Tout ça pour vous faire comprendre, Monsieur Fernand, que le pastis perd de l’adhérent chaque jour.

Jeudi 11 Mars 2004. Il fait gris à Paris, pas vraiment froid. La radio évoque un attentat à Madrid, dans les transports. Mouais. Je file à la crèche avec Attila, avant de sauter dans le bus, vers le Quai. A 9h30, les premières dépêches AFP qui se succèdent sur mon écran d’ordinateur avancent des bilans ahurissants, qui écartent d’eux-mêmes la piste de l’ETA. Très vite, également, les informations qui arrivent du terrain indiquent que plusieurs charges ont explosé dans des trains de banlieue et des gares dans le but de commettre un carnage. La piste jihadiste s’impose, tant le mode opératoire (attaques simultanées), les cibles (infrastructures ferroviaires) et le tempo politique (élections générales le dimanche) sont typiques.

Très vite, pourtant, les médias s’emplissent de commentaires sur la piste basque, contre tout évidence. Les usual experts se répandent en analyses d’autant plus fascinantes qu’elles sont manifestement à la fois déconnectées des faits, du contexte international et de la scène politique espagnole. Xavier Raufer, qu’on ne présente plus, s’étant trompé toute sa carrière, se trompe aussi au sujet de l’attentat tandis que Gérard Chaliand, qui a lâché la rampe depuis quelques années et ne cesse de professer son mépris pour le jihad, s’enferre également dans l’erreur. Dans les services, au Quai, nous écrivons, avec la prudence qui s’impose à ceux qui nous relisent, que les islamistes radicaux font figure de suspects principaux. Nous n’avons pas plus d’information que les madones des plateaux de télévision, mais sans doute ne sommes-nous pas prisonniers de nos certitudes.

Très vite, l’affaire prend une autre dimension lorsque le gouvernement espagnol commence lui-même à soutenir la thèse d’une implication de l’ETA. Vers 11h, j’appelle mon homologue espagnol, un vieil ambassadeur fantasque et attachant qui tient la chaise à Bruxelles dans un groupe consacré au terrorisme international. Je lui présente mes condoléances et j’évoque, prudemment, les pistes, dont celles du jihad. Mais le voilà qui m’affirme que la responsabilité des terroristes basques est indubitable. Je n’insiste pas.

Dans la journée, la controverse se durcit. Pas un professionnel – je ne parle pas des types déblatérant dans la presse – n’accorde le moindre crédit aux mises en cause de l’ETA, tandis qu’à Madrid le gouvernement n’en démord pas, multipliant les points de presse, dont ceux du ministre de l’Intérieur, Angel Acebes, mobilisant les hauts fonctionnaires, invectivant ceux qui osent douter de la thèse officielle. Le lendemain, on me montre même l’e-mail qu’Ana Palacio a envoyé Dominique de Villepin dans lequel elle relaye les certitudes officielles espagnoles. Mais notre conviction est déjà faite.

Dès le lundi suivant l’attentat, les services de sécurité allemands, à partir de leurs seules archives, arrosent leurs alliés d’un schéma – remarquable – liant les cellules espagnoles au reste de la mouvance jihadiste. On y trouve du beau monde, et sans surprise, bon nombre de noms sont connus. La revendication émise par les Brigades Abou Hafs Al Masri peu de temps après l’attentat est évidemment une fadaise, et chacun pense dans les services qu’il s’agit de la nouvelle farce d’une poignée d’admirateurs d’Al Qaïda parlant à tort et à travers. Que le fait, d’ailleurs, soit relayé par certains chargés de mission connus pour leur incompétence achève de nous convaincre, par l’absurde, de l’absence de toute valeur du communiqué.

Comme à chaque fois, deux temporalités se dégagent : l’enquête – y compris la recherche des suspects puisqu’il ne s’agit pas d’attentat suicide, et l’analyse de l’ensemble de l’évènement. Meurtrier, traumatisant, l’attaque va en effet changer le cours de l’histoire espagnole en pesant sur l’issue des élections générales.

Une controverse naît rapidement, entre mon service et son cousin policier. Chez nous, et malgré les doutes de quelques uns (dont les miens, mais je suis trop loin, au Quai, presque sur une autre planète), la thèse officielle est que les terroristes de Madrid (qui préféreront se suicider le 3 avril à Leganés plutôt que de se rendre) ont agi seuls, sans impulsion du Pakistan. Cette lecture est vertigineuse, puisqu’elle illustre la fameuse théorie des 3 cercles du jihad. Ainsi, à Madrid, un réseau constitué aurait frappé de façon autonome, avec une réelle lecture du calendrier politique, pour suivre la voie du jihad sans avoir demandé ou reçu d’instruction. L’évaluation de la menace qui découle de constat donne mal au ventre.

Une autre lecture, défendue par les services de police, et qui me convient bien mieux, est tout autant vertigineuse. Selon cette thèse, les attentats du 11 mars (13 bombes dont 10 explosions sur 4 sites) ont été réalisés par un groupe informel réuni pour cette seule mission sous l’impulsion d’AQ. Cette hypothèse explique bien des choses, dont le fait que le chef du réseau ait rendu visite, en prison, plus de dix fois à un des plus importants idéologues présents en Europe, Imad Eddine Barakat Yarkas, dit Abou Dahdah Al Suri, un proche d’OBL, lié à la cellule de Hambourg comme au gratin du jihad européen. En s’appuyant sur une mouvance bien en place pour y recruter un groupe ad hoc, une poignée de terroristes décidés aurait donc organisé les attentats. Ça ne fait rire personne.

A bien des égards, la logique suivie par l’enquête policière me convient à merveille, mais étant affecté au Quai et non à la Centrale, je ne suis d’aucun poids dans les vifs débats internes. Homme brillant, fasciné par le jihad, le DG ne rencontre guère d’opposition lors des réunions de crise et impose donc son point de vue à une hiérarchie qui tente de lui cacher que depuis deux ans le Service ne travaille plus, ou à peine, sur l’Europe. Ceux que la presse dépeignait récemment comme de grands professionnels ont, en effet, et depuis des mois, décidé de laisser le champ libre aux policiers et de renoncer à toute activité clandestine sur le continent européen contre Al Qaïda et ses alliés, aussi bien parce qu’il n’y a « plus de menace ici » que parce que « c’est quand même beaucoup de travail ». Cette sidérante décision, reflet de la médiocrité et de l’irresponsabilité de certains de nos chefs, a ruiné des années d’expertise, et une chasse aux anciens, de courte durée d’ailleurs, commence afin de recommencer à travailler sérieusement en récréant des équipes. On parle même de monter une équipe spéciale.

Comme de juste, ce projet ne se concrétisera pas, mais le travail reprend bel et bien, avec les moyens du bord. J’ajoute, car je suis comme ça, que les terribles événements de Madrid auront d’autres conséquences, notamment à Bruxelles, et je me demande parfois, s’ils n’ont pas contribué à me faire quitter prématurément cette si attachante administration. Mais si je raconte comment ça s’est passé, ça va encore faire jaser.

En 2012, le CTC de West Point, sans doute la meilleure structure d’analyse du jihad du monde, a livré une passionnante lecture de Madrid, et on ne peut que déplorer le fait que les rigidités françaises, chez les universitaires comme au sein des services, empêchent ici de travailler de cette façon. Sans doute les conclusions de cette étude auraient-elles pu être rédigées dès 2004 s’il avait simplement été décidé de s’intéresser à l’affaire dans le nord de Paris, mais le DG, son conseiller et une poignée d’analystes forcenés étaient bien seuls face à un système qui échappait à tout contrôle.

Après tout, faut-il s’étonner que le fameux schéma remis par les services allemands, en main propre, n’ait même pas été lu, et encore moins exploité par le supposé responsable du dossier ? Il n’a refait surface, pendant l’hiver 2005, que parce que votre serviteur, embourbé dans les cartons par un sombre après-midi aux archives, l’a redécouvert par hasard dans un dossier qui aurait fait honte à tout étudiant en histoire…

Dix ans après cette tragédie, la menace terroriste a considérablement évolué, dans le monde et en Europe. Au Moyen-Orient, on n’a jamais vu autant de groupes, de réseaux, et on n’a jamais vu autant de ces opérations unilatérales. Face aux faiblesses de leurs partenaires, et en raison de leurs propres impératifs, quelques puissances occidentales tentent, à défaut de pouvoir éteindre l’incendie, de le maîtriser. Au Mali, les militaires français ont affronté des jihadistes que les RETEX estiment, sans ambiguïté et de loin, plus performants et mieux commandés que les soldats maliens. En France, les services de sécurité tentent d’identifier des individus isolés nourris à la même idéologie. Tout évolue comme prévu, et on dirait, pourtant, qu’il n’existe toujours pas de réponse réellement efficace.

Les attentats de Madrid, échec majeur pour les services espagnols, ont également mis en lumière les erreurs stratégiques de certaines administrations françaises. L’influence délétère de responsables âgés, bloqués dans le passé, et de leurs disciples, plus préoccupés de carrière que de mission, avait déjà failli nous conduire dans l’abîme en 2001. On imagine la réaction du Président si on lui avait expliqué, le soir du 11 septembre, qu’il avait été décidé de ne plus travailler sur Al Qaïda en raison des doutes quant à l’existence même du mouvement. Tout le monde sait qui ils sont, et seuls quelques journalistes crédules ou peu portés sur le fact checking croient encore aux réécritures. Entre les mémoires des vainqueurs et les souvenirs des vaincus, il y a les pénibles autojustifications de ceux qui n’ont pas compris quelle guerre il fallait mener.

Le risque, lié au rythme de l’administration, est de voir le flambeau repris par d’autres cadres dépassés, coincés dans leur carcan, bloqués par leurs certitudes. Nier l’existence d’Al Qaïda, accabler l’ETA quand l’évidence sautait aux yeux, n’avoir que mépris pour des types dont on refuse de voir qu’il faut quand même plus que des cojones pour survivre 15 ans au Sahel ou au Yémen, rester obsédé par le conflit palestinien alors qu’il n’est plus qu’une des nombreuses causes alimentant le jihad sont autant de symptômes d’une inadaptation aux réalités d’une menace qui, fait aggravant, évolue bien plus rapidement que toutes celles auxquelles nous avons été confrontés depuis des décennies et pour lesquelles toute notre architecture sécuritaire a été conçue et est encore organisée.

Il ne s’agit donc pas de critiquer des personnels (même si je garde quelques noms en réserve), mais bien plutôt de s’interroger sur leur formation, leur emploi, leur mission, leur gestion, leur avenir et leur commandement. Depuis quelques mois, certains officiers supérieurs ne cachent pas leur satisfaction, et on les comprend, au vu du bilan des combats de Serval. Sans hésiter, ils vous disent que l’armée française a enfin pu faire son travail, combattre, s’imposer par la force et la volonté, faire usage de sa puissance de feu, dans le cadre d’une redécouverte des fondamentaux dont on comprend donc qu’ils avaient été perdus en route. Il serait sans doute temps de redécouvrir les fondamentaux, et du renseignement, et du contre-terrorisme, à la fois dans les méthodes, les logiques, les articulations opérationnelles, et le maintien de capacités qui semblent, sinon en baisse, du moins insuffisantes. L’ennemi, comme tous les ennemis, ne fait pas de cadeau et, à notre différence, il sait exactement ce qu’il veut faire et comment.

Why don’t you connect the dots? Because the whole page’s black!

Le 1er mai 2013, deux ans après l’élimination d’Oussama Ben Laden par les petits gars de la SEAL Team Six, HBO a diffusé le documentaire Manhunt de Greg Barker. Déjà auteur, en 2009, d’un film remarqué, Sergio, consacré au diplomate brésilien Sérgio Vieira de Mello tué dans un attentat d’Al Qaïda à Bagdad le 19 août 2003, auteur de plusieurs épisodes de la série Frontline diffusée par la télévision publique impériale PBS, dont Ghosts of Rwanda (2004), Barker était sans doute l’homme de la situation pour relater la traque d’OBL par Washington.

