La leçon inaugurale de François-Xavier Fauvelle au Collège de France a provoqué un enthousiasme bien compréhensible pour qui connaît les travaux de l’auteur du Rhinocéros d’or (2013). On aurait aimé, bien sûr, que cet évènement soit retransmis à la télévision, peut-être sur LCI, mais ceux qui aiment les pétainistes ne goûtent guère les africanistes. Je préfère sans ambiguïté ces derniers, et d’une façon plus générale ceux qui travaillent au lieu de vociférer, ceux qui réfléchissent au lieu de délirer et ceux qui étudient le passé au lieu de l’inventer.
La capacité à affronter les faits constitue une qualité précieuse, sinon indispensable, et elle a été récemment illustrée par un ouvrage collectif, Africa connection (2019), consacré au crime organisé en Afrique. Porté par Laurent Guillaume, un homme aux multiples vies (policier de la BAC en banlieue, coopérant au Mali, auteur de polars, scénariste, consultant pour l’ONUDC, etc.), le projet réunit des spécialistes expérimentés nourrissant leurs recherches d’une connaissance approfondie du terrain (LE TERRAIN, LES GARS !) et capables de restituer la complexité de leurs découvertes.
Autour de Laurent Guillaume se retrouvent donc associés Axel Klein, Antonin Tisseron, Georges Berghezan, le colonel Goya (qu’on ne présente plus dans ces pages), Jean-Pierre Bat et Sonia Le Gouriellec. La présence de cette universitaire en si bonne compagnie offre, soit dit en passant, un superbe démenti à ceux qui, il n’y a pas si longtemps, l’attaquaient vertement en raison de ses critiques à l’encontre d’un écrivaillon monarchiste qui se sent capable de décrypter l’Afrique réelle d’Alger au Cap et de Dakar à Nairobi. A ceux qui estimaient, en raison de séjours réguliers dans des bases gabonaises et des BMC djiboutiens, qu’ils connaissaient mieux l’Afrique que quiconque, il convient de ne pas s’abaisser à répondre, seul le travail demeurant quand les fanfaronnades s’estompent.
Nommé en hommage à un chef-d’œuvre bien connu de William Friedkin, ce travail collectif frappe par la diversité de ses styles et la profondeur des connaissances qu’il met en avant. On y parle narcotrafic, clans criminels, trafic de médicaments contrefaits, lutte contre la corruption, coopération internationale, traite des êtres humains, trafic d’armes, sécurité aéroportuaire et formation des forces de sécurité. A défaut de nourrir l’optimisme, le livre a l’immense mérite de faire le point sur des sujets peu ou pas traités dans nos médias et qui restent dans l’intimité des bureaux des rares chercheurs français (citons ici Aline Leboeuf) qui se consacrent à ces sujets.
On pourrait, évidemment, faire le reproche à l’ouvrage dirigé par Laurent Guillaume de ne pas traiter des groupes jihadistes, mais ce serait faire preuve d’un insupportable mauvais esprit (je me comprends) et oublier le fait que ce sujet mérite un livre à part entière. Une lecture plus que recommandée, donc.
Alors que la rédaction du Monde vient, de haute lutte, d’arracher son indépendance, une autre, plus modeste mais pas moins méritante, est en grève depuis un mois. Les quatre journalistes qui composent la désormais modeste équipe du mythique France-Soir protestent ainsi contre la dérive de leur quotidien, possédé par des actionnaires sans stratégie et dont le seul horizon est sans doute comptable.
Cette crise intervient alors que les médias français se débattent dans une crise de légitimité née d’une longue dérive, manifestement sans fin. Sur nos écrans, par exemple, aux tables rondes pour retraités et escrocs organisées chaque soir sur tous les sujets possibles ont désormais succédé les tribunes accordées à des idéologues condamnés et récidivistes et les émissions confiées à des présentateurs dont l’indécence le dispute à la bêtise.
Engagée dans une course obscène, certaines chaînes de télévision n’ont plus rien à voir avec le journalisme ou même le simple relais d’informations recueillies par d’autres et ne sont plus que des versions modernes du comptoir à épaves. Des cuistots hystériques et omniscients y côtoient de jeunes aristocrates dont on ne sait si elles sont idiotes ou folles sous le regard de grandes gueules à la beauferie fièrement arborée en bandoulière et dont les propos seraient indignes d’être imprimé sur du papier-toilette. On y énonce dans une ambiance de complète déliquescence morale des théories racistes, des réflexions complotistes et des raisonnements qui feraient honte à une tenancière de claque.
A l’heure où les démagogues se posent en victimes et les propagandistes stipendiés se présentent comme d’intransigeants libres penseurs, nous avons, non seulement l’obligation d’éviter ces médias mais aussi le devoir de soutenir les vraies rédactions. Celle de France-Soir, qui effectue un travail remarquable sur le terrorisme grâce à Pierre Plottu et Maxime Macè, et aux contributions de l’ami Historicoblog, mérite que nous nous engagions. Je me permets donc de signaler ici l’initiative de Jérémy Felkowski, à l’origine d’une (trop) modeste cagnotte ouverte au profit des grévistes de ce bien mal-en-point quotidien.
