Oppression is the mask of fear
C’est sans doute un mal pour un bien. La vente de l’univers Star Wars à Disney avait ainsi accouché de trois bouses (les épisodes VII, VIII et IX) et de nombreux fans, au premier rang desquels votre serviteur, avaient à la sortie des deux premiers sérieusement envisagé de faire dissidence et de se tenir le plus loin du gâchis qui serait désormais tourné. C’est alors que s’était produit le miracle Rogue One, remarquable film d’espionnage sauvé du désastre par Tony Gilroy, devenu en une vingtaine d’années le maître incontestable du genre à Hollywood.
La saga Star Wars nous a offert un univers d’une exceptionnelle richesse, et les deux trilogies écrites par George Lucas ont emprunté au cinéma d’aventure, au film d’aviation (cf. Top Gun: Maverick, qui lui a rendu en retour un hommage appuyé), au film de sabre, au film politique (« This is how liberty dies, with thunderous applause ») – quand bien même Lucas n’est pas Costa-Gavras – et, évidemment au film d’espionnage. Dès 1977, il était question des plans d’une installation militaire dérobés par une poignée de héros, et les autres films ne furent que traque de fugitifs, infiltration, sabotage, assassinats, manipulations, trahisons et lutte clandestine contre un régime tyrannique.
La seconde trilogie (1999 – 2005) avait permis à Star Wars de sortir, du moins en partie, des drames de la famille Skywalker et de nous montrer le vaste monde. C’était là le manque principal des premiers films, organisés autour d’une poignée de personnages dans des décors qui n’étaient souvent que des scènes de théâtre. Il manquait à l’ensemble une société, des enjeux dépassant la seule lutte entre une poignée de chevaliers et l’empereur en sa forteresse imprenable. Il manquait à l’univers de Lucas une profondeur dépassant le petit cercle des protagonistes principaux et donnant de la chair.
Avec Rogue One, qu’il avait réécrit, Tony Gilroy, scénariste des Bourne, réalisateur du remarquable Michael Clayton (2007), s’était affranchi des tragédies intimes secouant la dynastie Skywalker/Organa pour nous plonger dans la réalité d’un monde écrasé par l’Empire galactique et au sein duquel naissait une rébellion aux profondes divisions. Darth Vader y utilisait la Force, notamment contre ses subordonnés – une sale habitude, soit dit en passant –, tout comme certains rebelles, mais l’important n’était pas là. Il ne s’agissait pas d’un combat entre jedi et sith mais d’une insurrection menée par des gens du peuple. Enfin le monde de Lucas devenait complexe. Des rebelles pouvaient aussi être des fanatiques, l’oppression impériale n’avait rien de théorique et tous les insurgés n’étaient pas de beaux aventuriers.
Annoncé en 2017, le développement de la série Andor visait, selon ce qui est devenue une habitude, à combler les espaces temporels entre les films de la saga (cf., notamment, Solo: A Star Wars Story, en 2018, ou la minisérie Obi-Wan Kenobi, en 2022). Manifestement alarmé par la tournure que prenait le projet, Tony Gilroy se manifesta, fit des propositions et fut finalement imposé en 2020 comme le nouveau show runner de la série. Il a d’ailleurs raconté tout ça dans un passionnant entretien accordé au Monde en 2022.
Autant le dire clairement, le résultat est proprement exceptionnel et fait entrer, comme l’écrivit alors Thomas Sotinel, l’univers Star Wars dans l’âge adulte.
Cinq ans avant Rogue One, la série suit une série de personnages impliqués dans la rébellion ou dans sa répression : Cassian Andor, dont le rôle est à nouveau tenu par le remarquable Diego Luna, et que l’on voit rallier progressivement ceux qui luttent contre l’Empire ; Luthen Rael, qui tente d’organiser la révolte, et qui est interprété par le prodigieux Stellan Skarsgård, un acteur dont le talent ne cesse de sidérer ; la bien connue sénatrice Mon Mothma (Genevieve O’Reilly), qui finance la révolte et bâtit des réseaux ; Syril Karn (Kyle Soller), un ambitieux jeune milicien désireux de remporter des succès opérationnels ; Dedra Meero (Denise Gough), un officier des services de sécurité impériaux qui traque les rebelles ; et Bix Caleen (Adria Arjona), une amie d’Andor qui paye très cher cette proximité.
Tous ces personnages s’évitent, se fuient, s’affrontent, se capturent ou se cherchent sans répit alors que l’Empire, désormais instauré, impose sa domination partout où il le peut. Tony Gilroy décrit ce climat de façon glaçante dans un univers où plus aucun espoir ne subsiste, où l’arbitraire est la norme et où le pouvoir est aux mains d’un système à la puissance en apparence infinie. La charmante naïveté de la première trilogie est bien loin et Gilroy prolonge ici avec maestria l’entreprise d’assombrissement de la saga entreprise par Lucas en 1999 et dont le premier aboutissement avait été, en 2005, l’épisode III, La Revanche des Sith. Il parvient même à s’affranchir des références sempiternelles à la Force, étrangement absente ici.