Quelques mois après l’exceptionnel film de Kathryn Bigelow, Zero Dark Thirty, magistrale transposition romanesque de l’affaire, le besoin existait, sans le moindre doute, d’un authentique travail journalistique, sans esbroufe, présentant au public les efforts ayant abouti à la mort de l’ennemi public n°1 de l’Empire.

Manhunt Zero Dark Thirty

Greg Barker, en vétéran du documentaire, s’est parfaitement acquitté de cette mission, rendant un film passionnant, et sobre malgré quelques petits intermèdes sans grand intérêt. A partir du livre de Peter Bergen, Chasse à l’homme (2012), il s’est attaché à décrire la logique, à la fois de la traque du chef d’Al Qaïda, mais aussi de l’évolution de la campagne anti terroriste impériale.

De fait, Manhunt est bien plus que le simple récit d’une longue suite d’opérations clandestines. Il s’agit, avant tout, d’une nouvelle plongée, fascinante, dans les arcanes de la guerre mondiale contre le terrorisme initiée par l’Administration Bush et reprise, in extenso, par le président Obama. Grâce à des témoignages, nombreux et parfois passionnants, d’acteurs directs de cette traque, et grâce à des extraits choisis avec soin de vidéos parfois rarissimes, on peut suivre ainsi le cheminement de responsables de la lutte contre Al Qaïda, à commencer par les fameuses analystes, the sisterhood, qui exposent avec beaucoup de sincérité et d’émotion leur mission et leur dévouement.

Manhunt - Nada

Le film de Greg Barker doit, en effet, beaucoup aux entretiens, parfois très émouvants, avec ces membres de l’agence américaine qui racontent leur démarche, décrivent de l’intérieur le choc des attentats du 11 septembre, relatent l’accumulation de signaux inquiétants mais terriblement imprécis précédant les attaques de New York et Washington, laissant transparaître leur émotion au souvenir des collègues tué(e)s ou des injustices subies. La façon dont ces analystes décrivent la mouvance jihadiste, sa complexité, la multitude de ses points d’entrée est également un modèle du genre, et on apprend plus en les écoutant que dans la plupart des livres parus en français depuis des années. Je me permets d’ailleurs de saluer ici, très confraternellement, Nada Bakos et Cindy Storer, dont l’attitude, faite d’acharnement, de lucidité, d’imagination et de sensibilité, me semble incarner quelques unes des qualités indispensables à un analyste. Et j’ajoute, car c’est plus fort que moi, qu’ici aussi on a entendu de hauts responsables, dont un directeur, critiquer vertement les contre-terroristes, accusés de sabotage (sic) pour n’avoir pas vu venir le coup. Bref, je raconterai ça un jour.

Riche, rigoureux, Manhunt évoque l’usage de la torture, laisse s’exprimer les opinions contraires de Jose Rodriguez et Ali Soufan, et donne la parole au général McChrystal, dont les propos, d’un terrible pessimisme, mériteraient à eux-seuls d’être disséqués. On lit, en creux, comme d’autres ont pu le dire ou l’écrire, que la lutte contre Al Qaïda, qu’il n’est pas question de ne pas mener, avec la dernière énergie, est dans une impasse. Stanley McChrystal, lui aussi, évoque même une endless war et notre incapacité à formuler une réponse politique – à supposer qu’elle existe – et à savoir why the enemy is the enemy.

Il m’a dit que ça s’appelait le bois de Belleau.

La guerre, c’est ceux qui l’ont faite qui la détestent le mieux.

Ecrivain, scénariste, engagé dans les Marines en 1917, décoré de la Croix de Guerre, de la Navy Cross, de la Distinguished Service Cross, William March combat en France et en tire, en 1933, un livre exceptionnel, Compagnie K. Il s’agit sans nul doute, un authentique chef d’œuvre, tout juste remarquablement traduit en français par Stéphanie Levet pour les éditions Gallmeister.

De prime abord, Compagnie K n’apparaît pas comme un roman. Le texte est construit comme une suite de courts récits, parfois de véritables saynètes, de soldats américains décrivant un moment, un événement, de la guerre qu’ils ont vécue en France. La progression chronologique existe, évidemment, du déploiement du contingent sur le front en 1917 jusqu’à l’armistice, et même quelques scènes, pas moins terribles, aux Etats-Unis après la guerre.

Cette construction surprend, mais elle permet de juxtaposer les expériences des soldats et de montrer leur diversité, la singularité de leurs réactions face à la guerre et à sa violence. L’immense force du livre vient, en effet, de l’extraordinaire qualité des observations de March, qui relate en quelques dizaines de lignes, parfois en une seule page, des faits et gestes racontés par leurs auteurs ou ceux qui y ont assisté. On voit alors se dérouler le quotidien terrible de la guerre, des tranchées aux permissions. On y contemple le courage ou la lâcheté ordinaires, on y lit des drames bouleversants, des trahisons, des erreurs, des plaisanteries de potaches, et aussi des crimes de guerre.

Là où un Ernst Jünger, exalté, décrit avec passion le combat et ne cache pas sa fascination pour la guerre, William March, pas moins courageux, se concentre sur les hommes ordinaires. Jünger était un intellectuel vivant une expérience ultime (celle que Mishima chercha toute sa vie), March se voit comme un homme ordinaire, accomplissant son devoir sans illusion, jetant un regard cruel sur ses camarades.

Compagnie K n’est pas un pamphlet. Il s’agit d’un texte désespéré, d’une noirceur jamais obscène ou complaisante, écrit par un héros lucide, dont on mesure l’amertume à mesure que les pages défilent. Certains des soldats qui parlent ici sont morts, et ils décrivent leur fin. D’autres racontent comment un geste de mansuétude les a presque tués. D’autres, encore, décrivent la bêtise ou l’ignominie de leurs frères d’armes, plus animaux qu’humains. Jamais théâtral, le style est exemplaire, passant avec une aisance infinie du parler des hommes simples à la froideur des rapports administratifs ou l’élégance des officiers. Mais l’ensemble reste d’une rare cohérence, dessinant le portrait, sans haine mais sans naïveté, d’une communauté humaine jetée au combat. On pense parfois aux Nus et aux Morts, de Norman Mailer, l’ambition en moins, la sobriété en plus.

Ce texte, tenu inexplicablement loin du public français depuis quatre-vingts ans, est enfin disponible. Son indéniable modernité formelle en fait un monument littéraire, à posséder impérativement, et le 11 novembre, les heureux lecteurs pourront penser au Soldat inconnu (pp. 162-165), qui a ces mots terribles : Personne ne fera jamais de moi un symbole. Personne ne dira jamais de mensonges à côté de mon cadavre.

On pourrait en pleurer.

Y’a des impulsifs qui téléphonent, y’en a d’autres qui se déplacent

Le 5 octobre dernier, les forces spéciales impériales ont conduit sur les rivages africains deux raids spectaculaires contre deux responsables jihadistes. En Somalie, les petits gars de la SEAL Team 6 sont ainsi (re)venus défier sur leur terrain les Shebab, à Barawe, fief d’Ahmed Godane, pour y atteindre Abikadir Mohamed, dit Ikrima, l’homme des réseaux internationaux du mouvement, devenu après l’affaire de Nairobi (21-24 septembre 2013) une personnalité très en vue. En raison d’une très forte résistance, et alors qu’il aurait pu bénéficier d’un appui aérien rapide et sans doute décisif, le chef du détachement a choisi de renoncer afin d’éviter un carnage. On l’en remercie.

Pendant ce temps, à Tripoli et non à Vera-Cruz, un commando de la Delta Force a capturé en douceur Nazih Abdul Hamed al-Raghie dit Abou Anas Al Libi, une légende du jihad que quelques amateurs persistent à qualifier de « membre présumé d’Al Qaïda » – de même que Lucky Luciano était un membre présumé de la mafia, comme chacun sait. L’opération, exemplaire, a mis fin à une traque commencée aux lendemains des attentats fondateurs du 7 août 1998 à Nairobi et Dar-Es-Salam.

Aussitôt, comme si on annonçait enfin la venue du Sauveur, de nombreux commentateurs plus ou moins autorisés ont affirmé, d’une seule voix vibrant d’émotion, que la doctrine anti terroriste impériale venait, sans le moindre doute possible, de changer et qu’il s’agissait de la mise en application visible du discours prononcé par Barack Obama au mois de mai 2013.

Que n’entendit-on pas, en effet, dans les jours qui ont suivi ces deux opérations ? Que, par exemple, les raids de drones avaient diminué de 50% depuis mai. Que les forces spéciales se voyaient ainsi réhabilitées. Une vieille gloire dont l’occupation principale est de mentir dans le tout Paris au sujet de son bilan (et qui en vient même, ces jours-ci, à se contredire sur l’attentat de Karachi) se laissa même aller à quelques affirmations péremptoires sur Al Qaïda. Connaissant le bonhomme, on eut pu aussi bien interroger le chien de la voisine ou les entrailles d’un coyote mort – et tant pis pour ceux qui avalent les mensonges d’un vieil homme. Un professeur de langue, qui connaît depuis des mois une gloire nationale, et donc planétaire, affirma quant à lui qu’Abou Anas et Ikrima avaient conversé au téléphone et que cette manifeste faute de sécurité avait causé leur perte. Ben voyons.

Comme toujours, la réalité semble plus complexe, et au lieu d’écrire leurs articles AVANT d’avoir collecté et analysé les faits, certain(e)s pourraient faire les choses dans l’ordre, il paraît qu’on apprend ça à l’école. En premier lieu, il est ainsi possible d’affirmer qu’il n’existe aucun lien opérationnel entre les deux raids impériaux en Libye et en Somalie. Les coïncidences opérationnelles existent (souvenons-nous du raid en Somalie de la DGSE alors que débutait l’opération Serval) et on peut même penser que sans les communiqués des Shebab personne n’aurait entendu parler du raid manqué des SEALs à Barawe.

L’opération de Tripoli s’est mieux passée, et Abou Anas, qu’on nous présente comme un retraité du jihad, revenu au pays couler des jours heureux au calme (rires) pour y méditer sur l’impasse de la lutte, a été proprement intercepté, exfiltré vers un bâtiment de la Navy et finalement présenté à un tribunal fédéral, à New York, devant lequel il a évidemment plaidé non-coupable. Lui aussi a sans doute épousé une juriste.

Autant le raid de Barawe s’inscrit, sans la moindre ambiguïté, dans la campagne anti terroriste mondiale menée depuis 2001, autant la capture d’Abou Anas n’a rien à voir. Notre homme était, en effet, recherché par le FBI, compétent pour tout attentat commis aux Etats-Unis ou contre les Etats-Unis à l’étranger, et sa remise par les forces spéciales au Département de la Justice était prévisible. Elle relève d’une doctrine judiciaire impériale immuable, qui voit coopérer le FBI et les forces armées dès lors qu’il s’agit de se rendre maître d’un fâcheux en fuite. Les exemples ne manquent pas, et certaines affaires sont spectaculaires, comme celle de l’Achille Lauro – qui n’est pas un cirque à la mode ou un chanteur de variété italienne. Le FBI dispose ainsi d’une cellule concentrée sur la Corne de l’Afrique, et il bénéficie pour ce faire du soutien de l’ensemble de la communauté du renseignement, dont la mystérieuse NSA, par exemple. Dans certains cas, même, le hasard fait bien les choses, comme l’a prouvé la fin sans gloire de Fazul, mort à la suite d’une erreur de lecture de carte. Il ne faut pas sécher les cours de topo, ça sert toujours.

Pour ceux que la pratique dérange, je rappelle, en passant, que la France n’a pas toujours fait mieux, mais avec des moyens plus modestes. Le sympathique Illich Ramirez Sanchez, ravi à l’affection des siens au Soudan par la DST, en 1994, n’a pas vraiment été arrêté selon les meilleurs standards internationaux, et Djamel Beghal, intercepté à Dubaï au mois de juillet 2001 puis transféré en France le 30 septembre suivant à bord d’un avion de transport sans cocarde (oh, c’est mal), n’a pas vu tous ses droits scrupuleusement respectés. Je me comprends, et si je dis ça, c’est pour aider. L’opération de Tripoli n’a donc rien de révolutionnaire, et on ne peut que saluer sa réalisation, modèle du genre. Tant pis pour ceux qui pensent le contraire.

