« Cucarachas enojadas » (« Angry Cockroaches », Tito & Tarantula)

L’attentat de Nice, le 14 juillet dernier, a causé la mort hier d’une 85e victime, finalement emportée par ses blessures. J’ai cependant l’impression que certains ne réalisent pas combien ça fait vraiment, 85 morts, sans parler des centaines de blessés. Et sans parler de ceux qui ont vu l’horreur sans être physiquement touchés. Il y a des pages et des pages à écrire sur ce qui nous arrive (c’est en cours, pour ce que ça vaut), mais les idioties lues et entendues depuis quelques heures méritent qu’on leur réponde. C’est à la fois vain et incroyablement arrogant, mais j’ai l’habitude et ça soulage, ce qui n’est déjà pas si mal.

Il a donc été décidé d’annuler la Braderie de Lille pour des raisons de sécurité. Ce choix, dicté par une évaluation réaliste de la menace jihadiste, n’a rien d’anodin, ne serait-ce que pour des raisons économiques. L’évènement n’est, en effet, pas qu’une fête, et son annulation est pénible aussi bien politiquement que financièrement. Les faits s’imposent, cependant, et on ne peut que rester abasourdi par les imbécilités proférées depuis que cette décision a été rendue publique.

L’Etat et les autorités, malgré tous les défauts qu’on leur connaît, sont mobilisés contre la menace jihadiste. Quoi qu’on pense de la politique suivie (peu de bien, me concernant), il doit être clairement dit que des moyens sont déployés, et on jugera donc parfaitement négligeables les critiques écrites par je-ne-sais-plus quel écrivaillon apeuré – auquel le Premier ministre, qu’on pensait déjà pas mal occupé, s’est abaissé à longuement répondre. Que le gouvernement soit inefficace est une chose entendue, mais qu’il soit accusé de ne rien faire est insupportable. Annuler cette braderie est une décision de bon sens, dictée par la nature de l’événement et son contexte.

Les données disponibles sur Wikipédia indiquent qu’à l’occasion de la braderie plus de deux millions (« Vous savez combien ça fait, un million, Larmina ? ») parcourent les 100 km de trottoirs occupés par 10.000 commerçants, dans une cohue à la fois bon enfant et d’une extrême densité. Face aux modes opératoires déjà mis en œuvre par Al Qaïda (qui décrivait en 2015 comment s’y prendre) ou par l’EI (qui ne manque pas non plus d’ambition ou d’imagination), comment concevoir la protection d’un tel événement ? Et la gestion d’une attaque ? Comment envisager une fusillade dans la foule, et le risque immense de piétinement ? Ou un véhicule lancé à pleine vitesse ? Après tout, ça arrive dans des villes administrées par des professionnels de la sécurité, alors à Lille, pensez donc !

Il ne s’agit pas d’un renoncement mais de la prise en compte d’une menace que les derniers mois ont montrée plus que crédible et que les analyses annoncent durable, voire de plus en plus intense. Il ne s’agit pas non plus d’admettre que les services de sécurité et de renseignement sont perfectibles – et ils le sont, pourtant – mais simplement de reconnaître que l’infaillibilité n’est pas de ce monde. La braderie de Lille n’est pas un événement anodin, et prendre le risque d’un carnage, peut-être d’une ampleur inédite dans notre pays, serait irresponsable. Ce serait aussi faire peu de cas de la vie des victimes, et ce serait surtout nous jeter dans une crise politique à quelques mois d’un scrutin primordial. Avouons qu’on peut s’en passer.

La résilience nécessite de s’adapter sans rompre afin de durer et de pouvoir se relever quand la menace aura diminué, vaincue par nous ou emportée par l’Histoire. Exposer des centaines de milliers de personnes par principe ne relève pas d’une quelconque grandeur dans l’adversité, et ceux qui invoquent ce soir la résilience font montre d’une panique et d’une hystérie bien révélatrices. On notera également que ceux qui reprochent au gouvernement d’avoir « cédé » sont les mêmes qui, au pouvoir il y a quelques années, geignaient au moindre accident de bus et se précipitaient au milieu des familles dévastées. On se permettra également de supposer que ces esprits supérieurs, qui râlent aujourd’hui, n’auraient pas manqué de hurler si un attentat avait été commis à Lille dans quelques semaines. Les déclarations entendues depuis les drames de Nice et de Saint-Etienne-du-Rouvray disent tout de la solidité de ces chefs de guerre de comptoir.

Enfin, parce que ça me fait plaisir de le penser, on a du mal à ne pas percevoir chez quelques uns comme une fascination morbide, parfaitement abjecte, pour tous ces attentats et, peut-être, l’espoir que tous ces cadavres servent in fine leur vision du monde. A ceux-là, on suggère, courtoisement et quand ils auront appris la définition de la résilience, de se pencher sur celle de la décence.

« And so and so and so and so and so and so/You’ll just have to pray » (« Murder on the Dancefloor », Sophie Ellis-Bextor)

Le procureur Molins vient, avec son flegme habituel, de siffler la fin de la récréation. Nul doute que les cancres habituels, sourds et aveugles, continueront à asséner leurs certitudes à qui veut bien les entendre, mais les faits sont d’une froide cruauté. Le tueur de Nice n’a, semble-t-il, pas agi seul, et il préparait son coup depuis des mois. Je laisse les esthètes que vous êtes relire les analyses définitives faites par les commentateurs habituels, car il est bon de rire, surtout en de si tragiques circonstances.

La semaine passée, terrible et désespérante, nous ainsi a rappelé nos vulnérabilités. Elle a, une nouvelle fois, montré à quel point il ne nous fallait nourrir aucun espoir de sortir vainqueurs de cette épreuve si nous persistions à nous montrer aussi médiocres. Essayons de récapituler :

