce qui permettra de de comprendre la présence de doublons.
2/ Le défecteur est un escroc, qui vient apaiser la soif de scoop de la presse et amasser de l’argent. Peut-être avec des complices, il a assemblé des milliers de pages qu’il a ensuite vendues ou livrées à Sky News. Là aussi, l’étude de son passé et des documents permettra d’y voir plus clair. Hier, le ministre de l’Intérieur allemand se disait certain de l’authenticité des fichiers transmis. On va bien voir.
3/ Le défecteur agit pour le compte d’un service qui combat l’EI. Il rend public des milliers de noms de volontaires et les expose ainsi. Les listes données à Sky News sont donc à la fois fausses mais justes : elles ne proviennent pas des archives du mouvement, mais une grande partie des noms qu’elles contiennent sont bien ceux de jihadistes. Hier soir, des spécialistes renommés et des journalistes affirmaient ainsi avoir identifié dans les documents des noms qu’ils connaissaient.
4/ Le défecteur agit pour le compte de l’EI. Il livre des infos déjà connues et sature les services de sécurité, qui n’avaient pas besoin de ça pour être très occupés. Ce faisant, il détourne leur attention et favorise le travail clandestin de cellules opérationnelles en train de se mettre en place, en particulier en Europe où les signaux sont très inquiétants. Bon, en même temps, comme il n’y a pas de failles, tout baigne, merci.
J’ajoute que ces hypothèses peuvent, non pas se combiner, mais au moins se mêler. On peut, par exemple, imaginer une source manipulée, pensant sincèrement donner des listes authentiques mais servant les intérêts d’un service ou d’un groupe derrière.
Il ne faut cependant pas douter en raison de la nature même des documents transmis aux journalistes britanniques. Les découvertes de ce genre existent, et elles sont inévitables. Les organisations s’organisent (alerte percée conceptuelle), et elles ont besoin de savoir – comme un service – qui fait quoi, qui vient d’où, comment est utilisé l’argent. Et plus l’organisation est importante, plus elle doit recourir à échelons administratifs. On se souviendra, par exemple, des dossiers découverts à Sinjar, de ceux prélevés dans la villa d’Oussama Ben Laden à Abbottabad, ou des ordinateurs pris à l’EI ou à Al Qaïda. Dans le cas de l’Etat islamique, une organisation aux dimensions uniques qui gère de vastes territoires, monte des offensives et planifie des attentats, de telles vulnérabilités sont intrinsèques. Il est cependant impératif de douter dès lors qu’on ne maîtrise pas les conditions de recueil du renseignement et je ne suis toujours pas convaincu, par exemple, par le RETEX d’In Amenas, attribué à Mokhtar Belmokhtar, qui a circulé au mois de décembre 2014. Trop d’erreurs.
The Sinjar RecordsLetters from Abbottabad
Au lendemain des révélations de Sky News, il faut donc être prudent. Ces documents peuvent être authentiques, et leurs incohérences ne prouvent pas grand-chose, mais ils peuvent aussi avoir été constitués dans un but ou un autre. Les journalistes, malgré leur talent, ne peuvent gérer ça seuls et ils ont eu raison de passer la main à des services spécialisés. A eux, désormais, d’étudier, le fond, la forme, le pourquoi et le comment et de vérifier ce qui peut l’être. Les coups de chance arrivent, les manœuvres adverses aussi.
La coopération récente entre Eric Rochant et la DGSE, qui a abouti à la série de Canal + Le Bureau des légendes (2015), n’est pas née soudainement. Le cinéaste jouit en effet au sein de cette noble maison d’une aura incomparable due au fait qu’un de ses films, Les Patriotes, projeté (et massacré) à Cannes en 1994, y est présenté aux stagiaires et autres nouvelles recrues comme une des plus admirables illustrations à l’écran de ce qu’est le renseignement humain. Les historiens étudieront peut-être un jour, non pas comment la réalité du monde a influencé la représentation au cinéma de l’espionnage mais plutôt comment la représentation au cinéma du monde de l’espionnage a influencé la pratique du renseignement au sein des services, et même sa perception par les responsables politiques. Bref, ce sera dans une autre vie.
Consacré à l’itinéraire d’un membre du Mossad, à son entraînement, à ses différentes missions et à ses rencontres, le film de Rochant aurait tout aussi bien pu traiter d’un autre service de renseignement. L’important, ici, n’est pas tant dans les affaires traitées (un savant français ou un employé des services de renseignement de la Navy) que dans la manière, jamais racoleuse, dont le métier est montré. Evidemment, le Mossad n’est pas n’importe quel service, et le contexte compte. Les cas exposés sont d’ailleurs d’une extrême sensibilité. On reconnaît ainsi l’affaire Pollard, et, moins connue, l’opération Sphinx évoquée par Victor Ostrovsky dans son livre By Way of Deception: The Making and Unmaking of a Mossad Officer (1990, Saint Martin’s press). Eric Rochant, qui est aussi le scénariste de son film, n’a, à ma connaissance, jamais vraiment évoqué l’influence du récit d’Ostrovsky sur son travail. Il est difficile de l’ignorer.
Pourtant, le film dépasse de loin Israël et aborde des questions essentielles du renseignement humain. Les dilemmes moraux posés par le recrutement puis la manipulation de sources humaines, qui avaient conduit l’amiral Turner, directeur de la CIA à la fin des années ’70, à tenter une improbable, radicale et suicidaire moralisation du métier, ne sont pas nouveaux. La gestion de sources, qui plus est recrutées sous la contrainte, nécessite des structures solides, des personnels formés, correctement commandés et aux solides principes éthiques. Comme me l’a dit l’année dernière un ancien DG, « nous sommes des corsaires » : accomplir des choses illégales pour l’Etat et la Nation en ne perdant jamais de vue les lois que nous violons et les motifs qui font que nous les violons, et en étant capable de revenir le plus vite possible derrière la ligne rouge qui a été franchie.
Le film, qui ne comprend aucune véritable violence physique et aucune scène spectaculaire, est d’une remarquable sobriété. Les hommes et les femmes à l’écran sont des professionnels, solides, calmes, exerçant sur eux-mêmes un contrôle permanent. Les Patriotes se situe ainsi dans la lignée des films de Lang ou de Hitchcock, à l’opposé des explosions de violence et d’actions auxquelles semble se réduire le monde du renseignement aux yeux de nombre de nos concitoyens (et de quelques observateurs qui parlent beaucoup de ce qu’ils n’ont jamais connu).
Alors que le débat public ne cesse de se focaliser sur le renseignement technique, qui n’est qu’une partie du monde du renseignement, le film d’Eric Rochant expose toute la complexité et toute la fragilité d’une opération de recrutement. On comprend, à voir et à revoir la longue partie consacrée à l’affaire du scientifique français, pourquoi le film est montré aux jeunes recrues. Tout, en effet, y est montré, de l’expression initiale de besoins (« il nous faut un atomiste ») à l’identification de l’objectif, l’exploration de son environnement, l’étude de ses failles, son approche, son recrutement, son traitement (y compris brutal) et la fin de l’opération (que je ne dévoile pas). On voit là que le métier n’est pas qu’une longue série de technique mais qu’il requiert une profonde connaissance de l’humanité, de celle qui ne vient qu’avec l’expérience.
Les comédiens sont tous parfaits, et Yvan Attal, jeune homme réservé à la voix si particulière, fait merveille. Jean-François Stévenin est impeccable, tout comme Emmanuelle Devos, Eva Darlan, Hippolyte Girardot, et Nancy Allen. Sandrine Kiberlain, dans un de ses premiers rôles, y brûle l’écran comme elle ne le fera jamais plus.
ArielMarie-Claude
Quant à Bernard Le Coq, il incarne, à mes yeux, un des plus grands officiers traitants jamais vus au cinéma.
Les Patriotes reste, à ce jour, un des plus grands films français consacrés au renseignement, réaliste et intimiste sans être ennuyeux. Il est, à cet égard, infiniment supérieur à bien des productions plus ambitieuses (on pense, par exemple, au lamentable Secret Défense, de Philippe Haïm, sorti en 2008). Il fait, en particulier, réfléchir à la grandeur et aux méthodes d’un métier qu’on ne redécouvre que quand on en a besoin. On s’épargnera, du coup, la vision de Möbius, du même réalisateur (2013)…
Il pleut. Nous achevons notre déjeuner après une seconde tournée de cafés. Depuis deux heures, nous parlons de jihad, de réseaux, d’attentats, de ministres, de responsables plus ou moins compétents, de gâchis. Nous parlons de guerre, de morts, de succès et d’échecs, et aussi d’autisme, d’incompétence, d’imposture, de déni, de défis à relever. Nous rions, nous restons silencieux, nous réfléchissons à voix haute. Derrière nous, un couple s’est installé, silencieux. Ils ont cette élégance discrète qui me rappelle mes parents.