A la différence de J.J. Abrams, imitateur sans talent et sans vision, Tony Gilroy sait exactement ce qu’il veut raconter. Sa maîtrise des codes du récit d’espionnage et sa compréhension des enjeux moraux et opérationnels de la clandestinité font d’Andor une authentique contribution au genre. Il y a plus de renseignement dans le premier volet de la série que dans la plupart des productions françaises – y compris (surtout ?), celles adoubées par les autorités – et les grandes logiques du métier y sont présentées bien plus clairement que dans de récents documentaires de commande. La complexité des personnages, la diversité de leurs parcours, de leurs motivations et de leurs ressorts intimes trouvent peu d’équivalent à la télévision, même dans la remarquable adaptation de John Le Carré The Night Manager (2016) ou dans la série True Detective (2014 – )
Gilroy, une fois de plus, vise juste et il a manifestement compris ce que bien des commentateurs n’ont pas vu (ou pas voulu voir) il y a quelques années au sujet de la violence politique. Une même cause peut être défendue pour un grand nombre de motifs issus d’itinéraires individuels variés (« Everyone has its own rebellion », entend-on notamment, ce qui fait un bien fou après les torrents de foutaises entendues il y a une dizaine d’années) et les généralisations hâtives, si elles rassurent les décideurs pressés, ne sont en réalité d’aucune pertinence, quand elles ne sont pas de pures escroqueries intellectuelles.
La série n’est pas seulement le récit des débuts d’une insurrection. Elle décrit aussi un système totalitaire, l’omniprésence des forces de sécurité, la peur constante dans les esprits, les camps de travail, l’extermination des opposants, et, preuve que Gilroy a décidément lu ses classiques au sujet du Reich ou de la Sainte Rodina, de la féroce concurrence au sein de l’appareil répressif pour monter en grade et s’assurer plus de pouvoir. Dans les rangs de l’Empire comme dans ceux de la Rébellion, les motivations sont complexes et ne se résument pas à une adhésion simpliste à l’idéologie défendue.
Cette compétition entre cadres ne génère pas seulement des tensions administratives, elle valorise aussi les esprits les plus affutés. Dedra Meero est l’un de ceux-là, et son approche du défi représenté par l’insurrection naissante révèle une démarche analytique méthodique, ambitieuse et originale. Son personnage nous rappelle, l’air de rien, que nos ennemis ne sont pas nécessairement idiots ou incompétents simplement parce qu’ils sont nos ennemis (n’en déplaise au regretté Pierre Desproges). Nous savons parfaitement en France ce qu’il en coûte de sous-évaluer l’adversaire.
Pour une fois à l’écran, et comme dans les romans de Tom Clancy, qui s’attachait toujours à montrer l’ensemble des protagonistes, leur stratégie, leurs objectifs et leurs actions (et aussi le poids du hasard), Gilroy met en scène deux camps irréductiblement ennemis mais également intelligents, compétents et absolument déterminés à l’emporter. Dans cette lutte à mort, la victoire ne pourra aller qu’au plus habile et au plus motivé. C’est ici que la série touche le cœur du contre-espionnage, lorsqu’il est question de réaliser contre le camp adverse des manœuvres complexes, de manipuler, d’intoxiquer, et de sacrifier des pions dans l’espoir de gains décisifs.
Contre un régime sans pitié, les chefs de la rébellion n’ont d’autre choix que de mettre en œuvre toutes les mesures offertes par le métier, comme le révèle le dilemme de Luthen Rael face aux excès d’Anto Kreegyr : faut-il sacrifier cet allié encombrant pour endormir les services impériaux et assurer ainsi la sécurité de l’agent infiltré en leur sein, eux-mêmes se demandant s’il ne faut pas l’éliminer pour plaire à l’Empereur ? Rael, chef de réseau courant des risques insensés, est aussi lucide qu’il est déterminé au sujet de sa mission et de ce qu’elle implique.
Tandis que Dedra Meero fait le constat (cf. plus haut) de la fragilité du régime qu’elle sert, les rebelles réfléchissent aussi et théorisent.
La clairvoyance de Cassian Andor au sujet des failles impériales est à cet égard remarquable (« The arrogance is remarkable, isn’t it? They don’t even think about us. ») et elle va nourrir la stratégie des insurgés.
Le courage face aux risques de capture et de torture et les sacrifices consentis au nom d’une cause supérieure évoquent irrésistiblement le chef-d’œuvre de Jean-Pierre Melville L’Armée des ombres (1969), tiré du roman un poil verbeux de Joseph Kessel. Sa noirceur, son âpreté, la grandeur des personnages, jamais désespérés malgré les obstacles et la puissance de l’ennemi, en font un récit admirable. Sa parfaite imbrication dans le reste de l’univers Star Wars, qu’il enrichit au lieu de le dénaturer – à l’instar de la référence parfaitement amenée à THX 1138 (1971) – est par ailleurs exemplaire. Gilroy ne copie pas Lucas, il s’en inspire et le cite intelligemment, ajoutant une pièce essentielle à une saga qui, depuis 1977, ne cesse de nous faire vibrer.