  • Non, Abou Moussab Al Suri n’est pas l’idéologue de l’Etat islamique (EI). Un temps imam londonien, le brave homme, très proche d’Al Qaïda, a théorisé dès 2000 le recours à des individus isolés (abusivement appelés loups solitaires par trop de monde), à la suite d’une idée d’Oussama Ben Laden. Il a formalisé le concept en 2005, a inspiré Al Mauritani puis Al Awlaki. Les esprits les plus curieux noteront d’ailleurs qu’AQPA a commenté les tueries d’Orlando et de Nice. A dire vrai, Abou Moussab est même un adversaire de l’EI, et il serait bon de se rappeler que les modes opératoires n’ont pas d’idéologie, des anarchistes russes à Anders Breivik en passant par le Hezbollah ou le LTTE.
  • Non, en effet, et ce DEPUIS TRENTE ANS, les jihadistes ne sont pas des musulmans parfaits, de même que les Croisés, comme le rappelait Wassim Nasr, n’étaient pas des chrétiens parfaits. Nier le fait que les terroristes d’AQ ou de l’EI se disent sincèrement musulmans constitue une idiotie au moins équivalente à celle qui postulerait qu’ils sont l’essence même de l’islam ou qu’ils représenteraient l’ensemble de la communauté musulmane. Le déni affiché par certains est, à ce sujet, particulièrement exaspérant et je ne peux que vous inciter à lire sur Twitter les réflexions toujours très stimulantes d’Iyad El Baghdadi (aucun lien).
  • Oui, évidemment, on peut être un acteur politique et un parfait dingue, mais non, le recours à la violence extrême ne révèle pas nécessairement une pathologie mentale lourde. L’Histoire ne manque pas de tels exemples, et ceux qui seraient lassés de Michel Onfray ou de Dounia Bouzar pourront lire avec profit les dizaines de milliers d’ouvrages et d’articles écrits à ce sujet. Les études consacrées aux miliciens serbes, aux Gardes rouges, aux SS, aux conquistadors, aux guerres de religion européennes ou aux génocidaires rwandais pourraient utilement rappeler aux esprits curieux quelle est la nature de l’Humanité. Entendre de prétendus spécialistes évoquer les jihadistes comme des entomologistes décriraient le contenu d’un vivarium me fait penser qu’ils sont, au choix, d’une confondante ignorance, d’une stupéfiante imbécillité, d’une fascinante candeur, ou – hypothèse séduisante – d’un racisme à peine dissimulé mâtiné d’un beau mépris de classe ou d’un paternalisme plus ou moins conscient.
  • Oui, l’EI éprouve de réelles difficultés en Syrie et en Irak, mais non, elles ne sont pas nécessairement la cause des attentats commis ici. Tant que ceux qui conseillent nos dirigeants continueront à relayer la même soupe, on n’en sortira pas, et il serait peut-être temps de noter qu’il existe une décorrélation nette entre les jihads (post à venir – teasing de ouf). Forcément, pour le comprendre, il faudrait bosser, regarder les chronologies, et donc sortir des fumisteries institutionnalisées que sont l’islamogangstérisme, le narcojihad, l’obsession pour les jeux vidéo (qui rappelle les critiques de la presse britannique à la sortie de Trois hommes dans un bateau, de Jerome K. Jerome, en 1889), les considérations savantes sur l’homosexualité refoulée des terroristes ou les hypothèses liant les violences conjugales au jihad. A un moment donné, il ne serait d’ailleurs sans doute pas inutile de rappeler que des innocents meurent dans nos rues et que le débat public, y compris chez nos parlementaires, devrait avoir une autre gueule qu’une émission de Laurent Ruquier ou qu’un sketch des Deschiens.
  • Non, Monsieur le Ministre, poser des questions argumentées à la suite d’une tragédie nationale n’a rien d’une démarche complotiste. Il paraît même que c’est l’essence même d’une démocratie adulte, dans laquelle il est possible à la fois de rendre hommage aux femmes et hommes qui travaillent jour et nuit tout en interrogeant – oui, cette subtilité est troublante, j’en conviens – les pouvoirs publics. Après tout, me dit-on en régie, ces-derniers sont responsables devant le peuple – mais j’imagine que cette dernière remarque fait de moi un fasciste rance. Il y a de la grandeur à tenir une position dans la tourmente, mais il n’y a que de la petitesse à nier l’évidence puis à tenter de sacrifier des fusibles après avoir personnalisé à outrance la moindre critique. Et non, monsieur le Secrétaire d’Etat, poser des questions n’est pas dangereux pour la démocratie. C’est soupçonner les citoyens du pire qui l’est. Et d’ailleurs, puisqu’on en est à parler de ça, qu’en est-il de l’efficacité des lois qui devaient nous sauver de la terreur ?
  • Oui, les terroristes dissimulent leurs projets. Il s’agit là, j’en conviens, d’une percée conceptuelle majeure, mais un événement qu’on n’a pas vu venir parce qu’il a été préparé avec soin depuis longtemps n’est pas nécessairement un coup de folie. J’adresse en passant mes devoirs au général belge qui, il n’y a pas si longtemps, s’étouffait avec la morgue des vieilles ganaches quand je lui disais qu’il allait bien falloir un jour revenir aux fondamentaux du contre-espionnage. Ma légendaire modestie m’oblige à préciser que j’avais fait cette remarque en 2012 à l’occasion de l’affaire Merah. On se souviendra que les certitudes opérationnelles (« Les Apache ne combattent pas la nuit ») font de belles épitaphes, et les plus fidèles de mes lecteurs ont sans doute en tête le récit de quelques réunions d’anthologie organisées après le 11 septembre.

Quand on fait la guerre, la première des choses à faire est de réfléchir. Pour ceux qui ne sont pas habitués à l’exercice, qu’ils sachent que c’est indolore, enrichissant et toujours utile.

Le renseignement au cinéma : les conseillers du directeur

Vous regardez votre chef avec inquiétude. Il relit votre papier, consulte les pièces de base, semble méditer un instant (Le week-end déjà loin ? L’interro de maths de la petite ? Y aura-t-il de la tartiflette à la cantine ?), et il vous lance finalement « Il va falloir que tu fasses valider ça par le conseiller du directeur ». Vous acquiescez respectueusement (une habitude que vous allez perdre avec le temps) et vous retournez dans votre bureau. Là, votre binôme, plus ancien que vous de quelques mois, ricane (une habitude que vous allez rapidement prendre) en apprenant la nouvelle et vous apprend que le conseiller du directeur est une vieille gloire du Service, objet de rumeurs contradictoires et auréolé d’une réputation sulfureuse. C’est sans doute un dinosaure, mais ce qu’on dit de lui en fait plus un tyrannosaure encore vert qu’un placide diplodocus. On verra.

Vous vous aventurez dans les couloirs de l’état-major, une zone exotique aux couloirs neufs – à défaut d’être élégants – peuplée de gens affairés et sombres, aux fonctions floues, probablement complexes et sans nul doute prestigieuses. Parce que c’est quand même votre métier (de trouver des trucs importants et cachés), vous finissez par dégotter le bureau du conseiller. Pas le moment de se dégonfler, il faut y aller.

Une fois dans la place, l’homme se révèle affable, presque attentionné pour la jeune recrue que vous êtes. Ni lui ni vous ne savez évidemment que vos rapports se rafraichiront en 2001, et l’entretien est à la fois court et dense. En quelques phrases, il vous fait bénéficier d’une grille de lecture donnant un tout autre relief aux dossiers que vous lisez inlassablement depuis des semaines. Il fait ce métier depuis si longtemps qu’il terminait sans doute sa première mission quand vous entriez à l’école primaire, et votre âme d’historien vous susurre qu’il faudrait lui faire raconter sa vie, à l’occasion. Après quelques minutes, vous ressortez de son antre avec le sentiment d’avoir été initié. A quoi, vous ne le savez pas encore, mais il se confirme que l’administration que vous rêviez d’intégrer va combler le chroniqueur que vous êtes, pour le meilleur et pour le pire.

Des conseillers, des vieux sages, le Service va progressivement en perdre au fur et à mesure que les vétérans prendront leur retraite. Certains étaient des puits de science, des personnalités attachantes, toujours disposées à vous transmettre leur savoir et à vous aider, ou des animaux politiques, toujours à intriguer, aussi à l’aise dans une rue de Beyrouth qu’à l’Elysée. D’autres, gloires fanées, ruineront des cellules de crise à coups de théories conspirationnistes et d’obsessions nauséabondes. D’autres encore, partis si soudainement qu’on parlera même, en haut lieu, de quasi abandon de poste, pollueront les débats de leurs souvenirs falsifiés. Tous, héritiers d’une histoire qui reste à écrire loin des coups éditoriaux, mériteraient d’être longuement entendus. En attendant, plus personne ne vient en boubou en cellule de crise, on ne discerne pas l’ombre de la CIA derrière chaque prise d’otages à Mindanao, et non, la Syrie n’est pas un partenaire fiable. Mais il manque sans doute leur expérience. Ou pas.