Nous ne parlons pas fort, et nos voisins de droite ne prêtent aucune attention à notre conversation. Je ne pourrais pas en dire la même chose de ce couple, et mes soupçons se confirment lorsqu’ils se lèvent pour partir, alors que nous en sommes, encore et toujours, à réfléchir au sens à donner au jihad. Ils s’arrêtent au milieu de la salle, nous regardent. Elle lui glisse deux mots et s’en va pendant qu’il met son chapeau. Il revient, s’approche de notre table et se penche vers nous.
– Je vous ai entendu parler de terrorisme, nous lance-t-il d’une voix douce et ferme. Je vous en parle car notre fils est mort au Bataclan.
Je me lève d’un bond, et lui présente mes condoléances alors que j’aperçois son regard triste. Il continue à parler.
– Quand cette guerre finira-t-elle ? demande-t-il. Et quand dira-t-on les choses ? Quand parlera-t-on de la police et de la gendarmerie, et de l’assaut raté ? Pourquoi si tard ?
Les derniers clients de la brasserie nous regardent. L’un d’eux nous écoute même avec attention. Je suis impuissant devant cette souffrance. Pas de colère, mais des questions dans ce regard, et moi qui tente de lui dire, comme un idiot, que nous essayons de gagner cette guerre et d’éviter de nouveaux morts. Il m’apprend qu’il a créé une association de victimes, je lui présente à nouveau mes condoléances et il part sans un mot.
C’est pour vous, Monsieur, pour votre épouse, pour les parents, les sœurs et les frères des victimes, pour nos frères et nos sœurs, pour nos concitoyens, que nous travaillons, que nous écrivons dans notre coin, avec la plus grande humilité et avec la seule certitude qu’il faut résister à la terreur par l’intelligence.
Des fleurs devant le Bataclan, le 26 novembre. Source : L’Obs. http://goo.gl/WyrWaM
Le 22 mars 2012, après un interminable siège de plus de 30 heures, Mohamed Merah, qui a assassiné depuis le 11 mars 7 personnes – dont 3 enfants – et en a blessé 6 autres à Toulouse et à Montauban, est finalement tué par les policiers du RAID. Sa mort met fin à la première attaque jihadiste exécutée sur le territoire national depuis 1996, et suscite une immense émotion, encore accrue par la nature des victimes et le contexte politique national. Très vite, le travail des journalistes et de quelques pseudos experts autoproclamés (PEAP) révèle que les assassinats perpétrés par Mohamed Merah auraient peut-être pu être évités si un certain nombre d’erreurs n’avaient pas été commises au sein de la communauté du renseignement intérieur.
N’écoutant que sa grande expérience du contre-terrorisme, Jérôme Guedj appelle même dès le 22 mars à la démission du ministre de l’Intérieur, le pourtant si débonnaire Claude Guéant. Le 26 mars, Bernard Cazeneuve – qu’on ne présente plus et qui occupe alors le poste de porte-parole du candidat à la présidence qu’est François Hollande – livre un communiqué au style inimitable :
Les événements récents de Toulouse soulèvent de légitimes interrogations sur les modalités d’intervention des services de renseignement : comment est-il possible qu’un individu ayant fait plusieurs séjours au Pakistan et en Afghanistan et ayant acquis des armes pour des montants très importants ait pu à ce point échapper à la vigilance des services de renseignements (sic), dont le rôle est précisément de prévenir le terrorisme plus efficacement, en neutralisant tous ceux qui peuvent présenter un risque pour le pays ? Quels sont les éléments précis dont disposaient les services français au sujet de Mohamed Merah et quels (sic) ont été les enquêtes réalisées sur ses activités ? Quelles leçons tirer de la tragédie de Toulouse, pour ce qui relève plus particulièrement du fonctionnement de nos services ?
Sans réponses précises à ces questions, légiférer ne servira à rien. La loi n’est utile en ces matières sensibles que dès lors qu’elle corrige, en les améliorant, des dispositifs dont l’efficacité a été sérieusement évaluée. La maîtrise exclut la précipitation. Et la précipitation ne saurait masquer d’éventuelles défaillances.
(C’est moi qui souligne, et qui en profite pour rappeler aux distraits que le signataire de ce communiqué est actuellement ministre de l’Intérieur.)
Pendant que Bernard Squarcini, l’ancien chef des RG, devenu directeur de la DCRI, clame contre toute évidence que Merah était un loup solitaire, les Socialistes, parvenus au pouvoir, se penchent sur l’épineuse question. Il faut dire que la majorité sortante a su, à son inimitable façon, gérer la chose avec élégance en concluant, dès le 4 avril, que non, merci, tout allait bien, circulez. Comme le relate alors France Info :
Guy Teissier, a seulement indiqué n’avoir décelé « aucune faille ou aucune
ombre au tableau » dans le suivi de l’affaire Merah.
Manuel Valls, installé place Beauvau, un homme à qui on ne la fait pas, sent pourtant bien que quelque chose a mal tourné, alors que des anciens du gaz constatent dans la presse du matin que « tout ce qui pouvait rater a raté ». La formule, assassine, dit tout, et le ministre, dans le même numéro du Parisien, le 4 juin 2012, parle sans excès de finasserie (il faut dire que c’est pas son genre) :
Dès lors qu’un homme, peut-être seul, a pu commettre de tels crimes, nous sommes face à un échec : l’Etat n’a pas su ou pas pu protéger des Français. Il s’agit maintenant d’en comprendre les raisons. J’ai chargé la Direction générale de la police nationale et la Direction centrale du renseignement intérieur de me fournir une étude très complète sur ce qui a dysfonctionné dans cette affaire.
Le 14 septembre 2012, M. Valls revient sur le sujet et, pour reprendre le titre affiché par Le Monde, déplore des fautes et des erreurs dans l’affaire Merah. Il assumera cette formule à plusieurs reprises, par exemple en 2013 :
Des erreurs et des fautes
Trois ans plus tard, l’année 2015, qui avait commencé par une défaite, s’achève par une déroute, d’abord opérationnelle puis politique. On avait beau redouter le pire, rien ne nous préparait au spectacle qu’on nous offre depuis la nuit du 13 au 14 novembre, l’amateurisme le plus ahurissant le disputant au populisme le plus décomplexé. Après ce terrible choc aurait en effet dû venir le temps de la réflexion puis celui d’une riposte pensée. On en est loin, et le sentiment qui se dégage, deux mois après le carnage, est celui d’une classe politique paniquée, à court d’idées, tentant autant – sinon plus – de courir après les électeurs que d’affronter réellement l’ennemi. Mais, après tout, chacun agit selon ses compétences et ses priorités, et rien n’est plus révélateur que la surdité volontaire de dirigeants désormais piégés par leur attitude, paniqués et impuissants.
L’âme des hommes doit être effrayée jusqu’au plus profond d’elle-même par des crimes inexcusables et apparemment absurdes ; car le but ultime du crime est d’instaurer le règne absolu du crime, de créer un état total d’insécurité et d’anarchie fondé sur la destruction des idéaux d’un monde condamné au naufrage. Quand les hommes envahis par la terreur du crime seront devenus fous d’épouvante et d’effroi, quand le chaos sera la loi suprême, alors sera venue l’heure de l’empire du crime.
Le 13 novembre 2015 dans la soirée, plusieurs équipes de jihadistes réalisent à Paris et Saint-Denis une série d’attaques contre une salle de concert, des terrasses de cafés et de restaurants, et aux alentours du Stade de France. Le bilan, effarant, s’élève à 130 morts et plus de 350 blessés, dont une centaine grièvement atteints.
