Air combat maneuvering is a full-brain task

Quitte à écrire un recueil de souvenirs, autant qu’ils soient vrais et intéressants. C’est exactement à cet exercice que s’est livré Dave Baranek (indicatif radio : Bio) dans son livre Topgun Days: Dogfighting, Cheating Death, and Hollywood Glory as one of America’s Best Fighter Jocks (Skyhorse Publishing, 2010, 320 pages).

Top Gun Days

Rêvant, depuis son adolescence, d’intégrer l’aéronavale américaine, il travaille d’arrache-pied et parvient, diplômé de Georgia Tech, à intégrer l’école de Pensacola, en Floride. Là, en raison d’une vue déclinante, il renonce au pilotage et devient officier radar (RIO), ce qui le place quand même à bord d’un chasseur. Affecté à la fin de ses classes à la flottille VF-24 Figthing Renegades, il part pour Miramar et embarque ensuite à bord de l’USS Constellation (CV-64).

VF-24

Nous sommes en 1981, et à la lecture du récit de Baranek, on a bien l’impression que les budgets sont illimités. Vols quotidiens, entrainement permanent, interceptions et escortes d’appareils soviétiques, les pilotes de la Navy ne s’ennuient pas et l’auteur nous plonge dans le quotidien de la chasse embarquée américaine. Des heures à patienter en salle d’alerte aux combats tournoyants avec les coéquipiers, de catapultages en appontages, le texte ne nous dissimule rien des grandeurs et des servitudes des hommes de l’aéronavale.

Baranek, dont l’enthousiasme n’a visiblement pas faibli, raconte tout cela avec force détails, mais aussi avec humour, et même autodérision. Les anecdotes sont innombrables, tout comme les petits détails, très instructifs. Il faut dire que Bio n’a pas la carrière de tout le monde. Il échappe ainsi de peu à la mort après la chute de son F-14 à l’eau, dans l’Océan Indien, à la suite d’un défaut des brins d’arrêt. Le récit qu’il fait de cet accident est saisissant et constitue un des points forts du livre.

Baranek est aussi un photographe de talent, et certains de ses clichés, comme ceux de son camarade de jeu C.J Heatley, figurent parmi les plus beaux que l’on puisse trouver du F-14 de la grande époque. Ainsi, cette image d’un F-14A de la VF-24 :

F-14A

Sélectionné ensuite pour Top Gun, il y suit les cours de la célèbre école en 1982 et y est approché afin d’y devenir instructeur à son tour. L’idée fait son chemin et le voilà, en 1984, membre de la prestigieuse unité, chargé des cours sur la menace aérienne soviétique contre les bâtiments de la Navy. On le suit alors dans toutes ses activités, des salles vides où il répète aux dogfights au-dessus des ranges de Yuma, d’El Toro ou de Fallon.

Ces passages sont, une fois encore, passionnants et on sent Baranek encore ébloui et surpris d’avoir été là à cette époque. C’est dans cet état d’esprit que l’état-major de la Navy le trouve et le choisit pour coopérer avec l’équipe de production du film que prépare le cinéaste britannique Tony Scott sur l’école. Baranek fait même partie des équipages qui tournent les séquences aériennes – le copilote du F-5F/MiG-28, c’est lui – et donne un sérieux coup de main aux dialoguistes en ajoutant quelques expressions techniques. Il figure même au générique :

La gloire, baby !

F-5F Tiger II / MiG-28

TopGun Days est un livre sans prétention, qui se doit de figurer dans toute bibliothèque consacrée à l’aéronavale US. Dave Baranek est un auteur attachant, qui ne cache rien et parvient à mêler le quotidien le plus banal au mythe. Son récit s’achève alors que le film est un succès, et on ne saura donc rien de la suite de la carrière de Bio. Son compte LinkedIn nous renseigne cependant à ce sujet : brièvement affecté après Top Gun à la VF-124, il intègre ensuite la VF-2, passe des examens, travaille en état-major, et finit par commander la VF-211. Un sacré parcours, donc, et un sacré témoignage. A lire.

Dave "Bio" Baranek

« Caught up in a whirlwind, can’t catch my breath/Knee deep in hot water, broke out in cold sweat. » (« Tightrope », Stevie Ray Vaughan)

Morten Storm a, très tôt, fait le choix de l’action et de l’aventure, au mépris du danger et de tous les conformismes.

Adolescent difficile, délinquant juvénile, membre émérite du chapitre danois des Bandidos, notre homme mène pendant des années une vie de bâton de chaise, faites de matches de boxe, de bagarres, de came et de jeunes femmes pas spécialement farouches. Jusqu’à sa rencontre avec la foi. Sans doute convaincu par un chevalier Jedi de l’inanité de son existence, Morten Storm trouve dans l’islam toutes les réponses qui lui faisaient défaut et devient un fervent musulman.

Rapidement séduit par une pratique intransigeante de sa nouvelle religion, Storm dérive vers le salafisme et intègre progressivement des cercles radicaux, jusqu’à fréquenter d’authentiques jihadistes. Marié, il entreprend de se rendre au Yémen pour y suivre un enseignement conforme à ses croyances et, de fil en aiguille, s’approche des cellules d’Al Qaïda dans le pays. Il en vient à rencontrer le sheikh Zindani, honorablement connu, et même Anwar Al Awlaki, déjà considéré par ses pairs comme une étoile montante du jihad.

Storm, évidemment, ne passe pas inaperçu (un grand gaillard comme ça, vous pensez) et attire l’attention du PET, le service de sécurité intérieur danois, tout comme celle du Security Service britannique (ex-MI5). Approché, il rejette brutalement les démarches des policiers et s’enfonce un peu plus dans le jihad, en particulier dans le domaine du financement.

Puis vient le retournement de situation. Soudain ramené aux pénibles réalités de la cause qu’il a embrassée, Storm décide de céder aux sirènes des services de sécurité, qui s’intéressent de près à ses relations avec Al Awlaki, la « superstar du jihad ». Passé en quelques heures du statut de converti radical à celui d’infiltré de haut niveau, Storm entame une fascinante carrière d’agent, traité par les Danois, les Britanniques puis les Américains, dont l’objectif est l’élimination de l’idéologue d’AQPA.