Posons à présent la question qui tue, ou qui vous blesse méchamment : les raids de Barawe et de Tripoli réhabilitent-ils les forces spéciales ? Je ne suis évidemment pas une référence, mais je n’avais pas compris que les forces spéciales impériales avaient besoin d’être réhabilitées. Après tout, Oussama Ben Laden ne s’est pas ouvert les veines dans un bain parfumé, il n’est pas mort affalé contre Bon Scott dans une Renault 5, n’est-ce pas ? Son élimination, au mois de mai 2011, a été un modèle du genre, et a confirmé que l’investissement américain dans le domaine, qui ne s’est jamais relâché depuis, disons, la Seconde Guerre mondiale, avait donné un outil unique dans l’Histoire. L’amiral McRaven, de passage en France en 2012, avait même déclaré que le Special Operations Command (USSOCOM) menait en Afghanistan et au Pakistan plusieurs centaines d’opérations par an. Pourquoi devrait-on réhabiliter un fer de lance qui remporte des succès et qui dont les exploits, réels ou supposés, sont régulièrement portés à l’écran ?

Tout le monde ne s’est pas posé la question en ces termes, et Le Figaro, plus prompt à gloser sur la Somalie que sur Corbeil-Essonnes, n’a pas hésité à faire sa une, dès le 7 octobre, sur la nouvelle doctrine anti terroriste d’Obama. Le fait est que cela soit sous la plume d’Isabelle Lasserre, co-auteur d’un récit bâclé de Serval, aurait dû inciter à la prudence. Après tout, on ne confond pas non plus M. Pokora avec Marlon Brando, et les avis à l’emporte-pièce sont surtout là pour faire bavarder à la cantine.

Le président américain, de toute façon, n’a jamais indiqué qu’il mettrait en oeuvre une nouvelle doctrine, et une lecture un tant soit peu rigoureuse du discours de mai dernier concluait à un simple infléchissement des pratiques de l’Empire contre Al Qaïda et ses alliés. Ni les drones ni les assassinats n’y étaient mis de côté, et tout juste pouvait-on percevoir une volonté non pas de moins, mais de mieux flinguer. Hélas, si les faits ne s’imposent pas à certains journalistes ou commentateurs, ils s’imposent en revanche aux décideurs politiques et militaires – même français, c’est dire.

La découverte d’une menace terroriste au Yémen, à la fin du mois de juillet, vit les raids de drones contre Al Qaïda dans la Péninsule Arabique (AQPA) s’intensifier, jusqu’à ne plus faire du discours de mai qu’un lointain souvenir. Grâce au travail des journalistes du Bureau of Investigative Journalism ou du Long War Journal (deux sites dont la fréquentation est indispensable), on dispose pourtant de données précises qui ne laissent que peu de place au doute sur la réalité des frappes, et leur réalisation en fonction des besoins.

Ainsi, au lieu de délirer sur les drones, on pourrait sans doute se demander pourquoi les frappes semblent diminuer. Infléchissement de la doctrine, ou manque de cibles ? Après avoir éliminé systématiquement, depuis des années, les émirs d’Al Qaïda qui mettaient le nez dehors ou passaient des commandes de sushis en ligne, l’heure n’est-elle pas venue de ne rien changer et de gérer la menace avec la même brutalité, en tant que de besoin ? Il m’apparaît inutile de rappeler à quel point la question des drones est accessoire et que le point essentiel réside dans la réalisation d’actions violentes clandestines partout où cela est nécessaire. Drones, frappes classiques, commandos, peu importe, et l’infographie du Monde sur ce point démontre à quel point il vaut mieux, puisque c’est décidé, descendre un nuisible avec un Reaper plutôt qu’avec un Lancer.

Changer de façon de tuer son ennemi, du moment qu’on a toujours choisi de le tuer, n’est qu’une évolution tactique, et non un changement de doctrine. Le dernier raid connu de drone a d’ailleurs eu lieu le de 29 septembre, il n’y a pas si longtemps. Attendons un peu, alors, avant d’énoncer des conclusions théâtrales, et continuons de relever les signaux, comme le retour des F-15E du 366th Fighter Wing à la maison après un détachement à Djibouti d’où ils devaient semer la mort au Yémen ou en Somalie – mais comme ce sont des chasseurs pilotés, c’est moins grave.

La rigueur intellectuelle la plus élémentaire devrait ainsi interdire de tirer des conclusions définitives des actions observées en quelques jours. En titrant une de ses dépêches Avec les raids, Obama renoue avec un usage limité du recours à la force, les gars de l’AFP ont, eux aussi, bien montré qu’ils se débattaient en pleine confusion mentale. A quel moment, en effet, les Etats-Unis ont-ils fait usage d’un usage illimité de la force contre Al Qaïda hors d’Afghanistan ou d’Irak, deux zones de guerre ?

Même la capture récente d’un leader du TTP (ici) par l’Empire ne doit pas être surinterprétée. Le contexte politique pakistanais mérite, en effet, qu’on envisage d’abord cette opération comme un petit coup de pouce politique donné à un allié. Et j’ajoute que pour certains le fait de laisser un ennemi en vie mais soumis à la torture semble bien plus satisfaisant que de le sécher proprement. Question de philosophie, j’imagine.

Sans plus attendre, les esprits les plus acérés se lancent même dans de complexes prévisions, vantant ici les bénéfices d’une coopération anti terroriste renforcée entre l’Empire et ses alliés, et annonçant une baisse régulière des frappes de drones. Est-il besoin de ricaner, alors que la coopération entre les agences américaines et leurs homologues atteint déjà une ampleur inédite, et qu’il existe même des cellules communes où se mêlent renseignements, y compris techniques (frisson), et analystes ? Faut-il préciser que ce métier nécessite un haut degré de confiance, et que la volonté de coopérer se heurte immanquablement aux faiblesses du partenaire local, yéménite, philippin, nigérien, ouzbèque ? L’affaire du camp Chapman a été, à cet égard, un sérieux avertissement. Doit-on, dès lors, comme un mauvais ministre ou un pitoyable technocrate, se féliciter d’un nombre élevé de coopérations plutôt que de l’efficacité maximale d’une poignée d’entre elles, bien conçues et bien menées ?

Pour faire simple, s’agit-il de combattre une menace pour la réduire ou de donner des gages de morale ?

Nous avons dû raser la ville pour la sauver.

Je ne vais pas me risquer à aligner les qualificatifs qui pourraient décrire la guerre américaine au Vietnam. Sa complexité, son ampleur et ses conséquences n’ont pas fini de peser dans l’imaginaire de l’Empire, de ses alliés et sans doute d’une bonne partie du reste du monde.

En France, le conflit n’est connu que par le cinéma ou la télévision, où le meilleur a bien souvent côtoyé le pire. Quelques ouvrages américains ont bien été traduits, mais la production sur le sujet est terriblement faible au regard de l’importance de cette guerre. C’est donc avec un grand intérêt que j’ai lu L’offensive du Têt, de Stéphane Mantoux, un petit ouvrage paru récemment chez Taillandier.

L’ambition de Stéphane Mantoux n’est pas de raconter l’ensemble du conflit mais bien de se concentrer sur ces quelques mois qui ont vu l’échec de l’engagement militaire américain se révéler au grand jour. Naturellement, l’ouvrage, bien écrit, est l’occasion de rappeler en quelques pages limpides les origines de la guerre, mais l’auteur ne s’y attarde et va rapidement à l’essentiel.

L’objet du livre, en effet, est bien de décrire la gestation puis la mise en oeuvre de cette offensive, destinée à faire chanceler la puissance militaire impériale et à entraîner un soulèvement de la population du Sud. Le récit de Stéphane Mantoux est ainsi un pur objet d’histoire militaire, décrivant les opérations, détaillant les unités engagées, expliquant le fonctionnement de la piste Hô Chi Minh, s’attardant sur le siège, stratégique et symbolique du camp retranché de Khe Sanh ou la reprise de Hué, et donnant de précieuses pistes quant aux débats politiques internes au Nord ou les dysfonctionnements de l’état-major US, prisonnier du body count.

En plus de tous ces points, indispensables pour comprendre ce tournant du conflit, le livre nous donne quelques précieuses indications quant au débat entre historiens autour de la question des objectifs réels de l’offensive. On retrouve là la rigueur intellectuelle d’un authentique historien, qui s’attache à relater les faits et à en donner les différentes interprétations débattues au sein de la communauté scientifique.

Livre modeste, à la fois focus sur une période particulière du conflit et initiation à la guerre du Vietnam dans son ensemble, L’offensive du Têt mérite d’être lu pour l’éclairage immédiatement assimilable qu’il propose. Un ouvrage qui mérite de toucher tous ceux que l’aventure militaire américaine en Asie du Sud-Est, déjà si vieille et pourtant si actuelle, intéresse.

(Ar)go fuck yourself

La liste des nominés dans la catégorie du meilleur film, lors de la cérémonie des Oscars 2013, comprenait huit titres : Amour (Michael Haneke), Life of Pi (Ang Lee), Beasts of the Southern Wild (Benh Zentlin), Django Unchained (Quentin Tarantino), Les Misérables (Tom Hopper), Argo (Ben Affleck), Lincoln (Steven Spielberg), Silver Linings Playbook (David O. Rusell) et Zero Dark Thirty (Kathryn Bigelow). La sélection était donc de qualité, mettant en compétition drames, comédies, fresques, et pas moins de deux films d’espionnage.

Comme vous l’imaginez, j’ai trouvé évidemment d’une forte valeur symbolique la présence parmi les nominés de deux films consacrés à la CIA et à des opérations clandestines impériales conduites dans des pays musulmans pour le moins complexes. Il y avait là un témoignage des décennies agitées que vivait la région, de la révolution iranienne de 1979 à l’élimination d’Oussama Ben Laden au mois de mai 2011 et aussi l’illustration, plus que du retour du renseignement à l’écran, de son poids dans les affaires du monde.

J’ai déjà dit ici toute mon admiration pour le film de Kathryn Bigelow, véritable monument de mise en scène, audacieux, engagé, violent, commençant par une séance de torture, s’achevant par une des plus magistrales opérations spéciales de l’histoire du cinéma, loin des délires pyrotechniques auxquels le cinéma américain nous a habitué. Contre toute attente, c’est pourtant Argo qui a remporté l’Oscar du meilleur film, consacrant le talent d’un cinéaste et d’un acteur, Ben Affleck, véritable miraculé du star system.

Je ne vous ferai pas l’injure de rappeler ici que Ben Affleck avait déjà remporté une statuette en 1998, avec Matt Damon, pour le scénario de Will Hunting (1997), le le très attachant film de Gus Van Sant. Mais alors que Damon s’était engagé par la suite dans une carrière exigeante, tournant avec les plus grands (Coppola, Soderbergh, Greengrass, Eastwood, Scorsese, De Niro, Spielberg), Affleck avait entamé une série de blockbusters (ArmaggedonPearl Harbor, Daredevil, etc.), au mieux distrayants, au pire affligeants, le tout au bras de jeunes femmes plus vues dans les pages des magazines pour salons de coiffure que dans les musées ou les lectures de Keats.

Et voilà qu’en 2007 Ben Affleck réalise une adaptation, remarquable, d’un des plus terribles romans de Dennis Lehane, Gone, baby gone.

 

Son film, évidemment porté par l’histoire de Lehane, vaut d’abord par sa distribution, (Casey Affleck, Michelle Monaghan, Morgan Freeman, Ed Harris, Michael K. Williams), et une remarquable direction d’acteurs. La mise en scène, classique, est élégante mais jamais virtuose, et elle s’efface derrière le propos.