Au printemps 2007, à l’occasion d’une de mes dernières missions pour le Service, je partis en Égypte, un portrait du Président René Coty au fond de ma valise. Mon binôme du moment, qui n’était pas en reste dès qu’il s’agissait de ricaner, avait eu cette idée, et nous envisagions cette démarche comme un hommage, humble mais sincère, au prodigieux film de Michel Hazanavicius, OSS 117 : Le Caire, nid d’espions, sorti en 2006 et devenu instantanément culte dans les couloirs de la caserne Mortier. Il faudrait préciser ici, en effet, que les espions français, s’ils peuvent apprécier les fictions supposées reproduire fidèlement leurs activités, sont extrêmement sensibles aux parodies quand celles-ci sont de qualité. Il faut y voir un goût prononcé pour le mauvais esprit, sans doute né de la fréquentation quotidienne de la réalité du monde et du pouvoir.
Trois ans plus tard, OSS 117 : Rio ne répond plus, toujours réalisé par Michel Hazanavicius, toujours sur un remarquable scénario de Jean-François Halin, prolongea de la plus remarquable des façons le premier opus, les deux films s’imposant alors comme des parodies difficilement dépassables, à l’efficacité comique jamais atteinte depuis les grandes comédies de Louis de Funès, de Jean-Paul Belmondo ou de Pierre Richard, à la fin des années ’60 et dans les années ’70. S’emparant du genre, typique du cinéma français, qui consiste à tourner en dérision les services de renseignement et leurs membres, Hazanivicius et Halin n’ont pas seulement écrit et réalisé deux films déjà cultes, ils ont aussi livré deux récits très politiques, puissamment subversifs et terriblement ironiques.
La démarche, réalisée avec un très grand talent, s’est avérée d’autant plus séduisante qu’elle a puisé aux meilleures sources. Interrogé sur France Inter en 2006 (ou était-ce en 2005 ? On me pardonnera de ne pas avoir retrouvé le podcast), Jean Dujardin avait confié son admiration pour Jean-Paul Belmondo (qu’il imite d’ailleurs remarquablement). Les références au chef-d’œuvre de Philippe de Broca Le Magnifique (1973) sont ainsi nombreuses, aussi bien au Caire
qu’à Rio,
et elles sont d’une magnifique cohérence. Le choix pour interpréter OSS 117 d’un acteur fan de Jean-Paul Belmondo, immortel visage de Bob Saint-Clar, s’imposait. Le film de Philippe de Broca n’était, en effet, qu’une charge frontale contre les romans et les adaptations cinématographiques des histoires créées bien avant Ian Fleming par Jean Bruce. Cet auteur, dès 1949, avait écrit des dizaines de thrillers de gare mettant en scène OSS 117, super espion, caricature bondissante du héros français. De 1963 à 1971, une série d’improbables navets – OSS 117 se déchaîne (1963) ; Banco à Bangkok (1964) ; Furia à Bahia pour OSS 117 (1965) ; Pas de roses pour OSS 117 (1968) ;; OSS 117 prend des vacances (1970) ; A tout cœur à Tokyo pour OSS 117 (1966) ; OSS 117 tue le taon (1971) – était venue affliger les critiques et lasser le public sans réellement contribuer au mythe du superhéros en smoking.
A la différence, cependant, des autres films tournant en dérision les services français (y compris les hilarantes aventures de l’inspecteur-chef Clouseau, de la Sûreté), les deux réalisations de Michel Hazanivicius consacrées à OSS sont cruelles et dressent le portrait d’un homme médiocre, qui ne peut être encensé que par d’autres médiocres.
Mauvais analyste, mauvais opérationnel
Dès les premières minutes du Caire, le spectateur est fixé. OSS 117 est un parfait ignorant, auquel son chef (impeccable Bernard Fresson, pas moins ignorant) prête des qualités d’analyste et de diplomate que manifestement il ne possède pas. Il faut préciser ici que cette scène est donc très réaliste.
Déplorable analyste, donc, Hubert Bonisseur de La Bath est aussi un pitoyable opérationnel – on s’étonne qu’il n’ait pas écrit ses mémoires, d’ailleurs – incapable d’appliquer les règles élémentaires du RVPI et faisant fi des plus élémentaires règles de discrétion en tordant les signaux de reconnaissance.
Mauvais analyste, mauvais opérationnel, OSS 117 est, en réalité d’une ignorance crasse, comme les deux films ne cessent de le montrer. Il semble tout ignorer, par exemple, de l’ingérence permanente des États-Unis en Amérique latine, ce qui ne peut qu’affliger son collègue de la CIA.
Le moment est d’autant plus délicieux que l’action de Rio ne répond plus se déroule alors que des instructeurs et théoriciens français, comme le relate Elie Tenenbaum dans son récent livre, sont à la manœuvre aux côtés des forces américaines en matière de contre-insurrection dans nombre de pays du continent. OSS 117 n’est au courant de rien, et c’est l’histoire de sa vie.
Son manque total de culture, associé à une arrogance qui semble sans limite, offre au cinéaste l’occasion de tourner des scènes d’une réjouissante méchanceté.
L’espion français, légende vivante du SDECE, y expose toute sa vacuité, ses certitudes idiotes et sa misogynie.
Je ne vois pas trop l’intérêt de ressembler à une femme
Comme Bond et d’autres espions de fiction sauvant le monde quotidiennement, Hubert Bonisseur de La Bath est un phallocrate, consommateur de femmes sans sentiment, guidé par ses seules pulsions. Sa misogynie, qui le conduit souvent à des remarques, sinon des gestes, parfaitement déplacées, est omniprésente, et elle est filmée avec gourmandise par Michel Hazanavicius.