Tout cela, et bien plus, Storm l’a raconté, avec l’aide de Paul Cruickshank et de Tim Lister, dans un ouvrage hors du commun, Agent Storm: My Life Inside al Qaeda and the CIA, paru en 2014 aux Etats-Unis (Atlantic Monthly Press, 320 pages) et publié en France par Le Cherche Midi (2015, 504 pages).

Agent Storm

Le récit du parcours de Storm au sein de la mouvance jihadiste en Europe constitue un témoignage véritablement exceptionnel, offrant à la fois une description dynamique des réalités les plus concrètes des réseaux islamistes radicaux et une plongée, parfois franchement hilarante, au cœur d’une complexe opération tripartite de renseignement au Yémen. Les services danois, en particulier, y sont décrits sans concession, et je dois avouer avoir jubilé en lisant les dérives en tous genres d’un partenaire européen particulièrement pénible lorsque j’avais encore un métier honorable.

Confirmant la vieille règle selon laquelle les mythomanes, affabulateurs et autres escrocs n’ont ni humour ni détails à raconter (et pour cause), le texte de Storm fourmille de petites remarques amusées, d’autodérision et de faits amusants. L’auteur, dont les affirmations ont été confirmées par Paul Cruickshank et Tim Lister (on ne dira jamais assez à quel point le travail d’éditeur est indispensable, #jemecomprends), n’est de toute façon pas un individu ordinaire.

Ses motivations sont, en effet, complexes, et Storm, dans le jihad comme dans le contre-jihad, semble avoir cherché à donner un sens à sa vie, à être valorisé par des gens qui l’appréciaient, et même à avoir gagné de l’argent. Idéaliste et vénal, faible mais courageux, son profil et son parcours d’islamiste radical converti devraient faire réfléchir ceux qui parlent trop vite…

Son livre, qui a été largement promu dans les médias (ici, ici, ici ou , par exemple) va être prochainement adapté par le grand Paul Greengrass, dont on connaît l’appétence pour les affaires de renseignement. Nul doute que Morgen Storm, qui n’est pas connu pour son humilité, sera sensible à cet hommage.

Quoi qu’il en soit, il faut, d’ores et déjà, placer Agent Storm: My Life Inside al Qaeda and the CIA aux côtés du livre d’Omar Nasiri, Au cœur du jihad, qui traitait d’une génération précédente. Un document indispensable.

Hell is the impossibility of reason

En 1986, quand sort Platoon, Oliver Stone, son réalisateur, est loin d’être un inconnu. Son précédent film, Salvador, charge frontale contre la politique américaine en Amérique centrale, avec James Woods et James Belushi, n’est pas passé inaperçu, mais Stone est suivi avec attention par l’ensemble de la critique depuis longtemps. En quelques années, il est ainsi apparu en tant que scénariste au générique de Midnight Express (Alan Parker, 1978, pour lequel il a remporté le premier des ses trois Oscars), de Conan le Barbare (John Milius, 1982), de Scarface (Brian De Palma, 1983), ou de L’Année du Dragon (Michael Cimino, 1985). Fasciné par la force brute et par les dérives de la puissance, Oliver Stone est un auteur respecté, et un cinéaste qui intéresse. Sa capacité à décrire les injustices et à saisir les moments de profonde détresse fait de lui un héritier du Nouvel Hollywood, et on pense parfois à Sam Peckinpah.

Platoon, à sa sortie, alors que l’Amérique reaganienne est au faîte de sa puissance, est un choc. La légende veut que Stone ait écrit le scénario à son retour du Vietnam, afin de contester la vision pour le moins enfantine qu’en offrait John Wayne dans son western vietnamien Les Bérets verts (1968). Le film, en effet, tranche sèchement avec les films tournés jusqu’à alors. Il y a bien eu Le Merdier (Go tell the Spartans), de Ted Post (1978) mais Hollywood s’est surtout intéressé aux conséquences du conflit. Coming home, de Hal Ashby, avec Jane Fonda et Jon Voight, ou The Deer Hunter, de Michael Cimino, également sortis en 1978, s’attachent d’abord aux séquelles des combats sur les vétérans américains et les difficultés de leur réinsertion. Même le chef d’œuvre de Francis Ford Coppola, Apocalypse Now (1979), mettra en scène un officier des forces spéciales que les ténèbres de la guerre ont happé. En 1982, First Blood, de Ted Kotcheff, poussera la logique de ces réflexions à son paroxysme en créant le personnage de John Rambo, ancien combattant marginalisé par une société oublieuse et hostile qu’il finit par affronter.

Entre les portraits de vétérans et les récits de bataille, le cinéma américain ne montre rien du quotidien des soldats engagés au Vietnam. Le début des années ’80 voit même l’émergence du film de sauvetage de prisonniers (Retour vers l’enfer, de Ted Kotcheff, en 1983, avec Gene Hackhman et Patrick Swayze ; Portés disparus, de Joseph Zito, en 1984, avec Chuck Norris), et tout cela vire à la farce militariste. On a peine à croire, à voir ces titres, que l’armée américaine ait pu perdre dans la jungle contre une telle bande de va-nu-pieds incompétents. Et pourtant.

Engagé idéaliste revenu écœuré du Vietnam, Oliver Stone décide, avec Platoon, de livrer sa vérité sur la guerre. Son héros, Chris, sorte de Fabrice qui serait passé de Waterloo à la frontière cambodgienne, lui permet de retracer l’itinéraire d’un jeune engagé dans ce que Tobias Wolff appellera plus tard l’armée de Pharaon (In Pharaoh’s Army, 221 pages, chez Alfed A. Knopf, publié en France chez Plon).