Dr. Strangelove or: How I Learned to Stop Worrying and Love the Bomb, de Stanley Kubrick (1964)

Le renseignement au cinéma : bénéficier de la sagesse de ses anciens

« Al Qaïda n’existe pas. Démontez la section. »

« Tout ça, ce sont des voleurs de poules. Aucun véritable danger. »

« Vous ne connaissez rien à l’Afrique, vous voulez juste nous piquer nos dossiers. »

« Les révolutions arabes marquent l’échec du jihadisme. »

« Tout ça s’arrêtera lorsque la Palestine sera un Etat. »

« Boko Haram ne frappera pas en dehors du Nigeria »

« AQMI sera balayée en une semaine. »

« L’islam confrérique est le meilleur antidote contre le jihad. »

« Vous vous trompez, la vraie menace, ce sont les Frères musulmans. »

« Le terrorisme au Mali est résiduel. »

« Les services tchadiens sont très efficaces. »

« Arrêtez de perdre votre temps avec vos histoires d’ONG prosélytes. »

« Il n’y a plus de menace en Europe. On va pouvoir passer à autre chose. »

« C’est encore un coup du DRS. »

« La CIA a créé Al Qaïda. »

« Ils n’ont aucun projet politique. »

« L’armée égyptienne va régler le problème facilement. »

« La méthode russe dans le Caucase a marché. Regardez, tout y est calme. »

« Vous n’avez pas besoin de renforts. »

« Vous auriez un plan de Kaboul ? On part dans trois heures. »

« Envoyer le SA ? Mais, c’est que ça a l’air dangereux, là-bas ! »

« Mohamed Merah était un loup solitaire. »

« Ils sont drogués. Comment, sinon, expliquer cette violence aveugle ? »

« L’islamisme radical est une invention colonialiste. »

« Rendez-vous compte, un jihadiste qui tente de tuer des policiers, on n’avait jamais vu ça ! Comment le prévoir ? »

« Y a pas de failles »

The Whole Nine Yards, de Jonathan Lynn (2000)

Their finest hour

A quelques heures du début de l’Euro, les évaluations de la menace terroriste sont de plus en plus inquiétantes. Non que le pire soit certain, mais le déni n’a jamais sauvé que des carrières, jamais des vies. Depuis des semaines, nos dirigeants multiplient ainsi les déclarations volontaires au sujet de la totale mobilisation des moyens de l’Etat, et des exercices ne cessent d’être organisés dans le pays. Ces manœuvres incessantes visent à gérer des attentats ayant été commis et toute la communication gouvernementale n’est, en réalité, que l’aveu de l’inéluctabilité d’une attaque jihadiste dans notre pays à l’occasion de la compétition de football. S’il est sans doute injuste de parler ici de résignation, on ne peut s’empêcher de voir dans cette posture la marque d’une lucidité tardive, voire une forme d’impuissance, face à un phénomène qui n’a pas été correctement pris en compte, et encore moins évalué, par les décideurs politiques. Entendre le ministre de l’Intérieur vanter l’augmentation des effectifs de ses services et le succès de ses réformes peut ainsi surprendre alors que tous les responsables opérationnels de ce pays se plaignent d’être littéralement débordés par l’intensité de la menace qu’ils doivent affronter. La multiplication des cellules à neutraliser et leur professionnalisme croissant mettent à mal un système sécuritaire qui n’a pas véritablement évolué depuis les années ’90, alors qu’il était déjà à cette époque l’héritier de pratiques et de logiques anciennes.

Si, en effet, la mobilisation des administrations est réelle, elle est largement insuffisante, et comme prévu, ne concerne que des capacités. Il n’est jamais question de RETEX publics, et encore moins de réformes ou de réflexion stratégique. Notre architecture de sécurité est donc, fort logiquement de plus en plus inadaptée, dépassée par une menace particulièrement mobile, et qui plus est polluée par la transformation, même pas insidieuse, du territoire national, pourtant en paix, en une zone d’opération de nos armées. On ne parle pas impunément de guerre à une armée capable de penser et de planifier, surtout quand personne place Beauvau ne semble capable de tenir le choc qui s’annonce. La défense du pays a horreur du vide, et les mots ont un sens. Il ne faudra pas geindre après.

La déconnection de nos dirigeants avec les services spécialisés est ainsi à la fois aberrante et effarante, et elle n’est pas cantonnée aux salles de réunion secrètes. Tandis que le ministre de l’Intérieur affirmait devant des parlementaires que les problèmes qui n’existaient pas avaient été réglés, le Directeur général de la sécurité intérieure (DGSI), Patrick Calvar admettait devant les mêmes qu’un attentat était un échec. On imagine que personne n’aura le front de qualifier M. Calvar de pseudo-expert autoproclamé, pas même d’une « voix blanche à la colère maîtrisée ».

Ben oui

Entendu à nouveau le 8 juin, le ministre de l’Intérieur s’est une nouvelle fois illustré, cette fois en indiquant en quelques minutes que 1/ non, bien sûr, l’EI n’avait pas proféré de menaces contre l’Euro et que 2/ des arrestations préventives avaient lieu tous les jours.

Y a pas de crevasses

Notons pour commencer que ces déclarations pourraient laisser penser que les autorités françaises, à l’instar de l’Egypte, leur grande alliée, pratiquent les rafles massives à seule fin de se rassurer, voire pour rompre la monotonie d’une vie sans relief. Pourquoi arrêter, en effet, des jihadistes tous les jours s’il n’y a pas de menace ? La réalité est évidemment toute autre, et le Président lui-même, cité par l’AFP le 5 juin, reconnaissait que « la menace [existait] ». Les services de sécurité ne relâchent ainsi pas leur pression contre une mouvance terroriste d’une ampleur inédite en France. Les confidences de professionnels épuisés décrivent une menace portée par (au moins) des dizaines d’individus aguerris, incomparablement plus dangereux que ceux ayant frappé le 13 novembre à Paris et Saint-Denis.

Nos plus proches alliés ne cachent pas non plus leurs inquiétudes (sans jamais chercher à nous nuire. Ils énoncent simplement des faits). Le 27 mai dernier, Hans-Georg Maassen, le chef du BfV, a, par exemple, indiqué sans ambiguïté que nombre d’indices conduisaient à penser que l’EI voulait frapper l’Euro 2016. Les Britanniques ne sont pas en reste puisque le Foreign Office a, dans ses conseils aux voyageurs, mis en avant le risque d’attentats jihadistes en France à l’occasion du Championnat d’Europe de football (du 10 juin au 10 juillet), puis, évidemment, du Tour de France (du 29 juin au 21 juillet).

I love Paris in the rain

Nous n’avions pas besoin hélas des Allemands ou des Britanniques pour connaître cette évidence. Quelques jours après les attentats de Bruxelles, Mohamed Abrini aurait ainsi révélé aux policiers belges que la cible initiale de sa cellule était l’Euro, et donc la France. Il n’y a là rien de bien réjouissant, alors que des infiltrations en Europe d’opérationnels du groupe sont détectées depuis l’automne dernier et que tous les services sont sur le pied de guerre. Le démantèlement de la cellule de Düsseldorf, il y a quelques jours, pourra nous consoler à défaut de nous rassurer : nous ne sommes pas les seuls à être visés. Le DGSI l’a cependant rappelé à l’Assemblée : la France est LA cible prioritaire. Il en sait quelque chose.

Hé bé

Les menaces de l’EI contre nous ne sont pas si récentes, mais elles ne devraient pas nous faire oublier qu’Al Qaïda n’a pas disparu et que les réseaux évoluent en permanence. La cellule d’Argenteuil, qui possédait un stock d’armes et d’explosifs comme les spécialistes du jihad n’en avaient encore jamais vu en Europe, était ainsi composée d’individus initialement liés à AQ mais manifestement désormais inspirés par l’EI.  Cet exemple confirme que la menace n’est décidément pas monolithique mais au contraire particulièrement mouvante, et qu’elle échappe aux misérables descriptions que certains en font. Entre ces deux pôles principaux du jihad mondial, et les acteurs autonomes qui rêvent de participer à la lutte, on voit bien que le défi est sérieux. Il est même permis de se demander s’il peut être relevé comme nous tentons de le faire. L’Histoire est souvent cruelle avec ceux qui ont trop longtemps nié les évidences ou se réveillent tardivement.