Les faits ont été largement documentés par la presse, et il n’est pas utile d’y revenir. L’entrée de Wikipédia est à cet égard très bien réalisée et constitue une excellente introduction. Elle permet ainsi de poser les questions que l’actuel ministre de l’Intérieur, que l’on a connu plus exigeant à l’égard de la vérité, refuse obstinément d’entendre. Comment, en effet, ne pas qualifier de naufrage historique le plus important attentat jihadiste jamais commis dans notre pays, alors que l’affaire Merah a été, il y a quatre ans, considérée très justement comme un échec ? Comment oser nier l’existence de failles béantes dans le dispositif sécuritaire intérieur ?
En 2012, l’affaire Merah avait vu un homme seul, envoyé en mission, intoxiquer des policiers avant de tuer au nom du Jund Al Khilafah, une organisation liée à Al Qaïda (et que seuls les rigolos confondent avec la dissidence de l’Etat islamique active en Algérie). Intelligent, déterminé, Merah avait su profiter de l’inexpérience de ceux chargés de l’évaluer et des mauvaises relations entre les équipes de Paris et de Toulouse. Jihadiste solitaire, mais soutenu par une poignée de complices, il avait été plus habile que ceux chargés de détecter ses intentions et avait ainsi mis en lumière l’inadaptation de certains de nos dispositifs à la menace jihadiste. Dès le printemps 2012 et leur arrivée au pouvoir, nos actuels dirigeants avaient affirmé que cette menace était une priorité et que tous leurs efforts seraient consacrés à sa gestion. Ce fut en particulier le cas de l’actuel Premier ministre, prédécesseur de M. Cazeneuve au ministère de l’Intérieur.
En 2015, les attentats de Paris et Saint-Denis sont réalisés par 9 personnes, soutenues par un réseau logistique actif en France et en Belgique et dirigées – ou, en tout cas, mandatées – depuis la Syrie par des responsables de l’Etat islamique. Plusieurs d’entre elles sont même connues des services depuis des mois, sinon des années, et Abdelhamid Abaaoud, régulièrement présenté comme un élément central des attentats, fait l’objet d’un mandat d’arrêt international émis par la justice belge en 2014. Il est surtout au cœur de l’affaire de Verviers, au mois de janvier 2015, et le rôle essentiel de la France dans la gestion de ce projet laisse à penser qu’Abaaoud était, de longue date, un objectif majeur de nos services de sécurité. Il est pourtant à Paris le 13 novembre au soir, libre comme l’air, après avoir déjoué la traque dont il était supposé être l’objet. En réalité, soit il était pourchassé par les services, et le moins que l’on puisse dire est que ça n’a pas bien marché, soit il n’était pas pourchassé par les services, et le moins que l’on puisse dire est que c’est bien embêtant.
Comme ne cessent de le répéter nos gouvernants, le carnage du 13 novembre n’est pourtant pas la conséquence de failles, et il n’est évidemment pas un échec, malgré les remarques douloureuses de John Brennan, le directeur de la CIA – qui, lui aussi, ferait peut-être mieux de s’engager… Après tout, c’est vrai, n’exagérons rien : la mort de 130 personnes dans une série d’attentats terroristes d’une ampleur unique dans notre pays ne saurait être un échec pour les services de contre-terrorisme, dont la mission est justement d’empêcher ce genre de tragédie. Mais, alors, si ce n’est pas un échec, faut-il aller jusqu’à évoquer un succès ? #onseledemande
Bien que n’étant pas, donc, un échec de nos services, bien que ne révélant aucune faille, les attentats du 13 novembre doivent pourtant bien être la faute d’un responsable, et de préférence hors de France. Les services belges ont constitué les coupables parfaits, et personne ne s’est retenu quand il s’est agi de les ridiculiser. Le fait est, hélas, que les services de sécurité belges sont, de longue date, d’une faiblesse insigne. Les anecdotes ne manquent pas (j’ai même prévu d’écrire un recueil de souvenirs intitulé Le Jihad s’amuse, qui les mentionnera), et nos voisins ont vraiment bien du mal face au jihadisme. Il faut dire que leur situation intérieure est d’une grande complexité, que la question communautaire y est cruellement posée, et le royaume est ainsi, en proportion de sa population, le premier contributeur au jihad syro-irakien.
Accabler Bruxelles pour un échec – qui n’en est pas un, rappelons-le – était donc tentant, et, à la façon d’Oscar Wilde (Le seul moyen de se délivrer de la tentation, c’est d’y céder), les autorités françaises ne se sont pas privées de le faire. Hélas, c’était oublier un peu vite que la faiblesse belge est connue depuis au moins quinze ans et que le pays était donc sous bouclier français. Du coup, l’échec des Belges qui n’est pas le nôtre l’est devenu quand même, par ricochet. Peser les conséquences de ses déclarations et de ses actes semble être une pratique un peu dépassée, et on imagine – je n’en sais rien, évidemment – qu’un responsable belge probablement un peu agacé a menacé de divulguer l’accord de coopération existant entre les services parisiens et bruxellois, histoire de se donner un peu d’air. Les attaques contre la Belgique ont donc molli, comme par miracle.
Il fallait cependant trouver une cible vers laquelle diriger la colère de la population, et l’Union européenne, on le sait bien en France, tient ce rôle à merveille. Tout fut donc, d’un coup, la faute aux instances européennes. Les attaques émanant du ministère de l’Intérieur, une fois de plus, ne manquaient pas de piquant quand on sait que la France est sans doute de tous les Etats membres de l’Union celui qui sabote avec le plus de constance – le cas britannique n’est pas mal non plus, cela dit – les efforts d’intégration européenne en matière de renseignement. Il y aurait sans doute là un développement à lancer sur la nature profonde de cette activité, mais je n’en ai pas le courage. Tout était donc de la faute des autres, des Belges, des fonctionnaires européens, sans parler des terroristes – mais nous savons bien qu’ils sont fous, drogués, finalement pas responsables, les pauvres petits.
Plus de trois mois après les attentats du 13 novembre, la ligne officielle n’a cessé de se durcir, jusqu’à la caricature. Le ministre de l’Intérieur, qui confond autoritarisme et commandement, n’a de cesse de tourner en ridicule ceux qui osent s’interroger. A rebours du cartésianisme et de la rigueur dont on dit qu’ils font l’esprit français, toute tentative de comprendre est rejetée avec une morgue d’autant plus distrayante qu’elle cache mal une certaine fébrilité. Raisonnant à la manière d’un personnage de la pièce d’Arthur Miller Les Sorcières de Salem (1953), Bernard Cazeneuve a encore récemment balayé les interrogations au sujet de l’assaut du RAID à Saint-Denis, après avoir moqué les questionnements des habituels PEAP, déjà fustigés par le passé par le ministre de la Défense, un autre homme de dialogue et d’écoute (administrative ou pas, d’ailleurs).
Questionner le pouvoir ne relève pourtant aucunement d’une attitude contre-révolutionnaire mais de l’exercice normal de la liberté de penser dans une démocratie. La défense, contre vents et marées, et contre l’évidence, des différents services n’a été le fait que de ceux qui auraient tout perdu à admettre la pertinence de certaines critiques, d’autres qui ont préféré se taire par loyauté (ou suivisme ?), ou d’une poignée de commentateurs tentant vainement de dissimuler leur fascination pour des métiers qu’ils n’ont jamais exercés. On a ainsi pu lire d’hilarantes analyses affirmant que le dispositif sécuritaire n’était pas critiquable et ne recélait aucune faille puisque les attentats du 13 novembre n’étaient rien de moins qu’une surprise stratégique.
Outre la méconnaissance de ce concept, passionnant, une telle remarque révèle une mauvaise foi confinant au sublime. Comment, en effet, être stratégiquement surpris par des terroristes presque tous connus (certains étant même activement recherchés), frappant des cibles menacées de longue date selon un mode opératoire redouté depuis des années, et alors que tous les responsables et autres observateurs avertis s’attendaient au pire depuis au moins le début de l’automne ? Comment qualifier de surprise stratégique une attaque que l’on redoute et à laquelle on se prépare – même mal ?
Le refus d’envisager la moindre défaillance du dispositif constitue un mélange, toujours sidérant, d’aveuglement et d’irresponsabilité politique. Ce n’est pas en niant leurs symptômes qu’on soigne les malades, et ceux de nos dirigeants qui s’abaissent ainsi à ne défendre que leurs postes révèlent tout de leur égoïsme. A eux qui nous accusent d’être de mauvais Français, on se sentirait presque en droit de répliquer que nous faisons moins de mal à l’Etat et à la République que ceux qui refusent d’admettre un échec et ne font donc rien pour éviter que d’autres surviennent. De même que poser les questions, c’est commencer à y répondre, refuser à toute force qu’on les pose a tout de l’aveu.