Face à un butor jamais avare de mansplaining, les personnages féminins resplendissent de qualités. Brillantes, courageuses, fortes, intègres, subtilement ironiques et mues par d’authentiques idéaux, les héroïnes des deux films sont les parfaits contraires de l’officier du SDECE, qu’elles démasquent en tour de main mais qu’elles finissent par trouver attachant, comme on peut se surprendre à aimer un sale gamin mal élevé et pas bien malin.
Ce personnage de mâle dominateur, fier et sûr de sa virilité, est d’autant plus risible qu’il refoule manifestement une homosexualité qu’il ne peut que trouver honteuse et qu’il n’assume donc pas. Il faut dire que les superhéros gays ne courent pas les rues, et ces deux films pointent ici du doigt un manque assez criant du cinéma de genre. On ne voit pas pourquoi, en effet, il faudrait nécessairement être hétérosexuel pour accomplir des prouesses au profit de la sécurité nationale.
Et que je te trimballe des poules, que je te trimballe des pastèques
Ignorant, arrogant, misogyne, Hubert Bonisseur de La Bath est aussi, sans surprise, un raciste de la pire espèce, assénant des propos de comptoir sans réaliser leur portée, aussi bien à de hauts responsables gouvernementaux,
qu’aux plus humbles, qu’il tutoie sans vergogne et qu’il considère avec tout le mépris paternaliste du petit Blanc qu’il est.
Fort logiquement, d’ailleurs, OSS n’est pas seulement raciste, il est aussi antisémite, relayant les clichés les plus abjects, toujours sans réaliser la portée de ses propos.
Tout au long des deux films de Michel Hazanavicius, on découvre en réalité que l’agent d’élite des services français, que l’on a vu en action contre des nazis, n’est qu’un naufrage idéologique. Son ambiguïté à l’égard du nazisme, qu’il ne combat que par goût de la castagne, sans en mesurer l’horreur, est omniprésente. Loin de mesurer la nature et l’ampleur des crimes commis, il ne fait qu’affronter sans les comprendre des adversaires avec lesquels on imagine qu’il pourrait coopérer demain si l’ordre lui en était donné. Cette incompréhension le conduit à commettre les pires impairs, au cours desquels, d’ailleurs, il expose la vide de sa conscience politique (« Un mémorial, peut-être ? »)
Confronté à un ancien officier de la Wehrmacht (qui cite le Ramirez de Papy fait de la résistance), OSS se montre, comme à son habitude, d’une totale inconscience idéologique (« Le 3e Reich et l’idéologie nazie m’ont toujours rendu dubitatif »). Le dialogue entre le Français et le nazi, ennemis supposément jurés, tourne même à la querelle d’adolescentes, toujours sur fond d’homosexualité cachée. L’espion français en profite pour révéler une autre de ses croyances, cette fois au sujet de certaines caractéristiques physiques de ses adversaires. Sa bêtise semble sans limite.
Rappelant souvent le beauf de Renaud et de Cabu, OSS 117 porte sur le monde un regard fait de certitudes imbéciles qui, mêlées, offrent au réalisateur l’occasion de scènes exceptionnelles :
Comme un lundi
Comme bien d’autres héros, y compris le personnage central d’une récente série à succès, Hubert Bonisseur de La Bath représente exactement ce que ne doit pas être le membre d’un service de renseignement. Il faut dire que le réalisateur et son scénariste s’attaquent férocement à cet univers, montrant des administrations rivales sans imagination, toutes présentes en Égypte sous la même couverture inepte de ventes de poulets. Et certains des membres (supposément) les plus talentueux de ces services se prennent même de passion pour cette activité.
On retrouve là, et plus encore là,
les origines de la série-documentaire qu’Arte a consacrée au SDECE en 2015.
You’re so French
Hilarants, burlesques, ces deux films de Michel Hazanavicius sont proches de la perfection. Conformes au goût national pour les dialogues ciselés et les répliques instantanément cultes dignes de figurer aux côtés des formules d’Audiard ou d’Astier, ils sont aussi la synthèse brillante de décennies d’humour anglais ou hollywoodien que le cinéaste cite avec malice. Qu’on en juge. En 2006, dans Le Caire, nid d’espions,
Et en 1986, dans Three Amigos, de John Landis :
Les auteurs connaissent leurs classiques, et comme le diraient les critiques du Masque, leur grammaire cinématographique. Pas un seul instant de répit n’est laissé au spectateur, forcément repu de tant de mots savoureux et de moments absurdes. Certains d’entre eux, sans parole, donnent la mesure de l’abyssale vacuité du personnage principal, délaissant sa mission pour faire du ménage et jouer avec un poulailler industriel.