Dans l'armée de Pharaon Platoon

Des body bags aperçus à l’aéroport militaire où il vient de se poser à ceux qu’il laisse sur le champ de bataille dont il est évacué, Chris ne trouve rien qui puisse combler sa soif de noblesse. Plongé dans l’absurdité d’une guerre qui ne correspond en rien à ses ambitions morales et héroïques, il va de désillusions en désillusions. Oliver Stone, à cet égard, dresse un portrait apocalyptique – et pourtant assez proche des travaux scientifiques – de l’armée américaine. Le jeune lieutenant y est, comme de juste, inexpérimenté et gauche, et ses tentatives de rapprochement avec la troupe montrent tout le mépris dans lequel celle-ci le tient. Face à lui, ses sous-officiers sont plus compétents, plus aguerris, et il ne fait guère de doute qu’ils sont les vrais chefs de l’unité. Les soldats eux-mêmes, sans aucune motivation, à peine commandés, comptent les jours avant la quille et ne savent pas ni pourquoi ni pour qui ils se battent. Stone montre bien, d’ailleurs, la (dé)composition sociale de l’infanterie, très largement constituée de jeunes hommes issus de milieux très simples, noirs ou blancs. Chris, le narrateur, avec ses diplômes et sa capacité à verbaliser les enjeux de la guerre, détonne au milieu de ses camarades.

Les missions dans la jungle sont l’occasion de montrer l’apparente inutilité des opérations, à la recherche d’un ennemi qui connaît mieux le terrain et qui le piège. Filmé à hauteur d’homme, Platoon ne cache rien de la chaleur, des moustiques, de l’humidité, de l’hostilité de la jungle. L’inexpérience des jeunes recrues, considérées avec méfiance par les plus anciens, est ici parfaitement rendue. Le système de rotation individuelle des soldats (un an de tour of duty), qui a fait l’objet de travaux passionnants, n’a pas peu contribué au manque de cohésion des unités de l’armée de terre lors du conflit.

Stone livre en deux heures une vision extrêmement sévère de l’engagement américain au Vietnam. Indisciplinée, peu efficace, démotivée, la troupe se comporte comme une armée d’occupation, combattant un ennemi au profit d’un allié qu’on ne voit quasiment pas. Dix ans avant la fresque de Steven Spielberg, il met en scène des combats d’infanterie intenses, violents, sans en dissimuler les blessures ou les cris. Sa guerre est décrite au niveau des rangers : on n’y comprend rien, personne n’y comprend rien, personne ne maîtrise rien. Le commandement supérieur, pour lequel Stone semble presque montrer du respect, fait ce qu’il peut avec ce qu’il a. On a parfois l’impression que le cinéaste nous dit « cette guerre n’aura pas été ce qu’elle a été si nous n’avions pas été si mauvais, y compris individuellement ». Oliver Stone, après tout, est un idéaliste à la profonde conscience politique – du l’était-il à l’époque – et on voit bien ce que le personnage de Chris lui emprunte.

Chris

Cinéaste et scénariste surdoué, Oliver Stone se laisse parfois emporter par ses facilités. Certaines scènes souffrent d’une trop grande emphase, et la mort d’Elias, par exemple, devenue véritablement iconique jusqu’à être parodiée (voir Tonnerre sous les tropiques, de Ben Stiller, en 2008), aurait mérité d’être allégée. De même, la voix de Chris/Charlie Sheen méditant à voix haute sur fond de l’adagio pour cordes de Samuel Barber manque de la sobriété qui aurait fait du film un véritable chef d’œuvre.

Ces quelques bémols ne doivent pas occulter le fait que Platoon est un des films les plus importants jamais consacrés à la guerre du Vietnam. L’affrontement entre Barnes et Elias, s’il peut manquer de crédibilité, est l’occasion de faire jouer une pléiade d’acteurs qui feront ensuite carrière : Tom Berenger, Willem Dafoe, Charlie Sheen (succédant à son père dans un film de guerre majeur), Forest Whitaker, Keith David, Johnny Depp, Kevin Dillon ou John C. McGinley – l’acteur fétiche de Stone).

Le sergent Barnes n'est pas très sympathique

Platoon est également le film de la maturité pour Oliver Stone, qui entame avec lui la période qui le verra tourner ses plus grandes œuvres. Lauréat de l’Oscar du meilleur réalisateur pour Platoon, Stone enchaîne avec Wall Street (1987, avec les Sheen père et fils et Michael Douglas, qui y remporte l’Oscar du meilleur premier rôle masculin), Né un quatre juillet (1989, premier rôle sérieux de Tom Cruise, qui vaudra à Stone un second Oscar de meilleurs réalisateur), Les Doors (1991, avec Val Kilmer) et JFK, fascinante fresque sur l’assassinat de Kennedy (1991, avec Kevin Costner, Joe Pesci, Tommy Lee Jones, Sissy Spacek, Donald Sutherland, Gary Oldman, Vincent D’Onofrio, et j’en passe).

Il y aura ensuite Entre ciel et terre (1993, avec Tommy Lee Jones), Tueur nés (1994, avec Woody Harrelson et Juliette Lewis), Nixon (1995, avec Anthony Hopkins), U Turn (1996, avec Sean Penn), L’Enfer du dimanche (1999, avec Al Pacino, Cameron Diaz, James Woods et Dennis Quaid). Au fur et à mesure de ses films, Oliver Stone se radicalisera politiquement, oscillant entre la dénonciation du pouvoir de l’argent dans le sport et une certaine fascination pour les maudits de l’histoire américaine.

Souvent piégé par sa virtuosité et ses indignations, à la manière d’un Victor Hugo qui ne se relisait pas, Oliver Stone est le cinéaste de l’anti impérialisme. Son rapprochement avec Poutine et son prochain film, consacré à Edward Snowden (sortie prévu à la fin de l’année) disent tout du parcours politique et artistique d’un homme enivré par son talent.

I, John Brown, am now quite certain that the crimes of this guilty land will never be purged away but with blood.

Les tragédies qui se succèdent depuis plusieurs mois ont été l’occasion pour certains de revenir sur le débat sans fin concernant la définition du terrorisme. Soyons cependant honnêtes, et précisons que le sujet a le plus souvent été remis sur le tapis aussi bien par ignorance que par calcul. Alors, les gars du Hamas, terroristes ou résistants ? Le pilote de Germanwings, terroriste ou assassin ? Sid Ahmed Ghlam, terroriste ou Mr. Bean du jihad ? Dylann Roof, terroriste ou raciste psychotique ?