Toi, Raoul Volfoni, on peut dire que tu en es un
Au risque de choquer, commençons par rappeler ici que les attentats commis à Paris et Saint-Denis le 13 novembre au soir, malgré leur épouvantable bilan, constituent un échec opérationnel pour les jihadistes. Ceintures d’explosifs défectueuses ou instables, manque de munitions, erreurs de débutants (pas de billets pour entrer dans le Stade de France), sans même parler de la fuite, sans doute piteuse, de Salah Abdelsam : l’affaire est si piètrement réalisée que le communiqué de l’EI diffusé quelques heures plus tard revendique même un attentat dans le 18e arrondissement de Paris qui n’a pas été commis. Pourtant, et comme pour confirmer que le terrorisme n’est décidément pas affaire de technicité, le succès politique des attentats du 13 novembre est majeur, et les revues de l’EI ne se sont pas privées de célébrer l’importance du coup qui nous a été porté si brutalement.
Les jihadistes francophones de l’EI ont le sens de la formule
Il faut donc, une fois de plus, rappeler que les débats sur les compétences tactiques des terroristes, quelle que soit la cause défendue, ne sont pas toujours d’une grande pertinence tant ils conduisent à sous-estimer le danger représenté par des hommes armés, et surtout déterminés aussi bien à tuer qu’à mourir en martyrs. Comme dans n’importe quel conflit, la volonté joue pour beaucoup dans le succès ou l’échec. Les gestes, même imprécis, de jihadistes semblent ainsi bien plus redoutables que la communication millimétrée de ministres infaillibles ou de chefs de groupes d’intervention dont l’efficacité semble d’abord médiatique. Je sais bien que la lutte contre le terrorisme est politique, mais il devrait y avoir une marge entre la politique et l’esbroufe. A cet égard, les événements du 13 et du 18 novembre sont cruels, et inquiétants.
Vieille nation, puissance réelle – bien que déclinante, la France s’est retrouvée comme groggy après les attentats. Face à la détermination d’assaillants pourtant peu expérimentés, le pays a chancelé, et cette impression a été d’autant plus forte que les autorités, à commencer par le Président lui-même, n’ont pas montré la résilience que j’appelais de mes vœux ici. Il ne s’agit pas d’être sans cœur, ni de refuser à nos gouvernants le droit d’avoir des sentiments et d’être sensibles aux attaques qui nous sont portées, mais ils sont plus que des citoyens. Quoi qu’on pense d’eux et de leurs actions, ils ont été élus et sont légitimes. Ils sont l’expression de la volonté du peuple, celui-là même que les terroristes attaquent, et ils incarnent la réaction de l’Etat et de la Nation face à l’ennemi. Nous tournons nos regards vers nos chefs et nous observons leur réaction. En apparaissant, ému et livide, en fin de soirée, le Président a montré qu’il avait un cœur – une qualité que certains lui dénient – mais il a aussi révélé sa fragilité, et la nôtre, puisque c’est lui que nous avons choisi pour nous commander. La main ne doit pas trembler au plus fort de la tempête, car l’ennemi aussi nous observe et nous jauge.
En décidant, dès le lendemain des attentats, d’intensifier nos opérations aériennes en Syrie contre l’EI, et en infléchissant très sensiblement notre politique à l’égard de Damas et de Moscou, le chef de l’Etat a répondu à l’émotion de ceux qui, dans tous les camps politiques, réclamaient ce qui s’apparente à une vengeance à chaud, sans aucune stratégie ou la moindre vision politique. Bien sûr, ravager des camps de l’EI à coups de missiles et de bombes guidées n’a rien pour me déplaire, mais encore faudrait-il que ces frappes aient la moindre conséquence sur l’état de la menace terroriste en France, et encore faudrait-il qu’il ne s’agisse pas là d’une version française des five o’clock follies du regretté général Westmoreland. En réalité, l’incompréhension de nos supposées élites à l’égard du jihadisme les pousse à ne mettre en œuvre qu’une politique faite de précipitation, d’improvisation et d’inconséquence. La lecture de la presse étrangère permet de prendre la mesure du spectacle que nous donnons, d’ailleurs, et on hésite entre le rire nerveux et la consternation. J’ai choisi, pour ma part, d’alterner les deux.
Ces erreurs, dans tous les domaines, entre hystérie, sidération et populisme, ont accentué la victoire remportée ce soir-là par les jihadistes de l’EI. Après avoir débordé nos services et les milliers de soldats déployés dans nos rues, les terroristes, qui ont tué 130 personnes dans notre capitale, ont révélé l’immense faiblesse de nos gouvernants et l’impréparation générale, loin des discours affirmant depuis des années que les menaces avaient été prises en compte. Si elles l’avaient été, si le défi avait été relevé, en serions-nous là ?
Dans les services, donc, comme parmi ceux qui osent, malgré les admonestations des ministres, penser par eux-mêmes, les craintes les plus vives s’exprimaient depuis des mois. L’affaire de Verviers, au mois de janvier 2015, avait confirmé que la menace ne cessait de croître et que, sans surprise, elle était internationale. Il serait sans doute temps, d’ailleurs, d’arrêter de rouler des yeux stupéfaits dès qu’une attaque jihadiste est réalisée par une cellule ayant des connections internationales. C’est le cas depuis l’été 95, et ceux qui font l’effort de se documenter savent bien que les réseaux jihadistes sont dans leur écrasante majorité, internationaux. Les terroristes d’AQMI tués au Mali au mois de juillet 2010 avaient des liens avec la Suède ; ceux de Madrid, en 2004, étaient au cœur d’une toile d’araignée couvrant l’Italie, le Royaume-Uni ou l’Allemagne ; ceux de Benghazi, en 2012, étaient commandés par un Egyptien, financés par des Yéménites et aidés par des Algériens, et les exemples sont ainsi innombrables – et souvent publics.
Cette réalité, bien connue des services mais manifestement pas des responsables politiques, a entraîné depuis des décennies la création de centaines de coopérations internationales. On échange des renseignements, on traite des sources en commun, on monte des opérations, on se désigne des cibles, on partage des analyses et des méthodes, et appeler à chaque nouveau carnage à une meilleure coopération revient à demander à un pilote de rallye s’il sait conduire. On peut, évidemment, toujours faire mieux, mais il convient de s’interroger sur les buts de ces coopérations appelées de leurs vœux par des ténors qui savent à peine combien la France compte de services, et quelles sont leurs missions.
De quelle utilité, après tout, pourrait être une aide étrangère quand nos propres services se parlent parfois à peine, se concurrencent souvent, et éprouvent de grandes difficultés à traiter les renseignements qu’ils ont recueillis seuls ? Les échos qui remontent de tous les ministères décrivent ainsi des relations dégradées entre services, des analystes noyés – sans surprise – sous les données à exploiter, des opérationnels épuisés, des responsables n’ayant qu’une compréhension parcellaire de la menace qu’ils affrontent, le tout sous la pression de dirigeants qui ne veulent que des résultats et, sous l’influence de gourous aux qualifications mystérieuses, se refusent à obstinément à affronter des difficultés dont ils sont, après tout, comptables.
Face au jihad, les services français – comme d’autres avant eux – avancent tant bien que mal, tirés par un attelage déséquilibré. Abondamment alimentés en renseignement technique, grâce à une loi votée il y a un an, qui devait nous apporter la sécurité et qu’il était donc suspect de questionner, nos services restent débordés. Ils le sont à la fois par l’ampleur de la menace elle-même et par les moyens incomplets qu’on leur a attribués. La focalisation sur l’indispensable recueil de renseignements a conduit à délaisser le renforcement des filières analytiques de nos services. On se souviendra que cet écueil a été celui sur lequel les Etats-Unis se sont échoués le 11 septembre, et c’est donc avec le rire du désespoir qu’on voit s’échouer à leur tour ceux qui, du haut de leurs certitudes, nous affirmaient depuis des années que la DGSE n’était pas la NSA, que la France avait sa propre culture du renseignement et que jamais-jamais-jamais-mon-pauvre-ami il ne nous arriverait une telle catastrophe. Sauf que si. Parler aux magistrats ou à certains responsables permet de mesurer la complexité excessive de la communauté française de la lutte contre le terrorisme, tiraillée entre les querelles de ministères, les inimitiés personnelles et, surtout, de trop nombreux services au sein d’une architecture qu’il faudra bien finir par qualifier d’incohérente, d’inutilement complexe et, en réalité, d’inadaptée.