Il est cependant permis de se demander si la nature profondément subversive de ces deux films a bien été saisie. Au-delà de leurs remarquables indéniables qualités, ces récits montrent un espion français raciste, antisémite, misogyne, idiot, sans la moindre culture et dont les manières aristocratiques ne résistent pas à une simple bouffée de chicha. Esprit sans élévation, butor capable de mettre les pieds sur un bureau dans une ambassade ou de faire des remarques plus que déplacées à des jeunes femmes, OSS est une imposture au raffinement de façade, que ses alliés méprisent. Il évoque d’ailleurs quelques vieilles badernes que l’on croise parfois sur des plateaux de télévision et qui se présentent comme de grands stratèges. Profondément vulgaire, il n’est qu’un aventurier sans ossature idéologique, sans éthique, aveuglé par la ligne officielle des autorités et convaincu par la geste nationale. Sa découverte, dans le bureau de son chef – dont on devine qu’il n’a pas vécu la Seconde Guerre mondiale conformément aux canons de la morale – de la complexité de la réalité est un moment exceptionnel.
A travers le portrait d’Hubert Bonisseur de La Bath, crétin suffisant caché derrière son métier et sa particule, Michel Hazanavicius et Jean-François Halin dynamitent le roman national et dénoncent une série d’impostures et de mensonges. Leurs films sont, à cet égard, d’une terrible actualité, et on est bien obligé de ricaner en pensant à la projection sur les Champs-Élysées des aventures cairotes d’OSS 117.
La rumeur court que lors d’entretiens réalisés avec de jeunes gens désirant intégrer nos services, les responsables à la manœuvre demanderaient aux candidats s’ils avaient déjà fréquenté des établissements interlopes. La question, qui rappelle la fameuse et imbécile question posée par certains enseignants à la Sorbonne il y quelques décennies (« Mademoiselle, parlez-moi de l’Amour ») lors des oraux de géographie, vise aussi bien à tester le vocabulaire de l’impétrant qu’à observer sa réaction si, le cas échéant, il a effectivement fréquenté des bars à marins, des brasseries à policiers, des BMC djiboutiens et autres clubs privés du 8e arrondissement.
L’interrogation, aussi intrusive et déplacée soit-elle, n’est donc pas inutile puisqu’elle participe de la sélection du personnel du Service. La fréquentation de clubs louches, de bars glauques et autres assemblées étonnantes peut être au cœur de votre mission, comme le fait Al Pacino chez Friedkin,
Cruising, de William Friedkin (1980)
Mais elle peut aussi intervenir sans prévenir. Un soir d’octobre 2000, à Stockholm, nos camarades de la Säpo nous entraînèrent dans un pub irlandais du centre. Le silence s’y fit dès que nous entrâmes – il faut rappeler ici que 4 types en costumes sombres, cravates club et gabardines mastic créent rarement une ambiance de feu –, et nos camarades, Guinness en main, finirent par nous avouer que le bar était farci de sympathisants de l’IRA et qu’il avait même fait l’objet d’une descente sur une suspicion de de trafic d’armes. Humour viking.
D’autres fois, comme à Manama il y a quelques années, votre binôme vous invite à boire dans le bar situé sous l’hôtel. Et il se trouve qu’il ne s’agit, ni plus ni moins, que d’un bar à tapins où les marins de la base américaine voisine, des Saoudiens soudainement moins rigoristes et une poignée de civils occidentaux égarés (ou pas) viennent chercher une forme précise de réconfort. L’ambiance y est donc particulière, et vous admirez la sérénité amusée de la jeune collègue qui vous rejoint au comptoir du claque. Je pourrais aussi vous parler de mon adjoint qui, il y a très longtemps, faillit achever sa soirée dans un bordel indonésien en compagnie d’un criminel de guerre étoilé, de surprenantes soirées au Caire ou à Moscou, et même de rencontres étonnantes à Paris.
Le plus sage est toujours de s’exfiltrer en douceur, mais ça n’est pas toujours possible et il faut alors composer. Dans ces cas-là (comme dans tous les autres), pensez au compte-rendu à l’issue.
Poursuivant une réflexion passionnante consacrée à l’organisation des forces armées et à leurs évolutions sous l’influence des enseignements tirés des combats, Michel Goya vient de prolonger son précédent livre, consacré à l’armée française de la victoire de 1918, par une étude plus ample, S’Adapter pour vaincre. Ce nouvel ouvrage s’attache à relater les réformes, succès et échecs des principales armées occidentales depuis la seconde moitié du XIXe siècle, la pertinence de leurs réflexions et de leurs choix, leurs victoires et leurs défaites.
Comme tout historien digne de ce nom, Michel Goya ne livre pas ici seulement un travail théorique mais aussi un récit, riche et passionnant, accessible à tous. Sans doute ceux ayant lu Les Vainqueurs l’année dernière auront-ils initialement le sentiment d’avancer en terrain connu, mais ce sentiment s’estompera rapidement devant la richesse des références et la capacité de l’auteur, comme il l’avait admirablement montrée dans Sous le feu (2014), à passer des cas les plus concrets aux développements les plus abstraits.
Ceux qui, comme votre serviteur, lisent le colonel Goya depuis La Chair et l’acier (2004) et fréquentent son blog retrouveront dans ce nouveau livre les mêmes exigences d’efficacité opérationnelle, de lucidité et d’imagination. Ils y croiseront également, pour ceux qui ont l’honneur de fréquenter l’auteur, quelques-unes de ses références préférées, comme Isaac Asimov, John Paul Vann et, surtout, Robert Heinlein.