Le simple fait de poser ces questions me fait mal, tant toutes les réponses, certes complexes et même parfois subtiles, sont à portée de main, dans le code pénal français comme dans des centaines de livres et d’articles qu’on prend bien soin de ne pas consulter. Rien n’est, en effet, plus gênant que la réflexion quand on veut d’abord vendre une position – ou sa soupe – à tout prix. Du coup, on l’évite soigneusement et on favorise les slogans et les postures. Les gars du Hamas ne seraient donc que des résistants, et ce serait trahir la Palestine que de considérer qu’une cause juste peut être liée à des pratiques détestables.

C’est pourtant un débat que nous avons en permanence dans les démocraties, par exemple au sujet de la torture ou du renseignement technique intrusif : vous pouvez défendre la cause la plus noble qui soit de la pire façon, et il est bien naturel que vous essayiez d’effacer les crimes commis en mettant en avant l’objectif que vous poursuivez. Rares sont ceux qui assument, après tout, et les arguments les plus régulièrement entendus valorisent des histoires de martyrs, ou d’omelettes qu’on ne pourrait cuisiner sans casser d’œufs. Mais, quand les œufs sont une école palestinienne ou un restaurant israélien, l’omelette a une saveur désagréable.

Et il y a ceux qui jouent sciemment les idiots, confondant un tueur de masse avec un terroriste, ignorant obstinément le fait que sans projet politique une tuerie n’est qu’une tuerie – ce qui est déjà bien assez épouvantable. Ceux-là sont parfois de simples démagogues, désireux de toucher un nouveau public par quelques saillies douteuses. Ils peuvent être aussi des propagandistes, cherchant à brouiller les lignes pour défendre l’indéfendable. Que n’a-t-on entendu après le crash de l’avion de la Germanwings ? Qui peut croire que le pilote, s’il avait eu un nom différent, aurait été qualifié de terroriste par les autorités ? Que certains journalistes aillent trop vite et que certains plateaux télévisés aient tout du café du commerce ne devrait pas permettre de telles dérives.

En l’absence de toute revendication, en l’absence de tout lien entre le pilote et des organisations politiques radicales ou des courants de pensée prônant la violence, l’hypothèse n’a d’ailleurs pas tenu plus de quelques heures. Sans doute, oui, le doute aurait été plus insistant si le pilote avait été originaire de Falloujah ou de Belfast (ça s’appelle le contexte, désolé), mais là aussi les mêmes investigations auraient conduit aux mêmes conclusions. Ceux qui ont joué cette carte pour faire parler d’eux auraient mieux fait de s’abstenir. Et ceux qui ont voulu prouver l’existence d’un double standard en ont été pour leurs frais. Tout ce qu’ils ont obtenu a été la révélation de la nature de leur démarche, qui visait à déconstruire un raisonnement afin de défendre leurs propres errements.

Il ne peut y avoir de « Oui, mais » quand il s’agit de terrorisme. On peut expliquer, chercher des réponses, étudier les modes opératoires et les idéologies, identifier les failles et les erreurs des services, mais jamais justifier. En essayant de faire du pilote de la Germanwings un terroriste, certains ont ainsi tenté de vider le concept de terrorisme de sa substance, et donc de réduire à sa néant la force de l’incrimination qui en découle. On imagine aisément pourquoi, et on peut être certain qu’ils n’ont pas pris la mesure des conséquences de leurs actes.

Une fois de plus, il manque donc à tout ce petit monde un peu de profondeur historique et de finesse psychologique, et, une fois de plus, c’est grâce aux arts qu’ils pourraient l’obtenir.

Immense écrivain américain, Rusell Banks est un incomparable explorateur de la complexité humaine. Ses textes sur les laissés-pour-compte (Trailerpark, 1981 ; Sous le règne de Bone, 1995, notamment, tous chez Actes Sud) ou ses études de personnages (Affliction, 1989 ; De beaux lendemains, 1991) sont autant de chocs littéraires, auxquels Hollywood n’a d’ailleurs pas su résister.

Parmi tous ses romans et recueils émerge cependant un chef d’œuvre, véritable coup de poing, qu’il faudrait faire lire à nombre de nos responsables, politiques ou administratifs ainsi qu’à un bon paquet de commentateurs. Paru en 1998, Pourfendeur de nuages (Cloudsplitter, chez Actes Sud, 772 pages, traduction de Pierre Furlan) relate la croisade personnelle de l’abolitionniste John Brown, figure ô combien controversée de la lutte contre l’esclavage à la veille de la guerre de Sécession.

Pourfendeur de nuages

Jamais sans doute le talent de Russell Banks n’a été confronté à figure aussi complexe, et son livre répond aux slogans simplistes des uns et des autres par une écriture subtile qui ne se permet aucune facilité. Figure fascinante, Brown défend la meilleure des causes de la pire des façons, jusqu’à nuire à son combat. Le portrait qu’en dresse Banks révèle un homme que ses indignations et ses exigences morales ont conduit à la violence extrême et jusqu’au sacrifice ultime des siens. Son exigence de justice et son incapacité à juguler sa soif de puissance l’ont transformé un meurtrier et un guérillero. Ses excès ont d’ailleurs fait de lui une figure controversée de l’histoire des Etats-Unis. Certains ne voient que la cause qu’il défendait, quelques années avant la guerre civile américaine, tandis que d’autres mettent en avant les crimes dont il se rendit coupable. Le débat scientifique, inévitablement influencé par le contexte politique et social, n’a d’ailleurs toujours pas permis de trancher.