L’année dernière, Les Décodeurs du Monde avaient publié un schéma organisationnel de nos services que plusieurs d’entre nous avaient alors critiqué pour ses erreurs (non, la DGSE n’est pas un service de renseignement militaire, le plus jeune des étudiants sait ça ; où est le CNR ? Mystère) et son grand n’importe quoi. Manifestement, les auteurs de ce travail ignoraient la différence qui existe entre les entités qui agissent et celles qui ne sont que leurs gestionnaires administratifs, sans prise avec le terrain. Correctement réalisé, ce schéma aurait pourtant pu être utile et montrer, sans fioritures, l’extrême complexité d’une communauté au sein de laquelle Paris, centre bien connu de l’univers, dispose de ses propres moyens grâce à la PP. Comme je l’ai écrit sur ce blog il y a bien longtemps, les réunions UCLAT auxquelles je participais dans ma précédente vie ôtaient toute envie de se moquer de la communauté américaine du renseignement, tant moquée en 2001. J’ajoute que même la présentation officielle de nos services, sur le site de l’Académie du renseignement, laisse songeur, tant le système dans son ensemble paraît bancal.
Les Décodeurs n’ont pas décodé grand-chose. Source : http://goo.gl/9UGchsLa communauté française du renseignement. Source : l’Académie du renseignement. http://goo.gl/Ll6Etf
Au-delà du bilan humain et des conséquences politiques, le 13 novembre est également notre 11 septembre en raison des multiples dysfonctionnements observés depuis des mois et des années dans nos administrations spécialisées. Qui osera évoquer en public, au risque d’être traité avec la plus extrême condescendance par nos dirigeants, les difficultés quotidiennes de coordination entre services, et entre ces services et, par exemple, les magistrats ? Ou les tensions entre la PP et le reste du monde ? Ou entre les services centraux et leurs antennes régionales ? Qui peut également nous expliquer pourquoi les analystes civils recrutés par les services du ministère de l’Intérieur sont marginalisés par certains policiers qui leur dénient, malgré les accréditations et les nominations, toute légitimité ? Pourquoi les appels du pied à leur service d’origine de certains anciens analystes parmi les plus brillants de ce pays (je ne parle pas de moi, évidemment) n’ont-ils jamais de réponse, alors qu’ils seraient prêts, à les entendre, à replonger dans la fournaise pour la République ? Pourquoi est-il structurellement presque impossible à la DSGE de conserver ses vieux experts ? Pourquoi les incessantes mesquineries entre services (et croyez-moi, vous ne voulez pas le savoir) ne sont-elles jamais sanctionnées ? Pourquoi les luttes d’appareils, les luttes pour les postes et les chocs d’égos continuent-ils alors que c’est, nous dit-on, la guerre ? Et, au fait, ça y est, on a arrêté de mélanger les dépouilles des victimes ? Non, parce que ça, c’était VRAIMENT gênant.
De même qu’il a été dit, au mois de novembre, que les services avaient pu ne pas voir la menace s’organiser, il n’est pas absurde de penser que les responsables politiques et administratifs soient tout autant aveugles et ne voient pas les bisbilles permanentes qui agitent le landerneau. N’en ayant pas connaissance, il serait logique qu’ils ne les sanctionnent pas. Mais on peut aussi penser, à les observer, qu’ils en ont vaguement conscience mais qu’il leur est désormais impossible de s’imposer à des administrations qu’ils ont trop longtemps défendues pour pouvoir, quand il le faut, les mettre au garde-à-vous puis en ordre de marche. Je rappelle qu’il n’y a pas de faille, jamais. Une faille, c’est comme Alésia, personne ne sait ce que c’est.
Les militaires, qui ont le sens de la formule et trouvent souvent les mots justes, aiment à répéter « Un chef, une mission, des moyens ». La mission, semble-t-il, est connue. Les moyens, on a tendance à les chercher. Et les chefs, s’ils sont nombreux, ne paraissent pas beaucoup commander. Comme souvent, une grande partie de nos difficultés provient d’un manque criant de ce qu’on appelle à présent le leadership. Certaines anecdotes, narrées par quelques anciens forcément navrés, confirment qu’il est plus facile de proclamer l’état d’urgence et d’adopter des postures avantageuses que de demander des comptes à des hauts fonctionnaires ou à des officiers généraux. Paraître a toujours été plus facile que faire, et donner des moyens sans jamais s’interroger sur les conditions de leur emploi donne le sentiment qu’on est plus ou moins aux commandes. A cet égard, la création au mois de juin 2015 d’un état-major opérationnel pour la prévention terroriste, directement aux ordres du ministre de l’Intérieur, CINQ MOIS AVANT LES ATTENTATS DE PARIS ET SAINT-DENIS, s’est révélé être une mesure pour le moins étonnante. L’UCLAT, par exemple, n’a pas été dissoute, alors que son mandat, énoncé sur le site Internet de la DGPN, est le suivant :
Nous voilà donc avec deux structures dont les périmètres se chevauchent largement, et qui consomment des ressources tout en créant de la complexité. Comme si ce n’était pas déjà si difficile alors que les terroristes n’ont jamais été aussi nombreux, aussi mobiles, aussi autonomes. Qui pense encore qu’on gère des adversaires mobiles et innovants avec des structures lourdes, centralisées, à peine gérées ? Ne dites, rien, oui, je sais, nos chefs.
Oui, on voit ça.
La proximité de l’EMOPT et du ministre repose la question, froide, de la responsabilité politique. Servir l’Etat, et commander, c’est être comptable de son bilan. Les succès sont ceux de vos équipes. Les échecs sont les vôtres. C’est ainsi qu’on reconnaît la grandeur – et une forme de décence. A cet égard, lire dans je ne sais plus quel journal que le ministre de l’Intérieur est capable de « colère froide » ou s’exprime « d’une voix blanche » fait bien rigoler puisque, pour l’heure, on ne sait ni à quoi ces stupéfiantes manifestations de volonté ont bien pu servir, ni contre qui elles ont pu s’exprimer. Je vais d’ailleurs, de ce pas, me faire couler un café d’une voix blanche afin de bien montrer aux jihadistes à quel point je les trouve très méchants.
Au lieu, en réalité, d’empiler des structures sans fin, de surcroît sans jamais s’interroger sur leur efficacité, on pourrait essayer de comprendre l’ennemi afin de mieux le combattre. Après tout, et contrairement aux certitudes douteuses du Premier ministre, chercher à comprendre n’est pas commencer à excuser mais bien plutôt la première étape indispensable de la riposte – à supposer que les discours guerriers tenus par nos dirigeants aient un peu de consistance et ne soient pas de la poudre aux yeux, bien sûr. Chez nos alliés, les services de sécurité essayent ainsi de combiner excellence tactique ET mobilisation intellectuelle afin d’être, oh la curieuse ambition, meilleurs. Evidemment, les malheureux n’ont pas la chance d’être infaillibles et les voilà, pauvres médiocres qu’ils sont, obligés de bosser. Loin de l’anti intellectualisme de certains de nos grands flics, les Canadiens sont capables d’écrire ça, et les Etats-Unis se sont dotés du Combating terrorism center de West Point, sans doute le centre de recherche le plus pertinent du domaine.
Pendant ce temps, en France, des mandarins dépassés écrivent des livres dans l’urgence, un peu comme une biographie de DSK quelques jours après l’affaire de New-York, alignent les erreurs factuelles ou les analyses hors-sol dans la presse, et geignent d’être tenus à l’écart des services – après les avoir traités avec mépris quand ces-derniers quittaient leurs casernes pour découvrir le monde scientifique. Les services, pour leur part, à l’exception d’une poignée d’experts chevronnés dont ils ne savent le plus souvent que faire, se concentrent sur les tâches immédiates et délaissent toute réflexion théorique. Comme me le disait un ami il y a quelques années au sujet de notre ancien service, « ils ne font plus du contre-terrorisme mais de la contre-guérilla ».