Remarquable passeur, Michel Goya ne fait pas que constater et expliquer. Il met en garde et donne des outils de compréhension. La conclusion de son livre, dense et puissante, donne envie de se (re)plonger dans des traités de sociologie des organisations tant elle fourmille de réflexions stimulantes. Elle donne aussi envie de décliner son projet et de s’attaquer avec ambition aux évolutions administratives et opérationnelles de la lutte contre le jihadisme afin de mieux comprendre nos succès et nos échecs. Il faut, en plus de tout son travail, être reconnaissant au colonel Goya de sa capacité à stimuler l’esprit de ses lecteurs. Cette qualité est devenue trop rare.
Comment expliquer une promotion ? La personne qui vient de se voir attribuer un nouveau poste, plus prestigieux que celui qu’elle occupe actuellement, est naturellement persuadée qu’elle constitue le choix idéal et que toute sa carrière et son parcours la conduisaient à ce nouvel accomplissement. Après tout, se dit-elle, l’Empereur nommait des généraux sur le champ de bataille, et il ne fait pas de doute que je suis l’homme/la femme de la situation.
Les motifs qui expliquent une promotion sont, en réalité, plus variés. On trouve, bien sûr, dans les forces et les services quantité d’éléments méritants ayant fait plus que leur devoir et qu’il importe de valoriser, de mettre en avant, voire de présenter comme des exemples. Trop souvent, hélas, leurs chefs, selon une pratique typiquement française, invoquent des arguments ineptes pour ne pas les récompenser et se réservent les honneurs, même les plus simples. Mes anciens camarades se souviendront ainsi du modeste pot de fin de cellule crise après le 11-Septembre où se rendit seul notre boss. Il faut dire, comme me le glissa alors avec malice un lieutenant-colonel qui en avait vu d’autres, qu’on est « récompensé dans la personne de ses chefs » et que nous aurions dû être honorés. Nous ne le fûmes pas.
Il est donc possible de promouvoir sur la foi d’évaluations mensongères, de rapports biaisés et de recommandations intéressées. Dans les services, peut-être plus qu’ailleurs, certains ne peuvent s’empêcher de manœuvrer, d’intriguer, de monter des coups, autant par goût que par désœuvrement. Vous vous retrouvez alors avec un chef ou un subordonné dont, manifestement, les compétences ont été survendues, selon le bien connu principe de Peter. Il faut alors prendre son mal en patience, attendre le bon moment, ou, comme me le confia un jour un jeune officier qui ne cachait rien de son agacement, provoquer l’explosion du système. Puisque Machin ou Truc sont si bons, pourquoi ne pas les envoyer en mission ou leur confier des dossiers vraiment sensibles ? Personne ne pourra nier l’évidence quand le naufrage sera complet (pro tip : si, on pourra).
La promotion d’incompétents ou de nuisibles permet de régler, sur le plan tactique, un problème en le déplaçant et en le confiant à d’autres. On ment, alors, en vantant les mérites d’un fonctionnaire ou d’un officier dont le bilan réel est médiocre mais qu’on n’a jamais, pour de complexes raisons, évincé comme il le méritait. C’est tout le charme des mobilités externes, réservées à la fois à des éléments remarquables dont il faut accompagner la montée en puissance et à des tanches qu’on préfère voir le plus loin possible de la Centrale, au moins pour deux ou trois ans. Cette gestion à court terme a naturellement de lourdes conséquences puisqu’elle génère au sein de l’unité ou du service frustration et perte de confiance. Les gestionnaires vous répondent en invoquant, parfois à raison, la nécessité d’éloigner un membre néfaste de l’organisation et en exposant une subtile équation entre les dégâts faits à Paris et ceux faits sur le terrain (LE TERRAIN, LES GARS !). Dans certains cas, vous réalisez même que vos chefs, comme votre camarade officier, jouent sciemment la carte du pire et espèrent que le darwinisme appliqué au renseignement aura raison du sujet.
Cette régulation de la médiocrité par l’ascension professionnelle n’est cependant pas la seule hypothèse pouvant expliquer une promotion. Dans quelques cas, et la manœuvre est alors délicieusement perverse, on mute avec les honneurs un mauvais vers une organisation qu’on espère freiner, à défaut de la saboter véritablement. A l’inverse, d’autres, faisant montre d’un authentique sens du service public, choisissent de nommer à de tels postes des éléments à fort potentiel afin de compléter leur formation et de soutenir un partenaire en tissant avec lui, dans le même temps, des liens de confiance. Il s’agit là de décisions qu’il faut saluer, bénéfiques à tous, et il faut se résoudre à voir partir d’excellents collègues. Il savent qu’on les attendra.
Diplomate chevronné, ancien ambassadeur à Damas, Michel Duclos a récemment publié aux Éditions de l’Observatoire La Longue nuit syrienne. Ni véritablement essai ni livre de souvenirs, le texte se présente comme une suite de réflexions de l’auteur au sujet du régime syrien, de la révolution de 2011, des illusions de normalisation que nous avons entretenues à son sujet et des errements qui ont suivi.
Rédigé dans un style très personnel qui fait la part belle aux souvenirs de notre représentant en Syrie, le livre impressionne non par tant par la complexité de son analyse que par sa clarté. Mêlant une profonde connaissance du pays et du régime à une grande habitude du fonctionnement de notre propre administration et une fine compréhension des enjeux internationaux, Michel Duclos dresse un bilan sans faux-semblant de la tragédie syrienne.