Dans une ambiance délétère, faite de tensions politiques et sociales, et alors que les querelles entre nos services, voire au sein même de nos services (Arlit ? Qu’est-ce que c’est, ça, Arlit ?) sont loin de s’être apaisées, la désorganisation semble par ailleurs complète. Certains responsables évoquent des décisions cosmétiques, déconnectées de leurs besoins réels, et déplorent une incapacité persistante à donner de véritables impulsions. Saturés, débordés, désormais incapables de traiter en profondeur les renseignements obtenus lors des récentes opérations de police, nos services ne renoncent pourtant pas. Ils se préparent désormais non pas à gérer préventivement mais à encaisser un choc que certains redoutent bien plus sévère que celui du mois de novembre dernier.

Cette angoisse conduit à des initiatives intelligentes, comme la mise en service d’une application pour smartphone dédiée au Système d’alerte et d’information des populations (SAIP), mais ô combien tardives. Lancée le 8 juin, à 48 heures du début de l’Euro, ce petit logiciel, dont on espère que personne n’aura l’utilité, arrive en effet bien tard pour compléter un dispositif imparfait, qui évolue dans une improvisation pour le moins inquiétante. Le récit de certains exercices organisés depuis plusieurs mois a, en effet, de quoi laisser songeur, sans parler de certaines certitudes sans fondement au sujet des modes opératoires de l’ennemi.

Tous les signaux sont donc extrêmement mauvais. En l’absence de toute véritable réflexion de fond sur la menace jihadiste, les services, sans stratégie, sont contraints d’exceller dans la tactique. Il n’y a cependant pas de miracle, ou du moins pas souvent, et c’est donc le pessimisme qui prévaut. L’Euro n’est pas seulement une cible, il est aussi un contexte, une caisse de résonance qui fait qu’un attentat commis à des dizaines de kilomètres des stades, des fan-zones ou des hôtels abritant les équipes en compétition sera vu et commenté par toute la planète. Jusqu’à la fin du Tour de France, dans un mois et demi, notre pays va donc être surexposé, et il conviendra de ne surtout pas sur réagir en cas d’attaque. Les décisions prises, bien plus politiciennes que politiques, confirment pourtant l’absence cruelle de leadership et font craindre le pire. Que décider si l’état d’urgence est mis en échec ? Instaurer la loi martiale ? Que faire si la classe politique nationale, comme à son habitude, s’abandonne à la sidération puis à l’hystérie populiste ? Ces questions sont vertigineuses, alors que M. Calvar n’a rien caché de ses inquiétudes et des risques que nous courions.

C'est pas un peu chaud, là ?

Face aux dangers, réels, immédiats et que seuls des mandarins dépassés jugent avec mépris, on ne peut que rappeler aux femmes aux hommes qui, dans les forces armées, dans les services de sécurité, de renseignement et de secours, ou les unités d’intervention remplissent leurs missions, à quel point nous leur sommes reconnaissants. Les critiques qu’ils entendent ne s’adressent pas à eux mais à ceux qui, très loin de la réalité, devraient les commander mais ne font que les gérer. A quoi auront donc servi les dernières années ? Ce questionnement, lancinant et aucunement polémique, se fait très angoissant ces jours-ci. Il ne nous reste plus qu’à nous préparer à l’impact en nous souvenant que rien n’est écrit et que, donc, rien n’est perdu.

Ce ne sont pas vraiment vos affaires, n’est-ce pas, Potter ?

Disparu le 14 janvier dernier, dans les premiers jours d’une année qui paraît déjà interminable, Alan Rickman était bien connu pour ses rôles de méchant cabotin, faux terroriste et vrai malfrat, dans le monumental Die Hard (1988, John McTiernan), son interprétation du sheriff de Nottingham en roue libre dans le navrant Robin des Bois, Prince des voleurs (1990, Kevin Reynolds), ou du délicieux colonel Brandon dans le remarquable Raison et sentiments (1995, Ang Lee), ou, entre autres, du touchant Harry dans le très (trop ?) sucré Love actually (2003, Richard Curtis). Mais Alan Rickman, homme de théâtre tout autant que de cinéma, était surtout adulé pour avoir donné ses traits au professeur Severus Rogue dans les adaptations des romans de J.K Rowling consacrés à Harry Potter.

Ce cher Hans, toujours impeccable
Ce cher Hans, toujours impeccable
Un sheriff échevelé
Un sheriff échevelé

Visage blafard, cheveux gras et œil torve, Rickman s’était métamorphosé pour incarner le parfaitement antipathique professeur Rogue de la saga, et c’est donc pendant huit films qu’il fut l’adversaire quotidien du jeune magicien et de ses condisciples de la maison Gryffondor. Odieux, injuste, arrogant, violent, méchant à la limite de la perversité, Severus Rogue a été l’homme que des dizaines de millions de lecteurs puis de spectateurs ont adoré détester. Rien ne semblait pouvoir le racheter jusqu’à ce qu’il soit révélé qu’il était, en réalité, un agent double agissant au plus haut niveau de l’organisation ennemie, au service de celui que les lâches n’osaient pas nommer.

Un professeur sévère, mais sévère
Un professeur sévère, mais sévère

Récits d’initiation, romans d’aventures puis films d’action, les sept épisodes de la série fantastique décrivent aussi une magistrale opération de renseignement, au cours de laquelle un maître-espion, le professeur Dumbledore, manipule un agent double, homme de l’ennemi ayant changé de camp et navigant dans des eaux de plus en plus dangereuses. Traître ou héros infiltré, Rogue donne ainsi une leçon de double-jeu en agissant au sein des réseaux de Voldemort, et J.K Rowling décrit parfaitement une opération de longue haleine, d’autant plus complexe et dangereuse que les enjeux en sont écrasants.

Opération secrète s’il en est, la présence de Rogue auprès du Seigneur des ténèbres n’est initialement connue que de Dumbledore, selon la bonne vieille règle du cloisonnement. Même après avoir été informé de l’opération, Potter reste suspicieux à l’égard de celui qui n’a cessé de s’en prendre à lui depuis son arrivée à Poudlard et qui, de surcroît, protège éhontément Drago Malefoy, une des plus belles têtes-à-claques de l’histoire de la littérature pour adolescent.

Comme tout infiltré agissant au plus haut niveau d’une organisation ennemie, Rogue est, en effet, un homme d’une rigueur pointilleuse, se méfiant de ses adversaires comme de ses alliés. D’une extrême prudence, il doit veiller à ne jamais attirer l’attention par une quelconque ambiguïté, et sa loyauté apparente va donc à ceux qu’il combat en réalité. Témoins de ses seuls agissements publics, Potter et ses amis, par ailleurs influencés par leur vie quotidienne, ne perçoivent naturellement pas la manœuvre, et c’est sans doute le mieux puisque leur défiance à l’égard de Rogue est, aux yeux de l’ennemi, un élément le crédibilisant. La manœuvre est ainsi à deux niveaux : tout en prouvant régulièrement à Voldemort son dévouement, Rogue joue contre lui mais sur le très long terme. L’histoire des opérations de ce type enseigne que plus la source est haut placée plus elle doit être manipulée avec la plus extrême prudence, et avec une non moins exigeante parcimonie. Elle est ainsi très rarement utilisée pour une action directe, et doit faire preuve d’une grande autonomie afin de consolider sa position sans pouvoir en référer à ses traitants. Le professeur Rogue, infiltré au sommet de la structure adverse, doit donc régulièrement jouer contre son camp sur un plan tactique pour préserver la menée stratégique, jusqu’à aux dramatiques derniers moments de la saga (spoiler alert dans la spoiler alert). Il protège Harry en donnant l’impression du contraire et informe Dumbledore de l’essentiel, avec mille précautions.