Au-delà, cependant, de la cause pour laquelle il se battait, le parcours de John Brown vaut par ce qu’il nous apprend des processus de radicalisation, lorsqu’un sentiment d’injustice ou d’oppression, fondé ou non, mène vers la violence. Celle-ci devient alors à la fois une façon de lutter, mais aussi l’expression même de la colère et de la frustration. On peut évidemment postuler que la folie était là avant la conscience politique, et que celle-ci, alors, n’a fait que révéler ce qui était latent. On peut tout autant estimer que c’est l’intensité du sentiment d’injustice qui radicalise et fait que des êtres humains, dont le comportement correspondait jusque là aux normes sociales, basculent dans la violence, y compris la plus extrême.

Il n’y a, en réalité, pas de réponse simple à une question qui interroge l’âme humaine. Quels facteurs nous feront agir ? Qui sera résistant, collaborateur, terroriste, témoin passif ou acteur engagé ? Quelle conjonction de stimuli fera d’un homme sans histoire un héros ou un criminel ? Séparer nettement les facteurs personnels des facteurs historiques permet à certains responsables politiques et sécuritaires de ne pas prendre en compte les seconds pour ne se concentrer que sur les ressorts intimes. En ces temps d’anti intellectualisme, et alors que, malgré un bilan qu’il faut bien qualifier de mitigé, des responsables policiers refusent de voir le monde dans sa complexité, il n’est sans doute pas inutile de rappeler que John Brown, le terroriste, le guérillero, l’abolitionniste acharné, ne passait pas sa vie sur Internet ou à jouer à Call of Duty.

Du Nord ils étaient revenus une fois de plus, brefs éclairs de splendeur.

James Salter est mort hier, et avec lui disparaît un des derniers écrivains américains réellement fascinants. Sa mort, très ironiquement, intervient alors qu’était enfin paru en France son premier roman, The Hunters (Pour la gloire, Editions de l’Olivier, traduction de Philippe Garnier, 238 pages), classique presque indépassable du récit d’aviation, paru en 1956 – il y a près de soixante ans – et rapidement adapté au cinéma (The Hunters, de Dick Powell, avec Robert Mitchum et Robert Wagner, 1958)

The Hunters The Hunters movie poster

Son dernier roman (Et rien d’autre, Editions de l’Olivier, 368 pages) avait été triomphalement accueilli par la critique et avait permis de donner à cet auteur la notoriété qu’il méritait. Je ne m’attarderai pas ici, par pure charité, sur le naufrage de sa traduction. Certains éditeurs devraient comprendre que rater à ce point le passage de l’anglais au français de termes techniques relève à la fois de l’incompétence et de la trahison. Quand James Salter parle de chasse et de combat aérien, il ne le fait pas pour amuser la galerie mais bien parce que cette partie de sa vie est essentielle. Elle est ainsi l’objet de deux de ses romans (Pour la gloire, donc, et aussi Cassada, publié 1961 et réédité en 2000 par les Editions de l’Olivier, 282 pages), et est largement évoquée dans son autobiographie (Une vie à brûler, Editions de l’Olivier, 1999, 438 pages). Faire preuve d’un minimum de rigueur et de curiosité intellectuelle permettrait d’éviter de commettre dans le texte français de grossières erreurs factuelles qui ne sont pas que des détails. Bref, ça m’agace.

James Salter

Et rien d’autre ne méritait peut-être pas tant d’hommages, bien que ses qualités soient réelles. Sans doute la personnalité de son auteur a-t-elle joué dans la fascination qu’a exercée le livre. Celui-ci, en effet, montrait comme jamais un James Salter à la fois lointain, dandy, d’une terrible lucidité sur sa condition, et même sur sa propre personnalité.

L’écriture de Salter frappait par son extrême précision et sa grande sobriété. Dans Un bonheur parfait (Light years, 1975, traduction des Editions de l’Olivier, 1997, 381 pages), sa description d’un couple était d’une sévère acuité, sans jamais de jugement, mais sans faux-semblant. Rien n’échappait à son sens acéré de l’observation, déjà présent dans Pour la gloire. Ce premier roman, d’une grande maturité, s’était d’ailleurs imposé, dès sa parution, comme un des grands textes consacrés à l’aviation de combat. Je le classe, pour ma part, aux côtés du chef d’œuvre de Richard Hillary, Le dernier ennemi (1942).

The last enemy

Dès ce premier roman, donc, Salter avait montré sa capacité à saisir les doutes, les changements d’humeur, les failles, les parts sombres de ses semblables, des hommes talentueux, séduisants, mais tenaillés par la terrible conscience de l’inéluctabilité de leur destin. A le lire, on avait l’impression que James Salter n’était que de passage, qu’il savait à quel point tout cela était fugace, parfois vain, parfois même sans grand intérêt. Sa description de la vie de Philip Bowman (Et rien d’autre) montre un homme à la recherche du bonheur, traversant des crises personnelles, cherchant le succès et affrontant les échecs, les déceptions et les désillusions nées du temps qui passe.

Salter n’était cependant pas qu’un écrivain rare et exigeant. Ses livres révèlent une quête de l’extrême, des limites, celles qu’on atteint et qui vous révèlent à vous-même. Pour la gloire contient ainsi des pages remarquables décrivant l’esprit qui anime les pilotes de chasse, prédateurs avides de gloire et de mort(s) – et on pense ici aux pages que Michel Goya a consacrées aux super combattants (ici ou , par exemple). Salter avait, par ailleurs, exploré la psychologie des grands techniciens de l’aventure dans un autre livre à lire : L’homme des hautes solitudes (Solo faces, 1979, première édition française en 1981), traitant de l’alpinisme et de la vie mondaine. La mort, un verre à la main, en quelque sorte.

Ecrivain fascinant, Salter séduisait par son regard acéré, presque blasé. Ses récits amoureux (Un sport et un passe-temps, 1967, première publication en France en 1996 ; Et rien d’autre) m’ont cepenfant toujours laissé l’impression d’une sorte de misogynie raffinée, d’une froideur triste. Ce qui pouvait passer pour du détachement révélait peut-être la solitude d’un homme attiré par la grandeur et éloigné du monde par lucidité. Son verbe était de ceux qui marquent, questionnent et font grandir. Autant dire qu’il va cruellement manquer.

James Salter

Guerre, stratégie, et autres complications.