La solidité du texte est complétée par sa profondeur morale, aux antipodes des foutaises de certains supposés réalistes omniprésents dans nos médias. En creux, on perçoit dans ce livre la véritable abdication des démocraties à l’égard de la crise syrienne. Face à des États lassés de décennies de guerres perdues au Moyen-Orient, les alliés de Damas ont su répandre un récit politique que nous savons tous éhontément mensonger. L’auteur, en décrivant la nature du régime de Damas, balaye méthodiquement les déclarations régulières au sujet de sa supposée laïcité et rappelle qu’il n’a cessé d’écraser son peuple, de favoriser des clans d’affairistes et de manier la violence terroriste, au Liban ou en Europe.
Documenté, limpide, le livre de Michel Duclos confirme tout le mal qu’il faut penser des propagandistes qui soutiennent bec et ongles Damas. Imbéciles, ignorants (ça avance, ce gazoduc, Jean-Luc ?) ou, au contraire, cyniques pataugeant dans le sang de la population syrienne, celles et ceux qui se commettent avec des officiels syriens et vantent leur politique ne sont, ni plus ni moins, que les apologistes de crimes contre l’humanité dont l’ampleur fait frémir. Michel Duclos, dont l’Institut Montaigne a publié en 2017 une étude sur le conflit syrien, n’a pas tort de voir dans cette crise un poison qui contamine lentement le monde. A l’instar des infatigables Marie Peltier ou Nicolas Tenzer, il rappelle la centralité morale et stratégique de la guerre civile syrienne, naufrage collectif dont les conséquences se feront sentir tout au long de ce siècle.
Soutenu par les extrémistes de droite comme par une certaine gauche dont l’anti-impérialisme nourrit les pires dérives, le régime syrien est devenu La Mecque des adversaires de la démocratie et des patriotes de pacotille fascinés par tout ce qui nuit à leur propre pays. On y croise aussi des journalistes sous influence et des défenseurs acharnés de la souveraineté des peuples qui, pas plus qu’ils ne condamnaient les interventions soviétiques régulières en Europe de l’Est au cours de la Guerre froide, approuvent désormais avec un merveilleux enthousiasme la mise en coupe réglée de la Syrie par la Rodina et la République islamique d’Iran – ce qui, dans ce dernier cas, ne manque pas de sel quand on connaît leurs orientations politiques personnelles…
Ce livre de Michel Duclos, sincère et accessible, constitue tout autant un réquisitoire dévastateur contre notre (absence de) politique qu’un constat accablé du monde qui s’annonce. Il faut le lire, donc, et l’offrir, le faire circuler ou le conseiller.
Sous-genre du cinéma de guerre, codifié à l’extrême, le film de sous-marin fonctionne autour de quelques ressorts narratifs liés à la nature même de son objet : espace clos au cœur d’une machine mortelle, puissante et excessivement fragile, relations entre le commandant et ses officiers (risque de mutinerie, présence éventuelle d’un traître dont les effets sont décuplés en raison du confinement, etc.) ; ennemi invisible, à l’affût, dans le cadre d’un affrontement entre deux adversaires aux moyens équivalents et dont l’habileté sera donc déterminante (comme lors d’un assaut d’escrime) ; angoisse du naufrage, de la noyade et d’une mort naturellement secrète et solitaire. Ajoutez à cela, depuis les années ’50, la possibilité d’une guerre nucléaire, et donc l’inévitable vertige qui saisit quand l’ordre tombe de lancer les missiles, qui plus est à l’aveugle, et vous disposez de quelques ingrédients qui, correctement associés, peuvent donner un récit passionnant.
Les récits sous-marins ne manquent pas, mais rares sont ceux qui parviennent à sortir du classicisme. En 1989, James Cameron, dans Abyss, n’avait, par exemple, fait qu’adapter une mécanique bien connue (à côté de qui naviguons-nous au plus profond de l’océan ? Quelles sont ses intentions ? Ne faudrait-il pas l’attaquer en premier ?) à la science-fiction. On pourrait ajouter ici que les codes initialement développés par ce genre ont, en effet, été largement repris par la SF, toujours avide de monstres infiltrés dans des vaisseaux (« Entre les Jumeaux de Thor, personne ne vous entend crier »), comme Alien (1979, Ridley Scott), ou de navires devenu des pièges, comme dans 2001, l’odyssée de l’espace (1969, Stanley Kubrick).
Il est, bien sûr, possible d’échapper aux codes en utilisant intelligemment les contraintes du submersible, comme le fit Blake Edwards en 1959 dans Opération Jupons, une comédie hilarante. On peut également, si on en a le talent, se lancer dans le long récit d’une mission, de l’Atlantique à la Méditerranée d’un équipage de la Kriegsmarine, à la manière de Wolfgang Petersen. Das Boot (1981) reste à ce jour le chef-d’œuvre indépassable du genre, âpre, réaliste, complexe et cruel. Dans A la poursuite d’Octobre rouge (1990), John McTiernan avait parfaitement réussi à adapter un classique de Tom Clancy décrivant la traque d’un sous-marin en y associant une authentique intrigue de contre-espionnage sur fond de crise stratégique. Ce faisant, McTiernan – comme il le fit avec d’autres catégories du film d’action – créa d’ailleurs de nouveaux standards, encore en vigueur.
Toujours dans les bons coups, Tony Scott s’attaque, 5 ans après Octobre rouge, au sujet et réalise USS Alabama.