Ayant suscité bien plus que de la curiosité, Ben Affleck récidive en 2010 avec The Town, un polar également situé à Boston. Abusivement comparé à Heat (1995) en raison de son intrigue à base de braquages de banque, le film n’a pourtant pas grand chose à voir avec le chef d’oeuvre de Michael Mann.

Le jeune cinéaste y confirme son talent pour diriger de grands acteurs (Jeremy Renner, John Hamm, Chris Cooper et Pete Postlethwaite, dont c’est l’avant-dernière apparition à l’écran), et une vraie capacité à faire naître la tension. On sent bien qu’il s’attache aux personnages, aux détails vestimentaires, aux décors dans un véritable souci d’authenticité.

On retrouve toutes ses qualités dans Argo, très bon film de facture classique, excellent travail d’artisan, mais sans génie.

 

 

Le film retrace, de façon romancée, l’exfiltration par la CIA de six diplomates américains réfugiés à l’ambassade du Canada à Téhéran après la capture de leur propre ambassade par des manifestants iraniens. Il s’inspire du livre de souvenirs de Tony Mendez The Master of Disguise, qui  n’est pas un livre d’histoire, faut-il le préciser.

Le sujet, dramatique, permettait de traiter quantité de thèmes. On pouvait y évoquer la solitude de l’opérationnel en mission, le poids de la prise de décision, la complexité de la création d’une couverture crédible, la peur des diplomates en fuite, les difficultés de la position canadienne, la mise en place d’une dictature religieuse. Ben Affleck ne choisit pas et raconte son histoire, sans rien négliger, mais sans rien approfondir.

Sans jamais innover en matière de mise en scène, il utilise à merveille ses acteurs, tous excellents (Bryan Cranston, John Goodman, Victor Garber, Alan Arkin, et Kyle Chandler – qui joue aussi dans ZDT), et n’oublie aucun détail. Les moustaches sont fournies, les cheveux longs, les costumes horribles, et le film est aussi vintage que possible, jusqu’à sa musique qui aligne les classiques (Van Halen, The Specials, Led Zeppelin, The Rolling Stones, Dire Straits, et même Aerosmith pour la bande-annonce). Dans un esprit typiquement hollywoodien, les personnages font assaut de répliques bien senties (If we wanted applause, we would have joined the circus, ou If I’m doing a fake movie, it’s gonna be a fake hit ou encore If you wanna sell a lie… You get the press to sell it for you).

Quoi qu’on ait pu dire, Argo n’est pas un hommage à la CIA. L’agence y est critiquée pour son soutien au Shah, pour son aveuglement, et on y voit ses lourdeurs internes. Il s’agirait d’ailleurs de ne pas oublier que toute l’opération ne réussit que grâce à l’acharnement de quelques uns et on ne ne peut s’empêcher de penser au personnage de Philip Seymour Hoffman dans Charlie Wilson’s war (2007, Mike Nichols).

Dès la séquence d’ouverture, qui m’a rappelé celle de The Kingdom (2007, Peter Berg), la responsabilité des Etats-Unis dans la crise iranienne est rappelée sans détour, et elle fait évidemment écho aux aveuglements ayant conduit aux révoltes arabes.

Ben Affleck ne se risque cependant pas à donner des leçons de morale ou des cours de géopolitique. Comme toujours, il s’attache aux personnages, à la dimension humaine. Il confirme, par ailleurs, sa capacité à saisir ces instants où tout peut basculer, dans une foule, à un guichet d’embarquement. Ces scènes sont particulièrement réussies, et on se sent incroyablement tendu alors même que chacun connaît la fin de l’histoire.

Argo contre Zero Dark Thirty. Une mise en scène classique contre une série de directs à l’estomac. La CIA qui exfiltre et sauve contre celle qui traque et tue. La mission d’un opérationnel solitaire contre celle d’une analyste obsessionnelle. Et ces deux scènes finales : Ben Affleck, réconcilié avec son épouse, allongé dans la chambre de son fils, là où tout a commencé (je n’en dis pas plus) contre Jessica Chastain, prédatrice épuisée, analyste vidée, en larmes sur un tarmac.

Hollywood, ce soir-là, a récompensé un authentique talent consensuel et a soigneusement évité de célébrer l’audace et la violence assumées de Kathryn Bigelow. L’Amérique qui se défend sans coup de feu et se joue de ses adversaires grâce au cinéma et à la ruse plutôt que l’Amérique qui frappe ses ennemis sans pitié. Le cinéma américain, en réalité, a salué sa propre contribution à l’histoire, présentant une image rassurante du monde, où tout pourrait donc bien finir, et des services de renseignement, imaginatifs, originaux, peuplés de bons pères de famille, équilibrés et aimants. A Hollywood, donc, comme dans certains bureaux parisiens, on croit – ou on feint de croire – que le monde du secret n’est peuplé que de gentils. Il va y avoir des réveils sévères.

« I watched you suffer a dull aching pain » (« Wild Horses », The Flying Burrito Brothers)

Aux dernières nouvelles, il restait près de 3.000 soldats français au Mali, et il paraît que nos avions y réalisent encore des missions de combat. Pour une guerre déclarée gagnée il y a déjà quelques mois, avouons que ça fait quand même un peu désordre. Je n’aurais pas ici l’indécente cruauté de rappeler que c’est un Président et un gouvernement qui opèrent des coupes sombres dans nos forces armées qui ont engagé le pays dans une courageuse intervention au Mali, qui envisageaient de frapper le régime syrien et qui envoient ces jours-ci quelques centaines de nos fiers guerriers en Afrique centrale. Profitons en, tant qu’il y a encore des munitions, on ne sait pas de quoi l’avenir sera fait.

L’équation, à dire vrai, est infernale. Il s’agit, tout à la fois, de faire des économies sans provoquer de naufrage industriel, et de réduire nos forces sans réduire notre puissance. Inutile de dire que ça ne marchera pas, et que ça ne marche déjà pas, d’ailleurs. Notre impuissance en Syrie est navrante, et notre faiblesse est d’autant plus criante que la situation internationale est plus menaçante que jamais. Comme toujours, les faits vont se charger, sans pitié, de démontrer l’inanité de certains choix et l’incompétence – ou de l’aveuglement – de nos dirigeants successifs.

A bien des égards, l’intervention au Mali a pourtant été exemplaire. On y a vu une armée française aguerrie, combattive, se déployer dans l’urgence et mettre en œuvre, très rapidement et avec une dose d’improvisation so French, des plans mûris depuis des mois. On y a vu des soldats engager le combat contre des jihadistes bien plus expérimentés que les Taliban auxquels ils avaient été confrontés pendant des années. On y a vu des moyens aériens, modestes mais puissants, ravager des colonnes de terroristes et frapper avec une admirable précision des cibles jusqu’au cœur des villes.

Mais on y a vu aussi une armée aux matériels vieillissants, parfois inadaptés au théâtre, aux incroyables manques capacitaires, contrainte, malgré le dogme de l’indépendance nationale, de demander l’aide de l’Empire et d’autres alliés, en théorie plus modestes. Une fois de plus, le monde a admiré le panache gaulois, mais le roi est nu.

Par-delà certaines scènes émouvantes et des élections qui se sont remarquablement passées, en réalité, qu’avons-nous réglé au Mali ? La mort de plusieurs centaines de combattants d’AQMI et de ses alliés n’a nullement conduit à l’anéantissement de la mouvance jihadiste. Au contraire, serait-on même tenté d’écrire.

Passé le choc initial de l’intervention française, les jihadistes, harcelés, repoussés vers le Nord Est, ont reculé en bon ordre, manœuvrant, démontrant un réel sens tactique. Comme prévu, ils se sont dispersés, parvenant parfois à refuser le combat imposé par les Français et les Tchadiens, mais s’accrochant ailleurs durement au terrain. Selon les premières estimations disponibles, plus de deux tiers des jihadistes tués par les forces françaises l’ont été lors de combats terrestres rapprochés, ce qui en dit long sur la dureté des affrontements. Malgré les avertissements, nombreux, il semble bien que la chose ait surpris à Paris, jusqu’ à un niveau incroyablement élevé, mais cette surprise ne me surprend pas. Je me comprends.

Les jihadistes visés au Mali ont certes perdu leur fief, mais il ne s’agissait là que de la première vraie bataille après des mois d’actions clandestines, parfois avortées, et de travail préparatoire. La menace terroriste à l’origine de notre intervention a à peine diminué au Mali même, et il n’est pas absurde de penser que la guerre a même accéléré l’intégration des mouvements jihadistes au sein d’une mouvance régionale en recomposition accélérée.

Avoir libéré le territoire malien n’a évidemment pas apaisé les tensions qui avaient facilité l’intrusion jihdiste, mais je ne connais vraiment pas la scène  politique locale, et je ne vais donc pas m’y aventurer. Je ne vais, en revanche, avoir aucun scrupule à rappeler ici que les groupes présents au Nord Mali avaient d’abord été présents au Nord Niger et étaient composés de combattants venus de toute la région, du Maghreb comme des Etats sahéliens. Les chasser du Mali n’a donc, en rien, réglé la dimension internationale du problème, et le recrutement de volontaires, du Maroc à l’Egypte, de la Mauritanie au Soudan, et de l’Algérie au Nigeria n’a pas faibli. L’opération Serval, pour magistrale qu’elle ait pu être dans ses aspects opérationnels, a, de surcroît, constitué une véritable reconnaissance internationale pour AQMI et ses alliés. La déjà longue geste jihadiste algérienne s’est ainsi vu enrichie d’un affrontement direct avec la France honnie, responsable de tout, soupçonnée du reste.

Si Serval n’a pas sensiblement modifié la menace terroriste qui pèse sur notre pays, dans le Top 3 des cibles depuis 20 ans, elle donné au jihad sahélien une visibilité qui a fait réagir les plus grands groupes de la mouvance. AQMI en a tiré un bénéfice immédiat, alors même que les suites chaotiques des révoltes en Tunisie ou en Libye – en attendant l’Egypte – libéraient des forces qui, étouffées plus qu’éteintes, attendaient leur heure. On trouve désormais des vétérans du Mali en Tunisie, des dizaines de jihadistes tunisiens dans le Sud libyen, et l’enchevêtrement des réseaux dans toute la zone n’a jamais été aussi dense, de mémoire d’analyste.

Le ministre de la Défense, M. Le Drian, a confirmé hier matin qu’un millier de nos soldats resteraient au Mali en soutien de Bamako, dont les forces sont pour le moins convalescentes, et en appui du contingent international qui n’apporte rien – ce qui tombe bien puisqu’on n’espérait rien de lui. Combien de temps cette présence peut-elle durer ? Pour quel mandat exact ? Quelle articulation avec les autres forces actives sur place ? Quelle coordination avec, au hasard, l’Algérie ? Et quelles capacités de projection ?

Ce dernier point est loin d’être anodin, tant la naissance d’Al Mourabitoun, le 22 août dernier, issue de la fusion du MUJAO des Mouthalimin de Mokhtar Belmokhtar, le Keyzer Söze du jihad, représente une menace qui dépasse de loin le seul Mali. Allez donc jeter un coup d’œil au Niger, où la situation sécuritaire se dégrade presque à vue d’œil, où certains coopérants européens portent désormais des armes (attention à ne pas vous blesser, les gars) et où il est manifeste que les forces de sécurité sont largement inopérantes. Et je laisse ici le soin à d’autres de détailler les immenses failles révélées par les attaques d’Arlit et Agadez, le 23 mai dernier.

Si la France est intervenue au Mali pour affronter des groupes qui la défiait, que fera-t-elle quand les mêmes, remis de leurs émotions, s’en prendront sérieusement au Niger, hautement stratégique pour elle ? L’armée française, à supposer qu’elle en ait le mandat, pourra-t-elle intervenir dans le sud de la Libye, contre Belmokhtar, ses amis et ses alliés ? Le fait de ne pas avoir éliminé plus de chefs jihadistes n’a pas fini de peser, et force est de reconnaître que la mission, ici, n’a pas été remplie.