Tout vient à point à qui sait attendre, comme disait le capitaine Willard. Il faut donc saluer comme il se doit la naissance de l’AEGES, l’Association pour les Etudes sur la Guerre et la Stratégie, dont le lancement officiel aura lieu le 9 juin dans les prestigieux locaux du SGDSN (Réservation obligatoire auprès d’Armelle Ceglec).

Réunissant la fine fleur de la chevalerie, l’AEGES s’est formée à la suite de la rédaction de l’ouvrage collectif Guerre et stratégie. Approches et concepts, une somme dirigée par Joseph Henrotin, Stéphane Taillat et Olivier Schmitt (PUF, 2015, 528 pages).

Guerre et stratégie.

Placée sous de hauts patronages, l’association s’est fixée une noble tâche, résumée dans une court texte présent sur son site et que je me permets de reproduire ici :

Les études sur la guerre s’intéressent au phénomène guerrier considéré comme un fait social total (politique, économique, culturel, etc.). Le monde académique anglo-américain a admis de longue date la légitimité et l’importance de ce champ d’études, comme en témoigne par exemple la création du département des War Studies du King’s College London. Par ailleurs, au sein des études sur la guerre, les études stratégiques, qui se concentrent sur la conduite de la guerre, occupent une place particulièrement importante dans le monde académique outre-Atlantique et outre-Manche.

En France, en dépit d’une réflexion ancienne, d’initiatives nombreuses et d’un potentiel croissant, le champ reste fragmenté. D’une part, la recherche institutionnelle est éclatée dans une profusion d’instituts dont les publications souffrent d’un manque de visibilité, de crédibilité scientifique et d’influence. D’autre part, la recherche à l’université est divisée dans des silos disciplinaires (histoire, science politique, droit, sociologie, etc.) qui pourraient dialoguer davantage.

Aujourd’hui, un nombre croissant de jeunes chercheurs formés en France comme à l’international se consacrent aux questions stratégiques dans un contexte où les war studies sont de plus en plus vigoureuses et prises au sérieux, grâce notamment au soutien de l’IRSEM et de l’IHEDN.

L’Association pour les Etudes sur la Guerre et la Stratégie (AEGES, ou Egée, en référence à la reine mythique des Amazones) se veut une plateforme indépendante et transdisciplinaire, et a pour objectif de renforcer le mouvement amorcé en contribuant à la structuration de ce champ d’études.

Elle cherche à approfondir le lien entre le monde académique qui travaille sur la guerre et la stratégie (notamment la nouvelle génération de chercheurs) et l’ensemble des acteurs civils et militaires concernés. Son activité est centrée sur l’organisation d’événements scientifiques (colloques, journées d’études, séminaires).

L’association est résolument interdisciplinaire, car les études sur la guerre et sur la stratégie supposent un regard transversal. Non paradigmatique, ses activités intègrent l’ensemble des sciences humaines et sociales.

Souhaitons donc tous les succès possibles à l’AEGES, déjà critiquée par quelques théoriciens de comptoirs et autres aventuriers virtuels, et attendons avec gourmandise ses premières productions. En avant, les amis !

Si tu vas à Faya-Largeau, n’oublie pas de monter là-haut.

Vulgarisateur de talent, tenancier du site bien connu Historicoblog, auteur d’un travail remarquable sur les combattants étrangers du conflit syrien, Stéphane Mantoux a publié il y a quelques mois une fort instructive histoire des guerres du Tchad (Lemme Edit, 2014, 107 pages).

Les guerres du Tchad

Alors que la France est, plus que jamais, engagée dans la région, cet ouvrage tombe à pic pour rappeler que Paris maintient au Tchad un dispositif militaire depuis 1969. Il y a donc près d’un demi-siècle que l’ancienne puissance coloniale assure la sécurité et la stabilité de son ancienne possession, ce qui en dit long sur l’état de la fameuse bande sahélo-saharienne.

Comme le rappelle fort justement Stéphane Mantoux, la présence française face aux menaces n’a rien eu de dissuasif et les combats ont été réguliers, aussi bien contre des opposants au régime tchadien que contre des interventions étrangères. Les défenseurs de la mémoire du colonel Kadhafi apprécieront ici la description, documentée, de l’ingérence permanente de la glorieuse Jamahiriya arabe libyenne chez son voisin du Sud. Avouons que question puissance stabilisatrice, on a déjà vu mieux.

S’appuyant sur une solide bibliographie et des témoignages, ce petit ouvrage rappelle également que la France a mené au Tchad, à plusieurs reprises, de véritables guerres au profit, non pas tant de dirigeants (qu’elle a soutenus ou lâchés en fonction des enjeux du moment) que d’un Etat dont la position dans le continent en fait une pièce essentielle de sa stratégie. La défense d’intérêts supérieurs y prend, très naturellement, le pas sur les considérations morales que Paris n’a de cesse de mettre en avant dans son discours public mais qui, en réalité, ne pèsent pas lourd.

Après un premier livre consacré à l’Offensive du Têt, Stéphane Mantoux poursuit son travail d’exploration des conflits contemporains et livre ici une synthèse très éclairante. Un ouvrage à conseiller à ceux qui se demandent, par exemple, pourquoi le QG de l’opération Barkhane est installé à N’Djamena et non à Niamey.

Ten years after

On ne répètera jamais assez à quel point il est important d’étudier son adversaire si on souhaite un tant soit peu le vaincre. Cette vérité éternelle, que connaissent parfaitement les forces armées ou les services de renseignement, n’est cependant pas l’apanage de l’Etat, et un travail scientifique sérieux, accompli à partir d’un exploitation rigoureuse de sources ouvertes, permet également de connaître en profondeur un phénomène politique, ses acteurs et leurs méthodes. C’est à cet exercice que se sont livrés, sous la direction de Bruce Hoffman et Fernando Reinares, une équipe de spécialistes renommés dont les travaux, réunis dans une somme de 696 pages, ont été publiés en 2014 par Columbia University Press.