Auréolé du succès de ses précédentes productions, le réalisateur réunit une distribution mêlant stars (Gene Hackman, très à l’aise dès qu’il s’agit de jouer un salaud) ou Denzel Washington (dont la carrière est déjà à l’époque impressionnante), seconds rôles expérimentés (Matt Craven, George Dzundza, et même Ricky Schroder) et futures étoiles (Viggo Mortensen, James Gandolfini). Tourné comme un clip (avec l’amical soutien de la Marine nationale mais sans celui de la Navy en raison de la nature du scénario), le film se présente comme un thriller dont l’unique ambition est le divertissement, et son intrigue est, comme il se doit, parfaitement inepte.
Pour filmer des combats intéressants, il est préférable de faire s’affronter des adversaires puissants et capables. Quoi, en effet, de plus intéressant et effrayant que de voir se titiller les deux plus importantes flottes sous-marines de cette planète ? C’est ce que propose Tony Scott, à la suite du tandem Clancy/McTiernan. Cet impératif étant posé, comment l’écrire et le mettre en scène ? En inventant une guerre mondiale, comme dans Tempête rouge, le monumental techno-thriller stratégique (dont la traduction est tellement médiocre que je me demande régulièrement si je ne vais pas la reprendre pendant mes vacances) ? Non, car sa mise en scène demanderait trop de moyens. En montrant, alors, des entraînements tellement réalistes que le spectateur aurait sa dose de manœuvres dangereuses et d’héroïsme ? C’est tout l’idée de Top Gun – qui offre une bataille finale réelle, mais contre un ennemi fictif.
Les options, en réalité, ne sont pas si nombreuses : si vous souhaitez que le combat aille à son terme sans impliquer un État, et si vous désirez ne rien perdre des enjeux liés à la dissuasion nucléaire, il faut qu’un des protagonistes soit un non-étatique et que, d’une façon ou d’une autre, il dispose de moyens et de compétences. C’est là qu’interviennent les fameux dissidents russes, nationalistes intrinsèquement radicaux capables de puiser dans l’arsenal de la Rodina, menaçants et imprévisibles, et qu’il va peut-être falloir vitrifier au risque d’accélérer la fin du monde (qui, comme chacun le sait, est de toute façon pour demain).
(spoiler alert!) USS Alabama raconte ainsi la façon dont, à bord d’un SNLE dont le commandant, guerrier né (et Gene Hackman emprunte ici beaucoup au Patton joué par George C. Scott), se joue une crise gravissime autour d’un ordre de tir dont on ignore s’il a été annulé.
Le film fait s’affronter un commandant, tyrannique, agressif – et dont le racisme, pourtant évident, n’est pas véritablement utilisé par le scénario – et son second, Afro-américain posé, cultivé, qui ose réfléchir à l’effarante responsabilité qui est à la leur à bord d’un tel bâtiment tandis que son chef l’assume brutalement. Tout le récit s’articule autour d’une querelle fondamentale liée à l’obéissance théoriquement absolue à une décision de lancer des missiles nucléaires sur des cibles en Russie : le commandant veut frapper, comme on le lui commande, tandis que son second estime qu’une confirmation pourrait être demandée en raison de la réception imparfaite d’un message qui pourrait contenir un contrordre.
Remarquablement joué par des acteurs dont les rôles sont des caricatures, mis en scène lourdement avec efficacité (et des filtres) par un vieux routier habitué aux blockbusters sans âme, USS Alabama s’achève par un naufrage narratif comme on en voit rarement : le commandant et son second sont absous, le drame qui s’est joué est enterré (et le film participe à sa façon, comme ce fut le cas à Hollywood dans les années ’90, à un récit complotiste et populiste du monde), et tout le monde se quitte bons amis. On retrouvera ces ressorts dans Hunter Killer (2018) et dans Le Chant du loup (2019) – y compris, dans ce dernier cas, les inévitables scènes autour du sonar – mais avec une efficacité bien moindre. Parce que, finalement, ce qui faisait le charme des films de Tony Scott, c’est qu’ils étaient le plus souvent parfaitement nuls mais qu’on les regardait quand même parce qu’ils étaient bien faits, un peu comme la pop des années ’80, sans la moindre prétention en matière de crédibilité ou de réalisme. Un tel savoir-faire s’est perdu, et on ne l’a jamais eu en France.
Réalisateur et producteur qu’on ne présente plus sur ce blog, Steven Soderbergh ne cesse d’explorer des formes, au cinéma et à la télévision, changeant de genre avec une aisance toujours étonnante et alternant comédies, drames ou polars. En 2008, après une longue et complexe gestation, il sort enfin sur les écrans le portrait en deux parties d’une figure légendaire et controversée du siècle passé, Ernesto Guevara.
En partie tiré d’une série d’articles du Che compilés dans un recueil, Reminiscences of the Cuban Revolutionary War, le diptyque (1 et 2) est porté par une distribution exceptionnelle, menée par Benicio Del Toro (prix d’interprétation à Cannes en 2008) et composée de la fine fleur des acteurs hispanophones de Hollywood. On trouve là Demián Bichir, Joaquim de Almeida, Lou Diamond Phillips, Edgar Ramírez et Oscar Isaac, ainsi, notamment que l’actrice allemande Franka Potente et Matt Damon (venu en ami, et qui forma avec elle, faut-il le rappeler, le couple du premier Bourne, en 2002).