Mokhtar Belmokhtar a-t-il échappé aux bombes grâce à son habileté – ce que je pense, ou a-t-il été épargné afin de préserver un canal de négociations dans le cadre de la douloureuse affaire de nos otages – ce dont je doute ? Le changement de doctrine en matière de kidnappings, que j’avais modestement salué, visait à inverser les rôles. Moyens de pression des terroristes contre nous, ils devaient devenir des moyens de pression contre eux : la survie de nos otages est la garantie de votre survie. Leur mort impliquera votre élimination. Et au fait, on ne casque plus. Las, las, c’était compter sans l’affaire du Cameroun, et sa rançon payée à Boko Haram.

Les incohérences françaises ont, une fois de plus, fait des dégâts. Au Nigeria même, les autorités, manifestement agacées par ce dénouement inespéré, ont intensifié leur lutte – avec le succès que l’on sait – contre BH. Les carnages s’y succèdent d’ailleurs avec une admirable régularité. Plus au nord, on est en droit de penser que les terroristes d’AQMI qui détiennent les otages ont été attentifs à cette notable évolution de la situation. Devenus les assurances des terroristes, les otages sont soumis à un cruel paradoxe qui les voit destinés à survivre, mais en captivité.

La diffusion, le 16 septembre, pour le 3e anniversaire des enlèvements d’Arlit, d’une longue vidéo d’AQMI a cruellement rappelé aux autorités françaises leur échec dans cette affaire. Elle a, surtout, été un nouveau crève-cœur pour les familles, partagées entre la peur, l’impuissance et la colère.

Samedi dernier, comme l’année dernière, j’ai donc arraché ma vieille carcasse au confort feutré de ma grotte pour aller me mêler, l’air de rien, aux quelques dizaines de proches qui s’étaient rassemblés à Meudon pour soutenir les otages et leurs familles. Sans surprise, les discours, sincères, modestes, maladroits, naïfs, ont été émouvants. Plus que par la faible couverture médiatique – puisque la mobilisation, malgré les efforts des uns et des autres, ne prend pas – j’ai été frappé la violence de certains propos, et l’ignorance qu’ils révélaient.

Alors que les jihadistes d’AQMI, terroristes, kidnappeurs, assassins, n’étaient pas mentionnés, il n’y en avait que pour les autorités françaises, coupables, incompétentes, voire complices. Comme d’habitude, un quelconque ami de la famille se laissait aller à une vague théorie conspirationniste tandis qu’un autre dénonçait le désintérêt manifeste de la France pour ses otages. Un autre, inconscient, menaçait même de demander à des acteurs privés de prendre les choses en main afin de réussir là où les services de renseignement échouaient si lamentablement depuis trois ans. Mon Dieu, cher ami, quelle bonne idée ! D’ailleurs, nous pourrions demander aux familles de MM. Verdon (RIP) et Lazarevic – qu’AQMI n’évoque pas dans sa vidéo du 16 septembre – ce qu’elles pensent des opérations clandestines conduites par des amateurs. Qu’en pensez-vous ?

Si on ne peut nier l’échec, pour l’heure, de nos services, il ne serait sans doute pas inutile de rappeler aux familles des otages que leurs parents ont été enlevés par des terroristes. Il y a des coupables, assumés, revendiqués, dans cette affaire, et nier tout à la fois leur responsabilité initiale dans cette tragédie et le fait que ces gens-là sont durs en affaire ne va pas vous conduire bien loin. Faut-il s’attendre, l’année prochaine, à ce que vous dédouaniez les jihadistes, romantiques révolutionnaires, fiers défenseurs d’un Sud outragé – par les employeurs de vos maris, pères, frères, oncles ? Cela serait d’une infinie tristesse.

Monsieur le Président, Monsieur le Ministre des Affaires étrangères, Monsieur le Directeur général, permettez-moi ici, très humblement, de vous faire une suggestion. Pourquoi ne pas convier les proches familles de nos otages à une journée spéciale boulevard Mortier ? Pourquoi ne pas exposer à la maman de Thierry Dol, si admirablement digne, la situation ? Pourquoi ne pas leur montrer l’ampleur du dispositif que la France mobilise depuis trois ans ? Pourquoi leur expliquer qu’Alain Legrand se trompe quand il affirme que la dernière vidéo est la preuve qu’AQMI veut négocier ? Pourquoi ne pas leur faire rencontrer quelques membres, choisis, des cellules de crise ? Personne ne vous demande, évidemment, de dévoiler de secrets ou de mettre en danger les otages ou ceux qui tentent de les libérer, et on pourrait même envisager de leur faire signer un engagement de confidentialité.

Il me semble que ces familles, comme à l’hôpital, par exemple, ont le droit d’en savoir plus sur l’état du patient. Elles n’en peuvent plus, de ces briefings compassés, de ces réponses fuyantes. Ah, et si vous pouviez éviter de faire pleurer Madame Larribe, je vous en serais reconnaissant.

Au lieu de laisser des députés aux égos d’empereurs romains se mêler de renseignement au nom d’une fausse transparence, je crois bien que traiter une dizaine de Français en adultes responsables ne serait pas une mauvaise idée. Enfin, je dis ça, il paraît que ça se fait.

Si on nous tire dessus, nous riposterons sans compter nos munitions.

En 2002, Paul Greengrass est déjà un auteur reconnu. Journaliste, il a accompagné les confessions de Peter Wright, l’ancien N°2 du MI-5, et a permis la publication de Spycatcher, un exceptionnel tableau des activités de contre-espionnage au Royaume-Uni pendant la Guerre froide. Le livre est un classique, et il faudrait que ceux qui parlent de renseignement l’aient lu, soit dit en passant.

Réalisateur pour la télévision, Greengrass s’est également aventuré sur grand écran avec Resurrected (1989), l’histoire d’un soldat britannique isolé pendant les combats aux Malouines, et The Theory of Flight (1998).

Depuis le début de sa carrière, Paul Greengrass révèle les vérités qui dérangent et ne cesse d’explorer l’envers du décor. Son intérêt pour le renseignement ne s’est d’ailleurs jamais démenti depuis, et son goût pour les révélations gênantes ou les enquêtes explosives ne saurait le faire accuser d’antimilitarisme. Disons plutôt qu’il dit les choses comme il pense qu’elles sont, et tant pis si cela doit faire tousser. Il est donc logique qu’en 2002 il ait livré, avec Bloody Sunday, une saisissante reconstitution des événements du 30 janvier 1972 à Derry.

Avec le souci du détail qui fait sa force, caméra à l’épaule, Paul Greengrass s’est lancé là dans un projet pour le moins délicat. Au Royaume-Uni, en effet, et à la suite de la publication en 1997 du livre de Don Mullan Eyewitness Bloody Sunday, les autorités ont enfin accepté, sous la pression des familles des victimes, de déclencher une nouvelle enquête au sujet des violences de ce funeste dimanche 72. La tâche est confiée, en 1998, à un prestigieux magistrat, Mark Saville, baron Saville of Newdigate, et son rapport, sans appel, sera rendu en 2010.

Alors que l’insurrection avait déjà commencé en Irlande du Nord contre la présence britannique, le massacre du Bloody Sunday (26 civils visés par des tirs, dont 14 tués), le 30 janvier 1972, est ainsi considéré comme un tournant dans un conflit qui ne s’est toujours pas éteint. Une première enquête officielle diligentée par Londres avait rapidement conclu en faveur des troupes anglaises et validé toutes les affirmations des militaires engagés en opération ce jour. Les conclusions britanniques, comme de juste, avaient été rejetées par l’IRA, qui n’y voyait qu’une auto absolution.

En 2001, alors que la commission Saville est au travail (Le rapport est consultable ici, et il ne laisse pas une chance à l’armée anglaise ou aux autorités), Paul Greengrass, s’inspirant en partie du récit de Don Mullan, tourne Bloody Sunday en Irlande, près de Dublin, et en Irlande du Nord, à Derry même. A la manière d’un documentaire, il s’attache à nous faire revivre les évènements et leur enchainement, des derniers préparatifs d’une marche pour les droits civiques à la fusillade et à l’embrasement. Il montre ainsi tous les protagonistes : militants pacifiques, membres de l’IRA, jeunes désireux d’en découdre, parachutistes (1st Parachute Regiment) déployés sur le terrain et état-major britannique à la manœuvre.

Greengrass ne juge pas, mais ce qu’il montre est sans appel. Court (107 minutes), sans musique, Bloody Sunday est, en effet, l’autopsie glacée du naufrage du mouvement des droits civiques en Irlande du Nord face à des forces plus puissantes et plus violentes. D’un côté, le gouvernement britannique, qui n’entend pas céder par principe, entend décapiter la révolte par un vaste coup de filet dont la réalisation est confiée à une unité de parachutistes qui n’a, évidemment, aucune expérience du maintien de l’ordre et qui est évidemment incapable de réaliser ce qui relève, ou devrait relever, de la police judiciaire.

Les militaires filmés par Paul Greengrass sont des combattants, ils sont venus faire la guerre, venger des camarades morts et défendre la Couronne. Le film ne cache pas la tension qui règne avant la manifestation, et le spectateur sait que 43 policiers ou soldats ont été assassinés, tout comme il sait que chaque nuit des affrontements ont lieu dans les rues de Derry entre émeutiers irlandais et forces de l’ordre britanniques. Pour autant, et malgré cette situation pré insurrectionnelle, la présence de cette unité parachutiste est incongrue, et inquiétante.

Soldats d’élite, conscients de leur force et de leur valeur, les paras sont là pour incarner la volonté de l’Etat britannique. La fermeté est un mot d’ordre, répété sans fin de l’intérieur des véhicules blindés aux bureaux de l’état-major, à quelques kilomètres de là, où la mission est dirigée par un général et supervisée par un autre (incarné par Tim Pigott-Smith, authentiquement glaçant – à la différence de certains foulards ou tatouages). La manoeuvre, d’une terrible brutalité, ne vise ni plus ni moins qu’à piéger les manifestants pour décapiter le mouvement en se saisissant des jeunes meneurs radicaux. Le discours des officiers, sans langue de bois, ne laisse pas d’ambiguïté quant à leur perception de leurs adversaires, jeunes hooligans, exclus sociaux, terroristes.

Dans le camp d’en face, justement, les responsables du mouvement des droits civiques, entonnant les chants de Pete Seeger, tentent de contrôler ces jeunes qui, sans avoir encore rejoint l’IRA, n’en pensent pas moins que le pacifisme est sans utilité face à l’attitude de Londres. Le choc de trajectoires opposées ne saurait provoquer autre chose qu’une catastrophe, mais la force du film réside dans la précision clinique avec laquelle il détaille, minute par minute, la mise en route de l’engrenage. En 2010, Paul Greengrass reviendra sur cette thématique dans Green Zone, un film qui montre le debut de l’insurrection en Irak quelques semaines après la victoire initiale de l’Empire.

Dans le cortège des manifestants à Derry, la jeunesse radicale devient turbulente. Pendant ce temps, les paras, embusqués, découvrent que leur idée de manoeuvre n’est pas réalisable en raison d’obstacles que les planificateurs n’ont pas pris en compte. La volonté des officiers sur le terrain d’aller au clash s’impose d’autant plus aisément que l’absence de leadership du brigadier MacLellan entraîne, disons-le clairement, la perte de contrôle de deux compagnies de combat.

Il y a là, par ailleurs, une intéressante leçon de choses. Sur le terrain, la logique opérationnelle, froidement technique, impose d’aller au contact. A l’état-major, la logique politique, au contraire, impose de ne pas y aller, quitte à faire échouer l’opération. Hélas, le général aux commandes ne s’impose pas à ses subordonnés, et l’affaire dérape lourdement.