Hoffman Reinares book

The evolution of the global terrorist threat. From 9/11 to Osama bin Laden’s death s’impose, dès sa première lecture, comme un ouvrage de référence, proprement indispensable à qui s’intéresse à la menace jihadiste et à ses évolutions. L’ouvrage impressionne d’abord par la qualité de ses sources, et la clarté de ses explications. Celles-ci découlent de la structure du texte, association chronologique et géographique (In the West/Outside the West) de l’étude d’attentats réussis, de projets déjoués et même de filières de combattants. On y apprend, en particulier, beaucoup sur les processus opérationnels et décisionnels des réseaux et cellules liés à Al Qaïda, des attentats du 11 septembre 2001 à la mort du fondateur de l’organisation, dans la nuit du 1er au 2 mai 2011.

Il s’inscrit également dans une tradition, déjà ancienne, d’études approfondies du sujet par le monde scientifique américain (cf. ici, par exemple, les titres publiés par la seule université de Columbia) et participe, ce faisant, aux débats quant à l’organisation et aux logiques de la mouvance jihadiste mondiale. Il fait ainsi suite à la vive controverse qui avait opposé – et qui oppose toujours – Bruce Hoffman à Marc Sageman. Le premier, pour faire simple, défend l’image d’une menace émanant d’un centre décisionnel cohérent (Al Qaeda Senior Leadership – AQSL) tandis que l’autre, depuis 2004, avance l’hypothèse d’une mouvance déstructurée, sans véritable cœur (leaderless terrorists).

La vérité, sans doute, se trouve entre ces deux visions et dépend de la focale adoptée. L’étude des itinéraires personnels, avancée par Sageman, permettrait ainsi d’adhérer à ses thèses si les analyses des attentats contenues dans le livre dirigé par Bruce Hoffman et Fernando Reinares ne conduisaient pas à voir qu’il existe quand même des impulsions, une organisation, des choix opérationnels et des effets à produire pensés par de véritables stratèges bien différents des voleurs de poules que quelques uns s’obstinent à nous décrire.

La réalité, particulièrement complexe, des réseaux jihadistes est parfaitement rendue dans les nombreux chapitres qui composent ce livre. L’association de parcours individuels et de vastes phénomènes sociopolitiques y est présente, pour peu qu’on se donne la peine de méditer chaque cas étudié, et il vient même l’envie, à la fin de quelques parties, de dessiner des schémas afin de représenter cette mouvance en perpétuelle évolution.

Certains des constats initiaux de Sageman y sont, paradoxalement, en partie confirmés, et si des attentats sont commis à la suite d’une planification centralisée, d’autres sont, en revanche, la concrétisation de projets nés sur le terrain, en Europe ou au Moyen-Orient au sein de petites cellules. La réalité qui se dessine tout au long de ces presque 700 pages est ainsi celle, bien connue, de réseaux tridimensionnels dont certains membres sont liés à d’autres cellules ou d’autres groupes mais dont la cohérence vient du désir partagé de frapper (cf. ici, par exemple, pour un déjà vieux post sur ce thème).

La variété des cas étudiés ici, des Etats-Unis à l’Australie, de l’Europe occidentale à l’Indonésie, du Maghreb au Moyen-Orient en passant par le Kenya, contre efficacement les fausses vérités régulièrement assénées, et notamment en France. On y parle guère d’immigration, de pathologies mentales ou de jeux vidéos, et s’il est manifeste que certains des terroristes mentionnés ne sont pas des gendres idéaux, il serait bien hâtif d’en tirer des conclusions définitives au sujet de lois miraculeuses ou de programmes de déradicalisation.

Alors que la focalisation sur les seuls filières de volontaires syriens a cruellement montré ses limites en France, la lecture de The evolution of the global terrorist threat. From 9/11 to Osama bin Laden’s death pourrait permettre une meilleure compréhension du phénomène et, qui sait, donner des idées à des auteurs et à des éditeurs. On voit mal comment la France, qualifiée par Al Qaïda dans la Péninsule arabique de « première ennemie », pourrait encore se passer d’une authentique réflexion collective sur un sujet qui mobilise tant de ses moyens.

 

Note : cette recension a été également été publiée sur le site War Studies Publications, auquel j’adresse toutes mes amitiés.

 

« Les experts/Sainte Anne » : Louis-Olivier de Saint-Clar

Personnalité attachante, esprit curieux dans un corps d’athlète, Louis-Olivier de Saint-Clar s’est rapidement imposé, dans notre pays et même ailleurs, comme un des observateurs les plus affutés de l’actualité internationale. Ses biographes nous diront un jour d’où lui est venue sa vocation d’éclaireur infatigable, mais le fait est que l’homme, qui a très tôt fait le choix de l’action et de l’aventure, ne cesse d’explorer le monde pour nous l’expliquer et nous éviter les pièges de la facilité.

Louis-Olivier de Saint-Clar est notre seul espoir.
Louis-Olivier de Saint-Clar est notre seul espoir.

Issu d’une famille anoblie lors de la prise d’Antioche, en 1098, né dans le château de Sainte-Anne, un petit village d’Ardèche, Louis-Olivier de Saint-Clar, qui ne s’attache guère aux titres, préfère qu’on mette en avant son œuvre, complexe, riche, protéiforme. Auteur d’une biographie remarquée, Chuck Norris. Le Carl Schmitt texan (2001, Editions du Pilon, 853 pages) désormais introuvable, Saint-Clar est aussi chroniqueur et documentariste. Ses récits de voyages au Moyen-Orient (J’ai tout compris mais je ne peux rien dire, 2000, Seuil, 761 pages ; Je peux tout expliquer, 2002, Seuil, 1002 pages ; Cette fois, c’est pas passé loin, Seuil, 943 pages) sont devenus des classiques, lus et relus dans les ministères, les administrations spécialisées et les universités les plus exigeantes. Son goût du travail de fond, son amour des nuances (cf. son premier film Crève, charogne musulmane, a été longuement applaudi au festival moscovite Ambiguïté sexuelle et décadence stratégique, en 2010) et son savoir, proprement stupéfiant, font de ce commentateur aux formules toujours ciselées un des grands témoins de notre temps.