Cette évolution opérationnelle, qui répond évidemment à l’évolution de la menace, a mécaniquement conduit à une mise en avant permanente des résultats tactiques au détriment d’une vision d’ensemble. Nous neutralisons des jihadistes en France depuis vingt ans et il y en a toujours plus. Il ne serait pas absurde de se demander pourquoi, et en évitant les foutaises entendues autour du chômage, du Captagon (M. Képel serait bien inspiré de vérifier ses informations), des jeux vidéo, des pathologies mentales, de l’islamo-gangstérisme, d’« Al Qaïda qui n’existait pas en 2001 mais qu’on a vaincue en 2002 » ou du caractère inédit de la violence extrême (quelqu’un dans l’assistance a-t-il déjà entendu parler de Srebrenica, du Rwanda ou des Tigres tamouls – sans parler de la Saint-Barthélemy, de la conquête de la Gaule, du viol de Nankin ou de la Noche Triste ?). On s’épargnera également les réflexions définitives sur les Arabes, les musulmans, tout comme on considèrera comme parfaitement anecdotiques les analyses mettant en avant la radicalité du jihad en lui déniant tout lien avec les profondes tensions qui secouent l’islam. On ne dira jamais assez à quel point on analyse tous les faits et le contexte AVANT d’avancer des opinions, au lieu de plaquer sèchement des certitudes personnelles sur des faits qu’on connaît manifestement à peine.
Entre l’anti intellectualisme de nos dirigeants, leurs certitudes personnelles, et l’accaparement du débat public par des éditorialistes largués et des scientifiques devenus des divas dont il n’est pas permis de questionner les oracles, on comprend que notre pays ait du mal à y voir clair, et encore plus à concevoir une véritable stratégie. On se surprend d’ailleurs parfois à se demander si une telle stratégie est vraiment recherchée.
Le pouvoir égalisateur du jihad
Dans les années ’90, les terroristes du GIA pensaient tromper leur monde en parlant, au téléphone ou à la radio, de matchs de football quand ils évoquaient des attentats. Ce subterfuge, assez enfantin, leur permettait de parler des préparatifs, de l’entraîneur ou du score (comprendre : les morts). Malgré ses faiblesses, et sa froideur presque dérangeante, l’image n’est pas bête et on me permettra donc de l’utiliser ici en la retournant.
Le 13 novembre, nous avons donc encaissé 130 buts. Ce serait, par ailleurs, faire injure aux blessés, aux témoins, à tous ceux qui ont souffert et pleuré ce soir-là de ne pas les prendre en compte, et le score réel est donc bien plus élevé. Les jihadistes ne s’y sont pas trompés, et ils ne cessent de rappeler à quel point le coup qu’ils nous ont porté ce jour-là a été terrible.
Dabiq, la revue de l’EI, revendique longuement les attentats du 13 novembre.
Face au terrorisme, le contre-terrorisme est un travail d’équipe : chaque joueur/service joue à sa place, connaît les plans, les objectifs et la doctrine des dirigeants, suit les consignes de l’entraîneur et a conscience des enjeux. Chacun s’épaule, et la défaillance de l’un peut ponctuellement être compensée par le reste de l’équipe. Mais quand les défaillances sont multiples, quand les joueurs se détestent, quand l’entraîneur est dépassé, quand les dirigeants n’ont aucune ambition, que se passe-t-il ?
Une fois l’attaque rendue inopérante par manque de volonté ou absence de réflexion, une fois les milieux de terrain dépassés effacés par des joueurs plus rapides, plus inspirés, il reste la défense, et celle-ci n’est pas infaillible. Le temps, la fatigue, l’usure, et l’absence de progrès jouent contre elle. A force, les attaquants adverses finissent donc par passer, et se trouvent alors face au gardien, qu’on espère réactif, inspiré, et conscient des tactiques de l’adversaire. Il est, en tout cas, bien seul.
Le 13 novembre au soir, nos défenses sont enfoncées, et les terroristes se trouvent sans entrave dans les rues de Paris et de Saint-Denis à y assassiner des dizaines d’innocents. A aucun moment les jihadistes n’ont paru avoir été entravés par la pression sécuritaire, qu’on nous disait pourtant impitoyable. Seuls face aux buts, ils ont tiré et tiré encore, tuant, blessant et savourant leur victoire. Les services de sécurité dépassés, aveugles ou sourds, ne pouvant plus rien faire, ne restaient face aux terroristes que la défense et le gardien, ici représentés par les équipes spécialisées d’intervention.
Insinuer que les questions posées au RAID ne sont en réalité que des attaques personnelles remettant en cause le courage ou le dévouement de ces policiers est une manœuvre d’une rare petitesse. Elle ne présente évidemment – et c’est bien son but – aucun argument et ne cherche qu’à ridiculiser et à délégitimer ceux qui osent simplement poser des questions. M. Cazeneuve, qui a invité les critiques à rejoindre cette unité d’élite de la Police nationale, avait été plus magnanime quand M. Urvoas avait, au mois de mars 2012, posé LA question au sujet de la dernière phase de l’affaire Merah. Il n’a pas non plus réagi quand le commissaire Stemmelen a vertement critiqué le dispositif de protection des locaux de Charlie Hebdo.
Quand on parle aux victimes ou à leurs familles, quand on entend les remarques de professionnels de l’action armée, la même remarque revient, pourtant, et elle ne peut être réduite, malgré les vociférations aux pénibles relents corporatistes de quelques uns, à des querelles de chapelles. Pourquoi l’assaut du Bataclan a-t-il été si long ? demande-t-on ainsi, et la réponse ne vient pas naturellement.
L’interrogation, à dire vrai, émerge quelques jours après le carnage. Dès le 17 novembre, le blog Secret Défense, tenu par Jean-Dominique Merchet, publie une série de réflexions de Noham Ohana, un ancien de la Sayeret Tzanhanim, une unité des forces spéciales israéliennes. Tout ce qu’il dit n’est évidemment pas vérité révélée, mais on le traitera difficilement de PEAP et ses propos rejoignent des réflexions anciennes, que l’on peut organiser ainsi :
La population doit faire preuve de résilience face à une menace terroriste durable, vive et évolutive. Elle doit notamment devenir actrice de sa sécurité ;
Les forces de sécurité publique doivent être sensibilisées aux nouveaux modes opératoires, formées et équipées en conséquence ;
Les forces d’intervention doivent agir vite, quitte à subir des pertes.
La nécessité de la résilience n’est pas une donnée nouvelle. Elle a fait l’objet de la part, notamment, de Joseph Henrotin (ici et là, par exemple), de nombreux travaux. Depuis quelques semaines, l’Etat organise même des formations aux gestes qui sauvent en s’appuyant sur les sapeurs-pompiers ou la Croix rouge. Avoir conscience de la menace et s’y préparer collectivement, pour ceux d’entre nous qui ne combattons pas directement, est un devoir. Ceux qui voient là un renoncement sont des imbéciles, incapables de comprendre que le jihad, qui dure depuis déjà des décennies, n’est pas près de s’éteindre et requiert la mobilisation de tous. Les populations civiles qui à Londres en 1940 ou à Alger en 1994 avaient conscience que la guerre durerait n’étaient en rien des capitulards. Au contraire. Dans cette guerre aux multiples champs de bataille et aux fronts parfois mouvants, nous sommes, vous et moi simples citoyens, les arrières. Pendant que les soldats, espions, policiers, gendarmes, diplomates et autres agents de l’Etat combattent, notre résilience leur garantit que nous tiendrons le temps qu’il faudra.
Noham Ohana ne se contente cependant pas d’évoquer la résilience. Il rappelle que les forces de sécurité et d’intervention doivent avoir compris la nature de la menace et s’y être adaptées. A cet égard, il est l’un des premiers à s’interroger sur l’assaut du Bataclan, objet depuis des semaines d’un affrontement stérile et plus ou moins discret entre policiers et gendarmes. Il n’est pas absurde de penser que ceux qui vocifèrent le plus sont les plus gênés, mais là n’est pas la question. Il faudrait plutôt se demander pourquoi les jihadistes privilégient depuis des années, de Beslan à Nairobi, ces opérations combinant prises d’otages, tueries de masse et attentats-suicides ? La réponse est simple, et il me semble même l’avoir déjà évoquée : ces attaques sont politiquement plus rentables.
De même, en effet, qu’il faut dépenser une énergie considérable pour contrer les idioties répétées en boucle par les imposteurs ou les complotistes, il faut déployer des effectifs importants et d’une grande qualité pour neutraliser rapidement une équipe de terroristes actifs en milieu urbain. La nature des jihadistes et les caractéristiques du terrain (environnement complexe, multiplicité des cibles, etc.) rééquilibrent ainsi en faveur des terroristes un rapport de forces qui, de prime abord, pourrait sembler favorable aux unités d’intervention, infiniment mieux entraînées et équipées.