Surtout, ne pas gaffer
Surtout, ne pas gaffer

S’étirant sur huit films à la qualité croissante, la série Harry Potter, faite d’amours adolescentes, de magie, de blagues potaches et de créatures effrayantes, et peuplée de méchants qui font déjà date, comme Bellatrix Lestrange, contient aussi, à sa façon, une belle opération d’espionnage et de manipulation. Si on peut douter de l’intérêt de la substituer à la projection des Patriotes (1994, Eric Rochant), il n’est pas interdit de la revoir sous le seul angle du renseignement, avant de faire entrer le professeur Rogue au panthéon des plus grands agents doubles de l’histoire du cinéma. Nous devons bien ça à Alan Rickman.

Alan Rickman n'était pas que le père Sévère
Alan Rickman n’était pas que le père Sévère

Et je dédie ce post à Attila.

Les Petits pédestres

C’est à l’occasion des crises que l’on juge les hommes d’Etat, dit-on dans certains cercles, probablement rances et certainement travaillés par un fascisme rampant. Avouons qu’en France nous sommes servis, au moins en matière de crises, car, comme pour le fair-play, il y aurait sans doute à redire question hommes d’Etat. Le spectacle offert par le ministre de l’Intérieur, hier matin à l’Assemblée, à l’occasion de son audition devant la Commission d’enquête relative aux moyens mis en œuvre par l’État pour lutter contre le terrorisme depuis le 7 janvier 2015, donnait ainsi envie de hurler de rage à la fenêtre devant tant de morgue.

Les échanges ont été tellement sidérants que même la presse habituellement la plus mollement consensuelle les a évoqués, L’Express allant jusqu’à relever que le ministre avait été taxé d’autosatisfaction. Non, sans blague ? Il faut dire que le brave homme n’a pas fait mentir sa réputation, accusant toutes les critiques d’être partisanes et ne qualifiant de faits avérés que ceux qui l’arrangeaient. Tenant fermement une ligne que les ministres de la Défense et de la Justice, entendus la veille, avaient pris bien soin d’éviter, il a persisté, contre les évidences largement documentées depuis des mois, à affirmer que les attentats du 13 novembre dernier n’étaient le fait d’aucune faille. Chez un enfant, un tel entêtement pourrait éventuellement amuser, mais il ne peut que profondément exaspérer chez un ministre.

Comme l’a rappelé très opportunément Pierre Lellouche, un attentat réussi reste un échec, et ça n’est pas polémiquer stérilement que de vouloir identifier les brèches par lesquelles les terroristes ont pu s’infiltrer. Pratiquant le déni avec une détermination qui aurait fait pâlir d’envie n’importe quel clandestin du KGB, M. Cazeneuve a persisté à rejeter toutes les critiques, toutes les remarques.

Y a pas eu de failles

Mieux, et alors que des familles de victimes assistaient à la séance, il s’est permis de vanter le succès et la pertinence de ses réformes, se gargarisant de chiffres (« 15 attentats déjoués/évités depuis 2013, dont 7 depuis janvier 2015. 271 procédures impliquant 1.183 individus »), comme s’il n’avait toujours pas compris que la lutte contre le terrorisme n’a rien à voir avec celle menée contre les narcotrafiquants ou les incendies de voitures. La notion d’effet politique du jihad semble échapper au « premier flic de France », ce qui, à en juger par certains entretiens que j’ai pu avoir depuis plus d’un an, n’est après tout pas si surprenant.

Un succès, on vous dit

Comme à son habitude, le ministre a nié les fautes tout en rejetant la responsabilité sur les autres. Il y a douze ou treize ans, les Pakistanais nous disaient « Il n’y a jamais eu de camps d’Al Qaïda sur notre territoire, et d’ailleurs nous les avons tous démantelés ». Aujourd’hui, le ministre français de l’Intérieur nous explique, sans aucun doute de sa fameuse voix blanche qui fait baisser les crues et pétrifie nos ennemis, que les failles qui n’existent pas sont le fait de l’Europe. Mieux, pratiquant la sophistique comme seuls savent le faire désormais les technocrates et les hommes de cabinet, il précise que les services de sécurité français n’ont pas à travailler sur « des étrangers à l’étranger ».

Une telle affirmation, sans doute destinée à impressionner M. Bourdin ou quelques députés peu au fait de cette activité complexe qu’est la lutte contre le jihadisme, est d’une misérable mauvaise foi. Au lieu de créer des structures dont personne ne comprend l’utilité (et auxquelles ne veut être affecté), le ministre pourrait se pencher sur les activités de la DGSI, un service dont l’ancêtre, la DST, n’a eu de cesse de, justement, travailler « à l’étranger sur des étrangers » (comme je l’ai écrit ici il y a quatre ans dans un billet qui, hélas, reste valable).

Ben oui

Oui, évidemment, bon Dieu, les services de sécurité français travaillent sur des étrangers à l’étranger, et ils coopèrent même avec des services de renseignement sans compétence judiciaire (oh, c’est mal). Ils le font parce qu’il le faut faire, parce que les réseaux jihadistes sont intrinsèquement transationaux, et que les policiers français valent mieux que leurs chefs. Les auteurs de formules fausses destinées à tromper les élus de la Nation devraient avoir honte, et on comprend mieux le désarroi de certains bureaux parisiens ou de proche banlieue à la lecture de telles fadaises.

Poussant sa logique jusqu’au bout (pourquoi se priver, après tout ?), le ministre ose même l’affirmation qui fait chanceler même les plus blasés, comme votre serviteur : « Il est réducteur d’imputer la responsabilité des attentats aux seuls services français », déclare-t-il sans ciller. Cette phrase, magnifique, suit la même logique déjà décrite. Elle nous dit que les attentats du 13 novembre, qui ne sont donc pas un échec, qui ne révèlent aucune faille, sont imputables à d’autres. Aucune faute n’a été commise, mais les responsables sont là, si ça vous intéresse, Monsieur l’Officier.

Là encore, il faut saluer le front du ministre, qui assène ce genre de vérité devant les associations des victimes et des familles de victimes des attentats sans éprouver la moindre gêne. Mais le grand homme ignore manifestement que la Belgique, ici clairement visée, est depuis des mois et des mois « sous bouclier français », pour reprendre le mot d’un responsable de nos services. Après tout, l’affaire de Verviers est un succès de Paris plus que de Bruxelles. En réalité, que des hommes que nos administrations spécialisées pourchassaient dans toute l’Europe aient pu s’implanter dans la capitale belge n’est pas seulement un échec des services locaux, c’est aussi le nôtre. Dans quelle cave faut-il vivre pour croire, en 2016, que la lutte contre le terrorisme ne se fait qu’à l’intérieur de ses frontières et contre ses seuls nationaux ?

Décence

Les auditions des ministres et des chefs de services devant les députés de cette commission d’enquête sont passionnantes à plus d’un titre. On y voit de grands policiers y démontrer toute leur compétence mais y geindre à cause de critiques qu’il est un peu facile de dénigrer, on y entend des députés y poser des questions pleines de bon sens, et on y voit des ministres nier des évidences avec l’énergie des vaincus. Le sentiment qui naît de ces échanges est celui d’une catastrophe imminente, qu’un jour lointain un Parisien décrira dans son Journal de l’année de la crue, mais qui va peut-être être d’une cruelle et terrible proximité pour nous.

Fly, you fools.