Au cours d’une fusillade déclenchée par les soldats, 13 Irlandais sont donc tués en quelques minutes, devant des centaines de manifestants terrorisés. Un 14e mourra quelques semaines plus tard. Le basculement de la situation est montré de façon magistrale. On lit la stupeur sur le visage des responsables politiques, comme sur celui du commissaire de police auquel l’armée a assuré au début de l’après-midi qu’il serait fait un usage raisonnable de la force. Très vite, les officiers sur le terrain avancent la thèse de snipers sur les toits, ou de jets de bombes à clous. Les sous-officiers tentent de monter rapidement un récit qui permettra de justifier que près de 200 munitions aient pu être tirées contre une foule manifestement désarmée.

Le film ne montre pas seulement un dérapage opérationnel, il montre aussi un dérapage institutionnel, lorsque la vérité officielle doit à tout prix s’imposer à la vérité du terrain. Et tandis que les membres de l’IRA se voient renforcés, et tandis que toute une jeunesse décide de passer à l’action violente, les autorités britanniques s’en tiennent à leur version, décorant des soldats et des officiers, tolérant les mensonges manifestes, parfois gênés, de certains qui n’osent pas parler, de peur des conséquences dans leurs unités. La conscience se tait donc, tant la raison d’Etat doit impérativement triompher.

Comme toujours, les certitudes des uns nourrissent la colère des autres. Le major général Ford, presque caricatural, ne se prive pas de saluer une victoire contre les terroristes de l’IRA, alors même que l’opération, justement, est un cadeau béni pour le mouvement.

Dans la soirée, de retour de l’hôpital où les familles des victimes côtoient des paras au visage camouflé, le député Ivan Cooper, laissant la colère le submerger, laisse échapper quelques phrases terribles :

I just want to say this to the British Government… You know what you’ve just done, don’t you? You’ve destroyed the civil rights movement, and you’ve given the IRA the biggest victory it will ever have. All over this city tonight, young men… boys will be joining the IRA, and you will reap a whirlwind.

Au-delà de la leçon, pourtant déjà bien connue à l’époque, qui veut qu’on ne confie pas des missions de police à des unités de combat (même si certaines veulent voir la troupe dans les rues de Marseille), le film montre que la situation dégénère en raison de l’incompréhension des autorités militaires britanniques. Sans doute l’insurrection nord-irlandaise aurait-elle démarré de toute façon, mais le massacre du Bloody Sunday repose sur une suite d’erreurs impardonnables, bien qu’explicables. Emportée par son élan, aveuglée par sa mission comme par son statut, décidée à ne rien lâcher, à Derry comme ailleurs, l’armée britannique n’analyse pas la situation. Au lieu de différencier les chiens fous des authentiques insurgés, elle décide de gérer comme un ensemble cohérent une foule pacifique, quelques dizaines d’adolescents exaltés et une poignée de combattants ennemis. De ce fait, en méprisant le renseignement au profit d’une lecture bravache du contexte, elle provoque une catastrophe qui l’entraîne dans une guerre longue et douloureuse.

Une situation qui en rappelle d’autres.

 

Sometimes they have to kill us. They have to kill us, because they can’t break our spirit.

Attila, ma fille aînée, m’a récemment demandé d’établir une liste de mes dix films préférés. L’exercice ne manque pas d’intérêt, mais j’ai eu bien du mal à ne pas lui répondre une bonne trentaine de titres, de Citizen Kane (1941, Orson Welles),  à Zero Dark Thirty (2012, Kathryn Bigelow) de Rio Bravo (1959, Howard Hawks) à Mishima (1985, Paul Schrader), de Nocturne Indien (1989, Alain Corneau) au Magnifique (1973, Philippe de Broca), des Tontons flingueurs (1963, Georges Lautner) à Apocalypse Now (1979, Francis Ford Coppola), de Nomads (1986, John McTiernan) à La Belle au Bois Dormant (1959, Clyde Geronimi), de Blade Runner (1982, Ridley Scott) à Master and Commander (2003, Peter Weir), Et si je m’étais laissé aller, j’aurais pu aussi mentionner les films de Brian De Palma, Michael Mann, Sam Peckinpah, Alfred Hitchcock, John Carpenter, Christopher Nolan, Jacques Audiard, Steven Soderbergh, Woody Allen, etc. La malheureuse enfant ne m’en demandait évidemment pas tant…

Quelques heures plus tard, repensant à cette conversation, j’ai réalisé qu’un des films que j’aimerais le plus que mes filles voient et aiment – et que je n’avais étrangement pas mentionné – était Thunderheart, du cinéaste et documentariste britannique Michael Apted, sorti en 1992.

A bien des égards, Thunderheart est un film académique, une série B de luxe portée par un remarquable casting. On retrouve ainsi Val Kilmer, star montante après Top Gun (1986, Tony Scott), Willow (1988, Ron Howard) et The Doors (1991, Oliver Stone), Sam Shepard, dont la carrière est exemplaire (The Right Stuff, de Philip Kaufman, en 1983, notamment), Fred Ward, Fred Dalton Thomson et Graham Greene, découvert deux ans auparavant dans le chef d’oeuvre de Kevin Costner Danse avec les loups (7 Oscars), tiré du roman de Michael Blake.

 

En 1990, Kevin Costner avait permis à des Sioux lakotas de parler, pour la première fois à l’écran, leur langue, longtemps interdite par les autorités impériales. Le film de Costner, dont la version longue (près de 4 heures) est absolument exceptionnelle, s’achevait ainsi sur une des scènes les plus déchirantes que j’aie pu voir, et dressait le bilan de la conquête de la Frontière.

Il y a un terme pour ce que les Etats-Unis ont infligé aux Amérindiens, et cela s’appelle un génocide. Costner jetait cette réalité à la face du public américain, alors que déjà des écrivains de talent (N. Scott Momaday, James Welch, Leslie Marmon Silko), relayant de vieux récits (Dee Brown) exposaient, depuis près de vingt ans, la terrible réalité de la condition des Indiens conquis et soumis. L’histoire de l’invasion puis de la conquête de l’Amérique du Nord par les Blancs sera par ailleurs racontée, en 1995, dans une série documentaire produite par Costner : 500 Nations.

 

 

 

Mais Michael Apted n’entend pas remonter un siècle en arrière pour décrire le massacre des tribus des plaines, le viol systématique de milliers de traités signés par les Indiens vaincus avec Washington, ni la déportation des survivants. Il s’attaque frontalement à la situation contemporaine, et le printemps 92 voit donc sortir deux films qu’il a réalisés. Au mois d’avril est diffusé une fiction, Thunderheart. Et au mois de mai un documentaire sans concession, Incidents à Oglala, expose l’affaire Peltier, et la fusillade de Pine Ridge, le 26 juin 1976.

Le film est salué par la critique et trouve même un écho satisfaisant dans le public. Le groupe Rage against the Machine évoque même le sort de Peltier dans un de ses clips.

La force de Thunderheart est de ne jamais dénoncer, et de simplement montrer. La mise en scène, que je qualifiais plus haut d’académique, est tirée au cordeau, tournée sur les lieux même de la fusillade de Pine Ridge, dans le Dakota du Sud, dans les incroyables paysages des Badlands et jusqu’aux pieds du monument de Wounded Knee.

Michael Apted, dans le cas présent, choisit le parti de l’intrigue policière pour exposer avec une admirable retenue la situation dans la réserve de Pine Ridge. La fiction (scénario de John Fusco) lui permet de ne rien cacher du délabrement social et humain des Sioux, sans s’appesantir. Les images sont terribles, et la stupeur du personnage de Val Kilmer, qui découvre un « Tiers-monde au coeur de l’Amérique »,  n’a rien à envier à l’écoeurement du spectateur. Trailer parks poussiéreux, cimetière de voitures, enfants handicapés, hommes et femmes brisés. La réalité, que tous les partisans de la cause indienne connaissent (et je m’honore de me compter parmi eux), est assez cruelle pour ne pas nécessiter de longues envolées lyriques du cinéaste.

Thunderheart se lit à plusieurs niveaux. Un agent du FBI, d’origine indienne, est envoyé seconder un expert des missions sensibles afin de résoudre un meurtre dans un climat d’extrêmes tensions. L’intrigue policière, intéressante, n’est pas linéaire, et elle bénéficie de l’apport de personnages passionnants : le policier tribal (une fonction bien connue des lecteurs de Tony Hillerman), Walter Crow Horse ; l’institutrice engagée, Maggie Eagle Bear, le vieux chef Sam Reaches, le chef des miliciens Goons (Guardians of Oglala Nation) Jack Milton, et l’activiste, coupable idéal, Jimmy Looks Twice, joué par John Trudell. Je précise, car cela mérite amplement d’être rapporté, que Trudell a été le chef de l’American Indian Movement (AIM) et qu’il a perdu épouse et enfants dans un incendie criminel qui n’a jamais fait l’objet d’une enquête policière. Comme ça c’est dit.

Il y a aussi, évidemment, une lecture humaine possible du film. L’itinéraire personnel du personnage de Val Kilmer, le G Man envoyé servir de caution ethnique à une opération du FBI qui découvre ses racines tout en refusant une injustice manifeste, est très bien rendu. En blazer et cravate club, plein de morgue, impeccablement coiffé et arborant au début du film un visage de poupon WASP, Kilmer est parfaitement antipathique. Raciste, violent, ambitieux, et visiblement mal à l’aise au milieu de cette misère, il évolue sous le coup de ses émotions et de ses réflexions. Lors de sa première apparition, il écoute dans sa voiture Badlands, la fameuse chanson de Springsteen, le hérault des cols bleus, et le clin d’oeil n’est pas vain. On peut, en effet, le voir comme la marque de l’intégration dans la société blanche d’un Sioux déraciné et aveuglé. A ce titre, Thunderheart est aussi un récit d’initiation, qui voit un policier fédéral expérimenté (Three years undercover) retrouver sa conscience et s’opposer à l’association nauséabonde d’intérêts financiers particuliers et de la raison d’Etat la plus brutale.

Thunderheart, surtout, est en effet un film sur la colonisation, l’assujettissement, la destruction culturelle. On y montre les sursauts d’un peuple qui agonise depuis un siècle et qui encaisse les coups, jusqu’à avoir les genoux à terre. Avec la lucidité des grands prédateurs, le personnage de Sam Shepard, Frank Coutelle, l’expose d’ailleurs froidement à son jeune partenaire : They’re a proud people. But they’re also a conquered people. That means their future is dictated by the nation that conquered them. Rightly or wrongly, that’s the way it works, down through history. En 2000, le personnage de Quintus, dans Gladiator, ne dira pas autre chose : People should know when they are conquered

Mon épouvantable réalisme me conduit à penser que cette affirmation est sans nul doute fondée, mais on est droit d’attendre d’un Etat moderne et démocratique qu’il exerce sa domination désormais irréversible sans la brutalité du conquérant tout juste victorieux. Ce que montre Thunderheart n’est ni plus ni moins qu’un régime colonial, qu’une occupation, avec sa justice aux ordres, son paternalisme raciste, ses supplétifs indigènes, son régime d’exception et ses milices, brutales, ruisselantes de grasse bêtise. Entendre les militants du MDI qualifiés de prairie niggers par un patron de bar en dit plus que bien de doctes exposés.

Comme dans toute bonne fiction, les personnages secondaires ne sont pas de simples faire-valoir. Val Kilmer, qui fréquente son supérieur et le chef des miliciens, qui fait de facto équipe avec un policier tribal et qui échange avec l’institutrice comme avec le vieux sage ou un repris de justice, offre au spectateur différents regards sur la situation.

Cette présentation de la situation laisse le goût amer de l’ injustice, du gâchis. L’issue, heureuse malgré les drames, du film me laisse toujours partagé entre l’intense satisfaction devant ce qu’est devenu le personnage de Kilmer et une colère attristée. Thunderheart, malgré ce qu’il montre et relate, n’en reste pas moins un film positif, courageux, et terriblement attachant qu’on ne se lasse pas de revoir.