Soderbergh a choisi de filmer d’abord les années de la révolution cubaine, de la rencontre du Che avec Castro jusqu’à la prise du pouvoir, puis l’expérimentation menée en Bolivie contre le régime militaire. On se souviendra qu’un épisode de la jeunesse de Guevara avait déjà été magistralement filmé en 2004 par Walter Salles dans Diarios de motocicleta(Carnets de voyage).
Dans le premier volet, le révolutionnaire joué par Del Toro est déjà un homme mûr, aux fermes convictions, dont le courage physique frôle parfois la témérité. Homme d’action et théoricien, il est présenté comme une force de volonté et une intelligence remarquable. Fidèle à ses habitudes, Soderbergh a recours à de nombreuses techniques de la grammaire cinématographique : flash-back, alternance de couleurs et de noir-et-blanc, filtres, changement de grain, chronologie disloquée, etc. Le réalisateur fait ici, une fois de plus, la démonstration de sa virtuosité, et il se montre même assez convainquant lors de scènes de combat. L’ensemble, pour autant, reste classique. D’excellente facture, mais classique.
C’est dans le second volet de ce récit de la vie du Che que Soderbergh fait preuve d’originalité. N’ayant pu filmer, pour des raisons financières, le catastrophique passage du révolutionnaire au Congo, il s’est concentré sur la tentative du guérillero de déclencher en Bolivie une insurrection armée en filmant les combattants au plus près, caméra à l’épaule. De fait, ce second film se présente comme un faux documentaire, comme si les images que nous voyons à l’écran avaient été tournées par un réalisateur intégré aux troupes du Che, à la manière de ce que fit Stéphane Meunier en 1998 avec Les Yeux dans les Bleus. Le résultat, étonnant et qui produit une impression durable sur le spectateur, permet aussi de justifier l’apparente candeur du regard porté sur cette poignée de révolutionnaires, courageux mais sans guère d’armes, sans logistique, sans soutien de la population et sans réel projet politique. La proximité de la caméra empêche aussi, naturellement, de poser les questions qui fâchent au sujet du Che, de son rôle à la tête de la prison de la Cabaña ou de la réalité de la révolution cubaine, naufrage économique, tyrannie délirante et exportatrice mondiale de violence qui ne fait plus rêver que les adolescents romantiques et les (vieux) staliniens insoumis.
Les deux films de Soderbergh, au-delà de leur parti-pris artistique, entretiennent paradoxalement une distance avec leur sujet, malgré cette caméra mobile parfois placée juste derrière l’épaule du guérillero qui tire ou court. Le Che reste, à l’issue de ce long portrait, une énigme fascinante, charismatique, mystérieux, à la fois glacial et attachant, sincère jusqu’au fanatisme. Benicio Del Toro, à l’origine du projet, y incarne Ernesto Guevara sans le juger, lui donne une humanité complexe et montre aussi, peut-être involontairement, ses limites. Personne, à dire vrai, ne conteste les constats faits alors par le Che au sujet des régimes sud-américains, ni la légitimité des mouvements sociaux et politiques qui voulaient les renverser. Un demi-siècle après, les échecs répétés, et, disons-le, systématiques, des régimes marxistes ainsi que leurs dérives pas moins autoritaires ou sanglantes, il est permis de se demander si les remèdes proposés par le Che n’étaient pas, au-delà de leurs ambitions humanistes, aussi néfastes que les oligarchies ou les juntes au pouvoir dans cette partie du monde. Reste la figure du révolutionnaire barbu et taiseux, légendaire, impénétrable, dont la fin, misérable, dit beaucoup.
L’enthousiasme ne me vient pas facilement, et il ne faut pas donc pas bouder son plaisir quand les éditions Taillandier publient enfin en poche un classique parmi les classiques de la littérature scientifique consacrée à l’histoire du renseignement. Tirée de sa thèse, soutenue en 1987, la somme de Mary Rose Sheldon, Renseignement et espionnage dans la Rome antique, s’est imposée dès sa publication en 2004 comme un ouvrage de référence, difficilement dépassable. L’auteure, officier supérieur dans l’armée américaine, enseigne désormais au Virginia Military Institute (VMI), et elle a consacré sa carrière à l’étude du renseignement dans l’Antiquité.
Rendu accessible au public francophone grâce aux Belles Lettres en 2009, le livre, dense et technique, constitue une étude exemplaire de l’utilisation par l’empire romain du renseignement. On y parle organisation, chefs de guerre, méthodes, succès et échecs, et de l’ensemble se nourrit d’une prodigieuse érudition. Le livre, en plus de ce qu’il nous apprend et nous explique, nous donne une remarquable leçon de méthodologie historique en mêlant les sources (textes, fouilles archéologiques, études d’autres chercheurs) et donc, de façon très révélatrice, une excellente leçon de renseignement. On y assemble en effet des indices disparates et des faits parfois imparfaitement connus pour donner du sens, on y pose des hypothèses, on en contredit d’autres, on y argumente avec rigueur et on admet son ignorance ou son impuissance.
Ouvrage indispensable, à lire et à consulter, Renseignement et espionnage dans la Rome antique doit être impérativement présent dans les bibliothèques de nos services et de nos forces armées. Il n’est jamais inutile de méditer sur les causes profondes de la défaite romaine de Teutobourg (en 9 après J.-C) et sur ses conséquences.