Remarques sur la formation de la théorie abstraite des ensembles

On m’a fait l’honneur, récemment, de parler en public du renseignement au cinéma. La mission n’était pas facile, et je me suis efforcé de décrire à grands traits ce qu’on montre de ces métiers sur les écrans, de ce qu’on peut en penser, de ce qu’on ne voit pas, et de ce que ça dit de notre cinéma, de nos sociétés et du monde. Parmi les quelques points que j’ai présentés, un me tenait particulièrement à cœur. On peut ainsi apprendre beaucoup de l’espionnage, du renseignement, de la manipulation en regardant des films qui, de prime abord, ne traitent pas de ces sujets. Qu’on pense, par exemple à La Prisonnière espagnole (1997, David Mamet), qui traite d’espionnage industriel, ou de Kiss of Death (1995, Barbet Schroeder, d’après le film d’Henry Hathaway sorti en 1947), qui nous décrit une infiltration dans le monde de la pègre, ou des très grands films consacrés au journalisme d’investigation (Les Hommes du président, d’Alan J. Pakula, en 1976 ; Mille milliards de dollars, de Henri Verneuil, en 1982 ; Spotlight, de Tom McCarthy, en 2015), sans parler de la monumentale trilogie Millenium, d’après Stieg Larsson intégralement adaptée à la télévision en 2010, et à laquelle David Fincher s’est attaqué en 2011 avec le brio qu’on lui connaît.

Millenium

On trouve nombre de mentions des activités des services de renseignement dans le cinéma de guerre, qu’il s’agisse de montrer une opération spéciale (Les Canons de Navarone, de J. Lee Thompson, en 1961 ; Apocalypse Now, de Francis Ford Coppola, en 1979 ;  Zero Dark Thirty, de Kathryn Bigelow, en 2012), de concevoir une offensive (Un Pont trop loin, de Richard Attenborough, en 1977) ou de se préparer au pire (Pearl Harbor, de Michael Bay, en 2001). Il est ainsi possible de revoir des films, chefs d’œuvre ou séries B, à cette seule aune. Il va de soi que la chose est moins pénible quand le film est un classique parmi les classiques, et c’est le cas de L’Armée des ombres, de Jean-Pierre Melville, d’après le roman éponyme de Joseph Kessel, écrit à Londres en 1943 et d’abord publié à Alger.

L'Armée des ombres

Tourné par un cinéaste au sommet de son art, et dont l’influence n’a cessé de croître depuis, L’Armée des ombres n’a pas pris une ride malgré le parti-pris esthétique de son réalisateur. On y parle peu, on ne s’y perd pas en vaines palabres ou en grands discours enflammés, et les images, d’un classicisme extrême, révèlent autant que les dialogues. La première scène, avant même le générique, nous montre des soldats allemands défilant sur les Champs-Elysées, l’Arc de triomphe dans leur dos. En quelques instants, l’humiliation et l’occupation d’un pays vaincu en deux mois sont rappelées au spectateur. Sorti en 1969, le film a d’ailleurs pu être interprété comme un hommage au général De Gaulle, mais cette analyse, pertinente, ne doit pas faire oublier que le récit, qui ne montre que brièvement l’homme de Londres, se concentre sur les résistants de l’intérieur, ceux qui loin des calculs stratégiques, des manœuvres diplomatiques et militaires, ne sont occupés qu’à combattre quotidiennement l’occupant. Personne ne se dit gaulliste, et on ne parle guère politique tout au long des 139 minutes du film.

Plus qu’une ode au Général, le film – et le roman avant lui – est d’abord le portrait d’une poignée de femmes et d’hommes d’exception qui, sans emphase, luttent et risquent leur vie. La résistance n’y est jamais verbalisée, explicitée, et les personnages mis en scène accomplissent ce qu’ils estiment être leur devoir le plus sacré. Très écrits, les dialogues frappent par leur sobriété, encore accrue par la minéralité du jeu des acteurs. On se souvient, en effet, que Melville a signé des œuvres extraordinaires, comme Le Samouraï (1967), et qu’on a vu chez le Michael Mann de Heat (1995), de Collateral (2004) ou de Miami Vice (2006) son héritier le plus naturel. Chez Melville, on ne s’agite pas, et les hystériques ne vivent pas longtemps.

Heat

Ce parti-pris est servi par des acteurs tous admirables, à commencer par Lino Ventura qui, loin des réjouissants rôles de pitres à grosses paluches chers à Georges Lautner, montre l’étendue de son talent. Solide, un petit sourire ironique souvent au coin des lèvres, il incarne les certitudes d’un homme de devoir, intellectuel devenu homme d’action au nom de la cause sacrée de la liberté. Il trouve en Simone Signoret son alter-ego, femme d’une audace et d’une volonté inouïes (la scène de l’évasion ratée de Felix est à cet égard glaçante), et les deux personnages s’avèrent être devenus des techniciens de haut-vol sous la pression des événements.

L'Armée des Ombres

L’Armée des ombres, en effet, nous raconte, pour paraphraser Michel Goya, comment des citoyens ordinaires en viennent à faire des choses extraordinaires, et parfois terribles. « Je ne croyais pas qu’on pouvait le faire », lâche ainsi une jeune recrue après l’assassinat d’un traître. Professionnels de l’action clandestine, traqués par un ennemi infiniment plus puissant, ils affrontent à la fois l’armée du Reich et la Milice et doivent se défier en permanence des trahisons ou des renseignements obtenus sous la tortures par la Gestapo. Dans le film, les héros tuent ainsi autant de Français que de soldats allemands, et leurs deux victimes françaises ne sont autres que d’anciens camarades de combat. La leçon est amère et rappelle que face aux résistants on trouve des collaborateurs, pas moins – hélas – convaincus de la justesse de leur cause et de la nécessité de la défendre. Nullement ambigu, le film ne cache rien de la complexité de la situation et de la pression qui s’exerce sur ceux qui ont choisi de résister : codes, cloisonnement, filatures, urgences, malchance, esprit d’initiative, rien n’est oublié pour montrer que l’honneur d’une nation ne tient parfois qu’à une poignée d’individus, différents, fragiles mais capables de surmonter leurs préventions pour se surpasser. On a rarement aussi bien montré la solitude ou la peur de membres d’une organisation secrète agissant en territoire ennemi – et pourtant dans leur propre pays. Les ombres de Kessel et de Melville ne sont pas tant des résistants que des vaincus dont le combat, admirable, est plus mené par principe que pour une victoire inaccessible sans l’aide des Alliés. Ces ombres, pourchassées, déracinées, promises à mille tourments en cas de capture, évoquent celles qu’évoquera James Welch dans son extraordinaire roman Comme des Ombres sur la terre (Fools Crow, 1986) décrivant l’errance des Indiens Blackfeet au Montana en 1970.

Comme des ombres sur la terre

Film éminemment politique, L’Armée des ombres est donc aussi un film noir, aux décors soignés (il manque un tableau sur le mur du Majestic, indice du pillage de la France vaincue), aux ambiances oppressantes (la planque de Ventura, le stand de tir de Balard – que l’on verra aussi dans la pochade de Jean-Marie Poiré Papy fait de la résistance, en 1983) et aux seconds rôles d’une exceptionnelle qualité : Jean-Pierre Cassel, Serge Reggiani, Paul Crauchet, Christian Barbier, Claude Mann, et l’immense Paul Meurisse. Surtout, Melville a le privilège de diriger André Dewavrin dans son propre rôle, celui du colonel Passy, véritable légende du renseignement français, fondateur du BCRA, dont les mémoires devraient figurer dans toutes les bibliothèques – et qui sont à l’origine de bien des vocations.