« We don’t know our ass from a hole in the ground. » (« Rednecks », Randy Newman)

Quand le Tour de France s’achève enfin et que le championnat de Ligue 1 n’a pas encore repris, il se crée une faille dans laquelle certains s’engouffrent  et le contre-terrorisme devient le sujet du moment qui enflamme au comptoir du coin. Là, des individus qui ne plaçaient pas le Yémen sur une carte il y a encore une semaine, ou qui croyaient qu’AQPA était le nom d’une crème miracle pour éliminer les plis sur le ventre, se permettent des analyses stratégiques qui ne font que révéler leur ignorance et les biais et autres lacunes de leurs réflexions.

Certains, sans doute par hasard, parviennent quand même à articuler quelques bonnes questions, mais reconnaissons avec tristesse que les contributions francophones sont toutes d’une indigence sidérante, alternant pitoyables coups de gueule (plutôt des gémissements, d’ailleurs) et thèses conspirationnistes moisies, jusqu’aux articles du quotidien de référence, dont certains journalistes semblent ignorer qu’Ayman Al Zawahiry, dit Le Bon Docteur, est l’émir d’Al Qaïda depuis 2011 et l’élimination du regretté Oussama Ben Laden.

(mantra) Il n’y a pas de menace Il n’y a pas de menace Il n’y a pas de menace

De quoi s’agit-il donc ?

Depuis le 1er août, l’Empire a déclenché une gigantesque alerte qui l’a conduit, décision unique par son importance, à fermer 22 représentations diplomatiques au Moyen-Orient et en Afrique en raison de craintes quant à des attentats de grande ampleur. L’affaire n’est pas banale, et Robert Baer a même confié qu’en 21 ans de CIA il n’avait jamais vu ça – et Dieu sait qu’il en a vu, le brave homme. Les choses sont donc sérieuses, mais il n’y a pas lieu, pour autant, de grimper au rideau car de telles alertes, vagues mais fébriles, ne manquent pas. Il suffirait, pour cela, de relire ses archives (encore faut-il en avoir, je suis d’accord). On pourrait ainsi, par exemple, se remémorer les craintes d’un attentat contre des lignes transatlantiques, en décembre 2003, celles révélées en Europe au mois de septembre 2010, ou d’autres du même genre en 2011.

Le contre-terrorisme est devenu un service public, dont chaque manifestation est commentée sans recul et sans la moindre compréhension de ce qui se joue derrière. Personne, de ce côté-ci de l’Atlantique, ne semble ainsi avoir pris la mesure du traumatisme administratif dont souffre la communauté impériale du renseignement et l’Empereur, qui qu’il soit, depuis le funeste briefing du 6 août 2001, et qui les conduit à systématiquement, parfois au détriment de l’intérêt opérationnel, à révéler les menaces, fussent-elles nébuleuses, afin de confirmer au public que les services travaillent – puisqu’il y a toujours au bar une épave avachie qui exprime des doutes d’autant plus pertinents qu’elle s’est longtemps demandé à quel poste pouvait bien jouer Alfredo Qaïda, dit Al. Comme pour chaque catastrophe ou chaque scandale sanitaire, la population exige des réponses, et c’est bien son droit, même si on aimerait qu’il soit parfois utilisé à bon escient. Reste que dans nos démocraties soumises à la dictature de la transparence il est de bon ton de raconter ce qu’on fait, et surtout si c’est secret. On ne remerciera d’ailleurs jamais assez M. Assange et ses admirateurs pour leur méritoire contribution à la sécurité collective, alors que le doute systématique est devenu pour les idiots l’illusion de l’intelligence.

– Gégé, tu me remets la petite sœur.

Du coup, dès qu’une menace paraît structurée et d’ampleur conséquente, les autorités impériales choisissent de la rendre publique. On pourra le déplorer, moquer cette fébrilité, regretter les conséquences opérationnelles de l’exposition de modes opératoires, mais c’est ainsi et il est inutile de pleurnicher. On serait en même droit d’attendre des critiques un peu plus structurées de la part de commentateurs supposément omniscients. S’agissant de la menace qui nous occupe, ceux qui roulent des yeux en criant à la supercherie et invoque M. Snowden, le héros des gogos, font la démonstration – mais en était-il besoin ? – de l’étendue de leur ignorance. Dès le début de cette affaire, en effet, il a été parfaitement clair que les renseignements à l’origine de cette alerte, et le général Martin Dempsey l’a lui-même reconnu sans détour, étaient imprécis. Imprécis, mais massifs et inquiétants, comme n’importe quel observateur civil un tant soit peu rigoureux a pu le percevoir.

On ne peut, en effet, que constater la convergence de signaux inquiétants, depuis des mois et des mois, et dont on espérait qu’ils n’avaient pas échappé aux experts en tout genre qui emplissent l’air de leurs cris d’indignation. Il faut croire, pourtant, que nos commentateurs ont manqué, disons, environ une vingtaine d’années de l’histoire du Yémen, sans même parler de leur compréhension du terrorisme, du jihad et d’Al Qaïda. Il se trouve, pourtant, que ce beau pays, aux paysages enchanteurs, n’est ni plus ni moins qu’une des terres les plus mythiques du jihadisme et que ce qu’il s’y passe donne le ton dans la région.

Par où commencer ? Si je ne ferai pas l’injure au lecteur de rappeler que la famille d’OBL est originaire de l’Hadramaout, il ne me semble pas inutile, en revanche, de mentionner que le premier attentat jamais revendiqué par Al Qaïda a été commis à Aden, le 29 décembre 1992, contre un hôtel qui abritaient des soldats impériaux engagés en Somalie. Ce détail n’est pas anodin quand on sait quels liens le jihad mondial entretient, de longue date, avec ce malheureux pays, où meurent parfois des légendes d’Al Qaïda.

Un peu d’histoire pour ceux du fond

Depuis plus de vingt ans, le Yémen n’a jamais cessé d’être une des terres d’élection de la mouvance islamiste radicale, à la fois lieu de recrutement, d’endoctrinement et d’entraînement, zone de transit vers la Corne de l’Afrique, le Pakistan et depuis deux ans le Sinaï. On y a beaucoup tué, aussi, avec l’amical assentiment du président Saleh, caricature de potentat moyen-oriental qui a réuni en 1990 les deux Yémen avec le soutien des islamistes et ne leur a, depuis, jamais refusés grand’ chose, à dire vrai. Et quand je serai bien plus vieux, je vous raconterai comment le Président Chirac et son équipe de défenseurs des Lumières ont couvert, et Saleh, et ses alliés les plus encombrants, dont le Sheikh Zindani, admirateur d’Al Qaïda et accessoirement membre de l’important parti Al Islah et qui a l’insigne honneur de figurer la liste du Comité 1267 du Conseil de sécurité (ici).  Cet homme, qui affirme également voir découvert un vaccin contre le SIDA, a décidément tous les talents.

Tout au long des années 90, nous avons donc observé le Yémen dériver du mauvais côté de la ligne rouge, tolérant le développement d’un réseau jihadiste dont le nom délicieusement exotique, l’Armée islamique d’Aden-Abyan, ne cachait pas la nature sanguinaire. Comme toujours, c’est quand la situation leur a échappé que les apprentis sorciers, sous la pression de leurs alliés occidentaux, ont essayé de reprendre la main. Fin décembre 1998, la capture de 16 otages anglo-saxons s’est ainsi mal finie à la suite d’un assaut brutal des forces yéménites, et il est alors devenu évident pour tout le monde que l’ambiance se dégradait plus vite que prévu.

Quelques mois plus tard, au mois de janvier 2000, les hommes d’Al Qaïda ont essayé de commettre un attentat contre l’USS The Sullivans (DDG-68). Le projet échoua, mais ce ne fut que partie remise puisque, le 12 octobre 2000, une embarcation suicide percuta l’USS Cole (DDG-67), causant la mort de 17 marins américains. Revendiquée par nos amis de l’Armée islamique d’Aden-Abyan, l’attaque fut un succès spectaculaire pour Al Qaïda et un nouveau coup de semonce pour l’Empire, durement frappé au Kenya et en Tanzanie le 7 août 1998. Soupir, oui, il y a déjà 15 ans, et mes compliments à ceux qui prétendent que l’Empire s’invente des ennemis.

Il se confirmait, à Washington, que les petits gars d’OBL étaient bien une priorité. Evidemment, pour ceux qui attendent encore les T-80 à Fulda, tout cela semble bien compliqué, et on tremble en pensant que ceux qui ne parviennent pas aujourd’hui à reconnaître une guerre étaient censés nous défendre il n’y a pas si longtemps.

Depuis cette funeste journée d’octobre 2000, donc, le Yémen est considéré comme un des pires foutoirs d’une région qui, pourtant, n’en manque pas. Les prises d’otages de touristes occidentaux, qui laissaient des souvenirs enchantés au début des années 90, sont devenues des cauchemars. Il est apparu également que le régime du président Saleh, malgré ses protestations, n’était pas, sans surprise, tout propre dans l’affaire. Depuis la fin de l’année 2001, les services de l’Empire ont ainsi la conviction que l’attentat contre le destroyer Cole a été commis avec la complicité d’importantes personnalités du régime, dont, peut-être des (très) proches du président Saleh. Mais chut…

Le fait est que le Yémen, en raison de son rôle capital dans l’organisation des réseaux jihadistes, se trouva après le 11 septembre 2001 sur la liste des terres de jihad que l’Empire entendait, à son attachante façon, pacifier. On y envoya donc des détachements de forces spéciales tandis que Washington installait à Djibouti, dans une ancienne installation de la Légion étrangère, le camp Lemonnier. C’est de là qu’opère toujours, fort logiquement, la Combined Joint Task Force – Horn of Africa (CJTF – HoA) et c’est de là que partent, depuis, les drones qui cueillent, dans les brumes matinales, les fâcheux qui agissent au Yémen.

C’est, en effet, dans ce beau pays que la première frappe de drone hors zone de guerre fut réalisée, le 5 novembre 2002, contre Abou Ali Al Harithi, responsable de l’attaque contre le Cole, et quelques uns de ses amis.

Non, ça n’est pas un iceberg.

L’attaque contre le Cole a été un coup de maître politique, et la menace du terrorisme maritime, qu’on avait un peu oubliée depuis l’affaire de l’Achille Lauro (1985) n’a plus quitté l’esprit des responsables sécuritaires. Et tout cela grâce à nos amis yéménites. Le 6 octobre 2002, le pétrolier français Limbourg a ainsi été attaqué dans le Golfe d’Aden, un marin bulgare périssant dans l’explosion d’une embarcation suicide. La rapport du commandant, d’ailleurs, est absolument passionnant.

En 2003, un projet contre des navires de l’OTAN depuis le Maroc a été déjoué, et en 2005 un des émirs les plus capés d’Al Qaïda en Irak a été intercepté en Turquie alors qu’il s’apprêtait à attaquer des navires de croisière à Antalya. Quel homme, ce Louai Sakka, quand même. Plus récemment, au mois d’août 2010, un pétrolier japonais a été touché, au large d’Oman, par une attaque revendiquée par des jihadistes. L’affaire est mystérieuse, mais le fait est qu’il n’y a qu’au large du Yémen qu’on tape les navires occidentaux. Il y a bien eu une vague affaire en Algérie il y a quelques années, mais ça n’allait pas bien loin.

L’élite du jihad

Je le précise pour les cancres, mais le Yémen n’est pas une île, et il ne faut pas le confondre avec le bâtiment dans lequel le Juge Ti rend fait régner la loi. Ses frontières avec l’Arabie saoudite sont ainsi d’une extrême importance dans l’affaire qui nous occupe.

Je n’ai ni le talent ni le temps de vous retracer l’histoire du jihad en Arabie saoudite, et je ne peux que vous conseiller la lecture du livre de Thomas Hegghammer, Jihad in Saudi Arabia: Violence and Pan-Islamism since 1979.

Il ne vous pas a échappé, cependant, que le royaume saoudien a subi une véritable guérilla urbaine jihadiste entre 2003 et 2006, évoquée ici mais déjà oubliée. A l’époque, Al Qaïda dans la Péninsule Arabique (AQPA) était un mouvement centré sur l’Arabie saoudite, et lié, comme il se doit, aux petits gars agissant en Irak et en Jordanie. Finalement démantelé par les services saoudiens grâce à un mélange assez fascinant d’extrême brutalité et d’offres de réhabilitation religieuse, le groupe a disparu du royaume, mais quelques éclopés ont pu rejoindre, à partir de 2007, leurs cousins au Yémen.