Cette implication personnelle, sans limite, sans souci de se préserver, le conduit régulièrement à fréquenter le danger, là où d’autres analystes, installés dans le confort de leurs certitudes, se contentent de recopier la presse. Louis-Olivier de Saint-Clar ne dédaigne pas le treillis, et on l’a vu s’imposer avec aisance, à deux reprises (2012 et 2013), dans le grand tournoi Call of Duty – Psycho Predators seeking for blood qu’organisent les anciens Tigres d’Arkan, fidèles à la mémoire du regretté Zeljko Raznatovic, l’homme politique serbe bien connu de nos lecteurs.

En 2008, alors qu’il tourne un documentaire – hélas demeuré inédit – en Amérique latine, il est capturé par la police politique du San Theodoros, une république sud-américaine à la persistante instabilité politique. Accusé d’avoir fomenté un coup d’Etat en compagnie de confrères français (dont Joseph Mastoc, dit Joe La Main Lourde, rédacteur en chef de la revue philosophique Esthétique de la rouste et André de Goguenard, dit Dédé la Tannée, photographe de mode habitué des défilés les plus huppés), il purge une pénible peine de prison dans les infâmes geôles santhéodoriennes (dont le fort, notoirement insalubre, de San Kukaille, en pleine jungle) avant d’être libéré. « Ce bagne n’est pas une poubelle » aurait ainsi déclaré le ministre de la justice du San Theodoros avant de remettre notre héros à l’ambassadeur de France de l’époque.

De retour à Paris affublé d’un surnom à la signification encore mystérieuse (Louis le garçon de douche), Saint-Clar décide de se tenir loin de l’Amérique latine et revient au Levant, si cher à sa famille. La profondeur de sa vision historique et sa maîtrise, ahurissante, des armes à feu lui permettent, en 2014, soit deux ans après, de prévoir l’affaire Merah. Porté par ce succès analytique, et malgré le harcèlement judiciaire dont il est victime de la part d’esprits médiocres, il se lance dans la rédaction d’un livre en passe d’acquérir le statut envié de texte définitif sur le jihad. Sobrement intitulé Je vais vous expliquer lentement, l’ouvrage, que l’on annonce en 2019 au Seuil, une maison décidément habituée aux publications de référence, fait déjà saliver les services de renseignement, qui tentent de mettre la main sur le manuscrit.

Selon les confidences accordées par Saint-Clar à l’hebdomadaire Big boobs & big guns, il développerait dans ce livre une thèse, audacieuse et séduisante, liant la montée du jihadisme à la dérive des continents. L’ensemble de la communauté scientifique occidentale se penche depuis sur cette avancée majeure.

Les attentats du mois de janvier dernier à Paris l’ont vu, sans surprise, faire preuve d’une ferme dignité. Ses phrases appelant froidement à la résistance contre le terrorisme (« Je nique ta mère, sale nazi islamiste » ou « Je te défonce quand je veux, tafiole bagouzée ») ont contribué à mobiliser le pays, uni et debout contre la violence jihadiste. Dans une France ramollie, inconsciente du danger, Louis-Olivier de Saint-Clar, plus que la relève, incarne la lutte et l’espoir. Qu’il nous soit permis, ici, très humblement, de lui rendre hommage.

Nous, les corps, on les fournit. On ne les évacue pas. Compris ?

Il faut saluer, une fois de plus, le goût très sûr des Editions Gallmeister, précieuses vigies qui scrutent la littérature américaine et nous font découvrir régulièrement des auteurs essentiels, passés ou actuels. C’est ainsi grâce à elles que le public français peut aujourd’hui lire le premier livre de Phil Klay, Fin de mission (2015, 308 pages), consacré à la vie et aux combats des Marines en Irak pendant la Troisième guerre du Golfe.

Publié aux Etats-Unis au mois de mars 2014 après avoir figuré en 2013 dans un ouvrage collectif consacré aux guerres d’Afghanistan et d’Irak, Fire and forget, Redeployment, qui se présente comme un recueil de nouvelles, a immédiatement été salué par la critique et a remporté le National Book Award dans la catégorie fiction. Ce succès n’a rien d’immérité tant l’écriture de Phil Klay impressionne par sa maîtrise, sa sobriété et sa précision.

Fire and forget Redeployment

Parfaitement traduites par François Happe, les douze nouvelles du livre, toutes écrites à la première personne, présentent chacune un aspect de l’engagement américain en Irak après l’invasion de 2003. On y côtoie ainsi une unité de combat en opération, on y roule sur un IED, on y écrit des demandes de décorations pour des héros morts, on y boit, on y cherche des gagneuses ou des amantes d’un soir, on y médite sur les enfants tués, on s’y confronte aux logiques administratives d’une armée aussi lourde qu’elle est puissante, on y mène des actions civilo-militaires (ou on essaye d’en mener), on y fait la guerre pour payer ses études, et on s’y confronte au ressentiment de ses concitoyens (remarquable « Opération d’influence »).

Le livre, pourtant, ne s’intéresse pas réellement aux causes de la guerre, à ses partisans ou à ses opposants. S’il est politique, c’est en raison du regard qu’il porte sur les combattants américains et sur leurs concitoyens restés au pays, jeunes filles séduites par l’uniforme, et il n’est tendre ni avec les vieilles badernes en treillis ni avec les activistes pacifistes sans décence. Certaines nouvelles prennent aux tripes, quand d’autres font rire, mais toutes abordent un aspect de cette guerre. Le sentiment qui naît, une fois de plus, est que rien, décidément, n’y avait été pensé une fois la conquête achevée.

Témoignage précieux d’un homme, lui-même ancien Marine ayant passé un an dans la province d’Anbar, Fin de mission impressionne par la maturité de son propos. Le spectre du Vietnam n’est pas loin, autre projection d’une puissance ahurissante au service d’une guerre devenue sans objet, et Phil Klay verse une contribution notable à l’imposante littérature consacrée par les soldats américains aux guerres qu’ils ont faites.

Fin de mission

Un livre à lire, assurément, et qui sera aussi utile aux historiens.