L'Armée des ombres

Sans concession, mettant en avant la nécessité de mesures extrêmes au nom d’une lutte à nulle autre pareille, le film constitue l’adaptation parfaite du roman de Joseph Kessel. Près de cinquante ans après sa sortie, il reste d’une exceptionnelle finesse et montre la force de ceux qui luttent. A ce titre, il pose aussi la question, qui ne cesse de hanter : serions-nous capables d’un tel courage, d’un tel dévouement, d’un tel engagement ?

 

J’aime les gens décevants

Lauréat du Prix Louis Delluc en 2015, Le Grand jeu, de Nicolas Pariser, est un mystérieux premier film, très politique, très écrit, très maîtrisé. Parfaitement interprété, contraint à la sobriété par l’absence de moyens, il laisse augurer de son réalisateur et scénariste de prochaines grandes œuvres.

Le Grand jeu se présente initialement comme un film de complot, reprenant les scènes classiques du genre. Un homme, à la suavité métallique (André Dussollier, comme toujours remarquable) recrute sans peine un écrivain qui n’écrit plus (Melvil Poupaud, parfait de détachement) pour donner corps à un complot politique : il s’agit de rédiger puis de publier un ouvrage appelant à l’insurrection afin de pousser un ministre de l’Intérieur, que l’on veut faire tomber, à démanteler un groupuscule d’extrême-gauche puis à dénoncer ses erreurs. La manœuvre, sans être d’une grande habileté, n’est pas si bête : le personnage de Poupaud, qui a connu dans sa jeunesse le chef du groupe dont il est question et qui a été proche, un temps, de ses idées, est d’autant plus à même d’écrire un faux qu’il a à la fois besoin de vivre et besoin de répondre à un défi intellectuel.

La phase d’approche du personnage Dussollier est, à cet égard, très bien vue. Charmeur mais impertinent jusqu’aux limites de la correction, notre comploteur sait jouer sur les failles de sa cible, et il déclare même, avec cette franchise contrôlée qui le caractérise : « J’aime les gens décevants ». Poupaud sait, de son côté parfaitement interpréter cet homme décevant, déçu d’ailleurs par lui-même, écrivain en panne, divorcé blessé, blasé reclus, ancien espoir devenu trop tôt, comme c’est dit dans le film, un « has-been », qui a rêvé du grand soir et qui rêve désormais en secret du succès.

Les critiques n’ont évidemment pas manqué de voir dans cette intrigue une allusion évidente à la pénible affaire de Tarnac. Le texte publié par Poupaud, intitulé Lettre de loin en une référence transparente à Lénine, évoque ainsi le fameux L’Insurrection qui vient (La Fabrique, 2007), un petit essai verbeux mais charmant de candeur qui fit beaucoup parler de lui il y a quelques années. Le film de Nicolas Pariser décrit, en effet, une machination dans laquelle un texte de cette nature, sorte de Protocole des Sages de Sion d’extrême-gauche, est utilisé par un camp contre un autre. Ce faisant, il livre non plus seulement un film à suspense mais une véritable lecture, évidemment très personnelle, de notre monde.

L'Insurrection qui vient

Garçon brillant, déjà auteur de plusieurs courts-métrages, le cinéaste réalise ici, bien plus qu’un film consacré au monde de l’espionnage ou même qu’un thriller intimiste, un film politique loin d’être neutre. Dussollier, dont on ne sait s’il roule pour lui ou pour d’autres, conduit un ancien révolutionnaire embourgeoisé à sacrifier ses amis de jeunesse afin de faire tomber un ministre de droite. Face à cette manœuvre, rapidement éventée, le gouvernement réagit brutalement, et le grand ordonnateur devient en quelques heures un homme traqué. Sa créature elle-même, sèchement avertie par de petites frappes en mission, n’a d’autre choix que de se réfugier auprès de ceux dont elle a singé l’idéologie dans son opuscule. Dans une ferme isolée abritant une petite communauté collectiviste regroupée autour de la figure d’un gourou distant, il trouve un répit de courte durée afin de devoir fuir à nouveau, cette fois vers l’Angleterre.

Brillamment écrit, Le Grand jeu donne à voir une forme élégante de désabusement. Les révolutionnaires ne sont qu’une poignée, et leur expérimentation ne tient qu’à un fil. Elle est d’ailleurs sacrifiée dans le cadre de ce que Dussollier appelle une guerre entre deux ensembles où les idéaux comptent infiniment moins que le pouvoir. L’utopie de ce petit groupe n’a ainsi pour seule utilité que d’être utilisée par des acteurs politiques plus cyniques, ou simplement plus réalistes. A l’occasion d’un déjeuner, Bernard Verley, incarnant un vieux politicien à la terrible lucidité, sermonne une journaliste en la comparant à un commentateur sportif qui décrirait le jeu sans en saisir ni les véritables enjeux ni les causes profondes. La tirade, remarquable, sonne comme une dénonciation par écrite par le cinéaste et celui-ci ne filme, en réalité, que l’exercice glacé – et glaçant – du pouvoir. Comme le dit Verley, il ne s’agit pas là de politique et on entend même Dussollier lancer, dans les jardins du Palais royal, un terrible « L’espace public n’existe pas ».

Le Grand jeu

Melvil Poupaud, élégant et lointain, évoque, par son orgueil et sa fausse dureté, l’Alceste de Molière (Le Misanthrope, 1666), tandis que certaines scènes à la campagne rappellent Witness, le film de Peter Weir (1985). C’est cependant au chef d’œuvre de Sydney Pollack, Les Trois jours du Condor (1975), tiré du roman de James Grady, que l’on pense surtout. Le personnage de Poupaud, comme celui de Redford, homme de livres et de savoir, est traqué par une force mystérieuse agissant au sein de l’Etat. En fuite, il découvre que ses idéaux et ses combats sont sans importance, voire sans valeur. Si, à la différence de Redford, Poupaud paraît renoncer, les deux hommes se rejoignent dans la défaite finale. Poupaud, de surcroît, incarne un traître, un homme balloté par des forces qui le dépassent et qu’il n’affronte pas vraiment.

Le Grand jeu Les Trois jours du Condor

Le Grand jeu est d’une énigmatique sobriété, ne s’attardant pas sur les personnages, économisant ses effets, et laissant le spectateur, non pas sur sa faim, mais avec le sentiment d’avoir vu une œuvre faisant appel à son intelligence en le questionnant. Plus qu’une dénonciation, il évoque dans une sorte de mélancolie soumise le passage à l’âge adulte d’un homme pas encore brisé mais déjà atteint par le monde qui l’entoure et par son incapacité à le changer.

« Send a message out across the sky/Alien raiders just past Gemini/Who will come and save us now?/Who can defend us from the power? » (« Star Fleet », Brian May)

Il n’est sans doute pas inutile de rappeler, une fois de plus, que la lutte contre le terrorisme est tout aussi politique que le terrorisme lui-même, mode d’action choisi en toute connaissance de cause par ceux qui le pratiquent. Deux sortes de mesures peuvent ainsi être prises par les responsables confrontés à cette menace : celles qui, complexes, pesées, peuvent éventuellement porter leurs fruits à moyen terme mais qui sont souvent imperceptibles par l’opinion, et celles qui, plus spectaculaires, parfois décidées dans la précipitation, sont d’abord destinées aux citoyens (qui sont aussi des électeurs), désireux d’être rassurés et qu’il faut convaincre que tout est entrepris pour les protéger. Je ne m’attarderai pas, ici, par pure charité chrétienne, sur les mesures annoncées par le ministre de l’Intérieur. Le brave homme, sans doute sincèrement préoccupé, s’échine à affronter des difficultés organisationnelles et capacitaires avec d’autant plus d’énergie qu’il a passé l’hiver à les nier avec la même farouche détermination. Quand on n’est pas capable d’être un stratège, il faut au moins essayer d’être un pompier acceptable et gérer les catastrophes qu’on n’a pas prévues puis qu’on a niées. Je laisserai donc le soin aux vrais professionnels de l’action le soin d’évaluer le nouveau schéma national d’intervention, de s’étonner du trou dans la carte ou de s’interroger sur l’apparente dispersion de nos forces (un ancien m’a parlé de « dissémination sous-dimensionnée »).