C’est là que les rescapés d’AQPA ont fusionné avec AQY pour donner une nouvelle version d’AQPA, à partir de 2009. La renaissance du mouvement a été d’autant plus importante qu’à cette époque les chefs d’Al Qaïda au Pakistan envisageaient très sérieusement de quitter les zones tribales, où les raids de drones s’intensifiaient tandis que l’affrontement entre le TTP et Islamabad devenait véritablement un problème. Le déménagement, que les esthètes baptisaient déthéâtralisation, ne s’est finalement pas faite, la campagne aérienne voulue par le nouvel Empereur le rendait impossible. « Ça tombe comme à Gravelotte », se serait même exclamé Ayman Al Zawahiry, qui a des lettres. Je ne peux, ici, que vous inviter à lire l’ouvrage de Gregory D. Johnsen The Last Refuge: Yemen, Al-Qaeda, and America’s War in Arabia.

Le choix du Yémen par les plus hauts responsables d’Al Qaïda n’était évidemment pas anodin, et tout, en effet, indiquait que la nouvelle mouture d’AQPA allait donner bien du fil à retordre aux Occidentaux et à leurs alliés. Un pays en révolte quasi permanente, dont la frontière nord n’est pas réellement étanche, et qui entretient des relations maritimes incontrôlables avec la Corne de l’Afrique, offre nombre d’opportunités à un groupe de jeunes gens décidés. AQPA, qui plus est, disposait de l’association rarissime d’une base combattante recrutée parmi les tribus et d’un nombre raisonnable de cadres occidentalisés capables de lire nos sociétés et d’y déceler des vulnérabilités bien plus aisément qu’un vieux chef tribal.

Le rôle d’Anwar Al Awlaki, en particulier, doit ici être souligné. Lié à la cellule de Hambourg, l’homme, né et élevé aux Etats-Unis, brillant, charmeur (mais rappelé à Dieu le 30 septembre 2011 par un vilain drone) n’a cessé d’apparaître dans un nombre conséquent d’affaires de terrorisme visant l’Empire. Soupçonné d’avoir recruté le major Nidal Malik Hassan, auteur du massacre de Fort Hood (13 morts le 5 novembre 2009), il a aussi été en relation avec Omar Farouk Abdulmutallab, le jeune jihadiste nigérian ayant tenté, à l’aide d’explosifs dissimulés dans ses sous-vêtements, de détruire le vol Amsterdam Detroit (Northwest Airlines 253) du 25 décembre 2009 – quelques jours après le déclenchement par le président Saleh d’une campagne anti terroriste au succès, comment dire, incertain.

Je précise, par pure charité chrétienne, que les explosifs portés par Abdumutallab avaient déjà utilisés le 23 août 2009 à Djeddah par un kamikaze contre le vice-ministre de l’Intérieur saoudien, à l’occasion d’une véritable opération d’infiltration qui avait révélés les failles des services royaux en matière de contre-espionnage. Pour cacher l’étendue de leur fiasco, les Saoudiens avaient alors diffusé la fable des explosifs dissimulés dans le rectum, une impossibilité physiologique qui n’a trompé que les imbéciles – y compris les jihadistes isolés qui s’y sont essayés…

On retrouve bien sûr Anwar Al Awlaki dans d’autres affaires (attentat raté de New York, en mai 2010 entre autres), mais il est surtout considéré comme le propagandiste le plus doué de la sphère jihadiste, et le magazine Inspire, sa création, est devenu en quelques numéros la revue de référence de la mouvance. On la trouve désormais partout (je les ai tous, je suis un fan), et ceux qui cherchent des conseils opérationnels ou des articles vantant le jihad ne peuvent qu’apprécier sa mise en page soignée et son humour.

Ainsi, dans son numéro de novembre 2010, Inspire n’avait pas hésité à afficher en couverture le prix de l’envoi de deux imprimantes piégées à Chicago depuis le Yémen – un projet d’attentat déjoué grâce aux services saoudiens – et qui, bien que n’ayant pas abouti, avait semé une belle pagaille dans le ciel.

« Two Nokia mobiles, $150 each, two HP printers, $300 each, plus shipping, transportation and other miscellaneous expenses add up to a total bill of $4,200. That is all what Operation Hemorrhage cost us. » est-il crânement écrit dans Inspire, alors qu’AQPA démontrait avec maestria que l’imagination et l’innovation opérationnelle pouvaient déjouer les milliards investis par l’Empire dans des systèmes de surveillance.

Quand on attaque l’Empire, l’Empire contre-attaque.

En quelques mois, AQPA s’était donc imposée comme la filiale la plus innovante d’Al Qaïda, voire comme l’élément moteur du jihad mondial. Tenant tête à l’armée yéménite, pratiquant la guérilla (185 soldats tués le 3 mars 2012 – ici) ou le terrorisme dans sa forme la plus classique (96 morts le 23 mai 2012 – ici), le groupe sait agir avec doigté et assassine régulièrement des officiers des services de contre-terrorisme. Son rayonnement est immense, et il inspire, comme il se doit, aussi bien AQMI que les petites cellules isolées, comme à Bonn au mois de décembre 2012. Et, pour couronner le tout, voilà que le chef d’AQPA, Nassir Al Wuhayshi, serait devenu le N°2 d’Al Qaïda. Belle carrière, quand on y pense.

La menace n’a pas manqué d’alarmer les Etats-Unis, vous savez cette hyperpuissance peuplée d’imbéciles dont les défauts sont moqués par d’innombrables génies qui croupissent pourtant dans leurs échecs, et le soutien au régime yéménite a pris la forme habituelle que prennent les aides en temps de guerre : raids aériens, opérations au sol, assistance technique. Comme je le relevais ici, l’implication de l’Empire (drones, chasseurs-bombardiers, missiles de croisière) a parfois été détournée par Sanaa et le Pentagone ne se fie plus comme avant aux éléments transmis par ses encombrants alliés. Les Saoudiens sont également de la partie, puisqu’AQPA les menace directement, et les frappes aériennes dénoncées en Occident par les belles âmes habituelles sont parfois le fait de la Royal Saudi Air Force. Ça fait quand même beaucoup pour une menace inventée.

Orchestrales manœuvres dans l’obscurité.

Qui peut oser affirmer, surtout sans le moindre élément de preuve, que l’alerte déclenchée le 1er août l’a été pour détourner l’attention de l’affaire Snowden, déjà vieille de deux mois ? Qui peut s’émouvoir de voir la NSA ainsi justifiée alors que les programmes de surveillance qu’elle conduit sont légaux, qu’ils sont connus de tous depuis 2008 et qu’ils ont été utilisés à de nombreuses reprises depuis le 11 septembre, comme, par exemple, en 2004 après les arrestations au Pakistan de Mohamed Naeem Moor Khan et d’Ahmed Khalfan Ghailani ?

Qui peut penser que Washington va monter un tel barnum pour tenter de faire oublier, aussi grossièrement, une telle affaire et, pour ce faire, faire la démonstration de l’inutilité stratégique de l’emploi massif de drones contre Al Qaïda ? L’alerte régionale confirme, en effet, que ces charmants petits engins, diablement efficaces, ne permettent pas – mais qui le pensait vraiment ? – d’emporter la décision. Reste, comme je l’écrivais ici, qu’ à défaut d’autre chose il faut bien flinguer les ennemis, et que toutes ces guerres sont bien à la fois indispensables et inutiles. Depuis le 27 juillet, d’ailleurs, pas moins de 7 raids de drones ont ainsi été effectués contre AQPA, et ça n’est sans doute pas faire oublier que la NSA fait son travail. En 2010, alors que tous les services occidentaux tentaient de faire avorter des projets d’attentat Mumbai like en Europe, et que les drones impériaux traquaient impitoyablement les responsables du MIO et de l’UJI dans les zones tribales, aucun de nos découvreurs de complot ne voyaient un lien avec une quelconque affaire qu’il aurait fallu retirer des médias.

Il est également possible, mais la thèse est audacieuse, que certains ne cherchent jamais du bon côté. Tenez, par exemple, cette timeline réalisée par Joshua Foust au sujet de l’affaire Snowden ne fait-elle pas réfléchir ? Et la révélation, le 7 août, par les autorités yéménites, de la découverte d’un complot d’AQPA pour s’emparer simultanément de deux ports et de plusieurs sites gaziers et pétroliers dans le pays n’est-elle pas troublante ? Qui peut penser sérieusement que le groupe est capable d’une telle opération, qui ferait passer l’attaque d’In Amenas pour un jamborée ? Nos stratèges de garde n’ont-ils pas noté que ce complot, dont doutent d’ailleurs plusieurs officiels yéménites, vient à point pour le pouvoir, qui tente ainsi de fragiliser certaines tribus qui s’en prennent aux gazoducs en les assimilant à des jihadistes ? La manœuvre, manifestement, n’a pas pris, et il semble qu’on ne reprendra pas de si tôt la Navy à raser un village  sans histoire au nom de la lutte contre Al Qaïda. Comme le soulignait récemment Gregory Johnsen dans Foreign Policy, les Etats-Unis ont perdu au Yémen, et ils ont perdu le Yémen.

La menace jihadiste, comme elle en a la délicieuse habitude, ne cesse d’évoluer. Les signaux se font de plus en plus inquiétants, et on ne sait plus à quel saint se vouer, des jihadistes européens isolés aux conséquences des révoltes arabes, en passant par la guerre au Mali qui n’en finit pas de s’achever ou la crise syrienne qui devient un désastre historique. La fin de la récréation égyptienne sifflée par l’armée a provoqué la bien compréhensible fureur d’Ayman Al Zawahiry, qui a dénoncé un complot – c’est une manie, décidément – des Etats-Unis (déjà accusés par les révolutionnaires d’avoir placé Mohamed Morsy au pouvoir. Oui, je sais, ne dîtes rien). On dirait bien, par ailleurs, à en croire la presse US, que la NSA ait intercepté ce qui a été abusivement qualifié de conf call entre émirs jihadistes et qui aurait été en réalité un chat imprudent. A moins, à moins, que l’Empire soit enfin capable d’écouter la voix sur Internet (VOIP)… Le fait est que les éléments recueillis ont été transmis aux alliés, et que ceux-ci (Londres, Paris, Berlin, Bruxelles, La Haye) les ont trouvés assez convaincants pour fermer à leur tour leurs ambassades – voire de les évacuer.

Alain Marsaud, dont on se demande toujours ce qu’il a de si intéressant à dire sur le jihad puisqu’il ne l’a jamais combattu et n’y entend manifestement rien, vociférait sur BFM, cette semaine, en expliquant que la France faisait preuve de suivisme à l’égard des Etats-Unis. Il va de soi que cette appréciation, finement dosée, est valable pour l’Allemagne, qui ne décolère pas depuis, devinez quoi, l’affaire Snowden… M. Marsaud n’a sans doute pas lu les récents communiqués de la mouvance jihadiste appelant à frapper l’Empire, et il ne sait probablement pas qu’une récente série d’évasions (Libye, Irak, Pakistan) de jihadistes fait craindre un renforcement rapide des capacités des réseaux. Sait-il, d’ailleurs, que l’attentat de Benghazi, réalisé par des Libyens, des Tunisiens et des membres d’AQMI, a été conçu par un jihadiste égyptien justement évadé de prison ? Et que tout ce petit monde a été financé par AQPA, qui aide aussi, car c’est la famille, les Shebab et Boko Haram ?

La menace jihadiste s’intensifie et change toujours plus vite, et il n’est donc pas étonnant qu’elle laisse désemparés des commentateurs qui, on peut le craindre, n’ont sans doute jamais été en avance, de toute façon sauf sur l’heure du dîner. Je ne peux que les assurer de ma pitié, car il doit être très douloureux de vivre dans un monde auquel on ne comprend rien.