En réalité, si les terroristes sont évidemment des assaillants du point de vue des civils visés, ils deviennent des défenseurs contre les forces de l’ordre qui tentent de les éliminer, et on sait que la situation tactique leur est alors favorable. Il est même possible de retrouver là, au milieu des décombres, le fameux triangle terroristes/population/Etat, mais cette illustration concrète rappelle surtout que les autorités, face à des opérations de cette nature et cette ampleur, partent avec un handicap terrible si les jihadistes passent à l’action sans être détectés. Pour dire les choses simplement, si ça a commencé, il est déjà trop tard, et la nécessité d’une résolution rapide de la crise s’impose, pour sauver des vies comme pour éviter que l’évènement ne se prolonge et produise un effet majeur. Cet effet est, évidemment, l’objectif des terroristes.
Entendu par la DGSI le 14 août 2015, Reda Hame, un gars qui n’en veut, n’avait d’ailleurs pas été avare de détails sur les ambitions de l’EI :
Question : De quelle manière vous a missionné Abou Omar ? (Abou Omar est le nom de guerre d’Abdelhamid Abaaoud)
Réponse : Il m’a dit de le rappeler depuis Prague. Il m’a dit que la Turquie c’était une zone rouge donc il ne fallait pas le contacter. Prague, c’était zone orange donc moins risqué, la France est en zone verte, sans risque. Il ne voulait pas me donner d’instruction avant. Il m’a juste dit de choisir une cible facile comme un groupe de personne (sic), un concert par exemple, là où il y a du monde. Il m’a précisé que le mieux après l’action s’était d’attendre les forces d’intervention sur place et de mourir en combattant avec des otages. Il a rajouté que si beaucoup de civils étaient touchés la politique étrangère de la France changerait. (C’est moi qui souligne)
La nécessité d’une intervention rapide, afin de limiter le processus d’égalisation des forces entre terroristes et Etat, a été identifiée il y a des années, en particulier par le GIGN qui applique, dit-on, le concept de shorter battle process et est même, dans mes souvenirs, le pilote national en matière de prises d’otages de masse (POM). Le RAID, qui s’est rendu à Bombay en 2009 quelques semaines après les attentats du mois de novembre 2008 et y a étudié le comportement des forces indiennes, n’est pas en reste. Les conclusions s’imposent, même aux esprits les plus lents : il faut savoir et oser intervenir vite, quitte à subir des pertes. Les policiers, les militaires, les espions et même les pompiers sont susceptibles d’être tués en accomplissant leur devoir, qui est, justement, d’éviter la mort de leurs concitoyens civils. La protection des non-combattants est en effet non seulement un devoir moral mais aussi un impératif politique.
S’agissant du RAID ou du GIGN – et même de la BRI, dont on se demande bien quel est son rôle en matière de prise d’otages de masse, le fait d’être courageux, bien entraîné et bien équipé ne suffit cependant pas. L’histoire militaire n’est pas avare de héros morts à cause d’un mauvais chef, d’un plan de bataille idiot ou d’une doctrine inadaptée. Rien ne vaut l’étude de l’ennemi, et rien ne saurait remplacer la connaissance de ses méthodes et la compréhension de ses buts afin de pouvoir anticiper ses actions et le vaincre. On ne parle que de ça, sur ce blog, depuis 2009 : VAINCRE, mais sans esbroufe, sans haine, sans hystérie. Simplement vaincre. Je dois être un mauvais Français, pour préférer la victoire aux discours.
Depuis 2008, voire depuis 2002 à Moscou, toutes ces vérités tactiques sont documentées – ici et là, par exemple. Oui, les jihadistes ne désirent que mourir en emportant avec eux otages et policiers. Oui, ils veulent faire durer l’événement. Oui, leur démarche est rationnelle – car on peut être d’une violence extrême ET d’une grande rationalité. Pourtant, rien n’est fait, et rien ne change. Les policiers en tenue, dont certains pleurent le 13 novembre devant l’horreur – et qui oserait les blâmer ? – ne sont ni entraînés, ni équipés, ni même préparés à affronter une menace que l’on sait pourtant imminente. Dotés d’une arme de poing individuelle avec laquelle ils ne tirent, pour la plupart, qu’une trentaine de munitions par an, qui plus est dans un stand, ils ne sont pas de taille face à des terroristes aguerris et déterminés. De même sont-ils impuissants à gérer des scènes de crime qui sont, en réalité, des scènes de guerre. Les responsables de ce retard tactique ont intérêt à éviter les miroirs.
C’est donc logiquement que l’Etat déploie dans nos rues des unités militaires dûment équipées et expérimentées. Il ne s’agit pas, comme on nous le dit d’épauler la Police ou la Gendarmerie, mais bien de prendre le relais de forces trop longtemps laissées dans l’ignorance de la menace jihadiste. Les événements autour du Bataclan le 13 novembre, tels que relatés par les militaires eux-mêmes, confirment la pertinence opérationnelle de la présence de soldats, aguerris, mieux armés, dans Paris. Ils sont ainsi à même de protéger les secours, participent au tri des blessés et délivrent des soins immédiats. Je ne pensais pas écrire ça un jour, mais l’appréciation froide doit l’emporter sur les préventions initiales : la présence de l’armée dans les rues, politiquement absurde, coûteuse, épuisante pour nos forces, inefficace pour prévenir les attentats, a malgré tout sauvé des vies.
Le spectacle de ces professionnels, vêtus d’uniformes différents, œuvrant pour sauver des civils est infiniment émouvant, mais il ne saurait éteindre la colère. A quoi bon tous ces discours martiaux, ces déclarations outragées et ces indignations pleines de morgue quand les acteurs de notre sécurité ont été négligés, exposés à un ennemi qu’ils ne pouvaient affronter et impuissants à empêcher un massacre inédit par son ampleur sur notre sol ? Dès le mois de janvier 2015, après les attaques des frères Kouachi, l’évidence était là, mais il faut croire qu’il est plus facile de créer des états-majors redondants que de se mobiliser réellement. Au Kenya, le massacre commis au sein de l’université de Garissa, le 2 avril (148 morts), avait été un terrible rappel de la menace. En Europe, une attaque inspirée par celle de Bombay avait par ailleurs été évitée en 2010, et la menace n’a jamais cessé de peser sur les grandes villes des Etats confrontés au jihad.
En France même, pays le plus visé par la menace terroriste, les services et autres unités spécialisées sont censés s’être adaptés à des modes opératoires vieux de plus d’une décennie. Cette adaptation doctrinale, qui aurait nécessairement modifié l’entraînement et les modes d’action, était, cruelle ironie, à l’étude quand ont eu lieu les attentats du 13 novembre. A la fin du mois de décembre, Le Parisien évoque ainsi une note de la Préfecture de Police (dont un exemplaire, qui semble authentique, est téléchargeable ici) qui prend parfaitement en compte les modes opératoires et énonce l’essentiel : Il s’agit en effet de sauver des vies en déstabilisant le schéma d’action des agresseurs par l’action des policiers.
Note du 21 décembre relative aux tueries de masse. Source : http://goo.gl/rdzE0D
Pertinentes, cette note et les trois fiches qui l’accompagnent arrivent hélas APRES les attentats de Paris, et dix mois APRES les attaques des frères Kouachi et de Coulibaly, autant dire avec une éternité de retard. Comme toujours, la check-list a été établie sur des cadavres et des décombres, comme si les inquiétudes des professionnels et les études réalisées ailleurs n’avaient pas de prise sur la haute hiérarchie. Il faut décidément relire Marc Bloch.
Je vais, par ailleurs, éviter de participer aux insidieuses polémiques qui empuantissent l’atmosphère au sujet de l’action du RAID, d’abord le 13, puis le 18 novembre (cf. ici ou là, et même ici). Il n’y a cependant hélas pas de raison de douter que l’article de Mediapart consacré à l’assaut de Saint-Denis contienne la moindre exagération – et encore ne dit-il pas tout. Tout au plus évoque-t-il, au vu des munitions tirées et du bilan final, un film cher à mon cœur.