Un trou dans l'Hexagone
Un trou dans l’Hexagone

Les exercices se multiplient à l’approche de l’Euro 2016, authentique cauchemar sécuritaire qu’il est impossible de protéger parfaitement. Fort logiquement, donc, l’Etat essaye de se mettre, enfin, en ordre de bataille afin non pas tant de prévenir que de gérer le plus efficacement possible l’attaque qui s’annonce. La démarche serait sans doute plus crédible si les responsables des fiascos précédents avaient été relevés de leurs fonctions. Il paraît que c’est la guerre, et il paraît aussi qu’en cas de défaite les généraux vaincus, surtout s’ils sont fautifs, sont remplacés. Mais ça, c’était avant, quand la victoire et la grandeur étaient des ambitions, et pas des rêves inaccessibles, ou des mots vides de sens. On peut donc avoir tout raté entre le 13 et le 18 novembre et être encore en place. C’est pas que ça m’étonne, mais ça reste un problème.

Malheur aux vaincus
Malheur aux vaincus

Après l’Euro viendront le Tour de France, puis on ne sait quel festival de rock, puis Noël, puis les élections. Pour paraître assurer la sécurité de la vie de notre pays, les autorités envisagent la prolongation de l’état d’urgence. La mesure est censée contribuer à notre protection, mais le bilan connu de sa mise en œuvre depuis le mois de novembre dernier est d’une édifiante faiblesse. Les récents démantèlements de cellules effectués par nos services n’ont pas été permis par les dispositions de l’état d’urgence, et les arrestations de jihadistes dans notre pays sont, de toute façon, d’une inquiétante rareté, et ce alors que la menace reste toujours exceptionnellement élevée. Les tragiques événements de Bruxelles et leurs suites ont, à cet égard, confirmé bien des évaluations pessimistes.

Que des mesures particulières soient prises contre la menace jihadiste n’a rien de choquant, mais encore faudrait-il qu’elles soient efficaces, et que leurs effets politiques soient pesés. Ici, l’inefficacité ne fait guère de doute, et les effets politiques sont néfastes. L’état d’urgence, par son simple nom, par exemple, est une complète absurdité. Une urgence qui dure n’est pas une urgence, de même qu’une crise qui dure n’est pas une crise. The Economist a d’ailleurs qualifié la situation sécuritaire européenne de new normal, en dressant un constat qui ne doit rien à un quelconque défaitisme. Appliquer en France, pendant des mois, des mesures relevant de l’état d’urgence revient à admettre que les autorités sont paniquées, et s’estiment incapables de tenir sur la durée. C’est très embêtant, car, justement, le phénomène que nous affrontons est déjà ancien (il aurait fallu lire les notes, les gars, au lieu de vous en remettre à des gourous) et appelé à durer. Si le danger est réel, et s’il est urgent de se mobiliser, il n’y a en revanche aucune nécessité à suspendre notre routine démocratique. Elle est, justement, à la fois notre force et notre identité. Pourquoi y renoncer et abdiquer ?

Le paradoxe est étonnant, mais il est là : il nous faut avoir conscience de la menace et, dans le même temps, ne pas la laisser nous influencer. La subir, en effet, revient à accorder la victoire à nos ennemis, et il ne saurait en être question une seconde. La prolongation de l’état d’urgence, à cet égard, qui plus est sans la moindre conséquence réelle sur la mouvance jihadiste, peut être vue comme une victoire des terroristes : ils pèsent sur notre vie sans avoir besoin d’agir parce qu’ils ont déjà réussi à nous frapper. Un attentat réussi apparaît alors comme un investissement rentable, puisqu’il produit des effets sur la durée. On pourra, à cet égard, relire les pages de Michel Goya sur l’opération Sentinelle, coûteux et inefficace déploiement sur le territoire national d’unités militaires venues compenser l’inadaptation des forces de police et de gendarmerie à une menace pourtant ancienne et largement étudiée. Les jihadistes parviennent à mobiliser plus de 10.000 hommes, engagés dans un pays en paix alors que les combats ont lieu ailleurs, à des milliers de kilomètres de notre sol. Pas mal, pour des losers. Plus que jamais, il nous revient, sans nier les morts et cette guerre, de ne pas faire le jeu de l’adversaire. Quelqu’un, à Raqqa et à Mossoul, nous observe et se rappelle cette vieille maxime : ne jamais détromper un ennemi qui fait une erreur.

L'ennemi a une vision assez claire de ce qu'il veut faire
L’ennemi a une vision assez claire de ce qu’il veut faire

L’état d’urgence est, de surcroît, générateur d’effets indésirables. Outre qu’il exaspère nombre de nos concitoyens par son existence même, il fait l’effet d’un somnifère en nous rassurant sans rien résoudre. Pire, il agit comme une drogue à accoutumance, et plus on le met en œuvre moins on se sent capable d’y mettre un terme. Quel ministre aura le cran, près de six mois après sa promulgation, de dire « Bon, l’état d’urgence ne se justifie plus et nous revenons à la normale, car les terroristes n’auront pas raison de notre démocratie » ? Oui, je sais, aucun, et plus le temps passe plus une telle déclaration sera difficile à envisager car elle impliquera une très importante prise de risque de la part de son auteur. Comment celui-ci, en effet sera-t-il jugé si un attentat est commis quelques jours après la fin de l’état d’urgence ?

Inefficace après quelques semaines, la mesure, en effet, s’use de façon accélérée si on sert trop souvent, trop longtemps, sans discernement. On pourrait, ici, user d’une autre image, elle aussi un peu grossière : l’état d’urgence est une machine puissante, qui s’épuise rapidement et dont les batteries sont longues à recharger. Plus on y a recours, plus on dégrade cette puissance et plus on lui ôte son caractère exceptionnel. Cette réalité, simple, est de toute évidence ignorée ou rejetée par nos dirigeants, qui préfèrent le faux confort d’une mesure sans objet à la prise en compte de la réalité. Ils font ainsi, sans le savoir, le jeu de l’ennemi et nous exposent. A la place des chefs jihadistes, je laisserais ainsi passer l’Euro 2016 pour me concentrer sur la période pré-électorale, au début de l’année prochaine. Il semble, en effet, acquis que l’état d’urgence sera suspendu avant le scrutin présidentiel, dans un an, et c’est alors qu’il faudra frapper. Un attentat commis à quelques semaines du plus important rendez-vous de notre vie démocratique aura d’autant plus de chance de peser, sans doute de façon décisive, sur le scrutin qu’il illustrera la faillite sécuritaire définitive du gouvernement sortant. Celui-ci sera ainsi accusé, dans l’hystérie qui suivra, d’avoir à la fois sous-estimé la menace et mal employé les mesures votées par la représentation nationale. Son sort sera scellé, et peut-être le nôtre avec. La loi est simple, pourtant, et on aurait aimé qu’elle soit connue de ceux qui nous gouvernent : plus les mesures prises sont spectaculaires, plus leur défaillance sera politiquement coûteuse pour leurs initiateurs.

Si le problème en Carmélide est la chute démographique, en France, nous souffrons d’une cruelle absence de stratégie, que les mesures cosmétiques, fussent-elles annoncées d’une voix blanche, ne compensent pas. Les mois qui viennent seront cruels.