Le refus obstiné du ministre et de quelques autres responsables d’écouter, ne serait-ce que les questions, laisse craindre des lendemains douloureux. On a, par exemple, du mal à croire que les détestables relations entre le chef de la BRI et celui du RAID – un homme qui peut, dès le 18 au soir, livrer au Figaro un récit qui sera en grande partie démenti par la suite – aient pu peser sur la gestion opérationnelle de l’affaire du Bataclan. Gageons que les choses seront dites, voire même qu’elles seront redites. Peu importent les égos et les périmètres quand il s’agit de l’Etat, de la Nation, de notre souveraineté et de nos concitoyens.
Vous en avez pas marre de toutes ces conneries, au bout d’un moment ?
Frappée durement par des ennemis qu’on n’avait pas vus venir et dont on ne savait donc rien, la France passa en quelques heures sous le régime d’état d’urgence. La décision s’imposait, et elle fut prise sans hésiter par le Président. Il s’agissait de rétablir des contrôles, d’intensifier la pression sécuritaire – manifestement insuffisante jusque là – et, rapidement, de donner aux forces de sécurité la latitude leur permettant de faire face à la menace. Il s’agissait surtout, évidemment, d’une mesure politique, d’un message de mobilisation et de fermeté envoyé à la population, soucieuse de voir la crise gérée.
Il serait bien illusoire, cependant, de croire que cet état d’exception permet de relever le défi. L’expérience montre ainsi que les mesures de ce type ne donnent des résultats que dans les premiers jours, au mieux les premières semaines. Les terroristes qui ne sont pas interpelés au cours de cette période disparaissent, sans que leur motivation soit, le moins du monde, entamée. Les chiffres, à cet égard, sont très révélateurs. Le ministre, présentant devant le Sénat le bilan de cette mesure, a avancé les données suivantes :
3.336 perquisitions ;
578 armes saisies ;
344 gardes-à-vue ;
290 assignations à résidence ;
65 condamnations prononcées ;
54 décisions d’écrou ;
28 procédures « sous la qualification terroriste », dont 23 pour apologie.
Ce qui nous donne 5 procédures visant des personnes accusées d’être plus que des sympathisantes, et ce sur 3.336 perquisitions. On sent là toute l’admirable rentabilité opérationnelle du dispositif, alors que les abus, inévitables, des uns et des autres nous ont déjà valu d’être sèchement rappelés à l’ordre par Human Rights Watch ou le Haut commissariat aux Droits de l’Homme des Nations unies et observés avec inquiétude par le New York Times. Avouons que pour la patrie des Droits de l’Homme, ça fait mauvais genre.
Il aurait été ainsi étonnant que l’état d’urgence compensât, comme par miracle, les insuffisances du renseignement intérieur. Combien de jihadistes neutralisés ? Combien d’attentats évités ? L’état d’urgence aurait sans doute donné plus de résultats si des renseignements avaient été à la disposition des forces de police et de gendarmerie. De toute évidence, ça n’a pas été le cas, et l’étude des statistiques aimablement fournies par le ministre nous disent que ces pouvoirs exceptionnels ont d’abord servi à des dossiers de droit commun. Il suffit pour s’en convaincre de regarder les armes saisies et les mises en examen pour des faits liés au terrorisme : 578 armes et 28 procédures (sacré ratio…). La majorité des armes récupérées l’ont manifestement été hors de la mouvance jihadiste, et on en conclut qu’il faut donc un carnage à Paris pour faire appliquer la loi. Je ne vois pas de quoi me réjouir.
A dire vrai, les possibilités opérationnelles et juridiques théoriquement offertes par l’état d’urgence n’ont, jusqu’à présent, guère été concrétisées. Elles ne peuvent donner des résultats, en réalité, que si elles transforment en succès des renseignements recueillis par les services dont c’est la mission. L’inefficacité de l’état d’urgence est donc, là encore, à imputer à des administrations qui, sans que leurs personnels déméritent, semblent dépassées.
Le Président, qui avait bien vu que les attentats avaient été commis avant les élections régionales, n’a pas seulement proclamé l’état d’urgence. Pillant sans vergogne les propositions de certains ténors de l’opposition, il a également promis d’instituer la déchéance de la nationalité aux jihadistes. Au-delà de la parfaite inutilité opérationnelle de la mesure (déchoir de leur nationalité française des gens qui détestent être français, bien joué !), et sans m’aventurer dans un débat moral et juridique, je ne peux que noter que les mêmes qui défendent aujourd’hui la mesure comme si l’avenir du pays en dépendait n’avaient pas de mots assez durs pour la qualifier il y a cinq ans. Quand ça change, ça change, et on comprend bien que l’idée n’est pas de gouverner la France mais simplement d’être au pouvoir.
En 2010, son Eminence le nouveau Garde des Sceaux avait ainsi, sur son blog, ridiculisé le projet du Président du moment. Il avait même conclu son court billet par une formule plutôt raide :
Jusqu’à quand Nicolas Sarkozy continuera-t-il à prendre les Français pour des benêts ?
La question n’a, reconnaissons-le, rien perdu de sa pertinence, y compris en la mettant au goût du jour. M. Gandhi n’est cependant pas le seul à soudainement changer d’avis. La question, cruelle, se pose alors : où sont les convictions morales et politiques, ces opinions issues d’une véritable réflexion et qui sont supposées résister aux assauts ? On aimerait le savoir, et les réponses entendues évoquent, bien plus que des nécessités impérieuses, des calculs politiques d’une rare indécence. Les morts, qui servent à appliquer la loi, serviraient donc aussi à être (ré)élu. Inclinons-nous devant la vraie grandeur et les leçons de patriotisme qui l’accompagnent, et saluons la culture classique de responsables politiques capables, en dignes sophistes, de prouver une chose puis son contraire avec une égale conviction.
D’autres, que l’on pensait méfiants à l’égard de la force brute, ont changé de discours. M. Rihan Cypel, un homme à la personnalité attachante, s’est ainsi laissé aller à une rhétorique martiale rappelant celle d’un grand démocrate russe très aimé chez nous.
A droite, où les talents sont également nombreux, les esprits les plus acérés y sont allés de leurs propres commentaires. Jean-Pierre Raffarin, ancien Premier ministre, a ainsi lancé que nous ne ferions pas de « guerre bobo ». Le concept, novateur, est désormais discuté à la Sorbonne et à l’Ecole militaire. Eric Ciotti, un homme qu’on ne présente plus tant sa contribution à la sécurité nationale est essentielle, nous a appris que « Saint-Denis [n’était] pas une ville française ». Je dois dire que ça m’a fait un choc. Enfin, l’ancien Président, Nicolas Sarkozy, a fait montre de sa subtile ironie, admirée de tous, en lançant à François Hollande « C’est quand même incroyable que les juges m’écoutent du matin au soir et oublient d’écouter les terroristes ! ». Bravo.
Le concours national de foutaises, du n’importe quoi sans entrave, a tout dit de nous et de notre pays. Abou Omar n’avait pas tort en estimant qu’un attentat majeur infléchirait notre ligne diplomatique, mais s’attendait-il à la démonstration de non-résilience offerte par nos dirigeants, un grand nombre de nos intellectuels et la quasi-totalité des éditorialistes ? Comme je ne cesse de l’écrire et de le répéter, c’est nous, cibles, victimes, qui faisons le succès d’un attentat. Plus celui-ci est violent, meurtrier, et plus il est évident que nous éprouverons des difficultés à surmonter l’épreuve. A cet égard, l’admirable sobriété des victimes, l’exceptionnelle solidité de leurs familles sont ce que je veux retenir de mon pays après le 13 novembre. Je refuse, en revanche, d’assister aux séances de déni, aux discours martiaux de dirigeants oscillant entre la sidération du candide découvrant le monde et le cynisme d’un Frank Underwood de seconde zone. Le Premier ministre, qui prétend que l’état d’urgence sera maintenu tant que la menace durera, a-t-il compris la nature de ce combat ? S’il écoute son conseiller personnel, on peut en douter.
Conscient, en tout cas, du caractère historique du moment, et n’écoutant que sa modestie, M. Valls a publié, le 6 janvier, ses discours de guerre. Tentant de mettre ses pas dans ceux de Georges Clemenceau, de Winston Churchill ou de Charles De Gaulle, il semble avoir oublié qu’on ne publie ses discours que quand la guerre est finie, et qu’on l’a gagnée. Ce n’est pas encore le cas. Pas vraiment, et il va donc falloir s’y mettre sérieusement.